LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Pierre Chasles
1886 – 1929
LA QUESTION UKRAINIENNE
ET LE PRINCIPE DES NATIONALITÉS
1917
Article paru
dans Le Monde slave,
1ère année, t. 1, 1917.
De
toutes les questions qui se sont posées en Russie depuis la Révolution du 27
février (12 mars) 1917, il n’en est pas de plus grave, de plus complexe et de
plus décisive que la question d’Ukraine. Le nouveau régime ayant inscrit en
tête de son programme le principe des nationalités, il était naturel que les
droits de l’Ukraine fussent reconnus. Mais, pour délimiter avec précision
l’étendue de ces droits, pour éclairer d’un jour cru cette question obscure ou,
plus exactement, « obscurcie » par l’arbitraire des théories nationalistes,
il faut avant tout bien s’entendre sur le principe des nationalités.
*
* *
Il
y a une théorie française et une théorie allemande des nationalités.
La
théorie française est essentiellement psychologique. Elle proclame le droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes. Font partie d’une même nation tous les hommes
qui, ayant conscience de leur solidarité politique, veulent en faire partie.
La
théorie allemande au contraire, écartant toute considération de psychologie ou
de droit, définit la nationalité d’après des signes extérieurs. Elle est en
quelque sorte zoologique. Le critérium le plus généralement admis est la langue.
Tous les hommes qui parlent la même langue appartiennent à la même nationalité,
qu’ils le veuillent ou non ![1]
Nous,
Français, qui revendiquons l’Alsace au nom de la théorie psychologique des
nationalités, nous devons bien nous garder de mettre partout au premier plan la
question linguistique.
Malheureusement
beaucoup de Français confondent les deux points de vue. Ils croient servir la
cause de l’émancipation des peuples, en découpant l’Europe en États suivant les
frontières linguistiques.
On
commettrait, je crois, beaucoup moins d’erreurs si, au lieu d’employer le mot
abstrait de « nationalité », on lui préférait le mot
« nation », consacré par la Révolution française.
On
hésite à dire que la Belgique et la Suisse sont des « nationalités »,
parce que les habitants de la première parlent deux langues différentes et que
ceux de la seconde en parlent trois ou quatre. Mais on n’hésitera pas à dire la
« nation belge » ou la « nation suisse ». Je ne sais pas si
les Genevois sont français de nationalité, mais je sais bien qu’ils
n’appartiennent pas à la nation française.
Le
mot « nation » a l’immense avantage d’impliquer la volonté précise de
s’organiser en État. L’Alsace et la Corse font partie de la nation française,
parce qu’elles veulent former avec les autres provinces de France un même État.
Ces
précisions sont indispensables pour quiconque veut aborder avec sagacité le
problème ukrainien. Il est faux, croyons-nous, de vouloir réunir sous un même
régime autonome tous les habitants qui parlent petit-russe. Il importe
de savoir quelles populations veulent s’affranchir plus ou moins de la
domination russe et de la domination austro-hongroise pour constituer un
groupement autonome.
I
Or,
tout observateur impartial, qui a étudié sur place, sans idées préconçues, les
aspirations et les besoins des populations petites-russiennes, doit reconnaître
qu’il n’y a pas une question, mais des questions ukrainiennes.
Les 35 millions d’habitants qui parlent petit-russe forment peut-être une
« nationalité », si l’on fait dévier ce mot de son sens primitif, en
attribuant au critérium linguistique une valeur absolue, mais ils ne
constituent certainement pas une « nation ».
Les
membres d’une même nation, avons-nous dit, doivent sentir leur solidarité
politique. Or il ne nous paraît pas douteux qu’un paysan du district de Kharkov
ne se sente beaucoup plus solidaire d’un paysan moscovite que d’un
« ougro-russe » des Carpathes. Le territoire ukrainien, que l’on
évalue à quelque 850.000 kilomètres carrés (la France ne dépasse guère
536.000), s’est morcelé, au cours de l’histoire, en huit ou neuf fragments,
dont certains peuvent à coup sûr se ressouder, mais dont il serait vain de
vouloir former un tout organique.
Les
Petits-Russiens — il ne faut pas l’oublier — constituent essentiellement une
démocratie paysanne. Presque partout l’aristocratie foncière et la bourgeoisie
urbaine appartiennent à une autre nationalité. Il n’est pas étonnant, dans ces
conditions, que les paysans petits-russiens diffèrent assez profondément les
uns des autres au point de vue économique et politique, suivant qu’ils subissent
la domination sociale des Polonais, des Russes, des Magyars ou des Roumains.
Ces nationalités aristocratiques n’exercent pas seulement en effet une
prépondérance économique et sociale ; elles apportent en outre avec elles
une civilisation originale, des mœurs particulières, des usages et des modes,
un art, une littérature, parfois même une religion distincte, qui ne manquent
pas d’exercer une action plus ou moins profonde sur l’âme populaire.
L’influence des Italiens en Dalmatie, des Suédois en Finlande, des Allemands
dans les Provinces baltiques — j’ajouterai même des Français en Flandre — est
en somme de même ordre. Quel qu’ait pu être l’égoïsme de certaines
aristocraties dominantes, il serait puéril de nier leur rôle civilisateur et de
méconnaître le lien qui les unit aux classes populaires. Quand le gouvernement
du tsar excitait les Lituaniens ou les Petits-Russes contre les Polonais, quand
il soutenait le mouvement finnois contre les « svécomanes », il
n’agissait évidemment pas sous l’empire de principes démocratiques. Le xixe siècle a marqué le
réveil des nationalités populaires, réveil grandiose que nous saluons sans
arrière-pensée. Mais, là comme ailleurs, tout vrai démocrate doit se garder de
la démagogie.
En
examinant de plus près les différents pays qui constituent l’Ukraine, nous
saisirons mieux le rôle qu’y jouent les diverses nationalités aristocratiques.
*
* *
I.
— Au sud des Carpathes, entre les Slovaques à l’ouest et les Roumains à l’est,
vivent quelque 400.000 Ukrainiens. On les désigne parfois sous le nom de Rusnaks
ou d’Ougro-Russes[2]. Ils
appartiennent, depuis le xive siècle,
à la couronne de Saint-Étienne et occupent principalement les comitats de
Saros, de Zemplén, d’Ung, de Bereg et de Maramaros. Plus on descend vers la
plaine dans la direction de la Tisza, plus l’élément petit-russe se mélange de
Magyars.
Les
Ougro-Russes ont subi fortement l’empreinte de la domination hongroise. La
grande propriété foncière est exclusivement magyare. L’État hongrois possède en
outre d’immenses domaines dans les Carpathes. Jadis orthodoxes, les
Ougro-Russes sont actuellement uniates, et là encore se traduit l’influence de
l’aristocratie catholique magyare. Les deux évêques uniates d’Eperies et de Munkacz,
inféodés au gouvernement de Budapest, ne représentent en rien les aspirations
populaires. Il faut d’ailleurs reconnaître que la forte unité géographique de
la Hongrie sert de base solide à l’unité de l’État.
C’est
à peine si l’on peut signaler chez les Ougro-Russes un certain réveil national.
En tout cas ils ont été beaucoup plus travaillés par la propagande des
slavophiles et des orthodoxes « vrais-russes » que par celle des
Ukrainiens. Des membres de la Douma, comme le comte Vladimir Bobrinski, des
journaux comme le Novoie Vremia, ont souvent parlé des « frères
russes de Hongrie », surtout au moment du fameux procès politique de
Maramaros-Sziget. Ce mouvement « moskvophile » apparaît dès
aujourd’hui comme un archaïsme. À vrai dire, il n’y a pas de séparatisme chez
les Ougro-Russes. Ils réclament simplement plus de justice et de liberté au
sein de l’État unitaire hongrois[3].
Cette population extrêmement pauvre, qui, depuis une trentaine d’années, émigre
en masse vers l’Amérique du Nord, a droit en outre à ce que ses intérêts
matériels soient mieux soutenus par les pouvoirs publics.
II.
— Dans la Bukovine du nord-ouest — la « Russie verte », comme on dit
quelquefois — se trouve une agglomération ukrainienne ou ruthène de 300.000
âmes environ. La Bukovine a été, pendant un certain temps, rattachée
administrativement à la Galicie. Aujourd’hui, elle forme un « pays »
autrichien distinct, avec sa Diète particulière. Cette séparation de la Bukovine
et de la Galicie n’est pas artificielle. Bien que dans ces deux pays se trouve
une forte proportion d’Ukrainiens, ils n’en diffèrent pas moins profondément
l’un de l’autre. Alors que la Galicie a été conquise par l’Autriche au premier
partage de la Pologne (1772), la Bukovine, partie intégrante de la Moldavie
depuis le xve siècle,
a été cédée par la Turquie en 1775.
Les
Ukrainiens de Bukovine subissent l’influence sociale des grands propriétaires
roumains, comme ceux de Hongrie ou de Galicie sont soumis à l’influence magyare
ou polonaise. Il en résulte logiquement qu’ils ne sont pas uniates, mais
orthodoxes, l’aristocratie roumaine elle-même appartenant à l’Église orientale[4].
L’Union, rattachant les orthodoxes à la papauté, sorte de compromis entre l’Orient
et l’Occident, était ici sans objet. C’est là un fait capital que l’on n’a pas
suffisamment mis en lumière. Son importance n’échappera pas à ceux qui savent
combien les questions religieuses sont étroitement liées, en Orient, aux
questions de nationalité.
L’influence
sociale des Roumains est d’ailleurs moins grande que celle des Polonais en
Galicie ou des Magyars dans le nord de la Hongrie. À côté des propriétaires roumains
se trouvent en effet une bourgeoisie et une bureaucratie allemandes, qui
exercent parallèlement leur influence. Le gouvernement de Vienne n’a pas confié
l’administration du pays aux Roumains, comme il l’a confiée aux Polonais en
Galicie. Nulle part il n’a plus efficacement appliqué le principe
« diviser pour régner ». Tenant la balance égale entre les deux
nationalités, il s’est réservé la prépondérance administrative et politique[5].
S’il avait traité la Bukovine comme la Galicie, l’Université de Czernowitz
devrait être roumaine ou roumano-ruthène. On sait au contraire qu’elle est
exclusivement allemande[6].
Ainsi,
l’aristocratie roumaine n’exerçant guère d’influence sur le pouvoir central,
les Ukrainiens sont en fait beaucoup plus libres qu’en Galicie. Seulement,
n’ayant pour ainsi dire pas d’élite intellectuelle, ils sont facilement accessibles
à la propagande des Allemands d’Autriche ou des Ukrainiens de la Galicie
orientale. Le seul frein à cette double propagande est un sentiment assez vif
du régionalisme bukovinien. Il reste toutefois que, dans la lointaine Bukovine,
il s’est établi un contact assez périlleux entre l’ukrainisme et le germanisme.
III.
— Le principal foyer de l’ukrainisme est la Galicie orientale. La vieille
principauté russe de Galicie ou « Russie rouge », conquise par la
Pologne au xive siècle,
est passée à l’Autriche en 1772, lors du premier partage[7]. La
province autrichienne actuelle comprend en outre la région foncièrement
polonaise de Cracovie, assez artificiellement rattachée à la Galicie orientale.
La frontière austro-russe, qui coupe en deux le territoire ukrainien, est par
contre moins artificielle qu’on ne le répète habituellement. On peut dire, en
gros, que les terres petites-russiennes situées au sud de cette ligne ont été
conquises directement par la Pologne, tandis que les terres situées au nord ont
été conquises primitivement par la Lituanie et ne sont passées ensuite
qu’indirectement à la Pologne. Il en résulte que la Galicie orientale est
beaucoup plus « polonisée » que les gouvernements russes de Volynie,
de Podolie et de Kiev.
D’après
le recensement officiel de 1900, la Galicie orientale comptait 3 millions de
Ruthènes, soit à peu près 70 % de la population[8]. Les
Polonais atteignaient la proportion de 16 %, et les Juifs de 13. Les gros
propriétaires fonciers, les habitants des villes, les fonctionnaires sont
presque tous polonais. Dans ces conditions, on pourrait affirmer a priori
que les paysans ruthènes sont uniates. C’est même le clergé uniate qui forme le
principal noyau de l’« intelligence » ukrainienne[9].
La
Galicie orientale, nous le répétons, est le principal foyer de l’ukrainisme.
Dans leur lutte contre la domination polonaise, les Petits-Russiens ont pris
conscience d’eux-mêmes. Jadis ils croyaient trouver dans le gouvernement de
Vienne un contre-poids à cette domination tyrannique. Ce fut l’époque du
loyalisme ruthène. Mais, depuis l’accord tacite conclu vers 1867 entre les Polonais
et le gouvernement, depuis que l’administration, la Diète, l’école, le pouvoir
central lui-même soutiennent le polonisme, les Petits-Russiens ont dû modifier
profondément leur tactique. Les uns, mettant toute leur confiance dans le tsar
russe, sont devenus moskvophiles. Les autres, s’appuyant sur la démocratie
nationale, luttant à la fois contre le Polonais et le Russe, se sont proclamés Ukrainiens.
Cette
dernière tendance s’est affirmée victorieuse[10].
Elle peut déjà compter à son actif d’importants succès. C’est elle qui anime le
mouvement ukrainien actuel.
Il
n’y avait pas de raison a priori pour que le foyer de l’ukrainisme fût
plutôt en Autriche que dans l’Empire russe. Ce sont les persécutions du régime
tsariste qui en ont décidé ainsi. Ne pouvant agir librement à Kiev, les
Ukrainiens ont transporté leur quartier-général à Lvov.
IV.
— Dans les gouvernements de Kiev, de Volynie et de Podolie, arrachés à la
Pologne par Catherine II[11] —
dans la région « du Sud-Ouest », comme disent les Russes —, la masse
de la population est petite-russienne. D’après le recensement de 1897,
7.358.000 habitants y ont le petit-russe comme langue maternelle.
Les
Polonais y sont beaucoup moins nombreux que dans la Galicie orientale :
1,7 % d’après la statistique officielle. Leur influence surtout y est
beaucoup moins forte, car, violemment combattue par le gouvernement de
Pétersbourg, elle reste exclusivement sociale, sans pouvoir s’étendre à l’administration
ou à la politique[12]. Il
ne faut pas oublier enfin que, de 1863 à 1905, il a été interdit aux Polonais
d’acquérir de nouvelles terres dans la « région de l’Ouest ».
D’ailleurs,
même avant la conquête russe, l’influence polonaise était moindre dans cette
région que dans la Galicie orientale. Avant 1569 en effet, ces provinces
petites-russiennes n’étaient pas administrées directement par la Pologne :
elles dépendaient du grand-duché de Lituanie. Au point de vue religieux, elles
se sont montrées beaucoup plus fidèles à l’orthodoxie. L’Union ne s’y
implanta que péniblement, surtout dans les classes populaires. Depuis la
conquête russe, une pression en sens inverse s’est exercée : le gouvernement
de Pétersbourg a voulu ramener de force les uniates à l’orthodoxie. En 1839,
Nicolas Ier a décrété la suppression définitive de l’Union. En 1905,
la liberté religieuse a bien été proclamée, mais elle n’admet que l’Église
orthodoxe ou l’Église catholique : la forme intermédiaire de l’Union reste
proscrite, sinon en droit, du moins en fait[13].
Les
provinces petites-russiennes du Sud-Ouest, comme les gouvernements lituaniens
et blancs-russes du Nord-Ouest[14], ont
conservé jusqu’ici, malgré la politique assimilatrice du gouvernement, une
physionomie particulière très caractérisée. Le Zapadnyï Krai, comme
disent les Russes, est en somme la survivance dans le présent du grand-duché de
Lituanie.
V.
— Le « Royaume » de Pologne, placé par le Congrès de Vienne sous le
sceptre des tsars, comprenait, d’une façon toute artificielle, certains
territoires ukrainiens : la Podliachie et la région de Kholm[15].
Au point de vue ethnographique, ce territoire n’est qu’un prolongement vers
l’ouest du gouvernement de Volynie. Pourtant, compris jusqu’en 1912 dans le
Royaume du Congrès, il a subi plus profondément l’influence polonaise. Aussi
l’Union religieuse y est-elle plus solidement implantée. Le gouvernement russe
n’a supprimé le diocèse uniate de Kholm qu’en 1875. Jamais d’ailleurs
suppression ne fut plus maladroite, ni plus impolitique[16].
Elle a rejeté certains Uniates « impénitents » vers le catholicisme
latin et fait ainsi le jeu du polonisme. Les conversions ont été particulièrement
nombreuses depuis 1905, date à laquelle a été proclamée une liberté relative de
conscience.
Ce
mouvement a eu pour effet d’exaspérer les nationalistes orthodoxes russes.
Profitant de la faveur dont ils jouissaient sous le ministère Stolypine, ils
ont demandé que la région de Kholm fût arrachée au Royaume de Pologne et
rattachée directement au ministère de l’Intérieur, sans passer par
l’intermédiaire du gouverneur-général de Varsovie. La loi du 6 juillet 1912
leur a donné sur ce point entière satisfaction. Toutefois le gouvernement
russe, malgré ses tendances assimilatrices, a dû tenir compte de certaines particularités
locales. C’est ainsi que le code Napoléon est resté en vigueur dans le nouveau
gouvernement de Kholm, comme dans le Royaume de Pologne proprement dit.
Les
Ukrainophiles ont sans doute approuvé ce « nouveau partage » de la
Pologne, comme on a dit avec quelque exagération. Mais il est bien certain que
la loi de 1912 n’a pas été inspirée par eux. Elle est l’œuvre exclusive des
nationalistes russes. Quant aux habitants eux-mêmes, qui sont évidemment les
plus intéressés, ils ne semblent pas avoir jamais réclamé pareille réforme. Les
Polonais par contre ont toujours énergiquement protesté. La région de Kholm
fera-t-elle, oui ou non, partie de la Pologne indépendante ? La réponse
est encore douteuse. Nous devons toutefois faire observer que les textes
législatifs promulgués par le nouveau régime ne font plus figurer la province
de Kholm parmi les gouvernements de la Russie d’Europe.
VI.
— En poursuivant dans la direction de l’est notre voyage à travers la
Petite-Russie, nous voyons décroître de plus en plus l’influence polonaise.
Nous avons dit que dans la Galicie orientale les Polonais représentaient
16 % de la population ; dans le gouvernement de Kiev, en Volynie et
en Podolie, nous ne trouvions plus que la proportion de 1,7 %. Dans les
gouvernements de Cernigov et de Poltava, qui correspondent à l’ancienne Ukraine
autonome, les Polonais n’atteignent pas, du moins d’après les statistiques
russes, 0,15 % de la population totale[17] !
Les Petits-Russiens y dépassent le nombre de 4 millions.
Quand,
au xviiie siècle,
on employait l’expression « Petite-Russie », on entendait par là,
stricto sensu, l’Ukraine orientale, cédée à la Russie par la Pologne en 1654.
Ce territoire, peuplé de Cosaques foncièrement orthodoxes, n’avait jamais été
réellement gouverné par la Pologne. Ces populations guerrières s’insurgeaient
au besoin pour défendre leur foi et leur liberté. On sait comment la grande
insurrection dirigée par l’hetman Bogdan Khmelnicki aboutit, en 1654, au
protectorat de la Russie sur l’Ukraine. Mais l’hetman n’avait demandé la
protection du tsar que pour mieux s’affranchir de la Pologne : il
n’entendait pas du tout devenir esclave de la Moscovie. La Rada des
Cosaques, réunie à Péréïslavl le 8 janvier 1654, stipula le maintien de
l’autonomie ukrainienne. Le tsar promit tout, quitte à revenir ultérieurement
sur sa promesse, suivant une tradition constante de l’État russe, appliquée
successivement à l’Ukraine orientale[18], aux
provinces baltiques, aux « gouvernements de l’Ouest », à la Bessarabie,
à la Pologne, à la Finlande[19],
etc. C’est précisément cette politique assimilatrice de l’Empire russe qui
amena la grande insurrection de l’hetman Mazeppa. Le gouvernement de
Pétersbourg n’en continua pas moins son œuvre centralisatrice. Catherine II
supprima définitivement l’autonomie de l’Ukraine. Les gouvernements de Cernigov
et de Poltava — à part quelques règles de droit privé — sont actuellement
soumis aux mêmes lois que la Grande-Russie.
Le
souvenir de ces libertés joue encore à l’heure actuelle un certain rôle dans le
mouvement ukrainien. C’est un précédent d’une importance capitale qu’à un
moment de l’histoire l’Ukraine orientale ait formé un véritable État autonome,
ayant ses institutions particulières, son hetman, sa starsina, ses
impôts, son organisation administrative et judiciaire.
VII.
— Plus au sud, au-delà des cataractes du Dniéper, le gouvernement
d’Ekatérinoslav correspond en partie au territoire des anciens cosaques Zaporogues.
Ces cosaques, dont Gogol nous a évoqué la vie dans son Taras Boulba,
formaient en quelque sorte l’avant-garde de l’Ukraine. Retranchés dans une île
boisée du Dniéper (la Sêtch), champions de l’orthodoxie contre le Turc
ou le Tatar, ils ne se laissèrent jamais « enregistrer » par le roi
de Pologne, comme les cosaques de l’Ukraine orientale. Toutefois ils se révoltèrent
en même temps qu’eux contre la domination polonaise et furent dès lors attirés,
bon gré mal gré, dans l’orbite de Moscou. Plus rebelles et plus tenaces que
leurs frères « en deçà des cataractes », ils ne furent définitivement
soumis à l’autorité russe que sous le règne d’Anna Ivanovna[20].
Depuis
cette époque, la colonisation a d’ailleurs continué dans la Russie méridionale.
Toute cette immense région de la « nouvelle Russie », comprenant les
gouvernements d’Ékatérinoslav, de Kherson et de Tauride, la Bessarabie et même,
beaucoup plus à l’est, la Ciscaucasie occidentale avec le littoral de la Mer
Noire, forme une zone de colonisation récente, où se trouvent sans doute
beaucoup de Petits-Russiens, mais que l’ukrainisme n’a guère marquée de son
empreinte. C’est un pays neuf comme la Sibérie, où les questions agricoles,
industrielles et commerciales priment de beaucoup les revendications ethniques.
Il
est vraiment bien artificiel de revendiquer, pour l’Ukraine autonome, l’immense
territoire qui s’étend de la Bessarabie au Caucase, comme le fait le bureau
ukrainien de Suisse. Là même où les Petits-Russiens dominent, les Grands-Russes
constituent de fortes agglomérations et exercent une influence décisive. Dans
la Russie méridionale, plus que partout ailleurs, il faut se garder de mettre
au premier rang le point de vue linguistique.
VIII.
— Nous croyons enfin qu’il faut faire une place à part aux territoires classés
« petits-russes », qui ont été depuis longtemps assimilés par la
Grande-Russie. Nous pensons surtout à la région de Kharkov[21],
conquise dès le xvie siècle
par Ivan le Terrible, en même temps que le territoire du Haut-Don. Jamais les
habitants de ce pays n’ont manifesté de tendance véritable à l’autonomie. Nous
le répétons, pour tout observateur impartial, un paysan des environs de Kharkov
se sent beaucoup plus solidaire d’un paysan moscovite que d’un Galicien ou même
d’un Volynien.
II
Comme
nous l’avons dit plus haut, il n’y avait aucune raison a priori pour que
le foyer du mouvement ukrainien fût plutôt en Autriche que dans l’Empire russe.
Au contraire, il n’est pas douteux que le centre de gravité de la population
petite-russienne ne se trouve en Russie. Mais les persécutions du régime
tsariste ont rejeté artificiellement de Kiev à Lvov le pôle de l’ukrainisme. Il
n’a fallu rien de moins que la Révolution russe pour redonner à Kiev son rôle
directeur.
Dès
le règne de Pierre-le-Grand, la persécution linguistique commence. La censure
est établie avec le but avoué de rapprocher le petit-russe du grand-russe. La
prononciation grande-russienne est introduite dans la liturgie. Les écoles sont
russifiées. Sous Nicolas Ier, la célèbre « confrérie »
ukrainienne « Cyrille et Méthode » est cruellement persécutée.
Suivant le mot fameux écrit par Valujev en 1863, « il n’y a pas et il ne
peut pas y avoir » de langue littéraire petite-russienne. Un ukaze de 1876
interdit les ouvrages imprimés en petit-russe, sauf quelques exceptions plus
apparentes que réelles[22].
C’est
surtout depuis cette date que le centre de l’ukrainisme est passé en Galicie.
Le gouvernement russe proscrivit naturellement l’importation des ouvrages
écrits en petit-russe.
Ce
n’est qu’en 1905, pendant la première Révolution russe, que le gouvernement
changea de tactique. L’Académie des Sciences, consultée par le Comité des ministres,
s’était prononcée pour la liberté totale de la langue ukrainienne. Elle faisait
valoir notamment que les mesures prohibitives avaient eu pour effet de
multiplier dans des proportions effrayantes le nombre des illettrés[23].
Les
Ukrainiens profitèrent de leur nouvelle liberté. Ils fondèrent un peu partout
des « Prosvita », c’est-à-dire des sociétés d’enseignement populaire.
Des chaires ukrainiennes furent instituées dans les Universités de Kiev, d’Odessa
et de Kharkov. Une trentaine de périodiques en langue petite-russienne furent
créés. En 1911, il aurait été vendu 600.000 exemplaires d’ouvrages imprimés en
cette langue. Enfin, le mouvement coopératif, fortement imprégné de
nationalisme, a également contribué à la diffusion des idées ukrainiennes.
Mais, dès 1907, la réaction du nationalisme russe commençait. La plupart des
journaux ukrainiens étaient interdits, les « Prosvita » dissoutes.
Pour les nationalistes grands-russes, la langue petite-russienne est une sœur
ennemie, plus détestée encore que le polonais ou le lituanien. C’est ainsi que
la troisième Douma s’est montrée disposée à introduire les langues polonaise et
lituanienne dans l’enseignement primaire, alors que le petit-russe est
sévèrement proscrit. Pendant la guerre même, le gouvernement a interdit
plusieurs publications en langue ukrainienne. Le développement de l’ukrainisme
suit ainsi les oscillations du pendule politique russe : réaction jusqu’en
1905, liberté de 1905 à 1907, réaction de 1907 à 1917, liberté enfin depuis la
Révolution de février (mars) 1917.
*
* *
Quelles
étaient au juste, à la veille de l’explosion révolutionnaire, les aspirations
des Ukrainiens et leur attitude vis-à-vis de la Russie ? Le mouvement
ukrainophile — nous l’avons déjà signalé au début de cet article — est essentiellement
démocratique. Les partis conservateurs, qu’ils soient
« moskvophiles » ou séparatistes, manquent manifestement de base. À
la seconde Douma par exemple, le groupe des 40 députés ukrainiens — la gromada
ukrainienne — gravita toujours plus ou moins officiellement autour de la gauche
« travailliste »[24]. Son
programme, comme celui de l’opposition russe, réclamait naturellement la liberté
des langues, une large décentralisation, l’expropriation des terres, le
contrôle de la bureaucratie par la « société », etc...
Pourtant,
le libre développement de la nationalité petite-russienne au sein de l’Empire
russe « un et indivisible » était loin d’épuiser l’idéal des
socialistes ou des radicaux ukrainiens. Ils exigeaient en outre, comme garantie
de cette liberté, l’autonomie territoriale de l’Ukraine ethnographique.
En
faveur de cette autonomie territoriale, les Ukrainiens font valoir deux sortes
d’arguments :
1°
L’Ukraine, à les en croire, constituerait un tout économique distinct. — Nous
ne nions pas que la Russie méridionale ne diffère profondément de la Russie du
Nord. Mais il est assez naïf de croire que la géographie économique coïncide en
l’espèce avec la géographie ethnique. Au sein de l’Ukraine elle-même, il y a
des régions nettement caractérisées au point de vue économique, telles que le
bassin du Donec, qui pourraient très légitimement réclamer à leur tour une
certaine autonomie. — Les Ukrainiens ajoutent que l’État russe centralisé vit
aux dépens de l’Ukraine. En 1903 par exemple — pour prendre une année
« normale », antérieure aux événements révolutionnaires de 1904-1907
—, l’État russe a perçu 520 millions de roubles en Ukraine et n’a dépensé que
280 millions dans ce pays. L’argument est spécieux. D’abord, il y a bien des
sommes dépensées hors de l’Ukraine, notamment pour la défense nationale, qui
profitent indirectement à cette contrée. Puis il serait facile de trouver dans
n’importe quel pays, en France par exemple, des régions qui fournissent plus à
l’État qu’elles n’en reçoivent. Tel est le cas de notre département du Nord,
qui ne réclame pas pour cela son autonomie.
2°
Les Ukrainiens, se méfiant à juste titre du centralisme russe, estiment que les
libertés « nécessaires » dont Petrograd pourra les gratifier
resteront toujours incomplètes et précaires tant qu’elles ne seront pas
appuyées sur une large autonomie locale. Cette méfiance, il faut bien le reconnaître,
ne s’adresse pas seulement à la bureaucratie impériale et aux nationalistes
conservateurs : elle n’épargne ni les libéraux, ni les socialistes russes
eux-mêmes. C’est à peine si la Révolution l’a diminuée. — La querelle entre
démocrates russes et ukrainiens ne date pas d’hier. Déjà le grand Bjelinski
combattait violemment l’œuvre et l’esprit du poète national de l’Ukraine,
Sevcenko. Suivant la juste remarque du professeur Grusevski, « même le
radicalisme ukrainien d’un Dragomanov, réduisant au minimum les revendications
proprement ukrainiennes au profit des intérêts généraux de la Russie, passait,
aux yeux des hommes politiques russes de gauche, pour un provincialisme étriqué
et ne suscitait que railleries, même chez un homme aussi pénétrant et aussi
avancé que Saltykov-Scedrine[25].
Enfin, plus récemment, M. Struve, l’ancien rédacteur de l’Osvobozdenie,
s’est prononcé contre le mouvement ukrainien. Toutefois, son point de vue n’est
pas aussi extrême qu’on a bien voulu le dire. Il ne nie pas l’existence d’une
culture petite-russienne, mais il soutient qu’elle doit rester une émanation de
la grande culture russe. Il y a certainement dans cette assertion une part de
vérité. En tout cas, c’est un fait que beaucoup d’intellectuels
petits-russiens, sans renier leur nationalité d’origine, se sont imprégnés de
culture russe[26].
III
L’Ukrainisme,
longtemps comprimé, devait nécessairement faire explosion dans la tourmente
révolutionnaire de 1917. Il se constitua rapidement à Kiev, sur le modèle des
Soviet russes, une Rada ou Conseil central ukrainien, plus ou moins
représentatif des aspirations populaires. Dès le mois de juin, elle envoyait
une députation à Petrograd pour demander au gouvernement provisoire de
proclamer solennellement l’autonomie de l’Ukraine. Les « douze » gouvernements
ukrainiens devraient constituer un territoire autonome avec un Conseil régional
et une armée particulière. Il serait institué près du gouvernement provisoire
un commissaire spécial pour les affaires d’Ukraine. On allait même jusqu’à
réclamer la participation des Ukrainiens aux conférences internationales !
Le
gouvernement, comme il fallait s’y attendre, refusa de prendre une décision
aussi grave. Seule, l’Assemblée constituante aurait qualité pour modifier aussi
profondément le statut territorial de la Russie. En même temps le ministre de
la guerre Kerenski interdisait un Congrès militaire ukrainien.
Cette
réponse négative du gouvernement orienta les Ukrainiens dans la voie
révolutionnaire. Malgré l’interdiction de Kerenski, 2.000 délégués-soldats se
réunirent à Kiev le 5 (18) juin 1917. Le drapeau jaune et bleu fut hissé sur
l’Hôtel de Ville. Une manifestation grandiose eut lieu devant le monument de
l’hetman Bogdan Khmelnicki. Tandis que les cloches de la cathédrale
Sainte-Sophie sonnaient à toute volée, une prière fut chantée en langue petite-russienne.
Les manifestants jurèrent d’obtenir l’autonomie de l’Ukraine.
La
Rada centrale, passant outre à la décision du gouvernement, se préparait
de son côté à réaliser par ses propres moyens l’autonomie vainement réclamée.
Dans un manifeste solennel (Universal), lu au Congrès militaire le 10
(23) juin, elle proclamait ainsi, par voie révolutionnaire, la liberté de
l’Ukraine : «... Que, sans se séparer de la Russie, sans rompre
avec l’État russe, le peuple ukrainien ait le droit d’organiser lui-même sa
vie sur son propre territoire ! Que le régime de l’Ukraine soit défini par
une Diète nationale, élue au suffrage universel, égal, direct et secret !
Cette Assemblée ukrainienne aura seule le droit de voter les lois qui détermineront
ce régime de l’Ukraine. Quant aux lois qui détermineront le régime
applicable à l’État russe dans son ensemble, elles seront votées par le
Parlement de toute la Russie... Nous voulons qu’après l’expropriation des
terres, prononcée pour toute la Russie par l’Assemblée constituante russe,
le droit de disposer des terres ukrainiennes appartienne exclusivement à notre
Assemblée nationale d’Ukraine... » L’Universal, faisant ensuite
état du refus gouvernemental, invitait les Ukrainiens à s’organiser eux-mêmes,
à réélire, s’il le fallait, les autorités locales pour accentuer leur caractère
ukrainien, à prendre langue avec les minorités nationales (Russes, Polonais,
Juifs), à se grouper surtout autour de la Rada centrale. « Nous
élaborerons notre autonomie, et l’Assemblée constituante russe lui donnera
ensuite sa sanction. » Enfin, pour couvrir les frais de ces travaux,
l’Universal décidait qu’à partir du mois de juillet les populations
devraient payer un impôt spécial au Trésor de la Rada[27].
Ainsi
l’Ukrainisme est devenu franchement révolutionnaire. Il semble avoir fait
sienne cette formule d’un délégué paysan : « Ne l’oubliez pas, nous
ne garderons que ce que nous prendrons maintenant. » Mais on voit que ces
révolutionnaires ne sont pas des séparatistes. Le président de la Rada,
M. Grusevski, qui semble avoir été un des principaux inspirateurs de l’Universal,
a déclaré lui-même qu’il concevait en gros les rapports de l’Ukraine et de la
Russie comme ceux de la Bavière et de l’Allemagne. Le mouvement pour
l’indépendance totale, dirigé par certains extrémistes comme Stepanenko, a
manifestement échoué. C’est en vain, fort heureusement, qu’ils avaient
distribué aux soldats du Congrès militaire un petit Catéchisme de l’Ukrainien,
contenant ce précepte caractéristique : « Tous les hommes sont tes
frères sauf les Moskals (Russes), les Liakhs (Polonais), les Hongrois et les
Jids (Juifs), qui sont les ennemis de notre peuple. »
Les
Allemands ne sont naturellement pas mentionnés parmi ces ennemis. Ils ont en
effet toujours favorisé — et pour cause — le séparatisme ukrainien. On sait
qu’il existe à Vienne une Ligue pour la libération de l’Ukraine et, à Munich,
l’association Die freie Ukraine, qui publie l’Ukrainische Zeitschrift[28].
Mais
du moment que les séparatistes restaient en minorité, il était toujours
possible de reprendre la conversation avec Petrograd. Au fond, la Rada
ukrainienne, parfois contestée en Ukraine même, sentit bien vite sa faiblesse.
Le gouvernement provisoire était d’autre part soutenu par l’opinion publique
russe, même par les socialistes, qui trouvaient inadmissibles les procédés des
révolutionnaires ukrainiens.
C’est
dans ces conditions que, pour ménager une détente, il chargea deux de ses
membres, MM. Terescenko et Ceretelli, de négocier à Kiev même avec la Rada.
Ils aboutirent rapidement à un accord, qui fut ratifié par le gouvernement, le
2 (15) juillet 1917. C’est même cette ratification qui amena — on s’en souvient
— la démission des ministres cadets.
Le
gouvernement provisoire, dans une déclaration officielle, admettait la
constitution d’un « secrétariat général de l’Ukraine », véritable
conseil des ministres au petit pied, administrant sur place les affaires
régionales au nom du gouvernement provisoire[29]. Les
membres en seraient nommés par le gouvernement, d’accord avec la Rada
« complétée sur des bases équitables par des représentants des autres
nationalités habitant l’Ukraine ». Conformément à ce principe, la Rada
centrale a décidé d’accorder aux Russes, aux Polonais et aux Juifs 30 %
des sièges.
Le
gouvernement provisoire invitait en outre la Rada centrale à élaborer deux
grands projets de lois relatifs à l’organisation politique de l’Ukraine et à la
question agraire[30].
Ces projets seraient déposés sur le bureau de l’Assemblée constituante.
Des
délégués ukrainiens spéciaux pourraient être attachés au cabinet du ministre de
la Guerre, à l’État-major général et au généralissime, pour veiller à la
formation de régiments ukrainiens. Seulement l’unité d’organisation et de
commandement devait être maintenue dans l’armée.
Cet
accord du gouvernement et de la Rada fut confirmé par un second Universal,
mettant fin à la période révolutionnaire du mouvement ukrainien.
IV
L’autonomie
de l’Ukraine, quelle qu’en soit l’étendue, apparaît à l’heure actuelle comme un
fait inéluctable, dont tout homme politique réaliste doit tenir compte. Il y a
sans doute beaucoup d’artifice dans les théories ukrainophiles, mais le
mouvement ukrainien lui-même n’est pas artificiel. En tout cas, les
Grands-Russes et surtout les Polonais qui prétendent assimiler les
Petits-Russes ou les Ruthènes méconnaissent encore plus gravement la réalité.
Il
y a d’ailleurs des degrés dans le sentiment national. Les Ukrainiens se sentent
distincts des Grands-Russes, mais non pas séparés. En langage de droit public,
nous dirons que, repoussant à la fois l’assimilation et l’indépendance, ils
aspirent à l’autonomie. Lutter contre cette aspiration serait créer à plaisir
un mouvement séparatiste.
La
Révolution russe, ayant proclamé le principe de
l’« auto-détermination » des peuples, se devait à elle-même de faire
droit aux revendications ukrainiennes. Tout en réservant théoriquement les
droits de l’Assemblée constituante, le gouvernement provisoire ne pouvait
maintenir plus longtemps le statu quo : ce n’est pas, manifestement, par
une réserve juridique que l’on peut arrêter le mouvement de la vie.
L’immense
Russie, quelque paradoxal que cela paraisse, ne maintiendra son unité qu’en se
décentralisant. Elle tend, sinon vers le fédéralisme, du moins vers
l’« autonomisme ».
En
accordant l’autonomie à l’Ukraine, la Russie doit d’ailleurs s’assurer que les
intérêts généraux de l’État seront respectés. Elle doit stipuler en outre que,
sous ce régime autonome, les minorités nationales ne seront pas opprimées par
la majorité ukrainienne.
Accorder
ainsi l’autonomie territoriale à une nationalité distincte, c’est, au point de
vue historique, une très grande nouveauté. En général, le territoire autonome
ou l’État confédéré tient son unité de l’histoire ou de la géographie beaucoup
plus que de son caractère ethnique ou national. La division de la Suisse en
cantons ne correspond pas du tout à la division linguistique. Le peuple des
États-Unis constitue un mélange relativement homogène, et pourtant la
république y est fédérale.
Comme
l’a dit très justement le professeur Ivokoskin à un récent congrès du parti
constitutionnel-démocrate, il est faux de vouloir établir un parallélisme
rigide entre l’autonomie et la nationalité. La Sibérie par exemple a beau être
aussi russe que la Moscovie, il peut être opportun, pour des raisons de géographie
économique, de lui accorder une certaine autonomie.
Surtout,
comme nous l’avons rappelé en tête de cet article, il faut bien se garder de
mettre au premier plan le point de vue linguistique. C’est le grave reproche
que l’on peut adresser aux intellectuels ukrainiens qui prétendent inclure dans
l’Ukraine autonome tous les territoires où la majorité des habitants
« parle » petit-russe. C’est pour bien montrer l’inanité de ce point
de vue que nous avons insisté plus haut sur la diversité des territoires
ukrainiens.
Sans
parler des Ruthènes d’Autriche-Hongrie, nous sommes profondément persuadé que,
si l’on réunissait sous un même régime politique Kiev, Poltava, Kharkov, Ekatérinoslav,
la Tauride et Odessa, il faudrait bientôt accorder une autonomie extrêmement
large à trois ou quatre provinces au sein de ce conglomérat autonome. Problème
inextricable ! Il est beaucoup plus juste et beaucoup plus pratique de
constituer des régions autonomes réduites, quitte à leur reconnaître le droit
de se « syndiquer » pour résoudre des problèmes communs.
Aussi
bien le gouvernement provisoire, inspiré par un sens exact de la réalité,
a-t-il modéré peu à peu les ambitions territoriales des leaders ukrainiens. Ils
réclamaient d’abord, pour l’Ukraine autonome, douze provinces ! Puis on a
parlé de dix et même de neuf. Aujourd’hui le gouvernement semble vouloir
s’arrêter au chiffre de cinq : trois provinces sur la rive droite du
Dniepr (Kiev, Volynie, Podolie) et deux sur la rive gauche (Cernigov, Poltava).
On pourrait y joindre le gouvernement de Kholm, dans l’hypothèse où il ne ferait
pas partie de la future Pologne. Pour les autres gouvernements, les zemstva,
dorénavant élus au suffrage universel, déclareront s’ils désirent, oui ou non,
faire partie de l’Ukraine autonome.
À
vrai dire, la Rada centrale aura déjà fort à faire, en s’occupant des
cinq provinces où l’Ukrainisme est réellement vivant. Dans le district de Kiev,
où les Grands-Russes sont particulièrement nombreux, elle se heurte dès aujourd’hui
à une certaine opposition. C’est même pour cela que quelques Ukrainophiles ont
voulu transférer de Kiev à Poltava la capitale de l’Ukraine.
On
ne peut nier enfin que les provinces de la rive gauche du Dniepr n’aient été
beaucoup plus assimilées à la Moscovie que celles de la rive droite. Il sera
parfois malaisé de soumettre les unes et les autres à une loi commune.
Annexer
à l’Ukraine Kharkov ou la Nouvelle-Russie, ne serait-ce pas compliquer encore
le problème[31] ?
Ne serait-ce pas surtout violer, au nom de la parenté linguistique, le droit
des peuples à disposer d’eux-mêmes ?
Souvent,
d’ailleurs, ces populations ignorantes, accessibles aux propagandes les plus
diverses, adhèrent bruyamment à l’Ukrainisme, quitte à le regretter ensuite.
Pour être sûr de leur adhésion, il faudrait que le plébiscite ou le vote des
zemstva fût répété après quelques années d’intervalle, de même que, dans
certains États, la loi exige, pour la révision de la Constitution, le vote d’un
même texte par deux assemblées successives.
À
Odessa, par exemple, un des régiments de réserve qui avaient réclamé avec le
plus d’enthousiasme la formation de compagnies ukrainiennes a manifesté une
volonté toute contraire quand il s’est agi de trier les Petits-Russes et les
Grands-Russes, c’est-à-dire de passer aux réalisations pratiques. Tantôt sur
1.000 Ukrainiens il n’y en avait que 40 à opter pour l’incorporation aux
compagnies dites « ukrainiennes » : tantôt il n’y en avait que 2
sur 800 ! Ils faisaient valoir en général qu’ils désiraient continuer la
campagne avec leurs camarades, dont ils se sentaient pleinement solidaires[32].
Il
faut donc se garder de l’artificiel, si l’on veut faire œuvre durable.
Il
reste que, sagement mesurée au point de vue juridique et territorial,
l’autonomie de l’Ukraine est une des plus précieuses acquisitions de la
politique révolutionnaire.
Il
est encore trop tôt pour mesurer les contre-coups de ce formidable événement
qu’est la Révolution russe. Elle a déjà déterminé la rupture du Kolo polonais
avec le gouvernement de Vienne, fait capital dans l’histoire de la Pologne
contemporaine. Elle tend d’autre part à supprimer le caractère anti-russe de
l’Ukrainisme galicien. Cette orientation nouvelle peut avoir, dans l’Europe de
demain, une importance décisive.
Dès
aujourd’hui, l’on peut dire que, sans la Révolution russe, le député
Petrusevicz n’aurait pu déclarer, en plein Reichsrat, le 30 mai dernier :
« Les représentants des Ukrainiens d’Autriche saluent chaleureusement les
efforts des Ukrainiens de Russie, qui demandent la reconnaissance de leur droit
constitutionnel et du droit de disposer d’eux-mêmes. Ils proclament qu’ils
mèneront sans répit la même lutte en Autriche pour que la grande nation
ukrainienne recouvre complètement ses droits dans l’ensemble de son
territoire national. »
Pierre
Chasles.
_______
Texte établi par la Bibliothèque
russe et slave ; déposé
sur le site de la Bibliothèque le 17 novembre
2021.
* * *
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être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en
conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.
Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention,
en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que
des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.
[1] La théorie est encore plus fausse quand il s’agit de réunir ou de liguer
des peuples qui parlent des langues simplement « apparentées ». À
l’extrême, on en arriverait à préconiser l’alliance anglo-allemande ou
serbo-bulgare, ou polono-ukrainienne ! — Nous devons toutefois faire une
concession au point de vue linguistique. Cette conception de la nationalité,
radicalement fausse, n’en est pas moins, comme toutes les idées, un fait qui
s’impose à l’observateur. C’est même une « idée-force », comme aurait
dit Fouillée. Elle crée peu à peu, par auto-suggestion, une solidarité
véritablement sentie entre populations qui, sans cela, n’auraient jamais aspiré
à faire partie d’un même tout politique. Aussi sommes-nous loin de nier
l’importance très réelle, quoique souvent regrettable, de la propagande
organisée par le nationalisme philologique.
[2] Le pays lui-même est souvent appelé Ugorskaïa Rus.
[3] Le mécanisme électoral hongrois n’a permis la constitution, au Parlement
de Budapest, d’aucun groupe « ruthène », serbe ou croate (abstraction
faite, bien entendu, des 40 délégués de la Diète de Croatie). Il y a par contre
quelques députés slovaques et roumains.
[4] Avant le xviie siècle,
les Roumains se servaient du vieux-slave comme langue liturgique. À l’heure
actuelle, même dans le nord-ouest de la Bukovine, le clergé subit fortement
l’empreinte roumaine.
[5] Avant 1910 même, la langue allemande était seule admise à la Diète de
Bukovine.
[6] Jadis l’Université de Lemberg était également allemande. En 1848 et en
1862, des chaires ruthènes ont été créées. Aujourd’hui c’est l’élément polonais
qui prédomine. Il y a 10 chaires ruthènes. À la veille de la guerre, le gouvernement
de Vienne avait décidé la création d’une université ruthène dans la Galicie
orientale.
[7] La région de Tarnopol a appartenu à la Russie de 1809 à 1815.
[8] Plus on se rapproche des Carpathes, plus la population ukrainienne est
homogène.
[9] Voir à ce sujet l’étude de M. Grusevski dans le Recueil de M. Kastéliarski,
Formy nacionalnago dvizeniia v sovremennykh gosudarstvakh, Pétersbourg,
1910, p. 156. On sait que M. Grusevski est devenu, en 1917, président de la Rada
ukrainienne de Kiev.
[10] Aux élections de 1911, les Jeunes-Ruthènes de Galicie et de Bukovine ont
fait passer 28 députés au Reichsrat. Les Vieux-Ruthènes, plus ou moins
« moskvophiles », n’en comptent que 2. Il y a, en outre, un député
ruthène dans le club social-démocrate. Le nombre total des députés est de 516.
[11] La région de Kiev avait été annexée dès le xviie siècle, en même temps que la rive
gauche du Dniépr.
[12] Quelques-uns de ces Polonais ont eu la sagesse, tout en maintenant leur
caractère national, de renoncer aux prétentions de la « Pologne
historique ». Ils se déclarent « territorialistes » et
collaborent avec les autres nationalités au développement économique et social
du pays.
[13] Le ministère Kerenski vient d’abolir toutes les restrictions auxquelles
étaient soumis les catholiques et les uniates.
[14] Certaines localités des gouvernements de Minsk et de Grodno, limitrophes
de la Volynie, sont également peuplées de Petits-Russes.
[15] Chelm en polonais. — Ces territoires faisaient partie des
gouvernements de Siedlce et de Lublin. D’après le recensement de 1897, ils
comprennent 300.000 Petits-Russes environ.
[16] Les nationalistes russes font valoir qu’au xvie siècle, ces populations ont été
« unies » de force au Saint-Siège. — Sans doute, mais les descendants
de ces « uniates malgré eux » sont souvent des catholiques très
sincères. De même, en Bosnie-Herzégovine, beaucoup de Serbes sont très
sincèrement musulmans, bien que leurs ancêtres n’aient pas toujours adhéré
librement à l’Islam.
[17] Il est intéressant de noter que moins il y a de Polonais, moins il y a
de Juifs : 13 % en Galicie, 12,5 dans les gouvernements russes du
sud-ouest, 4,4 dans les gouvernements de Cernigov et de Poltava.
[18] En fait l’Ukraine occidentale s’est révoltée en même temps que l’Ukraine
orientale, mais l’oppression russe eut vite fait de la rejeter dans l’orbite de
la Pologne. Les hetmans de la rive droite du Dniéper recherchèrent le
protectorat polonais, tandis que ceux de la rive gauche étaient vassaux de
Moscou. La paix « éternelle » conclue entre la Russie et la Pologne
en 1686, ne laissa sous la souveraineté moscovite que l’Ukraine orientale avec
Kiev. Nous avons vu plus haut que l’Ukraine du sud-ouest n’est devenue russe
qu’après le premier partage de la Pologne.
[19] Sur cette tradition de la politique russe, voir la remarquable étude du
baron B. E. Nolde à la fin de ses Ocerki ruskago gosudarstvennago prava,
Pétersbourg, 1911.
[20] L’armée zaporogue a été dissoute en 1775.
[21] Le petit-russe domine, non seulement dans le gouvernement de Kharkov,
mais dans les districts limitrophes des gouvernements de Voronèje et de Koursk.
Avant 1835, le gouvernement de Kharkov s’appelait Slobodsko-Ukraïnskaïa
guberniia. Il compte plus de 2 millions de Petits-Russiens.
[22] Cet ukase a été légèrement modifié en 1881. En 1877, le gouvernement
avait interdit la publication d’une grammaire de la langue
petite-russienne !
[23] D’après le recensement de 1897, le nombre des illettrés est beaucoup
plus grand parmi les Petits-Russiens que parmi les Grands-Russes.
[24] La troisième et la quatrième Douma, élues suivant un système électoral
antidémocratique, ne pouvaient évidemment comprendre de députés ukrainiens. Il
en est de même des zemstva.
[25] Grusevski, ouvrage cité, p. 324.
[26] Ils sont en fait russifiés, mais attachent du prix aux traditions
populaires de l’Ukraine et se déclarent « aussi » Petits-Russes (toze
maloross).
[27] Dix kopeks par déciatine, tous les six mois. — Différents zemstva ont en
outre voté des subsides au profit de la Rada.
[28] Il semble que le Vatican soutienne également les tendances séparatistes,
sans bien connaître les aspirations des Ukrainiens. Il espère sans doute que,
dans une Ukraine indépendante, plus ou moins austrophile, l’« Union »
religieuse s’implanterait plus facilement.
[29] Ce secrétariat général joue en quelque sorte le rôle d’intermédiaire
entre les autorités locales et le gouvernement provisoire. Son premier
président a été l’écrivain petit-russe Vinnicenko. Parmi les divers
portefeuilles figurent non seulement l’instruction publique, l’agriculture,
etc., mais les affaires étrangères elles-mêmes. Les Ukrainiens voudraient 14
portefeuilles, mais jusqu’ici le gouvernement n’en a reconnu que 9.
[30] La question agraire tient une grande place dans les préoccupations des
Ukrainiens. Ils craignent notamment la colonisation des Grands-Russes et posent
comme règle que les terres expropriées en Ukraine ne devront être attribuées
qu’aux habitants de ce pays.
[31] Et nous ne parlons pas de la Bessarabie, revendiquée par les Ukrainophiles
extrêmes, bien qu’elle ne compte pas plus de 19 % de Petits-Russes.
[32] Voir les Russkiia Vedomosti du 16 (29) juin 1917.