LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Pierre Chasles

1886 – 1929

 

 

 

 

LA QUESTION UKRAINIENNE
ET LE PRINCIPE DES NATIONALITÉS

 

 

 

1917

 

 

 

 

 

Article paru dans Le Monde slave, 1ère année, t. 1, 1917.

 

 

 

 

 


De toutes les questions qui se sont posées en Russie depuis la Révolution du 27 février (12 mars) 1917, il n’en est pas de plus grave, de plus complexe et de plus décisive que la question d’Ukraine. Le nouveau régime ayant inscrit en tête de son programme le principe des nationalités, il était naturel que les droits de l’Ukraine fussent reconnus. Mais, pour délimiter avec précision l’étendue de ces droits, pour éclairer d’un jour cru cette question obscure ou, plus exactement, « obscurcie » par l’arbitraire des théories nationalistes, il faut avant tout bien s’entendre sur le principe des nationalités.

 

* * *

 

Il y a une théorie française et une théorie allemande des nationalités.

La théorie française est essentiellement psychologique. Elle proclame le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Font partie d’une même nation tous les hommes qui, ayant conscience de leur solidarité politique, veulent en faire partie.

La théorie allemande au contraire, écartant toute considération de psychologie ou de droit, définit la nationalité d’après des signes extérieurs. Elle est en quelque sorte zoologique. Le critérium le plus généralement admis est la langue. Tous les hommes qui parlent la même langue appartiennent à la même nationalité, qu’ils le veuillent ou non ![1]

Nous, Français, qui revendiquons l’Alsace au nom de la théorie psychologique des nationalités, nous devons bien nous garder de mettre partout au premier plan la question linguistique.

Malheureusement beaucoup de Français confondent les deux points de vue. Ils croient servir la cause de l’émancipation des peuples, en découpant l’Europe en États suivant les frontières linguistiques.

On commettrait, je crois, beaucoup moins d’erreurs si, au lieu d’employer le mot abstrait de « nationalité », on lui préférait le mot « nation », consacré par la Révolution française.

On hésite à dire que la Belgique et la Suisse sont des « nationalités », parce que les habitants de la première parlent deux langues différentes et que ceux de la seconde en parlent trois ou quatre. Mais on n’hésitera pas à dire la « nation belge » ou la « nation suisse ». Je ne sais pas si les Genevois sont français de nationalité, mais je sais bien qu’ils n’appartiennent pas à la nation française.

Le mot « nation » a l’immense avantage d’impliquer la volonté précise de s’organiser en État. L’Alsace et la Corse font partie de la nation française, parce qu’elles veulent former avec les autres provinces de France un même État.

Ces précisions sont indispensables pour quiconque veut aborder avec sagacité le problème ukrainien. Il est faux, croyons-nous, de vouloir réunir sous un même régime autonome tous les habitants qui parlent petit-russe. Il importe de savoir quelles populations veulent s’affranchir plus ou moins de la domination russe et de la domination austro-hongroise pour constituer un groupement autonome.

 

 

I

 

Or, tout observateur impartial, qui a étudié sur place, sans idées préconçues, les aspirations et les besoins des populations petites-russiennes, doit reconnaître qu’il n’y a pas une question, mais des questions ukrainiennes. Les 35 millions d’habitants qui parlent petit-russe forment peut-être une « nationalité », si l’on fait dévier ce mot de son sens primitif, en attribuant au critérium linguistique une valeur absolue, mais ils ne constituent certainement pas une « nation ».

Les membres d’une même nation, avons-nous dit, doivent sentir leur solidarité politique. Or il ne nous paraît pas douteux qu’un paysan du district de Kharkov ne se sente beaucoup plus solidaire d’un paysan moscovite que d’un « ougro-russe » des Carpathes. Le territoire ukrainien, que l’on évalue à quelque 850.000 kilomètres carrés (la France ne dépasse guère 536.000), s’est morcelé, au cours de l’histoire, en huit ou neuf fragments, dont certains peuvent à coup sûr se ressouder, mais dont il serait vain de vouloir former un tout organique.

Les Petits-Russiens — il ne faut pas l’oublier — constituent essentiellement une démocratie paysanne. Presque partout l’aristocratie foncière et la bourgeoisie urbaine appartiennent à une autre nationalité. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les paysans petits-russiens diffèrent assez profondément les uns des autres au point de vue économique et politique, suivant qu’ils subissent la domination sociale des Polonais, des Russes, des Magyars ou des Roumains. Ces nationalités aristocratiques n’exercent pas seulement en effet une prépondérance économique et sociale ; elles apportent en outre avec elles une civilisation originale, des mœurs particulières, des usages et des modes, un art, une littérature, parfois même une religion distincte, qui ne manquent pas d’exercer une action plus ou moins profonde sur l’âme populaire. L’influence des Italiens en Dalmatie, des Suédois en Finlande, des Allemands dans les Provinces baltiques — j’ajouterai même des Français en Flandre — est en somme de même ordre. Quel qu’ait pu être l’égoïsme de certaines aristocraties dominantes, il serait puéril de nier leur rôle civilisateur et de méconnaître le lien qui les unit aux classes populaires. Quand le gouvernement du tsar excitait les Lituaniens ou les Petits-Russes contre les Polonais, quand il soutenait le mouvement finnois contre les « svécomanes », il n’agissait évidemment pas sous l’empire de principes démocratiques. Le xixe siècle a marqué le réveil des nationalités populaires, réveil grandiose que nous saluons sans arrière-pensée. Mais, là comme ailleurs, tout vrai démocrate doit se garder de la démagogie.

En examinant de plus près les différents pays qui constituent l’Ukraine, nous saisirons mieux le rôle qu’y jouent les diverses nationalités aristocratiques.

 

* * *

 

I. — Au sud des Carpathes, entre les Slovaques à l’ouest et les Roumains à l’est, vivent quelque 400.000 Ukrainiens. On les désigne parfois sous le nom de Rusnaks ou d’Ougro-Russes[2]. Ils appartiennent, depuis le xive siècle, à la couronne de Saint-Étienne et occupent principalement les comitats de Saros, de Zemplén, d’Ung, de Bereg et de Maramaros. Plus on descend vers la plaine dans la direction de la Tisza, plus l’élément petit-russe se mélange de Magyars.

Les Ougro-Russes ont subi fortement l’empreinte de la domination hongroise. La grande propriété foncière est exclusivement magyare. L’État hongrois possède en outre d’immenses domaines dans les Carpathes. Jadis orthodoxes, les Ougro-Russes sont actuellement uniates, et là encore se traduit l’influence de l’aristocratie catholique magyare. Les deux évêques uniates d’Eperies et de Munkacz, inféodés au gouvernement de Budapest, ne représentent en rien les aspirations populaires. Il faut d’ailleurs reconnaître que la forte unité géographique de la Hongrie sert de base solide à l’unité de l’État.

C’est à peine si l’on peut signaler chez les Ougro-Russes un certain réveil national. En tout cas ils ont été beaucoup plus travaillés par la propagande des slavophiles et des orthodoxes « vrais-russes » que par celle des Ukrainiens. Des membres de la Douma, comme le comte Vladimir Bobrinski, des journaux comme le Novoie Vremia, ont souvent parlé des « frères russes de Hongrie », surtout au moment du fameux procès politique de Maramaros-Sziget. Ce mouvement « moskvophile » apparaît dès aujourd’hui comme un archaïsme. À vrai dire, il n’y a pas de séparatisme chez les Ougro-Russes. Ils réclament simplement plus de justice et de liberté au sein de l’État unitaire hongrois[3]. Cette population extrêmement pauvre, qui, depuis une trentaine d’années, émigre en masse vers l’Amérique du Nord, a droit en outre à ce que ses intérêts matériels soient mieux soutenus par les pouvoirs publics.

II. — Dans la Bukovine du nord-ouest — la « Russie verte », comme on dit quelquefois — se trouve une agglomération ukrainienne ou ruthène de 300.000 âmes environ. La Bukovine a été, pendant un certain temps, rattachée administrativement à la Galicie. Aujourd’hui, elle forme un « pays » autrichien distinct, avec sa Diète particulière. Cette séparation de la Bukovine et de la Galicie n’est pas artificielle. Bien que dans ces deux pays se trouve une forte proportion d’Ukrainiens, ils n’en diffèrent pas moins profondément l’un de l’autre. Alors que la Galicie a été conquise par l’Autriche au premier partage de la Pologne (1772), la Bukovine, partie intégrante de la Moldavie depuis le xve siècle, a été cédée par la Turquie en 1775.

Les Ukrainiens de Bukovine subissent l’influence sociale des grands propriétaires roumains, comme ceux de Hongrie ou de Galicie sont soumis à l’influence magyare ou polonaise. Il en résulte logiquement qu’ils ne sont pas uniates, mais orthodoxes, l’aristocratie roumaine elle-même appartenant à l’Église orientale[4]. L’Union, rattachant les orthodoxes à la papauté, sorte de compromis entre l’Orient et l’Occident, était ici sans objet. C’est là un fait capital que l’on n’a pas suffisamment mis en lumière. Son importance n’échappera pas à ceux qui savent combien les questions religieuses sont étroitement liées, en Orient, aux questions de nationalité.

L’influence sociale des Roumains est d’ailleurs moins grande que celle des Polonais en Galicie ou des Magyars dans le nord de la Hongrie. À côté des propriétaires roumains se trouvent en effet une bourgeoisie et une bureaucratie allemandes, qui exercent parallèlement leur influence. Le gouvernement de Vienne n’a pas confié l’administration du pays aux Roumains, comme il l’a confiée aux Polonais en Galicie. Nulle part il n’a plus efficacement appliqué le principe « diviser pour régner ». Tenant la balance égale entre les deux nationalités, il s’est réservé la prépondérance administrative et politique[5]. S’il avait traité la Bukovine comme la Galicie, l’Université de Czernowitz devrait être roumaine ou roumano-ruthène. On sait au contraire qu’elle est exclusivement allemande[6].

Ainsi, l’aristocratie roumaine n’exerçant guère d’influence sur le pouvoir central, les Ukrainiens sont en fait beaucoup plus libres qu’en Galicie. Seulement, n’ayant pour ainsi dire pas d’élite intellectuelle, ils sont facilement accessibles à la propagande des Allemands d’Autriche ou des Ukrainiens de la Galicie orientale. Le seul frein à cette double propagande est un sentiment assez vif du régionalisme bukovinien. Il reste toutefois que, dans la lointaine Bukovine, il s’est établi un contact assez périlleux entre l’ukrainisme et le germanisme.

III. — Le principal foyer de l’ukrainisme est la Galicie orientale. La vieille principauté russe de Galicie ou « Russie rouge », conquise par la Pologne au xive siècle, est passée à l’Autriche en 1772, lors du premier partage[7]. La province autrichienne actuelle comprend en outre la région foncièrement polonaise de Cracovie, assez artificiellement rattachée à la Galicie orientale. La frontière austro-russe, qui coupe en deux le territoire ukrainien, est par contre moins artificielle qu’on ne le répète habituellement. On peut dire, en gros, que les terres petites-russiennes situées au sud de cette ligne ont été conquises directement par la Pologne, tandis que les terres situées au nord ont été conquises primitivement par la Lituanie et ne sont passées ensuite qu’indirectement à la Pologne. Il en résulte que la Galicie orientale est beaucoup plus « polonisée » que les gouvernements russes de Volynie, de Podolie et de Kiev.

D’après le recensement officiel de 1900, la Galicie orientale comptait 3 millions de Ruthènes, soit à peu près 70 % de la population[8]. Les Polonais atteignaient la proportion de 16 %, et les Juifs de 13. Les gros propriétaires fonciers, les habitants des villes, les fonctionnaires sont presque tous polonais. Dans ces conditions, on pourrait affirmer a priori que les paysans ruthènes sont uniates. C’est même le clergé uniate qui forme le principal noyau de l’« intelligence » ukrainienne[9].

La Galicie orientale, nous le répétons, est le principal foyer de l’ukrainisme. Dans leur lutte contre la domination polonaise, les Petits-Russiens ont pris conscience d’eux-mêmes. Jadis ils croyaient trouver dans le gouvernement de Vienne un contre-poids à cette domination tyrannique. Ce fut l’époque du loyalisme ruthène. Mais, depuis l’accord tacite conclu vers 1867 entre les Polonais et le gouvernement, depuis que l’administration, la Diète, l’école, le pouvoir central lui-même soutiennent le polonisme, les Petits-Russiens ont dû modifier profondément leur tactique. Les uns, mettant toute leur confiance dans le tsar russe, sont devenus moskvophiles. Les autres, s’appuyant sur la démocratie nationale, luttant à la fois contre le Polonais et le Russe, se sont proclamés Ukrainiens.

Cette dernière tendance s’est affirmée victorieuse[10]. Elle peut déjà compter à son actif d’importants succès. C’est elle qui anime le mouvement ukrainien actuel.

Il n’y avait pas de raison a priori pour que le foyer de l’ukrainisme fût plutôt en Autriche que dans l’Empire russe. Ce sont les persécutions du régime tsariste qui en ont décidé ainsi. Ne pouvant agir librement à Kiev, les Ukrainiens ont transporté leur quartier-général à Lvov.

IV. — Dans les gouvernements de Kiev, de Volynie et de Podolie, arrachés à la Pologne par Catherine II[11] — dans la région « du Sud-Ouest », comme disent les Russes —, la masse de la population est petite-russienne. D’après le recensement de 1897, 7.358.000 habitants y ont le petit-russe comme langue maternelle.

Les Polonais y sont beaucoup moins nombreux que dans la Galicie orientale : 1,7 % d’après la statistique officielle. Leur influence surtout y est beaucoup moins forte, car, violemment combattue par le gouvernement de Pétersbourg, elle reste exclusivement sociale, sans pouvoir s’étendre à l’administration ou à la politique[12]. Il ne faut pas oublier enfin que, de 1863 à 1905, il a été interdit aux Polonais d’acquérir de nouvelles terres dans la « région de l’Ouest ».

D’ailleurs, même avant la conquête russe, l’influence polonaise était moindre dans cette région que dans la Galicie orientale. Avant 1569 en effet, ces provinces petites-russiennes n’étaient pas administrées directement par la Pologne : elles dépendaient du grand-duché de Lituanie. Au point de vue religieux, elles se sont montrées beaucoup plus fidèles à l’orthodoxie. L’Union ne s’y implanta que péniblement, surtout dans les classes populaires. Depuis la conquête russe, une pression en sens inverse s’est exercée : le gouvernement de Pétersbourg a voulu ramener de force les uniates à l’orthodoxie. En 1839, Nicolas Ier a décrété la suppression définitive de l’Union. En 1905, la liberté religieuse a bien été proclamée, mais elle n’admet que l’Église orthodoxe ou l’Église catholique : la forme intermédiaire de l’Union reste proscrite, sinon en droit, du moins en fait[13].

Les provinces petites-russiennes du Sud-Ouest, comme les gouvernements lituaniens et blancs-russes du Nord-Ouest[14], ont conservé jusqu’ici, malgré la politique assimilatrice du gouvernement, une physionomie particulière très caractérisée. Le Zapadnyï Krai, comme disent les Russes, est en somme la survivance dans le présent du grand-duché de Lituanie.

V. — Le « Royaume » de Pologne, placé par le Congrès de Vienne sous le sceptre des tsars, comprenait, d’une façon toute artificielle, certains territoires ukrainiens : la Podliachie et la région de Kholm[15]. Au point de vue ethnographique, ce territoire n’est qu’un prolongement vers l’ouest du gouvernement de Volynie. Pourtant, compris jusqu’en 1912 dans le Royaume du Congrès, il a subi plus profondément l’influence polonaise. Aussi l’Union religieuse y est-elle plus solidement implantée. Le gouvernement russe n’a supprimé le diocèse uniate de Kholm qu’en 1875. Jamais d’ailleurs suppression ne fut plus maladroite, ni plus impolitique[16]. Elle a rejeté certains Uniates « impénitents » vers le catholicisme latin et fait ainsi le jeu du polonisme. Les conversions ont été particulièrement nombreuses depuis 1905, date à laquelle a été proclamée une liberté relative de conscience.

Ce mouvement a eu pour effet d’exaspérer les nationalistes orthodoxes russes. Profitant de la faveur dont ils jouissaient sous le ministère Stolypine, ils ont demandé que la région de Kholm fût arrachée au Royaume de Pologne et rattachée directement au ministère de l’Intérieur, sans passer par l’intermédiaire du gouverneur-général de Varsovie. La loi du 6 juillet 1912 leur a donné sur ce point entière satisfaction. Toutefois le gouvernement russe, malgré ses tendances assimilatrices, a dû tenir compte de certaines particularités locales. C’est ainsi que le code Napoléon est resté en vigueur dans le nouveau gouvernement de Kholm, comme dans le Royaume de Pologne proprement dit.

Les Ukrainophiles ont sans doute approuvé ce « nouveau partage » de la Pologne, comme on a dit avec quelque exagération. Mais il est bien certain que la loi de 1912 n’a pas été inspirée par eux. Elle est l’œuvre exclusive des nationalistes russes. Quant aux habitants eux-mêmes, qui sont évidemment les plus intéressés, ils ne semblent pas avoir jamais réclamé pareille réforme. Les Polonais par contre ont toujours énergiquement protesté. La région de Kholm fera-t-elle, oui ou non, partie de la Pologne indépendante ? La réponse est encore douteuse. Nous devons toutefois faire observer que les textes législatifs promulgués par le nouveau régime ne font plus figurer la province de Kholm parmi les gouvernements de la Russie d’Europe.

VI. — En poursuivant dans la direction de l’est notre voyage à travers la Petite-Russie, nous voyons décroître de plus en plus l’influence polonaise. Nous avons dit que dans la Galicie orientale les Polonais représentaient 16 % de la population ; dans le gouvernement de Kiev, en Volynie et en Podolie, nous ne trouvions plus que la proportion de 1,7 %. Dans les gouvernements de Cernigov et de Poltava, qui correspondent à l’ancienne Ukraine autonome, les Polonais n’atteignent pas, du moins d’après les statistiques russes, 0,15 % de la population totale[17] ! Les Petits-Russiens y dépassent le nombre de 4 millions.

Quand, au xviiie siècle, on employait l’expression « Petite-Russie », on entendait par là, stricto sensu, l’Ukraine orientale, cédée à la Russie par la Pologne en 1654. Ce territoire, peuplé de Cosaques foncièrement orthodoxes, n’avait jamais été réellement gouverné par la Pologne. Ces populations guerrières s’insurgeaient au besoin pour défendre leur foi et leur liberté. On sait comment la grande insurrection dirigée par l’hetman Bogdan Khmelnicki aboutit, en 1654, au protectorat de la Russie sur l’Ukraine. Mais l’hetman n’avait demandé la protection du tsar que pour mieux s’affranchir de la Pologne : il n’entendait pas du tout devenir esclave de la Moscovie. La Rada des Cosaques, réunie à Péréïslavl le 8 janvier 1654, stipula le maintien de l’autonomie ukrainienne. Le tsar promit tout, quitte à revenir ultérieurement sur sa promesse, suivant une tradition constante de l’État russe, appliquée successivement à l’Ukraine orientale[18], aux provinces baltiques, aux « gouvernements de l’Ouest », à la Bessarabie, à la Pologne, à la Finlande[19], etc. C’est précisément cette politique assimilatrice de l’Empire russe qui amena la grande insurrection de l’hetman Mazeppa. Le gouvernement de Pétersbourg n’en continua pas moins son œuvre centralisatrice. Catherine II supprima définitivement l’autonomie de l’Ukraine. Les gouvernements de Cernigov et de Poltava — à part quelques règles de droit privé — sont actuellement soumis aux mêmes lois que la Grande-Russie.

Le souvenir de ces libertés joue encore à l’heure actuelle un certain rôle dans le mouvement ukrainien. C’est un précédent d’une importance capitale qu’à un moment de l’histoire l’Ukraine orientale ait formé un véritable État autonome, ayant ses institutions particulières, son hetman, sa starsina, ses impôts, son organisation administrative et judiciaire.

VII. — Plus au sud, au-delà des cataractes du Dniéper, le gouvernement d’Ekatérinoslav correspond en partie au territoire des anciens cosaques Zaporogues. Ces cosaques, dont Gogol nous a évoqué la vie dans son Taras Boulba, formaient en quelque sorte l’avant-garde de l’Ukraine. Retranchés dans une île boisée du Dniéper (la Sêtch), champions de l’orthodoxie contre le Turc ou le Tatar, ils ne se laissèrent jamais « enregistrer » par le roi de Pologne, comme les cosaques de l’Ukraine orientale. Toutefois ils se révoltèrent en même temps qu’eux contre la domination polonaise et furent dès lors attirés, bon gré mal gré, dans l’orbite de Moscou. Plus rebelles et plus tenaces que leurs frères « en deçà des cataractes », ils ne furent définitivement soumis à l’autorité russe que sous le règne d’Anna Ivanovna[20].

Depuis cette époque, la colonisation a d’ailleurs continué dans la Russie méridionale. Toute cette immense région de la « nouvelle Russie », comprenant les gouvernements d’Ékatérinoslav, de Kherson et de Tauride, la Bessarabie et même, beaucoup plus à l’est, la Ciscaucasie occidentale avec le littoral de la Mer Noire, forme une zone de colonisation récente, où se trouvent sans doute beaucoup de Petits-Russiens, mais que l’ukrainisme n’a guère marquée de son empreinte. C’est un pays neuf comme la Sibérie, où les questions agricoles, industrielles et commerciales priment de beaucoup les revendications ethniques.

Il est vraiment bien artificiel de revendiquer, pour l’Ukraine autonome, l’immense territoire qui s’étend de la Bessarabie au Caucase, comme le fait le bureau ukrainien de Suisse. Là même où les Petits-Russiens dominent, les Grands-Russes constituent de fortes agglomérations et exercent une influence décisive. Dans la Russie méridionale, plus que partout ailleurs, il faut se garder de mettre au premier rang le point de vue linguistique.

VIII. — Nous croyons enfin qu’il faut faire une place à part aux territoires classés « petits-russes », qui ont été depuis longtemps assimilés par la Grande-Russie. Nous pensons surtout à la région de Kharkov[21], conquise dès le xvie siècle par Ivan le Terrible, en même temps que le territoire du Haut-Don. Jamais les habitants de ce pays n’ont manifesté de tendance véritable à l’autonomie. Nous le répétons, pour tout observateur impartial, un paysan des environs de Kharkov se sent beaucoup plus solidaire d’un paysan moscovite que d’un Galicien ou même d’un Volynien.

 

 

II

 

Comme nous l’avons dit plus haut, il n’y avait aucune raison a priori pour que le foyer du mouvement ukrainien fût plutôt en Autriche que dans l’Empire russe. Au contraire, il n’est pas douteux que le centre de gravité de la population petite-russienne ne se trouve en Russie. Mais les persécutions du régime tsariste ont rejeté artificiellement de Kiev à Lvov le pôle de l’ukrainisme. Il n’a fallu rien de moins que la Révolution russe pour redonner à Kiev son rôle directeur.

Dès le règne de Pierre-le-Grand, la persécution linguistique commence. La censure est établie avec le but avoué de rapprocher le petit-russe du grand-russe. La prononciation grande-russienne est introduite dans la liturgie. Les écoles sont russifiées. Sous Nicolas Ier, la célèbre « confrérie » ukrainienne « Cyrille et Méthode » est cruellement persécutée. Suivant le mot fameux écrit par Valujev en 1863, « il n’y a pas et il ne peut pas y avoir » de langue littéraire petite-russienne. Un ukaze de 1876 interdit les ouvrages imprimés en petit-russe, sauf quelques exceptions plus apparentes que réelles[22].

C’est surtout depuis cette date que le centre de l’ukrainisme est passé en Galicie. Le gouvernement russe proscrivit naturellement l’importation des ouvrages écrits en petit-russe.

Ce n’est qu’en 1905, pendant la première Révolution russe, que le gouvernement changea de tactique. L’Académie des Sciences, consultée par le Comité des ministres, s’était prononcée pour la liberté totale de la langue ukrainienne. Elle faisait valoir notamment que les mesures prohibitives avaient eu pour effet de multiplier dans des proportions effrayantes le nombre des illettrés[23].

Les Ukrainiens profitèrent de leur nouvelle liberté. Ils fondèrent un peu partout des « Prosvita », c’est-à-dire des sociétés d’enseignement populaire. Des chaires ukrainiennes furent instituées dans les Universités de Kiev, d’Odessa et de Kharkov. Une trentaine de périodiques en langue petite-russienne furent créés. En 1911, il aurait été vendu 600.000 exemplaires d’ouvrages imprimés en cette langue. Enfin, le mouvement coopératif, fortement imprégné de nationalisme, a également contribué à la diffusion des idées ukrainiennes. Mais, dès 1907, la réaction du nationalisme russe commençait. La plupart des journaux ukrainiens étaient interdits, les « Prosvita » dissoutes. Pour les nationalistes grands-russes, la langue petite-russienne est une sœur ennemie, plus détestée encore que le polonais ou le lituanien. C’est ainsi que la troisième Douma s’est montrée disposée à introduire les langues polonaise et lituanienne dans l’enseignement primaire, alors que le petit-russe est sévèrement proscrit. Pendant la guerre même, le gouvernement a interdit plusieurs publications en langue ukrainienne. Le développement de l’ukrainisme suit ainsi les oscillations du pendule politique russe : réaction jusqu’en 1905, liberté de 1905 à 1907, réaction de 1907 à 1917, liberté enfin depuis la Révolution de février (mars) 1917.

 

* * *

 

Quelles étaient au juste, à la veille de l’explosion révolutionnaire, les aspirations des Ukrainiens et leur attitude vis-à-vis de la Russie ? Le mouvement ukrainophile — nous l’avons déjà signalé au début de cet article — est essentiellement démocratique. Les partis conservateurs, qu’ils soient « moskvophiles » ou séparatistes, manquent manifestement de base. À la seconde Douma par exemple, le groupe des 40 députés ukrainiens — la gromada ukrainienne — gravita toujours plus ou moins officiellement autour de la gauche « travailliste »[24]. Son programme, comme celui de l’opposition russe, réclamait naturellement la liberté des langues, une large décentralisation, l’expropriation des terres, le contrôle de la bureaucratie par la « société », etc...

Pourtant, le libre développement de la nationalité petite-russienne au sein de l’Empire russe « un et indivisible » était loin d’épuiser l’idéal des socialistes ou des radicaux ukrainiens. Ils exigeaient en outre, comme garantie de cette liberté, l’autonomie territoriale de l’Ukraine ethnographique.

En faveur de cette autonomie territoriale, les Ukrainiens font valoir deux sortes d’arguments :

1° L’Ukraine, à les en croire, constituerait un tout économique distinct. — Nous ne nions pas que la Russie méridionale ne diffère profondément de la Russie du Nord. Mais il est assez naïf de croire que la géographie économique coïncide en l’espèce avec la géographie ethnique. Au sein de l’Ukraine elle-même, il y a des régions nettement caractérisées au point de vue économique, telles que le bassin du Donec, qui pourraient très légitimement réclamer à leur tour une certaine autonomie. — Les Ukrainiens ajoutent que l’État russe centralisé vit aux dépens de l’Ukraine. En 1903 par exemple — pour prendre une année « normale », antérieure aux événements révolutionnaires de 1904-1907 —, l’État russe a perçu 520 millions de roubles en Ukraine et n’a dépensé que 280 millions dans ce pays. L’argument est spécieux. D’abord, il y a bien des sommes dépensées hors de l’Ukraine, notamment pour la défense nationale, qui profitent indirectement à cette contrée. Puis il serait facile de trouver dans n’importe quel pays, en France par exemple, des régions qui fournissent plus à l’État qu’elles n’en reçoivent. Tel est le cas de notre département du Nord, qui ne réclame pas pour cela son autonomie.

2° Les Ukrainiens, se méfiant à juste titre du centralisme russe, estiment que les libertés « nécessaires » dont Petrograd pourra les gratifier resteront toujours incomplètes et précaires tant qu’elles ne seront pas appuyées sur une large autonomie locale. Cette méfiance, il faut bien le reconnaître, ne s’adresse pas seulement à la bureaucratie impériale et aux nationalistes conservateurs : elle n’épargne ni les libéraux, ni les socialistes russes eux-mêmes. C’est à peine si la Révolution l’a diminuée. — La querelle entre démocrates russes et ukrainiens ne date pas d’hier. Déjà le grand Bjelinski combattait violemment l’œuvre et l’esprit du poète national de l’Ukraine, Sevcenko. Suivant la juste remarque du professeur Grusevski, « même le radicalisme ukrainien d’un Dragomanov, réduisant au minimum les revendications proprement ukrainiennes au profit des intérêts généraux de la Russie, passait, aux yeux des hommes politiques russes de gauche, pour un provincialisme étriqué et ne suscitait que railleries, même chez un homme aussi pénétrant et aussi avancé que Saltykov-Scedrine[25]. Enfin, plus récemment, M. Struve, l’ancien rédacteur de l’Osvobozdenie, s’est prononcé contre le mouvement ukrainien. Toutefois, son point de vue n’est pas aussi extrême qu’on a bien voulu le dire. Il ne nie pas l’existence d’une culture petite-russienne, mais il soutient qu’elle doit rester une émanation de la grande culture russe. Il y a certainement dans cette assertion une part de vérité. En tout cas, c’est un fait que beaucoup d’intellectuels petits-russiens, sans renier leur nationalité d’origine, se sont imprégnés de culture russe[26].

 

 

III

 

L’Ukrainisme, longtemps comprimé, devait nécessairement faire explosion dans la tourmente révolutionnaire de 1917. Il se constitua rapidement à Kiev, sur le modèle des Soviet russes, une Rada ou Conseil central ukrainien, plus ou moins représentatif des aspirations populaires. Dès le mois de juin, elle envoyait une députation à Petrograd pour demander au gouvernement provisoire de proclamer solennellement l’autonomie de l’Ukraine. Les « douze » gouvernements ukrainiens devraient constituer un territoire autonome avec un Conseil régional et une armée particulière. Il serait institué près du gouvernement provisoire un commissaire spécial pour les affaires d’Ukraine. On allait même jusqu’à réclamer la participation des Ukrainiens aux conférences internationales !

Le gouvernement, comme il fallait s’y attendre, refusa de prendre une décision aussi grave. Seule, l’Assemblée constituante aurait qualité pour modifier aussi profondément le statut territorial de la Russie. En même temps le ministre de la guerre Kerenski interdisait un Congrès militaire ukrainien.

Cette réponse négative du gouvernement orienta les Ukrainiens dans la voie révolutionnaire. Malgré l’interdiction de Kerenski, 2.000 délégués-soldats se réunirent à Kiev le 5 (18) juin 1917. Le drapeau jaune et bleu fut hissé sur l’Hôtel de Ville. Une manifestation grandiose eut lieu devant le monument de l’hetman Bogdan Khmelnicki. Tandis que les cloches de la cathédrale Sainte-Sophie sonnaient à toute volée, une prière fut chantée en langue petite-russienne. Les manifestants jurèrent d’obtenir l’autonomie de l’Ukraine.

La Rada centrale, passant outre à la décision du gouvernement, se préparait de son côté à réaliser par ses propres moyens l’autonomie vainement réclamée. Dans un manifeste solennel (Universal), lu au Congrès militaire le 10 (23) juin, elle proclamait ainsi, par voie révolutionnaire, la liberté de l’Ukraine : «... Que, sans se séparer de la Russie, sans rompre avec l’État russe, le peuple ukrainien ait le droit d’organiser lui-même sa vie sur son propre territoire ! Que le régime de l’Ukraine soit défini par une Diète nationale, élue au suffrage universel, égal, direct et secret ! Cette Assemblée ukrainienne aura seule le droit de voter les lois qui détermineront ce régime de l’Ukraine. Quant aux lois qui détermineront le régime applicable à l’État russe dans son ensemble, elles seront votées par le Parlement de toute la Russie... Nous voulons qu’après l’expropriation des terres, prononcée pour toute la Russie par l’Assemblée constituante russe, le droit de disposer des terres ukrainiennes appartienne exclusivement à notre Assemblée nationale d’Ukraine... » L’Universal, faisant ensuite état du refus gouvernemental, invitait les Ukrainiens à s’organiser eux-mêmes, à réélire, s’il le fallait, les autorités locales pour accentuer leur caractère ukrainien, à prendre langue avec les minorités nationales (Russes, Polonais, Juifs), à se grouper surtout autour de la Rada centrale. « Nous élaborerons notre autonomie, et l’Assemblée constituante russe lui donnera ensuite sa sanction. » Enfin, pour couvrir les frais de ces travaux, l’Universal décidait qu’à partir du mois de juillet les populations devraient payer un impôt spécial au Trésor de la Rada[27].

Ainsi l’Ukrainisme est devenu franchement révolutionnaire. Il semble avoir fait sienne cette formule d’un délégué paysan : « Ne l’oubliez pas, nous ne garderons que ce que nous prendrons maintenant. » Mais on voit que ces révolutionnaires ne sont pas des séparatistes. Le président de la Rada, M. Grusevski, qui semble avoir été un des principaux inspirateurs de l’Universal, a déclaré lui-même qu’il concevait en gros les rapports de l’Ukraine et de la Russie comme ceux de la Bavière et de l’Allemagne. Le mouvement pour l’indépendance totale, dirigé par certains extrémistes comme Stepanenko, a manifestement échoué. C’est en vain, fort heureusement, qu’ils avaient distribué aux soldats du Congrès militaire un petit Catéchisme de l’Ukrainien, contenant ce précepte caractéristique : « Tous les hommes sont tes frères sauf les Moskals (Russes), les Liakhs (Polonais), les Hongrois et les Jids (Juifs), qui sont les ennemis de notre peuple. »

Les Allemands ne sont naturellement pas mentionnés parmi ces ennemis. Ils ont en effet toujours favorisé — et pour cause — le séparatisme ukrainien. On sait qu’il existe à Vienne une Ligue pour la libération de l’Ukraine et, à Munich, l’association Die freie Ukraine, qui publie l’Ukrainische Zeitschrift[28].

Mais du moment que les séparatistes restaient en minorité, il était toujours possible de reprendre la conversation avec Petrograd. Au fond, la Rada ukrainienne, parfois contestée en Ukraine même, sentit bien vite sa faiblesse. Le gouvernement provisoire était d’autre part soutenu par l’opinion publique russe, même par les socialistes, qui trouvaient inadmissibles les procédés des révolutionnaires ukrainiens.

C’est dans ces conditions que, pour ménager une détente, il chargea deux de ses membres, MM. Terescenko et Ceretelli, de négocier à Kiev même avec la Rada. Ils aboutirent rapidement à un accord, qui fut ratifié par le gouvernement, le 2 (15) juillet 1917. C’est même cette ratification qui amena — on s’en souvient — la démission des ministres cadets.

Le gouvernement provisoire, dans une déclaration officielle, admettait la constitution d’un « secrétariat général de l’Ukraine », véritable conseil des ministres au petit pied, administrant sur place les affaires régionales au nom du gouvernement provisoire[29]. Les membres en seraient nommés par le gouvernement, d’accord avec la Rada « complétée sur des bases équitables par des représentants des autres nationalités habitant l’Ukraine ». Conformément à ce principe, la Rada centrale a décidé d’accorder aux Russes, aux Polonais et aux Juifs 30 % des sièges.

Le gouvernement provisoire invitait en outre la Rada centrale à élaborer deux grands projets de lois relatifs à l’organisation politique de l’Ukraine et à la question agraire[30]. Ces projets seraient déposés sur le bureau de l’Assemblée constituante.

Des délégués ukrainiens spéciaux pourraient être attachés au cabinet du ministre de la Guerre, à l’État-major général et au généralissime, pour veiller à la formation de régiments ukrainiens. Seulement l’unité d’organisation et de commandement devait être maintenue dans l’armée.

Cet accord du gouvernement et de la Rada fut confirmé par un second Universal, mettant fin à la période révolutionnaire du mouvement ukrainien.

 

 

IV

 

L’autonomie de l’Ukraine, quelle qu’en soit l’étendue, apparaît à l’heure actuelle comme un fait inéluctable, dont tout homme politique réaliste doit tenir compte. Il y a sans doute beaucoup d’artifice dans les théories ukrainophiles, mais le mouvement ukrainien lui-même n’est pas artificiel. En tout cas, les Grands-Russes et surtout les Polonais qui prétendent assimiler les Petits-Russes ou les Ruthènes méconnaissent encore plus gravement la réalité.

Il y a d’ailleurs des degrés dans le sentiment national. Les Ukrainiens se sentent distincts des Grands-Russes, mais non pas séparés. En langage de droit public, nous dirons que, repoussant à la fois l’assimilation et l’indépendance, ils aspirent à l’autonomie. Lutter contre cette aspiration serait créer à plaisir un mouvement séparatiste.

La Révolution russe, ayant proclamé le principe de l’« auto-détermination » des peuples, se devait à elle-même de faire droit aux revendications ukrainiennes. Tout en réservant théoriquement les droits de l’Assemblée constituante, le gouvernement provisoire ne pouvait maintenir plus longtemps le statu quo : ce n’est pas, manifestement, par une réserve juridique que l’on peut arrêter le mouvement de la vie.

L’immense Russie, quelque paradoxal que cela paraisse, ne maintiendra son unité qu’en se décentralisant. Elle tend, sinon vers le fédéralisme, du moins vers l’« autonomisme ».

En accordant l’autonomie à l’Ukraine, la Russie doit d’ailleurs s’assurer que les intérêts généraux de l’État seront respectés. Elle doit stipuler en outre que, sous ce régime autonome, les minorités nationales ne seront pas opprimées par la majorité ukrainienne.

Accorder ainsi l’autonomie territoriale à une nationalité distincte, c’est, au point de vue historique, une très grande nouveauté. En général, le territoire autonome ou l’État confédéré tient son unité de l’histoire ou de la géographie beaucoup plus que de son caractère ethnique ou national. La division de la Suisse en cantons ne correspond pas du tout à la division linguistique. Le peuple des États-Unis constitue un mélange relativement homogène, et pourtant la république y est fédérale.

Comme l’a dit très justement le professeur Ivokoskin à un récent congrès du parti constitutionnel-démocrate, il est faux de vouloir établir un parallélisme rigide entre l’autonomie et la nationalité. La Sibérie par exemple a beau être aussi russe que la Moscovie, il peut être opportun, pour des raisons de géographie économique, de lui accorder une certaine autonomie.

Surtout, comme nous l’avons rappelé en tête de cet article, il faut bien se garder de mettre au premier plan le point de vue linguistique. C’est le grave reproche que l’on peut adresser aux intellectuels ukrainiens qui prétendent inclure dans l’Ukraine autonome tous les territoires où la majorité des habitants « parle » petit-russe. C’est pour bien montrer l’inanité de ce point de vue que nous avons insisté plus haut sur la diversité des territoires ukrainiens.

Sans parler des Ruthènes d’Autriche-Hongrie, nous sommes profondément persuadé que, si l’on réunissait sous un même régime politique Kiev, Poltava, Kharkov, Ekatérinoslav, la Tauride et Odessa, il faudrait bientôt accorder une autonomie extrêmement large à trois ou quatre provinces au sein de ce conglomérat autonome. Problème inextricable ! Il est beaucoup plus juste et beaucoup plus pratique de constituer des régions autonomes réduites, quitte à leur reconnaître le droit de se « syndiquer » pour résoudre des problèmes communs.

Aussi bien le gouvernement provisoire, inspiré par un sens exact de la réalité, a-t-il modéré peu à peu les ambitions territoriales des leaders ukrainiens. Ils réclamaient d’abord, pour l’Ukraine autonome, douze provinces ! Puis on a parlé de dix et même de neuf. Aujourd’hui le gouvernement semble vouloir s’arrêter au chiffre de cinq : trois provinces sur la rive droite du Dniepr (Kiev, Volynie, Podolie) et deux sur la rive gauche (Cernigov, Poltava). On pourrait y joindre le gouvernement de Kholm, dans l’hypothèse où il ne ferait pas partie de la future Pologne. Pour les autres gouvernements, les zemstva, dorénavant élus au suffrage universel, déclareront s’ils désirent, oui ou non, faire partie de l’Ukraine autonome.

À vrai dire, la Rada centrale aura déjà fort à faire, en s’occupant des cinq provinces où l’Ukrainisme est réellement vivant. Dans le district de Kiev, où les Grands-Russes sont particulièrement nombreux, elle se heurte dès aujourd’hui à une certaine opposition. C’est même pour cela que quelques Ukrainophiles ont voulu transférer de Kiev à Poltava la capitale de l’Ukraine.

On ne peut nier enfin que les provinces de la rive gauche du Dniepr n’aient été beaucoup plus assimilées à la Moscovie que celles de la rive droite. Il sera parfois malaisé de soumettre les unes et les autres à une loi commune.

Annexer à l’Ukraine Kharkov ou la Nouvelle-Russie, ne serait-ce pas compliquer encore le problème[31] ? Ne serait-ce pas surtout violer, au nom de la parenté linguistique, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ?

Souvent, d’ailleurs, ces populations ignorantes, accessibles aux propagandes les plus diverses, adhèrent bruyamment à l’Ukrainisme, quitte à le regretter ensuite. Pour être sûr de leur adhésion, il faudrait que le plébiscite ou le vote des zemstva fût répété après quelques années d’intervalle, de même que, dans certains États, la loi exige, pour la révision de la Constitution, le vote d’un même texte par deux assemblées successives.

À Odessa, par exemple, un des régiments de réserve qui avaient réclamé avec le plus d’enthousiasme la formation de compagnies ukrainiennes a manifesté une volonté toute contraire quand il s’est agi de trier les Petits-Russes et les Grands-Russes, c’est-à-dire de passer aux réalisations pratiques. Tantôt sur 1.000 Ukrainiens il n’y en avait que 40 à opter pour l’incorporation aux compagnies dites « ukrainiennes » : tantôt il n’y en avait que 2 sur 800 ! Ils faisaient valoir en général qu’ils désiraient continuer la campagne avec leurs camarades, dont ils se sentaient pleinement solidaires[32].

Il faut donc se garder de l’artificiel, si l’on veut faire œuvre durable.

Il reste que, sagement mesurée au point de vue juridique et territorial, l’autonomie de l’Ukraine est une des plus précieuses acquisitions de la politique révolutionnaire.

Il est encore trop tôt pour mesurer les contre-coups de ce formidable événement qu’est la Révolution russe. Elle a déjà déterminé la rupture du Kolo polonais avec le gouvernement de Vienne, fait capital dans l’histoire de la Pologne contemporaine. Elle tend d’autre part à supprimer le caractère anti-russe de l’Ukrainisme galicien. Cette orientation nouvelle peut avoir, dans l’Europe de demain, une importance décisive.

Dès aujourd’hui, l’on peut dire que, sans la Révolution russe, le député Petrusevicz n’aurait pu déclarer, en plein Reichsrat, le 30 mai dernier : « Les représentants des Ukrainiens d’Autriche saluent chaleureusement les efforts des Ukrainiens de Russie, qui demandent la reconnaissance de leur droit constitutionnel et du droit de disposer d’eux-mêmes. Ils proclament qu’ils mèneront sans répit la même lutte en Autriche pour que la grande nation ukrainienne recouvre complètement ses droits dans l’ensemble de son territoire national. »

 

Pierre Chasles.

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 17 novembre 2021.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] La théorie est encore plus fausse quand il s’agit de réunir ou de liguer des peuples qui parlent des langues simplement « apparentées ». À l’extrême, on en arriverait à préconiser l’alliance anglo-allemande ou serbo-bulgare, ou polono-ukrainienne ! — Nous devons toutefois faire une concession au point de vue linguistique. Cette conception de la nationalité, radicalement fausse, n’en est pas moins, comme toutes les idées, un fait qui s’impose à l’observateur. C’est même une « idée-force », comme aurait dit Fouillée. Elle crée peu à peu, par auto-suggestion, une solidarité véritablement sentie entre populations qui, sans cela, n’auraient jamais aspiré à faire partie d’un même tout politique. Aussi sommes-nous loin de nier l’importance très réelle, quoique souvent regrettable, de la propagande organisée par le nationalisme philologique.

[2] Le pays lui-même est souvent appelé Ugorskaïa Rus.

[3] Le mécanisme électoral hongrois n’a permis la constitution, au Parlement de Budapest, d’aucun groupe « ruthène », serbe ou croate (abstraction faite, bien entendu, des 40 délégués de la Diète de Croatie). Il y a par contre quelques députés slovaques et roumains.

[4] Avant le xviie siècle, les Roumains se servaient du vieux-slave comme langue liturgique. À l’heure actuelle, même dans le nord-ouest de la Bukovine, le clergé subit fortement l’empreinte roumaine.

[5] Avant 1910 même, la langue allemande était seule admise à la Diète de Bukovine.

[6] Jadis l’Université de Lemberg était également allemande. En 1848 et en 1862, des chaires ruthènes ont été créées. Aujourd’hui c’est l’élément polonais qui prédomine. Il y a 10 chaires ruthènes. À la veille de la guerre, le gouvernement de Vienne avait décidé la création d’une université ruthène dans la Galicie orientale.

[7] La région de Tarnopol a appartenu à la Russie de 1809 à 1815.

[8] Plus on se rapproche des Carpathes, plus la population ukrainienne est homogène.

[9] Voir à ce sujet l’étude de M. Grusevski dans le Recueil de M. Kastéliarski, Formy nacionalnago dvizeniia v sovremennykh gosudarstvakh, Pétersbourg, 1910, p. 156. On sait que M. Grusevski est devenu, en 1917, président de la Rada ukrainienne de Kiev.

[10] Aux élections de 1911, les Jeunes-Ruthènes de Galicie et de Bukovine ont fait passer 28 députés au Reichsrat. Les Vieux-Ruthènes, plus ou moins « moskvophiles », n’en comptent que 2. Il y a, en outre, un député ruthène dans le club social-démocrate. Le nombre total des députés est de 516.

[11] La région de Kiev avait été annexée dès le xviie siècle, en même temps que la rive gauche du Dniépr.

[12] Quelques-uns de ces Polonais ont eu la sagesse, tout en maintenant leur caractère national, de renoncer aux prétentions de la « Pologne historique ». Ils se déclarent « territorialistes » et collaborent avec les autres nationalités au développement économique et social du pays.

[13] Le ministère Kerenski vient d’abolir toutes les restrictions auxquelles étaient soumis les catholiques et les uniates.

[14] Certaines localités des gouvernements de Minsk et de Grodno, limitrophes de la Volynie, sont également peuplées de Petits-Russes.

[15] Chelm en polonais. — Ces territoires faisaient partie des gouvernements de Siedlce et de Lublin. D’après le recensement de 1897, ils comprennent 300.000 Petits-Russes environ.

[16] Les nationalistes russes font valoir qu’au xvie siècle, ces populations ont été « unies » de force au Saint-Siège. — Sans doute, mais les descendants de ces « uniates malgré eux » sont souvent des catholiques très sincères. De même, en Bosnie-Herzégovine, beaucoup de Serbes sont très sincèrement musulmans, bien que leurs ancêtres n’aient pas toujours adhéré librement à l’Islam.

[17] Il est intéressant de noter que moins il y a de Polonais, moins il y a de Juifs : 13 % en Galicie, 12,5 dans les gouvernements russes du sud-ouest, 4,4 dans les gouvernements de Cernigov et de Poltava.

[18] En fait l’Ukraine occidentale s’est révoltée en même temps que l’Ukraine orientale, mais l’oppression russe eut vite fait de la rejeter dans l’orbite de la Pologne. Les hetmans de la rive droite du Dniéper recherchèrent le protectorat polonais, tandis que ceux de la rive gauche étaient vassaux de Moscou. La paix « éternelle » conclue entre la Russie et la Pologne en 1686, ne laissa sous la souveraineté moscovite que l’Ukraine orientale avec Kiev. Nous avons vu plus haut que l’Ukraine du sud-ouest n’est devenue russe qu’après le premier partage de la Pologne.

[19] Sur cette tradition de la politique russe, voir la remarquable étude du baron B. E. Nolde à la fin de ses Ocerki ruskago gosudarstvennago prava, Pétersbourg, 1911.

[20] L’armée zaporogue a été dissoute en 1775.

[21] Le petit-russe domine, non seulement dans le gouvernement de Kharkov, mais dans les districts limitrophes des gouvernements de Voronèje et de Koursk. Avant 1835, le gouvernement de Kharkov s’appelait Slobodsko-Ukraïnskaïa guberniia. Il compte plus de 2 millions de Petits-Russiens.

[22] Cet ukase a été légèrement modifié en 1881. En 1877, le gouvernement avait interdit la publication d’une grammaire de la langue petite-russienne !

[23] D’après le recensement de 1897, le nombre des illettrés est beaucoup plus grand parmi les Petits-Russiens que parmi les Grands-Russes.

[24] La troisième et la quatrième Douma, élues suivant un système électoral antidémocratique, ne pouvaient évidemment comprendre de députés ukrainiens. Il en est de même des zemstva.

[25] Grusevski, ouvrage cité, p. 324.

[26] Ils sont en fait russifiés, mais attachent du prix aux traditions populaires de l’Ukraine et se déclarent « aussi » Petits-Russes (toze maloross).

[27] Dix kopeks par déciatine, tous les six mois. — Différents zemstva ont en outre voté des subsides au profit de la Rada.

[28] Il semble que le Vatican soutienne également les tendances séparatistes, sans bien connaître les aspirations des Ukrainiens. Il espère sans doute que, dans une Ukraine indépendante, plus ou moins austrophile, l’« Union » religieuse s’implanterait plus facilement.

[29] Ce secrétariat général joue en quelque sorte le rôle d’intermédiaire entre les autorités locales et le gouvernement provisoire. Son premier président a été l’écrivain petit-russe Vinnicenko. Parmi les divers portefeuilles figurent non seulement l’instruction publique, l’agriculture, etc., mais les affaires étrangères elles-mêmes. Les Ukrainiens voudraient 14 portefeuilles, mais jusqu’ici le gouvernement n’en a reconnu que 9.

[30] La question agraire tient une grande place dans les préoccupations des Ukrainiens. Ils craignent notamment la colonisation des Grands-Russes et posent comme règle que les terres expropriées en Ukraine ne devront être attribuées qu’aux habitants de ce pays.

[31] Et nous ne parlons pas de la Bessarabie, revendiquée par les Ukrainophiles extrêmes, bien qu’elle ne compte pas plus de 19 % de Petits-Russes.

[32] Voir les Russkiia Vedomosti du 16 (29) juin 1917.