LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE TCHÈQUE

 

 

Karel Čapek

1890 – 1938

 

 

 

 

L’EMPREINTE

(Šlépěj – Elegie)

 

 

 

1917

 

 

 

 

 

Traduction de Hanuš Jelínek parue dans la Gazette de Prague, janvier-février 1924.

 

 

 

 

 


I

Paisiblement, sans fin, la neige tombait sur le paysage gelé.

« Avec la neige, c’est toujours le silence qui tombe, songea Boura qui s’était abrité dans une baraque. »

Il éprouvait une impression à la fois solennelle et mélancolique, car il se sentait isolé au milieu de la campagne qui s’étendait au loin. Devant ses yeux, la terre se simplifiait, s’unifiait et s’élargissait, ordonnée en vagues blanches ; elle n’avait encore été marquée d’aucune des traces confuses de la vie. Finalement, la danse des flocons, unique mouvement dans ce silence solennel, se raréfia et s’arrêta.

Hésitant, le pèlerin enfonce ses pieds dans la neige immaculée et il lui semble étrange d’être le premier à tracer par la campagne la longue chaîne de ses pas. Mais quelqu’un passe sur la grand’route, en sens inverse, noir, avec des taches blanches de neige ; deux lignes de pas courront parallèlement, se croiseront et apporteront le premier trouble humain à ce tableau intact et pur.

Celui qui arrive s’arrête ; sa barbe est couverte de neige ; avec attention, il regarde quelque chose, là, à côté de la route. Boura ralentit le pas et tourne ses regards scrutateurs dans la même direction ; les deux lignes de pas se rencontrent et s’arrêtent l’une à côté de l’autre.

« Voyez-vous cette empreinte, là-bas ? demanda l’homme en désignant une empreinte de pied à quelque six mètres du bord de la grand’route, où ils se tenaient tous les deux.

— Parfaitement ; c’est une trace d’homme.

— Oui, mais d’où diable vient-elle ? »

« Quelqu’un aura passé par là », allait répondre Boura, mais il s’arrêta, interdit ; l’empreinte du pied était isolée au milieu d’un champ ; il n’y en avait pas d’autre ni devant, ni derrière ; elle était nette et précise sur la surface blanche de la neige, mais aucun pas ne conduisait vers elle ni ne s’en éloignait.

« Comment cela peut-il se faire ? dit-il étonné, et il fit un mouvement pour s’en approcher.

— Attendez, l’arrêta l’autre, vous allez faire tout autour des empreintes inutiles et tout embrouiller.

Il faut que cela s’explique, ajouta-t-il d’un ton courroucé. Il est inadmissible qu’il n’y ait qu’une seule empreinte. Admettons qu’on ait sauté d’ici au milieu du champ ; mais alors, il n’y aurait aucune trace de pas. Mais qui donc aurait pu sauter si loin et comment aurait-il pu ne sauter que sur un pied ? Il aurait certainement perdu l’équilibre ; il aurait dû s’appuyer sur l’autre jambe ; je crois qu’il aurait dû courir un peu en avant, comme lorsqu’on saute d’un tramway en marche. Mais ici, il n’y a point trace de l’autre pied !

— Cela n’a pas le sens commun, dit Boura ; s’il avait sauté d’ici, il aurait dû laisser des traces sur la grand’route ; mais ici, il n’y a que celles que nous avons laissées.

Personne n’a passé par ici avant nous :

L’empreinte du talon est tournée vers la grand’route ; celui qui l’a laissée, se dirigeait donc par là. S’il était allé vers le village, il aurait dû prendre à droite ; de ce côté-ci, il n’y a que des champs ; que diable aurait-il cherché dans les champs en ce moment ?

— Pardon, mais celui qui a posé son pied là, a dû repartir, forcément, d’une façon ou d’une autre ; je prétends, moi, qu’il n’est pas parti du tout, puisqu’il n’a pas fait d’autres pas. C’est clair. Personne n’a passé par ici. Il faut expliquer cette empreinte d’une autre façon. »

Boura s’évertuait à réfléchir.

— Peut-être y avait-il un creux naturel dans la terre ou, dans la boue gelée, une empreinte que la neige a couverte. Ou bien, attendez, il y avait peut-être là une vieille chaussure abandonnée, qu’un oiseau aura emportée depuis que la neige est tombée. Dans ce cas là, il y aurait un endroit sans neige, semblable à une empreinte de pied. Il faut chercher une conjecture naturelle.

— S’il y avait eu une chaussure avant la tourmente de neige, il y aurait eu un endroit noir au-dessous ; mais j’y vois de la neige.

— Peut-être l’oiseau a-t-il emporté la chaussure pendant qu’il neigeait encore ; ou bien l’a-t-il laissée tomber au vol dans la neige fraîche et l’a-t-il ramassée ensuite. Ce n’est pas une empreinte de pied. C’est impossible. »

— Dites donc, votre oiseau dévore-t-il des chaussures ? Ou bien en fait-il son nid ? Un petit oiseau n’est pas assez fort pour porter une chaussure et pour un grand, une chaussure est trop petite. Il faut résoudre ce cas d’un point de vue général. Je crois que c’est réellement une empreinte de pied, et puisqu’elle n’est pas arrivée par la terre, elle a dû venir d’en haut. Vous supposez un oiseau, mais il est possible que c’est arrivé, mettons.....d’un ballon. Quelqu’un se sera suspendu en ballon et il aura d’un pied fait cette empreinte pour se payer la tête des gens. Ne riez pas, il m’est très désagréable à moi-même de chercher une explication aussi peu naturelle, mais..... Je serais content que ce ne fût pas une empreinte de pied. »

Les deux hommes s’approchèrent de l’empreinte. Les circonstances étaient on ne peut plus claires. Un champ non labouré montait en pente douce de la grand’route ; l’empreinte se trouvait presqu’en son milieu. La surface qui la séparait de la grand’route était vierge ; elle ne portait aucune trace, si légère fût-elle, d’un contact quelconque. La neige était unie, molle et friable, n’ayant pas subi l’effet des grandes gelées.

Il n’y avait pas le moindre doute. C’était réellement l’empreinte d’un gros soulier de forme américaine, très large de semelle, avec cinq forts clous au talon. La neige avait été comprimée proprement, elle était lisse ; il ne portait pas trace de flocons légers et frais ; donc, l’empreinte avait été faite après la chute de neige. Elle était profonde et énergique ; la charge qui avait pesé sur cette semelle devait être supérieure à celle que représentait chacun des deux hommes penchés sur l’empreinte. L’hypothèse de l’oiseau à la chaussure s’évanouit dans le silence.

Juste au-dessus de l’empreinte, les premières branches d’un arbre se penchaient : quelques minces rameaux ouatés de neige qui nulle part n’était tombée. Il suffisait d’un léger coup sur la branche, pour que la neige tombât par paquets. L’hypothèse « d’en haut » dut être abandonnée. Il était impossible de faire quoi que ce soit d’en haut sans faire tomber la neige de l’arbre. L’existence de l’empreinte prit un caractère de clarté dure et nue.

Au delà de la trace, il n’y avait que la surface blanche de la neige. Les deux hommes gravirent la pente et parcoururent le sommet de la colline : sur l’autre versant, la pente descendait, intacte, d’une blancheur partout égale, s’étendait au loin, jusqu’à une autre colline, plus large et plus blanche encore. À une distance de plusieurs kilomètres à la ronde, il n’y avait aucune empreinte du second pied

Ils revenaient ; ils retrouvèrent la double ligne de leurs propres pas, régulière et nette, comme faite exprès. Mais entre ces deux rangées, au milieu d’un cercle foulé, il y avait, cynique dans son isolement, cette empreinte d’un pied puissant ; un je ne sais quoi les retint, mais ils eurent l’envie de la fouler sous leurs pieds pour s’en débarrasser, d’une entente tacite.

Épuisé, confus, Boura s’assit sur une borne de la route.

« Quelqu’un s’est payé notre tête, dit-il.

— C’est dégoûtant, dit l’autre. La plaisanterie est trop bête, mais... Nom de Dieu, il existe pourtant des limites physiques. Ceci est tout simplement impossible... Dites donc, jeta-t-il brusquement, presqu’angoissé, puisqu’il n’y a qu’un pied, ne pourrait-ce pas être celui d’un amputé ? Ne vous moquez pas, je sais que c’est idiot, mais il faut absolument une explication. Puisqu’il y va de la raison... C’est une attaque de je ne sais quoi... Je suis complètement dérouté. Ou bien nous sommes fous tous les deux, ou bien je dors debout, en proie à la fièvre, ou bien il faut trouver une explication naturelle.

— Nous sommes fous tous les deux, opina Boura, pensif. Nous cherchons toujours une explication naturelle ; nous nous cramponnons aux hypothèses les plus compliquées, les plus violentes, pourvu qu’elles soient naturelles. Mais peut-être serait-il beaucoup plus simple et... plus naturel de nous dire que nous sommes tout simplement en présence d’un miracle. Alors, nous nous contenterions d’exprimer notre étonnement et nous passerions tranquillement notre chemin... sans trouble. Et peut-être même serions-nous contents.

— Moi, non, cela ne me satisferait pas. Si cette empreinte avait servi à faire quelque chose de grand... Si cela avait pu faire du bien à quelqu’un, je serais le premier à me jeter à genoux et à crier au miracle. Mais cette empreinte... mais, c’est pénible, mais, c’est d’une mesquinerie terrible que de faire une seule empreinte lorsqu’il suffit de faire la série habituelle de pas.

— Admettons que quelqu’un ressuscite une jeune fille, morte là, devant vous ; vous vous mettrez à genoux et vous vous prosternerez ; avant que la neige collée à votre genoux soit fondue, vous vous direz : ce n’était qu’une mort factice. Mais ici justement, il n’y a rien de factice ; mettons que nous sommes en face d’un miracle accompli dans des conditions simplifiées, à l’instar d’une expérience de physique.

— Il se peut que je ne croie pas à la résurrection dont vous parlez. Mais moi aussi, je veux être sauvé et j’attends un miracle... quelque chose qui arrivera et qui changera ma vie. Ce n’est pas cette empreinte qui pourra me convertir et me sauver ; elle ne me fera pas sortir de mes doutes ; elle ne fait que me tourmenter ; elle est figée là, dans ma tête ; impossible de s’en débarrasser. Et cependant, je ne la crois pas : un miracle me donnerait satisfaction, mais cette empreinte marque le premier pas vers l’incertitude. Il aurait mieux valu que je ne l’eusse pas remarquée. »

Les deux hommes se turent longtemps. La neige se remit à tomber, de plus en plus drue.

« Je me souvient, reprit Boura, d’avoir lu dans Hume un passage relatif à une empreinte isolée dans le sable. Donc, celle-ci n’est pas la première. Je suppose qu’il y en a peut-être des milliers, qu’il y en a une quantité innombrable et que nous passons sans les remarquer, parce que nous avons l’habitude de certaines règles. Un autre passerait peut-être sans l’apercevoir ; il ne lui viendrait pas à l’esprit que c’est une sorte de solitaire, qu’il y a des choses au monde qui n’ont aucun rapport avec rien. Vous voyez, nos empreintes à nous sont toutes les mêmes ; mais cette empreinte solitaire est plus grande et plus profonde que les nôtres... Et lorsque je pense à ma vie, il me semble que je dois y reconnaître... des pas venus de nulle part et ne se dirigeant nulle part. Il vous arrive de savoir ou de sentir soudain une chose qui jamais, au grand jamais, n’a été précédée de rien de semblable et qui ne pourra jamais être suivie de rien de pareil. Il y a des choses humaines qui ne sont en rapport avec rien et qui, partout, ne font que prouver leur isolement. Je sais des choses qui n’ont jamais eu aucune suite, qui n’ont sauvé rien ni personne et qui cependant... Il y a eu des cas qui ne se sont pas reproduits, qui n’ont aidé personne à vivre, et c’étaient peut-être les événements les plus importants de la vie. N’avez-vous pas eu l’impression que cette empreinte était de beaucoup plus belle que toutes celles que vous aviez vues jusqu’à présent ?

— Et je pense, moi, répondit l’autre, aux bottes de sept lieues. Peut-être a-t-on déjà trouvé des traces pareilles et a-t-on imaginé cette explication. Qui sait ? Peut-être les pas précédents se trouvent-ils près de Pardubice ou près de Kolin, et les suivants aux environs de Rakovnik. Mais je peux penser également que le pas suivant n’est plus imprimé dans la neige, mais au milieu d’une assemblée, d’un événement, d’un accident qui est arrivé ou qui arrivera ; que ce pas fait partie d’une série continue de pas. Supposez une série de miracles de ce genre, dont cette empreinte fait naturellement partie. Si nos journaux avaient un reportage parfait, peut-être retrouverions-nous dans les faits divers, les autres pas et pourrions-nous suivre le voyage de l’inconnu. Est-ce une divinité qui passe son chemin ? Elle s’avance d’une façon incohérente, par étapes. Est-ce une sorte de chef, de guide qu’il faut suivre ? Il nous serait possible de marcher, pas à pas, dans les traces divines. Peut-être serait-ce là la voie du salut. Tout cela est possible... Et c’est une chose terrible que d’avoir la certitude qu’on se trouve en face d’un pas de cette voie et de ne pas pouvoir la suivre. »

Boura tressaillit. Il se leva. La neige tombait, toujours plus épaisse, et le champ piétiné, avec une grande empreinte au milieu des autres, disparaissait sous une couche de neige fraîche.

« Je ne la lâcherai plus, dit l’homme...

— Cette empreinte qui n’est plus et ne sera plus, compléta Boura, pensif. »

Leurs routes se séparèrent dans des directions opposées.

II

Un peu fatigué ce soir, Boura faisait une conférence devant la « Société Aristotélique ». Bien que son auditoire ne fût pas nombreux, il se sentait épuisé et distrait ; il s’apercevait que son auditoire n’était pas convaincu et qu’il faudrait accepter une discussion pour laquelle il sentait une vague répugnance. Pendant une minute, il écoutait sa propre voix : elle lui semblait épaisse et voilée, lourde comme cadence et pas assez naturelle comme accent ; ce fut en vain qu’il tâcha de la corriger ou de la gouverner ; il l’écoutait donc avec passivité et déplaisir.

D’ailleurs, ses auditeurs le gênaient. Il avait la sensation d’en être séparé comme par un mur, par une distance infinie et il s’en voulait à lui-même de leur communiquer sa pensée. Tous ces visages lui paraissaient uniformes et l’ennuyaient ; c’était tellement peu vivant qu’il en perdait le sentiment de la réalité et qu’il se débattait dans une sorte de vide qu’il ne pouvait pas vaincre ni remplir de ses paroles. Il fit un effort pour se contraindre à considérer quelques-uns de ces visages ; il y distinguait des gens qu’il connaissait, mais il se sentait étranger à eux et était même surpris par d’innombrables détails dont il s’apercevait pour la première fois. « Qu’est-ce donc, pensait-il vaguement, récapitulant son argumentation ; pourquoi ce que je dis m’est-il tellement indifférent ? »

Il possédait complètement le plan de sa conférence ; il parlait sans hésitation et sans incertitude ; il développait une opinion qu’il avait longtemps portée en lui, qui lui était venue, dans un moment d’inspiration et qui, depuis, était devenue une conviction. Mais maintenant, comme il écoutait lui-même dans le silence insolite de la salle, il avait une impression étrange.

« Mais, tout cela est la vérité, se disait-il par moment ; une vérité tellement nue et évidente, que cela ne m’appartient plus ; je ne fait que constater des faits qui n’ont aucun rapport avec moi. »

Il se rappelait, combien ces idées lui étaient familières, combien elles étaient à lui, personnellement jadis, lorsqu’elles avaient surgi telle une inspiration, dans son esprit. Alors il avait souffert de leurs oscillations ; il était content de chaque argument nouveau comme d’un succès personnel ; alors elles constituaient sa vie intérieure. Aujourd’hui, tout cela n’était plus que la vérité, quelque chose d’extérieur, d’impersonnel qui n’avait plus aucun rapport avec lui, quelque chose de si peu vivant, qu’il avait hâte de s’en débarrasser. Mais plus il se pressait, plus ses propres paroles le tourmentaient : elles étaient si abstraites et si étrangères, complètement différentes de ce qu’il avait voulu dire jadis ; et cependant, chaque mot, chaque tournure lui étaient familières depuis longtemps et résonnaient pour lui du ton sourd, presque pénible, d’une répétition. Il ne pensait donc plus qu’à terminer ; chaque mot y visait, plus près, avec une concision raide : avoir déjà fini ! L’auditoire était suspendu à ses lèvres : « Je les tiens, sentait Boura, maintenant ; je vais leur donner des preuves, leur servir mes grandes raisons. Mon Dieu, pas d’apathie, pas de défaillance. »

Et soudain, Boura sauta une série d’arguments et termina sa conférence, comme s’il l’avait coupée.

Les Aristotéliques ne furent pas contents ; plusieurs orateurs surgirent, présentant des questions et des objections. — Boura ne les comprenait qu’à demi ; maintenant, écoutant ses idées sortir de la bouche des autres, elles lui semblaient encore plus étrangères et plus évidentes. « À quoi bon les défendre, se disait-il, avec une sourde tristesse ; puisque tout cela n’a rien à faire avec moi ; ce n’est que la simple vérité, rien que la vérité ; cela ne me regarde même pas. Il parlait avec difficulté, avec une concentration forcée ; il sentait que ses arguments portaient, qu’il gagnait à nouveaux « sa cause... »

« Mais, ce n’est pas ma cause, se répétait-il avec étonnement. » Un nouvel adversaire surgit, les cheveux en brosse, il avait l’air particulièrement sauvage.

« Je vous prie de nous dire quelle est votre définition de la vérité, dit-il, combatif.

— Ma conférence n’avait aucunement trait à la noéthique, objecta Boura.

— Cependant, souriait l’orateur d’une façon sarcastique, je vous en prie, cela m’intéresserait beaucoup.

— Ne faites pas dévier le débat, reprochaient les Aristotéliques.

— Excusez-moi, s’il vous plaît, souriait l’homme hirsute, la question a trait au sujet.

— C’est faux, grondait la Société...

— Monsieur a raison, déclara Boura.

— Je vous prie donc de nous répondre, répéta l’adversaire. »

Boura se leva : « Je prie l’assemblée de clore la discussion. »

Les Aristotéliques s’étonnèrent.

« Il serait préférable de mener jusqu’au bout le débat sur la question, dit le Président... Je ne fais d’ailleurs que défendre les usages de la Société, sans toutefois vouloir vous forcer.

— Je n’ai plus rien à ajouter à ma conférence, dit Boura d’un ton bourru. »

Les Aristotéliques se mirent à rire ; c’était l’échec de la conférence et le Président dut déclarer la séance levée « tout en regrettant que nous ayons été privés du plaisir d’une discussion aussi intéressante. »

La gorge desséchée et le cerveau vide, Boura finit par s’échapper. C’était une douce soirée d’hiver, il semblait qu’il allait neiger ; le son même des cloches des tramways était doux, comme assourdi par de la ouate. Boura entendit derrière lui des pas précipités qui le suivaient ; il se cacha derrière un arbre. Le suiveur, essoufflé, s’arrêta.

— Je m’appelle Holeček, dit-il rapidement, je vous ai reconnu pendant votre conférence. Est-ce que vous vous souvenez de moi ?

— Non, répondit Boura, incertain.

— Rappelez-vous, l’année dernière, l’empreinte dans la neige...

— Ah, oui, dit Boura content, c’était vous. Je suis très heureux, vraiment... J’ai souvent pensé à vous. Eh bien, avez-vous trouvé les autres empreintes ?

— Oh, non. J’ai bien cherché... Mais, pourquoi n’avez-vous pas répondu, à la Société, à la dernière question ?

— Je ne sais pas, je n’en avais pas l’envie.

— Écoutez, je peux vous le dire, vous m’avez presque convaincu. C’était si clair, ce que vous avez dit ! Et lorsque ce drôle hirsute vous a posé cette question insensée, j’avais envie de me lever et de lui dire : Comment ? Voilà une heure, monsieur, que vous écoutez la vérité, et maintenant, vous demandez ce que c’est que la vérité. Vous avez entendu des arguments qui ne souffrent pas d’objection. Il  n’y avait ni lacune ni erreur. On n’a rien dit qui ne fût rationnel d’un bout à l’autre. Pourquoi ne lui avoir pas répondu ?

— À quoi bon répondre, dit Boura avec un air de contrition. Je sais que tout ce que j’ai dit était évident, logique, juste, comme vous voudrez. Mais lorsque cela m’est venu à l’esprit pour la première fois, ce n’était ni évident, ni logique. À ce moment-là c’étaient des idées tellement bizarres qu’elles me faisaient rire de temps en temps. Je me faisais l’effet d’un fou. J’étais infiniment heureux. Et cependant, il n’y avait pas un grain de raison dans tout cela. Je ne sais d’où cela me venait ; c’était sans but, sans aucun but.

— Des traces qui ne viennent de nulle part et qui ne vont nulle part, se rappela soudain Holeček.

— Oui. Et maintenant, j’en ai fait un système ou bien, peut-être, la vérité, tout y est logique et clair. Mais, alors, je ne sais comment le dire, c’était en quelque sorte étonnant, plus beau, plus miraculeux... Il n’en résultait rien, ce n’était bon à rien. Je savais qu’on peut avoir d’innombrables idées, autres et contraires, aussi belles et aussi surnaturelles.

J’avais la conscience d’une liberté sans bornes. On ne prouve pas le contraire de la perfection. Mais lorsque je me suis mis à en faire de la vérité, j’avais l’impression que tout se matérialisait. Il fallait beaucoup de preuves du contraire pour garder une seule chose : la vérité ; il fallait prouver et persuader, être logique et évident... Mais aujourd’hui, tout en parlant, j’ai soudain compris ; alors, oui, alors, j’étais plus près d’une autre chose, qui était plus parfaite. Et lorsque ce fou furieux me demanda ce que c’était que la vérité, j’allais lui répondre : Ce n’est pas la vérité qui importe.

— Il valait mieux ne pas le dire, dit Holeček posément.

— Il y a quelque chose de supérieur à la vérité, quelque chose qui n’enchaîne pas, mais qui libère. Il est des jours où j’ai vécu comme en extase ; comme j’étais libre alors !... Rien ne me semblait plus naturel que les miracles. Les miracles, ce ne sont que des événements plus libres que les autres et plus parfaits que tout ; ce ne sont que des cas heureux parmi les milliers d’échecs et de hasards. Cette empreinte, comme elle m’était familière alors ! Mais plus tard, me plaçant au point de vue de la vérité, je la haïssais. Oh, dites-moi, l’avons-nous vue réellement ?

— Réellement.

— Je suis si content de vous avoir rencontré, exultait Boura. Au fond, je vous attendais. Allons prendre quelque chose, où vous voudrez ; après cette conférence, j’ai la gorge sèche comme une crotte de la route. Imaginez-vous qu’il y avait des moments où je me voyais moi-même assis en bas, dans l’auditoire.

Le hasard de la promenade les amena devant un caveau-débit de vins. Ils y descendirent. Boura était agité ; il parlait beaucoup et se moquait des Aristotéliques, tandis que Holeček tournait silencieusement son verre entre ses doigts. « Eh bien, pensait-il en regardant Boura, homme inquiet, que cherches-tu, au fond ? Tu as vu un miracle et il ne t’a pas sauvé. Tu as connu la vérité et tu ne t’y es pas soumis. Tu as eu de grandes inspirations et elles n’ont pas éclairé ta vie pour des siècles... Oh ! avoir tes ailes !

Esprit ailé, tes ailes ne te servent-elles pas seulement à tout quitter ? à n’avoir ni gîte ni sommeil ? à t’élancer dans le vide, pour t’y amuser de l’espace ou pour rafraîchir ta poitrine du néant ? Si j’avais, moi, le bonheur de connaître un miracle, je serais sauvé ; si j’avais le bonheur de connaître la vérité, oh ! comme je l’étreindrais fort ! et si une étincelle divine, si petite fût-elle, tombait en moi, est-ce que je ne serais pas comme une chapelle où brûle la lampe éternelle ?

Si le Buisson ardent lui-même te parlait, il ne te sauverait pas. Mais tes yeux sont enflammés et tu reconnaîtrais Dieu dans le buisson et même dans des orties, tandis que moi, je suis aveugle et lourd, et je ne sais pas voir des miracles.

Oh, ce qui te manque, c’est l’emprisonnement égyptien, pour que tu puisses être sauvé par la foi ; mais qui pourrait te ligoter, esprit ailé et athée ?

« Rappelez-vous, dit Boura en se penchant vers lui, l’année dernière, à propos de l’empreinte, vous avez dit : un Dieu a peut-être passé, et l’on pourrait le suivre.

— Oh, non, dit Holeček, fronçant les sourcils, on ne peut pas trouver Dieu par la méthode des policiers.

— Par quelle méthode, alors ?

— Par aucune. On ne peut qu’attendre que la hache de Dieu coupe nos racines ; ce n’est qu’alors qu’on comprendra que l’on n’est là que par miracle, et l’on restera à jamais figé dans l’admiration et dans l’équilibre.

— Et vous, vos racines, sont-elles déjà coupées ?

— Non.

Un homme se leva d’une table du coin et se dirigea vers eux. Grand et fort, avec une large face, roux, franc et pensif, il se tenait devant eux, la tête penchée de côté, et il regardait Boura, comme de loin.

« Qu’y a-t-il ? s’étonna Boura. »

L’homme ne répondit pas ; seuls, ses yeux donnaient l’impression de s’approcher, toujours plus attentifs, plus pénétrants et plus investigateurs. Soudain, il dit :

« N’êtes-vous pas Monsieur Boura ? »

Boura se leva :

« C’est bien moi ; et vous ?

— N’avez-vous pas un frère ?

— J’en ai un..... à l’étranger, je ne sais où. Que voulez-vous dire ? »

L’homme s’assit à leur table.

« C’est que, voilà... » débuta-t-il vaguement, mais soudain, levant les yeux, il dit :

— C’est que je suis votre frère.

Boura eut une joie énorme, presque confuse :

« Toi ! C’est vraiment toi ?

— Oui, c’est moi, souriait l’homme. Comment allez-vous ?

— Vous... moi ? Pourquoi parles-tu comme cela ?

— Manque d’habitude, répondit l’homme en esquissant un sourire ; mais son visage ne reflétait qu’une attention figée.

— Maman, tout à fait maman, reprit-il en décrivant, d’un doigt, le contour de la tête de Boura.

« Je ne t’aurais pas reconnu », exultait Boura ; mon Dieu, après tant d’années ! Fais-toi donc voir ! Tu ressembles à papa, oui, à papa.

— C’est possible.

— Quelle bonne fortune ! jubilait Boura. C’est par hasard que nous sommes entrés ici, moi et... mon ami Holeček.

— Charmé, Monsieur, dit l’homme avec dignité en tendant à Holeček sa large main, qui était en feu.

— Et toi, que fais-tu ? demanda Boura, hésitant.

— Rien, je fais un voyage d’affaires. J’ai quelque chose là-bas, dans le midi ; une entreprise industrielle. J’ai fait un crochet par ici, au pays.

— C’est vrai, tu n’étais pas revenu... depuis la mort de nos parents.

— On a démoli notre maison. Il y a quelque chose à la place, une école, quelque chose de laid, en briques. J’y suis entré ; on est venu me demander ce que je voulais. Ils étaient si bêtes, ces gens-là, ils ne savaient rien. Mais en face, il y a toujours une maisonnette... pas plus haute que cela. Et il fit le geste.

— Je ne sais pas, je ne me rappelle plus. Boura cherchait dans sa mémoire.

Le rouquin se pencha vers lui, évoquant des souvenirs, énergiquement, les yeux fixes et comme rapprochés à force de concentration.

« C’était... c’était... Hanousek, Hanousek, le mendiant qui y habitait, s’écria-t-il soudain, avec joie.

— Et ses filles, rayonna Boura.

— C’est cela. Elles avaient des yeux rouges et cernés... Et moi, j’y allais manger.

— Tiens, je ne le savais pas, s’étonna Boura.

— Si. Elles me faisaient griller des croûtes de pain sur la cuisinière. Tout ce que le vieux mendiant apportait : des restes, des croûtes, des pois — des choses horribles : je mangeais de tout. Et puis, je me couchais dans le lit du mendiant et nourrissais ses poux.

— C’est pour cela que nous avions tant de peine à te trouver, souriait Boura.

— Non, lorsque vous m’appeliez, j’étais en haut du coteau, enfoui dans l’herbe... haute comme cela. Personne ne connaissait cet endroit ; j’y avais un gîte comme un lièvre, et je regardais en bas, notre maison. Je voyais bien maman sortir, m’appeler, me chercher ; je l’entendais pleurer de peur et d’amour ; j’avais une sensation de tourment et de douceur à en mourir, mais, pour rien au monde, je n’aurais donné signe de vie. J’avais peur qu’elle ne me vît, et cependant, je lui faisais des signes. Je ne voulais me montrer qu’un peu, un tout petit peu, pour qu’elle ne me reconnût pas.

— Oui, elle te cherchait souvent.

— Oui, souvent. Je voulais essayer, pour voir, si elle me chercherait ; j’était tapi dans mon gîte, retenant ma respiration, et j’attendais qu’elle vînt. Elle appelait, elle cherchait, mais elle ne pleurait plus. Et puis, un jour, elle ne sortit même plus. Ce jour-là, j’attendis jusqu’au soir, si bien que j’eus peur de ma solitude. Mais elle ne vint pas, et depuis, je ne suis plus revenu au coteau et j’ai commencé à vagabonder loin, de plus en plus loin.

— Et où vis-tu maintenant ?

— En Afrique. Je croyais qu’on ne m’aimait pas ; c’est pour cela que je vagabondais ainsi. Je voulais voir s’il m’arriverait quelque chose. J’aimais ce genre d’émotion. Et puis, à la maison, personne ne me parlait ; j’allais bavarder avec les cantonniers qui cassaient les cailloux. Le vieux Hanousek ne parlait jamais, il ne faisait que sacrer un peu ; mais ses filles parlaient beaucoup, et si doucement.

— Et que faisais-tu ensuite ? demanda Boura, presque intimidé.

— Eh bien, quoi...

Le rouquin se mit à songer.

Mélancolique, Boura attendait. Peut-être parlerait-il enfin de lui-même. Tant de temps et tant d’espace les avait séparés : des paroles sans nombre auraient à peine suffi à combler cet abîme.

Vois-tu, frère, pensait-il, pendant des années, nous resterons assis ainsi, côte à côte, et nous causerons de choses insignifiantes, des choses de chaque jour, de tout ce que nous savons ; il faut un nombre infini de banalités pour que les hommes s’approchent et se comprennent.

Mais le grand frère se contentait de fumer, de cracher et de regarder le parquet ; un sentiment d’enfant s’éveilla en Boura : c’est lui, le grand frère qui peut faire ce qu’il veut et qui a ses secrets. Je voudrais savoir tout ce qu’il fait, mais on me dira pas tout. Moi, je voudrais lui dire tout ce que je fais, mais il ne me le demandera pas. Ah, jamais je n’arriverais à le comprendre !

Combien de fois l’ai-je vu rentrer, le visage distrait, mystérieux et rassasié, avec un air de chat qui vient de dévorer, avec cruauté et plaisir, un moineau dans le grenier et qui rentre tout barbouillé, criminel, les yeux luisants ! Combien de fois suis-je allé à l’endroit que tu venais de quitter pour y trouver ce que tu y avais découvert ou ce que tu y cachais ; et, ayant fureté partout, je n’ai trouvé que le revers des choses. Aujourd’hui encore, je te retrouve ce visage connu : tu rentres, mystérieux, comme jadis, comme le chat qui évoque des souvenirs tout en goûtant le plaisir d’une escapade future.

« Eh bien, dit le grand frère soudain, avec une sorte de détente. Je me sauve. Je suis très, très content de vous avoir vu. »

Confus, Boura se leva.

« Moi aussi, je suis content... Mais reste donc ! On ne s’est pas vu depuis tant d’années ! »

Le grand frère reprenait son pardessus.

« C’est vrai, depuis tant d’années. La vie est trop longue. »

Les deux frères se tenaient debout, gênés, ne sachant comment se séparer ; le grand frère pencha la tête comme s’il cherchait quelque chose, une bonne, une pure parole ; il souriait avec effort, il remuait les lèvres. — « Veux-tu de l’argent ? fit-il soudain. J’en ai assez. »

— Non, non, dit Boura, se défendant. Il fut infiniment heureux et ému. Non, je t’en prie, ce n’est pas la peine ; mais c’est gentil, merci. Dieu soit avec toi.

— Pourquoi pas, grogna le grand frère, hésitant. Je n’en ai pas besoin moi-même. Comme vous voudrez. Alors, adieu. »

Il s’éloignait, grand et droit ; seule, sa tête se penchait un peu de côté. Holeček le suivit des yeux jusqu’à la porte, il aperçut encore un geste d’adieu.

Boura baissa le regard.

« Il a oublié sa canne, s’écria Holeček, qui la prit et courut, pour suivre celui qui venait de partir ; il était d’ailleurs content de pouvoir laisser Boura seul un instant.

Dans l’escalier, il entendit des pas au-dessus de lui.

« Hé ! Monsieur ! »

Il ne fit que deux sauts pour monter jusqu’à l’entrée. Mais la rue était vide aussi loin qu’il pouvait voir. Une neige humide tombait, qui fondait aussitôt.

Interdit, il regardait le corridor. Rien que l’escalier. Deux figures se décollèrent du mur : deux agents de police.

« Est-ce que quelqu’un ne vient pas de sortir ? demanda Holeček, essoufflé.

— Qu’est-ce qu’il a volé ?

— Rien. Où est-il passé ?

— Personne n’est sorti, dit un des agents. Depuis que nous sommes là, personne n’est sorti du caveau.

— Il y a bien dix minutes que nous sommes là, ajouta l’autre.

— Il doit être encore en bas.

— Mais non, objecta Holeček, étonné. Il avait quelques pas d’avance sur moi. Il a oublié sa canne.

— Sa canne, répéta l’agent pensif. Non, personne n’est sorti.

— Mais on ne disparaît pas comme cela, s’écria Holeček dans un accès de mauvaise humeur.

— Vous avez raison, consentit l’agent avec un air de conciliation.

— Vous feriez mieux de redescendre, conseilla l’autre ; il neige. »

Holeček comprit. Ils s’imaginent, pensa-t-il, que je suis ivre. Mais j’ai bu à peine un verre. Qu’est-ce que c’est encore que cela ?

« Il m’a devancé de quelques pas, expliquait-il de nouveau, aigri. Il n’a pas pu se perdre comme cela ; et s’il était sorti, vous l’auriez vu, n’est-ce pas ?

L’agent sortit son calepin.

« Comment s’appelle le monsieur ?

— Non, pas de blague, dit Holeček, qu’est-ce que vous voulez faire ?

— On ne sait pas ce qu’il est devenu. Un accident peut-être ou bien...

La rage tordit les lèvres de Holeček :

« Si ce n’était que cela ! » s’écria-t-il, et, claquant la porte, il redescendit.

Boura, près de son verre, buvait sec par dépit : il s’était à peine aperçu de l’absence de Holeček.

« Votre frère a disparu, lui annonça Holeček, tremblant de froid et d’émotion.

— C’est bien son genre, dit Boura, hochant la tête.

— Permettez, dit Holeček, impatienté, il montait l’escalier et soudain, il a disparu ; il n’est pas sorti, il a disparu comme si la terre l’avait englouti.

— Oui, parfaitement, acquiesça Boura, comme si la terre l’avait englouti. C’est bien sa manière. Il s’en allait, personne ne savait où, et puis, il rentrait avec un air curieux, absorbé, comme s’il en avait vu plus qu’on ne peut comprendre.

— Que diable, comprenez-moi donc : il ne s’est pas sauvé, il a disparu. Mais c’est absurde. Il a disparu dans le corridor. Deux agents se tenaient près de la porte et ils ne l’ont pas vu sortir.

— Un original, parfaitement, un original. Dès son enfance, il était comme cela... oui, impénétrable, solitaire, terriblement inconstant, cruel et absorbé. Vous le connaissez trop peu.

— Mais comment ne comprenez-vous pas — Holeček se donnait de la peine — il a disparu comme une ombre, comme s’il avait passé par le mur.

— Je comprends. Il a toujours manqué de mesure, en tout ; il a toujours été inconstant. Il ne s’est jamais demandé ce qui est permis, comme s’il n’avait ni conscience ni bornes. Combien de fois ne nous a-t-il pas étonnés.

— Mais est-ce qu’on peut disparaître ?

— Je ne sais pas. Mon frère n’a pas fait d’études ; il n’a aucune notion de sciences ; il ne sait point ce qui est possible et ne qui ne l’est pas. Vraiment, il avait un mépris complet pour toute instruction.

D’un coup de poing, Holeček frappa la table.

« Mais cela n’a donc aucune importance !

— Qu’est-ce qui en a donc ? demanda Boura, levant les yeux.

— Personne ne peut disparaître. Vous comprenez, il y a...

— ... des limites physiques, je sais ; vous me l’aviez déjà dit, à propos de l’empreinte dans la neige. Des limites physiques ! Comme si vous y teniez tant, vous ! Voyez-vous, j’ai vu bien des choses et j’en ai lu davantage encore, mais de tout cela, je n’ai jamais rien mieux compris que la résurrection de la fille de Joris. J’ai vu une jeune fille morte... Oh ! dans tout ce misérable mécanisme, une seule chose eût été vraiment naturelle : un miracle. Cette seule chose eût répondu profondément à tout ce que l’homme...

— Des miracles, je veux bien, répondit Holeček ; sauver quelqu’un, guérir les malades et, avant tout, rendre la vie à ceux qui sont morts jeunes... Mais à quoi sert ce que je viens de voir, à qui cela profite-t-il ? S’il y a miracle, pourquoi est-il sans but ? Il n’en résulte rien, rien de rien...

— Et quand même cela ne servirait à rien... cela n’en est pas moins un miracle... En nous, aussi, il arrive des cas et il se passe des événements qui, peut-être, n’ont pas de but... sauf leur propre perfection. Des moments inattendus de liberté... Et quand même ce n’étaient que des moments ! Si les choses se passaient ainsi qu’il est naturel à notre âme, il se passerait des miracles !

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 6 mars 2017.

 

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