LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE SLOVÈNE

 

 

Ivan Cankar

1876 – 1918

 

 

 

 

 

LE VALET BARTHÉLEMY ET SON DROIT

(Hlapec Jernej in njegova pravica)

 

 

 

1907

 

 

 

 

 

 

Traduction de S. et J. Jeras, Les Œuvres libres, n° 65, 1926.

 

Ce texte est publié avec l’accord des héritiers de Sidonie et Josip Jeras, ainsi qu’avec l’accord de la Société des amis de Philéas Lebesgue ; le téléchargement est autorisé pour un usage personnel, mais toute reproduction est strictement interdite.

 

 

 

 


TABLE

 

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

XVII

XVIII


 

 

 

 

À M. Philéas Lebesgue, ami fervent des Yougoslaves, en témoignage de reconnaissance ; à tous les Français qui, par la plume ou par les armes, ont combattu pour l’union des Serbes, Croates et Slovènes en une nation yougoslave, nous dédions la traduction de cette œuvre d’un grand écrivain slovène.

S. et J. Jeras

 

 

 

Les vicissitudes historiques les plus prolongées et les plus cruelles n’ont pas été ménagées au petit peuple Slovène, dont l’importance numérique, n’est guère aujourd’hui supérieure à celle de nos Bretonnants d’Armorique[1].

L’administration française de l’éphémère royaume d’Illyrie, sous Napoléon, ranima la conscience nationale prête à s’éteindre et le culte du vieil idiome Slovène. Les idées propagées par le Romantisme allemand, et spécialement par Herder, préparèrent ensuite la plus curieuse des résurrections intellectuelles. Dès la première moitié du XIXe siècle, François Presern, grand poète de la plus étroite des patries, abordait avec succès tous les genres lyriques et mariait immuablement la grâce italienne à la profondeur du sentiment slave. De 1848 à 1870, le mouvement s’élargit, la production se diversifia ; des revues furent fondées ; la prose naquit ; mais c’est surtout à partir de 1870 que les nouvelles générations prirent contact avec l’esprit européen, s’initièrent aux chefs-d’œuvre des plus hautes littératures, tout en se penchant avec amour sur la tradition nationale et sur le peuple. Vers 1899, après maintes fluctuations, la jeunesse, entraînée par l’exemple français, parvient à faire triompher une sorte de néo-romantisme symboliste et impressionniste, où il entre tour à tour du Baudelaire et du Rodenbach, de l’Ibsen, du Zola, du Tolstoï, du Verlaine et du Maeterlinck, selon les genres.

 

* * *

 

Le fin conteur Xavier Mesko, le vigoureux poète trop tôt disparu Dragotin Kette ont marqué, au début de ce siècle, cette phase décisive des Lettres Slovènes, que sont venus illustrer deux artistes de premier plan : Oton Zupancic, puissant rhapsode, qui excelle à incarner en des motifs empruntés à la poésie populaire un sentiment intensément slave et personnel, et Ivan Cankar, véritable musicien du verbe, qui infuse à la prose Slovène un lyrisme fait de couleur et de lumière, cependant que son âme inquiète et sa pensée ardente, crispée par l’injustice de l’oppression, ouvrent les plus lointaines perspectives, soulèvent les plus angoissants problèmes psychologiques et sociaux. Il est fils de Tolstoï. Avec Ivan Cankar, la littérature Slovène dépasse largement le cadre local, où cependant il puise les plus sûrs motifs de son inspiration. C’est au paysage de sa chère province qu’il emprunte les plus chaudes couleurs de sa palette, et le charme qui se dégage de ses meilleures œuvres ne peut être comparé qu’à cette lumière nuancée, qui est comme le reflet d’un feu intérieur et qui baigne les meilleurs récits de Gogol. Au reste, il a déjà été traduit dans la plupart des langues de l’Europe centrale et orientale.

Né le 10 mars 1876 à Vrhnika, il fit à Ljubljana ses études secondaires de 1888 à 1895, puis se rendit à Vienne, où il passa plusieurs années et où il se fit inscrire à la Faculté des lettres. Il revint ensuite se fixer dans la capitale Slovène. Son premier recueil de vers, Erotika, paru en 1899, fit presque scandale ; il s’y révélait sarcastique, sceptique, précocement désabusé. Le prince-évêque de Ljubljana acheta l’édition entière et la fit livrer aux flammes. Mais bientôt Ivan Cankar, éperdument sensible à la plainte de son peuple, devait évoluer vers ces récits puissamment ramassés, d’une parfaite pureté de style, imprégnés de satire et de songe angoissé, où vibre une grande âme moderne.

Le valet Barthélemy est de 1907. Il marque l’épopée du génie de l’écrivain, que la mort devait prématurément emporter le 11 décembre 1918, par suite des dures souffrances endurées pendant la grande Guerre. Du moins avait-il pu voir se réaliser son grand rêve d’union nationale yougoslave.

Ivan Cankar, dont on célèbre cette année le cinquantenaire, est en train de devenir une immortelle figure européenne. Il laisse entr’autres œuvres : Ma Vie, Images de rêve, Derrière la Croix, La Maison de Marie-du-Secours. Au théâtre, il a donné : Valets, Le Roi à Bétajnova, La belle Vida, etc.

 

PhilÉas Lebesgue.


 

 

 

 

 

 

Je vous raconte cette histoire comme elle s’est passée, dans toute son injustice et toute sa grande tristesse. Dans ce récit, vous ne trouverez point de belles phrases, point de mensonges, point d’hypocrisie. Saisis de stupeur, les gens de Bétajnova[2] baissèrent peureusement la tête : une ombre mystérieuse, semblable à un noir fantôme, se leva sur la colline et descendit dans la vallée ; sa tête était un nuage obscur ; ses pieds, les robustes peupliers du vallon ; une faux étincelante, appuyée sur son épaule brillait au loin, bien loin, jusque Ljubljana[3].

 

I

On venait d’enterrer le vieux Sitar. Dieu ait son âme, c’était un homme de bien ! Le glas s’était tu ; le prêtre avait quitté ses ornements funèbres ; tous ceux qui avaient suivi le cortège s’étaient rendus à l’auberge. Là, chez Strzinar[4], ils étaient assis autour de la longue table, tous de noir vêtus, graves et pensifs, les femmes les yeux rougis de pleurs. Barthélemy, le valet, grand, vieux et gris, avait pris place sur le banc, près de la fenêtre ; il s’essuya le front de son mouchoir rouge et soupira :

— Nous partons tous ! Je serai maintenant le premier à marcher sur ses traces !

Alors, le jeune Sitar dit :

— Eh bien, Barthélemy, tu t’assieds là, à l’aise et fier, comme le maître. Qui a hérité, toi ou moi ? Tu as dit le premier mot ; tu n’es pas le premier.

Barthélemy sourit et regarda joyeusement celui qui venait de parler.

— Tu as toujours été malicieux et taquin et tu le restes, Tony, dit-il. Tant mieux que le chagrin ne t’ait pas abattu : aux femmes les larmes, aux hommes le vin.

Il se versa du vin, leva son verre ; mais nul ne le leva avec lui.

Avant d’avoir touché le verre de ses lèvres, Barthélemy le posa sur la table. Étonné, il regarda le maître et sa famille et ne vit que des visages maussades.

— Qu’y a-t-il ?

Il n’y eut de réponse, ni des yeux, ni des lèvres. Barthélemy sentit un froid lourd envahir son cœur. Il répéta ;

— Qu’y a-t-il ? Suis-je tombé parmi des courtiers en bestiaux ou des bohémiens que vous me regardiez sans mot dire ? Suis-je ici avec notre famille ou bien avec des gabelous qui cherchent les moyens de me prendre en faute ?

Sitar répondit :

— Valet, ne nous compare point à de telles gens ! Tu es ivre sans avoir encore touché au vin !

Trois fois Barthélemy se retourna, ses yeux allèrent d’un visage à l’autre ; puis il prit son verre et reversa le vin dans la bouteille ; lentement, longuement, il versa, car sa main tremblait. Il se leva enfin, se découvrit et tint son chapeau à deux mains. Il apparut, debout derrière la table, voûté, mais grand, si grand que sa tête grise touchait presque les poutres noircies du plafond ; son visage était ridé et brûlé, mal rasé, ses yeux clairs et vifs brillaient sous les épais sourcils.

— Ce n’est pas beau de ta part, ô maître, ni de la vôtre, ô mes amis, vous qui êtes sa famille, de ne pas m’offrir une goutte de vin aux funérailles. Que Dieu bénisse le repas que vous allez prendre, je ne vous en veux pas. Si vous avez fait une loi nouvelle, je l’accepterai : au jeune, le pain ; au vieux, la pierre ; au fort, le poisson ; au malade, le serpent ; au dispos, l’œuf ; le scorpion à celui qui est las... Il n’appartient pas au valet de jeter bas ce que le maître a construit.

Le jeune Sitar, homme très vif, rougit de colère.

— Nous n’avons pas besoin de tes sermons, Barthélemy, dit-il. Si tu n’as pas envie de vin, que Dieu te bénisse !

— Tu es orgueilleux, Barthélemy, maître de ton maître, dit la femme de Sitar.

— C’est une maison à l’envers, celle où le valet est assis près de l’âtre et essuie ses bottes contre le dos du maître, dit la belle-mère.

— La voiture va à reculons, lorsque c’est le maître qui la tire pendant que le valet tient les rênes, dit le beau-frère.

— C’est une ferme qui va mal, celle ou le maître laboure, tandis que le valet se prélasse à l’ombre, dit le voisin.

Et, quand chacun eut dit son mot, Barthélemy s’inclina encore une fois.

— Vos paroles sont très sages et, en elles, il n’y a nulle injustice. Aussi, que Dieu bénisse votre repas et qu’il m’accorde une conscience tranquille et une vie sans péchés.

Ainsi parla le valet Barthélemy ; il cracha sur le seuil et sortit.

 

II

Il s’en fut tout droit par un sentier à travers champs, le long du ruisseau à demi desséché, qui se perdait dans le sable blanc. C’était une journée de mai, chaude et tranquille ; mais déjà, là-bas, derrière la montagne verte, un orage prématuré approchait ; tout se taisait dans les prés, dans les champs : la terre semblait craindre un désastre et n’osait respirer.

Lorsque Barthélemy aperçut de loin, au bas de la côte, la maison blanche aux volets verts, l’étable, la grande, le grenier, son cœur se serra. Il n’y avait là pas une seule poignée de terre qui ne portât la marque du travail de ses mains, de la sueur de son front. L’homme vit un an, dix ans, quarante ans dans une maison, et voyez, gens de Dieu, la maison lui ressemble comme un frère et il y a entre eux un lien d’amour. Et si, pour obéir à un ordre cruel, il s’en va dans quelque contrée lointaine, il pleurera sur la maison plus que sur son frère et plus qu’il ne pleura jadis sur sa mère.

Il semble à Barthélemy que ces fenêtres vertes le saluent aujourd’hui avec quelque gêne et que sur la maison, sur tout ce foyer blanc s’étend comme une tristesse silencieuse de veuve.

La douleur est semblable à un grain qui fructifie au centuple. À peine en germe dans le cœur, elle grandit rapidement.

Et, à peine blessé, le cœur de Barthélemy devint lourd, bien lourd, et immensément triste.

— Qu’as-tu fait, maître, avec une dure parole, qu’as-tu fait au vieillard ? Pourquoi as-tu voulu le couvrir de honte et le briser dans son hiver, lui qui n’a connu la douleur ni dans son lointain printemps, ni pendant tout son long été.

Barthélemy n’entra pas dans la maison ; il ne regarda pas les champs ; il alla à l’étable et se coucha sur la litière. Et là, il songea, comme jamais encore il ne l’avait fait.

— Il y aura bientôt quarante ans, se disait-il, oui, quarante ans, que j’ai passé ce seuil. C’était alors une cabane, triste et misérable, qui faisait honte au maître et au valet... Mais la sueur a coulé en ruisseaux et nous avons bâti une demeure, qui est à l’honneur des hommes, à la joie des femmes. Qui l’a créée ? Tous sont morts, fatigués ; je suis resté seul, moi, le dernier maître. Notre maison donne sur de vastes champs féconds. Qui a travaillé ces champs immenses, qui les a agrandis ? Tous sont tombés ; je suis resté seul debout, moi, le dernier laboureur, le dernier faucheur. Ô chose étrange ! Pendant quarante ans le pommier, gloire du jardin, orgueil du maître, a produit des fruits ; arrive un étranger qui voudrait arracher l’arbre et le replanter sur la pierre... Ô chose étrange ! L’homme a peiné pendant quarante ans pour créer un foyer ; il a engraissé de sa sueur les champs et les prairies ; et quand la demeure a été bâtie, quand les champs et les prairies ont été féconds, arrive un étranger (d’où vient-il ?) qui lui dit : « Tu n’es pas le premier ! » Et il le chasse à l’étable, pendant que lui s’assied auprès de l’âtre et bourre sa pipe.

Ainsi pensait Barthélemy ; il se leva, brossa de la main sa veste de cérémonie et se dirigea vers la maison. Là, il ôta sa veste, s’assit sur le poêle et bourra sa pipe. Son chagrin s’était subitement envolé ; il souriait et ses yeux clignotaient sous ses sourcils touffus. La servante entra.

— Tu prends la vie en douce, Barthélemy ; dehors, il fait encore jour, tout le monde est aux champs, et toi, tu es tranquillement assis sur le poêle !

Barthélemy ôta sa pipe de la bouche et fronça les sourcils.

— Veux-tu t’en aller ? À qui commandes-tu ?

La fille fit claquer la porte.

« Qu’est-ce qui lui prend ? » se demanda Barthélemy.

Vers le soir, comme le ciel s’assombrissait, la porte s’ouvrit toute grande. Sur le seuil se tenait Sitar ; il chancelait quelque peu et portait son chapeau de travers, sur l’oreille. Barthélemy le regarda sans bienveillance.

— Qui est là ? demanda Sitar.

Barthélemy se tut.

— Qui est arrivé ? répéta Sitar.

Lentement, Barthélemy retira sa pipe de la bouche et railla.

— Tu as bu un bon coup aux funérailles de ton père, à ce qu’il paraît. Allons, va te coucher.

D’un pas si lourd que le plancher trembla, Sitar entra dans la chambre.

— Qui envoies-tu se coucher, valet ? Qui est ivre ?

Barthélemy ne bougea pas et dit, aussi tranquillement que s’il eût parlé de la récolte :

— C’est à toi que j’ai dit cela, car tu es ivre.

Sitar resta un instant interdit ; puis les veines de son front se gonflèrent, il jeta son chapeau à terre et cria :

— Tais-toi, valet. Je n’ai pas enterré un seul maître aujourd’hui, j’en ai enterré deux. Descends !

Barthélemy se mit à rire et, lentement, descendit du poêle. Il ne se pressait pas.

— Descendras-tu ?

— Pardonne à mes vieux os leur lenteur ; tu auras ton tour de repos, mon ami, dit Barthélemy en riant.

Titubant et trébuchant, Sitar s’approcha, monta sur le poêle et s’assit, puis se retournant et s’inclinant vers Barthélemy, commanda :

— Ôte-moi mes bottes !

Barthélemy ne répondit pas ; il s’assit sur le banc et ralluma sa pipe qui s’était éteinte.

— Ôte-moi mes bottes !

— N’as-tu pas fini de plaisanter ? dit lentement Barthélemy. Tout rappelle encore la mort dans cette chambre ; tu ferais mieux de t’agenouiller et de prier, ce soir.

Et il alla s’agenouiller devant le crucifix. Le maître le regardait sombrement. Sitar alluma sa pipe, cracha à travers la chambre et se tut, jusqu’à ce que Barthélemy eut fini de prier. Celui-ci se leva, son regard à terre et saisit la poignée de la porte pour sortir.

— Barthélemy ! lui cria Sitar.

Barthélemy s’arrêta.

— Que je te dise, Barthélemy, ajouta Sitar très vite, et sa pipe tremblait dans sa main, que je te dise : cherche un maître ailleurs.

Un large sourire illumina la face de Barthélemy et, joyeusement, il cligna des yeux.

— Comment ?

Sitar frappa le banc de sa botte.

— Es-tu devenu sourd, valet ? Cherche un autre maître, t’ai-je dit. Tu as fini de commander chez moi, fini de commander dans cette maison.

À ce moment, un éclair sillonna le ciel noir et on entendit un grondement lointain. Barthélemy se découvrit et fit un signe de croix :

— Que Dieu nous préserve de tout mal ! Garde-toi du péché, jeune homme ; recommande-toi à Dieu et à ton saint patron !

Il ouvrit la porte et s’en alla à la grange ; il se coucha dans le foin et s’endormit aussitôt ; toute tristesse avait disparu de son cœur.

 

III

Comme un jeune visage encore en pleurs et déjà consolé, le frais matin riait après l’orage,

Barthélemy passa le seuil, fit le tour de la grange et se mit en route pour aller voir les champs. À ce moment, Sitar ouvrit la fenêtre et montra son visage encore endormi, maussade, et avec les cheveux en broussaille ; il aperçut le grand Barthélemy qui se dirigeait vers les champs.

— Où vas-tu ?

Lentement, Barthélemy se retourna.

— Aux champs.

— Dans quels champs ?

— Quoi ?

— Dans quels champs ?

Barthélemy éclata de rire.

— Tu n’as pas encore assez dormi. Allons, recouche-toi si tu as mal à la tête.

— Dans quels champs ? répéta le maître, et le sang lui monta au visage.

— Dans nos champs ! répondit Barthélemy qui se tenait au bord de la venelle, courbé, mains au dos, immobile.

— Qu’est-ce que cela veut dire, nos champs ?

Le front de Barthélemy se plissa et son visage ridé s’empourpra.

— Cela veut dire : mes champs !

Sitar, stupéfait, ouvrit la bouche et regarda Barthélemy de ses yeux gonflés et agrandis.

— Tu deviens fou, vieux !

Barthélemy se retourna et, le long de la venelle, s’en alla vers la campagne. Longuement Sitar le regarda s’éloigner, puis il s’habilla et sortit à son tour, mais passa d’un autre côté pour ne pas rencontrer le valet. Tous deux marchaient lentement ; tous deux marchaient courbés ; ils regardaient à terre et cependant, de loin, se voyaient, comme l’homme voit avec son cœur seul quand il a peur et que, en silence, quelqu’un s’approche de lui par derrière.

Barthélemy rentra à la maison comme le repas de midi était déjà sur la table. Essoufflé, il s’arrêta près de la porte, fronça les sourcils et, tout étonné, regarda le maître, la famille : à sa place habituelle, il n’y avait ni cuiller, ni chaise.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas appelé ?

— Est-ce que les voisins t’ont appelé ? lui répondit Sitar, et tout le monde éclata de rire.

— Qu’avez-vous à ricaner, valets et servantes ? Qui suis-je ? Peut-être Carnaval est-il entré dans cette maison ?

La voix de Barthélemy tremblait d’une colère contenue et d’un chagrin inconnu.

La femme de Sitar parla, et ses paroles furent plus aigres qu’aimables.

— N’as-tu pas entendu, hier soir ? Le maître t’a renvoyé ! Mais, s’il a faim, dit-elle en se tournant vers la servante, apporte-lui une cuiller. Nous ne chasserions pas même un mendiant, à plus forte raison pas un domestique qui a travaillé dans la maison et mangé avec nous.

La servante apporta une cuiller qu’elle posa à côté de celle du berger.

— Que regardes-tu donc ? demanda durement Sitar sans lever la tête. Nous t’offrons une cuiller puisque tu as faim ; Dieu te bénisse, nous ne te compterons pas les bouchées ! Mais si cela ne te plaît pas, bon voyage !

Barthélemy, comme anéanti, ouvrit de grands yeux et ne répondit rien. Alors, Sitar jeta la cuiller sur la table et se leva.

— Eh quoi, tes vieilles oreilles sont-elles tout à coup devenues sourdes, ton vieux cerveau s’est-il ramolli ou bien ne veux tu pas comprendre ? Je t’ai dit, hier soir, de chercher un maître ailleurs ; le monde est grand et tu as de longues jambes. Tu ne commanderas plus chez nous, Dieu en soit loué !

Les genoux de Barthélemy tremblaient ; il parla, mais à voix basse et lentement ; sa voix ne pouvait sortir de sa gorge.

— J’ai entendu, jeune homme, et j’ai compris. Mais, si tu me disais : va, et incendie la maison, j’entendrais, je comprendrais, et je ne l’incendierais pas. Parle selon la raison, alors, j’entendrai, je comprendrai et j’obéirai. Qu’est-ce que cela veut dire ? Fais ton paquet, charge-le sur tes vieilles épaules et va-t’en ! Combien y a-t-il là de divine raison et de justice ? Tu aurais agi en chrétien et tu n’aurais pas sali les genoux si, après le repas de funérailles, tu t’étais agenouillé devant moi, le dernier maître de cette maison. Et je t’aurais dit : commande, à présent ; voici ta maison, tes champs, tes prairies ; prends tout ce qui est né miraculeusement de mon sang et de ma sueur, tout ce qui a courbé et fauché mon corps, fait que mes bras sont aujourd’hui faibles et que mes vieux genoux tremblent. Prends tout ! Moi, vieillard, maître fatigué, j’allumerai ma pipe et me reposerai près de l’âtre... Ainsi aurais-je fait, ainsi aurais-je parlé, à la satisfaction de Dieu et des hommes.

Sitar se retourna, un sourire ironique aux lèvres et d’un regard joyeux, embrassant toute la famille :

— Bonnes gens, regardez-le ; dites, faut-il que je m’agenouille devant lui ?

Un long éclat de rire accueillit ces paroles. Sitar se tourna vers Barthélemy, le regarda longuement, puis parla :

— Crois-tu donc que je t’ai montré la porte parce que j’étais ivre et de mauvaise humeur, ou bien que j’avais le cœur aux farces et aux plaisanteries, après les funérailles de mon père ? Non, valet : la mort de mon père m’a frappé, mais la balance était juste ; à côté de la douleur se trouvait la consolation. Jamais je n’ai été le maître ici ; on me traitait comme le dernier des valets ; ma cuiller était posée à côté de celle du berger. Toi, valet, tu étais mon maître injuste ; ton regard était un commandement, tes paroles des ordres. Mais dans mon cœur, je te voyais, me suppliant un jour sur le seuil de ma maison et je jouissais de cette douceur... Il était pour vous tous le maître du maître... jouissez, vous aussi... Berger, ouvre-lui la porte toute grande.

Le berger obéit ; mais Barthélemy ne fit pas un mouvement, ne bougea pas.

— Ne te tiens pas là, comme un dieu de bois. Marche !

Barthélemy sembla s’éveiller d’un mauvais songe ; mais son visage était serein et il souriait.

— Sitar, Dieu a fait la loi et tu ne la changeras pas ; la sueur de ton front t’appartient, dit cette loi. Je ne te supplierai pas de me donner le lit que j’ai préparé moi-même ; je ne mendierai pas le pain que j’ai moi-même pétri et gagné ! Je me coucherai sur le lit sans rien demander, je prendrai le pain sans le mendier. C’est la loi, c’est la justice. Et vous, reprenez vos cuillers et mangez ; n’ayez point honte de voler votre repas, n’ayez point honte de ne pas avoir attendu le maître et sa prière... Le maître est miséricordieux et sans rancune, car la loi et la justice sont pour lui !

Ainsi parla Barthélemy. La famille regardait en silence ; le visage de Sitar était ténébreux, ses paroles furent dures et rapides :

— Va-t’en sans querelle ; la porte est ouverte, le seuil est bas.

Barthélemy se retourna encore, regarda longuement, mais tous baissaient la tête et il ne rencontra pas de regard pour lui dire adieu. Et cela lui fit mal.

— Réjouissez-vous, mes amis ! La maison vous est ouverte, la réserve et le grenier aussi. Prenez et réjouissez-vous ! Je reviendrai vers vous avec mon droit écrit, signé, scellé... car Dieu ne ment pas et les lois ne mentent pas. Et alors, mes amis, que l’amitié et la pitié chrétienne règnent parmi vous.

Il dit, et s’en alla.

 

IV

Il se mit en route pour se rendre chez le maire, aubergiste à Dolina. En chemin, il rencontra un homme qui n’était ni un bourgeois, ni un écolier, ni un valet ; il était vêtu de noir, portait la barbe, savait un peu de tout, était au demeurant un vagabond, sans famille et sans foyer. Il se montrait quelquefois à Bétajnova où il était né, puis brusquement disparaissait, Dieu sait où ; il n’avait pas non plus de religion et ne se découvrait jamais en passant devant l’église.

— Je vais l’interroger, ce mécréant, se dit Barthélemy et il l’arrêta.

— Salut, Gostach !

— Salut, Barthélemy !

— Toi qui es savant et qui connais les lois, dis-moi ceci ! j’ai travaillé pendant quarante ans, j’ai bâti une maison ; de ma sueur, j’ai engraissé les champs et les prairies ; à qui est tout cela ?

Le noir écolier arqua ses sourcils et se tut.

— Écoute-moi bien. Pendant quarante ans, j’ai travaillé dans ma maison ; si tu t’agenouilles là-bas, si tu examines la terre, tu verras qu’elle est à moi, tu y reconnaîtras mon sang ; si tu regardes la maison, ces vertes fenêtres te salueront en mon nom. Que penses-tu donc ?

L’écolier le regarda et se tut.

Barthélemy se courba davantage, plissa son front, posa l’un sur l’autre ses deux index comme pour mieux expliquer et démontrer en détail ce dont il s’agissait.

— Il y a quarante ans que je suis venu ! dit-il. D’où suis-je venu ? De Resje, me semble-t-il ; de Resje je suis venu. Nous étions trop nombreux à la maison ; alors je me suis mis en route. Il y a si longtemps de cela que jamais je ne pense ni à ma mère, ni à mes frères et si, maintenant, ils venaient à passer, je ne les reconnaîtrais pas... Je suis venu et j’ai élevé une maison, là-bas, regarde, au bas de la côte.

L’écolier regarda et dit, tout étonné :

— Mais, c’est la maison de Sitar... là-bas !

— De quel Sitar, je te prie. Où as-tu vagabondé ? Tu ne sais donc rien ! Sitar est mort, nous l’avons enterré hier. Je suis resté seul, moi, le dernier maître.

— Où donc est passé le jeune Sitar ?

— Retourne-toi, il est là-bas devant la maison ; c’est lui, je le reconnais à sa mâle attitude. Dieu me garde de dire du mal de lui ! Ce serait un bon travailleur, mais il boit un peu plus que de raison et a la colère trop prompte... Jamais je ne le chasserai de la maison, qu’il prenne son temps, au nom de Dieu, il est encore jeune !

— Comment le chasserais-tu de la maison ? C’est lui le vrai maître, il hérite de son père !

Barthélemy, mécontent, hocha la tête et fit un geste large.

— Que me racontes-tu là, quelle est cette vaine science ?... Ce n’est pas pour cela que je t’ai arrêté sur la route... Héritier de son père et maître après lui, c’est la coutume, peut-être aussi la justice, Dieu le saura bien ! Mais, cela, c’est une chose, ceci en est une autre : pendant quarante ans, Barthélemy a bâti ; pendant quarante ans, Barthélemy a travaillé. Dieu a béni son labeur qui a produit des fruits magnifiques ! À qui est le travail, à qui sont ses fruits ? Dis-moi cela maintenant ! Quelle loi des hommes, quel commandement de Dieu ont fait que maintenant je ne sais où me coucher, moi qui ai fauché tant de foin qu’on pourrait en faire une montagne plus haute que le sommet de Ljubljana, et que je n’ai pas une croûte de pain, moi qui ai rempli de seigle, de froment et de sarrasin d’immenses réserves ! Savant, dis-moi cela maintenant !

L’écolier comprit et se mit à rire joyeusement :

— Barthélemy, ainsi le veut la loi des hommes : Barthélemy bâtira et quand il aura fini : le maître auprès de l’âtre, Barthélemy à la porte. Barthélemy labourera, sèmera, moissonnera : au maître la moisson et le pain, à Barthélemy la pierre. Barthélemy fauchera et battra, il entassera le foin et la paille et, quand il aura rempli la grange, le grenier et l’étable : le maître sur un lit moelleux, Barthélemy sur la dure route. Le maître et Barthélemy vieilliront : le maître se reposera près du poêle, allumera sa pipe et somnolera agréablement ; Barthélemy se réfugiera derrière l’étable et finira sur le fumier... Voilà la loi des hommes. Et le commandement de Dieu a dit : Supporte l’injustice, Barthélemy ; quand le voisin te frappe sur la joue droite, tends-lui encore ta joue gauche, et, s’il empoigne ta veste, donne-lui encore ta chemise.

— Tu mens ! cria Barthélemy, Dieu n’a pas créé l’injustice.

Peut-être la pitié avait-elle gagné le cœur du noir écolier, car il ne riait plus.

— Barthélemy, ne te querelle pas pour l’injustice et le droit, pour les lois des hommes et les commandements de Dieu. Je me suis jadis irrité, moi aussi, et, maintenant, je n’ai ni famille, ni foyer. J’ai voulu montrer aux hommes l’injustice du monde et des lois, et ils m’ont jeté à la rue en m’appelant rebelle ! Supporte l’injustice, Barthélemy, sans la nommer jamais. Retourne vers ton maître, agenouille-toi devant lui, joins les mains, et supplie-le de te donner un humble coin dans cette maison que tu as élevée toi-même, une croûte de ce pain que tu as toi-même pétri. Fais ainsi et tu obéiras à la loi du monde et au commandement de Dieu !

Barthélemy secoua lentement la tête.

— Tu as souffert de l’injustice... elle est restée dans ton cœur et c’est pourquoi tes paroles sont impies et insensées. Mais, puisque tu as été malheureux, viens chez moi quand tu seras fatigué et quand tu auras faim : il y aura là-bas un lit pour toi et une place à table.

Ainsi parla Barthélemy ; il avait mal et son cœur était oppressé.

Et chacun s’en alla sur son chemin.

 

V

Le maire, gros, réjoui, les bras nus, se tenait devant l’auberge.

— Où vas-tu, Barthélemy ?

— Chez toi, maire, pour affaires.

Ils entrèrent dans l’auberge ; le maire s’assit, majestueux ; Barthélemy resta debout.

— Écoute maintenant, ô maire, ce que je vais te raconter, et juge selon la justice et les lois. Le jeune Sitar m’a dit : « Va-t’en et cherche ailleurs un autre maître. » Il a dit à Barthélemy : « Tu as travaillé pour moi, jusqu’au bout ; va-t’en maintenant et cherche ailleurs ta couche dernière. » Il a dit au vieillard : « Tu m’as donné ton printemps et ton été, tu m’as donné ton automne ; j’ai tout pris, j’ai tout mis dans les réserves qui sont pleines jusqu’au bord ; toi, va-t’en, dans ton hiver, là où te porteront encore tes vieilles jambes. Je n’ai pas labouré, a-t-il dit, je n’ai ni semé, ni moissonné, mais je vais recueillir ta riche moisson ; je mangerai du pain blanc : toi, regarde si tu trouves près du seuil quelque croûte que le soleil n’ait pas desséchée. Tu nous as préparé le repas et la boisson, tu as mis la table pour nous : toi, agenouille-toi à terre et ramasse les miettes !... » Ainsi a-t-il dit sans avoir honte de ses paroles ! Où est le droit, où est la loi ? Juge, ô maire. Le maire fronça les sourcils ; son regard n’était plus ni joyeux, ni aimable.

— Tu as parlé longuement, tu aurais pu dire cela tout court : Sitar t’a renvoyé !

Barthélemy posa son chapeau devant lui et appuya ses poings sur la table.

— Comment, renvoyé ? Le valet peut-il renvoyer le maître ? Qui a bâti cette maison, aujourd’hui grande et riche ; lui, ou moi ? Qui a engraissé la terre de sa sueur bénie, lui ou moi ? Qui a donc agrandi les champs, les prairies, les bois, bien haut, dans la montagne, bien loin dans la vallée ; lui ou moi ? Qui a créé cette aisance avec sa grande force : moi, qui étais aux champs, nu et en sueur ou lui qui était dans ses langes et ne savait que pleurer ? Qui a le droit de dire à l’autre : fais ton paquet, charge-le sur ton épaule et va-t’en sans adieu, car le monde est grand, moi, ou lui ? Dis-moi où est le droit, ô maire ; explique-moi la loi.

Le maire appuya son large dos contre le banc et regarda sombrement.

— Que veux-tu, Barthélemy ? Dis-le-moi. Pourquoi es-tu venu ?

Barthélemy, tout étonné, se redressa.

— Pour la justice, je suis venu. Je ne suis pas venu mendier un lit et du pain. Fais ton métier : regarde les lois, rends la justice, scelle une lettre !

— Que veux-tu ?

— Ce que je t’ai dit.

— Le maître t’a renvoyé ?

— Quel maître ? Qui a-t-il renvoyé ?

— Ne dis pas de bêtises, Barthélemy. Tu es bien sot pour être si vieux, je ne t’en veux pas. Pourquoi Sitar te renvoie-t-il ?

— Qui me renvoie ? D’où ?

— Allons, Barthélemy, va raconter ton histoire aux petits bergers, si tu ne veux pas écouter la voix de la raison. Dis-moi ceci encore, je ne te demande pas autre chose : que penses-tu faire, maintenant que tu n’as ni foyer, ni maître ? Où vas-tu ?

— Où vais-je ? demanda Barthélemy en ouvrant de grands yeux.

— Précisément. Ne me regarde pas ainsi et ouvre les oreilles. Sitar t’a renvoyé, tu n’as plus ni maison, ni maître. Où vas-tu maintenant ?

Barthélemy garda longtemps le silence avant de demander :

— Quoi, c’est cela, le droit et la loi ?

Le maire se mit en colère.

— Qui te parle de loi et de droit ? Que signifient ces choses-là pour un valet ; en quoi l’intéressent-elles ? Nous parlons maintenant de ceci : où as-tu l’intention de diriger tes vieilles jambes ?

Barthélemy regarda fixement le maire, puis baissa la tête.

— Alors, voilà quelle est la loi écrite : ni droit, ni justice pour le valet !

— Je n’ai pas dit cela, ce n’est écrit nulle part ; allons, ne calomnie pas. Mais le maître est le maître et le valet est le valet ; et si le maître dit au valet : rassemble tes hardes, lève-toi et va-t’en, il est commandé au valet de se lever et de s’en aller sur le chemin. De tout temps, il en a été ainsi, il en sera de même jusqu’à la fin des siècles, car, autrement, ce serait le monde renversé... N’as-tu pas honte qu’il faille t’expliquer ces choses-là comme à un enfant, alors que tu as soixante ans bien sonnés ?

Barthélemy, les yeux fixés à terre, pensait tout haut :

— Que je noue mon paquet, que je me lève et que je m’en aille ?

— Que tu te mettes en route.

— C’est la loi ?

— Oui, c’est le droit.

— Mais, ô savant maire, dis-moi ceci encore : comment vais-je mettre dans mon paquet mon travail, mon labeur de quarante années ? Dis-le-moi et je m’en vais.

Cette fois, le maire se fâcha tout à fait et frappa du poing sur la table.

— Es-tu venu te moquer de moi ? Rassemble les gamins sur la route et raconte-leur ton histoire ; tu verras comme ils riront, comme ils te tireront la langue, se suspendront à ta veste. Ta place n’est plus parmi les gens sérieux, pas même parmi les commères.

Stupéfait, Barthélemy écoutait.

— Hier encore, ô maire, tu me parlais tout autrement. Tout autre était ton salut, ton visage même, me semble-t-il, était tout autre. Qu’il est étrange que l’homme change ainsi devant nos yeux, en plein jour ; hier encore il était là, aujourd’hui ce n’est plus lui, un autre est à sa place... Que t’ai-je fait pour que tu me craches au visage, quand, hier encore, tu me saluais en chrétien !

— Valet, je ne te dois pas de réponse ; allons, ne cause d’ennuis ni à moi, ni à la commune ; fais ton paquet et va-t’en !

Et le maire, ayant parlé, se leva.

 

VI

Pendant que le maire et Barthélemy se querellaient, plusieurs paysans étaient entrés à l’auberge.

Barthélemy, offensé par les paroles du maire, se tourna vers eux et leur dit :

— Vous avez entendu, bonnes gens ; jugez ! Je fais appel à votre conscience : ne vous pressez pas de parler. Vous me connaissez tous, et vous qui êtes des hommes, vous étiez encore des adolescents et des enfants, que déjà je labourais, je moissonnais, je fauchais. Ma maison était bâtie, mes champs étaient féconds que nous n’aviez de demeure pas même dans le sein de votre mère ! Là-bas, sous la côte est ma maison ; tous ces champs sont à moi, du ruisseau à la montagne ; à moi sont ces vastes prairies, ce sombre bois sur la colline ! Qui a travaillé là, si ce n’est Barthélemy ? Qui a appelé du ciel la bénédiction de Dieu, que la fécondité est sortie de la pierre comme un arbre d’une minuscule graine de séné ? Qui, si ce n’est moi ? Quarante ans ont passé depuis ; maintenant tout est travaillé, moissonné, fauché, rentré... Barthélemy, ta tâche est terminée, noue ton paquet et va-t’en ! Voilà ce qui s’est passé ; vous, braves gens, soyez mes juges, réfléchissez et jugez !

Tous se regardèrent ; quelques-uns riaient ; nul ne parla. Barthélemy se tourna d’un visage à l’autre et il eut peur.

— Pourquoi vous taisez-vous et me regardez-vous comme un vagabond, un mendiant importun ? Ô chrétiens, taisez-vous, réfléchissez bien ; ne jugez pas trop vite. Asseyez-vous, mes jurés, les juges équitables ; je vous ai exposé ma cause, du commencement à la fin, je n’ai rien caché, rien omis ; réfléchissez à présent : connaissez la vérité et faites-la connaître.

Veyatch éclata de rire et dit :

— Es-tu devenu fou, Barthélemy ?

Celui-ci ne comprit pas et ouvrit de grands yeux.

— Pourquoi de telles paroles ? Je ne t’ai rien demandé sur ma raison ; je t’ai interrogé sur mes droits. Mais, même si j’étais fou, si je faisais devant vous des farces insensées, à votre amusement et à votre scandale, mon droit resterait ce qu’il est... un fou aussi a ses droits !

— Allons, raconte ce qui est arrivé, dit Salander.

— S’il est fou, il ne l’est pas devenu pour rien.

Alors, le maire, brusquement, l’interrompit.

— Que pouvait-il bien lui arriver ? Sitar l’a renvoyé — le maître a renvoyé le valet, voilà tout.

— Il a renvoyé Barthélemy ! s’étonna Salander. C’est très mal d’avoir fait cela, de l’avoir chassé dans la vieillesse ! Il a droit à un coin près du foyer, à une place à table. Je ne chasserais pas même de l’étable un cheval devenu aveugle.

Barthélemy leva très haut ses sourcils touffus.

— Que dis-tu, un cheval aveugle ? Il ne s’agit pas de miséricorde ni d’aumône, il s’agit de droit, de savoir si c’est la loi des hommes et le commandement de Dieu que l’on me dise : maintenant que tu as travaillé et que le soir arrive, prends ton paquet et va-t’en où tu voudras — c’est de cela qu’il s’agit.

Les paysans se regardèrent et se turent.

— Allons, parle, toi, Salander. Est-ce la loi des hommes et la justice de Dieu ?

— Ainsi, vous l’avez entendu, dit le maire en riant. Répondez-lui.

Et Salander répondit :

— La loi humaine et le commandement de Dieu disent que le valet doit obéir à son maître. Mais c’est aussi une loi, nulle part écrite, partout connue, et c’est aussi un commandement du Christ que le maître ne doit pas chasser de sa maison le valet qui l’a servi jusqu’au bout, quand il est vieux et incapable de travailler. Barthélemy, va toi-même le trouver, explique-lui cela et il aura pitié de toi !

Barthélemy, indigné, cria :

— Ce n’est pas à la porte de la pitié, c’est à la porte de la justice que je frappe, pour qu’elle s’ouvre à moi, toute grande. Celui qui a commandé pendant quarante ans n’est ni un mendiant, ni un chemineau ; il n’est pas sans foyer, celui qui en a élevé un lui-même ; celui qui a cultivé de vastes champs n’a pas besoin de mendier son pain. Toi qui as travaillé, ton travail t’appartient, c’est la loi. Je trouverai la justice, elle me sera rendue ; si ce n’est pas vous qui le faites, d’autres le feront, juges insensés et injustes ; le monde est grand, il y a beaucoup de juges au-dessus de vous, et au-dessus de tous est Dieu !

Les paysans avaient l’air sombre, le maire ricanait.

— Réfléchis, Barthélemy, n’insiste pas et ne t’emporte pas, dit lentement Salander. Ce que le monde a fait, tu ne le changeras pas. Si tu t’es querellé avec le jeune maître et s’il ne se laisse pas toucher, peut-être pourrait-on trouver pour toi une place dans l’hospice, bien que tu ne sois pas de cette commune ; tu as longtemps vécu parmi nous, nous ne te laisserons pas mourir sur la route !

Le long corps de Barthélemy frémissait tout entier de colère :

— Lui m’a chassé ; vous m’avez couvert de honte. Je suis allé chercher la justice, les juges se sont moqués de moi. Enfermez-là, dans l’asile des pauvres, les ivrognes qui ont dissipé leur avoir, les voleurs que, dans leur vieillesse, leurs longs doigts ne servent plus ! Et enfermez-y aussi les juges qui ont violé la loi, souillé la justice ! Et enfin, enfermez-y ceux qui se sont moqués du vieillard, au lieu de s’incliner devant lui.

Ainsi parla Barthélemy.

Alors, les paysans se fâchèrent, parlèrent tous ensemble et crièrent :

— Assez, valet !

— Ne querelle point, valet !

— Tu es fou, valet !

— En prison, le valet rebelle et non à l’hospice.

— Va-t’en, valet, là où te mène ton chemin.

— Ouvre la porte au valet ; ouvre-lui, maire.

— Ouvre-la lui, toute grande.

Alors, le maire s’approcha de Barthélemy.

— Adieu, Barthélemy, assez de mots !

Barthélemy regarda autour de lui ; son visage était calme, sa voix seule tremblait.

— Je vous pardonne, juges injustes, comme Dieu a pardonné à ceux qui l’ont blasphémé et persécuté.

Il baissa la tête, doucement ouvrit la porte, doucement la referma derrière lui.

 

VII

Lorsque Barthélemy fut dehors, il pensa :

« Ainsi m’a dit le maire : « Rassemble les gamins sur la route et raconte-leur ton histoire ; ils se moqueront de toi et te tireront par la veste ». Dans ces paroles railleuses, il y avait beaucoup de bon sens. Ce que n’a pu sentir le cœur des hommes, endurci par l’injustice du monde, le cœur innocent des enfants, encore plein de la bénédiction divine, le sentira ! »

Et Barthélemy s’en alla et rassembla sur la route tous les enfants qu’il rencontra. Et quand ils furent là, curieux, mutins, turbulents et gais, il leur raconta son histoire.

— J’avais une maison, enfants, là-bas, sous la côte, cette maison aux volets verts ; on me l’a prise. J’ai longtemps bâti, enfants, je suis vieux déjà, impotent ; et, quand j’ai eu fini, on m’a dit : « Allons, Barthélemy, maintenant, va-t’en. » Chers enfants, j’avais aussi des champs ; tout ce que vous apercevez, du ruisseau à la montagne, était à moi : ces champs, on me les a pris ; au commencement, il n’y avait que quelques lopins de terre derrière la maison ; j’ai agrandi le bien, je l’ai augmenté par la herse et la charrue, et quand j’ai eu fini, on m’a dit : « Allons, Barthélemy, les bornes sont plantées, va-t’en. » Enfants, ô vous, jeunes êtres innocents, dites-moi si c’est là le droit et la loi.

Les enfants, un instant interdits, éclatèrent de rire.

— Donne-moi un sou, Barthélemy, cria un petit va-nu-pieds.

— Là, voilà un sou, n’aie pas peur ! Prends-le et réponds à ce que je te demande.

Le petit allongea timidement la main, puis serra le sou dans son poing et s’enfuit.

— Dieu t’accompagne, petit effronté, dit Barthélemy en riant. Mais, dis-moi, toi qui me regardes d’un air si sérieux ; tu as tout entendu, parle et dis ce que ton jeune cœur encore pur te dictera.

— Donne-moi aussi un sou ! dit le petit garçon d’une voix lente et étrangement profonde.

— Eh bien, voilà un sou, en voilà deux ; Barthélemy est riche, car il a travaillé pendant quarante ans. Allons, dis-moi ce que je t’ai demandé.

L’enfant serra les deux sous, recula d’un pas et cria de la même voix lente et étrangement grave : « Ivrogne ! » Puis il s’enfuit, mais non sans se retourner pour voir si Barthélemy le poursuivait.

— Va-t’en, tu es jeune, et sans raison ; Dieu fermera les yeux, dit Barthélemy qui se sentait triste.

La foule des enfants était nombreuse autour de lui, et plus il avançait, plus le cortège se faisait long et joyeux.

— Venez, enfants, suivez le riche misérable et écoutez religieusement son histoire. Vos jeunes cœurs sont des champs fraîchement labourés ; qu’en eux tombe une semence qui germera et fructifiera un jour. Peu importe si vous êtes gais, de bonne humeur et si vous avez peur de celui qui a l’air sombre et qui marche lentement. Moi aussi, j’ai gambadé, j’ai dansé que c’était un plaisir ; les filles m’admiraient, les garçons me craignaient ; alors j’aurais pu faire respecter mes droits avec mes poings !...

— Danse, Barthélemy ! crièrent en chœur les enfants.

Et, tout à coup, au milieu du joyeux cortège qui gambadait autour de lui, Barthélemy sentit ses jambes légères et jeunes et même se balança sur ses hanches.

— Barthélemy danse, Barthélemy est ivre ! crièrent les enfants ; devant lui, ils dansaient ; derrière, ils se précipitaient sur lui.

Barthélemy essuya de sa manche la sueur de son front ; il s’arrêta au milieu de la route et se retourna vers les enfants.

— Assez, mes amis, assez de farces ! Dieu bénisse vos jeunes cœurs qui ne connaissent ni le droit, ni l’injustice, car ils sont trop purs encore, et la vie et ses amertumes ne les ont point endurcis. Moi non plus, jusqu’en mon automne avancé, je n’ai pas connu l’injustice ; mais aujourd’hui, je l’ai chargée sur mes épaules et je suis contraint d’aller par le monde cherchant où je pourrais la déposer. Dieu vous garde, mes amis, de rechercher un jour ce qu’ont fait les lois des hommes et les commandements de Dieu ! Dieu vous préserve de connaître le droit, car vous sentiriez l’injustice !

Barthélemy trébucha ; son chapeau roula dans la poussière, car un des enfants l’avait poussé. Les enfants éclatèrent de rire.

Barthélemy, avant de ramasser son chapeau, se retourna vers les enfants :

— Il ne fallait pas faire cela, mes enfants. Je suis vieux, trop vieux pour jouer avec vous, pour gambader et faire des cabrioles.

Et comme Barthélemy se tenait courbé vers la terre et ramassait son chapeau, il tomba tout à coup sur les genoux, les mains dans la poussière ; le cortège se dispersa, les enfants se plantèrent au bord de la route et attendirent. Lentement, le vieillard se leva, essuya la poussière de ses genoux ; son visage bouleversé exprimait la frayeur et la douleur.

— Dieu a pardonné, enfants ; je pardonnerai moi aussi ! Comment connaîtriez-vous l’injustice, puisque vous ne l’avez jamais sentie ? Dieu et sa miséricorde soient avec vous !

— Barthélemy est tombé ! L’ivrogne a roulé dans la poussière ! crièrent les enfants.

Une pierre fendit l’air, atteignit Barthélemy au genou.

Barthélemy se retourna et dit tristement :

— Dieu vous pardonne, mes enfants ! Que faites-vous ?

Une autre pierre, lancée de plus loin, frappa Barthélemy à la mâchoire, fendit la peau ; le sang parut.

Barthélemy, tremblant d’une étrange épouvante, étendit les mains.

— Enfants, mes chers enfants, que vous ai-je fait ?

— Du sang ! crièrent les enfants ; effrayés, ils sautèrent le fossé et s’enfuirent à travers champs.

Du groupe s’était détaché un tout petit garçon à la grosse tête frisée ; il était encore en robe et allait nu-pieds. À petits pas, pleurant et sanglotant, il s’approcha de Barthélemy, lui entoura le genou de ses bras. Barthélemy caressa ses cheveux bouclés, ses joues où ruisselaient des larmes.

L’enfant leva son visage vers Barthélemy ; ses yeux brillaient.

— Toi seul, tu es venu, toi seul m’as entendu, mon tout petit. Sois mon porte-parole, mon juge équitable.

L’enfant tremblait et appelait :

— Maman, maman, maman !

Une femme accourut, le prit dans ses bras.

— Que lui a-t-on fait ?

— Lui seul a senti l’injustice ! Que toutes les bénédictions du Ciel descendent sur toi, mon juge miséricordieux ! dit Barthélemy.

L’enfant cacha son visage en pleurs dans le sein de sa mère ; doucement, il sanglotait encore et balbutiait :

— Maman ! Maman !

 

VIII

Barthélemy s’en alla chercher ses effets. Devant la maison, il rencontra Sitar, mais ne le regarda pas ; Sitar non plus ne tourna pas la tête.

— Je viens seulement chercher mes affaires, dit-il en regardant devant lui, comme s’il eût parlé à la maison, et non à Sitar. Je ne prendrai pas autre chose ; tu n’as besoin de fermer ni la maison, ni le grenier.

Il entra dans le corridor, monta par l’échelle sous les combles à la petite chambre qu’il avait jadis lui-même choisie et arrangée. Il y avait là un lit, un crucifix et un rosaire contre le mur, rien de plus. À un crochet pendaient les habits du dimanche ; le linge était rangé dans un coffre sous le banc. Le lit était couvert d’une étoffe à ramages que le défunt Martin lui avait apportée de la guerre turque comme souvenir. Sur cette couverture, Barthélemy posa d’abord ses habits de fête, puis son linge. Il enveloppa les effets et lia le paquet avec une solide corde ; alors il se sentit profondément triste : c’était une sensation étrange, jamais encore éprouvée, qui l’étreignait à la poitrine, lui montait à la gorge... Barthélemy s’agenouilla devant le crucifix, fit le signe de la croix et s’inclina si bas que son front touchait l’oreiller.

« Notre Père qui êtes aux cieux... je cherche le droit que vous avez envoyé sur terre ; ce que vous avez dit, vous le confirmerez ; ce que vous avez écrit, vous ne l’effacerez pas. Je ne crois plus aux hommes, je ne crois plus à mon droit, mais j’ai foi en votre parole. Notre Père qui êtes aux cieux... votre miséricorde est infinie, faites l’aumône au mendiant, donnez au travailleur son salaire. Entendez le valet, qui a faim et soif de votre justice : rassasiez-le et désaltérez-le. Ordonnez seulement : alors votre parole sera vivante et remplira tous les cœurs et les hommes connaîtront la justice. Notre Père qui êtes aux cieux... ne les tentez pas trop longtemps ; touchez leurs yeux de votre doigt et ils verront merveilleusement ; n’éprouvez pas davantage votre serviteur, car il est vieux et impotent ; consolez-le, car il est faible et brisé de chagrin ! Notre Père qui êtes aux cieux... »

Et Dieu le consola ; sa tristesse s’envola ; son cœur redevint calme,

Barthélemy se leva, chargea sur son épaule son paquet et ses bottes, prit en main un noueux bâton de voyageur et descendit. Sur le seuil, il fit un signe de croix.

« Que la fortune te soit propice, Barthélemy ! Va-t’en, si telle est la volonté de Dieu, et reviens en paix ! »

Il vit de loin Sitar debout, au bord de la prairie.

« Pardonnez-lui ! dit en son cœur Barthélemy, et il étendit la main en signe de salut et d’adieu.

« En route, sans haine. La haine est plus lourde au cœur que la douleur ; reviens aussi sans haine ; prends-le par la main et ramène-le à la maison comme un fils qui a péché ! »

Barthélemy se retourna une fois encore, embrassa du regard la maison, les champs, les prairies, les plaines et les lointains pâturages, et descendit dans la vallée...

Le tribunal est une grande et belle maison qui se dresse au milieu de la place à Dolina ; elle a de longues rangées de fenêtres et, au-dessus de la porte, l’aigle impérial.

Barthélemy eut une impression étrange et désagréable en pénétrant dans le corridor ; il eut peur de ce lieu plein de courroux et de blasphèmes, de procès terribles, d’injustices et de parjures. Un garçon de bureau, vieillard sec et voûté, portant sous le bras une grosse liasse de papiers jaunes, vint à sa rencontre.

— Bien le bonjour ! dit Barthélemy en se découvrant.

— Que voulez-vous ? grommela l’homme et il dévisagea Barthélemy d’un regard dur et sans bienveillance.

— Ce que je veux ! dit Barthélemy en riant et, du haut de son corps, long jusqu’au plafond comme il semblait, il toisa l’employé. Oh ! je ne veux faire pendre personne, croyez-moi ! Pourquoi offenserait-on quelqu’un sans besoin ? Que les autres jurent, plaident, se maudissent les uns les autres, Barthélemy ne plaidera pas. Il demande seulement qu’on l’écoute et qu’on juge, sans courroux et sans malveillance !

Étonné et de mauvaise humeur, l’employé le regarda de travers.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Qui donc cherches-tu ?

— Un juge juste !

L’homme fit la moue, de son long index indiqua l’escalier et s’en alla.

Son paquet et ses bottes sur l’épaule, son bâton à la main, Barthélemy monta lentement l’escalier sombre. Un petit paysan osseux, le visage bouleversé par la colère, descendait en faisant de grands gestes et criait :

— Bandits, bandits, bandits !

Barthélemy, fort étonné, demanda :

— Qui sont ces bandits ?

Le paysan passa rapidement et ne répondit rien.

— La colère le rend fou ! songea Barthélemy et il hocha la tête. Il est venu chercher des juges et il a trouvé des bandits !...

Il était là, dans le corridor, ne sachant à quelle porte frapper. Tout à coup, une porte s’ouvrit, un homme grand et maigre à barbiche de chèvre, vêtu de noir, sortit de la salle, passa à côté de Barthélemy et laissa la porte ouverte.

Le chapeau à la main, Barthélemy, curieux et timide à la fois, jeta un regard dans la pièce. Là, derrière un grillage, à une grande table couverte de paperasses, le juge était assis : c’était un gros monsieur chauve, avec de longues moustaches et un visage peu engageant. À une autre table, un jeune clerc écrivait.

Le juge leva la tête et regarda Barthélemy de côté.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Lentement, Barthélemy s’avança.

— Je cherche le droit, je me plains de l’injustice, dit-il, et je pense être venu au bon endroit.

Le clerc tourna la tête et sourit ; le juge fronça les sourcils.

— Allons, dites vite !

Barthélemy jeta sur le banc son paquet et ses bottes, s’approcha et s’appuyant des deux mains au grillage.

— Juge, je ne suis pas un méchant homme, je ne veux de mal à personne, pas même à ceux qui ont été injustes envers moi. Je demande le droit pour moi, mais je ne veux ni être injuste envers les autres, ni leur rendre le mal pour le mal — c’est là une cause comme Dieu les aime ! C’est pourquoi je ne veux pas qu’on chasse Sitar de la maison, ses hardes et ses bottes sur l’épaule, comme on m’a chassé, moi, encore moins qu’on l’enchaîne, qu’on le traîne par le village et qu’on le jette en prison ! Il n’est pas nécessaire de l’offenser en lui disant son fait devant les autres... Qu’il s’arrange avec sa conscience ! La justice, à qui le mérite ; aux autres, la miséricorde et le pardon !

Le juge et le clerc ouvrirent de grands yeux.

— Deviens-tu fou, chrétien ? cria la juge. N’es-tu pas Barthélemy de chez Sitar de la montagne ?

— Je suis celui-là, se hâta de répondre Barthélemy. Depuis quarante ans je suis celui-là : Barthélemy de chez Sitar de la montagne. Mais, hier, le jeune s’est mis quelque chose en tête ; disons, juge, que c’est par plaisanterie ou par taquinerie ou par orgueil !... Tiens, Barthélemy, m’a-t-il dit, fais ton paquet, prends en main le bâton du voyageur et va-t’en... non pas acheter des bœufs ou vendre du foin, mais va-t’en à gauche ou à droite ou tout droit, comme il te plaît, et ne reviens jamais. Tu es vieux et, puisque ton dos est courbé et que tes genoux tremblent, va-t’en !... Voilà ce qu’il m’a dit ; vous, ô juge, ouvrez vos livres et faites-moi justice !

Le clerc se pencha au-dessus de ses papiers et se mit à rire ; on voyait ses épaules se soulever. Le front du juge était sévère :

— Que me veux-tu donc ? Pourquoi es-tu venu ?

Barthélemy ouvrit la bouche, mais ne parla point.

— Pourquoi es-tu venu ? répéta durement le juge ; son regard était si sombre que Barthélemy s’éloigna et se courba plus bas encore.

— Mais je vous ai tout dit, sans mentir, sans défigurer la vérité ; cela s’est passé comme je vous l’ai dit, non autrement. Pourquoi parler encore ? que vous dirais-je de plus ? À vous la parole et la sentence et non à moi ! Vous êtes médecin, je vous ai montré la plaie, pansez-la !

Le juge s’étonnait de plus en plus ; son regard se faisait de plus en plus dur et le jeune clerc riait toujours plus fort.

— Ce que vous me racontez là, brave homme, c’est l’histoire de l’escargot enragé ou du serpent épileptique ; je n’ai pas le temps de m’occuper de ces sornettes. Si vous avez vraiment quelque chose à dire, parlez sans détours ou filez !

Ainsi parla le juge, mais Barthélemy ne le comprit pas ; il mit ses pieds l’un sur l’autre, se gratta l’oreille, ne sachant plus que faire.

— Comment, juge ? Si je vais chez un boutiquier acheter du tabac... eh quoi, m’offrira-t-il du sel ? Je suis venu vous demander justice et vous me dites : Pourquoi es-tu venu ? Je vous ai exposé ma cause et vous me dites : Qu’est-ce que tu racontes ? Je ne veux pas de sel, boutiquier sourd ; donnez-moi du tabac !

Le garçon de bureau, maigre et morose, entra, portant sous le bras une liasse de papiers plus grosse encore que la première.

— Tiens, Kruchnik, lui ordonna le juge, prends cet homme par la main, montre-lui l’escalier et la porte de la rue.

Et il prit Barthélemy par la main, le serra si fort que celui-ci poussa un cri.

Barthélemy s’adressa alors au juge et lui dit à voix haute :

— Au-dessus de toi, juge sans équité, il y a encore bien des juges et au-dessus de tous est Dieu !

Il prit son paquet, ses bottes et son bâton et s’en alla. Devant l’escalier, il se retourna et, à grandes enjambées revint vers le juge.

— Maintenant, je sais, ô juge injuste, je comprends ce que disait le paysan. Dieu l’avait éclairé !... Ce n’est pas ici la maison de la justice, c’est un lieu maudit, c’est l’asile des procès iniques et des faux serments !

Il fit un grand geste, voulut parler encore... l’homme le poussa hors de la salle.

 

IX

La nuit tombait ; Barthélemy se demanda où il irait reposer.

La soirée était claire et chaude ; une brise légère soufflait, faisant onduler la prairie et doucement murmurer la forêt.

Barthélemy se dirigea vers un bosquet de sapins qui, de la colline, le saluait, vers l’aimable Titchmtza, refuge et consolation des amoureux et des sans-foyer.

Le sentier, aisé, serpentait dans les champs, à travers la prairie et montait jusqu’à la verte côte. Barthélemy marchait lentement, car il se sentait las et son cœur était rempli de tristesse. C’était une douleur sans fin, la douleur profonde qui étreignit jadis le Fils de l’Homme, quand il ne sut plus où reposer sa tête.

« Si quelquefois j’ai maltraité l’un de vous, pensait Barthélemy, ô vous qui errez sans asile par le monde, qu’il ne se souvienne pas de moi avec de mauvaises pensées. Ô vous, chemineaux fatigués, plus las de l’injustice que du long chemin, si jadis j’ai chassé quelqu’un de vous de la maison, qu’il ne me maudisse pas en son cœur. Votre fardeau est lourd ! À peine l’ai-je chargé sur mes épaules que déjà mes genoux fléchissent et que ma tête est courbée jusqu’à la ceinture. Quand, un jour, je le déposerai, quand la punition de Dieu s’éloignera du juste, alors, venez, ô vous que le malheur et l’injustice ont sacrés : la réserve vous sera ouverte, la table sera mise, la chaise préparée !

À la lisière du bois, il déposa son paquet et se coucha dans l’herbe. La jolie vallée tout entière était dans l’ombre. Bétajnova, elle aussi, couchée sur le versant de la colline, dormait. La blanche maison des Sitar, par delà les pommiers, brillait fièrement ; il semblait à Barthélemy qu’elle lui faisait signe, qu’orgueilleusement elle le saluait.

— Dors, toi aussi, dit Barthélemy ; endors-toi, ne rêve pas d’injustice. Prépare-toi à me recevoir un jour et à me saluer en habits de fête. Qu’entre nous il n’y ait pas de rancune ; ne nous séparons pas avec des regards haineux, des paroles méchantes. Que la bénédiction du Ciel descende sur toi !

Les pensées de Barthélemy étaient nobles et généreuses, mais dans son cœur la douleur n’avait pas diminué ; la solitude régnait autour de lui, la nuit venait, les sapins murmuraient : c’étaient des âmes errantes qui conversaient.

— Que Dieu vous accorde la consolation et le repos éternel ! pria Barthélemy ; il est aussi miséricordieux que juste ; l’heure viendra où vous verrez sa gloire, et cette heure sonnera aussi pour moi, pauvre pécheur !

L’écolier sans religion arrivait par le sentier ; de loin, il aperçut Barthélemy et se dirigea tout droit vers lui.

— Eh ! Barthélemy ! cria-t-il, comment te trouves-tu, le bâton des errants en main ?

— Dieu sait pourquoi il m’a chargé de ce fardeau ! Pourquoi me révolter contre sa volonté ? répondit Barthélemy.

L’écolier, lui aussi, se coucha sur l’herbe.

— Sais-tu que tu es couché dans ma maison ? demanda-t-il en riant. C’est une grande maison, vois-tu, sans murs, sans bornes ; on n’a pas besoin de se terrer pour le voisin, il y a de la place pour tous. Le toit est haut ; si grand que l’on soit, il n’est pas besoin de se baisser. Regarde ces vastes richesses, sans impôts, sans redevances ! Ne nous plaignons pas, Barthélemy. Quand les hommes sont injustes, Dieu est juste. On nous a mis le bâton en main, on nous a montré le chemin que nous ne désirions pas faire... Dieu nous a ouvert le foyer si vaste, si riche qu’il a réservé aux vagabonds, aux gueux.

Barthélemy se tourna vers lui, son regard plein de compassion.

— Grande doit être l’injustice dont tu as souffert ; la douleur que tu portes au cœur est profonde ; car, comment pourrais-tu prononcer des paroles pour te railler toi-même, comment pourrais-tu nommer Dieu, en qui tu ne crois pas ?

L’écolier se taisait ; il regardait le ciel qui s’obscurcissait ; enfin, il sourit.

— Barthélemy, Dieu a été plus miséricordieux envers moi. Il m’a montré l’injustice en partant ; il te l’a cachée presque jusqu’au bout. J’ai vécu dans l’erreur une demi-heure à peine et toi, pendant quarante ans ; sans comédies inutiles, on m’a engagé tout droit sur le chemin du vrai savoir... toi, tu as marché quarante ans sur la route de l’erreur ; il sera dur de rebrousser chemin, Barthélemy ! À peine mes yeux s’étaient-ils ouverts, on a commencé à frapper durement l’enfant délicat que j’étais. Partout où je suis allé, j’ai reçu quelque coup en guise de salut. Par le bâton, j’ai reçu la vraie connaissance, Barthélemy ; par le bâton on m’a fortement enseigné que le droit existe pour ceux qui l’ont créé. À quoi bon maintenant des plaintes et des procès, des querelles avec Dieu et les hommes ? Le trésor le plus précieux est la connaissance, même si on te l’a donnée par le bâton... Que penses-tu faire, maintenant, Barthélemy ?

— J’irai trouver un juge juste ; demain, de bon matin, je me mettrai en route ; maintenant, je vais dormir.

— Allons, dors, enfant fatigué, bonne nuit ! Mais, dis-moi, où iras-tu chercher ces juges ?

— J’irai vers ceux qui ont pour mission de juger selon la justice et les lois. Dieu a donné la justice au monde et il ne permet pas que les hommes la cachent dans un coffre ! Il ne permet pas davantage que les hommes offensent ses commandements. Dieu est juste : il n’éprouvera pas jusqu’au bout Barthélemy, le valet, qui jamais n’a voulu l’offenser.

— Ta foi est forte, Barthélemy ; le péché que l’on commettra envers toi sera grand ! J’attendrai que tu reviennes, Barthélemy ! Je voudrais bien te voir, je voudrais bien voir le vieillard qui, au milieu de la route, nu-tête, en haillons, blasphémera, au scandale des grands, à la joie des petits. Dis-moi encore, Barthélemy, que feras-tu quand tu reviendras sans avoir trouvé le droit ni devant Dieu, ni devant l’empereur ?

— Et que ferais-tu, mécréant, s’il n’y avait plus ce ciel, ces étoiles qui nous regardent, si tu n’étais plus, si je n’étais plus ? Oh ! que tes paroles ont été impies et quel mal a fait l’injustice à ton cœur ! Prie, moi aussi je vais prier.

Tous deux, les yeux grands ouverts, regardaient le ciel. La vallée était sombre, le ciel devenait de plus en plus clair ; l’orient rougissait ; là, les étoiles pâlissaient ; énorme et rouge, la lune se lovait.

 

X

Barthélemy partit pour Ljubljana. Il compta ses économies, il était riche : il avait épargné un florin presque chaque année.

Avant de s’en aller, il se retourna, se découvrit, fil un signe de croix. Il était tôt, le soleil ne se montrait pas encore ; l’herbe était humide de rosée, un brouillard frais montait de la vallée. Barthélemy avait froid : ses vêtements étaient trempés, son visage comme lavé.

— Je ne suis pas encore accoutumé à la maison de l’écolier, pensa-t-il, à ces lits humides, à ce toit si haut !

Il chargea son fardeau sur l’épaule et gagna la route à travers les prairies et les champs. Il était dispos et marchait d’un pas léger ; son cœur était joyeux et consolé.

— Pourquoi dépenserais-je de l’argent pour prendre une voiture, se disait-il. Tant que ces vieilles jambes pourront me porter, ce serait un péché de paresser, ce serait un péché de mendier. S’il passe en voiture quelque bon chrétien qui me dise : Allons, Barthélemy, il y a place pour deux et ma jument est reposée, alors, au nom de Dieu, je monterai.

À peine avait-il pensé cela qu’une voiture le dépassa ; le paysan qui la conduisait se retourna, arrêta son attelage.

— Où vas-tu ?

— À Ljubljana.

— Alors, monte jusqu’à Goseevje (Gostchévié). Et, pourquoi vas-tu à Ljubljana ?

— Pour chercher le droit !

Le paysan, un gros homme trapu, regarda Barthélemy d’un œil méfiant :

— Qui es-tu ?

— Barthélemy, de Bétajnova.

Le paysan réfléchit.

— Je ne connais pas de Barthélemy à Bétajnova. Quel Barthélemy ?

— Barthélemy, le valet. Hier encore, j’étais chez Sitar.

— Tu vas l’attaquer en justice ?

— C’est-à-dire... je ne veux ni le faire pendre, ni le faire mettre en prison ; qu’on me rende justice !

— Qu’est-ce qu’il t’a fait ?

— J’ai travaillé pour lui pendant quarante années ; quand j’ai eu terminé, il m’a dit : « Va-t’en ! »

Le regard du paysan se fit plus dur ; il fouetta son cheval.

— Ah ! dit-il. Et tu vas l’attaquer ?

— Qu’est-ce que cela veut dire, l’attaquer ? Je vais exposer ma cause : on jugera ! Je demande le droit pour moi et pour les autres ; je ne veux l’injustice pour personne.

— Mais, crois-tu réussir ?

— Oui ; il y a bien des juges au monde, mais la loi est partout la même.

— Tu ne réussiras pas !

Le paysan se retourna vers Barthélemy si brusquement que le cheval s’arrêta presque.

— Voici un bon conseil, valet ; écoute : descends tout de suite et retourne d’où tu es venu. Jamais le valet n’a gagné de procès contre le maître, à plus forte raison si le maître est dans son droit. Tu es vieux, tu devrais savoir cela. Mais sais-tu ce que je ferais, moi, si, à tort on à raison, un valet déposait quelque plainte contre moi ? Je donnerais à Jacquet et à Simon une bonne verge, et je leur dirais : « Frappez-le maintenant, jusqu’à ce que la verge vous tombe des mains, pour qu’il sache, une autre fois, qui est le maître et qui est le valet... » Vois-tu, là-bas, cette auberge ? C’est là que je m’arrête.

De son fouet, le paysan montrait les champs ; il n’y avait nulle auberge en vue.

Alors Barthélemy prit son paquet, et ses bottes, sauta de la voiture, trébucha vers le fossé ; le paysan fit claquer son fouet, un nuage de poussière se leva.

Tristement, Barthélemy regarda la voiture s’éloigner.

« Il est comme un enfant ; il a mangé de la galette, il a bu du bon vin, il ne connaît pas la faim. Il n’a pas senti l’injustice, il ne connaît pas le droit. Dieu le jugera selon sa loi et sa miséricorde ! »

Le soleil montait rapidement et dardait ses rayons brûlants ; bientôt Barthélemy se sentit accablé par la chaleur.

Il marcha une heure, il marcha deux heures, ses jambes devenaient raides ; de la colline lointaine, midi sonna à un clocher. Barthélemy avait faim, mais il ne chercha pas longtemps, il n’attendit pas longtemps : une auberge blanche se montrait au bord de la route.

Il n’y avait que deux hommes dans la salle de l’auberge : un jeune fermier ivre le matin, qui volait les jours du bon Dieu, et un petit vieillard sec et gris, en haillons, qui jouait de l’accordéon et chantait des refrains. En les voyant, Barthélemy se sentit pris de dégoût ; il salua d’abord, puis cracha par terre.

— Viens ici ! invita le jeune paysan.

Barthélemy ne le regarda pas, fit semblant de n’avoir pas entendu et s’assit à une autre table.

— Sommes-nous donc des brigands ? dit le fermier en essayant de se donner un air sobre et raisonnable. Et, où allons-nous, père ?

— À Ljubljana.

— Ah ! Mais, pas pour plaider ?

— Pour plaider.

— Bonne chance ! Et contre qui ?

— Contre le maître.

— Comment ?

— Contre mon maître, puisqu’on dit qu’il l’est ; ce paysan qui m’a fait descendre de sa voiture l’a dit, et le maire aussi l’a dit.

— Comment dis-tu ? Que t’a-t-il donc fait ? dit très vite le paysan et Barthélemy s’étonna de son air joyeux.

— Quoi ? J’ai travaillé longtemps, travaillé jusqu’au bout. Jadis, j’étais jeune, je suis vieux aujourd’hui ; alors, il m’a dit : « Va-t’en ! »

— Ah ! Ah ! ricana le paysan ; et il frappa sur l’épaule du vieux musicien. As-tu entendu, André, as-tu entendu ? Le valet va plaider contre le maître !

Le musicien serra son accordéon entre les genoux ; l’instrument miaula, le petit vieux se mit à rire de si bon cœur que des larmes coulaient sur ses joues.

Le paysan étouffait de rire ; il toussa et montra du doigt le musicien.

— Regarde, il n’est pas venu à l’esprit de celui-là de se plaindre, car il est raisonnable et connaît le droit. Il y a déjà quelques bonnes années que je l’ai chassé, chassé pour tout de bon, parce que c’était mon plaisir. Et il est joyeux, il ne me garde pas rancune ; je peux me moquer de lui, je peux le pincer, si cela me plaît.

Et il lui pinça le bras.. Le musicien gémit comme un enfant, poussa des cris aigus, leva les genoux jusqu’au menton. Puis, tous deux se mirent à rire.

Barthélemy but son vin ; le verre tremblait dans sa main.

— Ainsi, impie, tu t’es humilié, tu as profané la divine image !

Il se leva, sans prendre le temps de se reposer, chargea son fardeau et s’en alla. Par la fenêtre, le rire des deux ivrognes le saluait encore...

La route s’élargissait ; au loin, Barthélemy voyait une poussière grise au-dessus de la ville. À sa rencontre venait une femme qui portait un enfant dans ses bras ; elle chancelait, comme ivre, et pleurait tout haut. L’enfant pleurait aussi et entourait de ses deux bras le cou de sa mère.

Quand la femme aperçut Barthélemy, elle leva vers lui ses yeux gonflés de larmes et s’écria :

— Est-ce la justice, dites-le-moi, homme, qui que vous soyez ?

Elle saisit l’enfant, le souleva, le montra à Barthélemy. C’était un bel enfant, mais ses yeux étaient rouges et privés de lumière.

— Homme, auprès de Dieu non plus, il n’y a point de justice. Qu’a fait mon enfant à Dieu, à la mère de Dieu, aux saints ? Qu’a-t-il fait pour être condamné à ne jamais voir son père et sa mère ? Que se dessèche la main qui a frappé de cécité mon enfant innocent, pur, et cependant maudit ! Homme, parlez ; y a-t-il une justice au ciel et sur la terre ?

Elle étreignit son enfant avec une force tremblante, se mit à pleurer et passa.

Barthélemy courba la tête.

 

XI

Ljubljana est une grande ville. Les maisons y sont hautes, bien alignées, serrées l’une contre l’autre, sans aucun espace entre elles. Les rues sont remplies de monde : c’est chaque jour grand’messe et procession ; il y a tant de prêtres qu’on pourrait garder son chapeau à la main. Du matin au soir, on sonne, on carillonne ; on marche comme à la foire, on ne sait où regarder, où marcher, à qui s’adresser.

Barthélemy erra longtemps par les rues, contempla cette merveille étrange ; puis il entra dans une église, s’agenouilla devant un autel et pria longuement ; tout était sombre et silencieux dans l’église, on pouvait converser seul à seul avec Dieu.

Quand Barthélemy eut fini sa prière, grande et profonde était sa confiance.

« La route est peut-être encore bien longue, les chemins sont peut-être encore bien durs, parsemés de pierres et d’épines, songeait-il. Mais un jour la route aura une fin, un jour la porte s’ouvrira ! Dieu n’a pas caché la justice comme un avare son trésor. Je frapperai vainement à cent portes : la cent unième s’ouvrira toute grande devant moi. »

Il retourna dans la rue et demanda à un citadin qui passait :

— Où sont les juges, que je leur fasse ma plainte, que je leur expose ma cause ?

Le monsieur le regarda d’abord d’un air étonné, puis sourit.

— Père, cherchez un avocat qui sache parler ; il plaidera votre cause.

— Qu’ai-je besoin d’un avocat, si le droit est tel qu’un aveugle peut le voir et un sourd l’entendre. Je ne plaide pas pour une borne ou pour un chemin, je ne veux tromper personne ; pourquoi prendrai-je un avocat ? Ce n’est pas un procès que je veux, c’est la justice !

— Vous la chercherez longtemps, mon ami. Beaucoup l’ont cherchée, ils étaient nombreux ; ils sont tombés sur le chemin, et Pilate s’en est lavé les mains !

Il dit, sourit, et s’en alla de son côté.

— Celui-là aussi a connu l’injustice, pensa Barthélemy, car il riait comme pour ne pas pleurer.

Barthélemy marcha longtemps encore par les rues, demanda, chercha et trouva.

C’était une grande maison, haute, vaste comme Barthélemy n’en avait encore jamais vu. Il y entra d’un pas hésitant ; des gens allaient et venaient, se croisaient en tous sens dans le vestibule, les corridors, les escaliers : des bourgeois et des paysans, des hommes et des femmes ; tous avaient l’air soucieux, tous étaient pressés ; c’était comme une foire, Barthélemy ne savait où se diriger, à droite ou à gauche, tout droit ou vers l’escalier. Il salua un monsieur qui passait, lui demanda où étaient les juges ; l’inconnu le regarda, haussa les épaules et passa. Barthélemy restait là interdit, le chapeau à la main, lorsque, tout à coup, dans l’escalier, des voix s’élevèrent ; une voix grave d’homme, une voix aiguë de femme.

— Bandits ! Bandits !

D’un pas lourd, ils descendaient, le visage bouleversé de colère. La femme, en habits de fête, portait à la main un paquet noué dans un mouchoir ; l’homme frappait l’escalier de pierre de son bâton noueux.

D’en haut, une voix qu’on reconnaissait pour celle d’un monsieur, tant elle était douce et polie, cria :

— Pèse bien tes paroles, pour ne pas les regretter plus tard !

Barthélemy sentit une crainte vague envahir son cœur. Il se dirigea vers l’escalier ; mais lentement, comme s’il eût porté un pesant fardeau. Il entendait encore, de loin, le bâton de paysan qui frappait les dalles du vestibule.

— Lui aussi a dit... qu’il a cherché des juges et qu’il a trouvé des bandits...

Sur le palier, Barthélemy attendait que quelqu’un lui parlât et lui demandât pourquoi il était venu.

Et en effet, un jeune homme passa, regarda le long Barthélemy qui se tenait là, immobile, son paquet et ses bottes à la main, et s’arrêta.

— Que cherchez-vous ? demanda-t-il.

— Voici : je ne sais où aller, car la maison de la justice est si grande. Dites-moi où sont les juges.

Le jeune homme se mit à rire.

— Il y a ici beaucoup de juges, père, lequel demandez-vous et pourquoi ?

— Je cherche un juge juste ; peu m’importent son nom et son visage... J’ai travaillé quarante ans, j’ai fondé un foyer, bâti une maison... Maintenant, jugez : à qui est le pommier ? À celui qui l’a planté et greffé, ou à celui qui a cueilli les pommes une fois mûres ?.. Car il m’a dit : Tu as travaillé quarante ans, bâti une maison, créé un foyer... maintenant, va-t’en par le monde et cherche ton droit. Je n’ai pas désespéré ; je me suis mis en route pour chercher le droit et je suis venu. Où dois-je aller, ami, où dois-je frapper ? Il y a tant de portes, ici !

Déjà le jeune homme n’était plus seul devant Barthélemy ; ils étaient trois ; et tous avaient l’air de s’amuser beaucoup. Barthélemy, offensé de leur air si joyeux, s’écria :

— Dites-moi ce que je vous demande, puisque vous êtes si nombreux et tous savants.

Un sec, barbu, qui portait des lunettes, caressa sa barbe et demanda en riant :

— Vous a-t-on appelé ?

— Comment, appelé ? Je suis venu seul chercher mon droit. Comment pourrait-on m’appeler, puisqu’on ne sait rien de la cause de Barthélemy ? Je parlerai ; qu’on juge ensuite !

— Avez-vous une plainte écrite ?

— À quoi bon ? Je n’attaque personne ; à moi le droit, mais aux autres, point d’injustice. Je ne veux pas, fût-il un grand coupable, qu’un autre soit enchaîné et pendu à cause de moi. Je n’ai pas besoin qu’un avocat sans conscience écrive la plainte ; les juges savent lire, mais ils ont aussi des oreilles pour écouter. Dites-moi où je dois frapper.

Tous ceux qui étaient là, devant Barthélemy se regardèrent ; le barbu rit de nouveau et dit : — Venez avec moi, je vous mènerai vers les juges justes.

Barthélemy le suivit et les autres qui avaient écouté les accompagnèrent.

 

XII

Ils arrivèrent devant une porte qui était grande ouverte. Dans la salle, derrière une large table, se tenait un jeune homme à la moustache blonde, aux yeux joyeux. Il se retourna et resta stupéfait en voyant le long Barthélemy et son cortège.

Le grand barbu désigna Barthélemy du pouce, par-dessus son épaule, cligna des yeux, rit et dit :

— Tiens, Kochir, toi qui as de l’humour, je te recommande et te remets cet homme qui cherche en ce monde des juges justes. Dis-lui à qui est le pommier : à celui qui l’a planté ou à celui qui en a cueilli les fruits !

Ainsi, il osait se moquer de la justice divine !

Le jeune juge ne rit pas ; au contraire, il fronça ses sourcils clairs.

— Pourquoi ces comédies ? Qui êtes-vous, brave homme, et qui cherchez-vous ?

Barthélemy s’approcha de lui.

— Je suis Barthélemy, de Bétajnova ; on a commis envers moi une grande injustice. C’est pourquoi je me suis mis en route pour aller par le monde chercher la justice que Dieu a envoyée sur terre et que les juges gardent dans leurs livres.

— Que vous a-t-on fait ? Qui attaquez-vous et pourquoi ?

— Je n’attaque personne ; ce n’est pas nécessaire et je ne veux pas que d’autres souffrent à cause de mon droit. Si vous me rassasiez, il ne faut pas affamer les autres pour cela.

« Tout s’est passé comme je vais vous le dire : un enfant jugerait, comment ne jugeriez-vous pas, vous qui êtes savant et connaissez la loi ! J’ai travaillé quarante ans à Bétajnova ; il n’y a pas dans les champs, dans les prairies un morceau de terre grand comme la paume de la main qui n’ait été arrosé de la sueur de mon front. J’ai travaillé quarante ans et Dieu a béni mon travail... Le vieux Sitar est mort, et son fils, le vaurien, est venu et m’a dit dans son insolente ivresse : « Barthélemy, fais ton paquet et va-t’en, car je suis le maître ; maintenant, tu as fini ton travail, tu es vieux, à charge, je ne veux plus de toi ; il n’y a plus de place pour toi dans cette maison que tu as bâtie toi-même et préservée de tout mal ; il n’y a plus ici pour toi un morceau de ce pain que tu as pétri ; allons, prends le bâton du voyageur et va-t’en où tu voudras. » Ainsi a-t-il parlé, et il a péché contre la justice et la loi, en disant que le pommier appartient à celui qui en a cueilli les fruits, non à celui qui l’a planté et greffé. Moi, je suis parti, je me suis mis en route pour aller chercher la justice que Dieu a donnée au monde et que nulle force humaine ne peut retenir. Jugez !

Barthélemy parlait lentement, posément, sans hypocrisie. Le jeune juge écoutait et le regardait tristement.

— Allons, dit-il, retournez à Bétajnova, chez ce maître injuste et dur et dites-lui : « sois juste, aie pitié, donne-moi une place dans ta masure et un morceau de pain dans ma vieillesse. » Parlez-lui ainsi, et il se repentira, il reconnaîtra ses torts et exaucera votre prière !

Barthélemy, sans souffle, écoutait ces paroles. Il se tut longtemps.

— Quoi, êtes-vous juge ?

— Je suis juge.

— Et vous avez jugé selon la justice écrite et divine ?

— Ainsi ai-je jugé.

Barthélemy redressa sa haute taille ; il dépassait de la tête le juge et les oisifs qui se tenaient près de la porte.

— Et moi je dis, ô juge ! que vous n’avez jugé ni selon la justice humaine, ni selon la justice de Dieu. Quoi, Dieu commande-t-il que le fainéant se vautre sur le lit que j’ai dressé, préparé pendant ces quarante années si rudes ? Dieu commande-t-il que Barthélemy meure dans le fossé après avoir bâti une jolie maison, un chaud abri ? Ouvrez vos livres ! Je ne sais pas lire, mais je voudrais voir de loin ces mots noirs qui ont décidé et ordonné cela. Montrez-les ; je voudrais bien voir la couverture de ces livres, leur dos noir. Dites-moi, est-il écrit là : tu as travaillé, tu as engraissé la terre de ton sang et le froment a poussé, magnifique, l’herbe a ruisselé de sève ; mais, maintenant que tu n’as plus de sang pour féconder cette terre, va-t’en ? Dites-moi, est-il écrit que Barthélemy, qui a rempli les réserves et les greniers, s’en aille maintenant de village en village, de maison en maison, importun aux gens et aux chiens, demander l’aumône d’une croûte de pain ? Dites-moi cela ; et dites-moi encore ce qu’il faut faire à présent de mon travail, où fait-il le mettre ? Il est enterré à quelques pieds sous la terre, comment le déterrer ? Comment le mettre dans mon paquet, le charger sur mon épaule ? Mes quarante ans de labeur — comment les ranger, les utiliser dans mon hiver ? Voici tout mon avoir : un peu de linge et mes habits de fêtes ! Quarante ans ! Comptez combien cela fait de semaines et d’heures ! Mon esprit est vieux, lent, je ne sais pas calculer ; mais, dites-moi si cela fait seulement tant de jours et d’heures que ceci en soit le juste salaire : un habit de fêtes et quelques chemises de toile, est-ce un juste paiement ? Dites : salaire raisonnable, juste paiement et je croirai que vous êtes juge selon le désir de Dieu.

Le jeune juge écoutait tristement ; tristement il regardait Barthélemy, son visage hâlé et ridé, ses souliers poudreux, ses vêtements usagés.

— Ne vous querellez pas avec la justice, quelle qu’elle soit ; les hommes l’ont faite, les hommes lui ont donné sa force et son autorité. Quand elle vous fouette, courbez le dos et ayez confiance en Dieu ; si elle change de visage et que vous ayez peine à la distinguer de l’injustice, détournez-vous, évitez-la. Réfléchissez, allez, que Dieu vous accompagne, et faites comme je vous l’ai dit.

Interdit, effrayé, Barthélemy le regarda :

— Alors, il n’y a point de justice ! Vous l’avez donc reniée ?

Le juge se tut.

— Je comprends, maintenant ; vous l’avez enfermée dans cette grande maison pour qu’elle ne se répande pas dans le monde ! Vous l’avez enfermée à double tour, scellée neuf fois pour qu’elle ne s’égare pas et que Barthélemy ne la rencontre pas ? C’est pour cela que vous l’avez volée, cachée sous votre vêtement, pour qu’elle ne se montre pas aux yeux qui la cherchent !

« Mais, vous ne connaissez pas Barthélemy ! Je la chercherai, fût-elle enterrée aussi profondément que mon travail ! Je la chercherai, je prendrai la pelle, je retournerai la terre, aussi longtemps que ces vieilles mains le pourront !

« Là-bas, à Dolina, ce paysan vous a, avec raison, appelés bandits ! Dans ma folie, j’ai pensé : il a dit des bandits, mais ce sont de bons juges ; il a mal vu, ses yeux sont malades ; il a mal entendu, ses oreilles sont sourdes ! Et je ne l’ai pas regardé, j’ai continué mon chemin.

« Pour la deuxième fois, aujourd’hui, ici, un homme et une femme ont crié : bandits ! Et de nouveau j’ai pensé : comment pourraient-ils être des bandits, puisque c’est ici la maison de la justice et du droit écrit ?

« Comme je me trompais ! Ce n’est pas la maison de la justice, c’est la maison du mensonge, de l’hypocrisie, du brigandage que vous avez élevée. Vous n’êtes pas les serviteurs des paroles et des lois divines, mais les serviteurs de Satan et de ses injustices. Je me suis égaré dans le mauvais chemin, je vais retrouver le bon.

Barthélemy avait élevé la voix ; devant la porte, le nombre des oisifs augmentait. Un petit homme, vieux et chauve qui passait, s’arrêta, et regarda sévèrement :

— Qui crie ainsi, comme un berger au pâturage ?

Barthélemy parlait toujours :

— Je ne veux pas que quelqu’un souffre de l’injustice à cause de moi ; mais je me plaindrai, je parlerai, je dirai que ce ne sont pas des juges justes, mais des bandits, que ce n’est pas ici la maison de la justice, mais celle de l’hypocrisie, qu’ils l’ont profanée par le mensonge et la méchanceté. On ne vous pendra pas, on vous jettera dehors avec votre paquet et votre bâton ; on démolira ce temple impur et il n’en restera pas pierre sur pierre !

Ainsi parla Barthélemy et il tremblait d’un courroux profond.

 

XIII

Alors le monde fut témoin d’une injustice sans précédent.

Un homme à longues moustaches s’approcha de Barthélemy, le prit par la main.

— Pourquoi me touches-tu ? cria Barthélemy,

— Ne résiste pas, Barthélemy, ne résiste pas à la justice, dit le jeune juge.

Le petit chauve regardait d’un air méchant, son visage se plissait d’impatience.

— Pourquoi tant de comédies avec cet homme ? Ne le voyez-vous pas, ne l’avez-vous pas entendu ?

À bout de souffle, Barthélemy se tut et, docilement, les suivit. Ils traversèrent des corridors, descendirent des escaliers ; dans la cour, Barthélemy s’arrêta et se tourna vers ceux qui l’emmenaient.

— Hommes, maintenant, nous sommes hors de la maison des bandits ; dites-moi sans détours ce que vous voulez faire de moi !

Ils le regardèrent sévèrement et se turent ; devant tant d’injustice, le cœur de Barthélemy se serra et, comme ils traversaient la cour, le valet fut tout à coup vieux, vieux et tout courbé.

— Même si vous êtes des bandits et des pires, dites moi pourquoi vous m’insultez ! Le bandit aussi a sa justice et ses lois ; il ne vole pas, il ne tue pas sans motif. Que vous ai-je fait ?

Ils le regardèrent durement et ne répondirent rien.

— Ô bandits, quelque jeunes et forts que vous soyez, Barthélemy, vieux et faible, vous jetterait dans cette cour comme des gerbes et pourrait avec le poing défendre son droit... Mais la justice n’est pas comme une pomme que l’on peut faire tomber de l’arbre, et Dieu n’a pas besoin de l’aide des hommes ; le chemin qu’il m’a tracé est long ; le fardeau dont il m’a chargé est lourd ; mais j’irai et je le porterai jusqu’au bout.

Ainsi parla Barthélemy, car dans son cœur la confiance était grande, aussi grande que sa profonde douleur.

Ceux qui le conduisaient ouvrirent une porte, la refermèrent à clef sur lui... La pièce était morne : il y avait là une table, deux lits bas, deux larges bancs ; les murs étaient nus, ils vous regardaient comme des yeux aveugles ; il n’y avait pas même, au coin, de crucifix ; la fenêtre était munie de solides barreaux. Sur un des lits était assis un homme en haillons. Était-il jeune ou vieux ? Dieu le sait ; ses cheveux étaient rares et mal peignés, son visage de chèvre mal rasé, sa barbe courte. Il cligna des yeux et joyeusement salua Barthélemy.

— Bonjour, compère ! Qu’as-tu volé ?

Barthélemy le regarda longuement, tristement, alla jusqu’à l’autre lit sur lequel il posa son paquet, ses bottes et son chapeau, et mit son bâton dans un coin.

L’homme déguenillé riait, de plus en plus joyeux, de plus en plus aimable. C’était un vagabond, de ceux qu’on n’aimerait guère à rencontrer sur les routes.

— Quoi, tu ne dis rien, compère ? Il est juste que nous expiions nos péchés ; soyons contents de la justice, qu’elle soit amère ou douce et chantons au juge un alléluia !

Barthélemy s’assit sur le lit ; il appuya ses coudes sur ses genoux et son visage sur ses paumes.

— Quelle injustice t’a-t-on faite ? demanda-t-il.

Le vagabond rit de bon cœur.

— Quelle injustice ? Nulle injustice. J’ai volé, on m’a pris, on m’a conduit ici et on m’a enfermé. Tout est pour le mieux et comme il convient. Voudrais-tu qu’on me donnât un sequin par-dessus le marché, quand j’en ai déjà volé un ? C’est bien assez qu’on me donne le lit et le dîner ; le lit n’est pas des meilleurs, le dîner non plus ; mais, avant de vagabonder et de voler, jamais je n’en avais eu autant. Aussi, j’ai réfléchi et je suis content de mon sort. Et toi, compère ? As-tu commencé seulement sur tes vieux jours, que tu fais si triste mine ?

Barthélemy regardait à terre et ne disait rien. Le vagabond continua joyeusement :

— Le péché pèse lourdement sur la conscience ; qu’il s’y repose, recouvert, enfermé ! Du remords — passe encore, mais du chagrin — non ! Regarde ! Moi, je suis un vaurien, un misérable, un importun qui se jette aux jambes des honnêtes gens ; mais je ne suis jamais triste. Que m’apporteront demain, après-demain ?... Demain on me jugera, après demain on m’enfermera et après... où me chassera-t-on ? On m’enverra là, où de tous les endroits du monde j’ai le moins affaire, dans ce village perdu au milieu des montagnes où Dieu, par plaisanterie, m’appela parmi les hommes. Qui ai-je là-bas ? Père, mère, frère, voisin ? Non. Il y a là-bas des sauvages qui me sont plus inhumains que les gens de la ville. Qui connaît leur visage ? Qui comprend leur langue ? Eh bien, c’est là qu’on m’envoie, on dit que c’est mon pays. Pourquoi est-ce mon pays ? Que Dieu me l’explique ! On pourrait aussi bien m’envoyer au pays de Coromandel et me dire : tu es du pays de Coromandel, tu ne dois pas le quitter... Je voudrais bien être de Ljubljana... Ljubljana me va. Et toi, où va-t-on t’envoyer ?

— M’envoyer ! s’exclama Barthélemy. Nulle part. J’ai mon foyer et mon droit.

Le vagabond leva bien haut ses jambes, croisa les genoux et rit joyeusement.

— Mais alors, pourquoi as-tu volé ?

— Quoi, volé ?

Barthélemy redressa son buste et posa les mains sur les genoux,

— Je n’ai pas volé ! Je cherche la justice et je la trouverai. Les bandits l’ont enfermée ; ils m’ont aussi enfermé, moi, mais je verrai l’heure où la porte s’ouvrira.

Le vagabond riait maintenant comme une grande personne qui se moque d’un enfant.

— Et ils t’ont enfermé ? Et la porte s’ouvrira ?

— Elle s’ouvrira.

L’homme rit de plus belle ; son corps tout entier tremblait ; sa bouche s’ouvrait toute grande, mais il n’en sortait aucun son.

— Je le crois bien que tu n’as pas volé ! Celui qui a foi en la justice n’a ni volé, ni tué. Mais malheur à toi qui, sans avoir commis de crime, as maille à partir avec la justice ! La justice est un maître dur et autoritaire, qui n’aime pas qu’on lui résiste. Si, innocent, elle t’accuse de meurtre, alors, tu as tué, assez de paroles ! Si elle te charge de vol, alors, tu as volé, des deux mains. Tu as beau dire que tu es innocent, que tu n’as ni tué ni volé, malheur à toi ! Il vaut mieux avouer encore quelque autre crime, quelque autre vol : tu montreras ainsi que tu es humble et repentant. De telles âmes plaisent à la justice, même si ce sont les âmes des criminels les plus endurcis. La justice ne veut pas de cœurs fermes, elle ne demande pas l’innocence. Écoute-moi, suis mon exemple : je me conduis honnêtement avec la justice ; nous sommes des voisins qui de temps en temps se querellent et généralement vivent en bonne intelligence. Aujourd’hui, c’est elle qui m’offense ; demain, c’est mon tour et nous sommes contents tous deux. Quand elle m’arrête injustement, je pèche aussitôt et dans la même mesure, et nous sommes quittes. C’est ainsi que nous traitons la justice, nous, les sages. Ne te querelle pas avec elle — surtout si tu es innocent — ne te querelle jamais. Dis-moi ce qui t’est arrivé pour que je te donne un bon conseil !

Barthélemy lui raconta son histoire ; le vagabond riait de si bon cœur que des larmes ruisselaient sur ses joues. Il regardait Barthélemy avec des yeux gros d’étonnement, comme s’il eût vu un nègre à la foire ; il se balançait et frappait ses genoux de ses paumes.

— Quant on te relâchera, Barthélemy, viens avec moi. Je te montrerai par le monde ; nous irons aux foires, nous irons aux kermesses, je te montrerai devant l’église. Et nos affaires iront bien, Barthélemy ! Et peut-être rencontrerons-nous la justice, celle que tu cherches, Barthélemy ; quand nous l’aurons trouvée, nous l’emmènerons avec nous aux foires et aux kermesses ; les saltimbanques plieront leurs tentes, le charlatan s’en ira avec son singe dans les pays étrangers. le chameau sera éclipsé, l’ours dédaigné ! Et nous trois, toi, Barthélemy, ta justice et moi, le sage, nous gagnerons des sequins et nous vivrons plus joyeux que n’a vécu Carnaval lui-même !

Barthélemy avait l’air sombre et triste ; son visage restait figé, comme du marbre.

— Ne tente pas Dieu, dit-il. Le fardeau dont il t’a chargé est bien lourd, puisque ton cœur est endurci et que, dans ta légèreté, tu prononces des paroles impies. Tu as souffert de l’injustice. Tu n’as jamais connu la justice et c’est pourquoi tu ne crois pas en elle ; on t’a donné des pierres au lieu de pain et tu dis qu’il n’y a pas de pain dans le monde. Dieu a établi la loi ; la parole de Dieu n’est pas comme l’ondée qui, avant le soir, sera bue par la terre sèche ; elle est vivante comme au premier jour et, si la foi est en toi, tu l’entendras et tu seras amplement payé de tes souffrances.

Le vagabond ne riait plus ; il regardait Barthélemy de ses yeux remplis de stupeur.

— Ta compagnie ne me plaît guère, voisin ; même la nuit, je me tournerai vers le mur, car je suis un chemineau, je vois dans l’obscurité. Dans tes paroles chrétiennes il n’y a pas grande consolation ; sais-tu, compère, ce que je ferais si je t’écoutais longtemps et si ta foi pénétrait en moi ?... J’irais et, tout d’abord, je tuerais le juge et ses aides et quelques autres encore ; car tous, depuis le jour de ma naissance, sont mes juges malfaisants ; puis, je brûlerais cette maison et je dirais : voyez, Dieu a envoyé la justice sur la terre ; j’ai entendu sa parole, j’ai obéi à son commandement. Voilà ce que je dirais, voilà ce que je ferais si j’avais ta foi ! Mais Dieu ne m’a pas créé apôtre ; je préfère être mendiant. Quand la justice me frappe, je lui ris au nez et tout va bien. Bonne nuit !

— Dieu aura pitié de toi ! Toi aussi, tu tomberas à genoux et tu pleureras, dit Barthélemy. Car le cœur est plus calme dans les pleurs que dans le rire, et les larmes purifient de tout péché et de toute injustice !

La nuit vint ; Barthélemy et son compagnon se turent. Le vagabond, de mauvaise humeur, se retourna contre le mur ; Barthélemy s’agenouilla devant le lit et, longuement, pria.

Il était las ; son fardeau le courbait très bas, vers la terre, mais sa foi ne faiblissait pas.

 

XIV

À peine Barthélemy était-il éveillé qu’on vint pour l’emmener plus loin, il ne savait où.

— Frappe, apôtre, frappe ! cria le vagabond quand la porte se referma derrière Barthélemy. Celui-ci ne l’entendit pas ; il se taisait, baissait la tête et marchait comme on le lui commandait.

— Où m’emmenez-vous ? Dites-le-moi !

Ils se taisaient tous et le regardaient durement, comme jadis les noirs gardiens du Christ.

Barthélemy n’avait pas peur, mais son cœur était inquiet, ses pensées pénibles ; il lui semblait que, pendant la nuit, sa raison s’était affaiblie, qu’il voyait mal, qu’il n’entendait plus distinctement. Il ne pouvait comprendre quel mal il avait fait à ces bandits inconnus, pour être ainsi malmené, traîné d’une porte à l’autre ; il ne pouvait s’imaginer où on l’emmenait ainsi, sans un mot, si durement, et ne devinait point ce qu’on voulait faire de lui, altéré de justice.

« Pourquoi, se disait-il, suis-je, moi qui jamais encore n’étais venu dans cette ville, tombé parmi des gens dont je ne comprends ni le parler, ni les usages ? Demande-leur quelque chose, ils ne te répondront pas ; salue-les, ils ne te rendront pas ton salut ; leur justice n’est pas ta justice, leur Dieu n’est pas ton Dieu !

« C’est nécessaire, Dieu l’a voulu ! Le chemin qui mène à la justice est raide et pierreux », se dit Barthélemy dans sa confiance, et il baissa la tête et les suivit... Il savait qu’un jour son calvaire aurait une fin et que Dieu ne détournerait pas à jamais les yeux de son serviteur.

On le conduisit, on le traîna de juge en juge, comme autrefois le Seigneur de grand prêtre en grand prêtre ; on le questionna, il répondit selon la vérité, sans courroux, sans orgueil ; il vit beaucoup de messieurs, beaucoup d’huissiers ; ils lui parlèrent durement, ils le regardèrent sévèrement, ils le chassèrent, le poussèrent d’une porte à l’autre. Barthélemy ne cria pas, ne menaça pas, car son cœur était pur, sa foi inébranlable ; il ne se révolta pas, quand on le traita comme un malade et comme un enfant ; il supporta la raillerie et le mépris pour la justice. Il ne s’indigna pas, il ne se plaignit pas, quand on lui dit qu’il était faible d’esprit, et qu’en sa raison, il ressemblait à un enfant idiot ! « Dieu les éclairera et il leur pardonnera, songeait Barthélemy. Quand ce chemin touchera à sa fin, quand justice sera faite, ils se regarderont et, tout honteux, reconnaîtront leur faute. De même qu’il n’a point caché la justice. Dieu n’a pas non plus caché la vérité, et c’est sa volonté qu’ils errent dans les ténèbres avant la connaissance du matin ! » Son cœur était rempli d’espérance, mais son corps était vieux et faible et se courbait sous le poids de l’injustice et de la douleur. Quand, pour la dernière fois, Barthélemy se trouva devant le juge, sa nuque et sa taille étaient courbées, ses mains tremblaient, ses genoux fléchissaient ; son fardeau, que jusqu’alors il n’avait pas senti, lui parut tout à coup pesant, incommode... Il y avait déjà neuf jours que Barthélemy errait de porte en porte, de juge en juge, d’injustice en injustice, neuf jours qu’on le chassait et que sans pitié on l’enfermait avec des vagabonds et des malfaiteurs.

Il était là, devant un juge impatient, devant le vieillard sombre aux yeux courroucés.

— Allez, maintenant, au nom de Dieu et qu’on ne vous revoie plus ! dit le juge. Barthélemy, debout devant lui, immobile, le regarda avec stupeur.

— Eh quoi, est-ce là la fin de ce douloureux chemin, est-ce là le suprême jugement ? demanda-t-il, et sa voix tremblait, comme celle du pécheur devant Dieu. Pourquoi donc, ô monsieur, pourquoi toutes ces souffrances ? Qu’avez-vous fait de moi ?

— Tu devrais avoir honte, sur tes vieux jours, de vagabonder ainsi, par le monde, importun aux paysans et aux citadins. Retourne dans ton pays natal, prie et pense à la mort.

Barthélemy ouvrit de grands yeux, il s’approcha du juge sévère d’un pas craintif et parla à voix basse et humblement.

— Je n’ai pas bien entendu... peut-être n’ai-je pas bien compris, car je suis vieux, l’ouïe s’affaiblit, la mémoire est mauvaise. Quoi, c’est ici votre dernier jugement : va-t’en et ne reparais plus ! Et vous avez jugé, dites-vous, au nom de Dieu et de l’empereur ! Et c’est pour cela que vous m’avez jeté parmi les voleurs et les brigands, pour montrer une telle sagesse après une si longue méditation ! J’ai attendu dans la douleur, mais dans la foi — vous étiez derrière la porte et vous vous moquiez de ma confiance... Mais est-il possible que j’aie bien entendu, est-il possible que j aie bien compris ? Vous n’avez pas agi ainsi ; cela n’est pas votre jugement, ô juges.

— Allons, va-t’en, retourne-t’en vite ; ne te querelle plus avec la justice, dit le juge. Et rends grâce à Dieu de mourir sur un lit, comme un chrétien et non parmi les fous où serait ta place.

En entendant ces paroles, Barthélemy se sentit abattu et misérable.

— Vous vous êtes moqués du vieillard ; que Dieu vous pardonne ! dit-il ; et il sortit.

Il y avait neuf jours à peine que Barthélemy se querellait avec la justice et ses ministres ; mais, quand il traversa la cour, il était courbé et vieilli, et sa tête branlait.

Quand il arriva dans la rue, il faisait grand jour. Il ne voyait autour de lui que des étrangers sans bienveillance, il n’y avait personne à qui Barthélemy pût parler pour se consoler. La grande ville était toute remplie de juges injustes ; qui le voyait le regardait comme un malfaiteur, ne lui adressait pas la parole, ne lui rendait pas justice. Et, dans la crainte et dans la douleur, Barthélemy sentit que tous l’avaient abandonné, sauf Dieu...

Il entra dans une auberge pour se reposer. Là, contre le mur, il vit une belle image et quelque chose comme de la joie et une grande espérance firent tressaillir son cœur ; car c’était le portrait de l’empereur, et son visage était toute justice et toute pitié.

— Pourquoi suis-je allé là-bas quand j’ai cherché la justice ? se dit Barthélemy. Je suis passé devant l’église pour aller à la messe, et je me suis perdu parmi des brigands impies. Dieu m’a montré le droit chemin ; mais j’ai erré dans les sentiers et les venelles, et, dans la folie j’ai osé me plaindre. Mourant de soif, au lieu d’aller me désaltérer à la source pure, j’ai bu aux mares immondes ! Mais, j’ai trouvé le vrai chemin, Dieu en soit loué !

Et il ne se reposa point ; il se leva, chargea son fardeau et se remit en route pour arriver jusqu’à l’empereur.

 

XV

Barthélemy faisait des songes pénibles... Et, cependant, est-il possible qu’à la source limpide il n’y ait pas d’eau claire, que le brillant soleil ne donne pas de lumière, qu’au lieu où la justice est créée et confirmée, il n’y ait point de justice ?

La route était longue, trop longue pour Barthélemy, vieux et las. Il allait à pied, par des villages étrangers, des contrées inconnues. Une fois, comme le crépuscule tombait sur les champs, ses jambes faiblirent : il dut s’asseoir sur une borne. Un jeune chemineau passa : il était nu-pieds et poudreux ; sans doute il avait faim, aussi ; mais ses yeux brillaient d’un éclat joyeux.

— Où allez-vous, père ?

— Trouver l’empereur.

— Oh ! père, la route est longue jusqu’à la ville de l’empereur et vos jambes sont vieilles ; vous n’arriverez pas avant une semaine, même en marchant nuit et jour.

— Il faut que j’y arrive, avant de mourir.

— Que voulez vous demander à l’empereur ?

— Qu’il juge selon le droit, qu’il instruise et châtie les juges injustes qui se sont moqués du vieillard.

Le jeune homme hocha la tête, regarda tristement Barthélemy, vieux et courbé.

— Vous n’y réussirez pas, brave homme. Il est bien difficile d’arriver jusqu’à l’empereur !

— Difficile ! Et pourquoi ? fit Barthélemy étonné. Chez l’empereur est la justice ; où serait-elle, sinon chez lui ? Irais-je demander mon pain aux mendiants ? J’y suis allé, aveugle que j’étais, et ils ont ri de moi, mais je ne leur en veux pas ; j’irai vers celui qui le distribue justement aux malheureux et aux affamés.

— Vous n’arriverez pas jusqu’à lui, père !

— Est-il donc enfermé à clef ? Est-il emmuré, défendu par quelque barrière qui monte jusqu’au ciel ?

— Il y a, autour de lui, des gardiens qui ne laissent approcher personne.

— Comment ? Des empereurs de l’empereur, des maîtres du maître ? Que bégaies-tu là, dans ta jeune inexpérience ?... Je me suis mis en route pour chercher la justice, je la trouverai chez l’empereur... Il distribue la justice et la miséricorde ; comment le pourrait-il à travers des portes fermées, des barrières et des murs ? Je m’en vais, car Dieu m’a donné l’espoir de ne pas faiblir avant le but.

En écoutant Barthélemy, le jeune homme sentit une profonde tristesse s’emparer de lui.

— Longue et pénible est la route, père ! Elle traverse de hautes montagnes, des plaines sans limites, sans fin. Je marche depuis un mois, je me repose beaucoup, et voyez mes jambes ! Vous voilà déjà assis sur une borne, à cent mètres du logis ; cent mètres encore et vous tomberez dans le fossé où vous reposerez longtemps, père... Prenez votre dernière pièce d’argent, mon ami, et montez dans la voiture de fer. Quand vous serez dans la ville de l’empereur, quand vous connaîtrez la grande douleur, souvenez-vous de moi ; vous trouveriez plutôt un trésor par les nuits de clair de lune que la justice au grand soleil.

Ainsi parla le jeune gueux et il s’en alla. Barthélemy, tout triste, le regarda s’éloigner.

— Si jeune encore et son cœur si plein de pitié, il est déjà courbé sous le poids d’une lourde injustice. Où est sa mère, où est son père ? Il a été emporté à travers champs et jeté sur la route comme une feuille dont personne ne se soucie ; nul ne regarde s’il la piétine d’un pas pesant ! Peut-être pensait-il à sa mère qui pleure sur lui et il a dit : il n’y a pas de justice au monde, pas même chez l’empereur !

Lorsque Barthélemy se releva, il eut peur et faillit se trouver mal ; ses jambes étaient comme de pierre ; ses genoux ne pliaient plus ; il ne pouvait pas avancer.

— J’ai fait une journée de marche comme de la maison aux champs, pensa-t-il ; cent mètres encore et je tomberai à terre !

Et ce n’était pas seulement son fardeau, mais l’injustice de longs jours de souffrance qu’il portait sur ses épaules et elle était lourde... comme la moitié du monde.

Il faisait nuit quand Barthélemy pénétra dans une auberge à l’entrée d’un village ; l’aubergiste le regarda d’un œil soupçonneux, l’hôtesse le salua sans amabilité.

Barthélemy, malade, poudreux, ressemblait à un mendiant qui serait venu à une heure tardive demander une poignée de foin pour s’y coucher et mourir.

— Ne me regardez pas ainsi, n’ayez pas peur, dit-il, et il posa sur la table quelques pièces d’argent. Je suis un voyageur qui va chercher la justice auprès du maître, puisqu’il ne l’a pas trouvée chez les valets.

— Où vas-tu donc ? demanda l’aubergiste.

— Dans la ville de l’empereur, dans l’impériale Vienne, tout droit jusqu’à l’empereur, expliqua Barthélemy. Les hommes n’ont point reconnu mon droit, les juges ne m’ont pas fait justice ; l’empereur me la rendra dans une bonne mesure.

L’hôte et sa femme se regardèrent en souriant.

Barthélemy ôta les bottes de ses pieds endoloris, et à le voir là, assis, tout blanc, tout courbé, ses doigts noueux et gauches qui tremblaient, on eût dit un centenaire penché sur la tombe.

— Apportez-moi du pain, un verre de vin. Je me reposerai ici même sur le banc ; demain matin, attelez de bonne heure si vous avez un attelage et vous me conduirez au chemin de fer ; car je suis déjà vieux et si las que je n’arriverais jamais à la ville de l’empereur, je n’arriverais pas à travers ces hautes montagnes et ces plaines sans fin.

Il se hâta de manger, se coucha et s’endormit aussitôt, comme si son corps se fût évanoui dans la mort et que toute pensée se fût éteinte...

C’est alors que commença le calvaire de Barthélemy.

Quand, au matin, il s’éveilla, l’aubergiste attela et le conduisit dans une ville inconnue. Là, dans une grande hôtellerie presque déserte, Barthélemy attendit, puis on sonna, on l’appela et il monta dans la voiture de fer. Il y faisait noir, cela sentait mauvais ; sur les bancs étaient assis des gens inconnus qui causaient à haute voix et ne saluèrent pas Barthélemy ; ils le regardaient en dessous comme si, sans y être invité, il avait pénétré dans une chambre étrangère, Barthélemy s’assit timidement au bord du banc et posa son paquet sur les genoux. La voiture s’ébranla ; on entendit un roulement, un grincement ; Barthélemy se découvrit, fit un signe de croix.

— Ô Dieu, bénis ce dernier voyage ! Je remets mon droit entre tes mains.

— Où allez-vous ? lui demanda son voisin.

— À Vienne...

Ils levèrent la tête et regardèrent avec étonnement Barthélemy, ses vêtements usés et poudreux, son paquet sur ses genoux, ses bottes qu’il portait sur l’épaule.

— Que faire, à Vienne ?

— Trouver l’empereur.

Alors, leur étonnement disparut ; ils éclatèrent de rire.

— Raconte, voisin, raconte-nous ton histoire.

Et quand il leur raconta l’histoire de son droit et ses pénibles voyages, ils rirent aussi joyeusement que s’ils eussent écouté à la foire les facéties d’un saltimbanque bariolé.

— Je ne danse pas devant vous, je ne vous chante pas des refrains de carnaval, cria Barthélemy, indigné.

Ils rirent encore plus fort.

— Maintenant, voisin, dis-nous encore comment tu te tiendras chez l’empereur, ce que tu diras, ce que tu feras ; dis-nous cela pour égayer notre voyage.

— Quelles gens êtes-vous, où êtes-vous nés, d’où venez-vous ? ô vous qui riez de la justice comme d’une fille ivre. Quel est votre Dieu, ô vous qui osez railler ses lois ?

Les voyageurs, de plus en plus joyeux, regardaient Barthélemy comme une curiosité de foire. Son voisin chercha dans sa poche et lui tendit une bouteille.

— Allons, voisin, un peu d’eau-de-vie, pour que tu parles mieux, car tes histoires sont fort amusantes.

Barthélemy n’accepta pas, ne lui répondit pas. « Qu’est-il arrivé aux hommes sur la terre ? pensait-il. Sont-ils les valets de l’injustice ou ses jouets, qu’ils se moquent de la justice et l’insultent à sa face ? Ou, peut-être ont-ils tant souffert d’injustices que le désespoir est entré dans leurs cœurs et qu’ils ne croient plus en Dieu et en ses préceptes ! Ils rient comme si je cherchais le pays de Cocagne et non la justice envoyée par Dieu et confirmée par l’empereur. »

Les voyageurs descendaient ; d’autres montaient et ceux-là parlaient une langue tout à fait étrangère. Barthélemy regarda par la portière ; au dehors, la nuit était claire ; la lune brillait dans un paysage inconnu. Il lui sembla que la terre se dérobait sous ses pieds, qu’autour de lui, il n’y avait aucun appui ; une crainte étrange envahit son cœur.

Il adressa la parole à son voisin, un homme décemment vêtu qui sommeillait dans un coin.

— Combien y a-t-il encore, voisin, jusqu’à la ville... jusqu’à la ville de l’empereur ?

L’homme ouvrit ses yeux lourds de sommeil, regarda Barthélemy, hocha la tête et se serra dans le coin.

« Il ne comprend pas, pensa Barthélemy. Et, même s’il comprenait les mots, il ne comprendrait pas ma pensée, il ne comprendrait pas la justice, car il y a des gens ou monde qui ont une autre loi, un autre Dieu. Ô toi qui es le Dieu de ma jeunesse, aie pitié de moi, pauvre voyageur altéré de ta justice. »

Dans sa solitude, Barthélemy eut peur ; il croisa les mains sur ses genoux et pria pour raffermir son espérance.

Il voyagea ainsi toute la nuit. Il était si las qu’il ne pouvait remuer ni bras ni jambes ; à peine distinguait-il la paume de sa main devant ses yeux ; il n’entendait plus le bruit des roues. Et tout était comme en un rêve pénible.

 

XVI

Une ville sans fin, bourdonnant jusqu’au ciel, parlant dans toutes les langues incompréhensibles, l’effrayante Babylone elle-même ! Où se cacher, où fuir ?

Barthélemy errait par les larges rues ; des palais de chaque côté, des voitures se croisant en tout sens, une foule d’étrangers, de gens au regard sombre, qui courait et s’écoulait au bord de la rue, comme si deux processions interminables se rencontraient et passaient. À qui demander quelque chose et comment le demander ? Le chapeau à la main, il errait dans la foule ; il sentait lui-même qu’il était égaré parmi ces gens, comme s’il fût venu, bras nus et pieds nus, à la grand’messe devant le maître autel.

Où s’arrêter, comment se reposer ? Tout dansait devant ses yeux, comme si un vin trop fort l’eût enivré ; les gens lui paraissaient très grands ; ils passaient à côté de lui, déguisés comme en carnaval, avec des pas étrangement longs, apparaissant, disparaissant comme des fantômes,

Barthélemy marchait comme un homme ivre ; ses jambes fléchissaient, il titubait ; son corps se courbait très bas vers la terre et, à chaque instant, Barthélemy craignait de tomber tout à coup sur la face.

La rue était sans fin, la procession aussi. Barthélemy priait et demandait miséricorde ; mais il lui semblait que Dieu est étrangement loin, que les cieux n’entendent pas les prières de cette Babylone !...

Il marcha longtemps, il n’en pouvait plus. Il s’appuya contre un mur, baissa la tête, ploya les genoux. Ceux qui passaient devant lui le regardaient, étonnés ; un petit monsieur à lunettes d’or s’arrêta, lui demanda quelque chose dans une langue étrangère et s’en alla, car Barthélemy ne répondit pas. Mais, tout à coup, se dressa devant lui un homme grand, vêtu d’un vêtement singulier, qui le prit par le bras et l’emmena.

— Où ? Où, maintenant ? balbutia Barthélemy ; et, joyeusement, il le suivit.

— Conduisez-moi à l’empereur, tout droit chez lui ; que ce soit vite fait, car je suis las !

L’homme ne répondit rien ; il haussa les épaules ; une foule les suivait, regardant curieusement Barthélemy et son paquet.

Barthélemy et son guide arrivèrent devant un vaste bâtiment, entrèrent dans une grande salle. On l’interrogea, il ne comprit pas ; il parla, on ne le comprit pas, on ne lui répondit pas.

— Pourquoi nous quereller ? Que nous dire ? s’écria Barthélemy. Nous ne nous connaissons pas, nous ne nous comprenons pas : nous ne nous sommes jamais vus, nous ne nous reverrons jamais. Que Dieu vous bénisse et me donne à moi sa justice ! Permettez que je me repose chez vous de mon long voyage : je suis bien las, et mes faibles jambes ont peine à me soutenir... puis, je me remettrai en route, car Dieu ne permettra pas que je faiblisse avant le but, après de si grandes souffrances !

Il s’assit sur un banc, posa les bottes et le paquet à terre. On le regardait, on riait, on ne lui parlait plus... Il s’était quelque peu reposé et allait s’abandonner au sommeil qui pesait lourdement sur ses paupières, lorsqu’on vint, on lui prit son paquet, ses bottes et son bâton, on fouilla sa veste, on la retourna, on lui prit son argent et son couteau ; puis on l’emmena, on le jeta dans une voiture étrange, fermée de tous côtés, telle une prison sur roues.

— Que faites-vous de moi ? Où m’emmenez vous ? demanda-t-il à celui qui l’accompagnait.

L’homme ne répondit rien, ne se retourna même pas. Barthélemy avait peur, et en son cœur, il priait :

 « Grâce, ô Dieu, car je suis vieux et las ; mes jambes enflées, meurtries ne peuvent plus me porter. Tu as toi-même mis une limite à la souffrance ; tu as mesuré la douleur à ma force et tu n’as pas pu te tromper ; tu ne permettras pas que je tombe avant d’accomplir ton commandement. Fais que bientôt j’entende ta parole, fais que bientôt je me repose ! Mes mains tremblent, mon ouïe me trahit ; de douleur, je vois mal. Console ton serviteur ; que, bientôt, d’un cœur joyeux, il se présente devant toi. À ceux qui errent dans les ténèbres et méconnaissent ta loi, donne la miséricorde et la connaissance !

La voiture s’arrêta devant une autre maison ; on le conduisit dans une autre salle. Un homme, qui parlait la langue de Barthélemy, vint, un homme long, maigre, qui portait une mince barbiche noire et des lunettes ; il ressemblait à un avocat.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il à Barthélemy sans amabilité. D’où es-tu et que viens-tu faire à Vienne ? Explique tout avec ordre et ne parle pas pour ne rien dire.

Barthélemy était tout joyeux ; il se sentait consolé.

— Soyez le bienvenu, monsieur ! Merci pour vos paroles, même dures. Qui tendrait la main à un homme qu’il n’a jamais vu, qui est peut-être un contrebandier, un bandit ?... Je suis Barthélemy, de Bétajnova, et je suis venu pour chercher la justice, au lieu où on la distribue aux affamés.

L’avocat fronça les sourcils et tout étonné écouta Barthélemy lui raconter sa triste histoire, du commencement à la fin.

— Voyez ! on m’a trompé, on m’a caché la justice quand, altéré d’elle, je la désirais. Mais je savais que les juges ne peuvent la cacher, qu’ils ont follement commencé s’ils pensent éteindre le soleil. Je les ai tous bravés ; j’ai prêté l’oreille à la voix de Dieu et je me suis mis en route pour ce dur voyage, ce long voyage jusqu’à l’empereur. En lui est le commencement de toute justice, conduisez-moi vers lui !

L’homme de loi le regarda encore une fois, rit de façon étrange et se retourna pour s’en aller.

— Par pitié, monsieur ! s’écria Barthélemy et une terreur sans nom l’envahit. Vous ne m’avez pas écouté jusqu’au bout, vous n’avez pas entendu ma prière ! Qui se tiendra à mes côtés, dans cette infernale Babylone ? Donnez-moi la main, si vous êtes chrétien, si la parole de Dieu est en votre cœur, conduisez-moi vers la justice !

La voix de Barthélemy tremblait, comme mouillée de larmes.

— Nous t’y mettrons, avec la justice et la raison, dit l’avocat, et il s’en alla.

À peine la porte s’était-elle refermée sur lui que d’autres vinrent et emmenèrent Barthélemy. Des clefs grincèrent, une porte s’ouvrit et on poussa Barthélemy dans une pièce connue il n’en avait vue jusqu’à ce jour. Elle était vide, ses murs nus et gris. Contre le mur, des bancs larges et bas, couverts d une étoffe sale, étaient rangés ; point de table. Barthélemy, tout surpris, se retourna : la porte s’était déjà refermée.

Il y avait là trois personnages, trois hommes sales, déguenillés, au visage rude et répugnant, au regard mauvais.

Barthélemy n’avait jamais vu de telles gens,

— Eh quoi, n’ont-ils jamais vu Dieu, n’ont-ils jamais eu soif de justice ? pensa-t-il avec crainte. Est-ce seulement l’enveloppe qui est immonde et boueuse, ou le cœur lui aussi est-il atteint ?

Et tout son être fut envahi par une grande frayeur ; il ressentit une douleur cuisante.

— Je leur ai demandé la justice, et ils m’ont jeté parmi les voleurs et les malfaiteurs !

L’un d’eux se souleva de son banc, regarda durement et cria quelques mots incompréhensibles. Barthélemy sursauta ; il s’avança jusqu’au banc dans l’angle le plus reculé, sans rien regarder. Il était si abattu qu’il ne pouvait plus espérer ; son cœur était si oppressé qu’il ne pouvait plus prier.

Alors, Barthélemy s’inclina très bas, cacha son visage dans ses mains et pleura.

Il passa ainsi trois jours et trois nuits, dans cet horrible lieu, parmi les malfaiteurs et les criminels.

 

XVII

À l’aube du quatrième jour, on ouvrit la porte, on rendit à Barthélemy son paquet, ses bottes et son bâton, son couteau et son argent ; on le conduisit sans mot dire.

— Où, gens de Dieu ? demanda Barthélemy, suppliant ; il n’obtint ni un regard, ni une parole. On le mit dans une voiture qui s’en alla en zigzaguant par les larges rues, à travers le bruit, la tempête de effrayante Babylone.

— Où me conduisez-vous, gens de Dieu ? supplia Barthélemy, quand on le jeta dans la voiture de fer, parmi des vagabonds et des voleurs. Nul ne se retourna, nul ne lui répondit. L’homme qui les conduisait s’appuyait dans un coin et regardait sévèrement devant lui ; les vagabonds rirent, quand la locomotive siffla et que les lourdes roues grondèrent. Avec un regard craintif, Barthélemy se retourna et tout à coup deux yeux tristes, rougis de larmes, se fixèrent sur les siens.

« Celui-là aussi a connu l’injustice, on l’a chargé injustement, pensa Barthélemy. Son jeune visage exprime la tristesse et il n’y a rien de mauvais en son cœur. »

— Où vas-tu, camarade ? demanda Barthélemy. L’autre le regarda, mais ne répondit rien ; l’expression de tristesse passa de ses yeux à ceux de Barthélemy ; ils s’étaient compris.

Ils voyageaient toujours, d’un endroit à l’autre, d’une voiture à l’autre. Le soleil disparut, la nuit passa ; des compagnons descendirent, d’autres montèrent.

— Où ? demanda Barthélemy, saisi d’une crainte profonde ; nul ne lui répondit.

Quand, pour la dernière fois, il descendit de la voiture de fer, il regarda autour de lui et resta tout étonné. Il avait vu ce lieu jadis, comme en un rêve vague, lointain. Il frissonna et demanda à un homme à l’air bourru qui se tenait à côté de lui :

— Ô chrétien, ô ami, si tu peux parler, dis-moi quel pays est celui-ci ?

— C’est ton pays natal ; dans deux heures nous serons à Resje. La route est longue, monotone ; si tu as de l’argent, paie une voiture !

— Et pourquoi à Resje ? cria Barthélemy ; ce n’est pas là qu’est ma maison ; à Resje, je n’ai ni frère, ni sœur. Qui m’a appelé à Resje, qui m’y conduit ?

L’homme haussa lentement les épaules, bourra sa pipe et l’alluma.

— Allons, en route et ne me cause point d’ennuis. Je t’accompagne jusqu’à Resje ; ensuite, que Dieu soit avec toi.

Barthélemy ne parla plus ; bien que malade, il marchait à grands pas. Le pays était joli ; les champs verdissaient, dans les prairies, l’herbe était haute, mais Barthélemy ne se retournait pas ; il regardait à terre, ses sourcils gris lui cachaient les yeux.

Le chemin serpentait le long d’une pente douce ; au fond de la jolie vallée se montrait un village blanc. Barthélemy et son compagnon arrivèrent jusqu’à la maison du maire ; celui-ci s’effraya en voyant Barthélemy.

— Jamais nous ne t’avons vu, personne ne se souvient de toi, et tu viens, sur tes vieux jours, nous importuner de la sorte.

— Je ne demanderai pas l’aumône, je ne serai à la charge de personne, dit Barthélemy. Donnez-moi une poignée de foin pour me reposer, car je suis las.

Il alla dans la grange et se coucha dans le foin. Il ne s’endormit pas de longtemps ; il s’entretenait avec Dieu. Il ne lui parlait plus comme un serviteur à son maître, mais comme un créancier à son débiteur.

« Accomplis tes promesses, maintenant ! Tu as donné la justice aux hommes, ils l’ont cachée ; elle n’est ni chez les huissiers, ni chez les juges, ni chez l’empereur : les huissiers m’ont jeté parmi les malfaiteurs, les juges se sont moqués de moi, on m’a empêché de voir l’empereur !

« En toi est la justice, tu l’as envoyée, tu l’as confirmée ; garde-la et que ton commandement s’accomplisse !

« Vers toi seul je me tourne, moi, le valet, seul au monde, dépouillé en plein jour, dépouillé de mes droits. Ta loi est en mon cœur et ta promesse, ta parole, je les ai entendues — fais que la confiance demeure. Étends la main, Dieu tout-puissant, juge équitable ! »

Ainsi, Barthélemy s’entretenait avec Dieu ; il pria, bien avant dans la nuit et, dès que le jour parut, il se leva et se mit en route sans prendre congé.

Il marcha longtemps, se reposa trois fois ; avant le crépuscule, il était à Bétajnova.

— Quoi, est-ce là Barthélemy ? demandait-on en le voyant.

— Il est poudreux, déguenillé, courbé jusqu’à terre, le vieillard tout gris. Quoi, est-ce là Barthélemy ? se disait-on et on le regardait passer.

Barthélemy ne se retournait point, ne saluait personne, ne répondait à personne. Il ne regarda pas davantage du côté où s’élevait sa blanche maison ; il alla tout droit chez le curé.

Le curé était un monsieur aimable, gros et rouge, toujours souriant.

— Te voilà, Barthélemy ! Comme tu es vieilli, comme tu parais faible. Où as-tu donc erré ?

Barthélemy s’était arrêté sur le seuil ; il redressa son dos voûté ; ses yeux jetaient des éclairs.

— Je ne veux pas m’asseoir, je ne veux pas me reposer, car il se fait tard et je suis las. J’ai couru par le monde, je suis allé de l’huissier au juge, du juge à l’empereur. Il n’y a point de justice sous les cieux ; on l’a enterrée à cent pieds de profondeur, on a roulé sur elle une lourde roche. Je ne la cherche plus sur la terre ; les huissiers et les juges ont renié Dieu, ils ont trahi sa parole et ses commandements. En Dieu je cherche la justice, en lui seul, car il est le juge suprême. Ouvrez le livre, vous qui êtes son ministre ; expliquez sa parole, jugez selon la justice.

Le prêtre s’approcha de Barthélemy, lui prit la main, car il avait pitié de lui.

— Ne parle pas ainsi, Barthélemy. On t’a fait beaucoup de mal ! Ils ne t’ont pas traité chrétiennement ; mais pardonne-leur, comme Dieu pardonne à ses persécuteurs.

Barthélemy laissa tomber la main du prêtre, le regarda fixement de ses yeux brillants de fièvre et parla d’une voix dure que nul ne lui connaissait :

— Je ne parle ni de pitié, ni de pardon, je parle de justice. Jugez selon la parole de Dieu, selon ses préceptes et ses commandements. Vous êtes le représentant de Dieu, il parlera par votre bouche, avec votre langue. Dieu est-il avec moi ou du côté des huissiers et des juges injustes ? Je suis las, je voudrais rentrer dans ma maison, me reposer sur mon lit.

— Tes pensées sont mauvaises et injustes, Barthélemy !

— Jugez !

— Incline-toi, Barthélemy, même devant l’injustice : Dieu jugera.

— Sa justice est sans fin — où est sa justice ? Ma maison est-elle à moi selon sa justice, ou non ? Que Dieu juge cela ! dites-le-moi, vous qui êtes son apôtre !

Le regard de Barthélemy était fixe et dur, son visage comme de pierre ; en son cœur luttaient la douleur et la foi.

— Y a-t-il une justice en Dieu ou non ?

— Tes paroles sont des blasphèmes, Barthélemy, dit le prêtre effrayé, et il recula d’un pas, car il avait peur. Si tu es devant Dieu, n’exige rien debout, mais agenouille-toi, prie humblement et pleure.

— Je ne prierai pas, je ne pleurerai pas. Mon droit est le droit de Dieu ; ce qu’il a lui-même créé, il ne le détruira pas ; ce qu’il a dit, il ne le reniera pas. Il est mon débiteur ; je ne m’agenouille pas, je reste debout et j’exige !

Et le sang monta au visage de Barthélemy, à son front, à ses joues ; ses lèvres tremblaient.

— Jugez ! Dites cette parole que j’ai si longtemps attendue ! Y a-t-il une justice ? Y a-t-il un Dieu ?

À ces mots, le prêtre frissonna ; il étendit une main tremblante et recula jusqu’au mur.

— Arrière, impie !

Barthélemy attendait encore, ses yeux fiévreux fixés sur le prêtre.

— Arrière, blasphémateur !

Lentement, Barthélemy se retourna et sortit. Il allait maintenant d’un pas rapide, point courbé, point malade, au cœur nulle tristesse et nul espoir.

 

XVIII

La nuit tombait ; les paysans, les travailleurs revenaient des champs. Alors, sur le toit de Sitar, le coq rouge se montra ; la flamme, mince, montait très haut vers le ciel. Elle apparut ensuite sur la grange, sur l’étable, sur la remise, sur les deux hangars. La flamme était grande, elle semblait sortir de terre et monter jusqu’au ciel. Des poutres embrasées tournoyaient dans l’air, tombaient en cercle sur les champs verdoyants comme jetées par une puissante main d’homme... Barthélemy avait allumé sa terrible torche.

Les spectateurs regardaient, terrifiés. Qui pourrait éteindre ce feu de Sodome, que le vent poussait comme un nuage enflammé à travers la vallée, portait vers le ciel sans étoiles, comme un gigantesque oiseau aux ailes de feu ? Ils étaient là, découverts, pâles, tremblants et muets devant le crime et, en leur cœur épouvanté, murmuraient des prières.

Et le long Barthélemy parut au milieu d’eux, les mains brûlées, les cheveux roussis... il riait joyeusement.

— Je suis allé chercher ma pipe, mes amis ; je ne voulais pas laisser brûler ma pipe, ma pipe que j’avais oubliée en partant. Est-ce qu’elle ne brûle pas bien ma maison ? N’est-il pas beau, mon feu ? Que ceux qui ont des pipes les allument, il y a du feu pour tous !

Il mit sa pipe à la bouche, appuya les mains sur les hanches et regarda l’incendie. Un grand cri retentit :

— Barthélemy a incendié !

Alors, un brouillard passa devant ses yeux ; il trébucha, s’affaissa à terre.

— Frappez !

Avec des tisons enflammés ils le frappèrent ; avec leurs talons ferrés ils le piétinèrent, tous roussis et brûlés.

— Au feu !

Ils le saisirent, l’emportèrent sanglant, brûlé comme il était, le balancèrent trois fois... Des flammes, un tourbillon d’étincelles jaillit, plus haut encore... Quand les meurtriers de Barthélemy sortirent de la fournaise, leurs mains et leur visage étaient noirs...

Et cela se passa à Bétajnova... Dieu prenne en pitié Barthélemy, ses juges et tous les pécheurs !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 18 novembre 2012.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] La Slovénie a été affranchie en 1918 du joug autrichien, qui pesait sur elle depuis le XIIIe siècle, mais qui n'avait pas réussi à la dénationaliser. Ljubljana (Laybach) est sa capitale.

[2] Prononcez Bétaïnova.

[3] Prononcez Lioubliana.

[4] Prononcez Strjinar.