LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Nicolas Brian-Chaninov

(Брянчанинов Николай Валерьянович)

1874 – 1943

 

 

 

 

LES ORIGINES DE LA RUSSIE HISTORIQUE

 

 

 

 

1925

 

 

 

 

 

Article paru dans la Revue des questions historiques, 53e année, 3e série, t. 6, 1925.

 

 

 


TABLE

 

 

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

 


 

 

 

 

Der Prozess der Geschichte ist ein Verbrennen.

Novalis.

 

I

Le passé de la Russie, au triple point de vue de la civilisation, de l’ethnographie et de la linguistique, se présente à nous sous l’aspect d’un vaste palimpseste dont les origines remontent bien au delà du IXe siècle, date officielle de la formation de l’État russe. L’histoire de la Russie, tel un chêne millénaire, a de puissantes et multiples racines qui ne sont slaves que dans une faible proportion. C’est pourquoi il serait contraire à la logique et à la vérité historique de fixer les débuts de l’histoire de ce pays à l’apparition dans la plaine russe des premières tribus slaves.

Qui oserait rattacher l’aube de l’histoire de France à l’apparition des Francs, ou le commencement de l’histoire de l’Angleterre à la conquête des îles Britanniques par les Normands, ou encore celle de l’Italie à l’arrivée des Goths et des Lombards dans la vallée du Pô ? L’histoire de la France, de l’Angleterre et de l’Italie serait totalement incompréhensible si nous ne la rattachions à l’histoire de la Gaule, de la Bretagne et de l’Italie romaine. D’autre part, toute la civilisation moderne aurait un aspect bâtard si on ne la faisait dériver de la civilisation gréco-romaine.

Ce qui est vrai pour l’Europe occidentale ne l’est pas moins pour les territoires de la Russie moderne. L’histoire de la Russie, répétons-le, serait une chose incompréhensible sans l’existence d’une longue période prékiévienne et de même toute la civilisation russe resterait une énigme historique si on ne la rattachait à la civilisation antique de la plaine russe[1].

Mais, alors, comment se fait-il, demandera-t-on, que pendant si longtemps nous ayons été plongés dans une erreur profonde en ce qui concerne les origines de la Russie, sa civilisation, sa formation politique et sa composition ethnique ? À cela on pourrait répondre que les historiens d’hier et d’avant-hier avaient une prédilection marquée pour les monuments graphiques au détriment de toute autre source de renseignements, ils écartaient systématiquement les données de l’archéologie et de la linguistique, qu’ils connaissaient à peine, ce qui leur permettait de professer un mépris souverain pour les racines des mots et la grammaire comparée.

Cette méthode de travail, appliquée à l’histoire d’un pays riche en textes et monuments graphiques, pouvait à la rigueur se défendre, et même donner des résultats pas trop erronés. Mais, pour la Russie, elle ne valait pas grand’chose, car le nombre des textes concernant les origines et la formation de ce pays a été de tout temps fort restreint et ne reflétait que bien sommairement, dans la limite de quelques siècles tout au plus, le passé de la terre russe. Les historiens européens qui s’occupaient, au siècle dernier, de la Russie antique, puisaient généralement leur savoir dans le IVe livre de l’histoire d’Hérodote, dans la géographie de Strabon, dans l’histoire naturelle de Pline, chez Tacite, Polybe, Ammien Marcellin, Ptolémée et quelques historiens barbares ou du moyen âge, tels que, Jordanès, Adam de Brème et Saxo Grammaticus. Mais les historiens du monde gréco-romain ne connaissaient que bien imparfaitement le pays des Scythes et des Sarmates. Le père de l’histoire, Hérodote, fut certainement le plus consciencieux d’entre eux ; il visita personnellement les contrées lointaines, assembla un nombre fort respectable de faits ethnographiques et historiques, étudia les mœurs et les coutumes des voisins immédiats des colons grecs de la mer Noire et tâcha d’éliminer ou de contrôler par lui-même les récits invraisemblables qu’on lui rapportait. Cependant il avoue que ses connaissances géographiques se bornent aux terres habitées par les Scythes et leurs voisins immédiats du Nord, les Neures, les Androphages et les Melanchlaenes qu’il ne connaît, du reste, que par ouï-dire.

« Quant aux régions situées au Nord et au-dessus des derniers habitants de ce pays, écrit-il, les Scythes disent que la vue ne peut percer plus avant, et qu’on ne peut y entrer à cause des plumes qui y tombent de tous côtés. L’air en est rempli, la terre en est couverte ». Mais, très consciencieux, il explique un peu plus loin : « Lorsque les Scythes et leurs voisins parlent de plumes, ils ne le font que par comparaison avec la neige »[2].

Cent cinquante ans après Hérodote, la situation n’avait pas changé et le Nord de l’Europe restait, pour le monde civilisé d’alors, une parfaite « terra incognita ».

Les Romains firent beaucoup, certes, pour la science géographique ; cependant, la carte routière d’Agrippa, en ce qui concerne l’Est de l’Europe, foisonne de fautes grossières, d’indications inexactes, et cela bien qu’il existât déjà à cette époque des relations continues entre le monde romain et les Slavo-Lithuaniens de la Baltique. Quant aux historiens romains, occupés qu’ils étaient de l’Empire et de son influence sur les Germains, ils ne s’intéressaient aux autres peuples que dans la mesure des démêlés politiques de ces derniers avec Rome ou de leurs rapports de voisinage avec les Germains.

La véracité des historiens du Bas-Empire est, dans beaucoup de cas, sujette à caution ; du reste ils confondaient les Scythes avec les Huns, tout comme les historiens romains. D’autre part, des faits très caractéristiques de l’histoire primitive de la Russie leur restèrent inconnus ou ne furent point relevés par eux. Ainsi les historiens modernes qui étudiaient la Russie primitive sur la foi des écrits anciens étaient assez mal servis. Ceux d’entre eux qui connaissaient le slavon ou le russe moderne semblaient mieux partagés ; encore n’avaient-ils à leur disposition, comme texte primitif, que la chronique « initiale » (natchalnaïa), attribuée au moine Nestor. Nous savons aujourd’hui de quelle manière et dans quel esprit cette chronique a été composée. D’ailleurs, même sans recourir à la critique de ce texte, l’examen le moins prévenu suffit à établir le manque de connaissances de l’auteur sur la composition ethnique du pays, sur sa géographie et son passé le plus proche. Fait plus grave, l’annaliste commence son récit à un point déterminé ou plus exactement à une « place vide », si nous osons nous exprimer ainsi. Cette particularité a été relevée jadis par un historien russe de grand mérite, M. Zabéline. Selon la chronique kiévienne, c’est seulement à partir de la venue des Variagues que la Russie connut une organisation politique dont les bienfaits se répandirent sur le reste du territoire des Slaves orientaux après la conquête de Kiev par Oleg. Ce point de vue fut adopté par les premiers historiens russes qui firent croire urbi et orbi qu’effectivement, avant l’arrivée des Variagues, il n’existait en Russie que le néant au point de vue gouvernemental.

L’erreur commise par ces savants s’explique en partie par leur grande crédulité et leur manque de méthode dans la critique des textes, mais l’erreur de l’annaliste était voulue. Pour lui, imbu qu’il était de l’idéal monarchiste-byzantin que professait déjà toute l’église russe, il ne pouvait être question d’une organisation politique là où il n’existait pas de prince souverain. Ainsi donc les cantons (volosti) slaves qui s’étaient constitués bien avant Rurik, mais qui n’avaient pas de prince régnant, étaient, aux yeux de cet annaliste, dépourvus de tout élément gouvernemental[3].

S’il était diffìcile de se faire une idée, même approximative, de la Russie primitive et de ses origines d’après les auteurs anciens, la question restait presque aussi obscure après l’étude des ouvrages publiés par les savants russes d’il y a un demi-siècle à peine. Ceux-ci non plus ne savaient pas grand’chose de précis sur le passé lointain de leur pays, mais bien souvent ils cachaient leur ignorance sous des polémiques stériles ayant trait à la patrie primitive des Slaves ou à l’éternelle question de savoir qui étaient ces Variagues qu’on faisait venir de loin pour gouverner la Russie. Avaient-ils vraiment été appelés par les Russes, ou bien sont-ils venus de leur propre initiative ? etc. Dans ces controverses inépuisables les meilleurs esprits de la Russie d’hier firent fausse route : un V. Soloviev, un Kostomarov. Et pourtant, à l’époque même de ces discussions, de vives critiques se firent entendre à ce sujet. L’un des grands savants russes de ce temps, Ernest Kunik, écrivait : « Il est temps d’abandonner la question oiseuse de savoir si les Variagues étaient des Slaves ou des Finnois, si c’étaient des Germains ou des gens venus d’Asie ; il est grand temps de se demander quel était l’héritage moral qui leur échut, quelles furent les forces qui se trouvèrent en action au moment de la constitution de l’État russe, enfin de quelle manière, en général, cet État fut constitué »[4].

Mais cet avertissement ne fut pas écouté et les discussions byzantines continuèrent encore longtemps. D’autre part, pendant longtemps aussi, l’histoire et même l’histoire primitive de la Russie fut une arme politique qui, dans des mains fort peu scientifiques, mais résolues, devenait une massue ou un éteignoir.

Évidemment la science libre s’efforçait de combattre l’histoire officielle enseignée à l’école et dont le chef fut jusqu’à ces derniers temps le professeur Ilovaïsky, aussi bien que les égarements de ses propres membres ; mais elle manqua fort longtemps d’une méthode scientifique de travail, de connaissances larges et profondes, de collaboration étroite avec les auxiliaires habituels de la science historique moderne : l’archéologie et la philologie[5].

Tout cela a changé sans doute, mais cela a changé presque sous nos yeux, depuis une quarantaine d’années à peine. Ainsi l’intérêt pour les Sagas islandaises et par conséquent l’abandon du point de vue de Schloezer ne se firent sentir en Russie qu’à la fin du XIXe siècle ou plutôt au commencement du siècle présent. De même l’épanouissement de la vie archéologique russe ne se produisit qu’au commencement du XXe siècle, avec l’entrée en lice des véritables hommes de science qui surent voir les relations de l’archéologie avec la science historique[6].

Ainsi les connaissances que nous possédons actuellement sur la préhistoire et les origines de la Russie ne reposent plus sur des légendes et des hypothèses, mais se trouvent établies sur des bases scientifiquement construites. Et pourtant elles ne sont connues ou adoptées que par une faible minorité des historiographes européens de nos jours. La grande masse de ces savants, parmi lesquels il y a cependant quelques slavistes distingués, soit par esprit de routine, soit par timidité, scepticisme ou paresse, ne veut rien changer à sa manière de voir et préfère continuer à sommeiller sur des positions acquises. Ils ont pour excuse le peu d’intérêt que le grand public occidental a manifesté jusqu’à ces derniers temps à l’égard de la Russie en général et de son histoire en particulier.

 

II

Au commencement, il semble que les plaines de la Russie méridionale aient été habitées par un peuple qui avait coutume d’enduire ses morts d’une substance rouge et de les enterrer en pleine terre dans une position accroupie[7].

La présence de ce peuple dans les steppes russes nous a été révélée par les fouilles nombreuses pratiquées surtout dans ces dernières années sur les bords des grands fleuves russes, tels que le Dniestr, le Boug, le Dniepr, le Don, la Volga, l’Oural et le Kouban, ainsi que dans les vallées du Caucase du Nord. Sous de vastes kourganes (tumuli)[8], on a trouvé des sépultures contenant des ossements ou des squelettes entiers, en pleine terre, et, à côté d’eux, des armes, tantôt de pierre, tantôt de cuivre, voire même de bronze, des bijoux de toute espèce, des poteries polychromes, des perles de verre, avec ou sans métal, des ex-votos, des lambeaux d’étoffes, etc. Tous ces objets dénotaient une époque archaïque et une civilisation purement orientale dans ses grandes lignes, ce qui permit aux savants russes d’affirmer, sans tomber dans l’exagération, qu’on se trouvait en présence des tombes des créateurs de la civilisation aenéolithique qui correspond aux civilisations de l’Élan, de l’époque protosumérienne en Mésopotamie et proto-dynastique en Égypte. « Abstraction faite des époques paléolithique et néolithique, nous devons constater avant tout, écrit l’éminent archéologue russe M. Rostovtzeff, que la Russie méridionale, surtout le Caucase du Nord, fut dès l’époque du cuivre un des foyers principaux d’une civilisation dont les autres foyers ont créé les grandes civilisations de l’Asie antérieure, de la Mésopotamie et de l’Égypte »[9].

La période du bronze, qui vint se superposer à la civilisation aenéolithique, est abondamment représentée en Transcaucasie, dans la région, du fleuve Kouban, dans l’Oural et même en Russie centrale. Au Caucase elle était étroitement liée à la civilisation du cuivre. De là aussi elle rayonna par le Turkestan jusqu’en Sibérie occidentale et dans l’Oural. Par contre, la civilisation du bronze fut bien moins riche en Crimée, ainsi que dans les plaines de la Russie méridionale : l’usage des sépultures contenant des squelettes accroupis y persiste sans interruption jusqu’à l’époque où les steppes furent submergées par les deux courants de la civilisation du fer, l’un de provenance occidentale et d’influence hallstattienne, l’autre, plus riche et plus développé, d’origine orientale et du type scythique.

La colonie de Hallstatt s’était constituée en haute Autriche, au moment où en Italie florissait encore la civilisation du bronze. Elle adopta l’usage du fer, surtout pour les armes. L’argent y était inconnu. Cependant on y trouvait les produits les plus beaux et les plus variés des industries de l’époque, grâce aux échanges qui existaient entre Hallstatt et les riches cités de la Méditerranée, auxquelles la colonie transmettait l’ambre de la Baltique. Ces produits, Hallstatt les réexpédiait en partie vers l’Orient voisin et plus tard vers le Nord-Est. C’est vraisemblablement par cette voie que furent introduits dans le bassin de la Vistule, par- exemple, les vases funéraires surmontés d’une tête, de fabrication étrusque, et les urnes cinéraires ornées de visages, qu’on a découvertes sur la rive gauche de la basse Vistule, sur le Boug et le long du Dniestr. De même, à une époque antérieure, le bas Danube et les Balkans connurent de nombreux spécimens de la céramique de Hallstatt que les tribus cimmériennes emportaient avec elles dans leurs pérégrinations vers les bords de la mer Noire. En tous cas, comme le démontre le professeur Rostovtzeff, la céramique de la période proto-scythique, à en juger par le résultat des fouilles exécutées le long du Dniestr et du Boug, est antérieure à la céramique grecque du VIIIe siècle avant Jésus-Christ ; elle présente des analogies frappantes avec la céramique de la couche reconnue pour cimmérienne de Troie et les produits du marché de Hallstatt.

Le courant oriental de la civilisation du fer fut apporté par les conquérants de race iranienne à qui les Grecs donnèrent le nom de Scythes, transformant à leur manière le nom d’une tribu iranienne : Asguzai[10].

L’apparition des premières tribus scythes dans les steppes de la Russie méridionale correspond assez exactement à l’époque où s’opéra une première scission chez un autre peuple qui prit une très grande part à la formation de l’État russe. Nous voulons parler des Tchouds, plus connus sous le nom de Finnois. Et d’abord quelle est l’origine de ce dernier nom ? Il semble que cette appellation leur fut donnée, assez tardivement du reste, par les Germains, dont la langue primitive possédait le verbe « fennoz » pour désigner la marche, le changement, le déplacement continuel. Ainsi donc, on appelait « finnois » tout individu qui, n’ayant pas de domicile fixe, passait d’un endroit à un autre, bref, qui était un nomade. Il faut remarquer cependant que, selon d’autres linguistes, ce n’est pas le verbe « fennoz », mais le verbe « finna » (d’où le mot allemand finden) qui se trouve à l’origine de cette appellation. D’ailleurs, le verbe « finna » a exactement le même sens que le mot « fennoz ». L’essentiel, pour nous, c’est que le synonyme moderne de Tchoud nous vient de Tacite qui employait une forme latinisée : « fenni ».

L’apparition des tribus finnoises sur les deux versants de l’Oural, dans les plaines de la Sibérie occidentale et les steppes kirghizes d’Orenbourg, remonte à un âge archaïque. Cette époque finno-ougrienne ignorait, semble-t-il, le culte du feu, bien que le mot feu (tulli) se trouvât déjà dans son vocabulaire.

Fait étrange, ce peuple primitif qui ne possédait ni le culte des ancêtres, ni même ce qui s’y rattache le plus, le culte du foyer domestique, avait dans son langage un nombre considérable de mots sanscrits[11]. En somme, c’était là ce qu’ils possédaient de civilisation. Pourtant ces Tchouds n’étaient pas ou n’étaient plus des sauvages, bien que leur occupation favorite fût la chasse et que leur genre de vie n’eût rien de sédentaire.

Les Finnois, même à l’époque la plus reculée de leur préhistoire, possédaient une industrie répartie entre les monts Oural et les vastes territoires de la Sibérie occidentale. Cette industrie ne fit que prospérer et s’étendre au cours des siècles. Il est bien difficile de définir, même approximativement, l’époque où le peuple tchoud commença à exploiter les gisements minéraux de l’Oural et de la Sibérie. Cependant, au cours du déblaiement d’une mine de cuivre située sur le territoire de Semipalatinsk, on trouva, très profondément enfouis dans le sol, d’archaïques outils de pierre[12].

La migration des tribus finnoises vers les forêts du Nord, les clairières du Centre et les plaines du Sud-Est de la Russie s’accomplit le long des grands fleuves tels que la Kama, la Volga, l’Oural, l’Oka et la Dvina du Nord, à une époque mal définie encore. Tout ce que nous pouvons affirmer, c’est que cette occupation, lente, mais ininterrompue, de nouveaux espaces propices à la chasse, à la pêche et à l’élevage, eut lieu sinon pendant la période néolithique, du moins à une époque où la pierre était encore en usage sur le littoral de la Baltique.

On a lieu de croire que l’unité primitive du peuple finnois était déjà disloquée à cette époque. La période dite finno-ougrienne était close depuis longtemps. La période finno-mordvine qui lui succéda était caractérisée d’abord par l’influence iranienne sur le langage et même sur les mœurs, principalement chez les Finnois de la branche orientale, et en second lieu par l’apparition, chez les Finnois des plaines, des premières notions d’agriculture et de l’industrie laitière.

De tout temps, les Finnois se sont montrés extrêmement avides de savoir et prompts à imiter. La langue finnoise reflète avec exactitude ces dispositions et nous fait apercevoir les diverses influences qu’elle subit au cours des siècles. En somme, les Finnois étaient bien plus civilisés qu’on ne pourrait le croire en étudiant leur langue. Les emprunts multiples qu’ils firent à leurs voisins immédiats et même éloignés, les Iraniens ou les Lithuaniens d’abord, les Germains ensuite, ne s’expliquent que par leur grande sensibilité. Certes la civilisation des Iraniens et des Lithuaniens était quelque peu supérieure à celle des Finnois, néanmoins il serait téméraire d’affirmer que ce peuple ne fit aucun effort pour se forger une culture à soi. Quant à l’influence germanique, elle ne se fit sentir qu’à une époque relativement récente, vers le premier siècle de notre ère, c’est-à-dire à l’époque où la scission entre la branche occidentale et la branche orientale du peuple finnois était, depuis longtemps déjà, un fait accompli.

Le premier contact des Scythes avec les Finnois sur le sol russe date du temps où l’unité du groupe finno-mordvine existait encore, bien que des signes avant-coureurs de la prochaine scission, — particularités des langages, des types ethniques, des mœurs et des coutumes elles-mêmes, — eussent déjà fait leur première apparition. Comme nous l’avons fait remarquer tout à l’heure, les Iraniens entretenaient des rapports, suivis principalement avec l’aile droite de la population finnoise, c’est-à-dire avec les tribus qui continuaient à vivre dans les steppes kirghizes, au pied des monts Oural ou sur les terres basses du cours moyen de la Volga. On s’est souvent demandé quels étaient les mobiles qui poussaient les Iraniens — à part les rapports ordinaires de voisinage — à frayer avec les tribus finnoises de qui, à première vue, ils n’avaient rien à attendre. L’explication qui nous paraît la plus juste est celle-ci : la branche orientale de la famille finnoise habitait, en particulier, des territoires dont le sous-sol était d’une grande richesse. Cette richesse, partiellement exploitée à toutes les époques, le fut de plus en plus avec le temps. Au cuivre que les Tchouds retiraient des contreforts de l’Oural et de l’Altaï vinrent bientôt s’ajouter des pépites d’or et des lingots d’argent dont une partie considérable passa dans les mains des trafiquants iraniens. À un certain moment, l’abondance de ces métaux fut si grande que les Finnois commencèrent à orner d’or les épées de leurs chefs et les têtes de leurs idoles. Dans les sagas islandaises qui racontent les premiers voyages des aventuriers Scandinaves au royaume finnois de Biarmie, contrée fabuleuse qui s’étendait de la haute Volga à l’Oural et à la mer Blanche, il est souvent question d’un certain temple de Youmala, situé en pleine forêt vierge, près de l’embouchure de la Dvina. L’idole de ce temple était couverte d’or ; sur ses genoux était placée une large coupe d’argent remplie jusqu’aux bords de riches offrandes en or et en argent. Il est incontestable, d’autre part, qu’à l’époque même du premier contact des Scythes avec les Finnois, ces derniers entretenaient des rapports de même ordre avec le Sud-Est de l’Asie centrale.

Que les Scythes connussent le chemin qui menait au pays des Finnois et qu’ils s’y rendissent souvent, en dépit des difficultés du voyage, cela ne fait aucun doute. Nous en trouvons la confirmation chez Hérodote, voici ce qu’il dit à ce sujet : « ... Vous trouverez des peuples qui habitent au pied de hautes montagnes (l’Oural). On dit qu’ils sont tous chauves de naissance, hommes et femmes ; qu’ils ont le nez aplati et le menton allongé. Ils parlent une langue particulière ; mais ils sont vêtus à la manière scythe. On les appelle Argippéens. Les Scythes qui voyagent dans leurs pays ont besoin de sept interprètes pour y exercer leur commerce »[13].

Les relations que les tribus finnoises de l’Oural et de la Sibérie occidentale eurent avec le centre de l’Asie, principalement avec les contrées qui constituent actuellement le Turkestan russe, se prolongèrent pendant un laps de temps fort respectable. L’influence de l’Asie centrale sur les Finnois se manifesta surtout dans le domaine moral ; cependant nous pouvons constater aussi certains emprunts d’ordre matériel. Ainsi, l’esclavage adopté par les Finno-Mordvinns est dû incontestablement à l’influence de l’Est asiatique. Ce fait est confirmé, selon le professeur Pogodine, par une découverte philologique. La langue finnoise primitive possède le mot « orja » qui correspond au mot mordvin « urja ». « On peut, dit Pogodine[14], indiquer toute une série de mots où à la voyelle « o » de la langue finnoise correspond le son mordvin « u », qui est l’équivalent de la lettre « a » des langues iraniennes. De cette manière, le mot finnois « orja » devient en iranien « arya », c’est-à-dire le nom même des Aryens. Étant donne que le Slave fut appelé par les Germains « Sclave », il n’est peut-être pas trop téméraire d’affirmer que quelque chose d’analogue s’est produit pour les Aryens ».

Mais ce n’est pas tout. L’influence de l’Inde et même celle de l’Égypte lointaine eurent chacune son heure et sa place dans la civilisation de l’extrême Nord-Est. Certes, elles ne se firent sentir qu’indirectement et dans une faible mesure ; mais nous avons des preuves matérielles de leur authenticité. Ainsi, on trouva en Sibérie une figure d’Osiris en bronze qui fut envoyée de Tomsk au Musée historique de Moscou ; dans l’Oural et dans le gouvernement de Perm, on découvrit des perles de faïence, de provenance égyptienne. Enfin, d’un tumulus élevé par la peuplade finnoise des « Méryns », on retira une statuette en faïence verte[15].

Cependant, il arriva un moment, au cours des siècles, où tout signe extérieur de civilisation disparut de ces contrées lointaines. L’existence des populations du Nord-Est de la Russie et de l’Occident sibérien ne se distingua point par de très brillantes manifestations, sauf à certaines périodes de courte durée. Avec le temps, elle devint de plus en plus terne et sombra, en définitive, dans l’obscurité complète. Ce déclin correspondait d’ailleurs aux événements qui eurent pour théâtre la grande plaine russe à la veille d’un bouleversement profond, dont nous parlerons plus tard.

 

III

Il est très rare que la science historique appuie de son autorité les légendes populaires. Voici cependant une exception : le voyage des Argonautes n’est pas un mythe[16].

Ce récit reflète assez exactement les premières tentatives faites par les Grecs ou par les Égéens pour étendre leur navigation jusqu’à la Crimée et au rivage caucasien de la mer Noire. Cela devait se passer 1.000 ou 1.200 ans avant notre ère. Un peu plus tard, des colons venus de différentes parties de la Grèce et de l’Archipel fondèrent aux embouchures des fleuves de la Russie méridionale et le long de la côte sud de la Crimée, sur les points considérés comme les plus propices au négoce et au transit, des espèces de factoreries qui ne tardèrent pas à devenir des cités populeuses et prospères. C’est ainsi qu’aux embouchures du Boug et du Dniepr, à l’origine des grandes routes commerciales de l’antiquité qui menaient, l’une aux rives de la Baltique, l’autre vers la Sibérie et les Indes, naquit la colonie ionienne d’Olbia. D’autres colonies surgirent aux terminus des voies qui venaient de l’Asie Centrale et du Sud de l’Oural ; telles furent : Tanaïs, Panticapée, etc. Enfin, sur les côtes de la Crimée proprement dite, quelques colons doriens d’Héraclée-Pontique vinrent fonder Chersonèse, tandis que des citoyens de la ville ionienne de Milet jetaient les bases de la future Théodosia. Les raisons qui poussaient les Grecs à s’expatrier étaient les mêmes que celles qui animent la grande majorité des émigrants modernes : difficulté de trouver de l’ouvrage et de gagner sa vie dans les cités surpeuplées ou les campagnes appauvries ; espoir d’une existence plus large dans des pays vierges, mirage de la fortune possible, attrait des horizons nouveaux.

Le colon grec était avant tout un agriculteur. Aussi, délaissant à un moment donné le négoce et la pêche, commença-t-il à défricher les terres qui environnaient sa colonie, ce qui lui permit bientôt d’apprécier toute la richesse des terres noires de la plaine russe. Mais il lui était bien difficile de se livrer à la culture dans des steppes ouvertes à tout venant. Il n’y était jamais à l’abri d’une incursion de nomades, jamais sûr de pouvoir sauver à temps aussi bien les fruits d’un long labeur que sa propre existence. Il se passa donc un temps assez long avant que les blés de la Russie méridionale fissent leur apparition sur le marché mondial. Ils y parurent enfin avec un succès toujours croissant, lorsque les voisins immédiats des colons grecs se rendirent compte des avantages de l’agriculture, et lorsqu’une partie de ces colons eux-mêmes eût adopté une forme d’existence semi-nomade, comme nous le rapporte Hérodote dans sa description des environs d’Olbia.

Cette particularité ne fut pas le seul trait distinct des colonies grecques de la mer Noire. À part Chersonèse, qui resta jusqu’au moyen âge une ville purement grecque, à part peut-être la cité d’Olbia, ces colonies, surtout celles qui firent partie à un moment donné du royaume du Bosphore Cimmérien, prirent au cours des siècles un caractère oriental et n’exercèrent qu’une influence très superficielle sur leurs environs. Du reste, l’influence directe de la civilisation hellénique ne se fit sentir que dans une région très limitée. Les Grecs ne purent helléniser la Russie du Sud pour la simple raison que leur civilisation ne tarda pas à se heurter à une autre civilisation, celle de l’Orient. Il se produisit donc, dans le Sud de la Russie, le même phénomène qu’en Asie Mineure : le choc de la culture grecque et des civilisations antiques des Mèdes, des Perses, des Babyloniens. Cependant, les villes grecques de la mer Noire jouèrent le même rôle que leurs sœurs de la Méditerranée en Italie, dans la Gaule et en Ibérie, à l’époque initiale de la diffusion de la culture hellénique. Par leur intermédiaire, la Russie méridionale acquit un nombre fort respectable de « valeurs », qui facilitèrent plus tard l’organisation de sa propre existence.

Ce heurt des deux civilisations dans les steppes russes eut pour résultat l’apparition, sur toute la ligne de démarcation entre l’Europe et l’Asie, d’une culture mixte, gréco-scythe ou sarmate, dont l’exemple le plus frappant fut le royaume du Bosphore.

Sous les mêmes auspices, un peu plus tard, sur le Dniepr, le Don, la presqu’île de Tamane, sur les bords de la mer d’Azov (l’antique Maeotis Palus) se fondèrent des cités semi-grecques, des colonies agricoles et commerciales ; sur des carrefours ou des extrémités de routes surgirent de vastes entrepôts, des caravansérails où la civilisation d’abord hellénique, puis gréco-romaine, se mêlait journellement à la civilisation irano-orientale. Telles furent les villes de Tanaïs, sur le Don, Matarkha, sur la mer d’Azov, Sinda (l’Anapa actuelle) et enfin la bourgade agricole et commerciale qui exista de tout temps sur l’emplacement actuel de la ville de Kiev.

De nombreuses fouilles exécutées sur l’emplacement et aux environs de toutes ces cités antiques ont mis au jour une grande quantité d’objets divers, de provenance aussi bien grecque, persane, assyrienne qu’égyptienne et même finnoise. Dans la ville même de Kiev on a trouvé, au cours de travaux de canalisation, à une profondeur de 2 mètres environ, une figurine égyptienne représentant un chat de bronze. Aux environs de la ville, on a trouvé des cachets d’améthyste en forme de scarabées, des figures d’Osiris en bronze, des Bès en faïence[17].

La preuve des relations extrêmement anciennes et suivies entre la Russie du Sud et la vallée du Nil ne nous est pas seulement fournie par la ville de Kiev. L’exploration systématique des tumuli et des vestiges des anciennes cités sur les côtes septentrionales de la mer Noire et le long des grands fleuves, a démontré que les produits de l’industrie proprement égyptienne ou d’une industrie marquée par l’influence de l’Égypte, avaient pénétré en grand nombre par le canal hellénique ou gréco-romain dans toute la Russie méridionale, où ils se sont maintenus plusieurs siècles durant.

La cause principale, si ce n’est exclusive, de la propagation des objets égyptiens hors de l’Égypte serait, selon Drexler, le culte des divinités égyptiennes[18]. Effectivement le culte égyptien existait sur les bords du Pont-Euxin. Les documents épigraphiques, les figurines représentant Harpocrate, Osiris, Anubis ou Thot, sont des vestiges de ce culte. L’absence presque totale d’Isis peut être attribuée à un simple hasard[19]. Cependant la religion n’était pas le seul mobile qui poussait les indigènes et les habitants des villes helléniques de la Russie à acquérir les produits égyptiens. Ils étaient recherchés d’autre part, soit à cause de leur signification magique, soit en qualité d’amulettes, parures et objets de toilette. Enfin, il est fort probable que, dans les riches cités de la mer Noire, il existait aussi des amateurs d’antiquités et des collectionneurs. En tous cas, à Olbie par exemple, on trouva dans les couches des VIIe-VIe siècles avant notre ère des figurines, des scarabées et des scarabéidés. Des statuettes d’Osiris et d’autres dieux avec des monnaies alexandrines en bronze et un cylindre assyrien, ont été trouvés parmi les pierres et dans les sables du rivage, près d’Ackermann, sur l’emplacement de l’ancienne colonie grecque de Tyras.

Mais les colonies grecques éparpillées entre le Dniestr et le Dniepr, ainsi que sur la côte ouest de la Crimée, nous ont donné très peu d’objets vraiment égyptiens en comparaison à l’apport de l’Est de la Tauride et des régions limitrophes. Cela s’explique par ce fait que la vie intérieure d’une colonie hellénique telle qu’Olbia, Tyras ou Chersonèse gardait les principes d’organisation de la cité antique. Les civilisations archaïques de l’Ionie et de la Dorique, apportées de la mère patrie par les premiers colons et mélangées bien souvent à des réminiscences d’une culture encore plus ancienne, constituaient la base de la vie intellectuelle et urbaine de ces communautés. Un courant nouveau, venant de Grèce ou d’ailleurs, n’y était point admis sans réserve. L’esprit provincial et éminemment conservateur de ces cités ne se prêtait nullement à l’influence ni à l’instauration des religions orientales ou exotiques. Cette particularité conféra d’ailleurs à ces colonies une certaine austérité, la noblesse et la force nécessaires pour renaître maintes fois après leur déclin. Du temps des Romains, elles eurent un regain de prospérité. Détail à retenir : tandis que les villes caucasiennes se voyaient transformées par Rome en camps retranchés, l’existence civile des colonies grecques d’Olbia et de Chersonèse fut scrupuleusement respectée et défendue par des troupes romaines elles-mêmes[20].

Très différentes étaient la situation et la vie intérieure des cités de l’Est de la Tauride et de la mer d’Azov. Plus éloignées des sources de la civilisation méditerranéenne, elles entretenaient par contre des relations directes et suivies avec l’Orient tout proche. Elles eurent d’abord pour voisin immédiat un peuple de mœurs assez paisibles, quoique de culture rudimentaire ; il fut remplacé bientôt par des tribus guerrières, envahissantes et autoritaires, mais non dépourvues d’un certain raffinement de culture. La composition ethnique de ces colonies mêmes, leur genre de vie, les occupations de leurs habitants étaient d’ailleurs passablement hétérogènes. Ces circonstances expliquent pourquoi les cités dont nous parlons se trouvèrent, à un moment donné, submergées par des éléments orientaux dont l’influence gagna leurs mœurs et leur religion aussi bien que leur langue et leurs arts. Les mêmes faits nous permettent de comprendre l’extraordinaire succès que rencontra dans ces pays l’industrie égyptienne. Mais l’exposé des origines et des destinées de ce que fut le royaume gréco-iranien du Bosphore exige une étude spéciale.

 

IV

L’existence des Scythes a été révélée aux Grecs par Homère. Au début du 13e chant de l’Iliade, il en fait mention dans les termes suivants : « ... La race fameuse des Hippomologues (c’est-à-dire ceux qui traient les juments), qui ne vivaient que de lait et parvenaient aux dernières bornes de la vie humaine... »

Plus tard, dans la tragédie d’Eschyle (Prométhée enchaîné), il est dit qu’aux souffrances de Prométhée compatissent entre autres peuples « les tribus nombreuses des Scythes qui habitent au bout du monde, autour de la mer Maeotienne ».

Évidemment, comme renseignement, c’est un peu maigre. Hérodote en savait davantage sur le compte des Scythes. Mais il les a connus à une époque où toutes leurs tribus étaient déjà installées dans les plaines de la Russie méridionale et mélangées en partie à des peuplades d’essence non iranienne. Quant à l’origine même des Scythes, aux mobiles qui les poussèrent, à un moment donné, à envahir les steppes russes, ainsi qu’au chemin qu’ils prirent pour y parvenir, il n’en parle que fort peu et avec beaucoup de prudence, ne voulant point, évidemment, surcharger son récit de fables et d’invraisemblances.

Selon les auteurs anciens, ce qui détermina les Scythes à fuir l’Asie centrale où ils étaient établis depuis des siècles, ce furent leurs démêlés sanglants avec les tribus semi-nomades des Massagètes, dans les plaines de l’Oxus (Amou-Daria). Parvenus à la hauteur du fleuve Tanaïs (Don), les Scythes tournèrent à gauche vers les plaines du Bas-Caucase, où ils se rencontrèrent avec les Cimmériens[21]. Ce dernier peuple, qui habitait de longue date tout le vaste territoire compris entre le Don, les rives de la mer d’Azov, la presqu’île de Tamane et la partie orientale de la Crimée, n’opposa qu’une faible résistance aux envahisseurs. La majeure partie des tribus cimmériennes, abandonnant aux Scythes les steppes russes, se ruèrent vers la Perse, poursuivies par les Iraniens. Ceux d’entre les Cimmériens qui restèrent sur place furent absorbés par les Scythes jusqu’à perdre bientôt, non seulement leurs particularités ethniques, mais leur nom même.

Cependant les Scythes, sur les traces des Cimmériens en déroute, pénétrèrent à leur tour dans le royaume des Mèdes. Cela dut avoir lieu, au dire de Maspero[22], vers l’année 550 avant notre ère. Le séjour des Scythes chez les Mèdes dura toute une génération, lis prirent part à des luttes entre les Mèdes et les Assyriens, soutenant tantôt les uns, tantôt les autres. Cependant c’est avec les Assyriens qu’ils eurent les rapports les plus fréquents[23]. Hérodote nous raconte que, lors de la prise de Ninive par le roi mède Kiaksar, les Scythes étaient les alliés des Assyriens et qu’ils subirent une grande défaite. Battus une seconde fois par les Mèdes, quelques années plus tard, ils rebroussèrent chemin et réapparurent dans les steppes qui bordent le fleuve Kouban, probablement au commencement du VIe siècle, peut-être même à la fin du siècle précédent. La preuve qu’ils y séjournèrent un certain temps nous est fournie par la découverte toute récente dans cette contrée d’une série de sépultures purement orientales qu’on a toutes les raisons de croire scythes et qui datent des VIe et Ve siècles[24]. Quant aux Cimmériens, ballottes de côté et d’autre, ils finirent par s’enfoncer dans les dédales du plateau d’Anatolie où l’histoire les perd de vue.

Hérodote a brossé d’une main de maître, dans le quatrième livre de son Histoire, un éclatant tableau ethnographique de la Russie méridionale au Ve siècle avant notre ère. Depuis lors, au point de vue graphique, rien n’est venu s’ajouter à cette description. Les historiens de l’antiquité postérieurs à Hérodote, tels que Strabon, Polybe, Ptolémée, parlent surtout des héritiers des Scythes, les Sarmates. Les historiographes modernes cherchent le plus souvent, non à compléter Hérodote, mais à l’interpréter. Le complément de l’histoire d’Hérodote a été fait de nos jours par les archéologues et les philologues qui ont beaucoup travaillé à raviver et à agrandir la vieille fresque du père de l’histoire.

Les découvertes archéologiques de ce dernier quart de siècle ont grandement facilité la tâche de ceux qui veulent suivre presque pas à pas, non seulement les déplacements des tribus scythes à travers les steppes russes, mais encore leurs évolutions intérieures, c’est-à-dire les changements progressifs de leurs mœurs, de leur façon de vivre, de leur mentalité, de leurs aspirations et de leurs goûts, au contact des populations appartenant à d’autres races ou simplement sous l’influence de milieux différents. D’autre part, des recherches linguistiques, poussées à fond, nous ont pleinement établi les origines iraniennes des Scythes. Certes, parmi leurs tribus nombreuses, il a dû se glisser des peuplades de sang non iranien ; enfin toutes les tribus des Scythes authentiques n’avaient pas atteint le même niveau de culture. Cependant, orientaux et occidentaux, les Scythes formaient une seule masse compacte, parlaient une même langue, avaient des mœurs et une mentalité à peu près identiques. Tel était l’avis d’Hérodote et plus tard celui de Strabon. De nos jours, ce fait est soutenu par un grand nombre de savants, entre autres par le célèbre historien russe Pogodine et le savant anglais Ellis H. Minns.

On connaît, grâce à Hérodote, le nom des principales tribus scythes et la façon dont elles étaient réparties de son temps sur le territoire de la Russie méridionale. Il n’y a rien à ajouter à cela. Néanmoins quelques commentaires s’imposent. Il faut remarquer tout d’abord que les Scythes, laboureurs ou agriculteurs, qui vivaient dans les steppes du Dniepr et du Boug, ainsi que dans la basse vallée du Dniepr (l’antique Borysthène) et par conséquent dans le voisinage immédiat des colonies grecques d’Olbie et de Tyras, étaient sédentaires. Ils récoltaient le blé non pour leur usage personnel, mais pour la vente. À l’époque où Hérodote les visita, ils avaient déjà perdu beaucoup de leurs traits ethniques, grâce aux relations continuelles et anciennes avec les colons grecs. C’étaient en somme des « Scytho-Grecs », c’est-à-dire des métis. Les « Scythes royaux » faisaient paître leurs troupeaux dans les plaines herbeuses, à l’est du Dniepr et dans les solitudes des territoires arrosés par le Don. Ils avaient à leur service les Scythes nomades qui, loin de constituer une tribu indépendante, étaient en réalité des esclaves employés comme bergers et gardiens de troupeaux[25].

Donc, au temps d’Hérodote, les tribus scythes venaient de se déplacer sensiblement vers l’Occident et habitaient presque exclusivement à l’ouest du fleuve Tanaïs, qui constituait, aux yeux des anciens, la frontière entre l’Europe et l’Asie. Les fouilles des nombreux tumuli des Ve, IVe et IIIe siècles avant notre ère nous permettent de suivre cette avance lente, interrompue par des stationnements prolongés, mais régulière comme la marche du soleil. En outre, et ceci est d’un intérêt capital, cette masse de documents archéologiques constitue un tableau remarquable par ses précisions et ses détails de la vie des Scythes et de son évolution à travers les âges, sous l’influence de tel ou tel courant de civilisation.

Il faut avoir vu les admirables planches qui accompagnent l’ouvrage savant d’Ellis H. Minns « Scythians and Greeks », il faut avoir visité jadis les salles des antiquités scythes et sarmates de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg et du Musée archéologique de Kertch[26], pour comprendre ce que cette civilisation, à côté d’emprunts multiples, a d’original, de sui generis, et quelle influence, méconnue fort longtemps, elle a exercée à travers les siècles sur la mentalité des peuples modernes des mêmes latitudes.

Aussi bien que leur langue, l’organisation gouvernementale et la religion des Scythes sont d’essence iranienne. Ils étaient gouvernés par des rois-prêtres, investis du pouvoir « par la grâce des dieux ». Leur religion offre quelques analogies avec le culte solaire des Iraniens de l’Asie. Leur croyance dans l’au-delà est un vague transformisme. Telles sont les bases de leur culture. Voyons maintenant son évolution à travers les siècles. Dans les kourganes et les sépultures du bassin de Kouban, on constate une forte prédominance de l’influence persane et assyrienne. Les tombes des chefs scythes d’alors sont ornées dans un style animal purement oriental. Celui-ci diffère entièrement du style animal de l’Asie ionienne. Il est influencé par l’Assyrie, mais reste néanmoins toujours original dans ses grandes lignes. Les articles d’exportation grecque sont rares parmi les pièces d’armure ; on trouve parfois des casques grecs, rarement des cuirasses non écaillées. Mais la céramique grecque abonde même au VIe siècle et influence fortement les produits de la civilisation indigène[27].

Un siècle passe et le tableau change. Sur le Kouban, plus de riches sépultures. Sur le Don inférieur, un autre mode de sépulture et une autre variété d’armes dans les tombes. Enfin, sur les rives occidentales de la mer d’Azov et dans l’est de la Tauride, l’apparition de toute une rangée de nouveaux kourganes, non loin du Bosphore cimmérien, et par conséquent de la colonie milésienne de Panticapée (Kertch). On a fouillé ces kourganes et on a été littéralement stupéfait du nombre et de la beauté des objets de toute sorte qu’ils renfermaient. La grande majorité de ces tumuli abritaient des sépultures de rois et de chefs scythes avec des sarcophages somptueusement travaillés et dorés. Ces sarcophages étaient placés au milieu d’un amas de choses diverses provenant des funérailles magnifiques accompagnées de sacrifices. Le mode d’enterrement, selon lequel on plaçait le corps sur un char funèbre traîné par des chevaux jusqu’à la tombe et qu’on ensevelissait ensuite à côté du mort, fut adopté, avec beaucoup d’autres coutumes, par la Grèce ionienne[28].

En étudiant de plus près les différents objets trouvés dans ces tombes, on a pu constater qu’à côté de choses de provenance purement athénienne ou anatolienne, il y en avait qui n’étaient ni véritablement grecques ni ce qu’on a l’habitude d’appeler barbares. Ce style, où transparaissent des réminiscences, des déformations, de nouvelles adaptations de l’art gréco-oriental de l’Asie Mineure, de la Perse et même de l’antiquité égéenne, fut appelé style scythe ou style animal, ce qui est plus juste, à cause de la place prépondérante que les animaux occupaient dans ses motifs d’ornementation. Depuis l’époque des tumuli de Kouban, ce style continua à se modifier et à s’enrichir et, sans s’affranchir complètement de l’influence grecque et orientale, il acquit néanmoins plus de relief, de tenue et de virilité. Après ceux de Kouban et ceux du Maeotis Palus, voici les kourganes du bas Dniepr et du Dniestr. Les riches sépultures qu’ils renferment sont du même type que ceux de Kouban, mais modifiés, probablement en raison du manque de forêts dans ces régions. Cependant le rite sépulcral n’a que peu changé et les objets trouvés dans les tombes sont aussi beaux et aussi variés qu’ailleurs. Cela prouve que la forme de l’État, scythe au IVe et au IIIe siècles demeurait encore telle qu’elle avait été au siècle précédent. Par contre, un grand changement s’est produit dans le style ornemental et les sujets représentés. L’ancien style animal s’est modifié sous l’influence grecque et ne présente plus les formes archaïques propres aux kourganes de la vallée du Kouban. On traite de plus en plus les figures animales comme des ornements géométriques ou floraux.

C’est la naissance du style post-hellénique que nous connaissons surtout par les monuments de l’Asie Mineure[29]. Les artisans et les artistes qui décoraient, brodaient ou ciselaient les merveilles des tombeaux des princes scythes, riches vêtements d’apparat, armures, vaisselle sacrée patinée d’or, vases ronds en argent et en bois, etc., étaient des Grecs de Panticapée. Les rois scythes faisaient un commerce considérable avec la capitale du royaume du Bosphore. En échange de blé, de bestiaux et d’autres marchandises de la même espèce, ils se faisaient livrer ces différents objets en or et en argent dont ils étaient très friands et qui les suivaient dans leurs tombes. C’est pour cette raison qu’on n’a jamais trouvé de monnaies d’or et d’argent dans les tumuli scythes[30]. À côté de ces kourganes royaux, tout d’une pièce, on a trouvé également des sépultures mixtes, datant des VIe-IVe siècles et formées d’un curieux mélange de deux ou trois éléments : un élément scythe, comme celui de la vallée du Kouban, un élément indigène avec des objets halstattiens, et un courant grec venant d’Olbie.

Mais voici que commence le déclin. Depuis un certain temps déjà, un autre peuple d’origine iranienne, apparenté aux Scythes par la langue, la religion et les mœurs, s’était installé en maître dans la vallée du Kouban, la presqu’île de Tamane et sur le Don inférieur où il avait fondé plusieurs camps tortillés près de la ville grecque de Tanaïs. Ce peuple venait de loin. Il avait séjourné longtemps dans les solitudes qu’arrose le fleuve Oural ; puis s’était glissé en groupes séparés dans les steppes, au nord de la Caspienne ; de là il suffisait d’un bond pour franchir l’étape suivante : le Kouban (ive siècle avant notre ère).

L’apparition des Sarmates, car c’est d’eux qu’il s’agit, sur les deux rives du Don, bientôt suivie d’une nouvelle poussée vers l’est, obligea les Scythes à se déplacer à leur tour vers l’ouest et le sud. Le roi scythe Athéas, envahit la Dobroudja et transféra le centre de gravité de sa puissance sur le bas Danube, tandis que, du côté sud, les Scythes franchirent l’isthme de Perekop et se répandirent dans le Nord de la Tauride.

Cet état de choses dura un certain temps. Cependant, le roi Athéas étant entré en lutte avec Philippe de Macédoine, un grand malheur attendait les Scythes ; ils furent battus et ce fut le commencement de leur fin. Petit à petit, ils s’effacent de l’histoire, absorbés, dissous, annihilés par les autres peuples. Enfin, le monde grec les perd de vue et leur nom même se réduit bientôt à un terme historique.

 

V

Pendant près de deux siècles, les Sarmates vécurent côte à côte avec les Scythes, on pourrait dire dans leur sillage. Grâce à leur parenté de race et de langue, jointe à une grande ressemblance physique, on les confondait souvent, même dans le cours de leur histoire. Plus tard, ce fut pis encore. On attribua aux uns ce que firent les autres et réciproquement.

Le type physique du Scythe nous est connu par les descriptions d’Hérodote, mais surtout par les images peintes ou sculptées sur les vases trouvés en abondance dans les tumuli. Le Scythe était trapu et corpulent, son système pileux était très développé. Il portait de longs cheveux recouverts quelquefois d’un petit bonnet conique. Son costume se composait d’une espèce de chemise assez longue, sans col, serrée à la taille par une mince lanière, de courtes bottes et de longs pantalons (anaxyrides) attachés aux chevilles et qu’Hippocrate trouvait anti-hygiéniques. Bref, le costume ordinaire du paysan russe[31].

En dépit de nombreux traits communs avec leurs, prédécesseurs dans les steppes russes, les Sarmates laissèrent après eux des traces et des souvenirs plus durables et plus profonds que les Scythes.

C’est que, malgré leur physique peu engageant (avec des exceptions dans certaines tribus sarmates), ils avaient plus de caractère, plus de finesse innée, plus de distinction que leurs cousins les Scythes. Il faut dire aussi qu’ils bénéficièrent grandement de leur rôle d’héritiers, aussi bien dans le domaine commercial que dans le domaine intellectuel. C’est ainsi qu’ils continuèrent, en les consolidant, les rapports de leurs prédécesseurs avec les villes grecques de Tanaïs et des bords de la mer d’Azov, principalement avec Panticapée. Ils élargirent aussi les cadres de l’industrie scythe en y introduisant de nouveaux modèles et de nouvelles idées.

 

Ce qui caractérise la civilisation sarmate, écrit le professeur Rostovtzeff, c’est un changement complet dans le rite de sépulture et dans la construction sépulcrale ; un changement dans l’armement et le harnachement des chevaux (épées plus longues, énormes lances, cuirasses en anneaux, etc.) ; un changement dans le style de leur bijouterie (renaissance du style polychrome asiatique, profusion de pierres de couleurs et d’émaux proto-cloisonnés) ; une résurrection du style animal. C’est cette civilisation-là qui a créé dans la Sibérie orientale une renaissance de l’art, témoignée par les objets en or de l’Ermitage ; c’est elle enfin qui a créé dans le royaume de Bosphore le style dit gothique qui fut importé par les Sarmates, eux-mêmes entraînés par les Goths et les Huns, dans l’Europe occidentale[32].

 

L’apport des Sarmates s’étendit jusqu’au domaine philologique. La langue russe possède beaucoup de mots dont les racines sont d’origine sarmate. Les noms actuels des principaux fleuves de la Russie méridionale leur ont été donnés par les Sarmates. Ainsi l’antique Borysthène fut rebaptisé par eux en Danaper ; Tyras, en Danaster. Quant au fleuve Tanaïs, on l’appela simplement Don, c’est-à-dire « la rivière » ou plutôt « l’eau courante », mot qui se retrouve encore aujourd’hui dans le dialecte des Ossètes du Caucase[33].

Si Hérodote est l’antique historiographe des Scythes, le célèbre géographe romain Strabon est celui des Sarmates. Il nous a laissé à son tour un tableau très complet et vivant de la Russie méridionale telle qu’elle fut à l’époque de la splendeur de Rome. C’est de son temps que date le nom de Sarmatie, donné à la Russie. Mais l’intérêt que Rome portait à ces contrées lointaines était d’un autre ordre que celui des Grecs pour les Scythes. Les Romains eurent des démêlés politiques et militaires avec les héritiers des Scythes dans lesquels ils pressentaient vaguement un ennemi redoutable. La légende de la férocité des Sarmates a été répandue dans le monde romain, surtout par Ovide. En réalité, les Sarmates n’étaient pas plus féroces que les Germains dont une des tribus, les Bastarnes, vécut pendant assez longtemps à leurs côtés[34].

Parmi la population sarmate deux tribus ont eu des destinées particulièrement émouvantes et glorieuses. Nous voulons parler des Roxolans et des Alains.

Les Roxolans vivaient, selon le témoignage de Strabon, entre le Borysthène et le Tanaïs, Le célèbre philologue russe V. Miller[35] a établi leur identité avec les Ossètes actuels du Caucase du Nord. Roxolans veut dire « Alains clairs ». En langue ossète, le mot « rox » signifie clarté. Excellents cavaliers, les Roxolans prirent part à de nombreuses expéditions guerrières avec d’autres peuples de la Russie méridionale contre l’Empire romain et ses satellites (Mithridate, roi du Pont). Refoulés à un moment donné du côté des Alains orientaux, ils furent subjugués par ceux-ci et se fondirent avec eux. Les destinées ultérieures des Roxolans furent donc intimement liées à l’histoire de leurs frères cadets, les Alains.

 Le peuple nombreux des Alains se divisait en deux branches ; les Romains connurent surtout la branche occidentale, dont les tribus faisaient de fréquentes incursions du côté du bas Danube. Les Alains pénétrèrent en Europe occidentale, à la suite de différents peuples barbares, tels que les Jazyges, autre tribu sarmate dont la présence a été relevée par Pline[36] sur le moyen Danube, dans la vallée de la Theiss (Tisza), au cours du IIe siècle de notre ère. Pendant leur marche vers l’Ouest, ces Alains occidentaux, peu à peu mêlés aux Goths et aux Germains, perdirent leurs traits ethnologiques, à tel point que, plus tard, on a pu soutenir la thèse de leur origine germanique.

La branche orientale des Alains habita, jusqu à l’apparition des Huns en Europe, les vallées du Caucase du Nord, la rive gauche du Don et les bords de la mer d’Azov.

L’historien Ammien Marcellin, connaissant bien les Alains, les dépeint ainsi : « Presque tous les Alains sont beaux, légèrement blonds. L’homme heureux, chez eux, est celui qui meurt en combattant. Il n’y a rien dont ils ne se vantent comme d’avoir tué un homme : les dépouilles glorieuses, ce sont les peaux des crânes de leurs victimes, qu’ils suspendent, en guise de phalères, au poitrail de leurs chevaux de guerre... Chez eux, point de temple ; leur dieu, c’est un glaive nu, qu’ils plantent en terre... Ils ignorent l’esclavage, étant tous de naissance noble. Ils se choisissent des juges parmi les plus vieux et les plus éprouvés de leurs guerriers »[37].

La civilisation des Alains nous a été révélée par les fouilles des nombreux kourganes de la vallée du Kouban, datant des premiers siècles de notre ère. Ces travaux archéologiques nous ont démontré qu’à l’époque romaine il existait, dans le Nord du Caucase, une civilisation florissante, composée, d’une part, d’éléments anciens, orientaux et grecs, et, d’autre part, d’éléments nouveaux de souche romaine. La richesse du pays était due aux relations constantes avec l’Orient. « Les Aorces, écrit Strabon, s’occupaient de la vente de marchandises indiennes et babyloniennes, qu’ils recevaient par l’intermédiaire des Arméniens et des Mèdes. Leur richesse était si grande qu’ils portaient des ornements en or »[38].

À la fin du IVe siècle, les Alains subirent une sanglante défaite et furent dispersés par les Huns. Ceux d’entre eux qui ne furent pas exterminés ou entraînés vers l’Occident se retirèrent plus au nord, dans les contrées boisées et ne reparurent dans les territoires jadis habités par eux qu’à l’époque où tout danger de la part des Huns et de leurs héritiers immédiats fut complètement écarté. La nécessité de faire face à de nouveaux dangers les incita à se grouper plus étroitement et à se constituer en État. Plus tard (VIIe et VIIIe siècles), faisant partie du royaume des Khazares, ils nouèrent des relations commerciales avec les Grecs, avec les Finnois et avec Kiev qui devint à cette époque une ville en partie alanaise. Une autre ville, Sarkel, fut aussi une ville alanaise. C’étaient eux d’ailleurs qui avaient civilisé les Khazares, et qui tenaient en mains, souvent par l’intermédiaire des marchands juifs, le commerce et l’industrie du royaume.

Aux Xe-XIe siècles, à l’époque de la décadence khazare, les Alains s’affranchirent complètement de la tutelle politique de ces derniers. Ils furent baptisés en masse selon le rite grec-orthodoxe au commencement du Xe siècle et c’est alors que fut créé auprès du patriarche, à Constantinople, un nouveau diocèse, le diocèse alain. Avec le temps, ils perdirent leur physionomie particulière et se confondirent soit avec les premiers habitants du pays, soit avec les nouveaux venus : Grecs, Turco-Mongoles, Caucasiens et Russes[39].

 

VI

La colonie milésienne de Panticapée (Kertch), transformée plus tard en royaume de Bosphore Cimmérien, fut le premier État organisé de la Russie méridionale ; les Scythes n’avaient possédé qu’un embryon d’organisation politique. L’avantage de Panticapée, par rapport aux autres villes grecques du nord de la mer Noire, résidait dans sa position géographique ; elle était située en effet au croisement des routes qui reliaient l’Europe occidentale à la Sibérie, au Turkestan, au Caucase et plus loin à la Chine, à la Perse et aux Indes ; elle se trouvait entre deux mers, au seuil d’un pays extrêmement fertile. Éloignée en outre du centre du rayonnement des hordes nomades et pillardes des steppes russes, capable de se défendre d’une façon efficace contre leurs incursions, elle s’allia de bonne heure aux villes de la presqu’île de Tamane placées dans une situation identique, et put établir avec elles les bases d’une organisation politique commune. Ajoutez à cela qu’à l’époque même où se constituait le royaume de Bosphore, la Grèce se mettait à réclamer de plus en plus les produits agricoles du bassin de la mer Noire, principalement le blé russe. La vente des denrées alimentaires, jointe aux bénéfices d’un trafic intense, enrichit, en peu de temps le jeune État d’une façon fabuleuse. Au territoire qu’il occupait, il adjoignit bientôt des espaces immenses au nord et à l’est de la mer d’Azov en les entourant, à un moment donné, d’un triple rempart de terre, afin de cultiver en toute tranquillité ces dizaines de milliers d’hectares de terre noire. C’est à cette époque que se précisa le type du « gentleman farmer » du Bosphore tel que nous le montrent les fresques des cryptes funéraires de la période romaine, découvertes de nos jours dans les environs de Panticapée (Kertch). Rien ne subsiste en lui du colon grec primitif. C’est déjà un féodal à la mode orientale qui, à la tête de ses gens d’armes à pied et à cheval, défend à ses risques et périls son vaste et luxuriant patrimoine ; type qui se propagera bientôt dans tout l’empire romain, lentement, mais sûrement orientalisé[40].

Mais, avant d’arriver à cette image murale d’un chevalier à la longue lance sarmate, tenant en sa main une haute épée du modèle scythe, coiffé d’un bonnet conique et le corps emprisonné dans une cotte de mailles par-dessus une chemise aux larges manches, que de chemin parcouru !

Pour retracer les grandes lignes de ce chemin, il nous faut remonter le cours des âges et nous arrêter à l’époque où Panticapée n’était qu’une petite colonie de pêcheurs grecs tout imprégnée encore des souvenirs et des traditions de la mère patrie. Ils tenaient tellement à leur vieille culture ionienne, mêlée aux réminiscences d’un passé plus lointain encore, qu’aucun nouveau courant venant de Grèce ne pouvait, semble-t-il, ébranler leur vie sociale et politique, établie sur des bases solides, quoique archaïques. Et cependant un jour vint où ces bases furent sinon complètement abolies, du moins modifiées et élargies. Ces transformations n’étaient pas dues à l’influence de la Grèce lointaine ; elles furent l’œuvre de l’Orient tout proche.

Les IVe et IIIe siècles avant notre ère furent ceux de l’épanouissement de la civilisation grecque. Loin de se limiter au seul bassin de la Méditerranée, elle se propagea dans tout le monde antique et atteignit, de ce chef, les rives orientales de la mer Noire. De celle époque datent à Panticapée toute une série de merveilleux tombeaux et de cryptes funéraires regorgeant d’armes et de parures en or, de riches étoffes, de vases en terre cuite avec des peintures ou des bas-reliefs représentant les dieux de l’Olympe et, enfin, de sarcophages dorés et ciselés, uniques dans leur genre.

C’est donc encore l’Hellade qui subsiste. Cependant, dans l’ordre social et politique, certains changements se produisent déjà. Les ouvriers d’art de Panticapée ont beau fournir aux roitelets des différentes tribus scythes des emblèmes de leur puissance sous la forme d’un dieu équestre et barbu comme eux, tenant à la main un sceptre et un rhyton, l’heure est proche où ces despotes disparaîtront, pour faire place à des voisins plus exigeants, plus entreprenants. Les Sarmates ne se contenteront point d’inoffensifs échanges avec les Grecs. Profitant des relations commerciales et économiques qui existaient depuis fort longtemps entre le royaume de Bosphore et les habitants des steppes voisines, ils contractent des alliances avec la classe dirigeante de Panticapée, grâce à quoi ils se trouvent bientôt admis dans l’aristocratie du royaume. Cependant, comme ils étaient hellénisés à un degré bien moindre que les Scythes, mais par contre doués de plus de force d’action et surtout empreints d’une culture orientale plus caractérisée et plus intense, ils eurent le dernier mot dans une société éloignée depuis longtemps de ses sources nationales et agitée par des influences diverses.

Panticapée renouvela donc, à une petite échelle, l’éternelle histoire des éléments jeunes et actifs absorbant les éléments parvenus à un degré de haute culture, mais par cela même usés et incapables de se défendre efficacement. « Quand il ne manque plus rien à une société pour atteindre la perfection, a écrit jadis un auteur français, il lui manque tout pour subsister. »

Cette sarmatisation ou cette orientalisation, si on peut s’exprimer ainsi, se traduisit bientôt dans l’ordre politique par une transformation de l’oligarchie du Bosphore en une monarchie absolue à la mode irakienne. Dans l’art, ce sont aussi des conceptions orientales qui prédominent. La simplicité et la mesure hellénique disparaissent petit à petit, remplacées par une richesse extraordinaire des détails et de l’ornementation, par le luxe de matériaux employés, et aussi par des combinaisons étranges d’éléments asiatiques, grecs et égyptiens. À côté des dieux de l’Olympe, voici que surgissent des divinités de la vallée du Nil et du Tigre ; des bas-reliefs de taureaux ailés à têtes de rois barbus coiffés de mitres, et surtout des statuettes de Thoth, d’Osiris et de Hathor[41]. Enfin, les monnaies du royaume de Bosphore commencent à représenter des dieux solaires, techniquement traités à la grecque, mais d’un type purement local.

Cependant, sous la garde des légions romaines, les vieilles cités grecques de la mer Noire, et Panticapée elle-même, se cristallisent pour un moment. L’influence hellénique y revient, mais subjuguée, moralement tout au moins, par l’Orient. Et puis c’est la fin. Lorsque les Goths, au IVe siècle de notre ère, entrèrent en triomphateurs dans la vieille cité milésienne, il y avait déjà plus de deux siècles que la Grèce y était absente.

Ce serait une grande faute que de s’imaginer que les modifications ethniques de la Russie méridionale s’étaient effectuées comme des changements de décor dans un théâtre, par tranches ou par périodes définies. L’histoire ne connaît pas d’interruption. Il n’y eut, en réalité, aucun arrêt dans l’histoire de la Russie. Les situations s’emboîtaient les unes dans les autres, les infiltrations et les influences ne s’arrêtaient à aucun moment.

C’est ainsi que, tout au commencement de notre ère, pénétrèrent dans le Midi de la Russie, par le canal du Dniepr, les premières tribus germaniques. Ce mouvement, qu’il ne faut pas confondre avec l’apparition des Goths quelques siècles plus tard, échappa à l’attention des géographes de l’antiquité, car il s’effectua en dehors du champ de leurs investigations[42]. Cependant nous possédons des preuves irréfutables de cette lente infiltration germanique, tout d’abord dans les nombreux « champs d’urnes funéraires » retrouvés dans le bassin du Dniepr et qui diffèrent radicalement des tumuli des Scythes et des Sarmates, rappelant à s’y méprendre les nécropoles germaniques de la même époque[43].

L’influence germanique précéda celle des Goths. La traduction de la Bible en langue gothique, faite au IVe siècle, nous fournit des indications qui confirment ce fait. Les Germains furent les premiers organisateurs de la vie urbaine, aussi bien dans le Midi que dans le Nord de la Russie. Elle ne fit que se développer au temps des Goths et des premiers princes Variagues. Les Germains firent prospérer les traditions commerciales que leur avaient léguées les peuples iraniens ; ils élargirent considérablement leurs bases et trouvèrent de nouveaux débouchés, principalement du côté du Nord et du Nord-Est. Ils habituèrent les autres Germains et les Scandinaves à user largement de la route fluviale du Dniepr : ce sont eux enfin qui, grâce à leurs rapports multiples avec l’Europe occidentale, inculquèrent aux indigènes les premières notions d’une organisation gouvernementale et créèrent l’usage de l’argent dans la Russie pré-kiévienne.

Ce travail, cette activité des Germains laissèrent des traces profondes dans la Russie méridionale et facilitèrent grandement l’œuvre civilisatrice des Goths. C’est grâce aux jalons posés par les Germains que plus tard, aux VIIe et VIIIe siècles, les Slaves du pays du Dniepr reprirent les relations commerciales avec l’Orient arabe et le Midi byzantin. C’est dans les villes, dont l’embryon fut formé par les gens de l’Ouest et du Nord, que les Slaves développèrent leur civilisation et leur puissance politique. D’autre part, la création de l’Empire goth d’Hermanarich, c’est-à-dire le rassemblement de toutes les tribus germaniques, éparses dans la Russie du Sud et sur le bas Danube, n’eût pu se réaliser sans l’existence préalable d’un milieu propice, dont la formation remontait à plusieurs siècles.

 

VII

Avec Tacite, l’histoire trouve les Goths installés sur les bords de la mer Baltique. Cependant, ce peuple, de souche germanique, se rappelait vaguement avoir habité aux temps jadis un autre pays qu’il plaçait tantôt au Sud, tantôt au Nord. Mais ni la science historique, ni la philologie ne nous permettent de prendre au sérieux la légende qui fait provenir les Goths de la presqu’île Scandinave. Cette légende paraît devoir être attribuée aux Lombards de l’Italie du Nord, d’où elle a passé au Danemark, aussi bien sous une forme orale (chants et poèmes populaires) que sous une forme écrite (saga d’Olaf Trigvasson ; Vemundar saga ok Vigaskutu)[44]. Nous trouvons une autre version de la même légende dans certains récits de la Germanie occidentale, qui se rattachent, d’une façon assez obscure pour nous, au mythe de Scéàfa, prototype du chevalier au Cygne. Scéàfa avait régné sur les Lombards. Les annales anglo-saxonnes nous racontent que tout enfant il arriva on ne sait d’où, sur un navire sans gouvernail, en vue de la Scandinavie (Scandéa, Scania, etc.) et qu’en plein sommeil il fut jeté sur la côte par les vagues. Plus tard, il devint roi ou « premier » dans le pays de Slaswich (Sleswyk). Braun[45] estime que c’est au Slesvig qu’est née cette légende, adoptée par les Lombards et les Saxons et réunie ensuite au récit connu de l’exode des peuples goths de la presqu’île Scandinave. La patrie primitive des Goths ne fut donc pas la Scandéa. Cependant ils habitèrent pendant quelque temps l’île de la Baltique, qui porte jusqu à nos jours leur nom. Mais ils y étaient venus du continent européen, plus précisément du territoire compris entre le Niémen, la Vistule et le Boug occidental, où se trouvait non le berceau de leur peuple, mais seulement le point de départ et la base de leurs pérégrinations futures.

Les Goths s’en allèrent de leurs terres natales dans deux directions opposées : le Nord et le Sud-Est. La marche vers le Nord, qui aboutit en définitive à leur établissement dans l’île de Gotland, s’effectua au cours du premier siècle de notre ère, sous les yeux des historiographes romains qui en notèrent toutes les étapes. Le déplacement des Goths vers le Sud-Est s’effectua dans la seconde moitié du IIe siècle, sous le règne de Filimer, fils de Gadarig (Filimer filio Gadarigis, Gadarici Magni filius... dit Jordanès)[46]. Ce fait historique a été décrit avec un grand luxe de détails par l’historien des Goths, qui puisait ses connaissances dans un ouvrage historique, perdu depuis, de Cassiodore, courtisan et ministre de Théodoric le Grand[47].

Franchissant les marécages du Pripet, les Goths, après avoir culbuté les tribus slaves de ces régions, apparurent au début du IIIe siècle dans les steppes de la Russie méridionale. Là ils commencèrent aussitôt à élargir leur domaine, si bien qu’en très peu de temps ils devinrent maîtres d’un large territoire s’étendant du Don jusqu’au Danube. Il faut croire que, sans avoir un goût très vif pour la vie sédentaire, ils étaient néanmoins fortement organisés au point de vue politique et que, par conséquent, leur sentiment national était plus développé que celui de la plupart des peuples environnants, assujettis par eux. Cela explique en partie la facilité et la rapidité avec lesquelles ils parvinrent à se créer un royaume nouveau dans une nouvelle contrée, et aussi leur influence profonde et durable sur les indigènes ou sur leurs voisins immédiats, c’est-à-dire les restes des Scytho-Grecs et des Sarmates mêlés aux premiers Germains et les premiers Slaves divisés en tribus et en communes.

L’influence civilisatrice que les Goths exercèrent pendant leur séjour sur les bords de la Vistule comme sur ceux du Dniepr, a fortement marqué de son empreinte la langue primitive des Slaves. Il est incontestable que la bourgade des rives du Dniepr, qui s’appelait jadis « Kiangorod » (en scandinave : « Kaenugardr ») et qui devint ensuite Kiev, avec toute la contrée environnante profita dans une large mesure de l’organisation politique et juridique des Goths. Les mœurs des habitants se transformèrent aussi d’une façon considérable pour devenir plus « européennes ». Kiev, du temps des Goths, commençait déjà à prendre tournure de ville, grâce au commerce qu’y avaient apporté les Alains et les premiers Germains. Évidemment, ce n’était pas encore la splendeur future, l’époque de la notoriété européenne de Kiev, immortalisée, entre autres, par la « Chanson du Niebelung », sous le nom de « Chiewen » (daz land ze Chiewen), mais c’était déjà le commencement de la fortune extraordinaire de cette ville, successivement sarmate, germanique, gothique, scandinave, russe enfin.

Pendant le règne magnifique, mais éphémère d’Hermanarich (350-376), Kiev s’appelait « Danparstadir », c’est-à-dire « ville située sur ou près le Dniepr » (Danpar est la nouvelle dénomination gothique du Dniepr). Toute la Russie méridionale était connue sous le nom de « Reidgotoland » (Danparstadir i A’rheinum hofudborg o Reidgotalandi, c’est-à-dire : « Danparstadir au pays fluvial, ville principale dans le royaume des Goths »).

Le souvenir du puissant royaume sud-russien d’Hermanarich se perpétua, grâce à la saga héroïque des Goths, pendant des centaines d’années, dans le Nord de l’Europe. Il se cristallisa, entre autres, dans le nom même de « Danparstadir », qui devint synonyme de richesses fabuleuses, lointaines et tentantes.

Mais si, au point de vue politique et social, les Goths pouvaient exercer une influence sur les indigènes, ils avaient tout à apprendre en matière d’art, d’industrie, d’organisation citadine. C’est pourquoi ils durent se mettre à l’école quand ils rencontrèrent, dans la presqu’île de Tauride et sur les bords de la mer Noire, les descendants des colons grecs et leurs héritiers, les Irano-Hellènes du royaume du Bosphore. Enfin l’Orient, qu’ils apprirent à connaître au Caucase et en Asie Mineure, joua aussi un rôle important dans la formation de leur mentalité. Doués comme ils l’étaient, les Goths furent d’excellents élèves, avant de devenir de consciencieux propagateur de la civilisation orientale dans l’Europe de l’Occident. Car, en réalité, le fameux « art barbare goth », qui enthousiasme à un si haut degré les ultra-nationalistes allemands, n’est, en somme, rien d’autre que l’art oriental de l’Asie centrale, emprunté jadis par les Goths aux peuples de la Russie méridionale, et dont l’Europe ne put se débarrasser qu’en se replongeant à plusieurs reprises dans la source de l’hellénisme[48].

Cependant « les Goths furent de tous les peuples... les seuls qui apportèrent la paix et l’instinct de la civilisation au lieu de la guerre, du despotisme et de la barbarie »[49]. Ce que Dubois de Monpéreux disait des Goths de la Crimée peut être généralisé et appliqué à tout le peuple goth. Ainsi, le jeune savant russe, Braun, que nous avons déjà cité plusieurs lois, écrit : « les Goths furent, sans conteste, le mieux doué des peuples à l’époque de la grande migration. Le christianisme pénétra chez eux plus facilement que chez n’importe quelle autre tribu germanique. Ils l’adoptèrent et le comprirent plus vite et plus profondément que les autres peuples du Nord. Enfin, la haute civilisation gréco-romaine trouva en eux des disciples enthousiastes, bien plus intelligents que les Francs barbares, les Lombards têtus et les lourds Alamanni »[50].

La conquête de la presqu’île de Tauride par les Goths se fit dans le milieu du IIIe siècle. À cette époque le royaume du Bosphore Cimmérien était troublé par des querelles intestines. Quant à la Chersonèse, transformée depuis 200 ans en une province romaine du nom de Moesia, soumise à l’administration impériale, elle n’opposa aux Goths qu’une très faible résistance, privée qu’elle était du soutien militaire de Rome qui, à cette époque, avait d’autres préoccupations que les destinées d’une province éloignée et, en somme, assez insignifiante. La Tauride tomba donc entre les mains des Goths comme un fruit mûr. Ils s’y établirent fortement et transformèrent bientôt la Crimée en place d’armes et en point de départ pour leurs incursions guerrières dans le Caucase et dans l’Asie Mineure. On peut affirmer qu’à la fin du IIIe siècle le royaume du Bosphore était définitivement gothisé. La destruction du temple d’Éphèse et le sac d’Athènes sont évidemment les points noirs de l’histoire des Goths. Cependant, les Goths de Crimée, pendant leur séjour en Asie Mineure, connurent le christianisme et adoptèrent bientôt le rite grec-orthodoxe. Leur premier évêque fut, au IVe siècle, un certain Ounila, qui reçut son investiture des mains mêmes du patriarche de Constantinople, Jean Chrysostome.

L’exclusivisme religieux des Goths de Crimée les sépara politiquement du gros de leur peuple qui, après la chute de l’État fondé par Hermanarich, fut obligé de quitter « le beau royaume des Goths » des rives du Dniepr pour d’autres lieux moins hospitaliers, poursuivi ou entraîné par les Huns victorieux.

Le récit de la lutte des Goths et des Huns fut transmis aux Scandinaves par les Saxons et les Anglo-Saxons ; il servit plus tard de thème à certaines sagas.

Quant à ceux des Goths qui restèrent en Crimée, leur destinée devint bientôt obscure et peu enviable. C’est seulement dans les montagnes (Yaïla) de la Tauride qu’ils préservèrent leur type primitif du mélange avec les Turco-Mongols de la plaine. Tour à tour assujettis par les Byzantins, les Khazares, les Mongols et les Génois, ils furent en définitive russifiés à la fin du XVIIIe siècle et transportés, au nombre d’une trentaine de mille, dans les gouvernements de la Russie du Sud, principalement sur les bords de la mer d’Azov. De nos jours encore, parmi les soi-disant Grecs de Melitopol, il y a des descendants directs des Goths de la Crimée.

Les Goths ont laissé de nombreuses traces de leur séjour dans la Russie méridionale et en Crimée. On y a découvert beaucoup de kourganes et de riches sépultures d’origine gothique. En Tauride, on a déblayé l’emplacement sur lequel s’élevait jadis la résidence des princes gotho-grecs, les Dori, à l’endroit que les Turcs appelaient Mangut Kalé. Cet édifice était érigé sur un rocher haut de 1.900 mètres, situé aux environs de la ville de Bakhtchissaraï.

La dynastie des princes goths s’éteignit avec la prise de cette forteresse par les Turcs, en 1475. Il existe encore d’autres vestiges de castels dans les montagnes de la Crimée. Ils servirent, pendant longtemps, de refuges presque imprenables aux dernières familles de ce peuple jadis nombreux et puissant.

 

VIII

Les Huns, tribu turque qui devait triompher des Goths, parurent en Europe à la fin du IVe siècle. Ils traversèrent le Don vers 371 et se répandirent dans les steppes russes, semant partout la terreur et la mort. Quelques bandes pénétrèrent dans la Crimée du Nord et s’y fixèrent définitivement. Quant à la masse principale des Huns, elle marcha droit devant elle vers l’Occident, pourchassant ou entraînant avec elle les peuples de la Russie méridionale. Cela leur suffit cependant pour cueillir, par-ci par-là, quelques bribes de civilisation superficielle chez les peuples auxquels ils eurent affaire en traversant les steppes. Ainsi, ils empruntèrent aux Scythes les bains publics, le goût des couleurs voyantes et quelques détails du costume masculin ou féminin. Mais ce sont les Goths qui eurent le plus d’influence sur eux, principalement au commencement du Ve siècle. Les Huns n’étaient pas des « barbares », dans le sens exact du mot. En tous cas leur « barbarie » était de provenance orientale. Elle était fille de ce continent asiatique qui continuait à vivre du double apport de la civilisation millénaire des Iraniens et des Chinois que le poète de la Grèce archaïque, Aristée de Proconnèse, appelait « fils des antiques Titans, à qui on doit mille inventions utiles : fonte des métaux, médecine, alphabet, etc. ».

Sans cesser de terroriser les Chinois pendant des dizaines de siècles, les Huns avaient emprunté nombre de choses qui, amalgamées plus tard à d’autres emprunts et influences, produisirent en définitive une mentalité et des mœurs fort curieuses, non dépourvues de couleur et de poésie. Il faut lire dans Priscus[51], « historiographe et sophiste », comme il se nommait lui-même, le récit de son séjour chez les Huns et le voyage qu’il fit parmi la suite d’Attila, pour se faire une idée exacte de ce qu’étaient les Huns au Ve siècle. Priscus accompagnait Maximin, l’ambassadeur de l’Empire romain (Legatus Romanorum), au camp d’Attila, en 448.

 

Le jour suivant, nous nous mîmes en route, à la suite d’Attila, vers le nord de la Hongrie.

Ayant traversé plusieurs cours d’eau, nous pénétrâmes dans un très grand village où se trouvait le palais d’Attila. Il était, nous affirmait-on, le plus beau de tous les palais que possédait Attila.

Il était fait de poutres et de planches savamment ajustées et rabotées. Une haute palissade l’entourait de tous côtés, en lui servant d’ornement plutôt que de défense.

À son entrée dans le village, Attila fut reçu par un essaim de jeunes filles qui s’avançaient vers lui en rangs serrés. Au-dessus de chaque rang composé de sept jeunes filles et même davantage, des femmes soutenaient une espèce de dais fait d’une longue étoffe très mince. Il y avait un nombre considérable de rangs. Les jeunes filles précédaient Attila, chantaient des chansons scythes.

 

Plus loin, Priscus nous décrit un banquet chez Attila auquel il était convié ainsi que son chef :

 

... Avant de s’asseoir, tout le monde pria au-dessus d’une large coupe apportée par l’échanson. Puis chacun s’assit à la place qui lui était assignée après avoir bu à la coupe. Les bancs étaient disposés le long de la pièce en deux rangées. Au milieu était assis Attila. Derrière lui se trouvait un lit de repos auquel on accédait par trois marches. Ce lit était caché par des rideaux faits de fines étoffes aux couleurs voyantes pareilles à celles qu’emploient les Hellènes et les Slaves pour orner les couches des nouveaux mariés.

Attila but à la santé de chacun des assistants en particulier, ayant soin d’observer le cérémonial le plus minutieux. Après quoi on plaça devant lui de la viande sur une assiette en bois, tandis qu’aux Grecs et aux Romains on présenta des mets les plus succulents sur des plats d’argent. Après chaque service, les invités, se levant tous ensemble, buvaient à la santé d’Attila et se remettaient à manger. Deux barbares se plaçant en face d’Attila entonnèrent des chants qui glorifiaient son courage et ses hauts faits. Ensuite parut un Scythe qui dit des choses incompréhensibles en mêlant ensemble différents dialectes. Il fit de la sorte que tout le monde rît de bon cœur.

 

Il est incontestable qu’à cette époque les Huns, ou tout au moins leurs chefs, avaient perdu cette horreur ou, plutôt, cette terreur de toute habitation, qu’avait signalée au IVe siècle Ammien Marcellin[52]. Si la masse des Huns continuait à vivre « comme des animaux », selon l’expression de l’historien byzantin Procope, passant son existence à cheval, Attila et ses proches connaissaient déjà les avantages d’un toit. Le décorum dont s’entourait le chef suprême des Huns, ainsi que le protocole minutieux qui réglait les cérémonies et les fêtes, était le fruit d’une très longue influence subie par les aïeux d’Attila et de ses guerriers. Ce sont donc ces réminiscences d’une vieille culture rapportée des plaines de l’Asie centrale qui, jointes aux éléments d’une civilisation nordique (mettons gothique), créèrent l’intéressant tableau de mœurs peint de main de maître par Priscus.

Cependant, rien dans cette description, non plus que dans d’autres documents de l’époque, ne nous permet d’affirmer, ni même d’émettre l’hypothèse que des influences slaves directes ou indirectes aient agi sur les mœurs ou la mentalité des Huns. Ni les vestiges de la langue (sous forme de noms propres), ni le cérémonial des funérailles, sensiblement pareil à celui des autres peuples touraniens, ne témoignent en faveur d’une telle supposition. Encore moins trouvons-nous d’éléments slaves dans l’architecture des palais d’Attila ; malgré la provenance purement orientale de certains objets (lits, tapis), nous voyons l’influence germanique dans l’architecture des édifices, dans leur ornementation et leurs embellissements[53]. Cependant, l’historien officiel du règne des derniers Romanov, M. Ilovaïsky, celui dont les manuels étaient seuls adoptés par les lycées et collèges russes, s’acharna pendant de longues années à soutenir, contre tous les savants européens, la thèse de l’origine slave des Huns. On aurait pu croire qu’il le faisait par esprit de contradiction ou par originalité, s’il n’avait déjà commis, dans plusieurs circonstances, de grossières erreurs. Il s’était plu, par exemple, à affirmer que le mot rouss n’était pas d’origine Scandinave, mais dérivé du nom de la tribu iranienne des Roxolans qu’il orthographiait de la manière suivante : rosso-alans. Affirmation évidemment toute gratuite et arbitraire. De même, pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec la science, il affirmait que tous les princes de Kiev étaient d’origine locale et que le « peuple russe (terme qui ne voulait rien dire à cette époque) n’avait aucun besoin de se soumettre à un pouvoir étranger ». Ces dernières lignes font entrevoir le rôle que M. Ilovaïsky devait jouer ; accommoder l’histoire nationale au goût et à la politique du moment, ternir la vérité au profit des tendances nationalistes et slavophiles des gouvernants, bref faire œuvre impie et mensongère.

Mais continuons notre récit. Les Huns, pourchassant devant eux ou entraînant à leur suite les peuples vaincus, firent un grand vide dans la Russie méridionale. Cette région connut alors une période prolongée de silence. Et, à la faveur de ce silence et de ce vide, les Slaves parvinrent à se glisser un peu plus près de la mer chaude, objet de leur éternelle convoitise.

 

IX

En dépit des recherches multiples, du patient et infatigable labeur, des connaissances solides et des opinions originales, la science historique n’arriva que tout récemment à jeter quelque clarté sur l’histoire primitive des Slaves et à fixer, d’une façon plus ou moins précise, l’emplacement qu’ils occupaient en Europe avant leurs premières pérégrinations. Comme nous l’avons dit plus haut, les historiens de l’antiquité ne nous ont laissé que fort peu de renseignements précis sur les Slaves. On peut affirmer, par exemple, que sous le nom de « Vénèdes », « Vendes » ou « Venètes », les Grecs et les Romains désignaient certains Slaves, qu’ils connurent par l’intermédiaire des marchands allemands, trafiquants de fourrures et d’ambre, fort apprécié par les anciens[54]. Mais ce n’était là qu’une partie du peuple slave, quelques tribus habitant les bords de la Mer Baltique. La masse, elle, échappait au regard des historiographes de l’antiquité et ce n’est que bien plus tard qu’ils acquirent quelques notions sur ce peuple ou apprirent tout au moins les noms qu’il donnait à ses propres tribus. Ainsi les Antes, qui se séparèrent aux premiers siècles de notre ère des Slaves proprement dits, ne furent connus que des historiens goths et byzantins tels que Jordanès, Procope, Agathias, son continuateur, etc. Parfois les anciens coudoyaient des peuples barbares sans se douter qu’ils avaient affaire à des Slaves authentiques. Exemple, les Neures, dont parle Hérodote dans son histoire et que les marchands ou les aventuriers grecs en quête d’ambre précieux connaissaient fort bien, ayant l’habitude de traverser leur pays pour se rendre sur les rives de la Baltique. Selon Hérodote, les Neures habitaient au Nord des Scythes une contrée marécageuse et couverte de forêts, au bord d’immenses lacs où le fleuve Tyras (Dniestr) prenait sa source. À première vue ce renseignement paraît faux, car il n’existe aucun grand lac au Nord du Dniestr. Mais l’hydrographie moderne nous a révélé que là où se trouvent actuellement les marais de Pinsk (Polessié) et où prennent leur source le Pripet et d’autres rivières de moindre importance, il existait au temps jadis un très grand nombre de lacs parsemés d’îlots[55]. Les rivières qui sillonnent cette contrée ne sont encore que dans la première phase de leur formation ; elles sont toutes à fleur de terre, si on peut s’exprimer ainsi. Hérodote était donc dans le vrai quand il affirmait que les Neures habitaient un pays couvert de lacs.

L’origine ethnique des Neures ne fut connue que de nos jours, après d’amples recherches linguistiques et géographiques. Le premier qui émit un avis motivé sur l’origine slave de ce peuple lacustre, fut le père des études slaves, l’illustre Safarik[56] ; plus tard Pogodine, Braun et d’autres se rangèrent à son avis.

Les études philologiques et historiques sur les Neures furent le point de départ de la nouvelle théorie, le plus scientifiquement établie jusqu’à nos jours, sur la proto-patrie des Slaves et leur expansion à travers l’Europe. Mais ici, avant d’aller plus loin, il nous faut ouvrir une parenthèse afin de nous expliquer sur ce mot de « proto-patrie » aussi mystérieux que l’objet lui-même.

Il est bien difficile, sinon complètement impossible, de situer d’une façon précise la patrie primitive d’un peuple. L’archéologie y a renoncé après avoir fait des tentatives désespérées. L’ethnologie demeurait également impuissante : ses affirmations étaient en effet si contradictoires qu’elles n’aboutirent à aucun critérium pour définir les indices de la race. Les mêmes difficultés se rencontraient quand il fallut établir la langue du proto-peuple.

 

Aussi loin que nos regards peuvent pénétrer le passé, écrit le savant russe A. Pogodine[57], nous trouvons partout des mots qui se transmettent d’un individu à un autre, d’un peuple à un autre, par voie d’emprunt. L’élaboration des mots nouveaux et les changements de son s’effectuent continuellement, mais aussi ininterrompue est leur transmission. C’est pourquoi il est impossible de parler d’un proto-peuple unique qui n’aurait jamais connu de particularités de langage. Si nous rencontrons le même mot dans toutes les langues indo-européennes (ce qui du reste est fort rare) cela ne veut pas dire que ce mot appartenait déjà à la « proto-langue », mais seulement qu’il est originaire d’un seul et même centre, et qu’il se répandit par transmission d’un peuple à un autre peuple à l’époque où les tribus indo-européennes vivaient encore côte à côte.

 

C’est pourquoi, en parlant de proto-patrie du peuple slave, nous n’avons pas la prétention de fixer l’emplacement du berceau de la race toute entière, mais seulement d’indiquer l’endroit où se fit sa dislocation première et d’où rayonna son expansion. Quant à la patrie de la race, il nous est impossible d’en parler en connaissance de cause, car tout d’abord nous ignorons ce que c’est qu’une race, comment et de quoi elle est composée. Une race, c’est quelque chose de fort abstrait. Ce n’est pas la race qui joue un rôle historique, c’est le peuple en tant qu’organisme politique. Donc, les données précises que nous pouvons avoir seront bien postérieures à l’origine de la race, qui reste pour nous enveloppée de mystère. Cependant il nous est possible, pour désigner la race, de nous appuyer sur quelque fait positif, par exemple le territoire. Ainsi nous aurons un jalon plus ou moins déterminé. Nous pourrons dire, par exemple, que les Germains n’ont pas habité, à un moment donné, tel ou tel territoire, qu’ils sont venus de la Scandinavie, etc. Ceci dit, continuons notre exposé.

 

Il y a deux moyens, non certes infaillibles, mais tout de même assez sûrs, dont dispose la science historique pour déterminer la patrie d’un peuple ou d’une tribu. C’est tout d’abord l’analyse des mots empruntés. Ainsi, en trouvant des mots sarmates dans la langue russe, nous pouvons dire que les Slaves voisinaient avec les Sarmates. Il est vrai que les mots n’ont pas besoin d’appartenir à deux peuples voisins pour passer de l’un à l’autre, mais à l’époque que nous étudions les emprunts linguistiques se faisaient exclusivement entre voisins immédiats[58]. La langue slave primitive possédait aussi un grand nombre de mots celtiques ; c’est que les Celtes, à un moment donné, vivaient à côté des Slaves[59]. Enfin, la langue allemande et la vieille langue lithuanienne ont eu beaucoup d’influence sur la langue slave et, réciproquement, un grand nombre de locutions slaves passèrent en voisins dans le langage des Germains et des vieux Lithuaniens.

Voilà donc le premier moyen. Le second moyen consiste à relever ce qu’on a l’habitude d’appeler « le langage du terroir », c’est-à-dire le nom des localités, des cours d’eau, des montagnes, etc. À cela on objecte qu’aux États-Unis il existe des villes qui s’appellent Syracuse, Troie, Londres, Paris, et qu’en Afrique centrale il y a une rivière dont le nom a une assonance polonaise. Mais ce n’est pas là une objection valable, c’est simplement un paradoxe. Pour fixer le lieu d’où se fit l’expansion première des tribus slaves, on a fait, en plus des comparaisons philologiques, des recherches multiples dans le domaine de la géographie et des sciences naturelles. Ainsi on est arrivé, en serrant de plus en plus près le sujet et en le dégageant de toutes les superpositions, à retrouver l’embryon de la patrie slave, qui n’est autre que la région des marais et des affluents du Pripet ou, depuis des siècles, habitait déjà la tribu des Neures.

Tel est donc le lieu d’origine du peuple slave : quelques arpents de terre ferme, entourés de vastes nappes d’eau stagnante, sous un ciel peu clément. C’est pourquoi, aux premières lueurs de raisonnement, les Slaves firent des efforts surhumains afin d’élargir le cadre de leur demeure. Mais l’existence prolongée aux bords des eaux dormantes, sur un sol ingrat, pendant la période même de la croissance, c’est-à-dire au moment où l’être tient encore, par toute sa chair, a une nature dont il est à peine dégagé, laissa une empreinte ineffaçable sur l’âme de ce peuple. Il en ressentit les effets au cours de toute son histoire, et si quelques-uns de ses éléments isolés parvinrent à la longue à s’en affranchir presque complètement, la masse, elle, resta ployée sous cette emprise jusqu’à nos jours. Et c’est ainsi que se justifient les lignes écrites jadis au sujet des Slaves primitifs par Arthur de Gobineau : « Les Slaves formaient le marais stagnant où s’engloutissaient, après quelques heures de triomphe, toutes les supériorités ethniques. Immobile comme la mort, actif comme elle, ce marais dévorait dans ses eaux dormantes les principes les plus chauds et les plus généreux sans en éprouver d’autre modification, quant à lui-même, que çà et là une élévation relative du fond, mais pour en revenir finalement à une corruption générale plus compliquée »[60].

Le premier habitacle des Slaves était limité de toutes parts par un réseau fluvial très serré, ce qui compliquait leurs relations avec les peuples voisins[61]. Ainsi d’infranchissables marais les séparaient des Scythes de la Russie méridionale et les maintenaient très en dehors des limites de l’influence du monde grec[62]. Plus à l’Est et au Nord, d’autres obstacles d’ordre matériel ou moral entravèrent pendant longtemps les relations des habitants du Polessié (bassin du Pripet) avec leurs voisins immédiats, la branche occidentale du peuple lithuanien (aïeux des Lettons actuels et des anciens habitants de la Prusse) et les tribus les plus avancées des Finnois, entre autres les Budins, connus déjà d’Hérodote et qui furent les ancêtres des Zyrianes, Votiaks et Perniaks de nos jours[63].

Cependant il arriva un moment où les Slaves, se trouvant à l’étroit et dans des conditions par trop précaires, franchirent les limites de leur terre d’essaimement ; ils inaugurèrent ainsi leur marche colonisatrice et l’invasion quasi pacifique du tiers de l’Europe.

Le premier flot des Slaves se dirigea vers l’Occident par les affluents du nord du Pripet et par le Boug occidental, à une époque non déterminée, mais certainement plusieurs siècles avant l’ère chrétienne. C’est par cette voie fluviale qu’ils aboutirent à la Baltique et au pied du versant oriental des Carpathes. Il semble que les bords de la mer furent atteints par eux plus facilement que la montagne. Nous savons d’une part que le nom des « Vénèdes », « Venètes » ou « Wendes » est historiquement et philologiquement plus ancien que celui des « Slaves » ou « Sclaves » (appellation de la branche méridionale de ce peuple qui envahit à un moment donné les anciennes provinces de l’Empire romain) et, d’autre part, que l’occupation des basses terres de la Baltique se fit à une époque où l’unité linguistique slave subsistait encore. Ce fait nous est confirmé, entre autres, par les variantes du nom latin Albis (Elbe) dans les différents idiomes slaves : Tchèque : Labe ; Lusacien : Lobje ; Polonais : Laba ; Serbe : Lab.

Au commencement de notre ère, tout au moins du temps de Pline et de Ptolémée, les Slaves vivaient déjà entre l’Oder et la Vistule, peut-être même plus à l’Est, du côté du Niémen. C’est à cette époque qu’ils connurent, par l’intermédiaire des Goths, les Saxons et les Danois.

À strictement parler, l’histoire de la majorité des Slaves occidentaux ne devrait pas entrer dans cette étude, car ils ne prirent qu’une bien faible part à la formation de la nation russe ou même n’y jouèrent aucun rôle. Nous devons les mentionner cependant, faute de quoi il nous serait très difficile, sinon impossible, de démêler dans le caractère russe, dans les multiples tendances qu’il manifesta au cours de l’histoire, les éléments, les influences et les survivances purement slaves.

Les Slaves, évidemment, n’étaient pas le seul peuple qui habitât les plaines, les sables et les marais de la Baltique. D’autres races y étaient largement représentées. Elles ne virent pas toutes d’un œil complaisant l’arrivée des nouveaux venus, ce qui détermina des conflits prolongés et sanglants. Les groupes les plus occidentaux des Slaves de la Baltique, les Bodritchi et les Lutitchi, eurent surtout maille à partir avec les Germains et les Danois. Les luttes continuelles qu’ils eurent à soutenir contre leurs voisins aguerrirent petit à petit leur caractère, les rendirent braves, pleins d’audace et de ténacité. Ils se montrèrent même cruels et durs aussi bien envers leurs esclaves qu’envers leurs propres enfants[64]. Ces traits les distinguaient particulièrement des autres Slaves habitant plus à l’Est et dans l’intérieur des terres. Ces dernières tribus, qui reçurent plus tard le nom de « Liakhs », voisinaient avec les plus anciens habitants de la Baltique : les Prouss et les Lattvitchs, branche occidentale du peuple Letto-Iithuanien, comme au temps de Tacite et de Ptolémée sous le nom de Aestvi.

La famille letto-lithuanienne occupait, à un moment donné, un immense territoire s’étendant de la rivière Oka à la mer Baltique et comprenant les gouvernements actuels de Minsk, Vilna et Kovno. Était-elle issue de la même souche que les Slaves ? Nous ne pouvons le certifier. Certes, la grammaire et la lexicographie témoignent d’une grande affinité entre les deux peuples. Il y eut même un temps où la langue lithuanienne était familière aux Slaves et vice versa[65]. Cependant on ne peut conclure de ces faits que ces deux peuples eussent formé à une époque quelconque un tout ethnique. L’affinité linguistique prouve seulement qu’ils vécurent côte à côte pendant de longues années. Plus tard, les Letto-Lithuaniens tombèrent sous l’influence des Goths et leur langage finit par devenir très différent de celui des Slaves[66].

À une certaine époque (bien antérieure à l’apparition des Prouss et des Lattvitchis sur les bords de la Baltique), toute la famille letto-lithuanienne habitait le centre de la Russie, voisinant alors avec les Finnois. Sur les rives de la rivière Protva (dans le gouvernement actuel de Kalouga) vivait alors un peuple lithuanien nommé Goliad, connu de Ptolémée au IIe siècle de notre ère sous le nom de Galinda. Il fut assujetti par les princes russes du XIIe siècle, mais son nom et son histoire se conservèrent dans les légendes populaires russes jusqu’à nos jours[67].

Après l’influence gothique, les Lithuaniens subirent celle des Scandinaves. Cela se passa au temps où ce peuple était rassemblé presque en entier dans les environs de la Baltique. Les traces de cette dernière influence se rencontrent en masse sur le territoire letto-lithuanien dans les appellations purement Scandinaves de certains lieux, cours d’eau, éminences, etc.[68]

 

X

L’existence des Slaves de la Baltique échappa à l’attention des historiens de l’antiquité. Terne, grise, dépourvue de tout éclat ou haut fait, elle ne pouvait servir de trame à aucun récit pittoresque ou héroïque. Bref, rien ne la faisait ressortir des grisailles qui enveloppaient la vie des peuples barbares des confins du monde germanique.

Le premier événement digne de ce nom dans l’histoire des Slaves de la Baltique fut leur assujettissement par les hordes germaniques. L’emprise qu’ils subirent fut tellement forte et durable que, même après leur affranchissement, quelques siècles plus tard, ils ne purent se dégager de cette influence étrangère. Du reste, s’occupant principalement de négoce sur mer et sur terre, ils eurent des relations constantes avec des étrangers qui, habitant en grand nombre leurs villes : Schetina (Steitin), Gdansk (Dantzig) et Kologreb y jouissaient des mêmes droits et privilèges que les Slaves eux-mêmes. Un pareil état de choses créa dans ces centres des mœurs et une civilisation mixtes, mi-partie slave, mi-partie étrangère, en l’occurrence germanique.

Les Slaves de l’intérieur ne possédaient en fait de villes que des espèces de block-houses entourés de madriers où se réunissait périodiquement et pour des circonstances déterminées (marchés, réunions publiques, etc.) toute la population des environs. La création de pareils centres était souvent, si ce n’est toujours, l’œuvre d’un homme entreprenant et riche qui s’attirait par là une grande popularité dans toute la contrée environnante. C’est ainsi que le chroniqueur Cosme de Prague attribue à un certain Krock, « homme de bien et de savoir », la création de la « ville » (castrum) de Krakov (non la ville polonaise de Cracovie, mais la ville tchèque du même nom, située jadis dans le voisinage de Rakonitz). En outre, l’établissement de ces centres favorisait quelquefois l’exercice d’un semblant d’autorité personnifié par un prince que le peuple choisissait parmi les notabilités locales. Mais le plus souvent on n’élisait un prince qu’au moment où la tribu était menacée d’un danger extérieur. Dans ces cas, le prince se mettait à la tête des gens en armes et les menait au combat. Cependant son autorité était toujours limitée par l’assemblée plénière du peuple qui prenait des décisions avec une liberté absolue et à l’unanimité des membres présents[69]. Cette institution de l’assemblée populaire formait l’unique base de toute l’organisation politique des Slaves. Quant à leur conception sociale, elle reposait sur la possession commune de la terre, qui appartenait non à l’individu, mais à la collectivité. Pourtant chaque famille slave vivait séparément, constituant l’embryon d’un futur village ou bourgade. Cette particularité nous a été révélée par le fait que les noms de tous les villages slaves (tchèques, slavo-baltiques ou autres) dérivent d’un nom patronymique, avec une terminaison en « itze », « itchi », etc.[70]

Donc, la propriété commune, l’assemblée plénière, prenant ses décisions à l’unanimité, l’autorité d’un prince élu pour un temps déterminé ou une circonstance particulière : tel était, dans les temps les plus reculés, l’idéal politique et social de presque toutes les tribus slaves. Dire qu’il a subsisté jusqu’à nos jours, tout au moins dans le souvenir des peuples slaves, c’est démontrer un axiome.. Mais il y a mieux. En Russie, par exemple, la possession de la terre en commun par les gens de la campagne resta en vigueur jusqu’à nos jours. Quant à la participation du peuple au pouvoir et à la limitation des prérogatives du prince, elles furent réclamées, espérées ou attendues au cours de toute l’histoire de ce pays. Respectées un certain temps, puis abattues par les tzars, pour de longs siècles, ces pierres angulaires du credo politique slave furent relevées de nos jours dans toute leur ampleur, pour triompher un instant et disparaître une fois de plus.

En jetant un regard du côté de la Pologne, nous y verrons exactement le même tableau, quoique sous un angle différent. Les derniers siècles de l’indépendance de ce pays, c’est-à-dire ceux qui précédèrent son premier partage, furent caractérisés par le règne illimité et sanglant de la vieille commune slave, avec son rigide principe de l’unanimité dans le vote, son fameux liberum veto. Mais en Pologne la commune fut une institution aristocratique, une arme dans les mains d’une nombreuse petite noblesse qui, avide de pouvoir et de faste, mit tout en œuvre pour compromettre et abattre l’autorité suprême. Détestant profondément les Allemands, ces Slaves ne trouvèrent pourtant rien de mieux que de les imiter en créant artificiellement, dans un milieu qui n’y était nullement préparé, une caste privilégiée. Mais le principe aristocratique (armature de tout l’édifice germanique, grâce auquel l’Allemagne, en son temps, réalisa de grandes et durables choses) imposé à un pays d’une mentalité très différente ne contribua qu’à son malheur et à sa chute.

La haine ou la crainte d’un pouvoir central, d’un pouvoir agissant ; une tendance marquée à résoudre toutes les questions en commun, jointe à un penchant très prononcé pour les discussions et les joutes oratoires, firent en somme que même à une époque où presque tous les autres peuples de l’Europe étaient déjà constitués en États, les tribus slaves continuaient à vivre isolées les unes des autres, dans un état de complète incohérence et d’anarchie, comme le remarquent les historiens byzantins et autres.

Ainsi, par exemple, une des tribus les plus nombreuses des Slaves de la Baltique, celle des Lutitchis, chez qui la commune régnait en maître absolu, soupçonneux et cruel, se jeta résolument dans les bras des Allemands le jour ou elle sentit que son indépendance était menacée pat les princes polonais. Cependant l’unique salut pour elle consistait non à devenir l’alliée des Allemands, mais à s’unir avec les Polonais, afin de former un État puissant. Mais pour cela il aurait fallu sacrifier la sacro-sainte commune avec tout ce qui s’ensuivait. Les Lutitchis, plutôt que d’y renoncer, préférèrent soutenir les Allemands contre leurs frères les Polonais. Ces Lutitchis étaient, du reste, selon les dires des chroniqueurs du temps, une peuplade très remuante, batailleuse et pleine d’un zèle prosélytique. Ils tâchaient, par tous les moyens, de répandre parmi les autres tribus slaves les beautés d’une organisation communiste.

Après quelques essais, du reste tardifs, de se grouper et d’organiser un gouvernement plus complexe que celui d’une municipalité, les Slaves de la Baltique et d’autres lieux retombèrent dans leur marasme primitif. Les Slaves orientaux furent épargnés par le destin, ainsi qu’une partie des Slaves balkaniques, ces derniers grâce à une intervention opportune de l’étranger. Les Slaves de la Baltique, eux, ne rencontrèrent jamais de sauveur sur leur route ; c’est pourquoi, étant parvenus à un certain degré de civilisation, ils ne purent réaliser aucun progrès politique ou social au delà de cette limite. Au VIIIe et au IXe siècles de notre ère, ils s’occupaient de commerce ; quelques centaines d’années plus tard, il n’en restait plus le souvenir. « Defeceruntque Sclavi paulatim in terrae », ainsi s’exprime à leur sujet Helmold, l’annaliste allemand du XIIe siècle[71]. À la fin ces Slaves, abandonnant des terres qui, faute de soins, avaient cessé de les nourrir, se réfugièrent auprès des Danois et des Poméraniens qui en firent des esclaves[72].

 

XI

Pour donner un aperçu de l’organisation politique sociale des Slaves occidentaux, nous avons été forcés d’anticiper quelque peu sur les événements historiques. Nous allons donc revenir sur nos pas afin de compléter le tableau de la dispersion des tribus slaves à travers l’Europe.

Incontestablement, aucun ordre et aucun plan défini n’avaient précédé la grande « Diaspora » du peuple slave. C’étaient, plusieurs siècles durant, des allées et venues, des déplacements continuels, des marches et contre-marches, des stationnements plus ou moins prolongés, puis de nouveau de brusques départs. Ainsi les Slaves de la branche méridionale, ceux qui étaient les mieux connus du monde romain et qui seuls étaient dénommés par les anciens « Slaves » ou « Sclaves », avaient séjourné longtemps, et à une époque assez éloignée de nous, au pied et sur le versant nord et nord-est des Carpathes. Un vieux savant croate, Schouleck, en étudiant de près le vocabulaire slave primitif, y trouva une grande quantité de noms de plantes et d’essences forestières répandues dans la région des Carpathes. Cela lui fit supposer que les Slaves avaient habité ces lieux pendant plusieurs générations, à une époque où leur unité linguistique existait encore. Cependant le nom même des Carpathes pas plus que ceux de Tatra ou des Beskides ne sont des noms slaves. Il est certain que le nom des Carpathes est intimement lié au nom thrace de Καρῆοι. Dans la bouche des Germains, venus après les Thraces, ce mot de Καρῆοι, selon les règles de leur phonétique, devait se changer en « Harfii » ou, par une combinaison de l’ancienne forme avec la nouvelle, devenir « Harpii ». C’est précisément ce dernier nom-là que nous trouvons chez Ptolémée. D’après les mêmes lois phonétiques, le mot de « Καρῆατης » devait se transformer dans les langues germaniques en « Harvatha » en liaison avec « Khorvat » ou « Khrovat ». Quant au mot de Beskides il doit être d’origine germanique.

De même que les Carpathes, la rive gauche du Danube vit paraître les Slaves à une époque fort ancienne, mais cependant postérieure à rétablissement des Germains qui y remplacèrent les Celtes. Le bas Danube était depuis longtemps le domaine des Thraces qui donnèrent à tout ce fleuve le nom d’Ister. Les Slaves y demeurèrent jusqu’au moment où les légions de Trajan vinrent les refouler vers le Nord et vers l’Est. À l’aube du Ier siècle après Jésus-Christ ils quittèrent aussi les Carpathes pour les plaines de la Poméranie et du Brandenbourg actuel, que les Ligiens, les Vandales, les Bourgondes, etc. commençaient à abandonner. Ces péripéties durèrent plusieurs siècles.

La seconde poussée des Slaves, celle-ci directement vers le Sud, s’effectua sur les traces de leurs prédécesseurs, les Huns et les Avares. « Il existe des preuves convaincantes, écrit Pogodine, du fait que les Slaves atteignirent le Danube moyen non sous l’aspect de colons paisibles, mais en guerriers conquérants. Ils s’avançaient en foules nombreuses et compactes. Ce déplacement fut noté par les historiens byzantins dès son début, c’est-à-dire au VIe siècle après Jésus-Christ. »[73]

Les Slaves atteignirent la Drave tout à la fin du VIe siècle en entrant en lutte ouverte avec les Bavarois. Un peu plus tard, ils passèrent le Danube et pénétrèrent dans la presqu’île balkanique qu’ils ne devaient plus quitter[74].

Cette nouvelle dispersion des Slaves à travers l’Europe occidentale, pendant le VIe et le VIIe siècles de notre ère, prit, à un certain moment, des proportions gigantesques, et eut une répercussion profonde dans l’est de notre continent. D’abord, sous la poussée du peuple germanique des Bastarnes, dont nous avons déjà eu l’occasion de parler, les Slaves durent quitter définitivement les Carpathes et se retirer bien plus à l’Est[75]. Ensuite, presque à la même époque, les Neures, talonnés au Nord par un autre peuple barbare, abandonnèrent leur première patrie et se réfugièrent de l’autre côté du Dniepr, c’est-à-dire du côté de Kiev et dans le bassin de la Desna. Ces deux derniers déplacements des Slaves marquèrent l’aube d’un nouvel état de choses dans les plaines et les forêts de la Russie.

Il est très probable que l’infiltration slave venant du bassin du Pripet se fit sentir dans les vallées du cours moyen du Dniepr, et même jusqu’au Don, bien avant l’exode de la tribu des Neures. Cependant il serait téméraire d’affirmer que les éléments disparates qui sortirent par petits groupes des marais du Polessié formaient déjà, au seuil de notre ère, une peuplade distincte. Tout au plus peut-on dire que de ces éléments mêmes se forma progressivement la puissante tribu des Slaves orientaux, connue sous le nom d’Antes.

Ces Antes, dont parlent Jordanès et les chroniqueurs byzantins, vécurent entre le haut Don et le Dniepr, ainsi qu’au nord de la mer d’Azov. Les rois goths Hermanarich et Winitbar (Vinitor) les soumirent au IVe siècle de notre ère. Plus tard ils se mêlèrent aux Alains qui reparurent dans ces parages après le passage des Huns. On a voulu retrouver le nom des Antes dans celui d’un peuple russe, les Viatitchi, ce qui est très contestable, car nous ne savons pas au juste à quelle race appartenaient les Viatitchi. Il est certain par contre que ces mêmes Antes furent les ancêtres de ces Russes du sud-est et des plaines de l’anti-Caucase qui fondèrent, à la fin du Xe siècle, la principauté de Tmoutarakane ; un de leurs princes, Mstislav, au commencement du siècle suivant, défit les troupes du puissant prince de Kiev, Iaroslav. Mais, sous la poussée des hordes touraniennes et mongoles, cette petite principauté se disloqua au XIIe siècle ; on n’entendit plus parler de ses habitants qui émigrèrent vers le Nord[76].

C’est bien du cours moyen du Dniepr, à peu près à l’époque qui vit s’affirmer la puissance des Antes, que les premiers colons d’origine slave atteignirent les rives du fleuve Volkhov où fut érigée plus tard la ville fameuse de Novgorod. Le fait que ces colons étaient des descendants directs des premiers habitants du Pripet a été établi par l’étude des termes géographiques ; par exemple de nom du fleuve novgorodien Volkhov est phonétiquement analogue à celui des marais du Volkhov, situés dans le bassin du Pripet, comme à celui d’un des bras de ce dernier fleuve, appelé de tous temps Volkhv.

D’autre part, il paraîtrait que les relations suivies avec les Finnois furent justement resserrées sinon inaugurées par ces mêmes colons venus des rives du Dniepr. Évidemment ce n’étaient pas encore de vrais Russes, cependant c’étaient déjà des représentants d’une peuplade physiquement et moralement très différente des autres Slaves et qu’on pourrait appeler des Proto-Russes[77].

À l’époque que nous étudions, les Finnois étaient non seulement divisés en deux groupes distincts : l’oriental et l’occidental, mais ils commençaient déjà à s’organiser en peuplades autonomes, ayant chacune son langage particulier. Connaissant la date approximative de l’introduction des métaux dans la Russie du Nord et du Centre, — les tous premiers siècles de notre ère, — nous pouvons en déduire que l’organisation des tribus se fit avant cette date ; en effet, les différents peuples finnois actuels n’ont pas tous les mêmes mots pour désigner les métaux.

Comme nous l’avons déjà remarqué, les Finnois, depuis des temps très reculés, en raison même du genre de leur existence, étaient forcés de vivre sur d’immenses territoires qui, du reste, ne leur furent disputés par personne pendant fort longtemps. Après les changements survenus dans leur organisation intérieure, ils occupèrent de nouveaux territoires, cette fois vers le Nord-Ouest et l’Ouest, et atteignirent ainsi, au bout d’un certain temps, les bords marécageux de la Baltique.

À l’époque où les Finnois étaient encore unis et vivaient principalement des deux côtés de l’Oural, ils subirent l’influence iranienne. Plus tard, parvenus jusqu’au cœur de la Russie d’Europe, ils furent influencés par leur voisin immédiat du centre russe, la branche proprement lithuanienne des Letto-Lithuaniens. Enfin, dans la région des grands lacs (Onéga, Ladoga, Ilmène et Peïpus) et de la mer, ils rencontrèrent surtout l’emprise germanique, mêlée de l’influence slave.

Cependant, du fait de l’isolement quasi absolu de chaque peuplade finnoise de ce temps-là, l’emprise germanique ne s’exerça que sur l’avant-garde du vieux peuple Tchoud ; celle-ci, séparée des autres peuples de sa race, aussi bien par les conditions géographiques que par les différences de langues et de mœurs, ne put leur transmettre que d’une façon bien imparfaite, nulle le plus souvent, les fruits de cette influence. C’est ainsi que s’élargit encore l’abîme qui existait entre les peuplades finnoises de l’Ouest (telles que les Suomis, les Ests (Estoniens) et les Karels), et tous les Tcherémisses, Tchouvaches, Mordvines, Komis (autrement dit : les Votiaks, les Permiaks, les Zyrianes) restés en arrière dans les forêts insondables du Nord et de l’Est, aux bords des grands fleuves semi-asiatiques ou sur les pentes des monts Oural.

L’influence germanique se fit sentir chez la branche européenne des Finnois non seulement dans le langage, mais aussi dans les mœurs. Les Finnois empruntèrent aux Germains tous les termes ayant trait au commerce, à la richesse, à l’agriculture et à la vie domestique. C’est d’eux aussi qu’ils reçurent les premières notions d’organisation politique et municipale. Enfin le nom de la Suède fut connu de très bonne heure par les Finnois. Ils appelaient les Suédois « Ruotsi », « Ruossi » ou « Ruochti »[78].

L’occupation de la Finlande actuelle par les Finnois fut achevée vers le VIIIe siècle de notre ère, c’est-à-dire bien après le peuplement du sud du golfe oriental de la Baltique. Les Finnois y trouvèrent les Lapons qu’on confondit bien longtemps avec eux. Cette confusion se perpétua jusqu’à nos jours dans l’extrême Nord de la Suède et de la Norvège.

Détail à retenir : aucun vestige de civilisation Hallstaenne n’a été retrouvé en Finlande, quoique la Suède en ait fourni un nombre considérable. Enfin, les premiers objets de l’époque du fer trouvés en Finlande, dénotent une double influence : baltique et suédoise.

L’influence slave sur le peuple Tchoud s’exerça surtout au temps de la colonisation lente et « perlée » du Nord et du Centre de la Russie. Elle fut surtout d’ordre linguistique et peu sensible en comparaison de celle des Finnois sur les proto-Russes. L’influence finnoise, elle, se fit sentir profondément, aussi bien dans le domaine de la langue et des croyances religieuses que dans les mœurs et les coutumes. Étrange destinée que celle de ces Slaves, à beaucoup d’égards plus cultivés ou raffinés que les descendants des Tchouds et cependant si prompts à se laisser subjuguer par des êtres, formidablement charpentés sans doute, mais à peine dégagés de la nature ambiante ! Il est vrai que les Finnois étaient d’excellents guerriers maniant à la perfection l’arc et la lance. Ils combattaient, nous raconte un auteur ancien qui les a bien connus au XIIe siècle (Saxo Grammaticus), à l’aide de longues et larges flèches. Leur tir était impeccable et aucun autre peuple ne pouvait rivaliser avec eux sur ce point.

Outre cela, les Finnois avaient un tempérament que rien n’abattait et une grande ténacité jointe au goût du travail. Enfin ils possédaient au premier chef les vertus familiales et domestiques. N’était-ce pas assez pour capter des âmes plus frêles et des mentalités plus impressionnables ? Quoiqu’il en soit, la rencontre, les relations, les influences réciproques entre Slaves et Finnois jouèrent un très grand rôle dans la formation de la nation et de l’État russe et dans son évolution ultérieure.

Les emprunts linguistiques faits par les Slaves aux parlers finnois se retrouvent dans les noms des territoires qui furent habités successivement par les Finnois seuls et par les Finnois mêlés aux Slaves. L’altération de la forme primitive de ces mots est parfois très curieuse et dénote bien l’emprise que ce peuple exerça dans le temps sur l’esprit et l’imagination des nouveaux venus. Ainsi, le vieux nom russe de la ville estonienne de Reval était Kolyvane. À première vue ce mot paraît bien russe et de formation purement slave. Cependant la vérité est tout autre. Ce nom est d’origine finnoise et provient du mot Kalevan. À ce génitif devait s’ajouter le mot linna, qui veut dire : « ville ». Kalevanlinna signifiait « la ville de Kaleva ». À l’époque de la domination danoise, les natifs du pays l’appelaient Tannalinna, c’est-à-dire la ville danoise, cette ville était en quelque sorte le fief du héros national finnois Kaleva (voyez « Kalevala »)[79]. Autre exemple. La Finlande se nommait primitivement Kainu, c’est-à-dire « marécage » ou Suomi, mot de même sens. La première dénomination était de provenance occidentale, la seconde était orientale. C’est pourquoi ce fut cette dernière qui passa dans la langue russe en se transformant en Soum par analogie à la transformation de Ruotsi en Rouss.

L’infiltration slave et la colonisation partielle des territoires finnois se poursuivit pendant plusieurs siècles. Rappelons-nous que les basses terres au milieu desquelles se trouve Saint-Pétersbourg sont peuplées presque uniquement de Finnois qui, il y a encore une centaine d’années, ne comprenaient pas le russe.

Plus au Nord et à l’Est, les Slaves ne forment, même aujourd’hui, que des enclaves. Le reste de la population de ces territoires est d’origine purement finnoise ou de provenance mixte : slavo-finnoise. Un phénomène semblable se retrouve dans l’Extrême Nord, sur les bords de la Mer Blanche et sur les côtes de l’Océan Glacial. Il y a là une population slave fortement mélangée de Finnois (Mer Blanche) et de Scandinaves (Côte de l’Océan). Mais ce qui est intéressant dans ce cas particulier, ce n’est pas précisément ce mélange ethnique, résultat d’une colonisation assez ancienne, c’est la provenance même et l’histoire des autochtones finno-scandinaves. Cette provenance est fort curieuse parce qu’elle est l’œuvre de quelques intrépides voyageurs ou aventuriers, dont l’existence, très authentique du reste, a des allures de roman de cape et d’épée. Quant à l’histoire de ces contrées hyperboréennes, elle a ceci de particulier qu’elle se déroule sur un fond de légendes populaires d’une couleur et d’un caractère remarquables. Voyons d’abord l’histoire.

La politique de persécution inaugurée par le roi Harald, à la belle chevelure (Harald Haarfagre) vis-à-vis des chefs de familles nobles de la Norvège, qui refusaient de se soumettre à son autorité despotique, obligea ces derniers à quitter leur pays natal pour chercher des cieux plus cléments[80]. Un nombre considérable de ces « Herses » se réfugia dans les Orkney, les Hébrides et les îles de l’Écosse, d’où quelque temps après la majorité d’entre eux passa en Écosse et même en Irlande. En 860 ils découvrirent l’Islande qu’ils colonisèrent 14 ans plus tard. Enfin, en 877 fut inaugurée la route du Groenland.

Mais l’émigration Scandinave ne se limita point à ces seules contrées. Vers la même époque et toujours pour la même raison, d’autres nobles Norvégiens, sortant des fjords profonds, piquèrent tout droit vers le Nord et vinrent s’établir aux confins du monde habité d’alors, probablement un peu au-dessus du 66° de latitude Nord, c’est-à-dire à proximité de la grande île de Hindô. Là, ils se rencontrèrent avec un certain Ohthere qui habitait depuis longtemps déjà ces parages. Ils apprirent de lui qu’il existait un soleil nocturne et au delà de ce soleil des terres immenses dont l’accès était défendu par des mers froides et terribles. Sur ces terres habitaient des hommes de petite taille, couverts de peaux de bêtes, mais qui avaient les poches pleines d’or pur. Ils adoraient, au fond d’un bois sacré une déesse, dont le cou était orné d’un pendentif fait du même métal précieux.

Ces récits émurent vivement les compagnons d’Ohthere. Ils résolurent de tenter leur chance. Et c’est ainsi que s’organisa la seconde expédition d’Ohthere dans la Mer Blanche, à la recherche de l’or que gardaient jalousement les habitants du Biarmaland, les Beormas.

Il existe un document historique qui certifie en tout point la véracité du voyage d’Ohthere dans la Mer Blanche. Ce document se trouve dans la traduction anglo-Saxonne de l’histoire universelle d’Orose (Paulus Orosius) dont la publication avait été faite par ordre du roi d’Angleterre, Alfred le Grand[81]. Le roi, désirant donner à ses sujets un livre historique de large vulgarisation, fit précéder, de sa propre initiative, la traduction d’un chapitre écrit par lui-même et ayant trait à la géographie de l’Europe de son temps (IXe siècle de notre ère). La dernière partie de ce chapitre contient justement le récit du premier voyage d’Ohthere, rédigé d’après les dires de celui-ci. Il faut ajouter qu’à cette époque Ohthere, qui jouissait d’une grande popularité, se trouvait au service du roi Alfred. Le nordman raconte comment il entra dans la mer Blanche. Après un pénible voyage de plusieurs jours, le navire d’Ohthere entra dans l’embouchure d’un grand fleuve. Cependant il ne le remonta qu’à une faible distance, car Ohthere et ses compagnons redoutaient les attaques possibles des habitants de cette contrée. Une seule rive du fleuve, la rive droite, était habitée. C’était le premier pays peuplé que rencontrait Ohthere depuis qu’il avait quitté sa demeure. Après un certain temps passé en explorations, il s’aboucha avec les habitants du lieu et il lui sembla que leur langage était très voisin de la langue finnoise qu’il connaissait pour l’avoir apprise de la bouche des Lapons de Norvège, avec lesquels il entretenait des relations commerciales.

Dans le récit d’Ohthere, tel qu’il est rapporté par le roi Alfred, il n’est fait aucune allusion à la richesse des Beormas. On nous dit seulement, à la fin du récit, qu’Ohthere s’est rendu une fois encore au Biarmaland, car il s’intéressait à la nature de ce pays et aussi à cause des morses dont les dents avaient une grande valeur. Il est incontestable que ce n’était pas seulement la nature et les morses qui intéressaient Ohthere, mais d’autres choses encore, dont il ne voulait pas parler pour ne pas exciter la convoitise des navigateurs. Ses compagnons se montrèrent sans doute plus loquaces, car leurs récits firent venir l’eau à la bouche de pas mal de leurs compatriotes et contribuèrent ainsi à l’invasion Scandinave des parages de la mer Blanche.

Mais qui étaient donc ces Beormas dont l’existence nous a été révélée par Ohthere et ses compagnons ? Quel est le pays qu’ils habitaient, quelle est la provenance de leur nom et l’origine du mot « Biarmaland » ? Les récits des navigateurs et des aventuriers qui avaient visité cette contrée après Ohthere, les Karli, les Gunstein et les Therer Hund, ainsi que les sagas populaires, répondront à ces questions. Certes, toutes les sagas ne sont pas des récits véridiques de voyages et d’aventures. Quelques-unes d’entre elles sont de pures œuvres d’imagination. D’autres ont été composées plusieurs siècles après les événements qu’elles relatent d’après des récits oraux souvent contradictoires. Mais il existe un petit nombre de sagas islandaises qui, par leur véracité et leur précision, tout au moins dans les parties essentielles, ne le cèdent en rien à l’histoire la plus authentique. Telles sont l’Orvard-Oddsaga, Halfsaga (Saga of Halfi ok Halfsrekkum) et aussi l’Egilsaga, bien qu’elle soit d’origine dano-norvégienne. Dans toutes, il est plus ou moins longuement question du Biarmaland, de ses habitants et des aventures survenues en ce pays aux héros de ces récits populaires[82].

Du temps où le vieux peuple tchoud vivait encore aux confins de l’Europe actuelle, mais cependant était déjà divisé en deux groupes assez distincts, il se fonda, probablement sous les auspices du groupe occidental finnois, un vaste royaume sur le territoire compris entre la haute Volga, l’Oural et la rive droite de la Dvina du Nord. La capitale de ce royaume était connue des Russes sous le nom de Perm et aussi sous celui de Velikaïa Perma (Grande Perma)[83]. Elle s’élevait tout près du confluent des rivières Kolva et Vichera, sur l’emplacement du village actuel de Tcherdyn (gouvernement de Perm). Ce fut, pendant de très longues années, une cité riche et commerçante qui échangeait contre les produits de l’Inde et de la Perse les fourrures et les denrées du Nord. Il est probable qu’elle expédiait en Asie l’or et les pierres précieuses de l’Oural tout proche. L’or, bien que très abondant, n’était pas d’un usage répandu quoi qu’en eussent dit les voyageurs scandinaves. L’aisance et même la richesse de la population du royaume de Biarmie se manifestaient surtout et en tout temps dans la somptuosité des temples, la richesse des ornements qui embellissaient les idoles et aussi dans la magnificence des armes et des costumes d’apparat des chefs. Cette dernière particularité nous a été révélée par les fouilles pratiquées dans une grande quantité de tumuli de l’époque.

Nous avons signalé plus haut la richesse et l’importance du temple de Youmala, qui se trouvait près de l’embouchure de la Dvina. Il paraîtrait qu’il fut pendant fort longtemps le principal si ce n’est l’unique objectif des expéditions Scandinaves au Biarmaland. Les aventuriers l’ont pillé consciencieusement, à plusieurs reprises, malgré l’opposition énergique des natifs.

Il y a, dans la saga d’Orvar-Odd, une description détaillée d’un de ces pillages accompagné d’une véritable bataille entre les gardiens du temple, aidés de la population locale, et les ravisseurs du trésor commandés par le héros de la saga, le jeune et valeureux viking Odd[84]. Une description analogue et qui, en somme, ne fait que compléter ce récit, se trouve dans une autre saga qui raconte les aventures d’un certain Torir. Cependant, avec le temps, les vrais aventuriers et écumeurs de mers ayant cédé le pas aux commerçants et aux trafiquants, les bords de la mer Blanche et l’embouchure de la Dvina se trouvèrent parsemés de petites factoreries Scandinaves destinées à l’échange des produits de la contrée contre des objets fabriqués de l’Europe occidentale. Ainsi naquit, au confluent de la Dvina et de la Pinéga, c’est-à-dire au croisement de deux grandes voies fluviales, donnant accès à l’intérieur des terres, la petite colonie Scandinave dHolmgardr qui devint par la suite la ville russe de Kholmogory, pays natal d’un des premiers savants et philologues russes, Lomonossov. Telle était aussi l’origine du village de trappeurs et pêcheurs, blottis au fond d’un golfe étroit (Gouba) de la mer Blanche et qui s’appelait primitivement Kandalaks. C’est actuellement la bourgade russe de Kandalakcha, habitée toujours par une population de sang finno-slave. Mais les souvenirs les plus frappants que ces pays ont gardé de plusieurs siècles de séjour des Scandinaves, ce sont d’abord l’appellation même de la longue bande de terre qui fait face à l’Océan glacial, et surtout la composition ethnique de sa population. Elle s’appelle, en Russe, la côte mourmane. Or, ce n’est là qu’une transposition du mot Scandinave nordmand. Quant à la population semi-sédentaire, elle est un vigoureux et beau résultat de l’heureux croisement slavo-scandinave, qui eut lieu au XIIe siècle.

Les voyages des aventuriers Scandinaves dans la mer Blanche cessèrent complètement avec le changement de la politique intérieure de la Norvège. Le déclin de cette période ambulatoire correspond assez bien avec l’apparition des premiers marchands novgorodiens dans ces parages. Aux environs de 1200, les Russes fondèrent et fortifièrent la ville de Veliki Oustyuk, sur la Soukhona, d’où ils purent facilement contrôler tout le commerce du bassin de la mer Blanche. Mais il est certain que l’influence russe se fit sentir dans ces régions bien avant cette date. Le nom du fleuve Dvina, fait remarquer Tiander, est d’origine russe. Cependant aucun monument graphique sur le Biarmaland ne fait mention du moindre conflit entre Russes et Scandinaves. Par contre, l’apparition des marchands et surtout des détachements armés de Novgorod, auxquels se joignirent bientôt des bandes de Zirianes, porta un coup fatal à la souveraineté des Biarmes. Sous la double poussée des Russes et des Zirianes, les habitants du Biarmaland quittèrent bientôt leur patrie et se réfugièrent les uns en Norvège, les autres plus à l’Ouest, vers la Finlande, où, se mêlant à des peuplades finnoises d’un sang plus proche, ils formèrent le petit peuple des Karels, très studieux et commerçant. Avec la dispersion des Biarmes et l’abandon de la mer Blanche par les Scandinaves, cette vaste contrée tomba dans un sommeil léthargique. Elle n’en sortit qu’au bout de plusieurs siècles, lorsque parut devant les murs du monastère de Saint-Nicolas, à l’endroit où fut fondée plus tard la ville d’Arkhangelsk, la caravelle de l’intrépide marin anglais, le capitaine Chancellor.

Il nous reste à expliquer l’origine du nom même de Biarmaland et sa connexion avec le nom russe de Perm.

Les premiers Scandinaves qui pénétrèrent dans I’embouchure de la Dvina furent frappés par ce fait que les habitations du pays n’étaient construites que sur l’une des rives du large fleuve où elles s’alignaient sans interruption, à perte de vue. Ils appelèrent donc toute cette contrée Bereme ou Berma, ce qui voulait dire, en vieux Scandinave : « bord », « limite du rivage ». Peu à peu ce mot prit la consonance nouvelle de Biarma (Biarmaland, pays de Biarma). Les habitants du pays furent nommés Beormas, nom que nous trouvons déjà dans la description du voyage d’Ohthere paf Alfred le Grand. Les indigènes adoptèrent les deux premières formes du mot. Le nom du village de Pereima prouve qu’ils connurent l’ancien mot sous sa forme intégrale, c’est-à-dire avec sa terminaison Scandinave. Les Russes, en empruntant ce mot aux Finnois, en l’appliquant non seulement au pays, mais aussi à ses habitants, rejetèrent la finale « a ». Et c’est ainsi que naquit le mot Pereim, Perem ou Perm.

Sur la rive gauche de la Dvina existe une commune du nom de Permogorié que le vieil académicien russe Lépiokhin appelle dans ses relations de voyages Kaïmagorié[85]. Le mot « kaima » veut dire en russe : bord, frange. Donc Kaïmagorié n’est que la traduction du mot peu compréhensible de Permogorié. Ainsi Perm signifie bord tout comme Berema ou Berma. Il est probable qu’à l’époque où le mot Perm reçut une signification ethnique, il fut appliqué au pays tout entier, même aux régions où les gens du Biarmaland ne faisaient que passer.

Nous en aurons fini complètement avec les Finnois de l’Est quand nous aurons tracé le tableau ethnographique des steppes d’Orenbourg et des plaines transouraliennes aux siècles qui précédèrent la formation de la principauté de Kiev.

Les déplacements des peuplades de l’Asie centrale apportèrent aussi de grandes perturbations dans le pays de l’Oural, bien qu’il ne se trouvât pas précisément sur le chemin des envahisseurs. Au VIIIe siècle parurent en plein pays thoud les Pétchénegs, peuplade d’origine turque qui, au siècle suivant, devait être repoussée, ainsi qu’une autre tribu de même origine, les Polowtsis, jusqu’aux terres basses de la rive orientale de la Volga[86]. Là les Pétchénegs et les Polowtsis furent rejoints bientôt par d’autres peuplades turques avec lesquelles ils se dirigèrent de conserve vers les steppes de la Russie méridionale.

Pendant ce temps, dans l’Oural méridional, établissaient leurs quartiers les Turco-Bachkirs, tandis qu’un peu plus loin apparaissaient les tribus nomades des Kirghiz-Kozaks ou Kaïsaks. Tous ces déplacements et toutes ces invasions portèrent un grand préjudice à l’unité et même au développement des populations indigènes. Celles-ci furent submergées par le flot des nouveaux arrivants et, ayant perdu bientôt toute personnalité, disparurent à jamais de l’Histoire.

 

XII

Pendant l’accalmie qui suivit le passage tumultueux des hordes barbares se ruant vers l’Empire romain, les tribus qui formaient la base de la population de la Russie méridionale eurent la possibilité de se ressaisir et de reprendre pied sur les territoires qu’elles avaient été obligées d’évacuer en partie devant les envahisseurs. Ainsi firent les Alains et d’autres encore.

Mais quel étrange mélange ethnique et linguistique que celui de toute cette masse peu stable encore qui peuplait à cette époque le sud de la Russie ! C’était une immense fresque polychrome, au dessin parfois fantastique, heurté, imprévu, composé avec des débris ethniques des Hellènes, des Iraniens et des Germains.

Non moins étrange, ni moins paradoxale, paraît la civilisation qui régnait sur ces vastes territoires. Composée en grande partie d’éléments orientaux, iraniens pour la plupart, elle était encore empreinte de réminiscences grecques et de fortes influences germaniques. En somme, c’était une civilisation assez terne, « provinciale », n’ayant rien, certes, de l’envergure des grandes civilisations de l’Orient et de l’Occident classiques. Cependant, telle quelle, elle était de force à grouper les peuples qui la pratiquaient, à les élever à un certain degré de prospérité, de bien-être et de culture morale. Enfin, et ce fut l’un de ses principaux mérites, elle forma la base de la civilisation de l’époque kiévienne, elle contribua puissamment à la formation de l’unité morale et politique de Kiev.

Donc, quand les Slaves parurent à leur tour dans le sud de la Russie, les uns venant du bassin du Pripet et du haut Dniepr, les autres, un peu plus tard, de l’Occident, ils furent éblouis et captés par cette civilisation aux trois quarts orientale, mais incontestablement plus complète et raffinée que la leur. Du reste ils ne firent aucun effort pour se soustraire à une pareille emprise, ayant été de tout temps enclins à subir la loi, la force ou l’influence du plus fort ou du plus intelligent. Les Slaves étaient capables, à la rigueur, de noyer dans leur masse les populations autochtones ; ils pouvaient se mêler intimement à elles, mais il était bien rare qu’ils eussent assez de force intérieure et surtout de décision et de foi en eux-mêmes pour s’imposer aux autres races autrement que par leur nombre. Tout au contraire, c’étaient eux qui imitaient les autres ; c’étaient eux qui s’appropriaient, non point toujours par incapacité, mais bien souvent par paresse mentale ou physique, intégralement et en toute simplicité, les formes de pensée et d’existence créées par d’autres peuples pour leur usage personnel.

Les Slaves, en pénétrant en Russie, apportèrent avec eux les principes politiques et sociaux chers à leur race et dont nous avons déjà parlé longuement en esquissant les traits de leurs compatriotes de la Baltique. La rigidité de ces principes était quelque peu atténuée par la force des choses et le contact assez prolongé avec d’autres peuples. Cependant ils restaient toujours attachés à la commune. Tout au plus s’était-elle transformée par ci par là en canton (volost). Mais l’autorité du prince, quand il y en avait un, se trouvait réduite à la plus simple expression. Ce n’était qu’un prince de canton et non un souverain. Enfin les Slaves étaient loin encore d’être arrivés à l’entier développement de leur civilisation urbaine, bien que l’état patrimonial eût déjà définitivement cessé d’exister.

Mais, en Russie méridionale, ils pénétrèrent dans un milieu où il existait déjà quelques villes ou embryons de villes dont le commerce et la vie municipale avaient une tendance manifeste à s’élargir et à se perfectionner. Cette particularité fut une des causes principales de la prompte adhésion des Slaves aux mœurs et au genre d’existence de leur nouvelle patrie ; par leur organisation sociale, par leur penchant naturel pour le négoce, pour le troc et pour la petite industrie, les Slaves étaient irrésistiblement attirés vers les villes ou les centres propices aux manifestations diverses de leurs goûts et de leurs aptitudes.

Ce qui avait empêché pendant fort longtemps les lieux de réunions et les centres commerciaux créés par les Slaves de devenir de véritables villes ayant leur existence propre, indépendante des circonstances extérieures, ce fut le manque d’esprit d’organisation et de discipline, aussi bien morale qu’intellectuelle. En Russie même, les Slaves n’acquirent ces qualités qu’à la longue et bien imparfaitement, mais ils purent du moins confier à d’autres le soin de les mettre en pratique. C’est ainsi que, pendant plusieurs siècles, des villes slaves furent créées et administrées exclusivement par des représentants d’autres races. Pendant fort longtemps aussi, ces villes furent défendues, protégées ou tenues en respect par des troupes ou par une police composée d’étrangers, soit à la solde des Slaves, soit résidant parmi eux par droit de conquête. C’est pourquoi il y avait toujours, dans les cités russes de jadis, deux villes : la ville marchande où vivaient les Slaves groupés en commune, et la ville administrative et militaire habitée par les mercenaires, les princes et les fonctionnaires. Cette dernière ville était toujours fortifiée. C’était déjà l’embryon de la citadelle, du « Kreml » futur. Tel fut le cas de Kiev et de bien d’autres villes encore[87].

Les Slaves installés dans le sud de la Russie étaient de piètres agriculteurs, et pour cause : ce n’est pas dans les marais et les forêts du Pripet, ni dans les défilés des Carpathes qu’ils avaient pu apprendre l’agriculture. Peu à peu seulement, mélangés aux aborigènes qui, pour leur part, étaient des descendants directs des Scytho-Grecs, pâtres et agriculteurs, les Slaves s’attachèrent définitivement à la glèbe. Mais cette transformation ne s’acheva qu’au xiiie siècle. Encore ne fut-elle que partielle, car l’esprit de vagabondage, la manie ambulatoire, n’abandonna les Russes, ou du moins leur existence officielle, qu’à l’époque des Tsars, quand le peuple russe fut « attaché à la terre » par des lois draconiennes qui firent couler beaucoup de sang.

Contrairement à ce qui s’était produit en Europe occidentale, l’évolution politique et économique de la Russie eut pour point de départ le commerce et la cité. Toute l’histoire primitive de la Russie n’est qu’une lutte pour la possession des villes. Pour dominer il fallait posséder ou construire des villes. C’est pourquoi tous les princes variagues inauguraient leur règne ou leur domination par la construction de villes, aussi bien pour acquérir la popularité et la force du pouvoir que pour tenir en respect la contrée environnante. Aussi leurs noms se rattachent-ils généralement à des villes déterminées : celui de Sinéous à Béloozero, celui de Trouvor à Izborg, celui d’Oleg à Ladoga, etc.

Oh ! n’exagérons rien. Les villes russes, sauf deux ou trois exceptions, ne furent pendant fort longtemps que de pauvres bourgades, mais elles avaient leur utilité comme soutiens du pouvoir, comme centres de commerce et de réunions publiques pour un peuple qui ne rêvait que négoce et palabres. La campagne russe à cette époque n’existait pour ainsi dire pas. L’État c’était la ville ; toute l’activité politique et économique de cet État était concentrée entre les murs de la cité. Cependant ces villes ne constituaient point des marchés agricoles, car du temps des premiers Slaves, l’agriculture se trouvait à un niveau très bas. L’absence d’entrepôts agricoles et industriels plus ou moins vastes, ainsi que l’absence de fortunes particulières sont attestées par le nombre fort restreint d’esclaves employés à cette époque aux travaux des champs et de la vie domestique. Cela ne veut pas dire que l’esclavage n’existait pas dans la Russie méridionale. Seulement on ne gardait pas les esclaves pour soi ; on les vendait et cette vente constituait une des branches les plus lucratives et les plus florissantes du commerce extérieur des principaux centres de la Russie kiévienne. Le goût des Slaves pour les villes fut partagé par les Scandinaves dès leur arrivée en Russie, avant même la conquête du pouvoir par leurs princes. Il faut croire qu’ils n’avaient rien de pareil chez eux en fait de ville, car l’émerveillement dans lequel ils furent plongés dépassait sensiblement les bornes d’une admiration coutumière. Nous avons une preuve de cet état d’âme des nordiques dans l’influence qu’exerça le milieu russe sur le mot scandinave gardr. En somme, ce mot de gardr ne désignait, dans son pays d’origine, rien d’autre qu’un « enclôt », une « palissade » ou une « cour ». Mais il devenait synonyme de « cité » dès qu’il s’agissait de villes russes. C’est ainsi que se formèrent les noms de Kaenagardr pour désigner Kiev, Holmgardr pour Novgorod, enfin Miklagardr pour Véligrad (Constantinople). Plus tard, quand le long de la route fluviale du Dniepr, qui menait « des Variagues vers les Grecs », surgit tout un chapelet d’autres villes ou bourgades commerçantes, ayant des rapports continus avec la Scandinavie et Byzance, le pays tout entier reçut l’appellation de Gardariki, c’est-à-dire « royaume des villes », et la conserva pendant un nombre respectable de siècles.

Peu de temps après l’installation des Slaves dans le midi de la Russie il s’y constitua un État semi-oriental dont le noyau était formé par un petit peuple de race turque, les Khazars. Puissamment aidés par les Alains d’une part et d’autre part par les Juifs du Caucase[88], dont ils adoptèrent la religion au VIIIe siècle, les Khazars organisèrent un empire remarquablement outillé pour l’époque au point de vue commercial et même industriel. Le trafic avec l’Orient (la Perse, l’Asie centrale et l’Inde) se faisait par la ville d’Itil (Astrakhan), l’une des deux capitales des Khazars (l’autre était Semender), tandis que le port de Matarkha, sur la rive orientale de la mer d’Azov, servait à l’écoulement des marchandises destinées à l’Asie Mineure et à l’Empire byzantin. L’importance de Matarkha, où le commerce était exercé surtout par les Juifs qui entretenaient des relations suivies avec Trébizonde et les villes de la Tauride, survécut à l’effondrement de l’empire des Khazars détruit par les Russes de Kiev au Xe siècle. Sviatoslav prit la « ville blanche » Sarkel, sur le Don, pilla Itil et Semender, mais épargna Matarkha pour des raisons qui nous restent inconnues. Plus tard, sur les ruines du royaume des Khazars, naquit un autre État, dont les destinées, encore plus brèves, eurent néanmoins une importance bien plus grande pour la Russie. Nous voulons parler de la principauté de Tmoutarakan, berceau de ces Russes qui devaient fonder, un ou deux siècles plus tard, dans le bassin de la rivière Oka, les principautés de Riazan et de Vladimir-Souzdal.

 

XIII

L’expansion des premiers Suédois ou des Suédo-Vikings vers l’Orient, dont la conséquence la plus brillante fut la création de l’État Russe, eut pour point de départ les côtes de la Suède qui font face au golfe de Finlande[89]. Il est probable que ce mouvement correspondait à l’émigration des chefs de familles nobles de Norvège, au temps du fougueux roi Harald ; ce n’est pas en vain que le premier annaliste russe place l’arrivée de Rurik vers cette même époque (862).

Quoi qu’il en soit, la patrie primitive des Vikings était située sur les rives suédoises de la Baltique. Cela nous est dûment certifié, en premier lieu, par le nom de Ruotsi, Ruossi, etc., donné par les Finnois et les Slaves aux premiers Vikings suédois qui débarquèrent dans leur pays. Toutes ces appellations dérivaient du mot rother[90], qui signifiait, en vieux suédois, « rameur », ou encore « navigateur » ; il était également employé, à cette époque, en qualité de terme géographique, pour désigner les provinces maritimes d’Upland et d’Ostergotland.

Les découvertes archéologiques et les inscriptions runiques sur des stèles funéraires trouvées en Suède, principalement dans les provinces avoisinant le golfe de Finlande, viennent à leur tour confirmer cette provenance des Vikings. Effectivement en mémoire de qui étaient érigées ces pierres tombales ? En mémoire des héros morts ou disparus « en Orient », c’est-à-dire du côté de la Russie. Enfin nous possédons encore une autre preuve a l’appui de la même thèse, c’est qu’un grand nombre de noms propres purement russes, de ceux qu’on trouve d’habitude dans les monuments russes du IXe siècle, existe également dans les inscriptions runiques et les documents divers trouvés dans ces provinces orientales de la Suède et déchiffrés par des spécialistes.

La branche de la race germanique qui eut la mer pour principal champ d’action, était représentée par les Anglo-Saxons et les Scandinaves. Leur premier haut fait maritime fut leur émigration graduelle en Grande-Bretagne et dans la péninsule Scandinave. Mais pour accomplir une pareille prouesse, — car c’était une véritable prouesse dans ces temps-là, — ils furent obligés de passer tout d’abord à une rude école, en s’habituant petit à petit aux caprices et aux surprises du large. Cependant ni la mer du Nord, ni la côte méridionale de la Baltique ne pouvaient servir de champ d’entraînement, vu leur rudesse et la force des vents qui y régnaient. Il restait donc les eaux du Danemark, les petits détroits entre les îles et la rive suédoise. De là il était facile d’atteindre l’île de Bornholm, d’où on apercevait bientôt l’Oland, proche du Gottland. Même à une époque ultérieure, on allait ordinairement du Danemark en Esthonie (Estland), non point par le chemin le plus court, mais en longeant la côte suédoise et en passant ensuite d’une île à l’autre. Bornholm-Oland-Gottland-Upland constituaient les points extrêmes de la vieille civilisation germanique et les limites de la navigation maritime de ces temps-là. Du côté de l’Occident et du Nord des îles danoises, les navigateurs avaient à leur disposition les eaux relativement calmes d’un large golfe (le Cattégat et le Skager Rack actuels). C’était réellement un golfe et c’est ainsi qu’il fut appelé : vik, car, à cette époque, on n’en connaissait pas d’autres aussi grand. Les navigateurs du vik furent appelés vikingr, ce nom servait à les distinguer de ceux qui continuaient à naviguer le long des côtes ou entre les îles. Donc, ce mot de vikingr était synonyme de hardiesse, bravoure, témérité. Plus tard, lorsque le vik cessa d’être le seul golfe connu, le mot de vikingr se généralisa et fut appliqué à tous les navigateurs nordiques[91].

Nous trouvons le souvenir de la phase initiale de l’activité des Vikings dans les écrits d’Adam de Brème. « Les pirates de la mer, écrit-il en parlant des richesses de Sélande, qu’on nomme chez eux Vikings et que nous appelons Ascomans, payent un impôt au roi du Danemark pour avoir le droit d’exiger un tribut des étrangers qui voyagent en grand nombre dans cette mer »[92].

L’installation des bandes Variagues en terre russe fut le résultat, nous dit la chronique du moine Nestor, d’une démarche collective des Slaves et Finnois auprès des chefs Scandinaves invitant ceux-ci à venir mettre de l’ordre chez eux et à régner sur leur vaste pays où tout était en abondance et facile à obtenir.

Il nous semble superflu de souligner l’invraisemblance d’une pareille démarche. Les Slaves avaient eu de tout temps un idéal politique et social qui était pour ainsi dire à l’antipode de l’idéal monarchique et du principe du gouvernement personnel. Il est incontestable qu’ils s’étaient souvent soumis de leur plein gré à une influence ou même à une autorité étrangère quand cette influence leur paraissait avantageuse et ne leur coûtait rien, ou quand cette autorité leur était imposée par la force ou la persuasion. Dans ces cas, ils acceptaient la chose comme un fait accompli, avec résignation (souvent feinte), quitte à la rejeter plus tard si l’autorité devenait chancelante ou si l’influence ne pouvait plus leur servir à grand’chose. Cela se produisait généralement au moment où la partie adverse s’y attendait le moins. Mais de là à quémander une intervention étrangère et à se mettre délibérément sous son autorité, il y avait un grand pas que les Slaves, certes, ne franchirent point, tout d’abord pour la simple raison qu’il leur fut toujours très difficile de s’entendre sur des questions précises et d’exprimer sans détour une volonté ferme. Quant aux Finnois, ils étaient mentionnés pour plus d’effet et pour démontrer l’unanimité de tous les peuples habitant le pays.

Si l’auteur de la première chronique attribue aux Slaves des sentiments et des actes aussi peu conformes à ce que nous savons de leur nature, il ne s’agit point là d’une erreur involontaire de sa part. Ce mensonge lui fut dicté par la nécessité impérieuse de justifier ou d’expliquer d’une façon plausible, aux yeux de la postérité, la mainmise des premiers princes Scandinaves, — aïeux des princes de Kiev et de Novgorod, — sur les terres slaves et slavo-finnoises, ainsi que l’accaparement de l’autorité suprême dans ce pays.

S’il est malaisé d’indiquer la nationalité des premiers annalistes de la vieille Russie, il est facile, par contre, d’établir leur état civil : c’étaient uniquement des ecclésiastiques et principalement des moines, nourris de sève byzantine, élevés dans le respect des institutions politiques et des principes religieux du Bas-Empire. Peut-être y avait-il parmi eux des Grecs, des Bulgares, même des Russes, la chose n’a pas une grande importance en soi. Ce qui est important, c’est qu’ils écrivaient tous exclusivement pour des Russes et qu’ils étaient en étroite liaison avec les institutions de l’Église chrétienne du rite grec-orthodoxe.

Les premiers travaux de ces annalistes, vu l’absence d’un État constitué et le manque de données historiques, se bornaient à l’énumération sommaire d’une série de faits se rapportant à l’existence d’une contrée, d’une ville ou d’une tribu déterminée. Mais dès la fin du IXe siècle, grâce à l’apparition du christianisme, les cadres de ces travaux s’élargirent et leur matière devint plus riche. On commença à réviser les premiers écrits et à les compléter petit à petit par des idées et des conceptions byzantines. L’absence de mots russes correspondant à certains termes religieux, philosophiques, voire même scientifiques, se comblait par l’introduction dans cette langue de toute une série de mots empruntés à des livres grecs ou traduits textuellement du grec. Voici, par exemple, de quelle manière fut composée une des célèbres chroniques russes, le Code initial Kiévien (Natchalniy Kievskiy Svod).

Dans la première moitié du XIe siècle existait, à Novgorod, un document relatif à l’histoire primitive de cette ville, en connexion avec les événements qui eurent lieu à la même époque, dans la Russie méridionale. Vers le milieu du même siècle, ce récit fut incorporé dans les annales kiéviennes, mais avec quelques chapitres supplémentaires ayant trait uniquement à l’histoire du pays de Kiev. À la fin du XIe siècle, ce document fut retouché une fois de plus par les soins du monastère de Vidoubitz. On y introduisit plusieurs articles chronographiques et pas mal de précisions chronologiques. C’est ainsi que fut formé, au siècle suivant, un nouveau recueil historique, le Code initial Kiévien qui, à son tour, servit de source de documentation et d’idées aux auteurs ou à l’auteur du fameux Récit des temps présents (Povest vréménnik lièt)[93].

La tendance principale des auteurs et des rédacteurs de tous ces travaux de compilation, de toutes ces surcharges et de ces nombreuses annotations était toujours et en toutes circonstances la même : introduire dans les milieux slaves, à côté des légendes populaires locales, les idées et les conceptions byzantines. C’est pourquoi ils émaillaient le texte des annales russes de dissertations sur le pouvoir, les prérogatives du Souverain, les droits de l’Église, la définition de l’État, les éléments qui le constituent, etc. En tout cela, ils se plaçaient toujours au point de vue occidental ou plutôt byzantin. Mais la clef de voûte de tout leur édifice panégyrique fut la proclamation de la suprématie de l’idéal monarchique. Il faut croire qu’ils ne prêchèrent point dans le désert, car, plusieurs siècles après eux, on se souvenait encore, dans la Moscou des Tsars, de ce legs byzantin, quand on écrivait : « il est impossible aux chrétiens d’avoir une Église sans avoir un Tsar ; la royauté (tsarstvo) et l’Église (tzerkov) marchent de pair dans une étroite alliance. On ne peut séparer l’une de l’autre. »

De même que le principe monarchique, l’idée du pouvoir par droit divin fut suggérée à l’Église russe par les premiers annalistes. Mais c’est seulement à partir du XIIe siècle que l’Église s’en fit une arme de propagande ; jusque-là, cette idée paraissait encore trop abstraite, trop peu compréhensible à l’esprit rudimentaire et terre à terre des Slavo-Russes qui, du reste, demeurèrent longtemps extrêmement hostiles au projet d’accorder à leurs princes un pouvoir illimité.

En somme, la tâche des annalistes n’était point aisée. L’histoire antérieure du pays, aussi bien que celle qui se déroulait sous leurs yeux, ne répondaient que fort incomplètement à leur idéal politique et à leur conception du pouvoir à la mode byzantine. C’est pourquoi, travaillant pour la bonne cause, ils furent obligés bien souvent de travestir la vérité et de commettre un nombre respectable de faux en écriture, grâce à quoi nous avons une histoire du règne ou du gouvernement des premiers princes russes, de tout point « truquée ». Prenons comme exemple, pour ne pas trop nous engager dans les abîmes de l’histoire, l’époque des premiers princes Variagues. Comment est-elle décrite par l’annaliste ? Simplement comme une série de hauts faits. Tout le récit est enjolivé de citations diverses et enguirlandé de fleurs de rhétorique. Il n’est question que de batailles, de marches, de contre-marches, de peuples soumis ou décimés, de villes conquises, de territoires occupés, etc. Et toujours et à tout propos l’annaliste s’efforce de mettre en valeur la souveraineté du prince, son rôle prépondérant et décisif. Quant au pays et au peuple qui l’habite, il n’en est presque pas question ; de même les événements qui pouvaient nuire à la belle ordonnance de cette mise en scène sont passés sous silence.

Un autre sujet de sollicitude constante de la part des premiers historiens russes, fut le principe de l’unité politique. Pour le faire adopter par la masse et le faire triompher, les annalistes faisaient ressortir dans leurs écrits tous les avantages qu’une peuplade (plemia) ou un canton (volost) pouvait obtenir en se soumettant spontanément à l’autorité exclusive du prince. En même temps ils essayaient de démontrer que les luttes intestines et les querelles qui ravagèrent la Russie à l’époque dite (t des apanages » (oudéli) étaient dues à l’absence d’une forte autorité centrale ou à l’insuffisance du régime où le peuple était tout puissant et seul juge de ses actes. C’est ainsi que naquit la légende de la grandeur des règnes d’Oleg, d’Igor, de Vladimir, et cette autre légende, qui joua un si grand rôle dans l’historiographie russe, celle d’une Russie unie, formant un seul et vaste État, à l’époque des premiers princes Variagues, puis divisée et morcelée grâce à l’affaiblissement du principe monarchique et aux disputes et hostilités qui éclatèrent entre les héritiers immédiats de ces princes[94].

 

XIV

Les Vikings pénétrèrent dans la Russie du Nord par différents points. Les uns, remontant le Narev, s’arrêtèrent en vue du lac Peïpus, le lac des vieux Tchouds. Les autres débarquèrent plus à l’Est, en vue des hauteurs qui devaient être couronnées plus tard par la forteresse de Koporyé. Enfin, quelques bandes, se faufilant entre les îles basses qui obstruaient le delta de la Néva, prirent ce chemin détourné pour amarrer leurs barques au pied des murs de la fameuse cité de Novgorod.

Aussi bien sur les bords du lac Peïpus que sur celui d’Ilmen, qui forme avec ses forêts et ses pâturages d’un vert intense un si beau cadre à la vieille « ville libre » de la Russie médiévale, ils durent trouver pas mal de leurs compatriotes ou de gens du même sang qu’eux venus dans ces parages en éclaireurs volontaires. Du reste, la ville même de Novgorod, dont Jordanès faisait déjà mention, ne fut-elle pas fondée par des Germains, proches parents de ces nouveaux venus ? N’avait-elle pas une vie municipale calquée sur celle des grands centres de l’Occident ? Enfin, son commerce florissant, qui présageait son entrée prochaine dans la puissante association hanséatique, n’était-il l’œuvre de ces mêmes Germains ? Donc, les Vikings, en débarquant à Novgorod, ne se trouvèrent nullement dépaysés. Certes il fallait compter aussi avec les indigènes installés dans la ville même ou dispersés dans les campagnes environnantes. Mais, à cette époque, ils n’étaient ni très unis, ni trop rebelles surtout. Une pression discrète, « une main de fer dans un gant de velours », suffisait à leur imposer le respect d’abord, à les soumettre et à les gouverner ensuite. D’ailleurs, ces autochtones n’étaient pas assez bêtes pour ne pas entrevoir tout l’intérêt qu’ils avaient à vivre en paix avec les étrangers qui leur en imposaient certainement, aussi bien par leur tournure guerrière que par leur hardiesse. Ils se souvenaient aussi que leur pays devait sa fortune à des étrangers qui y avaient apporté l’or et les objets fabriqués. Donc, il n’y eut point de conquête proprement dite, ni d’invasion violente, mais plutôt un accord tacite qui fut confirmé plus tard par des actes écrits, établissant les droits, les devoirs et les privilèges des deux parties contractantes, c’est-à-dire du pouvoir suprême et de la ville libre.

Les chroniques russes nous parlent d’un certain Viking Rurik[95], qui fut, disent-elles, le premier souverain de Novgorod. Nous avons très peu de renseignements précis sur ce prince. Fut-il vraiment le chef de la dynastie qui porta son nom plusieurs siècles durant, comme l’affirme la légende ? Rien ne le certifie. Tout ce que nous savons de précis, c’est que ses héritiers immédiats eurent toutes les peines du monde à se maintenir à Novgorod, quand cette ville devint plus qu’une ville libre, — un véritable État. Les luttes et les discordes continuelles entre la ville et les cantons qui tantôt se soumettaient à son autorité, tantôt s’y dérobaient, furent la conséquence en même temps que la manifestation de l’antagonisme latent qui existait entre la ville, élevée à la dignité d’un État et les vieilles conceptions politiques des Slaves. Ce fut aussi la principale source des perpétuelles disputes entre les aînés (stareychii) de la ville et la plèbe, disputes qui caractérisent si bien l’histoire de Novgorod et qui s’expliquent par l’opposition de la masse populaire à l’esprit corporatif de la riche aristocratie marchande[96].

Si nous ne possédons que fort peu de renseignements sur Rurik, nous avons, par contre, une foule de détails sur la vie et l’œuvre d’un autre Viking : Oleg. C’est incontestablement la figure centrale de cette époque de transition. Malheureusement, la plupart des récits qui célèbrent ses exploits ne sont que des fables et des racontars. L’expédition d’Oleg contre Kiev et plus tard contre Constantinople ; la soumission de toutes les peuplades et de tous les cantons de la Russie kiévienne ; la lutte de ce prince avec Novgorod dans le but d’établir la suprématie commerciale de Kiev sur la route fluviale du Nord au Sud (par le Dniepr), à quoi Novgorod s’opposait énergiquement : tels sont, en raccourci, les faits principaux de sa carrière rapportés par la tradition populaire et par les annales écrites. La mort même du prince nous est racontée d’une façon qui prouve que nous avons affaire à un héros de légende. La réalité est bien plus terre à terre. Tout d’abord, l’expédition contre Kiev, la prise des villes de Smolensk et de Lubetch et la soumission de peuplades récalcitrantes, événements qui, selon l’annaliste, eurent lieu dans la même année, demandèrent en réalité beaucoup plus de temps. La route fluviale de la Baltique à la mer Noire, celle qui menait « des Variagues chez les Grecs », était loin d’être libre à cette époque. Elle était, nous dit Chakhmatov, en grande partie barrée par une peuplade de souche « liakh » ou polonaise, qui, un ou deux siècles plus tôt, s’étant avancée vers l’Est, avait colonisé le bassin du haut Dniepr. Ceci, entre parenthèses, explique pourquoi Novgorod et le nord de la Russie furent coupés à un moment donné de la Russie méridionale et pourquoi la civilisation byzantine n’y parvint, dans toute son ampleur, qu’à la fin du Xe siècle. Donc, pour passer de Novgorod à Kiev, Oleg et ses compagnons durent lutter contre un peuple hostile et nombreux. Quant à la conquête de Kiev, qui ne fut en réalité qu’un transfert de pouvoir, elle s’accomplit de la même manière que la prise de ce même pouvoir par les Variagues à Novgorod, c’est-à-dire après palabres et marchandages, mais sans la moindre effusion de sang.

S’étant installé à Kiev, Oleg employa son activité à toucher des dîmes, à prélever les impôts et à se faire payer tribut par les cantons environnants, tout cela de la manière la plus avantageuse pour sa trésorerie. En outre, il parvint à libérer quelques peuplades russes du joug des Khazars. Bref, il fit la même chose, peut-être d’une façon plus complète et plus éclatante que ses devanciers, les princes des volosts de Kiev, Askold et Dir, ou que ses propres héritiers immédiats, Igor, Sviatoslav, Vladimir. Mais son autorité, aussi bien que celle de ses illustres successeurs, ne s’exerçait que sur une partie des peuplades et des cantons russes. Le reste de l’immense population vivait en dehors du rayonnement de cette autorité qui, assez limitée d’ailleurs, n’avait de prise que sur les questions militaires et juridiques[97]. L’expédition d’Oleg contre Constantinople a été inventée de toutes pièces par l’annaliste russe. Les chroniques byzantines sont complètement muettes sur ce soi-disant exploit, ainsi que sur le sac de Constantinople par les bandes variagues. Le traité de commerce entre Kiev et Byzance qui, selon la chronique russe, fut l’heureux résultat de cette expédition, a été signé en réalité sans qu’aucune guerre le précédât. Au contraire, le préambule de ce traité affirme avec énergie que, « depuis de longues années, il n’existait, entre les chrétiens et la Russie, que concorde et amitié ». Au surplus, on peut se demander si c’est bien pendant le règne d’Oleg que fut signé ce traité, un des premiers actes du jeune État russe, — car nous n’avons aucune donnée positive sur cette question, sauf que ce traité a existé effectivement, vu que nous en possédons la traduction authentique, faite d’après l’original grec.

Cependant la personnalité d’Oleg le Viking dut avoir quelque chose de fort et de hardi, quelque chose de tout nouveau pour l’époque et le milieu, puisque la légende populaire, en dehors de la chronique officielle, s’empara de sa vie et de son trépas. On l’appela véchtchiy, c’est-à-dire « le devin », et sa mort constitua le thème d’une narration (skazanié) spéciale incorporée d’abord dans le fameux recueil historique attribué au moine Pimen et que nous retrouvons, un siècle plus tard, remaniée et réajustée, dans une saga islandaise. C’est le génie de Pouchkine qui immortalisa en Russie la légende de la mort du prince variague, mordu par un serpent qui sortit du crâne de son cheval aimé dont il venait de retrouver les ossements. La même légende, quelque peu modifiée, existe chez d’autres peuples. Son idée maîtresse est celle du Destin inéluctable. Il est certain que les Scandinaves la reçurent directement de Russie par l’intermédiaire des Vikings, puisque leur version contient les mêmes détails et une mise en scène identique. Ce conte historique se trouve incorporé dans « l’Orvard Oddsaga ». Odd, c’est Oleg scandinavisé. Il mène une existence aussi mouvementée que le Viking russe ; il aime son coursier avec la même passion que son prototype, et c’est exactement dans les mêmes circonstances, après de longues années passées loin de la terre natale, qu’il trouve la mort sous l’aspect d’un serpent venimeux, sorti du crâne de son cheval préféré. Ainsi le premier cycle de l’histoire de Russie se termine par une légende qui évoque le fatum antique. Née dans un pays de lumière, elle meurt dans les brumes du Nord. Mais, détail curieux, les deux héros de cette légende sont deux hommes d’une même race, originaires d’un même pays.

 

La mort du prince Oleg clôture donc la première époque de l’histoire de la Russie, caractérisée surtout par ce qu’on pourrait appeler l’engraissement ethnique de la grande plaine de l’Europe orientale. Après cette date, l’appoint de nouveaux éléments humains cesse complètement et ne se renouvelle que bien plus tard, dans une proportion du reste minime. Mais c’est le moment où commence à se cristalliser le type ethnique et linguistique du Russe, mélange parfois paradoxal et toujours accidentel du Slave et du Finnois, du Slave et de l’Iranien, du Slave et du Germain et même, à une époque plus tardive, du Slave et du Turco-Tatare. Cependant, l’influence mongole ne se fit sentir que dans les classes élevées, parmi les princes et les nobles qui avaient des rapports suivis avec les Khans de la Horde d’Or. Le peuple, lui, fut préservé de l’infusion du sang mongol dans ses veines par la simple raison que les Mongols ne se mêlaient jamais à la vie domestique des populations subjuguées par eux.

Mais la terre russe fut de tout temps bien moins un creuset pour les peuples et les races, qu’un récipient contenant une masse en état de perpétuelle fermentation. La levure qui produisait cette fermentation était composée en grande partie par la vieille mentalité slave, portée vers une espèce d’anarchie passive, une idéologie sonore, mais assez creuse, une nonchalance quasi complète aussi bien dans les affaires privées que dans les questions publiques, bref vers tout ce qui constitua plus tard la source des principales vicissitudes du peuple russe.

D’autre part, le règne d’Oleg le Viking marque le premier essai d’un gouvernement centralisateur et la création d’un centre politique important (Kiev) d’où se répandront plus tard aussi bien les idées religieuses que le principe de l’autorité, principe et idées apportés de l’étranger et préconisés ou même imposés par des étrangers. Et ce sera là encore une autre source de difficultés pour le pays et un autre germe de conflits perpétuels entre le peuple, gardien de ce qu’on pourrait appeler l’esprit national, c’est-à-dire l’esprit de la vieille communauté slave, et le Prince, représentant de plus en plus résolu de l’idée de l’autorité, inculquée par l’étranger.

Telle est l’origine de la lutte, plusieurs fois séculaire, entre ces deux éléments de l’État russe : le peuple et le pouvoir suprême.

 

N. BRIAN-CHANINOV.

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 10 juin 2015.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Rostovtzeff, Proiskhojdénié Kievskoï Roussi (Les origines de la Russie kiéviénne), 1921.

[2] Hérodote, IV, 31.

[3] Korff, Historia Rousskoï Gossoudarstvénnosti. (Histoire de l’État russe). Kiev, 1910.

[4] Ernest Kunik. Préface à l'ouvrage : « Die Berufung des schwedischen Rodsen durch die Finnen und Slaven ». (St-Pétersbourg, 1844-5).

[5] Voici un exemple frappant : en dépit de l’intérêt que devaient présenter pour tout historiographe russe les Sagas islandaises, les savants russes, imitant en cela leur aîné, l’historien Schloezer, n'eurent pendant plus d’un siècle que du mépris pour « ces contes bleus, ces récits invraisemblables, pareils à l’histoire absurde de la belle Mélusine ou du Roi Dagobert » (Schloezer : Nestor). Cependant, comme il était difficile de continuer à fermer les yeux sur l’importance capitale des Sagas pour l’histoire primitive de la Russie, le gouvernement russe, dans la première moitié du siècle dernier, prit la résolution de faire rassembler, traduire et publier tout ce qui avait trait à la Russie dans l’ancienne littérature islandaise. À la tête de cette entreprise gigantesque fut placé l’archéologue danois Karl Christian Rafn (1795-1864). L’un de ses principaux collaborateurs était l’érudit finlandais Magnussen, remplacé après sa mort (1847) par l’historien norvégien Peter Munk.

En 1852, parut enfin le premier volume des « Antiquités Russes » ; deux ans plus tard, le second. Mais, le point de vue de Schloezer continuant à être partagé par les savants russes, l’apparition de l’ouvrage de Rafn fut accueillie avec indifférence, si ce n’est avec une hostilité marquée. Il faut dire aussi que les deux volumes en question étaient assez mal conçus et présentés. Au lieu de paraître in extenso, les Sagas avaient été tronquées et saccagées ; on n’en avait détaché que les parties ayant trait à la Russie. En outre, les textes n’étaient accompagnés d’aucune critique ou annotation, et visiblement on avait négligé de faire un choix parmi les manuscrits qui servirent d’originaux.

Pareillement, les travaux archéologiques exécutés sur le territoire de la Russie furent pendant de longues années dénués de tout caractère scientifique. Et pour cause : ils étaient menés presque exclusivement par des amateurs isolés ou par des sociétés privées où pullulaient des dilettantes. Officiellement, la vie archéologique russe se cristallisait en une institution dénommée « Commission archéologique » ; mais c’est seulement vers la fin du siècle dernier que cette commission organisa une exploration systématique des différentes régions de la Russie en appliquant aux fouilles entreprises une méthode sûre et objective. En même temps elle commençait la publication d’un « Bulletin » qui venait compléter heureusement les « Comptes rendus » des fouilles, vraiment quelque peu sommaires et par trop avares de renseignements précis.

[6] Rostovtzeff, L’exploration archéologique de la Russie. (Journal des savants, 1920).

[7] Un pareil usage n’était pas limité, du reste, à la seule Russie ; il se trouvait largement répandu dans l’Europe entière, principalement pendant la période néolithique. Ce fait prouve que, même à cette époque fort lointaine, il existait déjà une unité de civilisation. Or, unité de civilisation veut dire relations réciproques et continues entre peuples, ou influence très prononcée provenant d’un foyer unique. La preuve que de pareilles relations ou de telles influences existaient dans ces temps lointains est fournie par des trouvailles archéologiques de tout premier ordre. Ainsi, aux environs de Kiev, on a découvert, au-dessus d’une station quaternaire, des foyers néolithiques composés d’une sépulture en pleine terre et d’un grand nombre de fours de potiers. Parmi les produits de ces fours se trouvait une petite statuette rappelant les idoles à tête de chouettes trouvées par Schliemann à Troie et dans les stations de la Roumanie. Une autre statuette, ressemblant à s’y méprendre à une pièce trouvée par le même Schliemann à Mycène, fut découverte dans un kourgane des rives du Dniestr. Enfin, l’outillage de silex trouvé dans plusieurs sépultures des plaines de la Russie méridionale offrait une parfaite analogie avec celui qu’employait l’industrie de pierre du Danemark.

[8] On donne en russe le nom de « Kourganes » aux tumuli de différentes formes et dimensions qui se trouvent en grand nombre dans la majeure partie du territoire de Saint-Pétersbourg à la mer Noire et la Caspienne, et de l’Oural jusqu’au Dniestr et la Vistule. Les kourganes, toutes proportions gardées, sont, par leur forme, bien souvent, et presque toujours par leur attribution, les pyramides de la Russie. Ils représentent, suivant les régions, des époques et des peuples très différents, espacés sur un grand nombre de siècles.

[9] M. Rostovtzeff, L’Exploration archéologique de la Russie. (Journal des savants, 1920).

[10] Rostovtzeff, ibid.

[11] Pogodine, Lekzii po slavianskim drévnostiam (Leçons sur les antiquités slaves), Kharkov, 1910.

[12] Castagné, Drevnosti i istoritcheskoïé prochloïé Orenbourgskago Kraïa (Les antiquités et le passé historique du pays d’Orenbourg), Orenbourg, 1913.

[13] Hérodote, IV, 23, 24.

[14] Pogodine, Lekzii po slaviariskim drevnostiam (Leçons sur les antiquités slaves). Kharkow, 1910.

[15] Touraïev, Objets égyptiens et égyptisants trouvés en Russie (Paris, 1911).

[16] L'histoire de la Toison d’Or n'est pas non plus un simple mythe. Les indigènes des vallées du Rion et du Tchorok plaçaient, au temps jadis, dans le lit des ruisseaux et des rivières, des peaux de moutons non tondus en les fixant avec des piquets ou de grosses pierres. Ces peaux arrêtaient au passage les parcelles d’or que charriaient les cours d’eau ; au bout de quelques jours, elles étaient entièrement couvertes d’or. Alors on les retirait, on les séchait au soleil et on les secouait comme de vulgaires carpettes. Cette particularité était du reste connue de Strabon.

[17] Touraïev, Objets égyptiens et égyptisants trouvés en Russie (Paris, 1911).

[18] Drexler, Mythologische Beiträge I. Der Cultus der Aegyptischen Gottheilen in den Donaulandern.

[19] Touraïev, Ibid.

[20] M. Rostovtzeff, Bosphorskoïé zarstvo (Le royaume de Bosphore, 1912).

[21] Il est très difficile de débrouiller la question épineuse de l’origine des Cimmériens. Le savant archéologue russe Rostvotzeff penche pour leurs origines thraces et les fait venir dans la Russie méridionale du Bas-Danube. D'autres (J. Oppert) soutiennent avec non moins de vraisemblance qu’ils étaient Celtes. Enfin, on les identifie avec les Kymris, dont l’origine est certainement celtique, et aussi avec les Cimbres (Mullenhorff) qui parcoururent le centre et l’ouest de l'Europe à la fin du iie siècle avant notre ère, mettant en sérieux péril la domination romaine. Mentionnons encore, pour mémoire, qu’on place le pays d’origine des Cimmériens dans les monts Ourals, ce qui confirmerait la théorie de Paul Reinecke (Skitische Alterthumer in Mitteleuropa) qui veut que dans la seconde moitié du dernier siècle avant notre ère l’immense territoire, compris entre les steppes de la Russie méridionale, les monts Altaï et le fleuve Yonisseï, ne fut habité que par des peuples d’une même origine ethnique. Mais alors on se demande qui étaient en définitive les Cimmériens « bons et vertueux » de l’admirable « Prière sur l'Acropole ». S’agit-il d’une branche de ce peuple venue vers l’extrême Occident à une époque immémoriale, ce qui expliquerait la légende mythologique d’Homère ? Hypothèse bien hasardeuse. Ou bien ne pourrait-on pas admettre que ce nom de Cimmériens doive être appliqué exclusivement aux arborigènes des pays de l’Europe occidentale ? Mais les textes sont là qui interdisent d’une façon formelle une pareille interprétation. Les monuments épigraphiques de l’Orient nous parlent d’un peuple qu’ils nomment « gimméri » (nom qui correspond exactement à l’appellation grecque (ϰιμμεριος) et nous racontent son histoire. Or cette histoire ne comporte aucun trait européen.

[22] Maspero, Histoire ancienne des peuples de l’Orient classique (t. III, p. 471-474-480-481, Paris, 1899).

[23] Winkler, Kimmener, Asguzörer, Skiten. (« Altorientalische Forschungen », 1897).

[24] Rostovtzeff, L’Exploration archéologique de la Russie. (Journal des Savants, 1920).

[25] Krauth, Das Scythenland nach Herodotes (« Jahrbücher für classische Philologie », 1890). Pogodine, Lekzii po slavianskim drevnostiam (Leçons sur les antiquités slaves, Kharkov, 1910).

[26] De beaux spécimens de l’art scythe et sarmate se trouvent au Musée du Louvre dans la collection Messaksoudi, acquise en 1920.

[27] Rostvotzeff, Exploration archéologique de la Russie (Journal des Savants, 1920).

[28] Rostovtzeff, Bosporskoié Tsarstvo (Le royaume de Bosphore, 1912).

[29] Aïnalov, Ellénistitcheskia osnovi vizautiyskago iskoustva (Les origines hellénistiques de l’art byzantin. Saint-Pétersbourg, 1900) — Josef Strzygovski, Orient oder Rom (Leipzig, 1901) ; Kleinasien, ein Neuland des Kunstgeschichte. (Leipzig, 1903).

[30] Rostovtzeff, L’exploration archéologique de la Russie. (Journal des Savants, 1920).

[31] Une autre particularité scythe qui est passée dans les coutumes du peuple russe, ce sont les bains de vapeur (bani). Sur des pierres chauffées à blanc et placées dans une tente en feutre hermétiquement close, les Scythes jetaient des graines de chanvre qui provoquaient d'épaisses vapeurs. Le peuple russe aime aussi à se laver, mais il ne change pas toujours de linge après son bain.

[32] Rostovtzeff, l’Exploration archéologique de la Russie (Journal des Savants, 1920).

[33] Hübschmann, Etymologie und Lautscher der ossetischen Sprache, 1887.

[34] Les Bastarnes, auxquels un jeune savant russe, M. Braun a consacré récemment une étude, firent leur apparition dans l’histoire au début du iie siècle avant notre ère. C’était un peuple nombreux, redoutable par sa force et son organisation. Pendant fort longtemps, les Bastarnes constituèrent l’aile orientale des Germains. Plus tard ils devinrent le trait d’union entre les Slaves, les Germains et les Celtes. Le chemin direct qui reliait les Slaves aux Celtes passait par leurs terres. Enfin, le déplacement des tribus slaves dans la seconde moitié du VIe siècle fut déterminé par l’arrivée des Bastarnes aux rives de la Vistule et à la lisière des basses Carpathes.

[35] Vsevolod Miller, Ossetskia Etudi.

[36] Plinius, Historia Naturalis. Lib. IV, cap. 26, I.

[37] Ammiani Marcellini Rerum Gestarum. Lib. XXXI. cap. 21 (Éd. Teubner).

[38] Strabonis Geographica, Lib. XI, cap. V, par. 8 (Éd. Düb. et Muller).

[39] Koulakovsky, Alané po svidetelstvou klassitcheskikh i vizantiiskikh pisateleï (Les Alains selon les témoignages des auteurs classiques et byzantins). Kiev, 1899.

[40] Rostovtzeff, Bosphorskoié Tsarstvo (Le royaume de Bosphore), 1912.

[41] Touraïev, Objets égyptiens et égyptisants trouvés dans la Russie méridionale. Paris, 1911.

[42] Pogodine, Lektzii po slavianskim drevnostiam (Leçons sur les antiquités slaves). Kharkov, 1910.

[43] Rostovtzeff, Proiskhojdénië kievskoï Roussi (Les origines de la Russie kiévienne), 1921.

[44] Islendinga Sogur, II, 218.

[45] Braun, Raziskania v oblasti goto-slavianskikh otnochenii (Recherches sur les rapports des Goths et des Slaves). Saint-Pétersbourg, 1899.

[46] Jordanès, De origine Actibusque Gelarum, C. IV et XXIV (Mon. ges. tris. Éd. Mommsen, 1882).

[47] Sur Cassiodore voyez Molder-Egger : Cassiodori chronicon (Nenes Archiv. I).

[48] Émile Mâle, L’Art allemand et l’art français au moyen âge, Paris, 1917.

Josef Strzygowski, Altaï-Iran und Voelkerwanderung, 1917.

[49] Dubois de Montpéreux, Voyage autour du Caucase et en Crimée. Paris, 1839-43.

[50] Braun, Roziskania v oblasti goto-slavianskikh otnochénii (Recherches dans le domaine des relations slavo-goth). Saint-Pétersbourg, 1899.

[51] Priscus rhetoris. Ex Historia Gothica. Cap. 1-3 (Corpus Scriptorum Historiae Bizantinae. Bonnae, MDCCCXXIX).

[52] « ... En voyage même, ils ne franchissent pas le seuil d’une habitation sans nécessité absolue et ne s’y croient jamais en sûreté. » (Ammiani Marcellini Rerum Gestarum). Lib. XXXI, 2. (Éd. Taubner).

[53] Pogodine, Lekzii po slavianskim drevnostiam (Leçons sur les antiquités slaves), Kharkov, 1910.

[54] La récolte et le commerce de l’ambre remontent à une antiquité fort respectable. Tout l'ambre que connurent les anciens provenait des bords de la Baltique (probablement des environs de la petite ville de Polangen où on le trouve encore aujourd’hui), c'est-à-dire du pays des anciens Venètes. On a trouvé dans les sépultures des premières dynasties égyptiennes des morceaux d’ambre, dont l'analyse chimique a établi la provenance baltique. (Pogodine, Rasprostranénié koultouri v doistoritcheskia vréména, J. M. N. P. 1900, n° 6). Hérodote nous parle d’une certaine rivière Eridan, dans le pays des Vénèdes, où on recueille l’ambre. Le mot Eridan est de provenance sémitique, ce qui nous permet de supposer que cette rivière fut appelée ainsi par des marchands phéniciens. À Rome, l’ambre, connu sous le nom de « glesum », fut mis à la mode par Néron (Tacite, Germania. Cap. XLV). Depuis cette époque, les relations commerciales entre les Slaves et les Lithuaniens de la Baltique et le monde romain ne firent que s'accroître de jour en jour, car à l’ambre vint bientôt s’ajouter un grand nombre d’autres denrées. La preuve nous en est fournie tout d’abord par le mot latin viverre qui veut dire « écureuil », mot emprunté soit aux Slaves (viveritza), soit aux Lithuaniens (vevere). De même, le mot grec « Κανγάϰἤς » se trouve certainement en liaison étroite avec l’appellation nordique de la martre (kounitza et kiaouné). Enfin, on a recueilli des monnaies romaines tout le long des routes septentrionales des caravanes, c’est-à-dire sur les rives des fleuves Pripet, Bérézina, Vistule et Oder et jusqu’aux environs du golfe de Finlande. Ajoutons que tout le commerce romain avec la Baltique se faisait par l’intermédiaire des Germains. C’étaient eux également qui fournissaient au monde antique les différents renseignements sur ces pays barbares. Mais comme ils ne frayaient qu’avec les Slaves de la Baltique, les anciens ne connurent tout d’abord que ces derniers.

[55] Panfiliev, Bolota i torfianiki Poléssia (Les marais et les tourbières de Poléssie), St-Pétersb., 1896.

Fomine, Bolota Evropeïsskoï Rossii (Les marais de la Russie d’Europe), St-Pétersb., 1898.

[56] Pawel Josef Safarik, Slovanské Strarozitnosti (antiquités slaves), Praze, 1836.

[57] Pogodine, Lekzii po slavianskim drevnostiam (Leçons sur les antiquités slaves), Kharkov, 1910.

[58] Pogodine, Lekzii po slavianskim drevnostiam (Leçons sur les antiquités slaves), Kharkov, 1910.

[59] Chakhmatov, Vvédénié v kours istorii rousskago iazika (Introduction à un cours d’histoire de la langue russe), Pétrograd, 1916.

[60] Arthur de Gobineau : Essai sur l’inégalité des races humaines T. II, pp. 321-322 (Éd. 1884).

[61] L'historien et géographe russe, Barsov, fait passer la frontière méridionale et orientale de la patrie des premiers Slaves, par le bassin du Boug, le haut Dniestr et la rive droite du Dniepr supérieur (Barsov : Otcherki rousskoï istoritcheskoï geografyi (Études sur la géographie historique de la Russie), Varsovie, 1885.

[62] Les Slaves ne furent influencés ni par la civilisation pré-mycénienne qui se fit sentir jusqu’au Dniepr moyen, ni même, bien plus tard, par la civilisation gothique du bassin de la mer Noire.

[63] Les Finnois, selon l’opinion d’un des historiographes de ce peuple, le savant danois Vilhelm Thomsen, vivaient à cette époque dans les forêts de la Russie du Centre. Cet avis était aussi celui de l’historien russe Nadejdine, qui a démontré que la ligne de démarcation entre les Slaves et les Finnois était le cours supérieur du Dniepr. Les affluents de ce fleuve, à l’exception de la Desna, portent tous des noms finnois.

[64] Hillferding, Istoria baltiiskikh Slavian (Histoire des Slaves de la Baltique), St-Pétersbourg, 1874.

[65] Chakhmatov, Vvedénié v kours istorii rousskago iazika (Introduction à un cours d'histoire de la langue russe), Pétrograd, 1916.

[66] Braun, Roziskania v oblosti goth-slavianskikh otnochénii (Recherches dans le domaine des relations des Goths et des Slaves), St-Pétersbourg, 1899.

[67] Kochtarev, Litovtzi v predaniakh kalougskikh krestian (Les Lithuaniens dans les légendes des paysans de Kalouga), « Kalougskaya Starina », 1901.

[68] Pogodine, Lekzii po slavianskim drevnostiam (Leçons sur les antiquités slaves), Kharkov, 1910.

[69] « Chez tous ces Slaves, a écrit Thietmar (Thietmari mersebourgensis episcopi chronicon. Lib. VI, cap. 18) qui sont habituellement connus sous le nom de Lutichis il n’existe pour ainsi dire aucune autorité suprême. Ils règlent toutes leurs affaires en commun dans une réunion publique en prenant des décisions à l’unanimité. Celui qui, à ces réunions publiques n'est pas de l'avis de la majorité est ordinairement rossé en conséquence (Justibus). S’il récidive, on lui brûle sa maison, on lui fait toutes sortes de misères ou bien on lui fait payer une amende selon ses moyens. Bien qu’étant eux-mêmes fourbes et changeants de nature, ils exigent des autres fidélité et constance. Il n’est pas difficile de les amener à rompre la trêve, même par l’argent ».

[70] Hilferding, Istoria baltiskikh slavian (Histoire des Slaves de Baltique), St-Pétersbourg, 1874.

[71] Helmoldi presbyteri chronica Slavorum (Mon. ger. His. SS. Tomus XXI. Lib. I, 83.)

[72] Hilferding, Istoria baltiskikh slavian (Histoire des Slaves de la Baltique), St-Pétersbourg, 1874.

[73] Pogodine, Lekzii po slavanskim drévnostiam (Leçons sur les antiquités slaves), Kharkov, 1910.

[74] C’est le moment, croyons-nous, de dire quelques mots des Bulgares. Tout d’abord, écartons résolument l’hypothèse de leurs origines finno-ougriennes qui ne repose sur aucune donnée viable, et remplaçons-la par l’hypothèse turco-tatare, qui apparaît comme la plus satisfaisante à tous les points de vue (Mladenov, Vestiges de la langue des Proto-Bulgares Touraniens, « Revue des Études slaves », T. I., fac. 1 et 2. Les Bulgares vécurent sur les bords de la Volga et de la Kama du xie au xvie siècles de notre ère, après quoi ils furent définitivement assujettis par les Tatares. Leur capitale Bolgary (actuellement la bourgade Ouspenskoié, gouv. de Kazan) conserva son importance commerciale longtemps après la chute de l’État bulgare. Pierre le Grand connaissait les ruines de Bolgary, où furent découvertes des pierres tombales portant des inscriptions arabes, arméniennes et des monnaies aux caractères koufiques et arabes. Au viie siècle, c’est-à-dire bien avant la formation de la grande Bulgarie, une des tribus de ce peuple passa le Danube et envahit une partie de la péninsule balkanique. C'était la horde proto-bulgare du chef Asparuch, qui imposa sa volonté et sa puissance à plusieurs millions de Slaves. Cependant ces Slaves se mélangèrent bientôt à leurs conquérants tout en conservant leur langue, mais en abandonnant leur nom propre de « Slovéné » pour adopter celui des fondateurs de leur État. Ils devinrent des Bulgares. C’est ici qu’il devient opportun de se rappeler les paroles d’Arthur de Gobineau : « Les Slaves n’ont jamais pu se soustraire à la nécessité de subir un pouvoir étranger à leur race... Ils poussaient l’obéissance jusqu’au point d’être intrépides au profit de leur maître d’une autre race, quand on leur commandait une telle vertu ». (A. de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, T. II, p 321. Éd. 1884).

[75] Braun, Iziskania v oblasti goto-slavianskikh otnochénii (Recherches dans le domaine des relations des Goths et des Slaves), Saint-Pétersb., 1909.

[76] Le nom de Tmoutarakane est d'origine orientale. Des analogies phonétiques de ce nom se retrouvent en Géorgie et en Arménie. Enfin, en Russie même, il existe des villes dont la syllabe finale correspond exactement à celle de Tmoutarakane. Ex. : Riazane, Sizrane, etc. La forme la plus ancienne était « Tmoutarakania », celle de Riazane : « Riazania ».

Cette principauté se forma sur les ruines du royaume des Khazars (dont nous parlerons plus tard), et domina, à la fin, celui de Bosphore Cimmérien. Elle jouit pendant les deux siècles de son existence d'une grande notoriété, grâce au commerce actif qu’elle entretenait avec l'Orient et au grand nombre de marchandises qu'elle réexpédiait vers Kiev et la Russie occidentale. La principauté possédait une capitale et un port maritime. La capitale s’élevait sur le Don, près de l'emplacement actuel de Rostov ; quant à son port il devait se trouver quelque part près de l’embouchure du même fleuve, probablement à l'endroit où se trouve la ville d’Azov. Le premier historien qui mentionne ce port est le chroniqueur arabe Eddrizi (xiie siècle). Il le nomme « ville russe » et le place à l’embouchure de la « rivière russe ». Il n’est pas inutile d’ajouter que le fleuve Don portait chez les Arabes le nom de « rivière russe », tandis que la mer d’Azov était appelée « mer russe » [Harkavi, Skazania mousoulmanskikh pisateléï o Slavianakh i Rousskikh (Relations des auteurs musulmans sur les Slaves et les Russes). St-Pétersb., 1870]. Beaucoup plus tard, les cartes géographiques vénitiennes et génoises situaient pourtant ce port plus en amont d’Azov et sur la rive droite du Don. Les frontières terrestres de la principauté de Tmoutarakane nous sont inconnues, par contre nous savons bien, que, grâce à sa situation maritime, elle fut pendant un certain temps maîtresse de la mer d’Azov et même de la partie orientale de la mer Noire. Enfin, c’est par son intermédiaire que la Russie kiévienne entretenait des rapports avec les villes maritimes grecques de la côte sud de la Crimée, car la route directe qui venait de Kiev était pendant longtemps coupée par les hordes sauvages des Pétchénègues et des Polovtzi. Le coup mortel fut porté à la prospérité de Tmoutarakane par les marchands génois et vénitiens, qui, après les premières croisades, interceptèrent à leur profit le commerce de l’Orient avec la Russie en lui offrant un chemin plus direct.

Avec la chute de Tmoutarakane, la Russie perdit un débouché direct à la mer et ce coin de la vaste plaine russe fut privé d’un centre incontestable de civilisation.

[77] Pogodine, Lekzii po slavianiskim drévnostiam (Leçons sur les antiquités slaves), Kharkov, 1910.

[78] Dans l’imagination de l’historien des Goths Jordanès, la Scandinavie et la Scythie (c’est-à-dire la Russie d’Europe) ne faisaient qu’un. La Scandia, selon lui, est une île de proportions gigantesques (Amplam insulam nomine Scandzam). Il écrit : « À l’Orient, au fond des terres, cette île a un lac fort vaste ; c’est de ce lac, comme d’un ventre que sort le fleuve Vagi, qui coule à grands flots vers l’océan » (Getica, cap. IV, 17). Il est superflu d'expliquer que ce fleuve est la Néva, mot qui signifie en finnois : « plaine marécageuse », et ce lac n’est autre que le lac Ladoga (ce mot provient du vieux mot suédois Aldaga ou Aldoga). Cette confusion détermina plus tard le nom que les Islandais donnèrent à la Russie. Il est incontestable que l'assimilation erronée de la Russie à la Suède est due en grande partie à l'analogie des noms. Rappelons-nous l'altération du nom chez Tacite : « Sviones » et « Sithones », chez Jordanès : « Suehans » et « Suetidi ». Y a-t-il une grande différence, au point de vue phonétique, entre « Sithia » = Scythie et « Svidia » = Suède, comme on l’écrivait dans les chroniques du moyen âge ?

Un autre prétexte à dénommer la Russie la « Grande Suède » ou la « Suède froide », pouvait être fourni par l’installation au pays slave d'une dynastie « russe », c'est-à-dire suédoise, nous voulons parler du gouvernement de Rurik. Mais les Scandinaves étaient venus en Russie bien avant cette date. Parmi eux il y avait certainement des Danois, des Norvégiens et probablement aussi des Anglo-Saxons.

Ce furent eux, sans doute, qui consacrèrent le terme de la « Grande Suède », qui plus tard reçut l'estampille aussi bien scientifique (Scythia-Sithia-Svithia) qu’officielle, par l’intermédiaire des descendants de Rurik (Tiander, Poézdki Skandinavov v Beloié Moré. Voyages des Scandinaves dans la mer Blanche. St-Pétersb., 1906).

[79] Tiander, Poézdki Skandinavov v Béloyé Moré (Voyages des Scandinaves dans la mer Blanche). Saint-Pétersbourg, 1906.

[80] Nielsen, Studier over Harald Haarfagres Historie (Études sur l’histoire de Harald Haarfagre). Kristiania, 1906. (Ex. de Historisk Tidsskrifs).

[81] Pauli Orosii Historiarum adversum paganos (Éd. Karl Zangemeister. Col. Teubner cl aussi col. Migne T. XXXI.) The Anglo-Saxon version from the Historian Orosius by Aelfred the great (together with an English translation). London, 1773.

[82] On peut consulter sur les sagas un grand nombre d’ouvrages, et en premier lieu : Winker Horn, Nordiske Heitesagaer (Köbenhavn 1876). — Jo’nsson, Den norsk-islandska Skjaldedigtning. (Köbenhaven 1908). — Craigie, The Icelandic sagas (Cambridge, 1913). — Olrik, Danmarks Helledigtning (Köbenhaven, 1903-1910). — Niedner, Islands Kullur zur Wikingerzeit (Iena, 1913). — Leclercq, L’Islande et sa littérature. (Bruxelles, 1923). — Guyot et Wegener, Le Livre des Vikings d’après les anciennes sagas. (Paris, 1914). — Vigfusson, Origines Islandicae : a collection of the more important sagas. (Oxford, 1905).

[83] Tiander, Poézdki skandinavov v Béloyé moré (Voyages des Scandinaves dans la mer Blanche). Saint-Pétersbourg, 1906.

[84] Quelques savants ont voulu identifier Odd avec Ohthere. Contre une pareille tendance s’est élevé énergiquement le jeune savant russe Tiander, dont l’ouvrage sur les voyages des Scandinaves dans la mer Blanche fait actuellement autorité. Tiander fait remarquer fort justement qu’entre ces deux noms il n’existe aucune similitude linguistique. LOrvard-Oddtaga a certainement une toute autre origine. Du reste Odd, qui fut le fils d’un riche colon de l’île Hrafnista, le Ramstad actuel, n’a jamais vécu aussi loin dans le Nord que Ohthere.

[85] Lépiokhin. Zapiski poutéchestvia akademika Lépiokhina (Relations de voyage de l'académicien Lépiokhin). Édit. de l'Académie Impériale des Sciences de Saint-Pétersbourg, 1821.

[86] Castagnié : Drevnosti i istoritcheskoié prochloié orenbonrskago krajia (Les antiquités et le passé historique du pays d’Orenbourg). Orenbourg, 1913.

[87] Ainsi quand les Variagues vinrent à Kiev ils nommèrent cette ville Kaendgardr (gardr, en vieux Scandinave, voulait dire « ville ») d'après le nom slave Kyianqorod. Mais les gens de Kiev (Kyiané) appelaient ainsi uniquement la partie la plus ancienne de leur ville, la citadelle. Pour désigner la ville commerciale, ils usaient d'une autre appellation, qui se rapprochait davantage du nom actuel de Kiev. Cependant, les Scandinaves employaient le premier nom pour désigner toute la ville, probablement parce qu'ils considéraient que la citadelle qui renfermait outre le palais du prince, tous les locaux administratifs et les casernes de la garnison, constituait la vraie ville, ou tout an moins le cœur de la cité. Mais à mesure que les Variagues se russifiaient, que les deux villes se confondaient davantage, le nom de Kyiangorod était de moins en moins employé. Il ne se conserva qu’en Scandinavie où il fut apporté jadis par les Variagues kiéviens.

[88] Le savant philologue russe Vsévolod Miller (Materiali dlia izoutchenia évreisko-tatskago iazika. Saint-Pétersbourg, 1892) était d’avis que le berceau de la population juive du Caucase se trouvait dans le Nord-Ouest de l’ancien empire des Mèdes, connu de notre temps sous le nom d’Azerbaïdjan. L’infiltration juive en Géorgie se rapporte au temps de Nabuchodonosor. Au viie siècle les Juifs étaient considérés comme un peuple habitant depuis longtemps déjà les villes géorgiennes. Au commencement de notre ère, ils se répandirent dans tout le Caucase d’où ils passèrent bientôt sur le Don, en Crimée, et dans la presqu’île de Tamane. À Kertch il y avait, dès le ier siècle, une forte colonie juive qui possédait une synagogue.

[89] L’origine normande ou Scandinave de l’État russe n’est plus contestée sérieusement par personne, car elle repose sur des bases solidement établies. Il n’en est pas de même pour la provenance du nom : Rouss. L’école normande exige, cela va sans dire, une origine Scandinave de l’appellation Rouss, vu que les Scandinaves se donnaient eux-mêmes ce nom. Les Suédois furent appelés par les Finnois successivement Ruotsi (par les Lives), Rôt’s (par les Est), Rôtsi (dans le Vatland), Ruotsi, Ruossi, Ruohni et Ruotti (en Finlande et dans l'Ingermanland). Cette appellation pouvait provenir du vieux mot germain « krôp » la rune « p » correspondant au th anglais) comme le fait remarquer le célèbre linguiste russe Ernest Kunik dans ces commentaires à l’ouvrage de B. Dorn Gaspia et comme l’a démontré récemment un autre savant russe, Braun. Cependant il se pourrait que le mot Rouss fût de provenance gothique, qu’il fût passé d'abord dans les dialectes finnois pour gagner ensuite la langue slave. Le mot « hôp » peut avoir désigné à ses débuts exclusivement les Goths du continent, et avoir été appliqué plus tard aux Goths de l’île Gotland, puis aux Gaouts (Guttons, Gutaï, de Ptolémée) de la Suède méridionale. De là il n’y avait qu’un pas pour désigner sous ce nom tous les habitants de la Suède, ce qui se fit tout naturellement.

[90] Le mot rother provenait lui-même du mot runique hrôp. Dans les deux cas la rune « p » et les lettres « th » correspondaient au th anglais.

[91] Tiander : Poézdki skandinavov v Béloyié Moré (Voyages des Scandinaves dans la mer Blanche). Saint-Pétersbourg, 1906.

[92] Mawer, The Vikings. Cambridge. 1913. Adami gesta Hammenburgensis ecclesiæ Pontificum. Liv IV, cap. VI (Mon. Germ. Hist., S. R. Ger. IX).

[93] Chakhmatov, Skazanié o prizvanii Variagov (Le récit de l'appel des Variagues). Saint-Pétersbourg, 1904.

[94] Korff, Istoria rousskoy gosoudarstvennosti (Histoire de l’État russe). Kiev, 1899.

[95] Rodrigue ou Rudrik, en Espagne, depuis le temps de l’invasion gothe.

[96] Biéliaev, Otcherki roussvoï istorii : Novgorod (Récits de l’histoire russe), Moscou, 1866. Hilferding, Novgorod (Saint-Pétersbpurg, 1877).

[97] Korff, Istoria rousskoy gosoudarstvennosti (Histoire de l’État Russe). Kiev, 1899.