LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 


Ivan Bounine

(Бунин Иван Алексеевич)

1870 — 1953

 

 

 

 

LE FOL ARTISTE

(Безумный художник)

 

 

 

1921

 

 

 

 

 

 

Traduction de Maurice, parue dans Europe, t.1, 1923.

 

Ce texte est sous droit d’auteur. Toute reproduction est strictement interdite.

 

 

 

 

 

 

 


Le soleil se dorait à l’orient brumeux, au delà de la bleuâtre brume des forêts lointaines, au delà de la blanche dépression que dominait, d’une berge peu élevée, une antique ville russe. C’était la veille de Noël, une matinée radieuse, de gel modéré et de givre.

Le train de Pétrograd venait d’arriver : sur la côte, par le chemin de neige que les patins avaient nivelé, des traîneaux de louage montaient en files de la station, chargés de clients ou vides.

La vieille et vaste hôtellerie, sur l’immense place, vis-à-vis des vieilles galeries du marché, était calme et déserte, les apprêts de la fête étant achevés. On n’attendait point de voyageurs. Mais soudain, devant le perron, s’arrêta un traîneau sur lequel se trouvait un monsieur, portant lorgnon, aux yeux stupéfaits, coiffé d’un béret de velours noir sous lequel se répandaient des boucles grises, à reflets verdâtres, enveloppé d’une longue pelisse de poil marron et lustré.

Le cocher à longue barbe rousse toussa avec affectation pour montrer qu’il était gelé, qu’il faudrait le gratifier d’un pourboire. Le client ne lui accorda aucune attention et s’en remit aux gens de l’hôtel pour régler le prix de la course.

— Conduisez-moi dans la chambre la plus claire, — dit-il d’une voix forte ; et il s’avança d’une solennelle démarche par le spacieux corridor, à la suite du jeune domestique qui portait sa valise, une valise riche, sans doute achetée à l’étranger. — Je suis un artiste, dit encore l’arrivant, mais pour cette fois, je n’ai pas besoin d’une chambre exposée au nord. Oh ! que non point !

Le domestique ouvrit toute grande la porte du numéro un, que l’on réservait aux voyageurs de marque ; c’était un appartement composé d’une entrée et de deux vastes chambres dont les fenêtres étaient néanmoins petites et fort en retrait à cause de l’épaisseur des murs. Ces pièces étaient chaudes, confortables et tranquilles ; la lumière du soleil s’y faisait ambrée, voilée par le givre qui couvrait les carreaux inférieurs. Le domestique déposa délicatement la valise sur le tapis, au milieu du salon ; c’était un jeune gars aux yeux intelligents et gais ; il s’arrêta pour attendre le passeport du voyageur et ses instructions. L’artiste, de taille peu élevée, de complexion légère malgré son âge, toujours coiffé de son béret, en veste de velours, fit quelques pas d’un coin de la pièce à l’autre, et, rejetant son pince-nez par un simple mouvement des sourcils, frotta de ses mains blanches, qui paraissaient d’albâtre, son visage pâle et tourmenté. Ensuite, il jeta sur le serviteur l’étrange regard d’yeux qui ne voyaient point, le regard d’un homme très myope et fort distrait.

— Le vingt-quatre décembre mil neuf cent seize, — dit-il. — Tu dois te rappeler cette date !

— C’est compris, — répondit le serviteur et ses yeux exprimèrent qu’il était tout disposé à obéir.

L’artiste tira d’une poche latérale de sa veste une montre d’or et d’un regard rapide, clignant un peu de l’œil, la considéra.

— Il est exactement neuf heures et demie,— poursuivit-il en rétablissant sur son nez son lorgnon.— J’ai atteint le but de mon pèlerinage. Gloire dans les cieux à Dieu et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! Mon passeport, je te le donnerai, ne t’inquiète pas, mais, pour l’instant, j’ai autre chose à faire. Je n’ai pas un instant à perdre. Je dois bien vite aller en ville pour rentrer ici à onze heures juste. Je dois parfaire l’œuvre de toute ma vie. Mon jeune ami, — dit-il, en tendant une main vers le serviteur pour lui montrer deux anneaux de mariage dont un, au petit doigt, était une alliance de femme,— cet anneau que tu vois, c’est un testament remis sur un lit de mort !

— Parfaitement, monsieur, — répondit le domestique embarrassé.

— Et ce testament, je l’exécuterai ! — déclara l’artiste d’une voix tonnante. — Je peindrai une œuvre immortelle ! Et je la laisserai en cadeau — à toi-même !

— Nous vous remercions bien humblement, répondit le serviteur.

— Mais, mon cher, toute la difficulté est en ceci que je n’ai apporté ni toile, ni couleurs ; cette monstrueuse guerre m’en a tout à fait empêché. J’espère me les procurer ici. Je vais enfin réaliser toute vive l’idée qui m’a affolé durant deux années entières et qui, ensuite, s’est transfigurée, d’une manière si merveilleuse et si terrible, à Stockholm.

L’artiste scandait les mots et considérait fixement, à travers le lorgnon, son interlocuteur.

— Le monde entier devra connaître et comprendre cette révélation, cette bonne nouvelle ! — s’écria-t-il, en faisant de la main un geste théâtral. — Entends-tu ? Le monde entier ! Tous !

— C’est bon, monsieur, — répondit le domestique. Je préviendrai le patron.

L’artiste se couvrit de nouveau de sa pelisse et se dirigea vers la porte. Le domestique se précipita à toutes jambes pour lui ouvrir le chemin. L’artiste le remercia d’un grave signe de tête et s’avança dans le corridor. Sur le carré de l’escalier, il s’arrêta une seconde et ajouta :

— Dans le monde, mon ami, il n’y a pas de plus grande fête que Noël. Et il n’y a pas de mystère qui puisse égaler la naissance d’un homme. Voici le dernier instant du monde sanglant, du vieux monde ! Un nouvel homme vient à la vie !

Dans la rue, le jour s’était éclairci, tout à fait ensoleillé. Le givre, sur les fils télégraphiques, traçait par le ciel d’azur des lignes délicates et diaprées, et déjà s’effritait, se disséminait. Sur la place s’entassait une véritable forêt de sapins de Noël, aux épaisses et sombres ramures. Devant les boutiques étaient suspendus des porcs entiers, écorchés et gelés, aux chairs blanches profondément découpées le long des échines dodues ; on voyait aussi des gelinottes au plumage gris, des oies dépouillées, des dindes, tout cela gras et figé. Des passants échangeaient quelques mots, puis couraient à leurs affaires ; des cochers cinglaient leurs chevaux au long poil, les patins crissaient sur la neige.

— Je te reconnais bien, vieille Russie ! — s’écriait l’artiste en cheminant à travers la place ; et il considérait les marchands et les marchandes, vêtus de grosses étoffes, la taille fortement serrée, l’air jovial, qui poussaient leurs cris de vente devant les étalages couverts de jouets en bois, fabriqués à la main, et de grands biscotins blancs, en forme de chevaux, de coqs et de poissons.

L’artiste appela un cocher et se fit conduire dans la grand’rue.

— Mais, vivement ! À onze heures, je dois être chez moi, au travail, — dit-il en s’asseyant dans le froid petit traîneau et en rabattant sur ses genoux la lourde couverture, raidie par la gelée.

Le cocher hocha du bonnet et enleva rapidement son client au trot d’un petit hongre pansu, par la route étincelante, unie.

— Plus vite, plus vite ! — répéta l’artiste. — À midi le soleil est dans tout son éclat. Oui, — ajouta-t-il, en examinant les choses environnantes, — ces lieux me sont connus, quoique bien oubliés. Comment s’appelle cette piazza ?

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda le cocher.

— Je t’ai demandé comment s’appelle cette place ? — cria l’artiste, saisi d’une fureur soudaine. — Arrête, vaurien ! Pourquoi m’as-tu mené à cette chapelle ? J’ai peur des églises et des chapelles ! Arrête ! Sais-tu bien qu’un jour un Finnois me conduisit au cimetière et j’écrivis aussitôt des lettres au roi et au pape, et ce Finnois fut condamné à mort ! Rebrousse chemin !

Le cocher arrêta net son cheval lancé à toute allure et regarda son client d’un œil ahuri :

— Où voulez-vous donc que je vous mène ? Vous avez dit dans la grand’rue...

— Je t’ai dit vers le magasin d’art !

— Barine, prenez un autre cocher, nous ne nous comprenons point.

— Eh bien, va-t’en au diable ! Tiens, voilà tes deniers !

Et l’artiste, maladroitement, se glissa hors du traîneau, jeta au cocher un billet de trois roubles, puis s’éloigna, revenant sur le chemin parcouru, marchant au milieu de la chaussée. Son ample pelisse s’était entr’ouverte et traînait sur la neige ; les yeux de l’artiste, hagards et douloureux, erraient de côté et d’autre. Quand il aperçut, à la devanture d’un magasin, des baguettes moulées et dorées, il entra vivement dans la boutique. Mais à peine eut-il parlé de couleurs que la demoiselle au teint empourpré qui était assise, enveloppée d’une fourrure, au comptoir, l’interrompit :

— Ah ! non, des couleurs, nous n’en vendons point. Nous n’avons que des cadres, des baguettes et des papiers de tenture. Et puis, je ne pense pas que vous trouviez chez nous, en ville, de la toile pour les tableaux et des couleurs à l’huile.

L’artiste, avec un sincère désespoir, se prit la tête entre les mains :

— Mon Dieu, est-il possible ! Ah ! voilà qui est épouvantable ! En cet instant, en cet instant même, les couleurs sont pour moi une question de vie ou de mort. Mon idée était déjà complètement mûre à Stockholm et, quand elle sera réalisée dans la matière, elle doit produire une impression inimaginable. Je dois peindre la grotte de Bethléem, la Nativité, je dois déverser sur tout le tableau, — sur la crèche, sur l’Enfant, sur la Madone, sur le lion et l’agneau qui sont couchés côte à côte, — côte à côte, entendez-vous ! — une telle allégresse angélique, une telle splendeur que ce soit véritablement la naissance du nouvel homme. Seulement, chez moi, la Nativité aura lieu en Espagne, au pays de notre premier voyage, de notre voyage de noces. Au loin, des montagnes bleues sur les collines, des arbres en fleurs, dans les cieux ouverts...

— Faites excuse, monsieur, — dit la demoiselle effrayée, — des chalands pourraient venir... Nous n’avons que des cadres, des baguettes et des tentures...

L’artiste tressaillit et, avec une politesse exagérée, souleva son béret :

— Ah ! pour Dieu, pardonnez-moi ! Vous avez raison, mille fois raison..

Et il sortit en toute hâte.

Il passa devant plusieurs maisons et enfin, dans un magasin à l’enseigne de la Connaissance, il acheta un très grand carton à surface rugueuse, des crayons de couleurs et des tablettes d’aquarelle fixées sur une palette en papier. Ensuite, il se jeta dans un traîneau et poussa le cocher vers l’hôtellerie. À peine rentré dans son logement, il sonna. Le jeune domestique se présenta aussitôt. L’artiste tenait en main son passeport.

— Voilà ! — dit-il avec un geste vers le serviteur. — Rendons à César ce qui appartient à César ! Ensuite, mon cher, tu vas m’apporter un verre d’eau pour l’aquarelle. Des couleurs à l’huile, hélas ! on n’en trouve point. C’est la guerre ! Siècle de fer ! Âge des cavernes !

Il réfléchit un instant et, soudain, son visage s’illumina d’enthousiasme :

— Mais quelle journée ! Seigneur Dieu, quelle journée ! Exactement à minuit vient au monde le Sauveur ! Le Sauveur du monde ! J’écrirai cela même en bas du tableau : Nativité du Nouvel Homme ! La Madone, je la peindrai d’après la face de celle dont le nom est désormais sacré, je la ressusciterai, celle que la violence a assassinée, avec la vie nouvelle qu’elle a portée sous son cœur !

Le domestique, par toute son attitude, montrait encore qu’il ne demandait qu’à rendre service ; il sortit. Mais lorsque, quelques minutes plus tard, il revint, tenant un verre et une carafe d’eau fraîche, l’artiste dormait profondément. Son pâle et maigre visage était pareil à un masque d’albâtre. Il était étendu, renversé sur un monceau d’oreillers, au milieu du lit, dans la seconde chambre, la tête rejetée en arrière, les cheveux épars, de longs cheveux gris, à reflets verdâtres, et on ne 1’entendait même point respirer. Le domestique s’éloigna sur la pointe des pieds et, derrière la porte, heurta le patron de l’hôtel, petit homme trapu, aux cheveux taillés en brosse, aux yeux perçants.

— Eh bien ? — chuchota vivement le maître.

— Il dort, — répondit le serviteur.

— Extraordinaire ! — dit le patron. — Et le passeport est en règle. Il y a seulement une note, comme quoi sa femme est morte. Ivan Matvéitch m’a téléphoné, il m’a dit d’avoir l’œil. Aussi, mon gars, attention ! Nous sommes, frère, en temps de guerre.

— Il dit « Je te ferai un cadeau, laisse seulement que je travaille ! » — répondit le domestique. — Il ne demande pas le samovar...

— Voilà, voilà ! — reprit le patron et il appliqua l’oreille à la porte.

Mais le silence régnait, et l’on ne sentait que l’atmosphère de mélancolie qui pèse toujours dans une chambre où quelqu’un dort.

Le soleil désertait lentement ce logis. Il disparut tout à fait.

Le givre, aux carreaux des fenêtres, devint gris, triste, sans éclat. Au crépuscule, l’artiste se réveilla brusquement et se précipita aussitôt vers la sonnerie.

— C’est épouvantable ! — cria t-il dès que le domestique se montra. — Tu ne m’as pas réveillé ! Et cependant, c’est précisément en vue de ce jour que nous avons entrepris notre terrible odyssée. Tu n’ignores pas, sans doute, que Kitchener lui-même a été précipité dans l’abîme. Figure-toi donc ce que c’était pour elle, enceinte de huit mois. Nous avons traversé des milliers de barrières, d’obstacles ; nous n’avons ni dormi ni mangé pendant six semaines presque. Et la mer ! Le tangage, le roulis furieux ! Cette crainte incessante de sauter en l’air ! « Tout le monde sur le pont ! Les ceintures de sauvetage ! Le premier qui se met en chaloupe sans permission, je lui écrabouille la cervelle !»

— C’est bien ça, — dit le domestique, absolument abasourdi par les cris stridents du locataire.

— Mais quelle radieuse clarté nous avions aujourd’hui ! — poursuivit l’artiste d’un ton plus calme. — De l’humeur où j’étais alors, j’aurais achevé l’ouvrage en deux ou trois heures ! Enfin, qu’y faire ! Je travaillerai toute la nuit. Aide-moi seulement à préparer ce qu’il faut. Cette table, je crois, peut aller...

Il s’approcha d’une table qui se trouvait devant un canapé, ôta le tapis de velours qui la couvrait, secoua le meuble :

— Elle est assez d’aplomb. Mais voilà : vous n’avez ici que deux bougies. Il faut en apporter encore huit, sans quoi je ne pourrais peindre. J’ai besoin d’une profusion de lumière.

Le domestique sortit encore et se fit attendre longtemps ; enfin il se présenta avec sept bougies montées sur des chandeliers dépareillés.

— Il en manque une, elles sont toutes prises dans les chambres, — dit-il.

L’artiste s’agita encore une fois et se mit à crier :

— Ah ! quel ennui ! Il en fallait dix, dix ! À chaque pas, ce sont des obstacles, ce sont des misères ! Aide-moi, du moins, à mettre la table juste au milieu de la chambre. Nous augmenterons la lumière ainsi, elle se réfléchira dans la glace.

Le domestique traîna la table vers l’endroit indiqué et la consolida.

— Maintenant il faut la couvrir de quelque chose de blanc qui n’absorbe pas la lumière, — murmurait l’artiste en aidant le serviteur par des gestes maladroits ; et, à tout instant, il laissait tomber et reprenait son lorgnon. — De quoi nous servir ? Les nappes blanches j’en ai peur... Ah ! mais, j’ai un tas de journaux ; par prévoyance, je ne m’en suis pas débarrassé !

Il ouvrit sa valise sur le plancher, en tira plusieurs numéros du Novoïé Vrémia, les étendit sur la table, les fixa avec des punaises, étala les crayons, la palette, mit en ligne les neuf bougies et les alluma toutes. La chambre eut alors un étrange aspect, un air de fête, mais aussi une apparence funèbre en ce luxe de feux. Les fenêtres apparurent toutes noires. Les bougies se réfléchissaient dans la glace, au-dessus du canapé, et jetaient une vive lumière d’or sur le pâle et sérieux visage de l’artiste, sur la jeune physionomie du domestique affairé. Quand, enfin, tout fut disposé, le serviteur recula respectueusement jusqu’au seuil de la chambre et demanda :

— Mangerez-vous chez nous ou dehors ?

L’artiste sourit, d’un sourire amer et théâtral :

— Quel enfant ! Il s’imagine qu’en une pareille minute je pourrais manger ! Va en paix, mon ami. Tu es libre à présent jusqu’à demain matin.

Et le domestique sortit sans bruit.

Les heures s’écoulaient. L’artiste allait et venait d’un coin à l’autre de la pièce. Il s’était dit : « Il faut se préparer ! » Derrière les fenêtres, la nuit d’hiver, de gel, était toute noire. Il baissa les stores. Dans l’hôtellerie, tout était silencieux. Derrière la porte, dans le corridor, des pas circonspects, bruissaient furtivement : on surveillait l’artiste par le trou de la serrure, on écoutait. Ensuite, ce bruit même s’apaisa. Les bougies flambaient, les feux tremblotaient, réfléchis dans la glace. Le visage de l’artiste prenait un air de plus en plus stupéfié, de plus en plus austère, de plus en plus tourmenté.

— Non ! — s’écria-t-il soudain, en s’arrêtant brusquement. — Il me faut d’abord ressusciter ses traits dans ma mémoire ! Arrière les craintes enfantines !

Il se pencha sur la valise, ses cheveux flottèrent. Il glissa une main sous le linge, tira de là un grand album de velours blanc, s’assit dans un fauteuil devant la table. Il ouvrit l’album, rejeta la tête en arrière avec une expression résolue et fière, puis s’immobilisa en contemplation.

Il y avait, dans cet album, une grande photographie : elle représentait l’intérieur d’une église ou d’une chapelle vide, des voûtes, des murs brillants de pierre lisse. Au milieu du temple, sur un catafalque enveloppé de drap noir, un long cercueil était posé dans lequel gisait une maigre femme, aux paupières closes, formant deux saillies. La tête, étroite et belle, était ceinte d’une guirlande de fleurs, les mains croisées reposaient sur le haut de la poitrine. Au chevet du cercueil se dressaient trois candélabres ; aux pieds de la morte s’allongeait une toute petite bière dans laquelle se trouvait un bébé pareil à une poupée.

L’artiste concentrait toute la force de son regard sur les traits effilés de la défunte. Soudain, son visage grimaça d’épouvante. Il jeta l’album sur le tapis, bondit vers la valise. Il y fouilla jusqu’au fond, repoussant sur le plancher les chemises, les chaussettes, les cravates... Non, ce qu’il cherchait ne s’y trouvait point ! Il regardait désespérément de tous côtés, se frottait le front...

— La moitié de ma vie pour un pinceau ! — s’écria-t-il d’une voix rauque, en frappant du pied. — Tu l’as oublié, tu l’as oublié, malheureux ! Cherche donc, accomplis un prodige !

Non, il n’avait point de pinceau. Il chercha dans ses poches, trouva son canif, se précipita vers la pelisse... Fallait-il couper quelques poils de fourrure, les attacher à un porte-plume, à une brindille quelconque ? Mais où se procurer du fil ? C’était la nuit, tout le monde dormait... on le prendrait pour un fou ! — Et, d’un geste furibond, il ramassa sur le canapé le carton qu’il plaqua sur la table, courut chercher, dans la seconde pièce, des oreillers qu’il mit sur le fauteuil pour être assis plus haut, et, saisissant tantôt un crayon, tantôt un autre, il s’absorba tout entier dans son œuvre.

Il besognait sans relâche. Il avait ôté son lorgnon, s’inclinait très bas vers la table, appliquait des traits énergiques et sûrs, se rejetait en arrière, attachait un regard fixe à la glace dont le clair brouillard était plein de flammes tremblantes et bigarrées. À la chaleur des bougies, les cheveux de l’artiste s’étaient mouillés aux tempes ; la contention gonflait les veines de son cou. Ses yeux étaient las et brûlants, ses traits encore plus émaciés. Mais, comme auparavant, il était mortellement pâle.

Il constata enfin que le carton était irréparablement gâté, encombré de dessins absurdes, éclatants, dont les valeurs et la signification se contredisaient, s’opposaient absolument : la fiévreuse inspiration de l’artiste ne s’asservissait point à son désir, exécutait tout autre chose que sa volonté, que ce vers quoi le poussaient certaines forces de son âme. Il retourna le carton et, saisissant un crayon bleu, resta comme engourdi pendant quelque temps. L’album ouvert gisait près du fauteuil. Le regard était frappé par le long cercueil, par le visage inanimé. L’artiste ferma violemment l’album. Dans la valise, sous le linge, apparaissait un flacon, dans une gaine de paille tressée, qui contenait de l’eau de Cologne. L’artiste se leva, dévissa vivement la capsule et se mit à boire l’alcool qui lui brûlait les lèvres. Il vida presque la fiole et, haletant de cette flamme embaumée, la gorge incendiée, se remit à marcher dans la chambre.

Bientôt, une force juvénile s’empara de lui, une audace téméraire, la certitude de chacune de ses pensées, de chacun de ses sentiments, la conscience de tout pouvoir, de tout oser : plus de doutes ! plus d’obstacles ! L’espoir, la joie le comblaient. Il lui semblait que les lugubres obsessions, les diaboliques suggestions de l’existence, dont les flots noirs avaient submergé son imagination, refluaient à présent. Hosanna ! Hosanna ! Béni soit Celui qui vient au nom du Seigneur !

À présent, devant les yeux de son esprit, avec une clarté saisissante, inconnue jusque là, se dressait ce dont son cœur avait eu soif, cœur qui n’était point d’un esclave de la vie, mais d’un créateur, comme il se le disait. Les cieux débordant de lumière éternelle, pâmés dans un azur édénien, ouatés de nuages merveilleux bien que confus, se présentaient à son rêve ; rayonnants, les visages et les ailes d’innombrables séraphins, ravis en allégresse, se manifestaient dans l’effrayante beauté liturgique des cieux ; Dieu le Père, redoutable et joyeux, miséricordieux et triomphant, comme aux jours de la création, se haussait au milieu de ces figures, — resplendissante, gigantesque apparition ; la Vierge, d’un charme ineffable, aux yeux brillants de félicité maternelle, debout sur les sphères nuageuses que transperçait le bleu profond des terres lointaines étendues à ses pieds, révélait au monde, élevait sur ses bras divins l’Enfant splendide comme le soleil ; et Jean, puissante figure farouche, ceint d’une peau de bête, était agenouillé aux pieds de la Mère, dans une extase d’amour, de tendresse et de reconnaissance, baisant la frange du saint vêtement...

L’artiste se précipita encore une fois vers son travail. Il cassait ses crayons et, avec une hâte fiévreuse, de ses mains tremblantes, les retaillait à coups de canif. Les bougies achevaient de se consumer, fondaient, coulaient sur les chandeliers brûlants, flamboyaient plus ardentes encore près du visage de l’artiste dont les cheveux moites pendaient sur les joues.

À six heures du matin, il pressa furieusement le bouton de la sonnerie : il avait fini, c’était fini ! Ensuite il revint, courant toujours, vers la table et, debout, le cœur battant, attendit le domestique. Il était blême et d’une si mortelle pâleur, à présent, que ses lèvres semblaient noires. Sa veste était toute saupoudrée de la poussière multicolore des crayons. Ses sombres yeux brûlaient d’une douleur surhumaine, mais aussi d’un ravissement frénétique.

Personne ne venait. Un silence de sépulcre l’entourait. Mais il restait debout, il attendait toujours, tout oreilles, incarnation même de l’attente. Dans une minute le serviteur allait accourir, et lui, créateur qui avait parfait son œuvre, qui avait répandu toute son âme par un décret de la Divinité même, dirait vivement ces mots prémédités, terribles, triomphants :

— Prends cela ! C’est pour toi ! Je te le donne !

Son cœur battait si violemment qu’il était près de perdre connaissance, mais il tenait fortement le carton à la main. Or, sur ce carton, tout couvert de bariolures, s’entassait en amas monstrueux tout ce qui avait subjugué son imagination, tout à l’opposé de son désir primitif. Un ciel sauvage, d’un bleu noir, flamboyait d’incendies jusqu’au zénith, de la sanglante conflagration des temples, des palais et des demeures qui s’abîmaient dans la fumée. De noirs chevalets, des échafauds, des gibets avec leurs pendus, se profilaient lugubrement sur ces fournaises. Dominant tout le tableau, toute cette mer de feu et de fumée, se dressait majestueuse, démoniaque, une énorme croix à laquelle était cloué le Crucifié sanglant, dont les bras s’étendaient largement, docilement, sur la traverse de la croix. La Mort, revêtue de son armure et de sa couronne dentelée, ricanant de ses mâchoires squelettiques, d’un élan rapide, enfonçait sous le cœur même de la Victime, profondément, un trident de fer. Quant au bas du tableau, ce n’était qu’un monceau désordonné de cadavres, un corps à corps de vivants qui se mordaient et se déchiraient, une mêlée de formes nues, troncs, faces et mains. Et ces faces hargneuses, aux crocs en défense, aux yeux exorbités, étaient si hideuses, si brutales, si grimaçantes de haine, de fureur et de volupté fratricides qu on aurait cru plutôt voir des mufles de bêtes, de fauves ou de démons que des visages humains.

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 15 janvier 2013.

 

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