LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Ivan Bounine

(Бунин Иван Алексеевич)

1870 — 1953

 

 

 

 

L’IMPÔT

(Худая трава)

 

 

 

1913

 

 

 

 

 

 

Traduction de Zinovy Lvovsky, parue dans la Revue hebdomadaire, 44e année, tome X, 1935.

 

Ce texte est sous droit d’auteur. Toute reproduction est strictement interdite.

 

 

 

 

 

 

 


TABLE

 

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

 

 

 


I

Averki tomba malade juste à la fin du carême de la Saint-Pierre.

Les jeunes ouvriers se lavèrent avec du savon, se coiffèrent avec soin, mirent leurs bottes de fête et des chemises d’indienne neuves. Pris de faiblesse, en proie à l’indifférence la plus complète, Averki, lui, ne fit aucun frais pour la fête, ne changea même pas de chemise. En ce qui concernait son costume, il n’en avait qu’un, toujours le même, qu’il portait tant en semaine qu’aux jours de fête.

Les ouvriers mangèrent ce soir-là plus qu’il ne fallait, rirent pendant tout le dîner et plaisantèrent de telle façon que, choquée, la cuisinière leur tourna le dos avec une indignation enjouée et se leva même à plusieurs reprises, en jetant avec bruit sa cuillère mouillée sur la table. Quant à Averki, il mangeait sans souffler mot, l’air absent.

Il avait atteint cet âge où les moujiks sages et tranquilles, qui ont derrière eux toute une vie de labeur, commencent à entendre mal, à parler peu et à accepter de bon gré tout ce qu’on leur raconte, bien qu’ils aient leurs opinions personnelles sur ce qui se passe dans le monde. Quoiqu’il eût peiné plus de trente ans, il était assez difficile de définir exactement son âge. Il était de grande taille et mal bâti ; son corps très maigre, muni de bras démesurément longs, avait, nonobstant une large charpente, des épaules tombantes, assez étroites, d’apparence chétives. Et chose curieuse, sa gaucherie paysanne, ses laptis[1] et sa demi-pelisse qu’il ne quittait jamais, été comme hiver, s’alliaient étrangement à une sorte de distinction extérieure que lui communiquaient une petite tête dégarnie au sommet du front, des cheveux fins et longs, une face émaciée avec un nez fin et sec, des yeux bleus très clairs comme s’ils étaient lavés, et une barbe grisonnante taillée en pointe qui ne dissimulait pas son visage décharné.

Tout ce dont on riait au dîner lui paraissait non-risible et inutile. Mais il n’y avait aucune trace d’hostilité sur sa figure. Il mâchait sans hâte, habitué qu’il avait été dès son plus jeune âge, non seulement à manger mais aussi à boire la tête découverte, et à considérer tout repas comme une prière, car, pour lui, cette heure du dîner couronnait toujours la fin d’une journée de corvée et d’inquiétudes incessantes quant au pain du lendemain, bien qu’il aimât à dire :

« Le bon Dieu qui nous donne le jour, nous donnera, pour sûr, notre pain quotidien ! »

Ses pensées s’embrouillaient. Les saillies osseuses de ses pommettes recouvertes d’une fine peau grise prirent une légère teinte rosée. Quoique son âme n’acceptât pas de nourriture, il mangeait tout de même et avec zèle : d’abord, parce qu’il était d’usage de manger beaucoup les jours de fête ; et puis il espérait qu’une bonne chère lui ferait du bien. Et il y avait, enfin, d’autres considérations qui le poussaient à manger : comme il allait tomber malade, il serait certainement renvoyé et de ce fait obligé de rentrer chez lui où non seulement il n’aurait pas d’aussi bons repas mais, peut-être, du pain noir tout simplement.

Sur un plat de bois on servit à tout le monde du mouton gras, très salé. Sans trop savoir pourquoi, Averki se souvint d’un hiver qu’il avait jadis passé à la ville et où il avait mangé comme jamais. Après quelque réflexion il prit de ses doigts minces un morceau de mouton et eut un pâle sourire.

— J’aime la moutarde, mais où pourrais-je m’en procurer un peu ? dit-il d’un air timide, sans regarder personne.

La viande très grasse lui donnait mal au cœur. Il resta cependant à sa place jusqu’à la fin du dîner. Mais lorsque après avoir complètement vidé une énorme tasse de lait bleuâtre, les ouvriers se levèrent de table et se mirent, en hoquetant avec un plaisir évident, à fumer et à mêler l’odeur de leur tabac aux effluves du mouton rôti et du pain frais, Averki se coiffa lentement de son grand bonnet et sortit sur le perron pour rester un instant au milieu des chiens affamés qui le regardaient avidement dans les yeux, comme s’ils savaient qu’il avait toujours mal au cœur.

Cependant le temps changea. Il faisait déjà sombre, triste, comme à la tombée du soir en semaine. Une pluie fine tambourinait sur un journal chiffonné qui traînait, dépaysé, près du perron de la maison des maîtres. Des dindes, la queue mouillée pendante, s’accouvaient l’une auprès de l’autre sur la clôture menaçant ruine, et leurs petits auxquels elles donnaient des coups de bec méchants, se glissaient en gloussant sous leurs ailes protectrices.

... Ces bons plats ! Oh ! là là, Averki les estimait à leur juste valeur. La dernière corvée, celle de la mort, allait commencer pour lui, et bien que le sachant, il ne voulait pas perdre les restes de ce si bon déjeuner ; aussi, fourbu, se traîna-t-il derrière l’isba...

 

II

Il rentra pâle, les jambes fléchissantes, et demanda à la cuisinière la permission de se coucher au-dessus de la cheminée.

— Es-tu malade ? lui demanda-t-elle d’une voix indifférente.

— Il y a trente ans que je sers, lui répondit Averki du même ton. Un pied dans une petite niche du mur, il se hissa, plié en deux, dans l’espace étroit et chaud situé entre le plafond et la cheminée. « J’ai servi honnêtement, la tête haute, pendant trente ans, et maintenant ça y est, je n’en peux plus... Je suis plus faible qu’une puce, essaya-t-il de plaisanter. Je ne suis plus bon à rien, j’étouffe, je manque de souffle, voilà l’ennui », ajouta-t-il avec une sorte de satisfaction, et il se coucha.

Et dès qu’il se fut couché, la tête appuyée le plus confortablement possible contre un panier brisé, il s’assoupit presque immédiatement, ce qui ne l’empêcha pourtant pas d’entendre son propre souffle profond, monotone et sortant entrecoupé de ses lèvres que la chaleur croissante desséchait.

Il avait déjà décidé, dans son for intérieur, qu’il était gravement malade et que, tel un « coq condamné », il n’avait plus aucun espoir de se tirer d’affaire.

À vrai dire, il allait mal depuis assez longtemps. Une fois malades, les chiens s’enfuient, cherchent dans les champs, à l’orée des forêts, des herbes fines, inconnues des hommes, qu’ils mangent, se soignant en secret par leurs propres moyens. Quittant de temps en temps la cour, Averki cherchait, lui aussi, des remèdes et s’achetait en cachette tantôt de la vodka, tantôt du bicarbonate de soude... Mais maintenant il n’en pouvait plus et il en souffrait d’autant plus qu’il avait à réfléchir à un grave problème : que faire ? Devait-il ou non garder la place ? Passe encore s’il devait mourir bientôt ; dans ce cas il serait inutile de la regretter, bien entendu. Mais si la mort ne survenait pas assez vite ? Alors ?

Les ouvriers fumaient, riaient aux éclats. Toujours plongé dans ses pensées, Averki les entendait et faisait des rêves ourdis de souvenirs tristes et ennuyeux.

Voilà qu’il se vit franchir le seuil de l’isba pour aller chercher de la balle de blé à l’enclos... À peine sorti, il remarqua, dans son songe, un pèlerin qui entrait dans la cour et s’arrêtait au milieu des chiens qui venaient en grognant à sa rencontre. La tête de l’étranger était ceinte d’un châle de femme. Un petit panier à sa main gauche, sa main droite serrait un long bâton. Des laptis terriblement usés chaussaient ses maigres pieds... « Si Dieu me guérit, j’irai à Kieff, à Zadonsk, au désert d’Optine, » pensait Averki dans une demi-conscience. « Ça serait une vraie vie, une vie propre, facile, tandis que, maintenant, je ne sais même pas pourquoi j’existe... »

Tout à coup les ouvriers qui avaient enfumé toute l’isba, partirent d’un grand éclat de rire unanime, et Averki reprit ses sens. La porte s’ouvrit avec bruit, quelqu’un entra.

— Te voilà de nouveau ivre comme une grive ! s’écria la cuisinière en donnant un coup de chiffon sur la table et en évitant tout d’abord de regarder le nouveau venu. Pourquoi faire es-tu venu chez nous, dis ? Je te le demande. N’as-tu pas honte, en effet ? reprit-elle en se tournant enfin vers l’hôte. Dis-moi pourquoi tu es de nouveau ici ? Crois-tu vraiment que nous n’en avons pas assez de toi ? Oh ! là là, quelle misère !

Mais le vieillard n’accorda aucune attention à la gronderie de la cuisinière. Gardien d’un jardin appartenant à un riche bourgeois, bonhomme perpétuellement saoul, déguenillé, le « vieux danseur », comme il s’appelait lui-même pour amuser la galerie, importunait Averki en raison de son insupportable volubilité et surtout du libertinage de sa vie déréglée, indigne d’un honnête moujik.

— Eh bien ! les gars, dites-moi ce que vous en pensez ! éclata-t-il avec un chagrin sincère, en ouvrant les bras devant les ouvriers. Il n’y a que moi pour garder un aussi grand jardin. J’y renonce, je n’en veux plus, même s’il m’offre six roubles par mois, Comme il doit venir aujourd’hui, je lui dirai franchement tout ce que j’ai sur le cœur : « C’est comme tu veux, mon joli, mais je n’en peux plus. Tu comprends ce que je te dis ? Je suis à bout. Ne compte plus sur moi. Assez ! J’en ai assez ! » Voyez-vous, des gosses ont déjà commencé leurs visites dans le jardin et, en attendant mieux, ils ont dépouillé deux petits pommiers. Or, que voulez-vous que j’y fasse ? « Ce sont surtout les figuiers que tu dois surveiller » me dit mon patron. Mais tout seul, comment puis-je faire ? Je vous le demande, comment faire ? De plus, des canailles ont cassé les cerisiers près du ravin... Eh bien, tant pis ! Je suis un homme malade et je ne peux pas tout faire à la fois.

— Bien que malade, tu es tellement plein de vodka que l’on pourrait en faire sortir de toi ! remarqua la cuisinière avec méchanceté.

— Ah ! çà, cela ne te regarde pas ! riposta le vieux, s’asseyant sur un lit de camp. Toi, tu ferais mieux de te taire. Ma vieille pourrait être ta mère... mais oui, mais oui !... Et tu sais, il y a environ six mois que je ne l’ai pas vue... Du reste, il se peut que je ne l’aie jamais vue ; car, en fin de compte, je ne sais même pas pourquoi je l’ai épousée.

« Voilà un autre pauvre bougre qui est aussi malheureux que moi-même, » pensa Averki, les yeux clos et n’éprouvant plus l’ancienne animosité qu’il avait pour le vieux gardien.

Pendant que celui-ci continuait à dire des fadaises, Averki se reprit à somnoler et à partir vers de nouveaux rêves...

C’est le soir, dans un champ lointain... Averki se traîne derrière son chariot... Il bruine. La porte de la basse-cour d’un riche moujik de la steppe est grande ouverte. Un jars qui vient de perdre son oie, erre de long en large dans la cour dont il emplit l’air de ses cris angoissés. « Un richard est bien partout ! » se plaint quelqu’un en bas, d’une voix chargée de douleur et de dépit, et Averki hoche la tête, comme s’il approuvait, cependant qu’il songe : « Un homme riche est semblable à un bœuf cornu... il ne passera jamais par une porte étroite... » Il se réveilla, se rendit compte qu’il délirait... « Dieu n’aime pas les pensées très élevées... Oui, il fait pitié, ce vieux. »

Ses pensées continuèrent leur vagabondage. La fumée devenait de plus en plus épaisse. Le bavardage inutile entendu de tous côtés, ces gens étrangers et cette cheminée étrangère, mon Dieu, quelle angoisse et quel ennui ! Une bête elle-même se blottit dans son propre terrier pour y mourir en paix. Non ! vraiment il en a assez ! Il va rentrer à la maison et advienne que pourra ! se dit-il avec fermeté. Et il sombra définitivement dans le sommeil.

 

III

Au crépuscule, lorsqu’il reprit conscience, il n’y avait plus ni cuisinière ni ouvriers dans l’isba. Sur le banc, près de la fenêtre, était assise Anuta, l’idiote du village, qui errait de cour en cour, séjournant tantôt chez des paysans, tantôt chez des propriétaires terriens. Elle avait les cheveux coupés court, était chaussée de hautes bottes d’homme. Vue de derrière, sa tête ressemblait étrangement à une cruche renversée. Elle regardait par la fenêtre et pleurait. Sautant constamment sur le banc, le jeune fils de la cuisinière ne la laissait pas s’étendre de tout son long et l’empêchait ainsi de prendre un peu de repos.

— Là, les dindes m’ennuyaient, se plaignait-elle à elle-même, croyant qu’Averki dormait. Je me suis couchée dans le petit jardin, mais impossible aussi de dormir là-bas à cause de la pluie d’abord et ensuite des dindes qui me piquaient la tête. Ici, c’est ce petit démon qui me tourmente. Eh oui, ma petite Anuta, se disait-elle toujours, c’est bien ça, ma petite mère, le pain étranger est amer. Quand j’étais riche, tout le monde cherchait mes bonnes grâces, tandis que maintenant... Oh ! maintenant... c’est autre chose.

Elle se souvenait de cet âge d’or où elle possédait la grosse fortune de trente-six roubles, somme qui lui avait été assignée par quelque assistance publique. Cet argent, elle l’avait conservé longtemps, jalousement, comme la prunelle de ses yeux, jusqu’au jour où elle était tombée sur un moujik, son ancien logeur, qui le lui avait volé... Bien qu’il lui jurât sur l’église qu’il la rembourserait le plus vite possible, il ne lui avait rien rendu... En fin de compte, il lui avait même dit sans ambages : « Sache bien que je ne te dois rien de rien, ne m’ennuie donc pas, laisse-moi tranquille, idiote que tu es ! »

Averki ouvrit les yeux. Il allait mieux que cet après-midi, la tête ne lui tournait plus. Il écouta un instant le bavardage de l’idiote et eut un petit sourire. Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! ce que les gens sont stupides ! Cela vaut-il vraiment la peine de s’agiter, de souffrir pour si peu de choses ! Bah ! ce vieillard qui s’est plaint amèrement aux ouvriers... Et cette pauvre Anuta qui pleure d’être dérangée par un gosse et d’avoir perdu trente-six roubles.

— Mais pourquoi ne tires-tu pas le petit par les cheveux ? — lui demanda-t-il, riant dans sa barbe. Pourquoi lui permets-tu de te taquiner ?

— Tiens ! tu ne dors plus ! » s’écria l’idiote, et soudain elle se remit à pleurer bruyamment, poussant des cris stridents et désagréables. « Mais parce que je ne sais pas m’y prendre ! Le voilà qui court à sa mère pour se plaindre de moi ».

Dès qu’elle se fut apaisée un peu, Averki l’appela tout bas, gentiment.

— Qu’as-tu ? répondit-elle d’une voix sourde et indifférente.

— Écoute, ma petite mère, veux-tu aller voir ma vieille et lui dire qu’elle vienne me chercher ici. Je crains qu’elle n’ait pas, elle-même, de quoi manger ; mais il n’y a rien à faire. D’une façon ou d’une autre, nous arriverons à vivre au jour le jour. Je vois que j’ai assez travaillé et je crois être mieux à la maison tout de même.

— C’est cela, on est toujours mieux chez soi ! répondit Anuta avec amertume : ne t’en fais pas, mon petit, j’irai voir ta vieille. Tu peux compter sur moi. Mais dis donc, tu ne vas pas te fâcher si je te dis quelque chose ?

— Non... Pourquoi ?

— Mais tu en seras peut-être très effrayé, hein ?

— Mais de quoi s’agit-il ? demanda Averki.

— Vois-tu... je n’ai voulu que ton bien. Quand je suis venue tout à l’heure, on m’a dit que tu étais malade. Alors je suis allée voir notre staretz pour qu’il te dise la bonne aventure.

— Et alors ?

— Et alors, mon petit père, il me semble que ça va aller mal. Le staretz a pris un peu de sable sur un fer, s’est couché sous des icônes et s’est mis à chanter. Et tout le temps qu’il y est resté allongé, il n’a pas cessé de se saupoudrer la figure de sable... Tu comprends, n’est-ce pas, ce que cela voulait dire ?

— Mais lui as-tu dit mon nom ? se renseigna Averki avec un frisson.

— Justement, je le lui ai dit.

Averki se tut.

— Va voir ma vieille tout de même, murmura-t-il enfin.

— Ne t’en préoccupe pas, puisque c’est une affaire entendue.

Anuta tira un croissant de son sac de mendiante, et se mit à manger en ramassant soigneusement les miettes qui lui tombaient sur les genoux.

— Veux-tu du croissant ? demanda-t-elle.

— Non, ma petite mère, je t’en remercie, mais je n’ai pas faim, dit Averki et avec un soupir, il se tourna vers le mur.

L’idiote ouvrit la fenêtre. Le souffle frais du soir pénétra dans la pièce. Mince comme un petit cheveu, le croissant de lune brillait dans l’air transparent, au-dessus de la vallée noire qui dévalait en pente douce vers la rivière. Quelque part, très loin, au village, des voix lentes de femmes chantaient admirablement une ancienne chanson : Au soir, au clair de l’allume-feu...

D’un air rêveur Averki prêtait l’oreille.

Quand cela se passait-il ? Et avec qui ? Un crépuscule doux baigne un pré, au bord d’une petite baie mélancolique. Une nappe liquide s’étale tiède et rose sous le jour naissant ; elle est hérissée de menues rides et agitée par des remous circulaires. Une tine traîne tout près de l’eau. Un corps de femme mince, à peine perceptible dans les ténèbres. Des pieds nus et des mains maladroites levant avec un effort visible une sasse pleine... Un adolescent âgé d’environ dix-sept ans passe le long de la rivière, se rendant à la steppe pour garder des chevaux toute la nuit ; il aspire avec délice l’air frais du pré.

— Alors, tu ne me reconnais plus ? demande-t-il assez bas, avec une nonchalance enjouée.

— Et pourquoi veux-tu que je te reconnaisse ? répond une voix tendre, mal assurée, mais étonnante de fraîcheur. Et l’on dirait que c’est à contre-coeur que cette voix de femme trahit la caresse et la joie d’une rencontre inattendue.

— Veux-tu que je t’aide ?

— Penses-tu ! Je n’ai pas besoin que l’on m’aide.

Se reprenant et considérant comme indigne de lui de paraître importun, il grimpe la colline, sans plus souffler mot, plonge dans un champ obscur baigné de rosée, fixe les étoiles dans le firmament, écoute les cailles chanter dans la nuit et il pense d’un air sérieux :

— Elle est bien, mais pauvre. N’est-ce pas elle-même qui porte l’eau ?

Cela se passait il y a longtemps, tout au début de la vie. Est-ce possible qu’elle, la même, vienne demain pour l’emmener mourir à la maison. Oui, ce sera bien elle, elle...

 

IV

La vieille vint le chercher le jour suivant. De ses mains hâlées elle ramassa avec amour et soin les effets de son mari, — sa souquenille, ses bandes de toile, sa ceinture décolorée — et l’emmena à la maison. Il la suivit, pâle et d’un pas traînant, un faible sourire aux lèvres.

— Allons, mon petit père, allons. Tu as bien assez travaillé, oui, assez. Toute ma vie durant je t’ai attendu et j’ai toujours eu peur de toi. Et voilà ce que tu es devenu maintenant. Complètement usé, mon pauvre, bon à rien. Mais tel quel, tu m’es toujours cher, mon petit, toujours.

Au début, il avait été très content ; sa carrière achevée, il était enfin à la maison... tant mieux, tant mieux... Il ne s’était pas couché dans l’isba, car depuis des années il rêvait de rester en plein air, au calme, où rien ne gênerait plus son regard épris du ciel de la campagne. Il s’installa dans son petit enclos, dans sa vieille grange, toute entourée d’arroches ; tel un enfant, il se blottit dans un chariot sans roues, et comme la porte-cochère restait jour et nuit grande ouverte, le vent respirant l’humidité et arrivant des potagers et des champs voisins pénétrait d’outre en outre son corps débile, frôlait son visage émacié, s’égarait dans ses cheveux. Parfois s’engouffraient même dans son abri quelques rafales de pluie.

Averki et sa femme délibérèrent sur maintes affaires, s’apitoyèrent surtout sur le malheur de leur fille, que le besoin d’argent les avait obligés de marier à un homme fortuné mais souffrant d’une mauvaise maladie, et ils décidèrent de lui faire savoir leur désir qu’elle vînt au plus tôt voir son père.

Mais les jours passaient et la fille ne venait toujours pas ; c’était probablement le mauvais temps qui l’empêchait de partir.

En effet, il faisait un temps affreux. Le matin le soleil brillait d’un éclat fatigué, réchauffait faiblement les champs humides, les chemins boueux, les blés saturés d’eau, dont les épis traînaient à terre. Le matin, Averki, quittant parfois son chariot pour aller passer quelques instants dans l’isba, promettait à sa vieille que le temps allait changer, mais il n’en était rien. À l’heure du déjeuner, le ciel se couvrait de nouveau. Paraissant plus noirs encore sur le fond d’or du soleil, les nuages changeaient incessamment de couleurs et de formes ; un vent glacial s’élevait, qui faisait courir obliquement une pluie irisée à travers les champs mouillés depuis plusieurs semaines.

— Nous aurons certainement de gros ennuis, disait la voisine, une ancienne serve. Les petits nuages, eux aussi, ne sont plus les mêmes qu’autrefois. Si, dans le temps, ils ne figuraient que des lapins et des arbrisseaux, ils sont maintenant devenus plus grossiers que jamais ! Ça, c’est un signe des temps, eh oui !

Chaussé de bottes de feutre et emmitouflé dans sa courte pelisse Averki était assis près de l’isba et se contentait d’un faible sourire : qu’avait-il à voir avec de futurs ennuis ? Cela ne le regardait pas.

Les voisins qui binaient en ce moment leurs terres, rentraient fourbus à l’heure du déjeuner, leurs vêtements ruisselants. Tout en se plaignant amèrement que leurs souquenilles transpirassent, ils ne se départissaient pourtant pas de l’espoir que le bon Dieu voudrait bien remettre le temps au beau dans l’après-midi. Mais l’après-midi, hélas ! le ciel se renfrognait plus encore, devenait opaque, presque noir, et des averses mêlées de grêle s’abattaient de plus belle sur la terre. À la tombée du soir, il se rassérénait un peu, le soleil faisait même de brèves apparitions, mais des montagnes roses s’échafaudaient encore à l’est, cependant qu’à l’ouest l’horizon se couvrait d’une étrange houle argentée, ressemblant au duvet de canard.

La plupart du temps les nuits étaient ouatées de brouillard. Telles de gros vers luisants, les étoiles, touffues et verdâtres, regardaient parfois Averki par la grande ouverture du portail. Il dormait très peu, s’ennuyait beaucoup la nuit, mais comme il était pleinement conscient que désormais aucun ennui ni souci ne pèserait plus sur lui, il se signait avec reconnaissance, le regard attaché au ciel.

Il maigrissait et faiblissait à vue d’œil. Mais sentant que la mort allait l’emporter sans souffrances ni méchanceté, il disait souvent à sa vieille :

— Nitchevo ! N’aie pas peur, je vais mourir commodément.

Comme dans son for intérieur sa femme espérait fortement que tout allait s’arranger plus ou moins, elle n’accordait pas beaucoup d’importance aux paroles d’Averki. Ce qui l’ennuyait le plus était assurément l’indifférence de son mari pour tout ce qui se passait autour de lui. La vieille essaya longtemps d’expliquer cette attitude par la faiblesse d’Averki, et cela dura jusqu’au moment où cette passivité dépassa toute mesure.

À la fin de juillet, alors que les pluies semblaient cesser et qu’on rentrait les blés en grange, la vieille constata, la mort dans l’âme, l’absence de son unique génisse qu’elle avait achetée au prix de nombreuses privations ; bête qui avait la particularité de marcher sur ses talons comme un chien. Elle fouilla tous les champs, visita tous les villages voisins. Prise d’angoisse, en proie à une terrible excitation, elle arrêtait les passants sur son chemin pour leur demander avec anxiété s’ils n’avaient pas vu une génisse rousse.

Persévérante, tenace, elle ne se soumettait pas et imaginait chaque jour de nouveaux coins où pouvait se trouver son trésor perdu. Mais voilà qu’un mauvais jour, au soir, des chiens rapportèrent au village une tête de vache rousse. Tous les paysans étant déjà au courant de l’histoire, d’aucuns s’avisèrent de transporter la lugubre trouvaille sur le perron de l’isba d’Averki. Ce fut un tel coup pour la vieille qu’elle se mit à pleurer comme une enfant. Les gens qui s’amassaient autour du perron ne savaient que faire ni comment apaiser la pauvre femme, — et ceci d’autant plus que cette horrible tête de vache couverte de sang coagulé épouvantait terriblement tout le monde.

Or seul Averki, — ayant entendu les vagues murmures de la foule et s’étant traîné de sa grange jusqu’à l’isba, — seul, Averki haussa les épaules à la vue du triste spectacle :

— Mais voyons, ce n’est pas la peine de s’en faire à ce point ! dit-il. Nous n’étions pas riches dans nos jeunes années et nous ne le serons certainement jamais. Bah ! c’est si peu de chose !

Les gens le regardèrent avec étonnement et se mirent à crier qu’il était impossible de laisser cette affaire sans suite. Un pâtre s’étant rappelé qu’il avait vu les chiens fouiller le bois voisin, on décida, séance tenante, d’y aller sans perdre de temps, malgré le crépuscule. Un des voisins attela son cheval à un chariot, y fit monter la vieille sanglotante, s’assit à son côté et partit au trot, faisant lugubrement tinter la ferraille de son véhicule. D’autres paysans les suivirent à cheval.

La nuit descendait sur les champs. Des ombres hostiles peuplaient le bois dont l’air était saturé d’odeur de feuillage fané et où régnait un silence accablant. Sur un côté, la lumière rouge de la lune s’élevant à l’horizon éclairait faiblement le bois.

On arriva enfin à la cahute du garde forestier, qui se trouvait dans une clairière, près d’un chêne au sommet dénudé. Le garde forestier, qui était en train de dîner, s’effraya à la vue de tant de monde. On lui demanda une lanterne et, précédés du berger, les enquêteurs bénévoles se rendirent à l’endroit où les chiens avaient creusé la terre, il y avait quelques jours. Comme les moujiks trouvèrent en effet des tripes enfouies dans le sol, ils firent un tapage formidable, appréhendèrent le garde forestier et le traînèrent de force au village, chez Averki.

Averki, qui ne dormait toujours pas, était assis dans l’isba sans feu ni lumière. Lorsque la lampe à pétrole fut allumée et que l’isba commença à se remplir de gens, on fit venir le bailli du village, un vieillard à la barbe jaune pâle, et tout le monde se mit alors à crier à tue-tête et à accuser le garde forestier de vol. Or, à un moment donné et au plus vif étonnement de toute l’assistance, Averki prit le parti de l’accusé qui, pour se disculper, ne se lassait pas de répéter toujours le même alibi :

— Je ne suis pas voleur et ne veux pas l’être. Mon père était honnête, mon grand-père était honnête, et moi aussi, je suis honnête. Si j’étais un voleur, Dieu ne m’aurait pas béni et je serais pauvre comme Job. Tandis que j’ai mon ménage, mon bien... Alors ?

Naturellement, il n’aurait jamais réussi à convaincre qui que ce fût, s’il n’avait eu pour lui Averki qui, en raison de sa complète indifférence pour les biens de ce monde, avait pleine confiance en son innocence. Bien plus, le malade éleva même la voix avec mécontentement, insistant pour qu’on libérât immédiatement le garde forestier et qu’on éloignât l’idée de le mettre au cachot.

Étonnés, déconcertés, les voisins se virent, en fin de compte, dans l’obligation de lui céder sur tous points. La vieille, elle aussi, se soumit, sans plus contredire à la voix de son mari, à l’expression sépulcrale de son visage.

Mais à partir de cette nuit, il ne resta plus à la pauvre femme aucun espoir de voir un jour Averki redevenir complètement sain de corps et d’esprit.

 

V

Fidèles à leur promesse, leur fille et son mari vinrent à la deuxième fête du Sauveur. La vieille décida que son gendre conduirait le malade dans une clinique voisine pour y consulter un médecin. Averki y consentit, et, pendant un jour ou deux, il changea d’humeur, devint plus animé et plus communicatif, accessible aux sentiments humains les plus ordinaires. Le jour de l’arrivée des siens, il se leva de bonne heure, se coiffa avec soin, désireux de faire le meilleur accueil à ses hôtes.

À midi il se recoucha et se mit à prêter l’oreille : vient-on ? Enfin, des pas et des voix se firent entendre derrière la grange, et peu après surgit dans le chambranle du portail le beau-fils, suivi de sa femme et de sa fillette. La vieille fermait la procession. Grand, les cheveux jaunâtres, les cils blancs, un visage rose et antipathique couvert d’un léger duvet, le gendre était rasé de près et habillé avec prétention. Il portait une casquette neuve, des bottes neuves, un gilet gris par-dessus une longue chemise jaune également neuve. La fille, qu’Averki avait toujours comptée parmi les plus belles femmes du monde, le frappa de nouveau par sa belle prestance et sa modestie attrayante qui s’alliaient harmonieusement à sa distinction innée, à ses longs cils, à son saraphane lilas et à la couleur basanée de sa peau. Femme exquise dans le moindre de ses mouvements, elle tenait à la main sa fillette aux cils et sourcils blancs, vêtue de vert, qui examinait avec curiosité tous les trous du toit de la grange et qui suçait une petite bobine de fil noir.

S’étant approchés, ses hôtes saluèrent Averki, l’embrassèrent avec prudence et soulevèrent l’enfant qui ne voulait pour rien au monde donner un baiser à son grand-père et qui tournait obstinément la tête de côté. Averki remarqua avec satisfaction que les cheveux d’or pâle de la fillette étaient tendres et lisses comme l’herbe à la fin de l’été.

Les visiteurs se mirent à parler à voix forte, apparemment insouciante ; le gendre tenta même de faire de l’esprit ; ce qui ne les empêchait pourtant pas d’observer longuement Averki. On avait plutôt l’impression que nonobstant leur jovialité, ils ne savaient de quoi parler. Le sentant, le malade souriait gauchement, s’efforçait de paraître plus fort et plus heureux qu’il ne l’était en réalité. Et tout en admirant sa jolie fille, il pensait : « Non, ma vieille était autrefois plus gentille, plus cordiale... » Aussi belle et aussi modeste que sa mère l’était dans sa jeunesse, la fille semblait plus calme et plus retenue. Elle charmait Averki par son regard fascinant, par la longueur extraordinaire de ses cils, par l’éclat de gouttes de verre de ses peignes, tandis que la vieille le touchait par ses laptis, sa peau fanée, sa grande fatigue, sa simplicité que rien ne saurait égaler.

La vieille ne pouvait feindre la gaieté. Elle entra dans la pièce et s’arrêta sur le seuil, le regard tristement attaché sur son mari, comme si elle eût voulu dire : « Les voilà venus pour te voir... Quelle mauvaise mine tu as, mon petit père ! Mais il n’y a rien à faire... Ils ne t’en voudront sûrement pas d’être dans cet état... »

En effet, Averki avait une mine épouvantable. Plus clairs et plus fins que jamais, ses cheveux tombaient sans cesse, couvraient en abondance le large col de la chemise de toile sous laquelle ses omoplates saillaient pointues comme des mors. Des deux côtés de ses tempes creusées par l’âge, se dressaient d’énormes oreilles transparentes. Ses yeux semblaient profondément enfoncés dans leur orbite.

Les hôtes déjeunèrent dans l’isba. Averki, qui était retourné à son chariot, reçut une grande tasse de potage bleuâtre, un morceau de lard et une tranche de pain. Il se souleva, saisit la tasse de ses deux mains, se pencha sur elle, inclina l’échine que dentelaient ses vertèbres, se signa, puis tandis que sa main tremblante secouait le potage, il avala hâtivement le liquide comme s’il n’eût pas la force de manger à sa faim... En fait, il ne se trompait pas. Il suffoqua, se coucha sur le dos... Et, presque intacte, la tasse resta là où la vieille l’avait posée, par terre, près du véhicule mutilé. Le potage se couvrit d’écume, puis d’une légère couche de graisse qui attira un essaim de mouches. Tout en chassant celles-ci, Averki examinait ses mains, ses ongles étrangement violacés. C’était surtout la paume de sa main qui l’étonnait : creuse, sèche, elle brillait comme enduite de cire. Soudain, Averki pensa à la clinique où l’on allait l’emmener, et il sourit d’un air moqueur...

 

VI

Sur le soir, il plut un peu. Riant aux éclats, se couvrant la tête de leurs jupes, des jeunes filles accoururent en troupeau dans la grange, se blottirent dans un coin perdu. Sans porter aucune attention au vieillard, sans même le remarquer peut-être, elles attendaient que cessât la pluie qui tombait d’un petit nuage gris voguant dans l’éther. Dehors, dans la rue, des jeunes gens bavardaient et criaient. Quelqu’un, parmi eux, essayait de jouer sur un harmonica russe aux clés abîmées.

Légèrement ivre, le beau-fils d’Averki s’approcha de la cour, s’arrêta près de la porte cochère. Il avança le genou droit, y posa son banjo, un grand instrument qui rendait des sons doux, roucoulants et se mit à jouer, le regard langoureux, perdu dans le vague. Juste en face de lui, la tête un peu penchée, se tenait debout, comme ensorcelée, une femme potelée, pâle, les lèvres fraîches et d’une ligne exquise, les yeux couleur d’argent aux cils noirs. Tous deux s’appelaient l’un l’autre par des regards pleins de leur désir, par les soupirs harmonieux de la mélodie qui paraissait interminable. Et fasciné, se pressant sous une pluie fine, tout le monde suivait silencieusement leur duo d’amour.

Il faisait déjà sombre sous le porche et sombre aussi dans les coins de la grange. Averki écoutait, attentif, les yeux clos. Il était bien, comme il ne l’était plus depuis longtemps.

La foule resta près de la grange assez tard dans la nuit, puis se dispersa enfin très lentement, par petits groupes. À minuit le temps se rasséréna complètement, deux grandes étoiles se mirent à fixer la grange.

Déjà depuis un bon moment le banjo s’était tu. Dans la rue, derrière la clôture, quelqu’un parlait d’une voix tremblante, enrouée, suppliante. Une autre voix, celle de la femme, répondait mollement, évasivement, mais sa résistance n’était que très faible. Puis, au bout de quelques instants, deux ombres offusquèrent furtivement les étoiles dans le cadre du portail, passèrent chancelantes, et se dirigèrent sur leur gauche, vers les derniers tas de paille....

— Ah ! que c’est amer ! se dit Averki. Et pourtant, je suis sûr que ma fille l’aime toujours. » Et sans savoir pourquoi, peut-être sous l’influence d’une réminiscence ranimée sous la cendre, une tendre chanson aux paroles d’amour monta dans son âme :

« Je m’ennuie de toi, mon chéri. Mon petit lit s’est refroidi sans toi ; glacé, mon oreiller t’appelle... Viens, mon petit, viens ! »

Il s’assoupit et fut réveillé par une forte toux qui retentit tout près de lui. Après avoir raccompagné sa compagne, le gendre revint insouciant dans la grange, s’assit sur un traîneau bas, se déchaussa et jeta avec bruit ses bottes à terre. Ensuite, il alluma une allumette dont la lueur éclaira un coq tristement accouvé sur un tréteau de bois relégué dans un coin :

Pour montrer qu’il n’était nullement fâché et qu’il ne tenait pas à se mêler des affaires qui ne le regardaient pas, Averki poussa un petit rire et indiqua le coq du doigt :

— Tiens ! quel drôle de gîte, n’est-ce pas ?

— Mais toi... pourquoi ne dors-tu pas ? lui demanda l’autre.

— Ma foi, je crois que je ne dors plus jamais, répondit Averki.

— Alors, cela veut tout simplement dire que tu vas mourir, fit avec indifférence le gendre en se couchant et se couvrant de sa demi-pelisse.

— Qu’importe ! puisque je ne suis plus bon à rien, dit Averki, esquissant un sourire. Pour moi, je crois que c’est bel et bien la fin. Je sens qu’elle vient. Je m’ennuie terriblement la nuit, et surtout lorsque l’étoile de minuit monte au firmament. C’est l’heure la plus pénible pour moi ! s’écria-t-il d’une voix où il n’y avait plus aucun espoir. Tu comprends, j’entends déjà des grelots sonner dans mon gosier. C’est un très mauvais signe.

Tandis qu’il parlait, son beau-fils commençait déjà à s’endormir, à ronfler avec un bruit sinistre. La tristesse et la conscience de son isolement sur cette terre s’emparèrent alors du vieillard. Il aurait voulu parler encore un peu, dire quelque chose d’aimable et de très amical à son gendre. Il l’appela de nouveau :

— Est-ce que tu dors ?

— Non, répondit l’autre, reprenant ses sens. Pourquoi ? Que veux-tu ? murmura-t-il avec brusquerie. Assez bavardé, tu empêches les gens de dormir. Dors !

Averki obéit, se tut, bien qu’il eût voulu dire tout ce qu’il avait pour le moment sur le cœur. Il ne dit rien, se recoucha, et, l’haleine coupée, essaya de se voir lui-même dans le tombeau.

Son gendre ronflait de plus en plus fort, dormant d’un sommeil irrésistible et profond. De faibles lueurs rougeâtres vacillaient derrière la cour, dans les champs qui sombraient dans l’obscurité. Tel une ombre dans une glace trouble, un croissant tardif passa tout bas à l’horizon et disparut.

Le coq se réveilla et se mit à chanter éperdument comme s’il eût été le seul maître de la grange. Le ciel commença à s’argenter dans le cadre de la porte, une aube nouvelle naissait pour les vivants.

Le beau-fils se leva, bâilla longuement avec volupté, réveillant Averki qui sommeillait. Le jour s’annonçait radieux et gai. Jeune, insouciant, le ciel était bleu au-dessus de la cour et orange à l’horizon. Une rosée froide brillait timidement sur l’herbe. Se chaussant, le beau-fils se gonflait et frappait le sol de ses bottes.

— Ah ! mais il les a rétrécis, le diable boiteux ! s’écria-t-il d’une voix forte et rauque, traitant ainsi le cordonnier.

— C’est en automne qu’une botte étroite gêne plus que jamais, fit remarquer Averki. Quelle torture, mon Dieu !

— Passe encore si l’on porte des bas, mais impossible de les supporter avec des bandes de grosse toile. Attends ! attends ! diable boiteux, je te donnerai de mes nouvelles !

Sa femme et sa fille habillèrent Averki. Elles mirent sur lui une chemise de percale, depuis longtemps passée, mais propre, un pantalon étriqué gris rayé et des chaussures de cuir. Puis elles le vêtirent de sa pelisse, le coiffèrent de son grand bonnet et le conduisirent, en le tenant sous les bras, vers le chariot qui l’attendait dans la cour.

Pendant ce temps, la fillette, dans la grange, faisait la chasse au coq qu’elle essayait en vain de saisir par la queue, mais la bête s’enfuyait à pas menus entre les jambes de sa persécutrice, et la vue de ce tableau faisait sourire Averki dans sa barbe.

Après l’exiguïté de la grange, le ciel lui parut infiniment grand, clair et joyeux, l’air, dans les champs, enivrant. La route était jalonnée d’arbres déjà touchés par les derniers souffles de l’été. Il partit pour une journée d’août un peu fraîche mais splendide, avec de légers nuages d’acier voguant dans l’azur. Il ne voulait penser ni à la clinique, ni à sa guérison : il se sentait bien et ne désirait rien de plus pour le moment.

 

VII

Un mois s’écoula encore pendant lequel la vie se retirait de plus en plus d’Averki. Bien entendu, les petites pilules couvertes d’une odorante poudre jaune ne donnèrent en fin de compte aucun résultat, sauf de terribles brûlures. Il les prit quand même, pendant toute une vingtaine de jours ; mais lorsqu’il en avala la dernière et que, sans trop savoir pourquoi, il cacha le petit tube de verre vide sous son oreiller, il poussa un long soupir de soulagement, comme s’il se fût débarrassé d’un ultime devoir tout particulièrement encombrant.

Quant aux gens, mentalement il leur faisait déjà ses adieux. D’ailleurs, ceux-ci commençaient petit à petit à l’oublier, le visitaient de plus en plus rarement, et racontaient même, lorsqu’ils venaient, des choses tantôt touchantes, tantôt drôles ou tristes, mais toujours insignifiantes. Tout le temps il se sentait comme un voyageur revenu dans un pays qu’il habitait autrefois et où l’on vivait maintenant plus pauvrement et plus tristement encore que jadis, au temps lointain de sa jeunesse.

Un soldat vint le voir deux fois de suite. Cet ancien guerrier connaissait Port-Arthur et le Japon pour y avoir fait la guerre et y avoir été prisonnier. Malgré cela, il ne sut rien raconter d’intéressant ni sur la guerre ni sur sa captivité. Somme toute, il ne répétait que ce que sait tout homme qui a fait la guerre une fois et a séjourné à l’étranger. Au début, la guerre fait peur ; mais à la longue on s’y accoutume et l’on n’y pense même plus. Quant aux pays étrangers, tout y est sens dessus dessous. Quoiqu’il y ait là beaucoup de terre, la place manque terriblement. Trop de montagnes !... De même, trop de gens et, malgré cela, impossibilité de causer avec qui que ce soit. L’ennui est qu’on n’y comprend guère la langue chrétienne. Le soldat parlait volontiers des Japonaises, mais il n’en faisait pas grand cas : « Elles sont de petite taille et peu attrayantes. » Quant à la mer, il en parla laconiquement :

— Beaucoup d’eau, mais il n’y a là rien à boire. Pas fameux !

Anuta l’idiote venait de temps en temps. Avec elle, Averki se sentait parfaitement à l’aise. Comme elle ne se hâtait jamais, elle restait longtemps auprès de lui, ne disant pas avec feinte : « Ah ! maintenant je vais te quitter, parce que j’ai bien d’autres choses à faire... » Elle était simple, sincère, même agréable, bien qu’elle blessât Averki en lui parlant d’égale à égal, c’est-à-dire comme si elle avait eu affaire à un innocent de son espèce, à un être superflu. Mais ce qui ennuyait surtout Averki, c’était qu’Anuta ne cessait de se plaindre de son sort à elle, et ceci pour le moindre prétexte ou même sans aucun prétexte.

Parfois le « vieux danseur » venait aux nouvelles, porteur d’une demi-pelisse et d’un canotier de paille. Il apportait des pommes qu’il glissait avec une obstination exagérée sous l’oreiller d’Averki. Pris d’une animation déplacée, il bavardait sans cesse ni fatigue, franchement heureux de son perpétuel état d’ivresse, et tantôt il comblait sa propre vie de louanges, tantôt il en parlait avec mépris.. Il exhalait une odeur écœurante de mauvais vin et bavardait sans pouvoir jamais s’arrêter.

— Hum ! disait-il. Ici, à la campagne, je suis vraiment bien. On durait un paradis terrestre ! Ici, je me suis un peu redressé, je suis redevenu un homme comme un autre. Pense donc, l’année dernière, on m’a envoyé le diable seul sait où. Dans un trou, je te jure. Un tout petit pays de rien du tout, perdu au milieu des champs. Oh ! là là ! ce que j’ai pu m’ennuyer ! Que Dieu vous en garde ! Tandis qu’ici, c’est tout autre chose. Ici tu peux aller dans la steppe, où une fois arrivé, tu tomberas sûrement sur quelque chose : ou bien ce sont des gosses jouant dans le chanvre, ou bien une petite femme qui t’en donne de la bonne façon. Et bien d’autres rencontres encore, non moins intéressantes et utiles. Eh oui...

Quant aux voisins, ils ne s’occupaient plus d’Averki : ils vannaient les blés nouveaux et se préparaient pour le prochain ensemencement. Une fois seulement, cette vie paisible fut troublée par une forte alarme. Le tocsin se mit à sonner précipitamment, appelant en hâte le village épouvanté, pour qu’il accourût sur le lieu du sinistre inattendu, vers la meule de blé qui, soudainement, au milieu d’un après-midi ardent, s’était enveloppée d’une flamme orange s’élançant dans le ciel en volutes promptes et gaies.

Averki, qui toujours craignait l’incendie, s’effraya tout d’abord. Son cœur se mit à battre avec violence. Il se redressa sur son lit autant qu’il le put et regarda longuement par le rectangle de la porte cochère, dans l’azur serein où, bien haut, se mouvaient avec agitation des flocons noirs, des « choucas ». Il écoutait avidement le tapage et le vacarme que provoque l’affolement des gens courant au feu. Selon son ancienne habitude, il partagea cette excitation générale, mais il se rendit vite compte qu’il s’était tout simplement réjoui de l’incendie comme d’une espèce de distraction, dont son âme avait grandement besoin. Dans son for intérieur, il espérait que les siens viendraient le chercher pour le transporter de la grange et le poser quelque part sur l’herbe ou ailleurs... Mais il comprit rapidement que le feu était loin et que, par conséquent, personne ne viendrait le chercher... Alors son habituelle indifférence s’empara de nouveau de lui, et il se recoucha docile dans son chariot sans roues.

Un jour, le sacristain passa chez lui, vêtu d’une soutanelle de toile à voile. Il resta une bonne demi-heure auprès du malade, plaisanta gentiment, fit quelques allusions à ce qu’on allait avoir bientôt un peu plus de « marchandise de terre » et dit enfin, d’un air pensif :

— Oui, voilà ce que nous lisons dans le Livre Saint : « Et la terre retournera à la terre d’où elle a été prise, et l’esprit retournera à Dieu qui l’a donné... » Ah ! mon pauvre ami, il n’y a rien à faire, c’est une chose que nul ne pourra jamais éviter, ni toi, ni moi, ni personne.

Et comme ces paroles plurent à Averki, il se hâta de les répéter :

— Oui, c’est juste, nul ne pourra jamais l’éviter.

Un instant il eut peur de ces saintes paroles, mais après une courte méditation, il répéta d’une voix plus ferme encore :

— Non, que Dieu nous garde, nul ne pourra jamais l’éviter. Il m’arrive, de temps à autre, je l’avoue, de me plaindre et de me dire à moi-même que je suis un coq condamné, comme on dit chez nous. Mais puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement, il faut se résigner à payer cet impôt à Dieu...

Et comme s’il s’était égaré dans ses pensées, il ajouta mal à propos :

— Non, c’est impossible... Sans cela le monde entier périrait d’immondices. On lit dans le Livre Saint que de retour du Calvaire la Sainte Vierge pleurant à chaudes larmes, toutes les fleurs sur son passage séchèrent, brûlées par ses pleurs, à l’exception du tabac. C’est justement pour cela qu’on le fume et qu’on le brûle..., balbutia-t-il, quasi inconscient.

En dépit de tous ses efforts, il ne savait pas analyser le profond sentiment qu’avaient éveillé les paroles du sacristain se rapportant à la terre, à l’esprit, à Dieu. Mais chaque fois qu’il s’en souvenait, il sentait son moral meilleur, ce qui adoucissait considérablement ses tristes considérations concernant sa vie qui s’en allait rapidement.

Après sa visite à la clinique, il fit maintes tentatives pour reconstruire mentalement la vie qui avait été la sienne. Il lui semblait nécessaire de mettre un peu d’ordre dans tout ce qu’il avait vu et vécu au cours de son séjour sur terre. Malheureusement, malgré toute sa bonne volonté, ses efforts étaient vains. Ses souvenirs étaient insignifiants, pauvres, monotones. Il se souvenait de faits sans importance qui passaient déplacés, à bâtons rompus, dans sa tête peuplée d’images troubles et décousues. À peine se mettait-il à revivre sa vie, procédant par ordre depuis le commencement même de son âge le plus tendre, qu’aussitôt tout se brouillait, dégénérant en des souvenirs concernant une journée ou même une soirée qui, la plupart du temps, n’avait que peu de rapports directs avec son enfance et qui était à ce point éloignée et inutile que, pris de dégoût et de dépit, Averki renonçait à quoi que ce fût.

« Quelle chose étrange, tout de même, songeait-il, qu’après avoir vécu tant d’années je ne puisse rassembler mes souvenirs. Je n’y comprends rien. »

Il y avait des faits en face desquels il demeurait complètement stupéfait. Pour lui, les parents, par exemple, étaient les gens les plus proches et les plus chers qui existent au monde ; mais son père étant depuis longtemps mort, il l’avait complètement oublié, ainsi d’ailleurs que sa mère. Non seulement il ne regrettait pas de les avoir perdus, mais il n’arrivait même plus à se représenter clairement les traits de leurs visages, et cela lui était parfaitement égal. De même, il ne gardait plus le moindre souvenir des fort nombreuses connaissances qu’il avait faites durant sa longue vie. Elles s’étaient effacées dans sa mémoire, elles en avaient disparu comme des rêves, par exemple... Oui, c’est cela : comme des rêves. Était-ce possible de les évoquer tous ? Certes, non !

Pourtant, il y en avait un dont il se souvenait encore avec tendresse... : ce crépuscule lointain sur la rivière de son pays, cette rencontre lointaine avec l’être, jadis jeune et infiniment charmant, qui aujourd’hui, le suivait de ses vieux yeux, d’un air à la fois indifférent et plaintif. Ce souvenir, il lui revenait surtout lorsque passait devant son regard trouble sa fille, dont le visage ressuscitait étonnamment pour lui tout son passé.

 

VIII

Un mois s’écoula encore et enfin approcha le moment où Averki devrait payer à Dieu l’impôt amer et doux.

L’automne arriva plus tôt qu’on ne l’attendait. Tourmenté sans répit par le froid dont le protégeaient mal ses vieux vêtements déguenillés, souffrant d’escarres et de plaies sèches aux coudes, Averki hochait doucement la tête et disait, songeant à la mort :

— C’est qu’elle est rétive, la sotte ! Décidément, il n’y a pas moyen de la faire venir plus tôt...

Sa vieille elle-même, semblait l’oublier ; il arrivait parfois à Averki de ne pas manger pendant deux journées entières. Il n’entrevoyait plus le monde extérieur que par le trou de la porte cochère, il n’apercevait plus, autrement dit, qu’un minuscule point de l’immense tableau. De plus en plus blancs et de plus en plus froids, s’accrochant aux arbres dépouillés, d’interminables nuages se traînaient lentement et tristement vers l’horizon. Mortellement atteintes, les herbes séchaient, pourrissaient à vue d’œil. Déjà l’enclos était complètement vide, plus que jamais lugubre. À travers les branches dégarnies le moulin se dessinait au centre d’un champ dépaysé, hostile. La pluie se transformait de temps à autre en neige, la bise sifflait froidement avec méchanceté en s’engouffrant par tous les interstices de la grange.

Et quand, par des nuits noires, glaciales et mouillées, la porte cochère se figeait devant lui en fantôme vague et immobile, le fixant d’un regard de plomb, Averki passait certainement les heures les plus pénibles qu’il ait jamais connues. Cependant, il hésitait à se faire transporter dans l’isba, car il était sûr qu’une fois enfermé entre les quatre murs, il suffoquerait immédiatement et mourrait dans de grandes souffrances.

Son moral, assez bon pendant un certain temps, commençait visiblement à s’affecter. Une fois, il fit un rêve étrange...

Il vit des nuages froids planer très bas au-dessus des champs verdoyants, au-dessus de l’amas jaune et rouge de la forêt qui se découpait sur l’horizon. Sur la grand’route boueuse se traînait un Averki vieux, terriblement vieux, les cheveux longs, les jambes longues, sa longue pelisse enveloppant son corps long et desséché. Il pressait de ses talons sa petite jument dont les sabots s’enfonçaient profondément dans un sol humide et déracinaient des mottes entières d’épis.

À un moment donné, il fut rattrapé par le staroste monté à cheval qui l’accosta et qui, du haut de sa selle, lui asséna avec fureur, et sans mot dire, un formidable coup sur le cœur même. Averki se laissa glisser promptement, silencieusement du dos de la jument, avec la souquenille sur laquelle il était assis, tomba à genoux, retira son bonnet lourd de sa tête chauve et se mit à pleurer, à demander pardon, à dire qu’il était très vieux, sourd, fourbu par l’âge et le travail, et qu’il partait chez sa fille pour la voir une dernière fois avant sa mort. Montrant les dents, le staroste se prit à le frapper de son knout sur tout le corps. La souffrance et l’angoisse le réveillèrent. Il pleurait. Et il resta ainsi, jusqu’à l’aube, presque immobile sur son grabat, fixant la chimère de plomb de la porte cochère, sentant son cœur fatigué s’engourdir, activer précipitamment ses derniers battements.

Ahuri, il ne saisissait plus au juste : était-ce un rêve ou plutôt la réalité de sa vie terrestre qui s’était transformée en cette anxiété, en cet insupportable chagrin qui, dans le songe, l’avaient poussé à s’agenouiller devant le staroste ? Et tout en essuyant les larmes qui coulaient encore irrésistiblement sur son visage, il souriait déjà et se disait avec fermeté :

— Non, j’en ai assez. Je vais m’installer dans l’isba. Et si j’y suffoque, tant pis !

Du reste, dès le lendemain matin, il ne lui était plus possible d’hésiter. L’hiver vint subitement. Et la vie s’alluma encore une fois en Averki.

Ah ! l’hiver éveilla spontanément en lui le sentiment bien connu et bien aimé qu’il n’éprouvait qu’à cette époque de la saison où tombe la première neige, où souffle la première bourrasque glaciale ! La steppe blanchit, se blottit frileuse dans le sein de l’hiver, et dès lors on peut rester dans l’isba, sans bouger, toute une demi-année. Plus il fait froid, sombre et morose dans les champs enveloppés de linceuls de neige que secouent de violentes tourmentes, mieux on est chez soi, dans l’isba bien chauffée, où règne un calme inviolable, assoupissant. Le plancher inégal de terre battue est proprement balayé, les tables raclées et lavées, les cheminées chauffées à souhait avec de la paille toute fraîche. Ah ! que tout cela est bon !

Averki fut d’autant plus heureux que sa fille venait justement d’arriver chez eux : « C’est comme si son petit doigt lui avait dit quelque chose ! » pensa Averki, bien qu’il sût parfaitement que sa fille n’était venue que pour assister aux fiançailles d’une de ses amies. La neige tournoyait comme des colombes blanches au-dessus du village terne qu’elle recouvrait de blanc, de bout en bout. Blanches étaient les collines, blanches les côtes de la rivière qui seule noircissait, parce que non encore gelée, tandis que les oies blanches nageaient encore à sa surface.

Dans l’antichambre de l’isba se tenait debout la fille, belle et joyeuse. Maintenant qu’il lui était devenu évident que son père ne se rétablirait plus jamais, elle n’avait plus aucune pitié pour lui.

Il y a peu de temps, sa fille unique était morte. Cette perte l’avait rajeunie et lui donnait un air plus indépendant que jamais. Pendant que sur une large soupente la vieille faisait un lit de fortune pour Averki, la jeune femme l’attendait patiemment pour aller chercher le malade et le transporter sur un traîneau dans l’isba.

Dès qu’elle fut arrivée à la maison paternelle, elle enleva sa petite pelisse, descendit son châle de sa tête sur ses épaules et sortit sur le seuil. Par la porte grande ouverte, le vent apportait de la poussière de neige argentée qui se fixait en fines étoiles étincelantes dans sa chevelure. Ses yeux brillaient. Elle était vêtue d’une robe, de laine bleue qui sentait admirablement bon. Comme un veau du voisin s’obstinait à vouloir entrer coûte que coûte dans l’isba, elle le chassait avec un rire spontané, s’élançant dans la cour, rentrant, sortant de nouveau, s’immobilisant enfin sur le seuil.

Elle avait le sentiment d’être toujours jeune fille et de vivre encore insouciante sous le toit de ses parents. Aussi était-elle heureuse de savoir à qui appartenait le veau indocile et à qui il fallait s’adresser pour ramener la bête.

— Mishka, que le diable l’emporte ! cria-t-elle d’une voix résonnante, très contente de pouvoir jurer sans toutefois blesser personne : — Oh ! là ! Mishka, je n’ai aucun désir de surveiller ton bœuf. Veux-tu le rentrer, espèce d’imbécile ?

Cassant entre ses dents des grains de tournesol, une amie de la jeune femme entra dans l’antichambre, celle même qui allait se fiancer. L’air sérieux, les sourcils touffus et noirs, endimanchée, elle portait une robe neuve couleur d’acier, agrémentée de feuilles d’argent.

— Allons transporter mon père, lui dit hâtivement la fille d’Averki. Il est déjà à son dernier souffle et nous a même priées d’aller chercher le pope...

Excité par une nuit sans sommeil, la première bourrasque de neige, son transport dans l’isba et la pleine conscience de la mort qui, toute proche, le guettait, Averki, étendu sur le traîneau, écoutait le vent bruire d’un souffle froid, hivernal, semant avec un doux crissement des flocons blancs autour de lui, et arrachant une plainte lugubre aux arbrisseaux de la clôture. Bien que couvert d’un tas de housses blanches, Averki frissonnait de froid, s’emmitouflait dans sa pelisse fatiguée et enfonçait avec obstination son bonnet profond sur son front luisant. Quoique son visage eût quelque expression d’attente, ses yeux agrandis, assombris, ne décelaient plus aucun sentiment. Chancelant, ivre de faiblesse, il réussit toutefois à rassembler ses forces pour passer lui-même du chariot sans roues dans le traîneau, et une fois installé, il pensa avec une joie enfantine : « Ils vont venir m’aider, mais voilà que je suis déjà prêt à partir. Ils n’auront donc qu’à se mettre au brancard. »

Tout à coup retentit la voix sonore de sa fille :

— Eh bien, batioushka ! Es-tu toujours vivant ?

Mais dès qu’elle eut lancé un regard à son père, la jeune femme poussa un cri et sanglota soudainement, à tel point lui parut grand et vieux ce mort vivant, dont les cheveux clairs retombaient sur les épaules, que coiffait son bonnet qu’un long usage avait transformé en une sorte de bavolet étrangement haut et ressemblant plutôt à une calotte, et que revêtait enfin une longue souquenille couleur de pain de seigle, passée par-dessus sa pelisse.

Il lui dit bonjour d’une voix mourante, à peine perceptible. Et les yeux baissés, sans presque être aidée de son amie, elle s’attela au lourd véhicule qu’elle tira vers l’isba. Et alors sur la neige qui resplendissait d’une blancheur immaculée, deux sillons noirs se traînèrent de la grange à l’isba, — empreinte endeuillée laissée par le traîneau qui demeura tout l’été sans bouger sur un sol humide.

 

IX

L’air était peuplé d’ombres bleu-noir, mais il faisait clair encore ; tout autour était blanc, grâce à la neige qui enveloppait tout ce que l’œil pouvait embrasser. Cependant l’isba se remplissait déjà d’ombres fuyantes.

Dans le crépuscule, tout couvert de neige, se courbant pour franchir le seuil de la porte basse, le pope entra dans l’isba.

— Où est-il chez vous ? s’écria-t-il haut, et sa voix retentit comme celle de la mort elle-même.

Prise d’une peur timide, la vieille se leva d’un banc. (Ne croyant pas la fin de son père si proche, la jeune femme était allée aux fiançailles de son amie.) S’appuyant sur ses mains tremblantes, Averki se leva aussi et se figea dans l’attente, comme s’il se dressait hors de son cercueil. Dans la pénombre, son visage épouvantable bleuissait, devenait blafard, il portait déjà le masque de la mort. En le voyant, le pope baissa le ton et rapidement, d’une voix pleine d’effroi, agité comme si quelqu’un d’autre était entré avec lui dans l’isba, Celui sans doute pour qui tout s’accomplissait en ce moment — Dieu, peut-être, — il dit :

— Découvre-toi... mais découvre-toi, voyons !

Averki enleva son bonnet, le posa sur ses genoux. Au bout d’un instant on alluma un cierge dont la flamme jaune vacillait. Après s’être confessé et avoir communié, Averki demanda tout bas d’une voix étouffée :

— Eh bien, mon père... Vous qui le savez... dites-moi... elle, est-elle déjà en moi ?

Et le pope de répondre haut, promptement, presque durement :

— Eh bien, oui ! Il est grandement temps, dépêche-toi.

Sans regarder la vieille, il attrapa à la volée la main de celle-ci dans laquelle suait depuis longtemps la pièce de vingt copecks, après quoi il enjamba rapidement le seuil. Se signant, la vieille femme s’approcha de la soupente et se mit, la main appuyée contre le menton, à contempler pour la dernière fois celui qu’elle avait vu si peu durant sa vie...

« Dépêche-toi, dépêche-toi... » lui avait crié le pope. Et obéissant, Averki se posa docilement sur le dos, le cierge convulsivement serré entre ses doigts osseux. Son cœur se pâmait, s’évanouissait ; il nageait dans un brouillard, se balançait dans une houle, signe précurseur de la mort. Tremblante, une petite lueur jaune se glissait furtivement sur les lèvres couleur de cendre, se mouvait doucement sous ses moustaches claires, illuminait à peine son luisant nez pointu, les paupières lilas de ses yeux clos. Sentant quelque présence, il fit un effort visible, ouvrit les yeux, voulut articuler un mot. Mais son visage trembla seulement. Peut-être était-il gêné, angoissé par cette lumière trouble, par cette nuit noire frissonnante, rappelant l’église. Quelques instants passèrent dans le silence crépusculaire, et comme la vieille croyait que la fin était encore assez loin, elle retira lentement le cierge des mains d’Averki, éteignit la flamme, se rassit auprès du moribond pour écouter son souffle haletant.

Et dans la pénombre, dans ce silence, Averki se sentit mieux. Soudain, il vit une splendide journée d’été... Une brise estivale jouait dans un champ verdoyant... Le flanc de la montagne s’élevait derrière le village et là, sur la hauteur, il trouva sa tombe...

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Mais qui crie donc d’une voix si sonore et si déchirante ? D’où vient cette mélopée traînante ?... Qu’y a-t-il ?

— Oh ! mon père chéri... Pourquoi t’en vas-tu ? Qu’allons-nous devenir sans toi, batioushka ? Qui donc maintenant va s’occuper de nous, et nous chérir ? Batioushka, batioushka chéri, je passais devant tout le monde, personne ne venait à ma rencontre, personne ne me disait un mot de tendresse. Je restais auprès de toi, mon batioushka, et il n’y avait que toi qui m’aimais, qui me choyais... Oh ! gronde encore, tonnerre ! Sillonne, éclair ! Ouvre-toi, terre notre mère ! Soufflez, vents violents, dissipez le brouillard brodé d’or, gardez-nous notre batioushka...

— Ah ! c’est ma fille qui pleure sur moi ! pensa Averki avec joie, avec émotion. Et tout son cœur, tout son être se fondit dans un espoir infini, doux et inexprimable,

Averki mourut dans l’isba obscure, silencieuse, derrière la petite fenêtre, au travers de laquelle tombait la première neige, persistante et tenace. Et sa mort fut si douce que sa vieille ne s’en aperçut même pas...

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 2 janvier 2014.

 

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[1] Chaussures de tille.