LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Andreï Biély
(Бугаев Борис Николаевич)
1880 – 1934
REQUIEM
(Панихида)
1907
Traduction de J. Chuzewille, Anthologie
des poètes russes, Paris, Crès & Cie, 1914.
I
« Tu te dresses sur ton lit
Ensanglanté par le couchant,
Le regard perdu,
Sur l’oreiller défait...
— Dis, que veux-tu ? »
« Ah ! les crêtes
Des sapins,
Que l’or transperce
Toutes grêles,
Sur le ciel bleu lointain !... »
« Si tu m’abandonnes,
Il me faudra
Pleurer les étés
Les hivers et les printemps.
La vie sera autre ;
Il me faudra m’habituer...
Ne t’en va pas. »
« Ah ! par-dessus les sapins,
Je m’enfonce dans l’éther.
Qu’est-ce donc qui, là-bas,
S’enveloppe de lumière,
Comme d’une chape d’argent ? »
II
Des fleurs — et toi
Reste avec moi.
Des croix, des croix
En fleurs de lune !
Du firmament
La Mort descend.
Sur l’herbe en rosée
Sa faux s’est posée.
Et l’une ruisselle
Quand l’autre étincelle —
Et le vent a soufflé
La chandelle...
A murmuré : Va-t-en
À travers la voûte d’argent !
Et je gis.
Ne m’appelle plus à la vie...
Comprends-moi, comprends-moi mon amie.
La pudeur —
Il reste encore
La pudeur.
Tu étreins un cadavre, et ce n’est pas moi...
Loin dans les profondeurs, je suis dispersé, moi.
Va-t-en — oublie.
Une couronne, et c’est tout.
On m’a recouvert.
Chacun son tour.
Je suis mort.
III
Elle est là, seule,
Seule avec moi.
Aux vitres le printemps.
Bleue est la voûte du ciel.
Des nuages flottent.
À l’église on sonne :
Drlin — bim, bam...
Je suis en habit noir,
Et jaune, jaune est ma face ;
Dans ma main crispée, une image.
Drlin, bim, bam...
J’ai, dans le linceul,
Appris mon destin.
S’engouffrer aux lointains
Du ciel
Est doux.
Elle a pleuré,
La fiancée en ses voiles de crêpe,
Et sa tête aux cheveux ondulés
Sur l’épaule a croulé.
Je gis, parmi des fleurs muettes
Et jolies,
Des jasmins, des roses, des œillets
Et des lis.
À mon doigt
Reluisait ma bague.
Elle se pencha vers moi ;
Je la brûlai d’un feu de glace.
Drlin, bim, bam.
Hôtes sur hôtes arrivèrent
En gémissant : Mon Dieu ! Hélas !
Dans l’antichambre ils laissèrent
Leurs parapluies et leurs cannes.
Et quand sur ma bière on déposait une couronne,
Je l’entendais rire d’un rire de folle...
Nous pleurions tous les deux !
IV
Sentir là, tout auprès,
Femme, maîtresse, amie ;
Et personne avec soi,
Plus rien.
Balançant l’encensoir
Le diacre laisse choir :
Seigneur, faites repos à votre serviteur !
V
On emporte les couronnes.
On soulève le cercueil.
— Cela, je le sais,
Sans le demander.
Par dessus les têtes
Bercé, je flotte...
On m’emporte.
Là-bas, où la rangée des noirs
Cyprès se dresse,
Sous les genièvres je pourrirai.
De ma demeure
On m’emporte.
Un enfant passe
Et me voyant s’effare.
La foule s’arrête.
Le bedeau
Titube avec l’icône en tête.
Le catafalque flambe, décor
D’argent et d’or.
D’eau bénite on me mouille, et d’encens on m’empeste,
Cercueil ou maison — tout est prison.
Des chevaux piaffent :
Voici les gendarmes.
On chante,
Je ne sais quel chant.
Je regrette,
Je regrette,
Je regrette
La terre.
On chante et l’on chante ;
Et, la messe finie,
Vers la dernière
Demeure, on me conduit.
Quelqu’un chuchote vaguement :
Du ciel, l’empire
N’est plus à conquérir.
C’est elle qui me le chuchote
La pâle, pâle, pâle mort.
Puis tombent sur ma jaune face
Des taches.
Et des fleurs,
On en jette...
Et les lèvres,
Elles prient...
Et les cierges,
Ils s’éteignent...
VI
Un jour qu’elle errait en robe de deuil,
Lente en sa démarche,
Au long du fleuve ;
La voyant passer si grave
Un monsieur l’aborda, à fine moustache,
Et rond chapeau de feutre.
Je les suivis dès lors, à tous leurs rendez-vous,
D’un regard jaloux,
Et soulevant, en passant près d’eux,
Un vacarme d’orage.
À travers le bruit,
J’entendis
Soupirer : « Véra, Véra ! »
Alors, je balayai, d’un souffle furieux,
À travers les grilles du square,
La poussière.
Il frémit,
M’ayant là pressenti...
Soudain, il se sentit cingler
La face, comme d’un coup de fouet.
Ils changèrent le lieu du rendez-vous...
Bientôt époux.
VII
Elle portait bien haut sa tête
Sous son diadème embrasé.
Je suivais, j’étais de la fête,
Mort que rien ne peut apaiser.
Un chapeau sur mon crâne en bosse,
D’un large plaid enveloppé,
Quand je pris place en son coupé,
Pâlit le héros de la noce.
Dans tout l’éclat de sa beauté
Se pavanait la jeune femme ;
Son regard d’un feu velouté
Pénétrait jusqu’au fond de l’âme.
Ses voiles au frou-frou soyeux
Savaient répondre à mon langage ;
Tandis que souriaient ses yeux
À maints souvenir d’un autre âge.
Jusqu’à ce qu’il comprit enfin
Que, du mort elle était l’épouse,
Tandis qu’une fureur jalouse
L’enivrait comme un acre vin.
VIII
Elle eût regret de l’absent.
Au printemps,
Elle porta sur sa tombe
Des giroflées.
Et voici qu’elle tombe,
Le front au marbre collé.
Bijoux,
Perles et pleurs
Illuminaient ses joues...
Et la senteur
Des balsamiques roses, des roses rouges,
De la tombe
Chassa toute puanteur.
Elle se releva.
Ils sortirent...
Avec le bien-aimé...
Ils s’évanouirent
Dans l’azur sublimé.
IX
Du sépulcre je suis sorti.
Pas un n’était venu m’attendre.
Une pâle touffe d’ortie
Tord seule au vent sa tige tendre.
Je les surprends en leur foyer.
Si je frappe, on clôt l’huis bien vite.
Moi par la pluie toujours mouillé,
Sous mon monument qui s’effrite.
Sous ma dalle je m’étendrai.
Telle une mère, je te prie,
Tombe, asile sûr et sacré
De tes fils à l’âme meurtrie !
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 29 août 2013.
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