LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 


Nikolaï Berdiaev

(Бердяев Николай Александрович)

1874 — 1948

 

 

 

 

SUR LE SUICIDE

(О самоубийстве)

 

 

 

1931

 

 

 

 

 


Traduction de Morgan Malié, 2013.

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TABLE

 

I

II

III

IV

V

 

 

 

I

La question du suicide est l’une des plus inquiétantes et des plus douloureuses parmi l’émigration russe. Beaucoup de Russes mettent fin à leur vie par le suicide. Beaucoup, s’ils n’ont pas encore décidé de se tuer, en portent cependant en eux la pensée. La perte de tout sens à la vie, l’éloignement du pays natal, la ruine des espoirs, la solitude, le besoin, les maladies, un changement brusque de situation sociale, lorsqu’une personne appartenant aux plus hautes classes devient simple ouvrier, et l’incrédulité quant à la possibilité d’améliorer sa situation dans l’avenir : tout ceci favorise beaucoup les épidémies de suicides. Le suicide comme phénomène individuel a existé à toutes les époques ; mais il se fait parfois phénomène social, et c’est ainsi qu’il se manifeste à notre époque parmi l’émigration russe, au sein de laquelle se forme une atmosphère collective qui lui est très favorable. Le suicide est contagieux : quelqu’un qui se tue accomplit un acte social, incite les autres à suivre le même chemin, crée une atmosphère psychologique de démoralisation et de découragement. Le suicidaire n’a pas seulement affaire à lui-même, et ce n’est pas seulement pour lui que l’anéantissement violent de sa propre vie possède une signification. C’est aussi chez les autres que le suicidaire excite une résolution fatidique : il sème la mort. Le suicide fait partie de ces phénomènes complexes de la vie qui provoquent un sentiment ambigu à leur égard. D’un côté, celui qui a mis fin à ses jours excite une profonde pitié, de la compassion pour les tourments qu’il a endurés. Mais le fait même du suicide éveille l’effroi et la réprobation en tant qu’il est péché, et même crime. Les proches veulent souvent cacher ce fait étrange. On peut plaindre un suicidé, mais non pas compatir au suicide même. L’Église refuse les funérailles chrétiennes au suicidé, que l’on considère voué à un trépas éternel. Ses lois sont, à cet égard, trop cruelles et impitoyables, et il est nécessaire de les adoucir dans la pratique. Mais il y a dans cette cruauté et cette impitoyabilité une profondeur métaphysique. Le suicide excite un sentiment terrifiant, presque surnaturel, en tant que transgression des lois divines et humaines ; en tant que violence faite non seulement à la vie, mais à la mort elle-même.

Le suicide des Russes dans l’atmosphère de l’émigration ne possède pas seulement un sens psychologique, mais également historique. Il dénote l’affaiblissement et la corruption des forces russes, il montre que les Russes ne supportent plus l’épreuve historique. Et c’est avant tout par un  rétablissement du sentiment et de la conscience de la dignité, de la vocation, qu’on doit lutter contre le suicide. Un Russe se sentant aujourd’hui un penchant au suicide ne peut attirer sur lui d’attitudes trop dures et trop impitoyables. Mais face à vos attitudes dures et impitoyables, il vous répondra toujours que vous vous trouvez dans une situation bien plus privilégiée et plus heureuse que la sienne, et que c’est la raison de votre incompréhension de la souffrance et du désespoir de sa propre vie. Et voici ce qu’il faut comprendre avant tout. Il est difficile, très difficile à quelqu’un de vivre isolé, seul, éloigné du sol natal qui l’a nourri, de se sentir jeté dans l’océan immense et sombre d’une vie qui lui est étrangère et effrayante. Et lorsque la vie d’un humain n’est pas réchauffée par la foi, lorsqu’il ne sent pas la proximité et l’aide de Dieu et la dépendance de sa vie à une force positive, la difficulté devient insurmontable. Ce qu’il y a de plus terrible pour un humain, c’est lorsque tout le monde environnant lui est étranger, hostile, froid, indifférent à sa misère et à son malheur. Un humain ne peut pas vivre dans le froid glacé : il a besoin de chaleur. La jeunesse russe, dispersée sur toute la Terre, se sent fréquemment livrée à son sort, sans abri, abandonnée à ses forces limitées.. Elle se bat, essaie de défendre sa vie, mais se trouve parfois à bout de forces, perd la force de résister, ne supporte plus des expériences trop pénibles. La raison de l’inclination au suicide parmi l’émigration n’est pas seulement le besoin matériel, l’incertitude du lendemain, la maladie, mais plus encore l’effroi qu’il faudra toujours, jusqu’à la fin de ses jours, vivre dans un monde étranger et froid, et que la vie y est dépourvue de sens et de but. Un humain peut supporter les souffrances, il a plus de forces qu’il ne le pense lui-même : cela est suffisamment prouvé par la guerre et la révolution. Mais il lui est difficile de supporter l’absence de sens de ses souffrances. Nietzsche écrit que c’est moins la souffrance que l’humain ne peut pas supporter que l’absence de sens de la souffrance. La souffrance dont le sens et le but sont conscients est une souffrance tout à fait différente de la souffrance dénuée de but et de sens. Supporter héroïquement les épreuves les plus pénibles suppose la conscience du sens de ce qui est traversé.

La révolution russe amena aux gens une quantité innombrable de souffrances, elle fut une grande épreuve pour l’esprit. Et c’est pourquoi, afin de supporter cette épreuve, afin d’endurer ces souffrances, qu’il faut reconnaître que les événements ont un sens, qu’ils ne sont pas pure absurdité et pure perte. Une vision erronée de la révolution comme pure absurdité, comme malheur parfaitement extérieur ayant frappé la vie des gens, comme le fruit accidentel d’un groupe de malfaiteurs, conduit à des humeurs spirituellement dépressives parmi l’émigration, au sentiment d’une absence totale de sens de la vie et pousse à raccourcir celle-ci de manière violente. Mais un tel regard sur le malheur de la révolution est parfaitement extérieur ; non pas spirituel, ni religieux, mais matérialiste et borné. En effet, la révolution est un moment très sérieux et tragique intérieurement au sein du destin des peuples, dans le destin de chacun de nous. La révolution est un événement historique, se passant en nous et avec nous ; même si nous n’avons pas de rapport avec elle, même si nous sommes insurgés par son versant négatif, elle n’est pas du tout quelque chose qui nous serait extérieur et absolument dénué de sens pour notre vie. Est dénué de sens ce qui reste pour nous absolument extérieur, en aucune manière relié intérieurement à notre vie. Et il faut considérer les malheurs et les épreuves de la vie personnelle (la mort des proches, les maladies, la pauvreté, la désillusion sur des gens qui semblaient être des amis et qui nous ont trahi) comme ayant un sens pour le destin personnel, comme des événements intérieurs, et non pas extérieurs ; c’est-à-dire qu’il faut les considérer spirituellement. Il s’agit là d’une relation religieuse à la vie. Il faut dire la même chose également des malheurs historiques, des guerres, des révolutions, des pertes de la patrie, de la dégradation sociale. La révolution est le châtiment pour les péchés du passé en même temps que leur expiation. Elle montre la faute commune. Personne ne peut se sentir soustrait à la faute commune, au destin commun. Et seule la vive impression de la faute rend la révolution tolérable. Une révolution est toujours le signe que les forces du bien ne se sont pas découvertes de manière créatrice dans la vie, que beaucoup de mal et de poison se sont accumulés, qu’un renouvellement est nécessaire à travers la catastrophe et l’action de forces négatives si le renouvellement ne s’accomplit pas à travers une force spirituelle positive. Quelqu’un peut avoir émigré, être un adversaire impitoyable du mal qu’est le bolchevisme ; mais lui-même doit sentir et avoir conscience que la révolution est un événement intérieur, se déroulant en lui et avec lui, et que sa signification peut être immense pour le destin historique du peuple, même si elle est absolument incommensurable avec ce dans quoi les acteurs de la révolution la voient eux-mêmes. L’accablement moral et la perte du sens de la vie seront vaincus si la conscience se fait que nous vivons dans une époque de grande crise et de tournant historique, qu’une nouvelle période de l’histoire est en train de s’ouvrir, que le vieux monde s’écroule et qu’un nouveau monde encore inconnu est en train de se créer. Et chacun est destiné à être acteur dans ce processus. L’avenir dépend de la force spirituelle dont chacun fait preuve. De telles époques engendrent toujours une grande quantité de souffrances. Mais ces souffrances ne sont pas dénuées de sens et de but. Il faut coûte que coûte vaincre l’état démoralisant de dépression parmi l’émigration russe, et particulièrement chez la jeunesse. Ces humeurs dépressives proviennent d’un regard erroné sur les épreuves de la révolution, de la désillusion quant aux vieilles méthodes de lutte contre le bolchevisme, d’idées fausses empêchant de traverser spirituellement la révolution. La lutte contre l’abattement et l’inclination au suicide est avant tout la lutte contre la psychologie du désespoir et de la désolation, la lutte pour un sens spirituel de la vie qui ne peut dépendre de manifestations extérieures passagères.



II

Le suicide est un phénomène psychologique ; pour le comprendre, il faut comprendre l’état moral de celui qui a décidé de mettre fin à ses jours. Le suicide s’accomplit à un instant particulier de la vie, exceptionnel, lorsque l’âme est submergée par des vagues noires et que se perd le moindre rayon d’espoir. La psychologie du suicide est avant tout la psychologie du désespoir. Car le désespoir est un rétrécissement terrible de la conscience, l’extinction pour elle de toute la richesse du monde de Dieu : c’est le soleil qui ne brille plus et les étoiles qu’on ne voit plus, c’est l’enfermement de la vie en un endroit sombre, l’impossibilité d’en sortir, de sortir de soi vers le monde de Dieu. Lorsqu’il y a de l’espoir, on peut supporter les épreuves et les souffrances les plus terribles ; mais la perte de l’espoir incline au suicide. Le désespoir est signe de l’impossibilité de se représenter un état différent : il est toujours une éternité négative de tourments et de souffrances, c’est-à-dire l’anticipation de tourments infernaux éternels, desquels la personne pense se libérer par la suppression de sa vie. L’âme entière devient obsédée par un seul état, une seule pensée, une seule terreur, par laquelle toute la vie est recouverte, ainsi que le monde entier. Le suicidaire est obstrué dans son « moi », en un endroit sombre de son « moi » ; mais d’autre part, ce n’est pas sa propre volonté qu’il accomplit : il ne comprend pas la métaphysique satanique du suicide. Quelqu’un endure le tourment d’un amour malheureux. En un endroit de son moi se condensent les ténèbres qui supplantent la diversité de la vie. Il ne voit plus que l’éternité sans fin de l’amour malheureux. Il ne voit de sens nulle part ; et c’est pourquoi il ne voit plus rien non plus d’attrayant dans sa vie. Il cesse de voir du sens dans la vie du monde entier, tout prend pour lui la teinte sombre d’une absence de sens sans issue, tout le sens est supplanté. La question du suicide est celle de quelqu’un qui se retrouve dans un endroit sombre dont il ne peut s’échapper. Il veut supprimer sa vie, mais il le veut précisément parce qu’il ne peut pas sortir de soi, parce qu’il est plongé en lui-même. Il ne peut sortir de lui-même qu’au moyen du meurtre de soi. C’est qu’une vie obstruée en elle-même, refermée sur le soi, est un tourment insupportable. Le suicidaire est toujours un égocentrique : il n’y a plus pour lui ni Dieu, ni monde, ni autres gens : mais lui et lui seul. Il n’y a pas non plus de gens à cause desquels il décide de mettre fin à ses jours. Surmonter la volonté de se suicider signifie s’oublier, surmonter l’égocentrisme, le repli sur soi, penser aux autres et à d’autres choses, jeter un regard sur le monde de Dieu, sur le ciel étoilé, sur les souffrances des autres ainsi que sur leurs joies. Surmonter la volonté de se suicider signifie avant tout cesser de penser à soi et à ce qui nous concerne. Il y a, dans la vie des gens, des endroits sombres et dangereux où se condensent des ténèbres sans fond. Si la personne parvient à se sortir de ces endroits, à sortir de soi, alors elle est sauvée et la volonté de se suicider ne peut plus la traverser. Voilà pourquoi, dans le cas contraire, il est si important de lui venir en aide : un seul mot prononcé peut la sauver, ou même un regard qui lui fait ressentir qu’elle n’est pas seule au monde[1].

La psychologie du suicide est la psychologie du repli de la personne sur elle-même, sur ses propres ténèbres. On peut même dire que, lorsque quelqu’un se trouve dans un état égocentrique, centré exclusivement sur lui-même, sur ses souffrances et ses tourments, lorsque se perd pour lui la relation réelle aux autres et aux autres choses, il est en permanence dans les ténèbres, dans un trou sombre qui se révèle être sans fond. La moindre lumière présume pour moi de l’existence d’autres personnes et d’autres choses, et avant tout de l’existence du Soleil du monde. Voilà pourquoi la solitude et l’abandon sont si terribles pour celui qui ne peut voir ni sentir Dieu. C’est alors un trou noir sans fond qui s’ouvre. Ce n’est qu’avec Dieu qu’on peut supporter la solitude extérieure et l’abandon. L’une des voies dans la lutte contre les humeurs dépressives entraînant au suicide est l’unité spirituelle entre les gens, l’amitié spirituelle. La grande tâche de la vie humaine consiste à apprendre à sortir de soi, de l’engloutissement en soi, pour aller vers les autres et vers le monde, vers des valeurs ayant une signification supérieure à soi-même ; car lorsque l’humain s’enfonce en lui-même, ce n’est pas seulement lui-même qu’il trouve, mais aussi ce qui est plus près que lui : il trouve Dieu. La psychologie du suicide ignore la sortie de soi vers les autres : pour elle, tout perd sa valeur. Ce n’est pas Dieu que l’homme voit au fond de lui, mais un vide sombre. Voilà pourquoi la psychologie du suicide n’est pas un état spirituel.

Mais on simplifierait trop en considérant le suicide comme un phénomène toujours identique. Il existe des types divers de suicide et les suicidés éveillent des évaluations différentes. Les gens se tuent à cause d’un amour malheureux, d’une forte passion ou bien d’une vie familiale malheureuse ; on se tue d’avoir perdu goût à la vie, par impuissance ; on se tue à cause de la honte et de l’honneur perdu ; d’avoir perdu sa situation et à cause de la misère ; on se tue pour éviter la tromperie et la trahison ; on se tue à cause d’une maladie incurable et par peur des souffrances. Un homme que je respectais beaucoup, que j’aimais et que je considérais comme l’une des meilleures personnes, a mis fin à ses jours. La raison de son suicide était une maladie incurable. Je ne le juge pas. Lorsqu’une personne se tue parce que c’est la torture qui l’attend et qu’elle a peur d’accomplir une trahison, ce n’est au fond pas même un suicide. Le suicide peut avoir pour cause une impuissance complète comme une abondance de forces. La psychologie du suicide est si étrange qu’il y a eu des cas de personnes s’étant tuées par peur d’être contaminées par le choléra. Dans ce cas, celles-ci souhaitaient mettre fin à un insupportable sentiment de peur, qui est pire que la mort. Le suicide peut s’accomplir aussi avec des motivations esthétiques, par le désir de mourir bellement, de mourir jeune, d’attirer une sympathie particulière sur sa personne. L’attrait de la beauté du suicide a été fort et contagieux à certaines époques. Le suicide d’Essénine, du poète russe le plus remarquable après Blok, a éveillé un culte de sa personne. Il est devenu le centre des humeurs dépressives, de la beauté idéalisée du suicide. Mais aussi diverses que soient les motivations du suicide et sa teinte spirituelle, il dénote toujours l’épreuve du désespoir et de la perte d’espoir. On pourrait faire exception des Romains de la décadence qui, comme Pétrone, interrompirent leur vie de manière violente avec une parfaite maîtrise de soi, de manière philosophique, non dans un état d’émotion. Et il y a dans ce phénomène un sous-sol de profond désespoir, mais qui n’est pas du tout caractéristique de notre époque et du milieu russe. Les fortes passions engendrant les conflits insurmontables de la vie, conduisent fréquemment au suicide : l’amour d’une femme, la jalousie, les jeux de hasard, la concupiscence du pouvoir, la passion du profit, le sentiment de la vengeance et la colère. Ce type de suicide peut être mis dans une catégorie à part : dans ce cas, le suicide n’est pas un phénomène social. Ce qui m’intéresse ici est ce type de suicide qu’on peut appeler phénomène social de faiblesse et de décadence.

Le suicide est, par sa nature, une négation des trois vertus cardinales chrétiennes : la foi, l’espérance et l’amour. Le suicidaire est quelqu’un qui a perdu la foi. Dieu a cessé d’être pour lui réel, d’être cette force positive gouvernant la vie. C’est avant tout quelqu’un qui a perdu l’espérance, qui est tombé dans le péché de la tristesse et du désespoir. Enfin, c’est quelqu’un ne possédant pas l’amour : il pense à soi et ne pense pas aux autres, aux prochains. Il est vrai qu’il existe des cas de personnes qui décident de sortir de la vie pour ne pas être un poids pour leurs prochains. Ceci est un cas particulier de suicide, atypique, qui n’est pas fondé sur l’égoïsme et sur un jugement erroné sur la vie : il est provoqué par une maladie incurable, une infirmité complète ou la perte de la capacité de travailler. Certains ont quitté la vie pour céder la place à d’autres, voire à leurs rivaux. Dans tous les cas, la foi, l’espérance et l’amour vainquent les humeurs inclinant au suicide. Une seule de ces vertus chrétiennes suffit à sauver quelqu’un de la destruction. Le suicidaire, dans les formes prédominantes de ce phénomène, est quelqu’un ne croyant déjà plus en rien, n’espérant plus rien et n’aimant plus rien. Même le suicide à base érotique témoigne plus de l’amour de soi que de l’amour pour une autre personne. Et même l’amour pour l’autre est dans ce cas un péché d’idolâtrie. À cet instant sombre de sa vie où elle décide de mettre fin à ses jours, la personne ne croit pas, n’espère pas et n’aime pas. Si elle parvient à sortir de cet endroit sombre, à s’en échapper, alors pourront se réveiller en elle et la foi, et l’espérance, et l’amour. Mais elle considère que cet instant sombre durera toute sa vie, qu’importe les conditions. À l’instant suivant, l’espérance aurait se réveiller ; mais elle ne parvient pas à imaginer cet instant suivant. C’est en ceci que réside le grand mystère et le paradoxe du temps : toute l’éternité peut être absorbée dans un instant, et les choses vécues à cet instant semblent emplir tout l’être. Jusqu’à ce moment terrible, il y avait chez la personne de l’espérance, et celle-ci aurait peut-être pu renaître à l’instant suivant ; mais elle a pris cet instant pour l’éternité et a décidé d’anéantir cette éternité, d’éteindre l’être.

La personne, au fond, ne désire jamais se tuer ; cela serait d’ailleurs impossible, puisqu’elle appartient à l’éternité : elle veut seulement anéantir un instant qu’elle confond avec l’éternité, elle veut anéantir tout l’être concentré dans un point précis ; et pour cet attentat contre l’éternité, elle en répond à l’éternité. Un suicide manqué conduit même parfois à une renaissance, comme la guérison après une pesante maladie. Visiblement, le suicide peut produire des forces impressionnantes. Il n’est pas aisé de mettre fin à ses jours, il y faut mettre une résolution folle. Mais en réalité, le suicide n’est pas une manifestation de la force de la personnalité humaine : il est accompli par une force inhumaine qui effectue cette affaire terrible et difficile à la place de la personne. Le suicidaire, finalement, est un obsédé. Il est obsédé par les ténèbres apparues en lui et il a perdu la liberté. Il s’agit d’un phénomène typique. Le suicide est aussi une manifestation de faiblesse d’âme, un refus de faire preuve de force mentale pour endurer une épreuve, il s’agit d’une trahison faite à la vie et à son Créateur. La psychologie du suicide est une psychologie de l’affront, l’affront reproché à la vie, aux autres, au monde, à Dieu. Mais la psychologie de l’affront est une psychologie d’esclave. La psychologie de la faute lui est opposée, qui est la psychologie de l’être libre et responsable. Dans la conscience de la faute se manifeste une force plus grande que dans la conscience de l’affront.

 

III

Le suicide dénote-t-il l’aversion pour la vie et ses biens ? Superficiellement, le suicide peut donner l’impression d’une perte du moindre goût pour la vie terrestre, d’un renoncement définitif à elle. Mais ce n’est pas le cas en réalité. Le suicide est dans la majorité des cas un genre particulier de manifestation d’un amour trouble pour la vie terrestre et ses biens. Le suicidaire est quelqu’un qui a perdu tout espoir que les biens de la vie puissent lui être accordés. Il déteste sa vie malheureuse et dénuée de sens, mais pas la vie terrestre en général, pas les biens de la vie en général. Il aurait préféré une vie terrestre plus heureuse et plus sensée, mais désespère de la possibilité de celle-ci. La psychologie qui conduit au suicide est moins que tout une psychologie du renoncement aux biens de la vie terrestre. Les gens du type ascétique, par la tension de la vie spirituelle, l’adresse à un autre monde, à l’éternité, ne mettent jamais fin à leur vie par le suicide. Il faut au contraire une grande attention portée aux choses temporelles et terrestres, l’oubli de l’éternité et du ciel, pour que se constitue la psychologie du suicide. Pour la psychologie du suicide, c’est précisément les choses temporaires qui deviennent éternelles, car les choses éternelles ont disparu : c’est précisément la vie terrestre et ses biens qui forment l’unique vie existante ; et il n’y a aucune autre vie. La psychologie du suicide ne dénote pas du tout le mépris pour le monde et pour une vie agréable dans le monde. Elle dénote, au contraire, un esclavage au monde. La personne spirituellement libérée du pouvoir du monde ne pourrait jamais ressentir l’état de désolation et de désespoir qui mène au suicide. Elle sait que ce ne sont pas les biens du monde qui donnent la joie véritable, mais l’accroissement de la vie spirituelle et la proximité de Dieu, elle sait que la véritable vie est enracinée dans l’éternité. Et celui qui prend racine dans l’éternité ne souhaite jamais en finir de manière violente avec sa vie. C’est par l’accroissement de la vie spirituelle que se donne la liberté par rapport au monde. Lorsqu’un humain met fin à ses jours, il tue un monde qui lui est devenu trop amer au moment même où il considérait la douceur de la vie comme la seule vie véritable. Le poison que l’humain absorbe dans un accès de désespoir, la balle qu’il se tire dans le front, la rivière dans laquelle il se jette : tout cela est son propre monde destructeur, sous le pouvoir duquel il se trouve. Lorsque quelqu’un est pénétré profondément et vivement de la pensée que la vie dans ce monde, à cette époque, n’est pas unique et définitive, qu’il y a une vie autre, supérieure et éternelle, la pensée ne lui vient jamais d’en finir avec lui-même. Se présente alors devant lui une tâche sans fin d’enracinement dans l’éternité, d’ascension spirituelle, de libération du pouvoir mauvais, malheureux et absurde de la vie du monde. Surmonter la volonté de se suicider signifie surmonter le pouvoir du « monde » sur son destin. Voici le paradoxe fondamental du suicide. Le suicidaire est moins que tout capable du sacrifice de sa vie : il y est trop attaché et il est plongé dans ses ténèbres. Le suicide est l’immersion de l’individu en soi et sa servitude au monde. Le suicide est égoïste et contraire au sacrifice de sa vie au nom des autres, au nom de quelque idée, au nom de sa foi. Si une personne ayant décidé de mettre fin à ses jours était encore capable de sacrifice, alors elle resterait en vie, elle accomplirait ce sacrifice en acceptant le poids de la vie. Si le suicidaire, au moment fatidique, était capable de penser aux autres et d’accomplir un sacrifice pour les autres, sa main tremblerait et sa vie serait sauvée. Le pouvoir du monde sur le suicidaire ne s’exprime pas par la capacité de penser au monde en renonçant à soi, en s’oubliant, mais par le fait qu’il est absorbé par les souffrances que le monde lui apporte et par le désespoir que le monde ne lui offrira jamais les biens désirés. Cela signifie qu’il est orienté égocentriquement dans sa relation au monde. Mais l’orientation égocentrique est et a toujours été la source de la servitude. La perte du goût pour le monde et pour la vie, lorsque tout devient insupportablement ennuyeux, est une humeur suicidaire ; mais elle ne signifie pas quelqu’un est libre de l’emprise du monde. Il voudrait que le monde eût pour lui un goût, l’excitât, l’attirât ; et le fait que cela soit passé et déjà impossible le tourmente. La fixation au monde persiste, bien que sous une forme négative. L’histoire, il est vrai, a connu le suicide par devoir : des esclaves à la mort de leur seigneur, des femmes à la mort de leur mari. Ces suicides, bien sûr, ne sont pas égocentriques ; mais ils ne sont pas du tout caractéristiques de la psychologie contemporaine bien plus typique du suicide.

Le suicide est non seulement une violence faite à la vie, mais aussi une violence faite à la mort. Il n’y a pas, dans le suicide, d’acceptation volontaire de la mort à l’heure décidée par le ciel. Le suicidaire se considère seul maître de sa vie et de sa mort, il veut ignorer Celui qui a créé la vie et de qui dépend la mort. L’acceptation volontaire de la mort est en même temps une acceptation de la croix qu’est la vie. Et la mort est l’ultime croix. Le suicidaire, dans la majorité des cas, pense que sa croix est plus lourde que la croix des autres. Mais personne ne peut décider quelle croix est la plus lourde. Il n’y a là aucun critère objectif de comparaison. Chacun a sa croix particulière, différente de celle d’un autre. Le suicide est non seulement une relation erronée et coupable à la vie, mais aussi une relation erronée et coupable à la mort[2]. La mort est un grand mystère, un mystère aussi profond que celui de la naissance. Quant au suicide, c’est un manque de respect envers le mystère de la mort, une absence de la vénération religieuse qu’elle doit provoquer à son égard. La personne doit, au fond, se préparer toute sa vie à la mort ; et le fait qu’elle soit prête ou non à mourir déterminent l’importance et la qualité des accomplissements de sa vie.

Se préparer à la mort ne signifie aucunement mourir, affaiblir et anéantir sa vie : au contraire, il s’agit d’élever sa vie, de l’implanter dans l’éternité. Mais en réalité, très peu de gens se révèlent préparés à la mort : ils en sont souvent indignes. La relation chrétienne à la mort est très complexe et, en apparence, ambiguë. La vie est le plus grand bien accordé par le Créateur, la mort est le plus grand et le dernier mal. Mais la mort n’est pas qu’un mal. L’acceptation volontaire de la mort, le sacrifice volontaire de la vie est un bien. Le Christ a foulé la mort par sa mort. La mort possède aussi une signification expiatrice. Se représenter notre vie coupable et bornée est un cauchemar sans fin : mais à travers la mort, nous approchons de la résurrection à une vie nouvelle. Le suicide s’oppose de front à la Croix du Christ, au Golgotha ; c’est un refus de la croix, une trahison du Christ. C’est pourquoi il est profondément opposé au christianisme. La figure du suicidé s’oppose à la figure de Celui qui a été crucifié pour la vérité. Et la psychologie du suicide n’est pas du tout une psychologie du sacrifice expiatoire. Celui-ci est fondé sur la liberté ; et le suicidaire ignore la liberté, car il n’a pas vaincu le monde mais est vaincu par lui. Le Christ a surmonté le monde et a préparé la voie au triomphe universel sur la mort et à la résurrection. Le sacrifice volontaire à la croix est la voie vers la vie éternelle. Le suicide n’est que la voie vers le trépas éternel, il refuse la résurrection.

Une dialectique géniale sur le suicide a été découverte par Dostoïevski dans Les Démons avec la figure de Kirilov. Kirilov est obsédé par l’idée de l’homme-dieu : l’humain doit devenir Dieu. Mais pour devenir Dieu, l’humain doit surmonter la peur de la mort : il doit consciemment et librement se tuer. Kirilov ne prend pas du tout la décision de se tuer parce qu’il traverserait subjectivement un état de désespoir et de désolation : son suicide doit être cette expérience métaphysique dans laquelle quelqu’un se convainc de sa propre force, de ce qu’il est seul maître de la vie et de la mort. Il ne connaît pas l’autre maître, Dieu, et c’est pourquoi il devient lui-même un dieu. Dieu n’existait pour la personne qu’à cause de sa peur. L’idée du suicide chez Kirilov porte un caractère apocalyptique : c’est le temps qui est vaincu à travers lui. Le temps s’arrête et l’éternité va survenir. Kirilov est une personne « d’idée » : il n’est pas gouverné par des mobiles sordides, il ignore la peur. Et la figure de Kirilov, ascète en son genre, personne pure, s’oppose en tout point à la figure du Christ. Car l’homme-dieu doit s’opposer en tout au Dieu-homme. Le mot ultime du suicide métaphysique de Kirilov est la mort ; le mot ultime du sacrifice du Christ sur la croix est la vie, la résurrection. Kirilov accomplit un geste métaphysique impuissant : il est impuissant à fouler la mort par sa mort, il est impuissant à vaincre le temps et à passer dans l’éternité. Le suicide de Kirilov est monstrueux comme tout suicide, sans rayon de lumière en lui. Mais Kirilov lui-même est le plus noble et le plus sublime des suicidaires. La crucifixion du Christ, qui a été le plus grand crime de ceux qui Le crucifièrent, rayonne de lumière, porte au monde le salut et la résurrection. Dostoïevski dévoile, à travers l’expérience métaphysique de Kirilov, que le suicide est par nature athéiste : il s’agit d’une négation de Dieu, il s’agit de l’érection de soi à la place de Dieu. Bien sûr, la majorité des gens mettant fin à leur vie par le suicide n’ont pas les pensées métaphysiques de Kirilov ; ils se trouvent dans un état d’émotion et ne réfléchissent pas. Mais, sans en avoir conscience, ils se placent à la place de Dieu, car ils se considèrent seuls maîtres de leur vie et de leur mort, c’est-à-dire qu’ils affirment l’athéisme en pratique. La déification de l’humain, l’humain devenant dieu, ne peut se manifester au dernier point que dans la mort violente. Nous touchons ici à la question de la relation entre la mort violente et le meurtre. Le suicide est-il un meurtre ?

Si la mort peut n’être pas seulement un mal, mais aussi la voie vers la résurrection, le meurtre est un mal pur et le plus effroyable. Le suicide est le meurtre d’un être vivant, de la Création. Ceux qui n’y voient pas un meurtre se fondent sur l’idée que le meurtre est l’anéantissement d’une vie autre, qui ne m’appartient pas. Ma vie m’appartient et c’est pourquoi je peux l’anéantir sans commettre de meurtre, de la même manière que je ne peux pas commettre un vol relativement aux objets qui m’appartiennent. Mais il s’agit d’un jugement erroné et superficiel. Ma vie n’est pas seulement la mienne, sur laquelle je possède un droit absolu de propriété, mais c’est aussi la vie de quelqu’un d’autre : elle est avant tout une vie appartenant à Dieu, qui seul possède le droit absolu de propriété ; il s’agit aussi de la vie de mes proches, des autres gens, de mon peuple, de la société et enfin, du monde entier, qui a besoin de moi. Le principe du droit absolu de la propriété privée est d’ailleurs un principe erroné. La conception romaine du droit de propriété n’est pas une conception chrétienne. La formule classique de la conception romaine du droit de la propriété privée stipule : dominium est jus utendi, fruendi, abutendi re sua quatenus juris ratio patitur[3], ce qui signifie que la propriété est non seulement le droit d’user d’un objet, mais aussi d’en abuser, d’en faire ce que bon nous semble. Mais le droit absolu de propriété n’existe pas sur les choses, sur les objets inanimés appartenant à la personne.

Ce ne sont pas seulement les gens, mais aussi les choses qui doivent être libérées de l’esclavage et du servage. Admettons que je possède le droit, du point de vue du droit en vigueur, de casser et de détruire les objets qui m’appartiennent sans que cela ne m’attire de poursuites, sans qu’on ne me jette en prison. Mais spirituellement, moralement, religieusement, je n’ai pas le droit de faire ce que bon me semble avec les objets qui m’appartiennent, de mal m’en servir, de les détruire et de les exterminer. Je ne dispose pas d’un droit absolu sur les choses : je dois en user pour le bien, mais ne pas en abuser, je dois m’en servir à la manière de Dieu. Si, d’ailleurs, dans un accès de violence, je me mets à détruire les choses qui m’appartiennent, à casser mon mobilier, à briser la vaisselle, les vitres de ma maison, à mettre mes vêtements en pièces, il est probable qu’on me soumettra à un examen médical et qu’on m’enverra dans une clinique. Mon droit de propriété sur les choses est relatif, et non pas absolu : les choses appartiennent aussi à Dieu, à mes proches et au monde entier, dont ils sont la continuité. Si je ne peux pas même me comporter comme bon me semble avec mon propre crayon, mon livre ou mes vêtements, alors à plus forte raison je ne peux pas le faire avec mon propre corps, avec ma propre vie, bien plus précieuse que des choses. L’affirmation du droit absolu de la propriété privée est un individualisme erroné et non chrétien.

La personne doit s’aimer en tant que création divine, et une trop grande aversion et le dédain pour soi sont habituellement accompagnés des convulsions de l’amour-propre (l’amour-propre n’est pas l’amour de soi au sens convenable du mot, c’est au contraire un état coupable, la négation de la Création divine, de la figure et de l’idée de Dieu). Il est écrit : « Aime ton prochain comme toi-même ». Et cela suppose aussi l’amour de soi, qui n’est pas du tout l’égoïsme. Sans cet amour de soi, le sacrifice serait impossible, l’amour du prochain serait impossible. Mais il y a dans le suicide de l’égoïsme et de l’égocentrisme, une immersion et une absorption en soi ; et il ne s’y trouve pas d’amour normal pour soi en tant que créature appartenant à Dieu. Lorsqu’une personne se met à éprouver de la haine et du dégoût pour elle-même, lorsqu’elle veut se détruire, elle ne le pardonne à personne, et se met à éprouver de la haine et du dégoût aussi envers les autres gens et tout le monde de Dieu. Le paradoxe psychologique consiste en cela que la haine et le dégoût de soi sont en même temps de l’égocentrisme, de l’absorption en soi, l’impuissance à sortir de soi, à s’oublier et à penser aux autres. Les gens qui se haïssent et souhaitent se détruire sont pour l’essentiel des écorchés qui rejettent sur les autres ce qui ne leur plaît pas en eux-mêmes. Les gens veulent fréquemment mettre fin à leurs jours pour contrarier les autres. Lorsque la monstruosité maladive présente chez la personne provoque chez elle l’aversion pour elle-même, et le sentiment de sa faiblesse et de l’humilité de sa condition, alors la personne rejette souvent celle-ci sur les autres et se met en colère à leur sujet. Il ne faut pas se comporter spirituellement envers soi-même seulement comme envers soi-même et sa propriété, mais aussi comme envers la créature appartenant à Dieu, au monde et aux autres. Le sentiment de mission y est lié. Il existe des devoirs non seulement en relation avec Dieu et les autres, mais aussi envers soi. Il faut se montrer bienveillant, et non malveillant, envers soi-même, ne pas se détruire, ne pas se comporter de manière mauvaise avec son propre âme et son propre corps. Le suicide est l’expression maximale d’une manière négative d’être envers soi, une transgression du devoir relatif à soi. Le suicide est un meurtre indubitable de la créature appartenant à Dieu, aux gens et au monde. Outre cela, il s’agit non seulement d’un meurtre du corps, mais aussi de l’âme, c’est-à-dire en un certain sens un meurtre encore plus grand que tout autre. Lorsque quelqu’un détruit son âme par la dépravation, l’alcoolisme, l’excès, la négligence, les passions obscures, la méchanceté, l’esprit de vengeance, etc., il accomplit un suicide partiel et un meurtre, il se comporte de manière intolérable avec ce qui n’appartient pas seulement à lui et qui est destiné à des buts supérieurs. Le point de vue qui considère la personne comme maîtresse absolue de son âme et de son corps est un point de vue athéistique, irreligieux. La personne ne possède non seulement pas le droit de détruire son âme et son corps, mais elle doit aussi répondre de sa négligence dans la relation à elle-même. En se mutilant et en s’anéantissant, la personne mutile et anéantit le monde, le tout cosmique, les autres gens, car tout est lié à tout et tout dépend de tout. En se tuant, la personne porte une blessure au monde comme système, elle empêche l’accomplissement du Royaume de Dieu. La personne est un être plus grand par son état et par sa mission qu’elle même le croit dans son égoïsme, son absorption en soi et son animalité. L’égocentrique est toujours voué à se considérer plus bas que ne doit le faire une personne. Et le suicidaire, absorbé seulement en soi, ignore la signification qu’il a pour l’humanité et pour le monde, il ne comprend pas qu’il n’empoisonne pas que lui, mais aussi le monde de Dieu, qu’il rend plus difficile la réalisation du dessein de Dieu concernant le monde. L’humain ne s’est pas créé lui-même : c’est Dieu qui l’a créé pour la vie éternelle, et il l’a créé de telle manière que sa vie soit liée à toute la Création divine. La mort est entrée dans le monde avec le péché originel. Saint Thomas d’Aquin dit que le suicide est un péché relativement à soi, relativement à la société et relativement à Dieu. Le suicidé accomplit un grand péché relativement à sa propre âme en se privant de la possibilité de la repentance, de la renaissance spirituelle et de la préparation au terrible mystère de la mort. Le courage dont fait parfois preuve le suicidaire est un courage spécieux et illusoire. Derrière lui se cachent la faiblesse d’âme et la peur devant la vie. Le suicide est un isolement de soi absolu par rapport à l’être, au monde de Dieu, à l’humanité. Mais un tel isolement est impossible selon la structure de l’être. Tout et tous sont liés avec tous et tout. L’humanité en son entier et le monde en son entier forment un organisme. Et seule la conscience chrétienne découvre la vérité sur le suicide et établit la relation juste à son sujet. Le point de vue sociologique qui, s’appuyant sur la statistique, veut établir une régularité sociale et une nécessité du suicide, est mensonger à la racine : il ne voit que le côté extérieur du phénomène, que le résultat de processus intérieurs invisibles et ne pénètre pas dans la profondeur de la vie[4].

IV

 

Dans le monde païen, antérieur au christianisme, la relation au suicide était différente. Le suicide était plus répandu parmi les sauvages qu’il est d’usage de le penser. Les Romains soit se montraient indifférents à la question du suicide, soit approuvaient celui-ci. Pour Sénèque, représentant de la philosophie stoïcienne que l’on considère être le sommet de la conscience morale romaine et être proche du christianisme, le suicide était possible. Les Romains idéalisaient et anoblissaient celui-ci. À l’époque de l’empire, il devint une preuve de raffinement. Mais cela signifie que le sens positif de la vie s’était perdu ou n’avait pas été trouvé. Épicuriens comme stoïciens avaient lutté avec les souffrances de la vie et essayé d’élaborer une autodéfense intérieure, l’absence de passions. Mais le stoïcisme, une morale naturelle très élevée selon son point de vue, craint les souffrances et s’y dérobe. La possibilité du suicide est une consolation quand toutes les autres consolations ont été employées. Les âmes délicates, souffrant de la rudesse de la vie, ayant perdu la foi en un sens objectif de la vie, sont parfois enclines à idéaliser le suicide comme un acte noble, comme une sortie noble du monde. Mais cela n’est pas un état religieux et chrétien de l’âme. Au xixe siècle déjà, le pessimisme de Schopenhauer mène au suicide universel, à l’extinction de la volonté universelle de vivre, qui engendre tourment et souffrance. Il invite au non-être, au nirvana. Mais la question individuelle du suicide s’y émousse et y perd de son tranchant. Schopenhauer, qui était proche du bouddhisme, craint lui aussi les souffrances et souhaite y échapper. Seul le christianisme affirme le courage face aux souffrances et le sens de la souffrance, la signification de la Croix. C’est pourquoi le christianisme est la religion la plus courageuse. L’idéologie du suicide affirme que la souffrance est plus terrible que le meurtre. Nous avons déjà dit que le suicide est une forme de meurtre. Et de ce point de vue l’on peut justifier le meurtre d’une personne par compassion, afin de lui épargner d’insupportables souffrances, une maladie incurable, l’opprobre, etc. Mais l’Église chrétienne est fermement appuyée sur l’idée que le meurtre est toujours pire que la souffrance, qu’il vaut mieux souffrir plutôt que tuer par compassion. On a même affirmé que Judas avait été plus coupable en se tuant qu’en trahissant le Christ. Le hara-kiri japonais est une forme noble, chevaleresque de suicide, mais il est impossible au chrétien. Le christianisme se différencie profondément à la fois du stoïcisme, du bouddhisme et de toutes les doctrines religieuses et philosophiques sur la question du sens des souffrances. Seul le christianisme enseigne aussi que la souffrance est supportable et a un sens. La souffrance serait insupportable si elle n’avait pas de sens. Mais le sens de la souffrance réside en cela qu’elle est le chemin de croix auquel nous invite le Sauveur du monde. Prends ta croix et suis-Moi. C’est précisément la conscience du chemin de la croix qu’est la vie qui rend la souffrance supportable. La révolte contre la souffrance rend la souffrance double : la personne ne souffre pas seulement des épreuves qui lui sont envoyées, mais aussi de sa révolte contre la souffrance. Car la croix est l’unique défense contre le suicide et la seule force qui peut lui être opposée. Chaque personne inclinant au suicide doit se signer d’un signe de croix, accepter la croix à l’intérieur de soi. C’est précisément le mystère de la croix qui est aussi la condamnation du suicide.

La personne éprouve sur le chemin de sa vie des crises spirituelles, de manière parfois très douloureuse et très pénible. Une crise spirituelle peut lui sembler une véritable agonie. La jeunesse connaît de telles crises spirituelles violentes. Elles sont accompagnées, par exemple, de la maturation sexuelle de la personne, d’une montée violente de forces  ne trouvant pas d’expression. La jeunesse a sa mélancolie, la mélancolie d’une surabondance de forces inusitées, de l’incertitude de parvenir à les employer. La jeunesse est plus encline à la mélancolie qu’on a l’usage de le penser, mais il ne s’agit pas d’une mélancolie due à l’impuissance et à l’épuisement des forces, ainsi que la mélancolie de la vieillesse. Le suicide parmi la jeunesse est souvent le résultat de crises spirituelles violentes auxquelles les forces de la personne ne trouvent pas d’issue. Une relation très attentive et délicate aux crises spirituelles est nécessaire. La perte de la foi enfantine, une crise dans la conception du monde peuvent engendrer des processus spirituels très violents et provoquer la mélancolie. La crise spirituelle provoquée par un amour malheureux peut être aussi fatale. Les crises spirituelles ont des conséquences particulièrement pénibles et dangereuses chez les natures émotionnelles, que l’émotion domine sans réserve. Elles passent plus facilement chez les natures chez lesquelles l’élément émotionnel est fortement pondéré par l’élément intellectuel et par la volonté. Toute la question est de savoir à quel point toute la vie spirituelle d’une personne est facilement déterminée par une émotion quelconque, à quel point elle devient facilement obsédée par un état quelconque, lorsque les vagues noires submergent son âme. Le suicide devient plus facile au moment des crises spirituelles, et tout le problème est d’échapper aux points dangereux où se condensent les ténèbres. Il existe aussi une grande quantité de cas de suicide qui sont le résultat d’une folie, si non complète, partielle. La mélancolie est une forme de dérèglement psychique. La psychopathologie contemporaine enseigne que l’âme humaine est malade et qu’il y a en chaque personne un aliéné potentiel, mais retenu entre des bornes. La personne doit lutter pour sa santé mentale et son équilibre. Il faut dire qu’au moment du suicide, elle se trouve dans la majorité des cas dans un état de désarroi psychique, son psychisme chavire et son équilibre mental est rompu, sa faculté de discernement de la réalité est affectée, sa hiérarchie des valeurs est altérée et une valeur tout à fait dérisoire devient unique et absolue, la conscience est troublée et la mémoire de trop de choses trop importantes est paralysée et ne retient que l’ idée fixe du suicide.

Le suicide est avant tout un rétrécissement terrible de la conscience ; ce qui est inconscient inonde le champ de la conscience. Car ne vit dans la personnalité inconsciente pas seulement une puissante pulsion de vie, mais aussi une pulsion de mort. Freud en tire même une métaphysique complète. C’est une erreur de penser que l’humain ne tend que vers la vie et vers l’autoconservation : il tend également vers la mort et l’autodestruction. Une crise spirituelle, dans laquelle quelque sentiment saisit une personne toute entière, livre facilement celle-ci au pouvoir de la pulsion inconsciente de mort et d’autodestruction. Les Anciens disaient déjà que Hadès et Dionysos ne formaient qu’un seul dieu. L’élément orgiaque, dionysiaque d’une vie abondante devient souvent une ivresse de la destruction et de la mort. Cela a été exprimé de manière géniale par Pouchkine dans Un Banquet par temps de peste :

 

Tout, tout ce qui est de ruine menacé

Recèle pourtant à un cœur de mortel

Des plaisirs qui demeurent inexpliqués.

 

La force de vie et la force de mort sont en un certain point non plus seulement contiguës, mais confondues. C’est pourquoi l’amour et la mort sont si proches. L’amour de Tristan et Iseult, de Roméo de Juliette, est indissolublement lié à la mort. Et l’amour de la jeunesse est précisément ainsi. La personne est capable d’avoir conscience de l’attraction de la mort comme plus grand plaisir, comme résolution de toutes les contradictions douloureuses de la vie, comme une revanche prise sur la vie, et comme le châtiment de la vie. Les rapports entre la conscience et l’inconscient sont très complexes dans la personne. Cela est suffisamment éclairci par la psychopathologie contemporaine et par la psychologie, par Freud, Adler, Jung. Les maladies mentales et nerveuses engendrées par le conflit entre la conscience et l’inconscient sont le résultat d’un affaiblissement de la censure de la conscience par quelques sphères de l’inconscient. Au moment de la crise de l’âme, la relation établie entre la conscience et l’inconscient est interrompue, et l’inconscient défend ses droits. La conscience traditionnelle – sociale, morale et même religieuse - de l’homme en question – se révèle impuissante face à la pression de l’inconscient : la pulsion spontanée de vie, la force des passions, de l’amour, de la vengeance, de la volonté de dominer, la force de la souffrance affirment leurs droits et renversent l’interdit de la conscience. La crise spirituelle engendrée par le conflit de l’inconscient et de la conscience conduit instantanément au dérèglement des fonctions psychiques, elle fait basculer l’équilibre mental instable qui avait été acheté au prix d’une répression complète de l’inconscient. La pulsion de destruction et de mort qui surgit du sombre inconscient au moment des crises spirituelles violentes ne peut être vaincue par les formes traditionnelles, coutumières, de la conscience, qui se révèlent un remède trop faible, impuissant. Ce n’est pas la force de la conscience, qui mutile souvent la vie, mais la force de la surconscience, la force spirituelle positive qui peut sauver des pulsions sombres de l’inconscient. Ce qui sauve dans ces cas, ce n’est pas la conscience religieuse traditionnelle avec ses lois et ses interdits, mais la force positive elle-même. La pulsion inconsciente de mort, qui est l’une des manifestations de la pulsion orgiaque de vie, est invaincue par une conscience trop sensée, réfléchie et mesurée. Elle n’est vaincue que par la force positive de la Croix et de la résurrection à laquelle mène Celle-ci. On peut définir la psychologie du suicide comme l’extinction de la conscience engendrant la souffrance, et le retour au giron de l’inconscient comme la révolte contre la naissance depuis le sein maternel de la vie ayant engendré la conscience. Mais outre l’inconscient et le subconscient, il y a encore la surconscience. Outre l’attraction vers le bas, il y a encore l’attraction vers le haut. La pulsion de mort est une pulsion de la vie inconsciente. Dostoïevski, dans Notes d’un souterrain, dit que la souffrance est l’unique raison de la conscience. La libération de la conscience semble être une libération de la souffrance. On cherche de la même manière la libération d’une conscience malheureuse, douloureuse, dans l’ivrognerie et les drogues. Mais la conscience est une voie vers la surconscience, vers une vie spirituelle supérieure, vers la vie en Dieu à travers la croix et la souffrance. Toute la question est que la personne trouvât en soi les forces de supporter la conscience avec les souffrances qui l’accompagnent. Lorsqu’une personne a recours à la morphine, à la cocaïne, à l’opium, c’est qu’elle ne supporte pas la souffrance de la conscience et qu’elle s’en éloigne vers le bas, et non pas vers le haut. Il s’agit d’un suicide partiel. Dans les crises spirituelles, cette question s’accentue et le gouffre inférieur de l’inconscient attire la personne. La douceur attirante de la mort, comme tentation saisissant la personne aux minutes catastrophiques, est la douceur de l’extinction de la conscience douloureuse ; c’est le transport de l’union avec le subconscient impersonnel. Il s’agit d’un refus de la personnalité, trop coûteuse, pour l’union avec un élément impersonnel. Il y a une tentation particulière de la ruine, une ivresse de la mort comme tragiquement belle. C’est une tentation profondément opposée à la religion de la Croix et de la Résurrection ; non seulement un refus de l’être personnel, mais aussi de la liberté, une opposition à la volonté divine de faire que l’homme puisse, à travers la conscience, s’élever vers une vie surconsciente supérieure à travers la Croix et la Résurrection. La pulsion inconsciente de mort doit être accomplie dans l’acceptation volontaire de la Croix de la vie, du sens de la souffrance, c’est-à-dire accomplie depuis une pulsion réactionnaire tournée vers l’arrière, en une pulsion créatrice, tournée vers l’avant. L’homme est une créature malade : il y a dans son inconscient des ténèbres terribles. La psychologie contemporaine est en train de le découvrir. Le christianisme l’enseigne aussi, lorsqu’il parle du péché originel. La volonté de se suicider, de s’autodétruire, témoigne du conflit maladif de l’inconscient et de la conscience. Et la guérison vient de la sphère supérieure se tenant au-dessus de l’inconscient et de la conscience ordinaire.

 

V

Le suicide en tant que phénomène individuel est vaincu par la foi chrétienne, l’espérance et l’amour. La pulsion de mort et d’autodestruction, la foi, l’espérance et l’amour se réalisent dans le chemin de Croix de la vie. Tout nous convainc que la personnalité peut exister dignement et se défendre face à la soif d’autodestruction, si elle dispose d’une conscience supérieure à elle-même, si elle ne vit pas seulement pour elle-même et en son nom. Il ne faut pas vivre seulement pour le maintien de la vie et pour le plaisir. Il s’agit d’une existence animale, et non humaine. La vie apporte une quantité innombrable de souffrances et désillusionne quant à la possibilité de réaliser ses aspirations et d’employer la vie à la satisfaction personnelle. La négation du contenu surconscient de la vie est une négation de la personnalité. La personnalité n’existe que dans le cas où existe un surconscient ; autrement elle se dissout dans ce qui lui est inférieur. Il ne faut pas seulement chercher soi-même et ne tendre que vers soi : on ne peut chercher que ce qui est supérieur à soi-même et tendre vers lui. La vie devient parfaitement basse à partir du moment où je me suis placé au-dessus de tout, au sommet de l’être. C’est alors, en réalité, qu’on peut mettre fin à ses jours par tristesse et abattement. Il faut qu’il y ait un endroit vers lequel s’élever, qu’il y ait une montagne : alors seulement la vie acquiert un sens. Lorsqu’une personne prend conscience du contenu surconscient de la vie, elle prend conscience de son appartenance au grand tout, et la chose la plus petite dans la vie se lie à la plus grande. Aussi insignifiante que semble la vie d’une personne, celle-ci peut prendre conscience de son appartenance à l’Église, à la Russie, à de grands organismes supérieurs à elle, à de grandes valeurs réalisées dans l’histoire. À l’époque des processus historiques et des revirements, lorsque des couches sociales entières se détachent des corps historiques dans lesquels elles sont nées et ont vécu, le suicide peut devenir un phénomène social. C’est alors que la conscience d’un contenu de la vie et de valeurs supérieurs à soi est particulièrement importante. Cela suppose le réveil de la vie spirituelle et sa tension particulière. Dans les temps paisibles et stables, les gens vivent leur vie quotidienne de manière naturelle, liés aux organismes surconscients, aux familles clanales, aux ordres de la société, aux cultures nationales traditionnelles. À ces époques, la religion est fréquemment exclusivement coutumière, héréditaire, traditionnelle, et ne suppose pas les enthousiasmes de l’âme, les efforts spirituels personnels. Le patriotisme y est aussi coutumier, traditionnel, déterminé par la position extérieure de la personne. L’époque à laquelle nous vivons n’est pas ainsi pour les Russes. Tous les corps historiques se désagrègent, la vie quotidienne a perdu toute stabilité et tout s’est mis en branle avec violence. La vie a besoin d’énormes efforts spirituels. La force spirituelle et sa tension sont nécessaires pour constater que la Russie et le peuple russe sont vivants, et qu’on en fait partie, même si l’on a été jeté en Afrique ou en Australie. L’enthousiasme de l’âme est nécessaire pour croire que l’Église orthodoxe, persécutée et opprimée, affaiblie dans son organisation, endurant révoltes et discordes, renaîtra effectivement et s’éclairera, deviendra spirituellement supérieure à l’Église qui fut triomphante, base de l’État, extérieurement brillante, en or et en brocart. Les efforts spirituels personnels sont nécessaires pour rester debout dans la tempête et ne pas être emporté par le vent. Il y a des époques apparemment heureuses, lorsqu’il y a dans l’époque de la solidité et que chacun y occupe naturellement une situation stable. Mais il y a des époques catastrophiques, dépourvues de stabilité et de solidité, sans rien sur quoi s’appuyer, lorsque le sol est ébranlé sous nos pieds. Et à de telles époques, plus importantes que les époques tranquilles, la solidité et la force de la personne ne sont déterminées que par son enracinement spirituel dans l’éternité. La personne a conscience d’appartenir non seulement à l’époque, mais aussi à l’éternité ; non seulement au monde, mais aussi à Dieu. À de telles époques, la découverte en soi de la vie spirituelle est une question de vie ou de mort, une question de sauvetage de la ruine. Ne se maintiennent que ceux qui trouvent en eux une grande spiritualité. La foi même à de telles époques suppose de grands efforts de l’esprit personnel, et c’est pourquoi elle est qualitativement plus élevée que la foi coutumière et héritée. Il est insensé alors de ne penser qu’à soi et à ses buts personnels. C’est la voie vers l’autodestruction. Chacun porte une terrible responsabilité : il affirme soit la vie, la renaissance et l’espérance ; soit la mort, la dissolution et le désespoir. Aujourd’hui, chaque Russe porte en soi, à un degré infiniment élevé, la Russie qu’il portait lorsqu’il y vivait paisiblement. Celle-ci lui était alors donnée pour rien ; à présent, elle s’acquiert par l’enthousiasme de l’âme. À présent, de la même manière, chaque orthodoxe répond de l’Église et porte en soi le destin de celle-ci, à un degré infiniment plus élevé que lorsqu’il vivait en paix dans une Église protégée par le gouvernement et par le mode de vie traditionnel. Envers chacun sont maintenant émises des exigences spirituelles infiniment plus élevées qu’auparavant. On ne doit plus être tiède, chrétien par coutume, mi-chrétien, mi-païen : il faut choisir, manifester sa capacité de sacrifice, être spirituellement brûlant. Dans le monde se déroule une lutte immense entre les forces chrétiennes et antichrétiennes, et personne ne peut s’y soustraire. Nous vivons à une époque très difficile, mais bien plus intéressante que les époques précédentes. Beaucoup de choses anciennes ont disparu et sont passées irrévocablement ; l’ancienne vie ne reviendra jamais, et il ne faut pas le souhaiter. Mais s’éveille un intérêt nouveau pour la vie du monde et de l’humain, un intérêt depuis les hauteurs et depuis les profondeurs, depuis Dieu et à travers Dieu. Nous recevons la possibilité de regarder le temps depuis l’éternité et d’affirmer l’éternité dans le temps. Ce n’est pas le moment de se laisser aller, de se démoraliser, de s’abandonner au désespoir : c’est le moment de prendre de l’essor, de se redresser, le moment de croire et d’espérer, le moment de se souvenir que l’homme est une créature spirituelle destinée à l’éternité.

Nous ne devons pas juger le suicidaire avec sévérité et sans pitié. Ce n’est, d’ailleurs, pas à nous qu’il appartient de juger. Mais il ne faut pas idéaliser le suicide. Ce n’est pas le suicidaire, mais le suicide qui doit être condamné comme péché, comme déchéance spirituelle et faiblesse. Le suicide est une trahison de la Croix. À l’instant où une personne se tue, elle oublie le Christ : si elle s’en souvenait, alors sa main tremblerait et elle ne se porterait pas le coup fatal. Elle conserverait sa vie, parce qu’elle aurait décidé de la sacrifier. Elle voulait se tuer, parce qu’elle ne voulait pas sacrifier sa vie, parce qu’elle ne pensait qu’à soi et n’affirmait que soi. L’oubli et le sacrifice de soi au nom d’une chose sacrée supérieure à soi est un phénomène radicalement opposé au suicide. Vivre semble à la personne plus difficile que de mourir, et elle choisit ce qui est le plus facile. Dans la vie, chaque minute est difficile et exige des efforts ; le suicide, quant à lui, ne suppose qu’une seule minute difficile. Mais l’illusion et le leurre du suicide sont fondés sur le fait qu’il se présente comme une libération définitive du temps, porteur de souffrances et de tourments. Le suicidaire croit qu’il n’y aura plus de souffrances ; et cela est acheté au prix du refus de l’immortalité. Mais le moment où s’accomplit le suicide n’est que le dernier moment de notre temps, il est suivi par toute l’éternité et par le jugement. Et si quelqu’un, après avoir décidé de se tuer, sentait soudain comme il se tient face à l’éternité, devant le tribunal de l’éternité, alors sa résolution serait ébranlée. Le suicidaire n’espère pas seulement détruire le temps, mais également l’éternité. Le temps comme l’éternité sont pour lui liés à la conscience, dont il souhaite l’extinction définitive. Mais se détruire est ontologiquement impossible : on ne peut que changer d’état. Le suicidaire ne peut supporter plus longtemps les tourments du séjour en soi, dans ses ténèbres, dans son extrême réserve. Il essaye de sortir de soi à travers le meurtre de soi. Mais en réalité, il s’enfonce plus profondément encore en soi, dans le mauvais infini du tourment qui se perpétue après l’acte du suicide. La personne ne se trouve que temporairement dans le temps : c’est un être destiné à l’éternité, et il y a en lui un principe éternel et indestructible qui ne peut être anéanti par le meurtre et le suicide. On peut éteindre notre conscience et retourner dans le giron de l’inconscient ; cependant, cette extinction de la conscience n’est pas éternelle, mais temporaire. La conscience finira par se réveiller, et ce réveil peut sembler très pénible. Rank, un disciple de Freud, a écrit un livre très intéressant au sujet du « traumatisme de la naissance » . Il montre que la personne naît dans l’effroi et la peur : elle suffoque, arrachée du sein maternel, et les conséquences de ce traumatisme persistent toute la vie : il est la source chez l’humain de la création des mythes et de la maladie. Rank pense que le désir de retourner dans le sein maternel demeure chez la personne. La vie dans le monde lui fait peur, la peur initiale de la naissance ne disparaît pas. J’ai déjà parlé de la pulsion inconsciente de mort. Mais ce qui est terrible est que le retour du suicidaire dans le giron de l’inconscient peut être accompagné d’une peur plus grande encore que celle de la naissance. Le calcul du suicidaire sur la délivrance est fondé sur des prémisses matérialistes grossières, et nous nous heurtons ici à la question fondamentale du sens de la vie.

La pulsion du suicide est une pulsion régressive : elle nie l’accroissement positif du sens dans la vie dans le monde. Que faut-il penser de la conscience, de la personnalité, de la liberté ? S’agit-il de valeurs auxquelles il ne faut renoncer en aucun cas ? Le suicidaire met en doute la valeur de la conscience, de la personnalité, de la liberté. La vie inconsciente, impersonnelle, utérine, définie par l’attraction de la mort et du non-être, semble meilleure que la vie consciente, personnelle, libre, car la conscience engendre la souffrance, car la personnalité est forgée dans la souffrance, car la liberté est moralement difficile et tragique. La personne est accablée et renonce à la grande tâche d’être une personnalité jusqu’à la fin, d’être un être libre, de croître dans sa conscience vers la surconscience. Elle est prête à retourner en arrière par peur des souffrances. Il faut se rappeler que notre conscience est un milieu de l’être, et non pas un sommet ; elle est seulement la voie vers le sommet, vers la surconscience, vers l’adoration de la nature humaine. Et l’élément de l’inconscient, toujours plus vaste et profond que la conscience, doit, à travers le travail de la conscience, en comprenant ses limites, parvenir dans la sphère de la surconscience, de l’être divin. Cela ne signifie pas, bien sûr, que l’inconscient tout entier peut et doit passer dans le conscient. Il restera toujours un giron inconscient de la vie. Mais la grande tâche du mouvement vers le haut n’admet pas le renoncement à l’être de la personnalité consciente et libre. Il faut supporter l’épreuve jusqu’à la fin, rester une personnalité libre et consciente, ne pas admettre l’anéantissement par son élément préconscient qui appelle en arrière. Il y a en chacun une personne archaïque, héritée de l’humanité antique, primitive : il y a en chacun un enfant et un fou. L’origine de la conscience comme voie vers la surconscience, vers la personnalité, comme porteuse de valeurs surconscientes, de liberté spirituelle, de dignité supérieure de l’humain et signe de sa ressemblance avec Dieu, est la lutte inlassable avec les mouvements régressifs de retour de la personne à l’état infantile primitif et archaïque, la lutte contre la dissolution de la conscience dans la démence, qui ne dénote pas du tout l’origine de la surconscience, comme on le pense parfois. Être une personne, être une personnalité, être libre spirituellement, ne pas admettre la dissolution de sa conscience par peur des contradictions et des souffrances de la vie, est une tâche héroïque : c’est la réalisation en soi de la figure et de l’image de Dieu. Le suicide est l’apostasie de cette tâche, le refus d’être un humain, le retour à un état préconscient. La vie est une ascension ; le suicide est une descente, une chute. La grande illusion et le leurre du suicide, c’est l’espoir que le suicide soit une libération, une libération du tourment de la vie, de l’absurdité de la vie. Le suicide est en réalité avant tout et plus que tout une perte de la liberté, qui invite toujours à l’ascension, à la victoire sur le monde. Et il faut avant tout, chez les gens inclinant au suicide, réveiller la dignité des êtres libres, des enfants de Dieu destinés à une vie supérieure. Le suicidaire ne refuse pas seulement d’être un humain jusqu’à la fin, mais il empoisonne aussi l’atmosphère environnante avec le poison du néant. Être un humain : voilà la grande tâche qui est posée devant nous par le Créateur. Être un humain signifie être une personnalité, être moralement libre, croître dans sa conscience, être un créateur. Et le plus grand mystère de la vie consiste en cela que tout dans l’humain doit être surmonté par un état supérieur et suppose quelque chose de supérieur. La personne devient une personne en se surmontant, la personnalité suppose l’existence de valeurs surconscientes, de la vérité, du bien, de la beauté et de l’accroissement vers un être surconscient, la conscience suppose l’existence de la surconscience, l’âme vit et se meut par l’esprit et la vie spirituelle. L’homme existe parce que Dieu est et qu’il est capable d’avancer vers Dieu. Mais la victoire sur toute limite, sur la limite de la conscience, sur la limite de la personnalité, sur la limite de tout ce qui est humain, ne peut être obtenue par un mouvement vers le bas et en arrière, elle ne s’atteint que par un mouvement vers le haut et en avant. La question du suicide est la question du sens religieux de la vie. Le suicide nie celui-ci. Impuissants, naïfs et déments, ces sociologues-positivistes qui pensent que la société et les buts sociaux peuvent remplacer Dieu et les buts divins de la vie, et donner à la personnalité humaine un sens à sa vie. La pensée sur la société et sur les devoirs sociaux en elle-même ne peut jamais retenir quelqu’un de se suicider. Que peut bien signifier une idée abstraite pour quelqu’un pour qui tout s’est obscurci dans le monde ? Seul le souvenir de Dieu en tant que plus grande réalité hors de laquelle il n’y a nulle part où fuir, comme source de vie et source de sens, peut suspendre un suicide. On peut quitter la société dans la mort, mais la société même est impuissante, dans le néant, sur le destin éternel de l’homme. Mais même à travers la mort, on ne peut échapper à Dieu nulle part, on ne peut pas fuir le jugement divin et les arrêts divins quant aux destins éternels de l’homme. La relation même de la personnalité humaine à la société reçoit un sens à travers sa relation à Dieu. Dieu seul donne un sens à la vie. Et la lutte contre le suicide, contre les humeurs suicidaires, est la lutte pour un sens religieux de la vie, la lutte pour la figure et l’image de Dieu dans l’homme.

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave; déposé sur le site de la Bibliothèque le 23 septembre 2013. (2ème version du 4 janvier 2015)

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] NdT : littéralement, selon l’expression russe : « qu’elle n’est pas seule dans ce monde blanc qui est devenu noir pour elle »)

[2] NdT : Le mot « coupable » doit être pris ici au sens chrétien et fort de « marqué par le péché »

[3] NdT : « La propriété est le droit d’user, de jouir et d’abuser d’un objet, en temps qu’il est permis par la loi »

[4] NdA : Cf. par ex. le livre Le suicide de Durkheim, chef de file de l’école sociologique française.