LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Nikolaï Berdiaev

(Бердяев Николай Александрович)

1874 — 1948

 

 

 

 

 

L’ORIENT ET L’OCCIDENT

 

Texte suivi de débats

(Huitième réunion du Studio franco-russe)

 

 

 

 

 

1930

 

 

 

 

 

 

Article paru dans Les Cahiers de la Quinzaine, 20e série, 9e cahier, 1930.

 

 

 

 

 

 


 

 

On peut établir l’existence de deux types psychiques d’hommes, de nationalités et de cultures, — l’un enfermé en soi, cherchant à réaliser en soi la perfection et la trouvant dans le fini, l’autre épris d’un monde différent, étranger, éprouvant la nécessité de sortir de soi et cherchant la perfection dans l’infini. La culture du premier de ces types est autarchique. Un des Français les plus raffinés de notre époque, homme d’une culture extraordinairement étendue, Charles Du Bos, dit que les Français n’ont pas cette nostalgie d’autres mondes qu’éprouvent les romantiques allemands, que le monde étranger ne les intéresse qu’en tant que monde exotique. J’appellerai cela le type classique. Le classicisme, c’est justement la poursuite de la forme parfaite dans un monde à soi et qui se suffit à lui-même. Le classicisme est une grande réussite dans l’art comme dans tous les domaines. Et la plus grande réussite que le monde connaisse est échue à la Grèce. Une autre grande réussite eut lieu dans la France du XVIIe siècle. Mais il existe une loi fondamentale de la vie qui porte un avertissement pour qui a une perception classique de la vie, en même temps qu’un rappel de la mort inéluctable de toute culture. Elle dit : rien, aucun cercle de l’être ne peut avoir de source de vie uniquement en soi, sauf Dieu, qui est la vie infinie. Tout ce qui est enfermé en soi, et se suffit et se commande de façon immanente, porte en soi la menace de l’épuisement vital et de la débilité. Le romantisme, dans le type de la civilisation méditerranéenne, gréco-romaine, a cet avantage relatif sur le classicisme qu’il introduit dans son sentiment de la vie non seulement l’amour de celle-ci mais encore l’amour de la mort, qu’il est averti du sort dont il est menacé. La vie créatrice peut se prolonger s’il existe une puissance infinie, une matière non encore conquise par la forme, l’élément dionysiaque auquel n’ont pas encore été imposées des frontières et des limites. À la culture la plus parfaite il n’est pas donné de vivre d’une vie éternelle ; elle est inévitablement menacée de mort. C’est là qu’est la source de la tristesse que procure un raffinement trop extrême de la culture quelle qu’elle soit. Toute aristocratie est menacée de débilité. Le classicisme est un principe éternel de la culture humaine sans lequel la perfection est inaccessible. Mais le classicisme, c’est aussi l’amour du fini ; et il n’aime pas l’infini que redoutait tant le Grec ancien. L’infini ne peut être contenu par aucune forme, et tout ce qui a reçu une forme parfaite doit craindre l’infini. Par contre, le romantisme, ne connaissant pas de réussite formelle, est l’amour de l’infini mais sans le pouvoir de le pénétrer et de s’en emparer. Le classicisme, dans la culture de l’Europe Occidentale et tout d’abord dans la culture la plus vieille, la plus parfaite et la plus raffinée, celle de la France, si séduisante par sa clarté, procède du classicisme de la civilisation gréco-romaine à laquelle il veut rester fidèle. La civilisation[1] méditerranéenne lui apparaît comme universelle et éternelle, et tout le reste du monde comme un monde barbare. C’est le sentiment antique qui, brisé par l’universalisme de l’époque hellénistique, revit dans la civilisation de l’Europe Occidentale à l’époque moderne. Ceci nous place devant le problème de l’Orient et de l’Occident.

Les concepts d’Orient et d’Occident sont très mobiles et peu précis. Et surtout la façon de comprendre l’Orient et l’Occident telle qu’elle a cours dans la période contemporaine ne supporte aucune critique. La civilisation méditerranéenne gréco-romaine qu’on oppose à l’Orient a bien des fois subi son influence. Sans une coactivité avec l’Orient qui fut toujours, en même temps, une lutte, elle n’aurait pu exister. C’est du dehors, de la Thrace que vint en Grèce le dieu Dionysos, et sans ce dieu oriental la plus grande œuvre du génie grec, la tragédie eût été impossible comme eussent été impossibles les plus grandes réalisations de la religion grecque. L’orphisme est saturé d’éléments orientaux. Ils sont très vigoureux chez Platon que d’aucuns considèrent comme un philosophe oriental. Le génie grec de la forme apollonienne a su dompter l’impétueux élément dionysiaque, mais sans cet élément il n’eût rien pu accomplir. Et combien furent importantes les influences égyptiennes ! La grande civilisation babylonienne a précédé la civilisation grecque. L’Europe humaniste nouvelle aime le rationalisme et le positivisme grecs, et c’est ce qu’elle considère comme l’Occident, mais non pas la Grèce des mystères et des tragédies, d’Héraclite et de Platon, non pas, en aucun cas, Platon le créateur des mythes, non pas cette couche profonde de la Grèce qui s’est révélée à Bachoven et à Nietzsche. À partir d’un certain moment, la Grèce devint l’Orient pour l’Occident romain. L’époque hellénistique, imprégnée d’esprit universaliste, a franchi les limites de la civilisation gréco-romaine ; l’Orient et l’Occident entrèrent alors en contact comme jamais avant, et l’Orient exerça une influence spirituelle prépondérante sur l’Occident. C’est bien de là que date l’Histoire universelle ; elle fut créée par le christianisme. Rome, l’Occident par excellence, fut spirituellement conquise par l’Orient, par les cultes orientaux et les conceptions orientales du monde, car Rome elle-même était dépourvue des moindres indices de génie religieux et philosophique. Cumont, dans son livre les Mystères de Mythra, dit : « Jamais peut-être, pas même à l’époque des invasions musulmanes, l’Europe ne fut plus près de devenir asiatique qu’au IIIe siècle de notre ère, et il y eut un moment où le césarisme parut sur le point de se transformer en un khalifat ». L’asiatisation de l’Occident est un phénomène général du début de notre ère, phénomène qui seul a rendu possible le triomphe du christianisme. Jérusalem a vaincu Athènes et Rome. La lumière vint du désert oriental et non pas de la civilisation classique. Ceci est absolu pour ceux qui ne sont pas des enfants de Voltaire. Pendant tout le Moyen-Âge, le monde de l’Orient et le monde de l’Occident ne furent pas isolés l’un de l’autre, ni fermés l’un pour l’autre. L’isolement définitif se produisit seulement lorsque des chemins de fer furent construits et que s’établirent des voies et des communications faciles. Il y eut un temps où Byzance, — Byzance où la Grèce devint l’Orient, — fut le sommet d’une culture raffinée, et l’Occident y puisait alors des influences culturelles. Par les Arabes, l’Occident communia avec Aristote qui devint le philosophe occidental par excellence. Aux yeux de l’Europe nouvelle, humaniste et rationaliste, le Moyen-Âge doit apparaître comme l’Orient.

Ce n’est qu’avec la Renaissance que l’Occident a commencé à s’isoler et à s’enfermer en soi tandis que l’Orient était écarté, en quelque sorte, de la dynamique de l’histoire. À cette époque se cristallise la culture humaniste occidentale qui a conscience d’être revenue, après des siècles de ténèbres, à la culture antique et d’être, pour cela, une culture unique et universelle. Mais l’Occident fut, pendant la période contemporaine, rien moins qu’universel ; tout y est placé sous le signe du particularisme. C’est en même temps une période d’affaiblissement religieux de l’Occident, d’extinction lente de la foi, d’apostasie à l’égard de la révélation chrétienne. C’est alors que l’idée fausse du progrès a été créée. Avec la fin de la période contemporaine doit prendre fin également l’isolement du monde occidental et du monde oriental. Et quant à la période contemporaine de l’Histoire, elle est bien sur sa fin, elle a vécu ses possibilités. Une époque analogue à l’époque hellénistique doit commencer. Si quelque chose nous est proche à l’heure actuelle, ce n’est assurément pas l’antiquité classique mais l’époque de la chute du monde antique, quand le sol était défriché, quand toutes les barrières et les séparations étaient tombées et que le monde était prêt à recevoir l’effusion d’une puissante lumière religieuse. Encore au début de la grande guerre, en 1915, j’écrivis un article, la fin de l’Europe, où je défendais cette idée que la sanglante discorde de la guerre mondiale devait aboutir à un rapprochement général, à une coactivité sans précédent de l’Orient et de l’Occident ; que l’Europe était sur sa fin en ce sens que le monopole exclusif de la culture ne lui appartiendrait plus ; que les grandes valeurs de la culture européenne devaient passer au large du monde, et les peuples et les cultures de l’Orient entrer dans l’Histoire mondiale en tant que forces déterminantes ; qu’ils ne seraient plus les victimes de la politique coloniale. Il me semble que j’avais raison. Nous sommes entrés dans une époque d’unions et de rapprochements mondiaux, religieux, intellectuels, littéraires, politiques et sociaux. Et les immenses conséquences n’en sont pas encore évidentes. Il ne s’agit pas là d’un internationalisme impersonnel et vide. La révolte des cultures autarchiques et particularistes contre ce mouvement universel, c’est la réaction de l’histoire moderne qui se meurt, c’est la panique devant l’avenir. Et il convient d’insister en affirmant que les chrétiens doivent saluer l’avènement d’une époque universaliste. L’universalisme ne signifie bien entendu, en aucun cas, la négation des individualités nationales et un renoncement aux valeurs positives des cultures nationales. Le monde de l’Occident et le monde de l’Orient doivent l’un et l’autre cesser d’être des mondes fermés. Car tout monde fermé est condamné à la mort s’il ne reçoit un afflux de forces venant d’autres mondes, si après les siècles de vie fermée qui lui étaient dévolus il ne commence à respirer l’air mondial. Lorsque nous disons « l’Orient » et « l’Occident », nous opérons avec des notions bien abstraites et conventionnelles. Il existe un Orient très divers et un Occident très divers. Plus j’approfondis la vie de l’Occident, plus je me persuade qu’il n’existe pas de culture occidentale unique, que celle-ci fut inventée par les slavophiles et les occidentalistes russes, afin de rendre l’opposition plus éclatante. Le centre de l’Europe occidentale, c’est tout d’abord la France et l’Allemagne. Mais entre la culture française et généralement latine, d’une part, et la culture allemande, d’autre part, il existe un abîme beaucoup plus profond qu’entre la culture allemande et la culture russe ou hindoue, bien que là aussi la différence soit colossale. Ce n’est pas sans raison que les Français disent que la culture allemande, bien qu’elle ait créé une grande philosophie, une grande mystique et une grande musique, n’est pas un héritage de la culture gréco-romaine, méditerranéenne, et qu’elle n’en continue pas directement l’œuvre. Le monde anglo-saxon est également un monde tout à fait à part. La civilisation américaine diffère bien plus de la civilisation française que la civilisation française ne diffère de la russe. Car la civilisation russe a des liens avec la civilisation grecque, à laquelle l’Amérique est totalement étrangère. On ne saurait parler de l’unité de la civilisation occidentale qu’à la condition de considérer, de façon abstraite, les éléments de la science, de la technique, de la démocratie, etc. Mais dans l’esprit la différence est énorme. Il faut en dire autant de l’Orient. L’Orient russe, chrétien et orthodoxe, l’Orient musulman, l’Orient hindou, l’Orient chinois — autant de mondes totalement différents. Il y a très peu de ressemblance entre la Russie et l’Inde. L’hindouisme ne connaît pas l’histoire, ne connaît pas la personnalité, elle nie l’Incarnation. La Russie chrétienne, semblable en cela à l’ancien Israël, est tournée vers le sens de l’Histoire et s’efforce de vivre celle-ci en tant que tragédie, elle croit à l’Incarnation, elle attend le Second Avènement, elle vit douloureusement le problème de la personnalité humaine et de son sort.

Et malgré tout nous pouvons, symboliquement, parler de « l’Orient » et de « l’Occident ». Incontestablement, l’Occident eut une grande mission à remplir dans l’histoire universelle, et il y fit preuve de dons exceptionnels. La mission de l’Occident fut de démontrer et de développer le principe de l’homme dans la culture, d’enrichir et de raffiner l’âme humaine, de provoquer une tension de l’activité historique, d’élaborer des principes formels pour la pensée et pour la création. L’humanisme de l’Occident eut une importance mondiale pour ce qui était de vivre les destinées humaines. Et le monde de l’Orient doit communier à l’expérience humaniste de l’Occident. Mais la civilisation de l’Occident, ayant par trop actualisé les puissances de la vie et donné, en tout, la prépondérance au principe formel, aboutit à ce résultat que la conscience se ferme et se fige, crée partout des divisions, des frontières et des limites. Les lointains se sont voilés, et il n’y a plus d’étendue dans la vie. La perfection de la forme est devenue dangereuse pour la perfection de la vie. Un jour, un des théologiens catholiques les plus remarquables de l’Occident, Guardini, le chef d’un mouvement allemand de jeunes, animateur du mouvement liturgique, m’a dit : « C’est seulement chez vous, en Russie, que l’élément dionysiaque s’est conservé ; chez nous, en Occident, il n’existe plus, il est épuisé, il est affaibli par la domination de la forme qui manque tant aux Russes. » Les Russes comprennent la corrélation entre la forme et la matière, entre l’acte et la puissance, autrement qu’Aristote. La pensée russe est encline à voir une activité dans la puissance même de la vie et ne consent pas à admettre que la forme puisse être appliquée, comme extérieurement, à la matière. D’où une antipathie prononcée du type spirituel russe envers le formalisme et le juridisme dans la culture, envers l’autorité dans la vie religieuse, envers le rationalisme dans la pensée, envers la prépondérance de l’organisation extérieure sur la vie organique profonde. De là vient également une conception différente de la liberté prise en tant qu’indéterminisme, qu’en tant que principe irrationnel de la vie, enraciné dans la puissance de la vie. De là aussi l’antipathie envers l’individualisme en tant qu’il sépare, s’enferme, représente une limite imposée à la manifestation de la vie dans son intégralité ; envers le principe romain de la propriété qui dresse de hautes murailles autour des demeures et ferme les portes à clef ; de là aussi l’antipathie envers la classification des droits et la lutte pour les droits de chacun contre les droits d’autrui. Et cette antipathie envers l’individualisme n’a rien de commun avec la négation de la personnalité, ainsi qu’il paraît souvent aux hommes occidentaux. De là également le besoin des Russes d’exprimer en littérature leur âme et leurs recherches de la vérité dans la vie, tandis qu’ils doutent que le mystère de la vie, la réalité authentique soient exprimables par la parole et sous quelque forme que ce soit. « La pensée dite est un mensonge », affirme Tiutchev. C’est aussi toujours à cela que sont liés le doute constant et le réflexe des Russes en ce qui concerne la justification de la culture, le doute religieux, moral, social. De là vient également la difficulté d’atteindre la perfection dans la création. L’Occident aime tellement la civilisation qu’il a consenti, au nom de celle-ci, à limiter la vie et à en affaiblir la force ; il a terriblement foi dans les paroles, les concepts, la forme, l’organisation et le droit, et il leur subordonne entièrement l’âme et la vie. En Occident, seuls les romantiques se sont élevés là-contre. En Russie point n’était besoin d’être un romantique pour ne pas admettre la domination de la forme sur la vie. À cela est lié non seulement le côté positif mais aussi le côté négatif et difficile du type spirituel russe.

L’Orient, c’est le pays de la révélation. Dieu y parlait à l’homme face à face. Toutes les religions ont surgi en Orient — la religion des Hébreux et la nôtre, la religion chrétienne, aussi bien que l’islamisme, le bouddhisme, le braminisme, le parsisme. L’Occident n’a engendré aucune religion et n’a pas entendu directement la voix de Dieu. L’Occident, il est vrai, a développé la religion chrétienne, et il fit beaucoup pour cela, mais il procéda par les méthodes de la civilisation. L’Occident est le pays de la civilisation, et les hommes d’Occident doutent rarement de la valeur absolue, du bien absolu de la civilisation. Les appellations symboliques d’Orient et d’Occident veulent dire : Jérusalem ou Athènes, la révélation ou la culture. Nous pouvons désirer ne pas faire ce choix et dire : les deux, et Jérusalem et Athènes, et la révélation et la culture. Déjà les premiers pères de l’Église unissaient Jérusalem et Athènes. Mais il faut distinguer entre ces deux principes mondiaux et établir entre eux une subordination hiérarchique. Le centre de la culture mondiale se trouve, bien entendu, en Occident, mais ses origines, — celles où ce monde en touche un autre, — sont en Orient. L’Orient et l’Occident ne sont pas des sphères géographiques ou historiques, toujours conventionnelles et mobiles, ils ne sont pas même des types de culture différente, car il n’existe pas de cultures occidentales qui n’aient été pénétrées d’abord d’éléments orientaux, — l’Orient et l’Occident sont des symboles, symboles du soleil qui se lève — la révélation, — et du soleil qui se couche, — la civilisation. L’Orient, c’est le royaume de la Genèse. Il a assisté à la création et à la chute du monde, et le chaos originel y demeure encore. Le monde fut créé en Orient ; en Occident, la civilisation fut créée et la raison s’y éveilla. L’Occident, c’est le milieu du chemin historique du monde et de l’humanité, mais non pas le commencement ni la fin de ce chemin. Pendant le parcours de cette partie médiane du chemin, une grande culture fut créée et développée, et la pensée de l’homme déploya ses forces. Mais les destinées finales de la culture restent voilées, et, parfois, cette culture apparaît comme infinie aux hommes d’Occident. Pour pénétrer les destinées finales, il faut revenir en Orient, à la source des choses, comme l’Apocalypse, cette révélation de la fin, rejoint le commencement, le livre de la Genèse. Mais qu’est-ce que la Russie, à laquelle on s’intéresse dans ces réunions ? La Russie est-elle Orient ou Occident ? Pendant tout le XIXe siècle la pensée russe fut torturée par cette question, et elle engendra deux mouvements opposés, celui des slavophiles et des occidentalistes. La Russie n’est pas uniquement une nationalité ; la Russie, c’est tout un monde, c’est presque « une partie du monde ». Et il est incontestable qu’en elle eut lieu une rencontre de l’Orient avec l’Occident ; il y a en elle deux éléments qui, à la fois, se sont unis et luttent entre eux. La Russie, c’est l’Orient et l’Occident ensemble, et c’est de là que vient la complexité et la dureté de sa destinée, de sa malheureuse histoire. Une lutte entre l’Orient et l’Occident se poursuit toujours dans l’âme d’un Russe cultivé. L’homme russe a la nostalgie de l’Occident, et il en rêve. Il veut sortir de son monde oriental fermé et cherche une plénitude plus parfaite. L’occidentalisme est un phénomène purement russe, oriental et russe. Non seulement les Russes cultivés aimèrent l’Occident, mais encore ils en furent souvent amoureux, ne pouvant vivre sans lui. La Russie a reçu de l’Occident un nombre infini de choses. C’est aux Russes qu’appartiennent les paroles les plus touchantes, les plus profondément intuitives, sur la grande culture de l’Occident. Le slavophile Khomiakov appela l’Europe occidentale « le pays des saints miracles ». Le Byzantin qu’était Constantin Léontiev fut absolument amoureux du grand passé de la culture occidentale. Enfin, Dostoïevsky qui, pour de nombreux hommes d’Occident, personnifie l’Orient mystérieux, chaotique et repoussant, trouva des paroles bouleversantes pour exprimer la grandeur de l’Europe occidentale et appela l’homme russe « un patriote de l’Europe occidentale ». Les plus grands penseurs et écrivains russes dénonçaient non pas l’Occident en général, non pas la culture occidentale dans son ensemble, mais la civilisation occidentale contemporaine, athée et bourgeoise, qui renie son grand passé. La Russie n’est pas l’Orient qui a vu la création du monde et le commencement des choses. Le monde ne commence pas en Russie, comme dans l’Orient authentique, mais plutôt il finit en elle. La Russie voudrait voir la fin des choses, c’est de cela qu’est fait son pathétique religieux. Et tel doit être, en vérité, l’Orient chrétien.

Mais ayant communié à la culture, à travers les hommes russes qui en ont atteint le sommet, la Russie doute douloureusement de la justification possible de cette culture. La culture est-elle l’être authentique et la vie ? N’est-elle pas plutôt la déchéance de la vie ? Ne fut-elle pas payée d’un prix trop élevé, n’est-elle pas une trahison envers Dieu ou envers le peuple ? N’y a-t-il pas lieu de passer de la création des valeurs culturelles à la création de la vie elle-même, c’est-à-dire d’une vie nouvelle et transfigurée ? Ces questions sont autant d’appréhensions purement russes, un réflexe proprement russe en ce qui concerne la culture dans laquelle l’Occident vit sans mettre en doute qu’elle soit le Bien, ni douter de sa valeur. Les Russes, ceux précisément qui furent au plus haut degré des créateurs et des hommes cultivés, ont vécu ce qu’on pourrait appeler l’apocalypse de la culture, son Jugement dernier. Cela correspond parfaitement à l’eschatologie de l’orthodoxie russe. De la tragédie que présentent la culture et la création, c’est le sort de trois grands écrivains russes — Gogol, Tolstoï et Dostoïevsky — qui en témoigne le mieux. Dans la destinée de Tolstoï, plus importante que sa doctrine, cela s’est révélé au monde entier. La culture russe du XIXe siècle et la grande littérature russe n’ont pas un caractère renaissantiel, et ce n’est pas grâce à une joyeuse surabondance, à un libre jeu de leurs forces que créaient les créateurs russes. Dans le seul Pouchkine passa comme un éclair de la Renaissance, mais ce ne fut qu’un court instant de joie créatrice au début du XIXe siècle, en l’âge d’or de la poésie russe. La littérature russe, extraordinairement triste, suivit d’autres chemins. Les créateurs russes furent blessés par les souffrances du monde et de l’homme, et cherchèrent l’oubli de leur peine et le salut. La littérature russe, dans ses œuvres les plus considérables, aspire à découvrir la vérité de la vie, le sens religieux de celle-ci, et tend à passer à une action religieuse. Elle franchit, sur ses cimes, les frontières, et veut ignorer la loi qui la condamne à se confiner dans une sphère limitée et différenciée. Nous, les Russes, nous sommes, en général, des hommes sans loi, au-dessus de la loi, et nous dépassons les limites en toutes choses. La culture et la littérature de l’Europe occidentale se meuvent toujours dans les catégories du classicisme et du romantisme. Et ceci nous est une preuve des origines antiques, gréco-romaines, de cette culture. Si l’on dit à un homme représentatif de l’Occident que tel écrivain russe n’est pas un classique, il le soupçonnera aussitôt d’être un romantique. Mais en réalité, le classicisme et le romantisme ne sont pas du tout des catégories russes. Les éléments du classicisme et du romantisme sont chez nous superficiels, ce sont des éléments d’adoption ; Dostoïevsky et Tolstoï ne sont ni des classiques, ni des romantiques, et c’est clair pour chacun. Peut-on faire entrer Rozanov dans la catégorie du classicisme ou du romantisme ? Le romantisme est corrélatif au classicisme et il apparaît comme une réaction contre le poids accablant et la tyrannie du classicisme. Le romantisme est un phénomène entièrement occidental, et il se développa dans l’atmosphère de l’humanisme occidental. En Russie, le romantisme n’a été souvent qu’une forme de la nostalgie de l’Occident, qu’une assimilation par l’âme russe des influences occidentales. L’esprit de l’Orient n’est pas du tout romantique, d’ailleurs l’esprit ne l’est jamais — l’âme seule peut l’être. Ni le classicisme, ni le romantisme ne sont propres au type spirituel russe, mais un réalisme religieux spécifique. La création russe tente de pénétrer la profondeur même de la vie, la profondeur de l’être, de découvrir la vérité sur l’homme qui est la vérité sur Dieu, au lieu d’aspirer à la réalisation des formes parfaites qui dérobent la vérité sur la vie, la vérité sur l’homme et sur Dieu. Admettons que ce soit l’Orient, puisque l’Occident vénère les formes avant toute chose et apprécie la tendance à la perfection de la forme plus encore que l’être lui-même. Mais c’est un Orient qui se souvient que ses origines les plus profondes sont la Bible et Jérusalem. Tout récemment encore, vous aviez, vous Français, un écrivain remarquable qui avait cette vérité présente à l’esprit et qui était proche des motifs russes, bien qu’il fût un latin typique. Mais vous l’avez peu apprécié. Je parle de l’homme de l’Apocalypse, de Léon Bloy. Lui ne craignait pas encore le risque à l’encontre des hommes emprisonnés dans la civilisation comme dans une armure.

La culture occidentale a trop oublié qu’elle procède non seulement de la civilisation gréco-romaine mais encore de Jérusalem. Même l’Occident chrétien l’oublie souvent. Pour connaître ses sources premières, il faut remonter au livre de la Genèse. On y trouve le récit sur les origines de l’Orient et de l’Occident, du Midi et du Septentrion, le récit sur les origines du monde. Et il faut bien le dire ici, la Bible n’est pas du tout le classicisme, pas plus qu’elle n’est le romantisme. Il faut revenir à la Bible pour comprendre les destinées du monde, au-delà du classicisme et du romantisme, au-delà de la forme classique et de la réaction psychique du romantisme contre cette forme. Il ne se trouvera personne pour affirmer que les Prophètes ou le livre de Job soient des livres classiques ou romantiques. La comparaison du livre de Job avec la tragédie grecque, avec l’Œdipe de Sophocle, rend évidente la différence qui existe entre le type hébreu ancien biblique et le type grec classique. Dans l’Œdipe c’est la soumission au destin qui nous bouleverse. Les paroles et les gestes d’Œdipe sont beaux par leur esprit de mesure et de soumission ; ils renferment une transfiguration esthétique de la douleur. Il n’existe personne à qui Œdipe puisse en appeler de sa souffrance innocente, personne contre qui il puisse lutter. Œdipe vit dans un monde fermé de façon immanente, et pour lui il n’existe pas de puissance sur quoi il puisse s’appuyer dans sa lutte contre le monde. Le monde est plein de dieux mais ces dieux sont immanents au monde et le Destin règne également sur eux, le Destin qui imposa à Œdipe sa souffrance innocente tragique et sans issue. Une solution esthétique est seule possible. L’antiquité classique ne connaissait pas de lutte contre Dieu. Mais Job vit tout différemment sa tragédie. Il ne connaît ni soumission ni apaisement. Job crie de douleur et son cri remplit l’histoire universelle, il retentit encore à nos oreilles. Dans le cri de Job nous entendons le sort de l’homme. Pour Job, le Destin n’existe pas, comme c’est le cas pour Œdipe. Il connaît la puissance de Celui qui est au-dessus du monde, au-dessus du Destin, à qui il est possible d’en appeler de la souffrance, il pousse vers Dieu son cri et ce cri devient une lutte contre Dieu. Seule, la Bible connaît le phénomène de la lutte avec Dieu, de la lutte face à face, de la lutte de Jacob, de la lutte de Job, celle d’Israël tout entier. La réconciliation dans la beauté avec ce qui est classique, la soumission à la souffrance innocente et sans issue, amor fati, telle est la plus haute cime atteinte par l’esprit tragique de la Grèce. L’Occident n’a pas atteint plus haut. C’est ce qui séduisit Nietzsche, c’est ce qui séduisit les hommes raffinés de l’Europe occidentale, oublieux de la Bible, oublieux de Celui à qui l’on peut se plaindre de la souffrance innocente du monde. Amor fati, c’est le motif romantique que l’on perçoit dans le monde classique, et l’homme qui a perdu la foi dans le Dieu transcendant. Dostoïevsky, c’est la tragédie russe. Eh bien, celle-ci est plutôt dans la ligne de Job que dans la ligne de la tragédie grecque. En Dostoïevsky, c’est la même lutte contre Dieu, le même cri, le même inapaisement, la même insoumission ; lui non plus ne surmonte pas la tragédie par la catarsis esthétique. Ce qui est remarquable, c’est qu’il n’y a pas trace en lui de la tristesse et de la mélancolie si caractéristiques de l’Occident romantique, il n’est pas autant psychologique que pneumatique, et c’est en cela qu’apparaît l’élément authentique de la tragédie. Aussi, toute la grande littérature russe du XIXe siècle fut-elle plus biblique que grecque par son esprit. Le même cri s’y laisse entendre, cri du sort douloureux de l’homme ici-bas, le défi à Dieu et l’aspiration au Royaume de Dieu où la moindre larme de l’enfant sera séchée. Nous, les Russes, nous sommes liés avec la Grèce, — non pas avec Rome, — nous sommes liés avec la Grèce par notre Église, par la patristique grecque, par le platonisme, par les mystères. Le cosmisme grec nous est proche. Mais les Russes sont encore bien plus conscients de leur union avec la Bible et avec Jérusalem. Dans la culture spirituelle russe nous trouvons la Grèce de Platon, du néoplatonisme et des mystères, et le judaïsme : la Bible et l’Apocalypse. En même temps, une forte addition de sang tartare crée un élément original dans lequel agissent les principes spirituels qui procèdent de Jérusalem et d’Athènes. Voilà que cet Orient original, différent de l’Orient hindou du musulman, est entré en rapports avec l’Occident, s’est assimilé les influences de la culture occidentale et les a refondues à sa façon pendant le XIXe siècle. Les Russes aiment Athènes bien qu’ils ne soient pas nés sur les bords de la Méditerranée, et souvent ils éprouvent une nostalgie d’Athènes, car ils aiment la nostalgie d’un autre monde : ils eurent de même la nostalgie de Paris et de Guettingen, lorsqu’ils en étaient éloignés (ils ont actuellement la nostalgie de Moscou), mais Jérusalem nous apparaissait plus essentielle et plus première qu’Athènes, non seulement Jérusalem l’ancienne mais encore la nouvelle Jérusalem que nous cherchons.

Les hommes de l’Orient russe ou de l’Orient-Occident, comme je préfère m’exprimer, ne peuvent se réconcilier avec les formes de la civilisation humaniste de l’Occident qui ont définitivement recouvert la Bible et Jérusalem et, qui aboutissent à faire oublier celles-là. L’Occident qui nous est étranger et que nous n’aimons pas, ce n’est pas l’Occident en général, si grand par ses créations, par la tension de sa pensée, où nous devons puiser éternellement, mais bien l’Occident rationaliste et bourgeois, l’Occident satisfait de lui-même et qui éteint l’esprit, l’Occident qui a perdu son visage et qui s’est soumis à Mammone, l’Occident où la forme a détruit le contenu, l’essence de la vie. La Russie répugne à l’individualisme européen, à l’isolement étouffant de la personnalité, de la famille, des groupes sociaux, des nationalités, des sphères différentielles de culture. Le paradoxe de l’individualisme européen est que non seulement il isole la personnalité et la contraint à s’enfermer en elle-même, tout en créant le culte de la propriété privée en tout, mais encore il dépersonnalise la personnalité qu’il contraint à se soumettre aux normes sociales. Il n’en fut pas de même au Moyen-Âge, il n’en fut pas non plus de même à l’époque de la Renaissance. L’horreur de la civilisation mécanique de l’Occident du XIXe et du XXe  siècles réside en ce qu’elle atomise, isole la personnalité, l’abandonnant au caprice du sort, et détruit à la fois toute l’originalité d’une personnalité, tout ce qui différencie celle-ci des autres, en subordonnant la personnalité au collectif mécanique. La tyrannie sociale est le revers de l’individualisme. Un collectivisme spécifique est propre aux Russes, qui est inconnu des hommes de l’Occident ; il est enraciné dans le type spirituel de l’orthodoxie. Mais combien est erronée l’opinion de tels occidentaux qui croient que le principe de la personnalité est étranger aux Russes, que la Russie est un Orient sans visage. La lecture de Dostoïevsky et des écrivains russes devrait les en dissuader. Toute la culture russe du XIXe et du XXe siècles vit intensément et douloureusement le problème de la personnalité, du sort personnel, semblable en cela au livre de Job. Ce sont précisément les Russes qui s’élevèrent toujours contre la civilisation bourgeoise, contre le progrès, contre l’esprit absolu de Hegel, contre toutes les normes sociales et les lois au nom de la personnalité humaine vivante, de ses joies et de ses souffrances. Ceci est un motif russe traditionnel. Et voilà qui demeure une énigme, énigme troublante pour les hommes d’Occident : pourquoi le peuple russe, qui a engendré une pensée et une littérature totalement absorbées par l’idée chrétienne de la personnalité, et en révolte constante contre tout ce qui asservit et nivelle la personnalité vivante, pourquoi ce peuple a-t-il produit le régime communiste où la personnalité humaine est définitivement écrasée et détruite ? En Occident, il n’est pas si facile au communisme de triompher, à cause de l’individualisme des hommes occidentaux. Ce paradoxe de la destinée russe s’explique par cette dualité du type spirituel russe qui fut divulgué, de façon si géniale, par Dostoïevsky. Non seulement le peuple russe aspire à la Nouvelle Jérusalem, au Royaume de Dieu, mais encore il est capable, à un haut degré, de se laisser tenter en chemin, de confondre et de prendre le royaume de l’Antéchrist pour le Royaume du Christ. L’aspiration russe à la vérité sociale, et toujours au maximum de vérité sociale, peut aboutir à des résultats diamétralement opposés. Les vertus russes elles-mêmes peuvent se transformer en autant de vices. Ceci s’explique par le fait que la structure de l’âme russe comporte des pôles opposés, et que l’âme russe peut à peine se maintenir entre les deux. Les Russes acceptent difficilement une hiérarchie des valeurs et l’établissement de degrés, ce que l’Occident fait avec tant de génie. La gradation historique est difficilement supportée par la pensée russe. Mais la question de l’Orient et de l’Occident dans le communisme russe est bien plus complexe qu’on ne le croit habituellement. Dans ce communisme agit un élément oriental, qui est le socialisme asiatique, c’est incontestable. Mais l’idéologie du communisme et de l’athéisme militant est empruntée à l’Occident. Et l’Orient russe est tombé dans la folie d’avoir absorbé ces boissons occidentales, que supporte un tempérament plus modéré. L’expérience du communisme russe est fort instructive pour l’Occident. Le communisme russe n’est pas autre chose qu’une caricature funeste, apocalyptique, de la civilisation occidentale athéïste parvenue à ses limites extrêmes, que l’Occident lui-même n’a pas vécue. Cette caricature démontre où mènent les chemins qui apparaissent jusqu’à un certain moment calmes et sûrs. Le communisme russe est un phénomène d’ordre religieux. L’Orient russe démontre non pas le milieu du chemin, mais sa fin et les limites. C’est en cela que s’accuse l’esprit eschatologique.

Le monde est menacé de barbarisation. L’Europe en est menacée en dehors comme au-dedans, par la civilisation elle-même, de la barbarisation qui vient, non pas des forêts mais des machines. Des coups terribles sont portés à l’aristocratisme de la culture. Mais c’est une folie que de croire qu’il est possible de lutter contre la barbarisation par l’isolement et par la haine entre l’Occident et l’Orient. Goethe dit : « Gottes ist der Orient — Gottes ist der Occident ». Dieu ne peut être uniquement en Orient ou en Occident. L’Occident devra abandonner l’idée que l’Orient n’est pour lui qu’un objet d’action matérielle et spirituelle. L’Orient est un sujet, et comme tel, comme un sujet actif, il agira dans l’histoire universelle. L’Orient satisfait et fermé est insupportable, soit, mais dans la même mesure, l’Occident, satisfait et fermé, l’est également. Il est indispensable qu’ils se complètent et s’enrichissent mutuellement. Le christianisme est une révélation universelle et il est entré dans le monde comme une vérité universelle. Il est venu d’Orient, mais il vaut également pour l’Orient et l’Occident. Nous voulons respirer l’air mondial et nous nous acheminons vers une nouvelle époque universaliste, où seront vaincus la limitation et l’isolement de toutes les parties de la terre aussi bien que la limitation et l’isolement de la terre elle-même ; elle s’ouvrira alors au ciel et à d’autres mondes.

Il existe un Orient antichrétien, un Orient sans visage, mais celui-ci ne pourra être vaincu par cette civilisation de l’Occident qui tend elle-même à devenir de plus en plus antichrétienne et perd graduellement sa face. Les extrêmes se touchent, l’Orient extrême et l’Occident extrême peuvent se rejoindre et aboutir au même point. Et l’union de l’Orient et de l’Occident au nom de Dieu et de l’homme, au nom du Christ et de la personnalité, doit s’accomplir à la fois contre tel Orient et contre tel Occident qui tue Dieu et qui tue l’homme.

 

                                                       Nicolas BERDIAEFF.

 

 

Traduit sur manuscrit, pour le Studio franco-russe par W. de V.

 

 

[À cet exposé de Berdiaev suit une discussion à laquelle participent plusieurs intervenants (Jean Maxence, Robert Sébastien, Jean de Pange, Marcel Péguy, Boris Vycheslavzeff, Stanislas Fumet et Olivier Lacombe), non reproductible ici pour cause de droits d’auteur, mais consultable à cette adresse : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6741575r/f28 . Berdiaev reprend ensuite la parole.]

 

 

W. de Vogt. — La parole est à M. Nicolas Berdiaeff pour ses conclusions.

Nicolas Berdiaeff. — J’ai très peu de temps pour la réponse. Je vais essayer d’être très court.

En premier lieu, je voudrais dire qu’on a beaucoup discuté sur la question de l’Orient et de l’Occident ; mais que j’aie raison ou non, l’on a pu remarquer, au fond de la pensée centrale que j’ai exprimée dans ma conférence, que l’Orient et l’Occident doivent s’unir, que la lutte entre l’Orient et l’Occident doit cesser, et justement du point de vue religieux et chrétien. Je suis au fond presque d’accord avec ce qu’a dit le R.P. Gillet. Ce qu’il a dit est très paradoxal, et pourtant c’est une très grande vérité.

Il y a eu des malentendus dans la discussion ; d’abord de la part de M. Maxence, le premier qui m’ait répondu. J’ai employé le mot « civilisation » dans le sens français et non pas dans le sens de Spengler, quand il a fait la différence entre la civilisation et la culture. Et, je ne voulais pas dire qu’il y avait seulement civilisation dans le sens de Spengler ; je parlais justement de la culture. Quand je disais que l’Orient était le pays de la Révélation et l’Occident celui de la civilisation, je parlais de la civilisation intellectuelle et non matérielle, de la culture spirituelle.

Autre malentendu. Quand j’ai dit que la Révélation vient de l’Orient et que toutes les religions ont été créées en Orient, je ne voulais pas dire qu’il n’y a pas de religion en Occident. Je suis persuadé qu’il y a une très grande vie religieuse en Occident, qu’il y a eu de grands saints, de grands mystiques, de grandes pensées religieuses, sans aucun doute, mais j’ai simplement dit qu’elles avaient commencé en Orient. J’avais employé les mots « Orient » et « Occident » dans le sens symbolique.

Il fallait cette précision pour comprendre ma pensée.

Maintenant encore quelques petites remarques. Je disais tout à l’heure que la religion chrétienne, la Révélation chrétienne, est universelle. On ne peut pas discuter contre moi de ce point de vue. J’ai de la haine pour le point de vue qui tendrait à dire que la religion chrétienne est orientale ou occidentale ; c’est une chose tout à fait antipathique pour moi. Il faut dépasser ce point de vue qui est toujours faux ; et voilà ma pensée centrale : c’est que, si la religion chrétienne vient de l’Orient, on ne peut pas dire pour autant que c’est une religion faite pour l’Orient, ou purement orientale.

Maintenant, quant à discuter sur la question de la mission de l’Orient et de l’Occident, de même que sur la question des missions des peuples et des nationalités, je trouve cette discussion impossible ; et à ce propos je vous raconterai une petite histoire qui m’a été racontée et dont le sens est très philosophique :

Dans un cercle de Français, il y avait un Français qui s’indignait contre les Anglais parce qu’il trouvait ridicule la prétention des Anglais d’être le plus grand peuple du monde, avec la plus grande mission.

Un autre Français, — un esprit assez critique et sceptique, — lui dit : « Mais les Français pensent eux aussi qu’ils sont le premier peuple du monde, et qu’ils ont la plus grande mission à remplir ».

Alors l’autre de répondre : « Oui, mais cela, c’est vrai ».

(Rires).

Eh bien, cette histoire a un sens philosophique très profond.

C’est une très grande différence de croire que son peuple est le plus grand du monde, quand c’est vrai, ou de le croire, quand ce n’est pas vrai. Mais impossible de le prouver à un autre, c’est une question de foi. Sur la question de la mission des peuples, ou des missions de l’Orient et de l’Occident, je dois répéter ce que j’ai déjà dit. La lutte de l’Orient et de l’Occident a toujours existé dans l’âme cultivée russe. Personnellement, si j’ai prononcé aujourd’hui une conférence comme une défense de l’Orient, si l’on peut avoir cette impression que je défends l’Orient contre l’Occident, je dois avouer que ma conscience est pour les trois quarts occidentale, et que la quatrième partie de mon sang est français.

Ma position est ainsi assez compliquée, comme vous voyez, et si j’ai défendu l’Orient, c’est parce que je crois qu’on le comprend très mal et qu’on l’attaque souvent d’un point de vue occidental qui est faux à mon avis. Il faut lutter là-contre, certainement, mais il y a aussi une défense de l’Orient qui est fausse, contre laquelle il faut lutter aussi.

La question la plus importante pour moi ce n’est pas la question de l’Orient, mais la question de la Russie et du peuple russe, qui a des éléments orientaux et des éléments occidentaux. Et c’est justement une mission proprement russe que de lutter contre la haine entre l’Orient et l’Occident ; car la Russie est un élément intermédiaire entre ces deux parties du monde, et même si vous prenez ceci dans le sens symbolique, la Russie ne peut jamais être seulement l’Orient. Le vrai Orient, chinois par exemple ou hindou, n’a rien de commun avec la civilisation méditerranéenne, gréco-romaine. Nous russes, nous croyons que nous venons de la Grèce, de Platon et du platonisme. Mais pour un Chinois, c’est une chose impossible. Les Hindous ont leur propre philosophie, une très grande philosophie d’ailleurs, la première en date, la philosophie védentale, qui est pour eux leur Platon et leur Aristote, et qui le restera même s’ils deviennent chrétiens.

La civilisation gréco-romaine n’est pas une civilisation absolue. Dire que la civilisation gréco-romaine est la seule vraie, c’est une erreur. Il faut faire une très grande distinction entre ces deux choses.

La civilisation gréco-romaine est très grande, mais elle n’est pas la seule. Il y a d’autres mondes qui ont le droit d’exister, et qui joueront un très grand rôle. La civilisation gréco-romaine est limitée, enfermée en elle-même. J’aime excessivement la civilisation grecque, mais on ne peut pas rester enfermé dans cette civilisation.

Je dirai encore un seul mot : c’est que, quand je compare l’Orient et l’Occident, par exemple, l’Orient hindou qui est peut-être le plus intéressant dans le monde oriental et l’Europe occidentale, je vois ici un très grand paradoxe, c’est que dans l’Europe occidentale, il s’est développé un dynamisme historique inouï, une activité historique inouïe, et en même temps une stabilisation de la conscience. La conscience s’est cristallisée, est devenue statique et l’homme européen occidental ne croit pas, ou croit très peu et très rarement à la possibilité d’un changement en principe dans la conscience. Dans l’Orient, nous voyons justement le contraire. Il n’y a pas eu, il y a des siècles, deux dynamismes historiques, il n’y a pas eu d’activité historique qu’on pourrait comparer à l’activité de l’Occident, une activité historique dans laquelle on crée une civilisation, mais il y a un dynamisme de la conscience, surtout chez les Hindous. Il y a une croyance qu’on peut passer de la conscience à la surconscience.

Je n’ai pas assez de temps ; sans quoi j’aurais encore parlé sur cette question très intéressante qu’a agitée M. Fumet : la question de l’intellectualisme est une très grande question, mais j’ai peur d’y entrer parce que cela durerait une éternité. L’Orient chrétien russe est antirationaliste, mais non pas anti-intellectualiste.

Mais enfin, et je finis par ce mot, nous devons vraiment en venir un jour à une unité du monde, à surpasser ces différences entre l’Orient et l’Occident. Dieu n’est ni Dieu d’Occident ni Dieu d’Orient, c’est mon idée centrale. On peut discuter sur les caractéristiques de l’Orient et de l’Occident, sur la manière de comprendre leurs différences ; mais notre volonté doit tendre vers l’union.

Robert Sébastien. — Je vous demande de ne pas partir dès maintenant — il n’est tout de même pas aussi tard que vous le croyez — et d’entendre Wsevolod de Vogt pour conclure cette première série de réunions.

W. de Vogt. — Je retiendrai encore votre attention pendant quelques instants. Je regrette de devoir le faire si tard, mais c’est que nous venons d’entendre plusieurs orateurs qui nous ont profondément intéressés. Je ne peux cependant pas vous épargner ce que j’ai à vous dire aujourd’hui, car je craindrais ne jamais avoir une occasion de parler : non pas qu’il n’y aura pas d’autres réunions du Studio franco-russe — nous recommencerons en octobre — mais comme je serai toujours le dernier à parler, la situation pour moi sera la même que ce soir à toutes les séances. Donc, il faudra bien que je parle aujourd’hui...

Certes, nous venons tous d’assister à un débat profondément émouvant. Mais s’il l’est, pour vous, par la qualité de la pensée, si j’ose dire, que nous avons cru comprendre, il est également émouvant, peut-être plus encore, pour Robert Sébastien et pour moi, à un autre point de vue. C’est que sur une question où d’aucuns redoutaient que ce débat ne dégénérât en tout autre chose qu’un échange de vues sincère et profond, non seulement vous avez entendu des avis très différents, venant de Français et de Russes, mais encore vous avez vu les uns et les autres se rejoindre sur certains points. Ceci nous prouve une fois de plus — et je n’avais pas besoin de cette preuve — qu’en réalité nous faisons ici une œuvre utile, viable et qui pourra se poursuivre tout en devenant progressivement plus profonde et plus vaste. Le résultat de ces rencontres, peut-être ne l’apercevez-vous pas encore, et ne l’apercevrez-vous ni demain, ni après-demain. Mais un jour viendra où vous vous en ressentirez comme d’une compréhension possible, effective, entre l’Orient et l’Occident, entre la Russie et la France. Et qui dit compréhension, dit collaboration.

Je vous demande cependant encore de nous aider. En quittant cette salle, portez au loin l’écho de ces réunions auxquelles vous avez assisté, et que pour la plupart vous avez toutes suivies, dites partout qu’elles existent, recommandez nos publications, dites que ce ne sont tout de même pas de vaines parlottes comme il y en a tant, que chacun apporte ici son expérience personnelle qui l’engage.

Nous reprendrons nos réunions à la rentrée d’octobre. Peut-être changerons-nous alors de salle, étant donnée l’affluence de ce soir entre autres.

Un mot encore. Je profite de cette réunion pour rappeler à tous les écrivains présents que nous les convions samedi prochain, à neuf heures, à la brasserie Dumesnil, en face de la gare Montparnasse — une petite salle nous y sera réservée — pour nous aider à établir le programme de nos réunions de l’année prochaine et à les organiser de façon à éviter certaines déconvenues.

La séance est levée.

 

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À cette réunion on remarquait notamment dans l’assistance : S.A.I. la Grande-Duchesse Irène de Russie, Mmes N. Berberova, N. Gorodetzky, comtesse Jean de Pange, J. Sazonova, N. Teffi, N. Tourguéneva, MM. Spolaïkovitch, ministre de Yougoslavie à Paris, Marc Aldanov, Emmanuel Bove, Henri Ghéon, Daniel Halévy, Robert Honnert, M. Hofmann, S. Makowsky, N. Milliotti, C. Motchoulsky, Boris Poplavsky, Denys Roche, S. Scharschoun, Marc Vichniak, etc.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 24 mars 2018.

 

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Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.

 

Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] J’emploie ici le mot civilisation dans le sens français et non dans le sens que lui donne Spengler.