LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Nikolaï Berdiaev

(Бердяев Николай Александрович)

1874 — 1948

 

 

 

 

 

L’IDÉE RELIGIEUSE RUSSE

 

 

 

 

 

 

1927

 

 

 

 

 

 

Article paru dans L’Âme russe, Cahiers de la Nouvelle Journée t. 8, 1927.

 

Cet article est une version remaniée par N. Berdiaev de son article Русская религиозная идея (1923), paru dans le recueil collectif « Проблемы русского религиозного сознания » (Problèmes de la conscience religieuse russe), Berlin, 1924.

 

 

 

 


 

TABLE

 

 

 

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

 

 

 

 


 

I

 

Le soleil se lève à l’Orient. Et c’est de l’Orient que vient toute lumière religieuse. L’Orient est le berceau de toutes les religions, y compris la religion chrétienne qui s’est affirmée surtout en Occident. L’Orient est le pays de la révélation. L’Occident est celui de la culture. L’Orient est plus proche des sources de la genèse de toute vie ; il est le royaume de la genèse. Le monde fut créé en Orient, pour apparaître à l’Occident sous sa forme accomplie. Et c’est en Orient qu’il faut chercher les sources religieuses. En Occident, la religion même est surtout et avant tout une culture religieuse de la société. Mais la culture religieuse, quelque grande, puissante et belle qu’elle soit, s’éloigne déjà des sources de la révélation, des sources primitives de la lumière. En Orient, Dieu parlait à l’homme directement, face à face. En Occident, il y eut trop d’intermédiaires. L’Orient, dans son essence, est plus religieux que l’Occident. Cette distinction géographique n’est point d’ordre simplement physique, elle reflète et symbolise une différence de vie spirituelle. L’Orient et l’Occident sont des mondes spirituels dans la vie de l’humanité, des mesures de l’esprit. Plus que chez les peuples de l’Occident, la vie et la conception du monde ont conservé chez les peuples de l’Orient, chrétiens et non chrétiens, leur cachet religieux. Les peuples de l’Orient se prêtent malaisément à la sécularisation. La sécularisation est mortelle aux peuples de l’Orient, à leur morale, à leur vie intellectuelle, les privant de toutes les normes de la vie. Telle est la Russie, Orient chrétien. Le peuple russe n’accepte aucune morale sécularisée, aucune civilisation sécularisée. Quand sa vie religieuse se décompose, c’est pour lui la mort spirituelle. Nous verrons comment le nihilisme russe n’est autre chose que le revers de la religiosité russe.

La nature du sol russe est un élément d’immense signification pour qui veut comprendre l’esprit russe. La géographie matérielle d’un peuple n’est qu’un symbolique reflet de sa géographie spirituelle, le reflet de l’âme d’un peuple. Ce n’est point par hasard qu’un peuple habite la plaine ou la montagne, le bord d’une mer ou les rives d’un fleuve, le Sud ou le Nord. Sud et Nord, monts et plaines, mers et fleuves se retrouvent au fond des âmes des peuples. L’abondance de vastes plaines en Russie et l’immensité de ses espaces sont la mesure intérieure de l’âme du peuple russe. Et ce n’est point par hasard que le peuple russe habite une plaine illimitée, aux horizons infinis, sans frontières prononcées : telle est aussi la géographie de l’âme russe. Cette âme a des espaces infinis, une ampleur infinie, une absence de limites et de frontières ; des horizons infinis et des lointains s’ouvrent à elle. L’âme des peuples occidentaux est comprimée, partout elle se heurte à des limites et à des bornes. C’est un trait essentiel de l’Occident que tout y est divisé, cloisonné, différencié. Dans la formation même du sol des peuples occidentaux, les frontières et les limites trop précises de ses monts, vallées et fleuves, sont fixées. La terre est trop différenciée, elle n’a pas d’horizons à perte de vue, elle manque d’immensité. En Russie, la terre donne la liberté. Le Russe souffre de l’immensité et de l’ampleur de sa terre. L’homme occidental souffre de l’étroitesse de sa terre. On peut même dire que la terre est une catégorie de l’esprit russe. L’importance de la terre pour l’esprit russe, pour l’homme russe, est vraiment immense. L’occidental se rend nettement compte de son attitude vis-à-vis de sa patrie et de sa nation, de son État et de sa civilisation. Le Russe se définit tout d’abord par ses rapports à la terre. Il y a quelque chose de mystique dans les rapports du peuple envers la terre. Ce n’est pas l’homme qui possède la terre, c’est la terre qui possède l’homme. Le peuple russe croit, avec une force élémentaire, en la puissance, en la richesse, en l’immensité et l’invincibilité de sa terre. Il se réfugie en elle et c’est d’elle qu’il attend son salut. L’occidental se considère comme le maître de sa terre, il croit de son devoir de la défendre, son attitude envers la terre est virilement active. Sa terre n’est point spacieuse, tout est limité et comprimé, il faut qu’il s’arrange sur ce petit espace. L’ennemi est toujours proche de l’occidental et il lui est indispensable de prendre des mesures pour sa défense. De là, l’intensité de la culture occidentale. Chez le Russe, tout est différent. La terre est vaste et féconde ; l’espace infini s’étend autour de lui. Personne ne peut s’attribuer la possession entière de l’immense terre russe. La terre russe offre toujours un refuge sûr contre tout ennemi. De là, le caractère extensif de la conception de la vie chez le Russe, son faible besoin d’une culture intense. En Occident, tout est déjà séparé par des cloisons, une place est indiquée à tout, il n’y a pas de vastes étendues. La forée dionysiaque élémentaire de la vie semble être tarie en Europe. C’est le résultat d’une culture trop intense, d’une actualisation exagérée des forces intérieures, d’une organisation trop parfaite. La civilisation européenne est trop aristotélicienne dans son principe, elle est fondée sur l’organisation de la matière par la forme. Chez le peuple russe il y a encore d’immenses forces latentes, son élément dionysiaque primordial n’est point éteint. L’homme de l’Occident voit le but et le sens de sa vie dans la possession de l’élément, dans la soumission de cet élément à la volonté et à la raison organisées. L’élément de la vie s’est entièrement transfusé en une existence réglée, cultivée et civilisée.

 

 

II

 

Ainsi que la plupart des peuples de l’Orient, le peuple russe vivait de sa foi religieuse, de ses révélations et de ses traditions religieuses. Il n’oblitéra pas les sources vivantes de sa religion, il ne se départit pas, jusqu’aux terribles et toutes récentes années de notre histoire, du rythme religieux de sa vie. Au cours de toute son histoire, et jusqu’en la civilisation du XIXe siècle, le peuple russe, dans sa patrie prépondérante, vécut, non de culture intellectuelle, mais de religion, de foi. Dans sa masse, il demeurait à un bas niveau d’instruction, il n’avait pas de morale séculière, sa notion du droit était vague, il n’était même pas théologiquement éclairé sur sa foi. Mais il engendrait de grands saints, il vivait du culte de la sainteté et des saints, il ignorait l’attachement exclusif aux biens terrestres, et, du fond de son âme, il se tournait vers la Jérusalem céleste. La Russie était nommée « la sainte Russie », non que le peuple russe fût saint — c’était un peuple bien pécheur, — mais parce qu’il vivait spirituellement de l’idéal de la sainteté, dans la vénération des saints. Le peuple russe n’avait pas pour idéal le progrès de l’intelligence, comme les nations de l’Occident, mais puissant était en lui l’idéal de la sainteté. Il était attaché par ses vices à la vie terrestre, mais par ses vertus il était tourné vers le ciel. Telle était l’éducation que la foi orthodoxe lui avait donnée. Quant à l’homme occidental, il fut élevé dans les vertus appropriées à l’organisation de la vie terrestre. Les aspirations religieuses de l’esprit national russe se manifestent au cours de toute notre histoire. Et au XIXe siècle, en pleine floraison de la vie intellectuelle russe, dans la littérature et dans la pensée russes, cette même tendance religieuse se manifeste avec une force singulière. Notre pensée, notre littérature n’étaient nationales qu’en la mesure de leur tendance religieuse.

 

 

III

 

On ne peut se faire une idée de la foi orthodoxe russe d’après la théologie officielle. La foi orthodoxe russe ne connut point de doctrine théologique obligatoire et constituée en système, elle n’a guère eu de scolastique. Le rationalisme théologique est ce qui convient le moins à la conscience religieuse russe. L’idée religieuse russe implique l’affirmation que le mystère de la vie divine ne peut être exprimé en une conception rationnelle. Notre théologie officielle fut toujours empruntée à la théologie catholique, ou bien à la théologie protestante. D’après la conception orthodoxe, les membres de la hiérarchie ecclésiastique n’ont aucun don spécifique d’enseigner la doctrine. Un écrivain profane peut être plus véritablement orthodoxe qu’un métropolite. Et, de fait, il en était ainsi. L’écrivain profane Khomiakoff fut le premier théologien orthodoxe, le fondateur de la théologie orthodoxe en Russie. L’esprit de l’orthodoxie russe ne peut être étudié d’après les traités de théologie. Cet esprit est répandu dans toute l’atmosphère que le peuple russe respire et qui est sa vie. Cet esprit se retrouve dans le culte, dans les ikones, dans la vie des saints russes, dans le « startchestvo » russe, dont j’expliquerai le rôle, dans la piété du peuple russe, dans les « stranniki » (pèlerins) du peuple, même dans certains aspects des sectes mystiques et dans les œuvres éminentes de la littérature et de la pensée russes. L’esprit religieux russe se perçoit plutôt d’une manière artistique et esthétique, que d’une manière logique et rationnelle. Cet esprit agit non seulement dans l’enceinte visible de l’Église et de ses doctrines, mais, avec autant d’efficacité, dans toute la vie spirituelle du peuple russe.

La grande expérience spirituelle des saints russes, des « starzi » russes, demeura à peu près inexprimée par la parole ou par la pensée, elle ne laissa presque aucune œuvre. Voilà une très profonde différence avec le monde catholique, où les grands saints et mystiques ont laissé des œuvres littéraires remarquables. Le Russe, en quittant le monde, en suivant le chemin de la résignation, en aboutissant à la sainteté, ne pouvait plus écrire, ne pouvait plus créer des œuvres. Il devenait lui-même une œuvre accomplie, un produit de l’art divin. La sainteté russe, la contemplation mystique russe des mystères divins n’ont jamais fourni d’apports à la civilisation séculière comme en Occident, dans le catholicisme, où les esthètes s’émerveillent de saint François d’Assise, où des hommes d’une culture raffinée lisent et relisent sainte Thérèse. La sainteté russe, la sainteté de Séraphin de Saroff, qui vivait au XIXe siècle, ne devient nullement une force agissante de civilisation. La vie spirituelle demeure concentrée dans les profondeurs intimes. L’orthodoxie n’a pas créé une culture d’aussi imposante grandeur, aussi multiforme, que celle du catholicisme en Occident. L’histoire russe est toute pénétrée par la religion orthodoxe, mais cette dernière ne fut pas une force historique d’une puissance extérieure comparable au catholicisme. Il n’y a que le culte orthodoxe qui ait exprimé l’esprit de la religion russe et qui ait été une grande manifestation de culture de l’esprit. C’est de ce côté-là que les étrangers peuvent s’approcher de l’orthodoxie le plus aisément. Ce caractère non-normatif de la vie religieuse russe doit frapper les occidentaux, qui ont passé par l’école du catholicisme et du protestantisme, qui sont accoutumés à une religiosité normative, rationalisée et adaptée, à un très haut degré, à la civilisation. L’orthodoxie russe est la forme du christianisme la moins normative. L’expérience spirituelle y est, moins que partout ailleurs, soumise à la norme et exprimée par la connaissance, elle est donc des moins formées et cultivées, au sens que ce terme a acquis en Occident.

L’occidental, accoutumé à ses propres formes de christianisme, peut difficilement comprendre comment la foi orthodoxe conduit l’âme des russes, comment elle les élève pour la vie. Ses chemins sont très différents de ceux du christianisme occidental. Ce n’est pas par des sermons et par l’enseignement des normes de conduite que la foi orthodoxe fait l’éducation du peuple russe, mais, surtout, et avant tout, par le culte, par la liturgie même, par le mystère même du sacrifice divin. C’est une religion essentiellement liturgique. La foi orthodoxe élève le peuple, non pas à l’aide de normes de conduite, mais par les exemples de la vie des saints et par le culte de la sainteté. Et le centre de la vie religieuse, la foi orthodoxe le place dans la prière, qui est la communion avec Dieu, et non pas en une discipline de vie. Cet aspect de l’orthodoxie se manifeste en ceci que, de toutes les formes du christianisme, elle est le plus détachée de la vie terrestre et temporelle, que plus que les autres elle croit l’homme destiné à la vie céleste et éternelle, qu’elle a, plus que toutes, conservé ses liens avec les traditions du christianisme primitif, qu’elle est d’entre toutes la moins sujette à se mondaniser. Le catholicisme et le protestantisme sont devenus des religions trop civilisées, trop adaptées à la perspective de l’ordre terrestre. Dans l’orthodoxie, tout ce qui contribue à l’organisation terrestre, à la vie civilisée, est demeuré le moins développé. L’orthodoxie ne se fonde pas tant sur sa discipline, son activité historique et son armement de défense ou de conquête rationnelle, que sur les dons charismatiques, sur l’action de la grâce divine et sur la force de la prière. Le « startchestvo » est l’unique moyen de diriger les âmes, propre à l’orthodoxie russe. Le « staretz » est toujours un moine, mais il n’est pas un personnage de la hiérarchie ecclésiastique. Il possède des dons de grâce particuliers, auxquels ne correspond aucun indice extérieur et normatif. Les « starzi » subissaient ordinairement des persécutions de la part des évêques et des autorités de l’Église, ils semblaient des novateurs et presque des sectaires. La foi en l’autorité du « staretz » est une foi en les dons spirituels particuliers, devinés par le peuple, et rendre sa volonté au « staretz », ce n’est point se soumettre à une autorité légitime et objectivement normale comme l’est la soumission à un directeur de conscience dans le catholicisme, mais s’abandonner librement à une force bienfaisante, à la direction de Dieu, agissant dans le « staretz ». Et c’est ici qu’apparaît l’anti-rationalisme profond et radical, l’anti-normativisme, l’anti-formalisme de l’orthodoxie. Aucune notion définie, aucun symptôme formel, ne peut exprimer et déterminer l’église orthodoxe. C’est ce que soutiennent les meilleurs théologiens russes et les penseurs religieux russes. Ceci veut précisément dire que l’église orthodoxe est la plus proche de l’essence primordiale de l’Église, autrement dit, dans l’histoire et dans la civilisation, elle a été la moins sujette à l’influence mondaine. Les idées de norme, de droit, de rationalisme, de formalisme et de légalité sont des armes préparées par la culture laïque aux fins de l’organisation terrestre. L’église orthodoxe a été, de tout temps, orientée plutôt vers l’éternel que vers le temporel. Il s’ensuivit bien des inconvénients et des dangers pour la vie temporelle. Le caractère eschatologique du christianisme primitif s’est conservé davantage dans l’orthodoxie orientale que dans le christianisme de l’Occident.

 

 

IV

 

Quels sont les traits les plus marquants de l’idée religieuse dans la pensée russe du XIXe siècle ?

Tout d’abord on est frappé de l’étonnante liberté de la pensée religieuse russe. La pensée catholique et la pensée protestante sont enchaînées, elles sont bien organisées ; des limites traditionnelles leur sont posées. Ce sont les dignitaires de l’Église ou les professeurs des séminaires ecclésiastiques et facultés théologiques qui sont porteurs de la pensée religieuse dans l’Europe occidentale. La pensée religieuse y est une pensée théologique de préférence. Les théologiens sont les officiers et les généraux d’une armée ordonnée et disciplinée. L’esprit prophétique est presque éteint dans la pensée chrétienne de l’Europe occidentale du XIXe siècle. L’église orthodoxe n’a jamais voulu être l’église militante et la hiérarchie ecclésiastique ne s’y est jamais considérée comme une armée. En Russie seulement pouvait se produire le fait qu’un officier de la Garde et propriétaire, comme le fut jusqu’à sa mort Khomiakoff, prît rang de premier théologien de l’Église, que nos vrais prophètes fussent l’écrivain laïque Dostoiewsky et le philosophe laïque Solovieff, que les plus poignants problèmes religieux fussent posés par les écrivains laïques Léontieff et Rosanoff, que les pensées les plus audacieuses sur l’avenir du christianisme fussent exprimées par N. Fedoroff, humble bibliothécaire presque inconnu. La pensée religieuse russe des XIXe et XXe siècle est le prophétisme libre. Elle entend le christianisme comme la religion de la liberté. C’est le trait radical de l’idée religieuse russe.

L’idée de la liberté chrétienne est exprimée avec une grande force chez Khomiakoff. Comme premier principe de sa conception de l’Église, il pose l’idée de la liberté de l’esprit. Cette idée ne se trouve pas dans la théologie officielle, elle n’existe point dans les relations officielles entre l’Église et l’État, mais la liberté spirituelle est répandue dans l’atmosphère ineffable de l’orthodoxie russe, de la chrétienté russe. L’Église n’est pas l’autorité, elle est la liberté ; elle n’est pas une organisation, c’est un organisme mystique ; elle n’est pas une institution, c’est la vie spirituelle elle-même. La tradition de l’Église n’est pas quelque chose d’extérieur, c’est la vie intérieure, dans laquelle les morts et les vivants, toutes les générations chrétiennes sont en communion organique, c’est la vie en liberté. La conscience religieuse russe délimite les deux mondes avec plus de force que la conscience occidentale ; elle n’admet pas que les qualités particulières du monde naturel soient transposées dans le monde divin. Le principe de la loi, le principe de l’Ancien Testament est moins prononcé dans l’Église orthodoxe que dans l’Église catholique. L’Église est une unité dans la liberté, unité d’amour et non pas unité formelle et juridique. Dans l’idée slavophile de la liberté chrétienne, le radicalisme est plus grand que chez Luther, mais il est joint à la défense de la tradition sacrée, à la vénération des ancêtres, au principe de l’unanimité des conciles. C’est Dostoiewsky qui fut chez nous le grand messager de la liberté de l’esprit. Dans les annales universelles, il n’y a pas d’expression de l’idée de la liberté religieuse, de la liberté de l’esprit, aussi radicale et profonde que celle de Dostoiewsky. Cette idée est son thème dominant. Dostoiewsky soutient que, renier la liberté de l’esprit, vouloir lui substituer une organisation autoritaire du bien-être et de la félicité humaine, c’est l’esprit même de l’Antéchrist. Tel est le thème de son œuvre la plus remarquable : La Légende du Grand Inquisiteur. Jésus-Christ repousse les trois tentations dans le désert au nom de la liberté de l’esprit. L’Antéchrist les accueille toutes les trois, et renie la liberté de l’esprit. La liberté chrétienne n’est pas un droit, une revendication — c’est un fardeau et un devoir. Dieu attend de l’homme la liberté, il n’accepte que ceux qui sont libres. Dieu a voulu que l’amour de l’homme fût libre ; mais il est trop difficile à l’homme de supporter le fardeau de la liberté. La liberté engendre les innombrables souffrances de la vie, et l’homme renonce facilement à la liberté ; mais Dieu a besoin de la liberté de l’homme. La pensée occidentale conçoit la liberté avant tout comme un droit voire comme une exigence. Elle oppose les droits de l’homme à ceux de Dieu (exemple : la Révolution française et l’école théocratique de J. de Maistre). La pensée religieuse russe approfondit l’idée de la liberté elle la conçoit comme une épreuve attendue et imposée par Dieu lui-même, comme un fardeau, comme une sainte prouesse. Le russe est infiniment plus libre d’esprit, plus libre dans sa vie religieuse, il est moins lié à la forme, à l’organisation, au droit et à l’ordre. La liberté d’esprit n’est pas le résultat d’une discipline, d’une organisation ; elle est l’atmosphère vitale qui enveloppe la vie religieuse et l’existence quotidienne ; elle est primordiale. Dans la pensée religieuse russe, la liberté n’est pas liée à l’individualisme, comme il arrive souvent dans la pensée occidentale. Au contraire, Khomiakoff et Dostoiewsky, qui ont le plus clairement exprimé l’idée de la liberté religieuse, furent des anti-individualistes extrêmes et décidés. La liberté, dans la conscience religieuse russe, est liée à l’unanimité. Cette unanimité est entendue comme un libre organisme, une union libre dans l’amour. L’individualisme, qui détache l’homme et l’oppose aux autres et au monde, le rend esclave de la nécessite extérieure.

Il n’y a de liberté que dans la communion des âmes dans l’amour. L’Église est une communauté libre et une liberté en commun ; c’est l’union de la liberté et de l’amour. En dehors de l’amour, en dehors de la communauté unanime, la liberté périt, et se tourne contre elle même. Dostoiewsky a démontré avec une puissance géniale comment une liberté sans Dieu, une liberté individualiste et esseulée, une liberté arbitraire et rebelle devient violence, contrainte et tyrannie. Ce danger est toujours caché dans la liberté russe. Celle-ci engendre non seulement le bien, mais aussi le mal ; elle peut s’exterminer elle-même et devenir son contraire. L’esprit du peuple russe gardait en soi « le don de la sainte liberté ». Mais il gardait aussi le danger d’être séduit par la suprême tyrannie. C’est ce que nous démontre Dostoiewsky, — ce prophète de la révolution russe. Un autre trait de l’idée religieuse russe, c’est l’affermissement d’une intégrité spirituelle, la résistance à toute dispersion, à toute division de l’esprit en catégories, en sphères. La religion n’est pas un domaine séparé dans l’âme, ni une sphère particulière de la civilisation, c’est la vie indivisible de l’esprit. La vie spirituelle ne peut être fractionnée en sphères séparées, elle est organique, toute soumise au centre religieux. La sécularisation de l’âme et de la culture, la formation de sphères détachées du centre spirituel de la vie, signifie la mort de l’âme, la perte du sens religieux. L’idée religieuse russe n’admet point de relations hétéronomes, de contrainte extérieure, entre l’Église et tous les domaines de la vie et de la religion. Dans l’idée religieuse russe il n’y a pas d’universalité par coercition extérieure. Il ne s’agit pas de soumettre telle chose à telle autre, il s’agit que l’une et l’autre soient organiquement unies, liées et jointes ontologiquement, d’une manière intimement libre et non imposée extérieurement. La pensée du russe est essentiellement intégraliste. Ses forces créatrices aspirent à la transfiguration de la vie. Cette qualité distinctive de l’esprit russe est le principal obstacle qui s’oppose à la création d’une civilisation aux domaines différenciés. La littérature russe est pénétrée de l’idée religieuse. Cette même idée religieuse est aussi la base de la philosophie originale russe. Le thème des aspirations et des mouvements sociaux russes est un thème religieux, et non un thème politique. Dostoiewsky a merveilleusement démontré que les révolutionnaires russes ne s’intéressaient jamais à la politique et n’en faisaient pas ; le problème de Dieu et de l’immortalité, de l’athéisme, du salut de l’humanité, voilà ce qui les passionnait. Dans la science, dans la politique, dans les arts, le russe aspire à réaliser l’idée russe d’une manière positive ou négative. Quant à l’idée russe, elle n’est pas une idée de civilisation, mais une idée de salut et de transfiguration religieuse, une idée de la fin de l’histoire (et non de l’évolution historique), de sa fin chrétienne ou antichrétienne.

 

 

V

 

L’ontologisme et le réalisme ontologique sont propres à la conscience et à l’idée religieuses russes. Le destin tragique de la civilisation moderne est dans son détachement des sources de la vie, dans son impuissance à se hausser jusqu’à un ontologisme, qui en pénétrerait toutes les sphères. Dans la partie dirigeante du monde européen, la foi en la possibilité d’une translation de l’énergie divine en ce monde est tarie, ainsi que la foi en une influence directe des forces divines sur la vie de l’homme et de l’humanité. Une conception dualiste des relations mutuelles entre le monde et Dieu, entre ce monde-ci et l’autre, prédomine définitivement. Ce monde-ci est renfermé en soi. Et son rapport avec l’autre monde n’est concevable que sous la forme d’un symbolisme idéaliste, qu’il faut clairement distinguer du symbolisme réaliste.

L’orthodoxie est avant tout ontologique. L’ontologisme s’est affaibli dans le christianisme occidental, en raison de son temporalisme, des orageuses vicissitudes de son histoire et de sa haute culture intellectuelle. L’orthodoxie croit immuablement à la possibilité d’une translation de l’énergie divine dans la vie du monde et de l’humanité. L’orthodoxie, plus que le catholicisme, délimite les deux mondes ; elle n’admet point le transfert des traits de ce monde-ci au Royaume de Dieu et à l’Église, mais elle n’admet pas non plus le dualisme du monde et de Dieu. Les relations de Dieu avec le monde, l’union réelle et les rapports réels entre les deux mondes y sont possibles. Un symbolisme réaliste et non idéaliste est propre à l’orthodoxie. C’est pourquoi l’idée de l’autorité extérieure, d’un critérium extérieur et autoritaire, est étrangère à l’orthodoxie. Une autorité extérieure et formelle suppose une brusque solution de continuité entre les deux mondes, un détachement des sources de la vie, un repliement sur lui-même de l’homme et du monde. La conscience idéale de l’orthodoxie russe reconnaît l’autorité intérieure de l’être divin agissant sur nous, de l’énergie divine se manifestant à nous, c’est-à-dire une autorité ontologique et non juridique et rationaliste. Le critérium de la vérité religieuse se trouve dans l’expérience spirituelle qui conduit à une connexion avec la vie réelle, céleste, la vie divine. Dieu lui-même, par son énergie et les dons de sa grâce, établit une différence entre la vérité et le mensonge. En termes philosophiques, cela veut dire que le critérium de la vérité est intuitif, qu’il est basé sur la contemplation de la vie divine. L’autoritarisme, le rationalisme sont l’effet de l’éloignement des sources premières de la vie, de la rupture du monde avec Dieu, de l’homme avec Dieu. L’ontologisme est fondé sur la supposition que la nature humaine n’est pas extérieure à la nature divine, que la vie spirituelle est une vie supra-individuelle.

 

 

VI

 

Un grand renoncement au monde et à ses biens, voilà le trait spirituel radical du peuple russe. Ce renoncement ne signifie aucunement que le peuple russe soit moins pécheur que les autres peuples. C’est un peuple bien pécheur, plus pécheur peut-être que les autres peuples de l’Europe, mais il l’est d’une autre manière, il comprend le juste autrement. C’est par ses péchés que le peuple russe est attaché aux biens terrestres, aux choses vaines et passagères de la terre. Il n’est pas moins tenté par la volupté et la cupidité que les autres peuples. Mais il n’est point attaché aux biens et aux choses passagères de la terre par ses vertus, ni par sa notion de la vérité-justice, ni par son idéal de sainteté. Au fond de son esprit, il y a un grand renoncement, une grande indépendance des liens des vertus terrestres et passagères. C’est justement par leurs vertus, par leur notion du bien et du mal, que les peuples de l’Occident sont trop attachés aux biens terrestres, aux choses vaines et mortelles. Dans la conscience occidentale, l’idée prédomine que le bien et la vertu doivent servir à l’organisation de la vie terrestre et à l’acquisition des biens terrestres. La vénération de la force, telle qu’elle se manifeste en ce monde, est particulière à l’occidental. Cette force doit avoir une base religieuse. Le monde anglo-saxon surtout est enclin à baser sa puissance en ce monde sur la religion et à justifier ses succès ici-bas par la religion. Ce n’est pas en raison de ses faiblesses et de ses vices que l’occidental tient à sa position sociale, à sa propriété, à son confort de vie, mais en raison de ses vertus sociales, fondées et justifiées religieusement. Il reconnaît nettement son droit à la propriété, aux biens de la vie et il les défendra ; il a une idéologie qui justifie la propriété et la jouissance des biens de la vie. La conscience du russe est tout autre. Dans le fond de son âme, il n’est rien moins que sûr que sa propriété soit sacrée, que la jouissance des biens de la vie soit justifiée, qu’elle s’accorde avec une vie parfaite. Il n’a pas une idéologie, qui puisse justifier sa position sociale privilégiée. Il n’y a jamais eu d’idéologies bourgeoises en Russie. Les propriétaires russes n’avaient pas la certitude inébranlable de posséder la terre de plein droit, et ils la possédaient d’une façon moins vertueuse et moins sûre que les ruraux de l’Occident. La classe des marchands russes n’était jamais sûre d’avoir acquis sa richesse par des moyens religieusement justifiés et probes. Et le marchand russe le plus cupide, qui avait amassé des milliers et qui par ses péchés était attaché aux biens de la terre, pensait, dans le fond de son âme, qu’il ferait peut-être mieux d’entrer au couvent ou de devenir pèlerin. La bourgeoisie russe n’a jamais possédé une conscience idéologique bourgeoise qui pût la fortifier moralement. Ce renoncement, cette liberté de l’esprit est la cause de la révolte russe contre le monde bourgeois, et dans cette révolte, Herzen, — le révolutionnaire, K. Léontieff, — le réactionnaire, se rencontrent entièrement. L’idée russe est opposée à l’idée de civilisation bourgeoise. Nous autres, chrétiens, nous sommes des pèlerins en ce monde, nous n’avons point ici-bas de cité permanente, mais nous cherchons celle à venir. Et nous ne devons pas être spirituellement trop attachés à la cité terrestre. L’amour du pèlerinage (strannitchestvo), le nomadisme spirituel est un trait russe caractéristique ; il est inhérent à l’idée russe. Le type du pèlerin (strannik) sorti du peuple est le type russe le plus expressif. Nous avons eu des pèlerins d’un niveau de culture très élevé, et les écrivains, les penseurs russes sont tous des chercheurs de la vérité divine. Gogol, Tolstoï, Dostoiewsky, sont des pèlerins, et par le type de leur esprit, et par leur destinée. Solovieff aussi. L’amour du pèlerinage s’oppose à tout ce qui est bourgeois, au sens moral de ce mot. Dans le fond de son âme, le russe n’est irrévocablement attaché ni à sa propriété, ni à sa famille, ni à l’État ; il sent le caractère vain et passager de tous les biens et de tous les trésors de la terre. Tout doit finir, passer, et ce n’est qu’alors que tout sera révolu, qu’une vraie vie commencera, la vie du Royaume de Dieu. C’est ainsi que la foi orthodoxe a élevé le peuple russe. Elle n’a pas cultivé dans l’homme russe les vertus terrestres indispensables à l’acquisition d’une puissance dans ce monde et à l’organisation de la vie terrestre. Si le peuple russe pouvait subsister sur cette terre et avoir son histoire, c’est que, jusqu’à un certain point, le pouvoir des tsars accomplissait l’œuvre terrestre. Personne au monde ne renoncerait aussi facilement à sa propriété, à sa puissance, à sa famille, à ses biens que le russe. Ceci explique bien des choses dans le caractère néfaste de la révolution russe. Si une telle révolution a pu avoir lieu chez nous, si le communisme a pu vaincre aussi facilement, c’est parce que les russes ne voulaient et ne savaient pas lutter pour leurs droits et privilèges, pour leurs pouvoirs. Le détachement des biens terrestres est une qualité éminente, mais en même temps dangereuse, de l’esprit national russe. Le peuple russe, par l’organisation de son esprit, est un peuple vivant dans le danger. C’est un peuple qui joint en lui des traits diamétralement contraires les uns aux autres ; en lui l’extrême bien se transmue facilement en le plus grand mal. C’est ce qu’a montré la révolution russe. C’est ce que Dostoiewsky avait découvert dans le fond de l’âme russe. Le renoncement russe est une vertu chrétienne, qui tourne facilement au nihilisme. Le nihilisme russe est l’envers du renoncement russe. Le russe veut que tout finisse le plus tôt possible, que tout ce qui est passager passe, que le temps s’arrête, qu’un nouveau monde, une nouvelle vie commencent. Il ne voit aucun acheminement évolutif vers cette vie nouvelle, vers se monde nouveau. Lorsque le russe perd sa foi religieuse, lorsqu’il trahit le christianisme, tout se démolit en lui. Il ne veut plus d’aucune vertu civilisée. Que tout périsse ! En Occident, la morale est une religion sécularisée, un reste de foi religieuse, qui donne à la vie son fondement. Le russe ne veut et ne reconnaît point de morale sécularisée. S’il n’y a ni Dieu, ni immortalité, il n’y a pas de bien, il n’existe point de morale, donc, tout est permis. Et alors le Royaume du nihilisme surgit, alors les forces élémentaires de la nature russe entrent en leur droit. Dostoiewsky l’a démontré d’une manière géniale. En Russie, il n’y a qu’une classe cultivée, très peu nombreuse, qui puisse vivre d’une morale séculière. Si le peuple russe n’a pas de morale religieuse, sacrée, s’il a oublié son Dieu, il tombe dans le nihilisme. Le russe ne tient pas aux valeurs de la civilisation. Il ne sait pas se discipliner au nom de ces valeurs. Il cherche le salut et la transfiguration de la vie. Le nihilisme est le pôle négatif de l’esprit russe. Son pôle positif est tourné vers l’apocalypse. Le nihilisme révolutionnaire russe est l’apocalypse russe pervertie, tournée de son mauvais côté, l’aspiration de l’âme russe à la fin.

 

 

VII

 

Pour comprendre l’esprit apocalyptique et l’idée apocalyptique russes, il faut comprendre la passivité et la potentialité de l’orthodoxie russe au cours de son histoire. L’énergie y était tournée en dedans, vers l’activité spirituelle, vers la communion avec Dieu ; elle ne s’actualisait pas dans l’histoire, dans la culture. L’orthodoxie russe n’aspirait pas, coûte que coûte, à dominer le monde. Elle ne s’armait, ni ne s’organisait pour un but de domination. Dans la notion que l’orthodoxie a de l’Église, elle n’attribue pas à cette dernière la dignité du Royaume de Dieu, de la Cité Céleste sur terre. L’orthodoxie penchait plutôt vers l’idée que le Royaume de Dieu adviendrait par un miracle et par la catastrophe de la fin du monde, qu’il serait un nouveau ciel et une nouvelle terre. L’Église et le Royaume sont de nature différente et se différencient aussi par leurs procédés. L’Église ne s’est pas identifiée avec l’État et avec les méthodes d’agir de ce dernier. L’Église orthodoxe a gardé une attitude passive envers l’État, elle s’est toujours trop soumise au pouvoir, elle n’a jamais rivalisé avec lui dans la direction des affaires terrestres. Son propre idéal social, l’idéal d’une vraie communion chrétienne, l’idéal de la Cité divine, demeurait à l’état potentiel, non manifesté. Le cléricalisme n’a jamais été inhérent à l’orthodoxie russe, qui s’est toujours montrée timide dans les affaires de ce monde-ci, nullement active ; les autres croyances prenaient aisément le dessus. Elle gardait les sources de la foi, affermissait son expérience religieuse, se tournait intérieurement vers la fin des temps, vers la Jérusalem divine. Ce caractère de l’esprit orthodoxe, cette passivité et cette potentialité déterminèrent une attitude toute particulière vis-à-vis de l’État, vis-à-vis du pouvoir impérial. Toute activité historique était abandonnée au pouvoir de l’État ; c’est ce dernier qui devait organiser la vie terrestre du peuple, c’est lui aussi qui devait défendre l’Église. Extérieurement, l’Église n’était pas libre, elle était opprimée, mais, intérieurement, elle avait conservé sa liberté spirituelle. Elle resta fidèle à cette vérité, que l’avènement du Royaume de Dieu advient inaperçu. La conscience orthodoxe s’inspire de l’ascétisme dans ses relations avec le monde, avec le Royaume. Elle ne croit pas qu’on puisse s’approcher du Royaume de Dieu par les voies d’une évolution graduelle. L’église catholique, quoique hostile à l’évolutionnisme du XIXe siècle, a depuis longtemps accepté le principe de l’évolution dans les phénomènes religieux. Elle a reconnu la possibilité d’un développement des dogmes, celle d’une adaptation de l’Église aux procédés laïques, afin de pouvoir prendre ceux-ci sous sa direction. Cet évolutionnisme était inspiré par le désir de dominer le monde, de créer un royaume de Dieu sur cette terre. Le manque de pouvoir et l’immuabilité de l’Église orthodoxe l’ont placée hors de l’évolution qui s’accomplissait dans le monde. L’évolution s’effectuait dans le domaine de César. Elle avait une utilité contingente. Mais le Royaume de Dieu ne peut être fondé de cette manière. D’ailleurs, le Royaume de Dieu jamais ne sera fondé, il n’y a pas de voie historique qui y mène ; il est miraculeux et naît invisiblement. Dans le catholicisme, une immense énergie spirituelle a trouvé son assouvissement dans l’activité historique, dans la création de la civilisation et de la société catholiques. Le catholicisme a construit une forteresse dans le monde historique et dans les âmes humaines. À cette fin il devait faire usage des procédés du siècle, il devait plier l’Église jusqu’à terre pour lui soumettre la terre et élever cette dernière jusqu’à son idéal théocratique. Ce fut une organisation militaire. La conquête et la domination supposent une organisation militaire. Le catholicisme, dans la poursuite de cette tâche, actualisa outre mesure ses forces spirituelles. Le Royaume de Dieu sembla s’être dissous dans l’activité historique continuelle de l’Église, dans son effort pour posséder le monde. L’âme fut transformée en une forteresse et devint inaccessible aux souffles mystiques de l’avenir. L’apocalypse fut close. Dans l’idée protestante de la vocation (Beruf), toute l’énergie religieuse a été dirigée vers les différents domaines de la culture, elle s’est dispersée dans les agissements de la vie séculière. Oh ! oui, sans doute, il y eut de grands saints dans le monde catholique, il y eut une vraie expérience religieuse, l’image du Christ s’y est conservée et les sacrements s’y accomplissaient. Certainement aussi, il y a eu une grande énergie spirituelle dans le protestantisme, une recherche de la vérité religieuse et un désir puissant de réaliser la vérité évangélique. Mais il importe d’établir que le christianisme occidental, catholique et protestant, s’est actualisé dans l’histoire et dans la civilisation, dans l’évolution séculière, ce qui a eu, comme conséquence, l’épuisement de la force spirituelle concentrée en l’attente de la Jérusalem Céleste, de la Cité Future, du Royaume de Dieu, et a mis un terme au côté apocalyptique du christianisme. Voilà ce qui n’est pas arrivé à l’orthodoxie. Sa passivité et sa permanence en l’état potentiel offrent un terrain favorable à la conscience apocalyptique. C’est justement parce que l’Église orthodoxe ne s’est pas faite actuelle dans le fondement visible et évident du Royaume de Dieu, dans l’histoire et dans l’action terrestre, que naît et perdure une grande attente de l’avènement invisible et miraculeux, du Royaume de Dieu. Les âmes orthodoxes n’ont pas été organisées en forteresse, elles sont plus sensibles aux souffles mystiques de l’avenir, elles sont tournées vers la Jérusalem céleste, elles aspirent à la Cité future.

 

 

VIII

 

Ce caractère apocalyptique est le trait le plus saillant de l’esprit religieux et de l’idée religieuse russes. L’âme russe n’est pas enchaînée par les normes de la civilisation, elle n’a pas actualisé ses forces spirituelles dans l’organisation de la vie du siècle ; la morale, la science, le droit, etc., ne lui ont pas voilé la réalité de Dieu ; aussi la fin des temps, la lutte suprême du Christ avec l’Antéchrist, la transfiguration future du monde et l’avènement de la Jérusalem céleste lui peuvent être dévoilés. C’est un paradoxe fort remarquable du christianisme russe et de l’esprit religieux russe: l’orthodoxie russe est passive, inerte et statique ; et sur ce terrain naît une singulière dynamique religieuse, une tendance vers l’avenir, vers une nouvelle ère dans le christianisme, vers l’apocalypse et la fin des temps. Au contraire, le christianisme occidental est dynamique et actif, et l’apocalypse se ferme devant lui, il n’est pas tourné vers une nouvelle ère religieuse, vers la fin. Le christianisme oriental transfère l’activité et le dynamisme à la fin des temps, au moment miraculeux et catastrophique où s’effectuera le passage du siècle à l’éternité. C’est encore Dostoiewsky qui nous révèle l’idée dynamique de l’homme avec une force et une profondeur inconnues au monde occidental. C’est à la conscience russe particulièrement que s’est dévoilé le conflit de l’homme-Dieu avec le Dieu-homme. Dostoiewsky est le précurseur de Nietzsche. Et c’est à la conscience russe qu’il a été donné de dénoncer le mensonge de l’humanisme, son danger mortel pour l’homme. Le Christ et l’Antéchrist, le Dieu-homme et l’homme-Dieu, voilà un thème religieux russe, thème qui tourmenta également et le peuple russe et la classe cultivée. C’est un thème apocalyptique, le thème de la fin, le thème de la destinée finale de l’homme. En Occident, ce thème était couvert par le bruit que faisait la trop grande activité de l’homme.

En un certain sens, l’orthodoxie a été plus ascétique que le christianisme occidental, elle a été une religion essentiellement monastique. Mais c’est dans l’orthodoxie que la sagesse divine de toute la création s’est dévoilée. L’idée de Sophia, Sagesse Divine, est une idée essentiellement russe, qui se découvre dans l’iconographie religieuse russe, et dans la pensée religieuse russe. Il y a une grande attente messianique dans le christianisme russe, dans la vie spirituelle russe.

 

 

IX

 

La grande fête de l’église orthodoxe, c’est la fête de Pâques, de la Résurrection lumineuse du Christ. Le christianisme occidental ne connaît pas cette grande joie de la nuit de Pâques. Il y a là une différence évidente de liturgie et de rite. Dans l’orthodoxie, l’image du Christ ressuscité est exprimée avec plus de force ; une préférence pour le mystère sacré de la Résurrection s’y fait sentir. La fête de Pâques russe n’est pas seulement la Résurrection du Christ extatiquement revécue, mais encore le pressentiment d’une résurrection cosmique, résurrection et illumination de la création entière. Dans le catholicisme, l’image du Christ crucifié s’impose avec plus de force. On n’a qu’à entrer dans une église orthodoxe pour que l’image du Christ ressuscité s’impose au regard. Lorsque vous entrez dans une église catholique, c’est tout d’abord le crucifix qui attire l’attention. Le Christ est glorifié dans la domination de l’Église, dans la manifestation de sa puissance. La force, la puissance, la grandeur et la gloire de l’Église nous cachent l’image du Christ à venir, du Christ ressuscité et glorifié. L’Église orthodoxe est plus humble ; elle n’aspire ni à la domination, ni à la glorification dans ce monde. Et par son côté mystique elle est non seulement la religion de la crucifixion, mais aussi celle de la Résurrection, elle est tournée vers la résurrection de toute créature. Dans la liturgie orthodoxe, on a le pressentiment de la résurrection générale. Le christianisme occidental semble avoir presque oublié qu’il y aura une apparition future du Christ. Dans les souterrains plus profonds de l’orthodoxie, on est déjà tourné vers la lumière de Celui qui viendra, vers l’avènement futur du Christ. L’idée religieuse russe est liée à la résurrection du monde, à l’avènement prochain, au Christ futur. La tendance vers la vision du Christ à venir est étroitement liée à l’idée de la glorification et de la transfiguration du monde. Le Christ a apporté avec lui la promesse de la glorification, de la transfiguration et de la Résurrection, c’est-à-dire la promesse du Royaume de Dieu. La transfiguration du monde n’est ni une évolution, ni un progrès historique, c’est un miracle, une catastrophe mondiale, après laquelle l’ancien ciel et l’ancienne terre disparaîtront et un nouveau ciel et une nouvelle terre surgiront. Dans les profondeurs de l’esprit russe a toujours existé cette attente de la transfiguration du monde. Chez les russes dont la conscience religieuse s’est obscurcie et qui ont perdu la foi chrétienne, cette attente de la transfiguration du monde, cette recherche de la Cité à venir, sous une forme subconsciente, se sont pourtant conservées. Le maximalisme russe, ennemi du principe de l’évolution historique graduelle, se rattache directement à ce trait caractéristique de l’esprit religieux. En l’homme russe se manifeste la conscience que le développement historique, la voie de l’histoire ne mènent pas au Royaume de Dieu, à la transfiguration du monde, au salut général. Un sentiment de mécontentement envers la civilisation est un trait fort caractéristique, chez les hommes de haute culture en Russie. L’homme russe se pénètre soudainement du désir d’allumer un incendie mondial, de détruire le monde entier, d’opérer une révolution cosmique. Il n’en résulte jamais la transfiguration du monde, mais toutes les valeurs de la vie s’écroulent. Tel est l’envers de l’idée russe. L’idée apocalyptique russe contient en soi un danger intérieur : le danger de se transmuer en son aspect contraire. L’idée russe de Moscou — troisième Rome s’est transformée chez nous en l’idée de la IIIe Internationale. Le communisme russe est une singerie, un simulacre de l’idée apocalyptique russe. Le nihilisme russe, en ces jours-ci, a vaincu l’apocalypse russe. C’est notre tragédie.

À l’idée de la transfiguration de la création entière, dans la conscience russe, est liée l’idée du salut général. L’idée d’universalité contrainte est parfaitement étrangère à l’orthodoxie russe. L’Église orthodoxe n’a pas l’extérieur d’une unité. Elle produit toujours l’impression d’une Église provinciale. Mais c’est précisément sur le terrain spirituel de l’orthodoxie que s’est manifestée, en Russie, une aspiration passionnée au salut de la création entière, de l’humanité et du monde entier. Un universalisme intérieur est propre au christianisme russe, universalisme qui se manifeste non en sens horizontal, mais en sens vertical. L’aspiration au salut général, à celui celui du peuple, de l’humanité et du monde entier, est un trait de l’esprit russe. La pitié russe est à l’origine de cette aspiration : la conscience religieuse russe n’a jamais contemplé le salut individuel d’une âme, elle a toujours contemplé le salut commun. Dostoiewsky a exprimé une idée bien russe, en disant que tous sont responsables pour tous. Un collectivisme particulier, étranger à la conscience occidentale, est propre à la conscience religieuse russe. L’occidental sauve son âme, ou bien il crée des valeurs objectives, la science, l’art, la vie sociale. Le russe ne peut pas se contenter de la création des valeurs, il cherche le salut. Mais il ne peut pas se contenter du salut individuel non plus, il aspire au salut général.

Toute la littérature russe est pénétrée de la souffrance, des tourments du peuple, de l’humanité et du monde ; intérieurement, elle est mue par la soif de la délivrance et du salut. Gogol, Dostoiewsky, Tolstoï son tourmentés par la destinée humaine ; ils cherchent le salut. Notre pensée, notre connaissance ne furent jamais une contemplation objective, une recherche de la connaissance abstraite ; elles ont toujours été dirigées vers la découverte des voies du salut. Ce fut ainsi chez Tchaadaieff, chez les slavophiles, chez Solowieff, Léontieff, chez Fedoroff etc. Mais dans l’autre camp aussi, dans le camp athée et révolutionnaire, chez Bielinsky, Herzen, Tchernichewsky, Bakounine, Mikhailowsky, etc., il y eu, sous une forme sécularisée, la recherche du salut du peuple et de l’humanité, de la délivrance, des maux et des tourments. La délivrance doit s’accomplir, non seulement au profit de l’individu, mais aussi au profit du peuple et du monde entier. L’individualisme est parfaitement étranger à l’esprit russe. Ce n’est pas l’âme seule d’un homme qui va à Dieu et qui détermine son attitude envers Lui, mais l’âme d’un peuple, celle de l’humanité, l’âme du monde. Et toutes les âmes sont unies l’une à l’autre. L’Église n’est pas une autorité hiérarchique extérieure, ni une institution et une organisation pour les affaires du salut, mais tout le peuple chrétien, toute l’humanité chrétienne. Il faut se sauver en commun et non séparément. Les russes ont si souvent été occupés de plans du salut du peuple, de l’humanité et de l’univers, qu’ils en ont oublié leur propre âme et la nécessité de l’améliorer et de la transfigurer. C’est pour cette raison que le sentiment de responsabilité personnelle est demeuré faible. L’âme russe s’est laissée séduire facilement par le fantôme mensonger du salut général imposé par la violence, selon le système de Chigalew et du Grand Inquisiteur de Dostoiewsky.

 

 

X

 

L’atmosphère apocalyptique est une atmosphère bien dangereuse. Tout dans cette atmosphère est à double sens, l’image du Christ se confond avec celle de l’Antéchrist. Et ces dangers sont bien grands pour le peuple russe. Le sol est trop friable, la culture contemporaine de l’esprit est trop compliquée, les autorités du dehors se sont écroulées et la fixation d’un critérium de vérité est devenue infiniment difficile. Il n’y a pas de clarté dans l’atmosphère apocalyptique, de pureté évangélique, de simplicité évangélique. Le mal se montre sous les traits du bien, Satan se montre sous les traits d’un ange. La tentation de l’Antéchrist est celle du mal qui a pris les traits du bien. Et le peuple russe a été séduit, il vit maintenant parmi les camouflages de la vérité. Il s’expose aux tentations de l’Antéchrist, auxquelles sont moins exposés les peuples plus disciplinés et plus modérés de l’Occident.

La recherche russe du salut général, la pitié russe, l’exigence russe qu’un terme soit mis à toute souffrance et que le bonheur général s’instaure, aboutirent à une cruauté et à une tyrannie inouïes. C’est Dostoiewsky qui l’avait prédit. Il a montré comment la pitié devient cruauté, comment la liberté infinie se transforme en despotisme illimité. Par son caractère le peuple russe est un peuple dangereux, des matières explosives sont latentes en lui. Le côté dangereux du peuple russe est le reniement des gradations, d’une hiérarchisation naturelle de la vie, le défaut de sens du relatif à côté de celui de l’absolu. Sur le terrain russe le relatif se transforme aisément en absolu et la multiformité de la vie est détruite, au nom de ce relatif devenu absolu. Si le Russe se met à croire à la science, il la transforme en idole ; s’il se met à croire au socialisme, le socialisme remplace Dieu pour lui ; s’il professe le matérialisme et l’athéisme, ceux-ci deviennent une religion pour lui. Il ne comprend pas la place hiérarchique des choses. Il conçoit difficilement les valeurs relatives et il les accepte malaisément. Le monde occidental sait admirablement fixer une hiérarchie des valeurs, et justifie à merveille le relatif dans la vie. C’est en cela qu’est le côté fort de l’occidental, c’est pourquoi il a pu créer une grande civilisation. Surtout les peuples latins, qui ont le génie de la forme. Le russe, dans les manifestations les plus caractéristiques de sa culture, exprime ordinairement la crise et prédit l’apocalypse de la culture. Les plus profonds parmi les hommes de l’Occident ont maintes fois exprimé la pensée que c’est en Russie qu’une nouvelle religion devrait naître. Une nouvelle religion ne peut pas exister, Le christianisme est une religion éternelle et absolue. Mais il peut y avoir une ère nouvelle dans le christianisme. Et l’idée religieuse russe, enracinée dans le sol historique de l’orthodoxie, est certainement un nouveau christianisme, le christianisme apocalyptique de Saint Jean, le christianisme de liberté et d’amour, le christianisme d’un ciel nouveau et d’une nouvelle terre, d’une transfiguration générale. Ce n’est point un christianisme facile et optimiste, à l’eau de rose. C’est un christianisme tragique, puisque la liberté de l’esprit suscite la tragédie. La Russie est l’Orient chrétien, mais il y a aussi l’élément de l’Orient antichrétien. Il y a un Orient, il y a l’Asie, contre lesquels nous devons mener une guerre spirituelle, l’Orient monstrueux, l’Asie antichrétienne, celle qui renie l’homme. Et dans cette lutte, nous autres Russes, nous devons faire alliance avec les chrétiens de l’Occident. L’Orient de l’Antéchrist s’unira à l’Occident de l’Antéchrist. Et cette union doit provoquer l’union de l’Orient et de l’Occident chrétiens.

Les Russes doivent comprendre leur idée religieuse. Mais ils doivent d’abord éviter d’être trop satisfaits d’eux-mêmes, de se renfermer en eux-mêmes. Par son essence, l’idée religieuse russe est universelle, elle est tournée vers le monde entier. Le reniement dédaigneux de l’Occident, de son christianisme et de sa vie religieuse, est contraire à l’idée religieuse russe. C’est à Dostoiewsky qu’appartiennent les pages les plus merveilleuses et les plus pénétrantes sur l’Europe occidentale, sur sa grande civilisation et ses monuments sacrés. Khomiakoff, ce slavophile, donna à l’Europe occidentale le nom de pays des miracles sacrés. Le peuple russe doit être à la hauteur de son idée, il doit devenir digne d’elle. Pour l’être, il doit passer par une grande pénitence et une grande purification. C’est la discipline spontanée, la virilité spirituelle et l’activité qui sont nécessaires au peuple russe. Il a besoin du principe de la forme. L’Orient russe ne peut demeurer enfermé. Il doit chercher des attaches avec le monde spirituel de l’Occident, lui apporter sa vérité et y chercher son perfectionnement, en s’aidant des richesses spirituelles de l’Occident. L’idée religieuse russe est une idée d’union de l’Orient avec l’Occident, dans un monde chrétien unique. Ce n’est que dans cette union que l’idée chrétienne de l’homme sera sauvée, idée qui en ce moment court un tel danger d’être détruite. La Russie peut aider l’Occident à passer par la crise et la déchéance de l’humanisme. Mais l’Occident peut, à son tour, aider la Russie à se sauver du danger mortel qu’est le collectivisme monstrueux, élément morbide de l’Orient. Seule l’union spirituelle du christianisme d’Orient et d’Occident pourra s’opposer à l’alliance puissante des forces antichrétiennes. Le christianisme entre dans un âge semblable au moyen âge, où un cosmos spirituel uni doit se former, où une humanité spirituelle entière doit naître. Nous vivons à une époque transitoire de chutes et de catastrophes, à une lugubre époque qui précède une apparition nouvelle de la lumière religieuse.

 

 

 

Nicolas BERDIAEF.

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 20 février 2018.

 

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