LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Alexandre Beliaïev

(Беляев Александр Романович)

1884 – 1942

 

 

 

 

LES INVENTIONS DU PROFESSEUR WAGNER

LÉGENDES ET APOCRYPHES

(Творимые легенды и апокрифы)

 

 

 

1929

 

 

 

 

 


Traduction de Morgan Malié, 2013.

Le téléchargement de ce texte est autorisé pour un usage personnel, mais toute reproduction est strictement interdite.

 

 

 

 


TABLE

 

I. L’homme qui ne dormait pas

II. L’incident du cheval

III. Sur les puces

IV. Homo caloriregulator

 

 

 

 

 

 

 

 

I. L’homme qui ne dormait pas

Ivan Stépanovitch Wagner, professeur de la Première Université de Moscou au département de biologie, est connu depuis longtemps par ses collègues scientifiques comme un esprit exceptionnellement riche, un inventeur talentueux et un expérimentateur audacieux. Mais le grand public ne fit la connaissance de Wagner que lorsqu’il comparut, il y a cinq ans, devant un jury populaire, en tant qu’accusé dans l’affaire dite « affaire des chiens ».

J’ai conservé les journaux de cette époque. Voici comment, dans l’un d’entre eux, un correspondant présent au procès décrit l’apparence du professeur Wagner :

« Parmi ses cheveux châtains, sa barbe châtain clair en éventail et sa moustache broussailleuse, on remarquait seulement quelques poils argentés. Le teint frais de son visage, ses joues vermeilles et ses yeux brillants respiraient la santé. On ne pouvait lui donner plus de quarante ans. »

Le professeur Wagner, pourtant, avait à cette époque passé la cinquantaine.

Celui-ci avait reconnu avoir enlevé des chiens pour mener des expériences scientifiques. Des circonstances très intéressantes furent élucidées au procès. Il apparut que le professeur Wagner avait créé un remède à la fatigue, ainsi qu’au sommeil ; car le sommeil même, selon les mots du professeur, était une maladie.

Wagner s’était donné la tâche d’embrasser une plus grande quantité de connaissances que celle que pouvait contenir un cerveau humain. Et le professeur avait atteint ce but grâce au fait qu’il pouvait, n’ayant plus besoin de repos et de sommeil, travailler presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre. De plus, avec un entraînement, il s’était formé la capacité de penser avec chaque hémisphère cérébral de manière indépendante. Ses yeux, de la même manière, se mouvaient indépendamment l’un de l’autre, et Wagner pouvait ainsi observer plusieurs phénomènes en même temps. Il pouvait aussi écrire simultanément de la main droite et de la main gauche...

Tout cela, et bien d’autres choses encore, fut reconnu pendant le « procès des chiens », et le nom du professeur Wagner devint subitement connu du lectorat des journaux. C’est ainsi qu’on l’avait appelé : « L’homme qui ne dormait pas ».

J’étais l’un de ceux qui s’étaient intéressés au professeur Wagner. Je désirais vivement faire sa connaissance : une occasion me le permit. Je rencontrai Wagner en Crimée, à Simeïz, où nous eûmes quelques conversations des plus intéressantes.

Wagner, ensuite, disparut. Il faut dire qu’il change souvent de lieu de résidence, ce qui ne l’empêche pas de donner ses cours à l’Université de Moscou. Il utilise pour cela la radiodiffusion. Et ce n’est que pour les travaux pratiques qu’il reste à Moscou pendant un mois ou deux. Tous ses étudiants font des progrès, et les autorités de l’université ne s’élèvent pas contre cette méthode d’enseignement à distance.

Ainsi, il disparut, bien qu’on pût entendre ponctuellement sa voix dans l’amphithéâtre. Les rumeurs concernant des expériences et des inventions hors du commun continuaient de se propager de bouche en bouche. J’ai soigneusement consigné ces récits. Quelques-uns d’entre eux me semblaient tellement invraisemblables que j’ai inscrit dans les marges du carnet de notes des points d’interrogation pour penser à vérifier la véracité de l’histoire lorsque je croiserai Wagner ou saurai son adresse. On disait qu’il se consacrait à des expériences dans le domaine de la radio, qu’il s’apprêtait à partir dans l’archipel de Nouvelle-Zemble, mais il n’avait donné d’adresse à personne. Et ce n’est que récemment, contre toute attente, qu’il donna de ses nouvelles. Un soir, sur mon récepteur à ondes courtes, je reçus un radiogramme de sa part. Il me transmit son bonjour et me communiqua son adresse.

Je recopiai immédiatement tous les récits qu’il m’avait été donné d’entendre concernant ses inventions et les lui ai envoyés, en lui demandant de me dire ce qui en eux était vérité et ce qui était mensonge. Sa réponse m’a convaincu que mes craintes n’étaient pas vaines. Hélas, plus de la moitié de mes documents concernant le professeur Wagner se sont révélés être apocryphes. Les légendes surgissaient devant mes yeux. Parmi ces légendes, il n’y avait pas seulement des récits sur les inventions de Wagner, mais aussi des épisodes curieux de sa vie. En guise d’illustration, je rapporte ici quelques-unes de ces histoires inventées, avant de passer aux événements authentiques. Je me suis efforcé de rendre littéralement, dans toutes ces notes, le discours des conteurs.

II. L’incident du cheval

 

Aux courses annuelles du 21 mai 1926 à Epsom[1], l’attention générale se portait sur le championnat au grand prix de cinq mille livres sterling. Parmi les beaux coursiers anglais de trois ans se distinguaient deux prétendants à la première place : Loreley le palomino clair et Viking le bel alezan. La majorité des mises étaient placées sur ces deux chevaux qui avaient déjà montré leurs qualités singulières dans les courses d’entraînement. Mais Viking, selon l’avis général, avait plus de chance de remporter le prix.

Les courses débutèrent. Une minute ne s’était pas écoulée que Loreley et Viking étaient passés en tête du groupe, et quelques secondes plus tard, Viking distançait déjà ses rivaux d’une longueur et demie.

— Bravo, Viking ! — cria la foule frénétique. La victoire lui semblait acquise. Mais voici qu’au tournant eut lieu un événement qui, vraisemblablement, restera longtemps dans la mémoire de ceux qui assistèrent à ce derby.

Viking devint comme fou. Il ne prit pas le tournant, mais s’enleva droit dans la barrière, se blessa et chuta. Les chevaux qui fondaient sur eux manquèrent d’écraser le pauvre Viking et son jockey. Ayant échappé à un danger, ils tombèrent dans un autre. Une partie de la foule, qui avait misé sur Viking, écumait de rage. Des gentlemen respectables, risquant de se retrouver sous le sabot des chevaux, sautèrent depuis les tribunes sur le champ de courses, avec l’intention manifeste de mettre le jockey en pièces. Ils ne doutaient pas que le jockey avait été corrompu par le propriétaire de Loreley, un important négociant, grossiste dans la soie. Heureusement, le jockey expérimenté n’avait pas souffert de la chute. Il saisit l’occasion d’échapper à la foule à sa poursuite, aussi vite que s’il avait voulu participer à la course à la place de Viking qui avait quitté les rangs.

La colère et l’indignation de ceux qui avaient misé sur Viking étaient si fortes que beaucoup de ceux qui avaient accouru sur le lieu de l’incident donnèrent des coups de pied dans le ventre du cheval. C’était un spectacle révoltant. La foule avait envahi toute la piste. Il fallut interrompre la course pour un certain temps. Les tribunes rappelaient le cratère d’un volcan empli de lave bouillante. Et cette lave de passions humaines n’était pas moins effrayante que le magma.

Lorsque la première agitation se fut apaisée, on procéda immédiatement à une enquête. Un détachement de policemen arriva juste à temps à la rescousse du jockey et le sauva de la justice sommaire de la foule. Le jockey, bien entendu, jura ses grands dieux qu’il n’était coupable de rien et que lui-même ne savait pas quelle mouche avait piqué Viking ; le coursier obéissait habituellement au moindre mouvement de la main. La foule ne croyait pas les paroles du jockey ; mais puisque personne ne pouvait prouver sa culpabilité, l’instruction suivit provisoirement une autre direction. On remit Viking sur ses jambes et on l’examina minutieusement. Sa poitrine souffrait de lésions sérieuses, un morceau de sa peau et de sa chair avait été arrachée, mais il s’agissait de blessures fraîches, dues au choc contre la barrière. Les yeux et les jambes du cheval ne semblaient pas souffrir de lésions. Il paraissait se porter bien. On cravacha Viking pour examiner son pas. Il avança en titubant. Il y avait un poteau devant lui. Viking, comme s’il était aveugle, marcha dans sa direction sans tourner. Et ce n’est qu’après l’avoir heurté de la poitrine qu’il s’arrêta.

— Il est devenu aveugle ! — retentirent des voix. Un gentleman s’approcha et agita son chapeau devant les yeux de Viking. Celui-ci releva la tête.

— Il voit !

— Il a perdu l’esprit ! — cria quelqu’un.

— Un cheval peut-il perdre l’esprit ? — lui objecta-t-on. Ils deviennent enragés, mais cela se passe d’une manière tout à fait différente. On éloigna Viking du poteau, on le fouetta, et il marcha à nouveau. Chose étonnante ! Il ne marcha qu’en ligne droite, sans tourner ni à droite, ni à gauche. Finalement, il se retrouva dans une impasse entre deux kiosques et y demeura comme si, mourant de honte, il voulait éviter tout le monde, ne plus voir personne. Les palefreniers expérimentés comprirent d’emblée que Viking était incapable de sortir sans aide extérieure du cul-de-sac dans lequel il ne s’était engagé que parce que cette impasse se trouvait sur son chemin en ligne droite.

À présent, plus personne n’avait le moindre doute sur le fait que Viking souffrait de l’étrange maladie de la ligne droite. Cela ne disculpait pas le jockey, mais époussetait un peu la conviction que la maladie du cheval était de son fait. Les jockeys s’attachent beaucoup à leurs chevaux, et il était difficile de supposer qu’un jockey pût commettre un tel crime. Des étrangers avaient pu gâter le cheval. Mais comment le jockey avait-il pu ne pas s’en apercevoir ?

La foule se rua encore sur lui :

— Est-ce que Viking est tombé malade ?

— Oui, — répondit le jockey. — Le palefrenier m’a dit que Viking n’a pas beaucoup bu ni mangé la veille des courses. Son propriétaire, mister Gibbs, voulait même renoncer à sa participation aux courses, mais le vétérinaire, mister Thompson, a dit que ce n’était rien et que tout serait passé avant le lendemain matin. Il a promis de veiller lui-même sur Viking. Et, en effet, il a passé toute la nuit dans son écurie...

L’enquête se poursuivit après les courses. Et ce n’est pas la foule, mais un juge d’instruction qui interrogea mister Thompson. Le vétérinaire assura qu’en dehors d’une légère indisposition imputable au palefrenier qui avait troublé sa diète, Viking n’était tombé malade en rien. Mais à présent, Thompson était embarrassé pour définir la maladie de Viking, bien qu’il dût constater que Viking était vraiment malade, puisqu’il ne pouvait marcher qu’en ligne droite.

Les meilleures forces de la médecine et de l’art vétérinaire furent intéressées au diagnostic de la maladie de Viking, mais personne n’y pouvait rien comprendre. Un excellent cheval avait était gâté. Mais par qui, quand et comment ? Viking posait aux savants une énigme insoluble.

Et c’est alors qu’entra en scène le professeur Wagner, qui se trouvait à cet instant en mission d’études à Oxford. Ayant lu dans les journaux que personne ne pouvait comprendre la maladie de Viking, Wagner avait écrit une lettre à la rédaction :

 « Viking ne vaut maintenant rien de plus que sa fourrure alezan. Abattez Viking, ouvrez-lui le crâne, et vous saurez en quoi consiste sa maladie. »

Cela était dit d’une manière aussi catégorique que si Wagner avait déjà observé ce qui se passait dans la tête du Viking malade. Wagner, pourtant, n’était même pas présent aux courses.

Le propriétaire de Viking suivit ce conseil et, après avoir abattu le cheval, il lui ouvrit le crâne. Et qu’est-ce qu’on y découvrit ? Il lui manquait une partie de cerveau. Il était manifeste que le vétérinaire, corrompu par quelqu’un, avait effectué cette opération pendant la nuit et avait si bien recousu l’incision dans la tête du cheval que personne n’en avait remarqué les traces. Thompson nia ce crime. Mais après une perquisition minutieuse, des preuves furent trouvées, et Thompson finit par avouer. Ces derniers temps, il avait reçu tellement de lettres de menaces qu’il se sentit plus en sécurité en prison qu’en liberté.

Après cet incident, le nom du professeur Wagner devint connu également en Angleterre...

 

(Communiqué par le camarade A.A.K.)

 

* * *

 

Ivan Stépanovitch Wagner écrivit à la main ces mots au verso de la dernière feuille :

« Fictions. Il ne m’est jamais arrivé rien de semblable. Je ne suis pas allé à l’étranger en mai 1926. Mais après une ablation bilatérale des lobes frontaux chez le cheval, ainsi que chez le chien (sur lequel j’ai moi-même mené des expériences), des étrangetés pareilles peuvent effectivement se manifester : les animaux (ainsi, bien entendu, que l’homme), privés de lobes frontaux, montrent des difficultés de coordination statique et une incapacité de se tourner sur le côté, ce pourquoi un chien opéré de cette manière court toujours tout droit et, coincé dans un coin ou dans un recoin étroit, n’est pas en état d’en sortir sans aide extérieure.

Comme vous le voyez, tout cela ressemble au cas de Viking. Mais... premièrement, j’ai parcouru les journaux londoniens de cette époque et n’y ai rien trouvé qui ressemblât à l’incident décrit par vos connaissances. Deuxièmement, si cet incident s’était produit, on aurait trouvé à Londres beaucoup de savants qui eussent pu comprendre la maladie de Viking — qui ne représente rien d’énigmatique pour qui étudie la réflexologie. Et on ne l’étudie pas en Angleterre moins que chez nous. Troisièmement, la maladie de Viking, bien entendu, se serait manifestée dès le premier tournant depuis son écurie, et son jockey ne se serait pas présenté à la course avec un cheval pareil. »

 

III. Sur les puces

 

Un jour, le professeur Wagner est venu à Paris. C’était notre compatriote, le docteur Voronov, celui-là même qui étudie la question du rajeunissement, qui l’avait invité chez lui pour une consultation scientifique. Wagner marchait dans Paris depuis son hôtel jusque chez Voronov et vit dans une rue une maison, et sur cette maison, une enseigne :

« Ici, nous donnons une représentation de puces savantes ».

Le professeur Wagner décida de faire une visite à ses collègues savantes. Les puces se révélèrent effectivement remarquables. Elles dansaient le quadrille, déplaçaient des petits canons, se poussaient l’une l’autre dans des voitures en carton, boxaient, et pédalaient même sur de minuscules vélos.

Lorsqu’il sut que son visiteur moustachu était un savant, le propriétaire de la troupe de puces lia conversation et montra à Wagner les meilleurs numéros. À la fin de la séance, le directeur nourrit toute la troupe sur sa propre main et la laissa se reposer. Les puces aiment faire un somme après le déjeuner.

— La seule chose regrettable, — disait le propriétaire du théâtre de puces, est la très petite taille de mes artistes. De nos jours, les gens ont rarement une bonne vue. Si les spectateurs se penchent très bas, mes artistes se cognent à leur nez, et peu de gens arrivent à les voir de loin. Ce n’est pas non plus très agréable de regarder à travers des lentilles : la puce bouge et sort tantôt du champ de vue, tantôt de la focalisation. Pourtant, comme ces animaux sont forts et intelligents ! Ils peuvent tirer un poids à peu près cent fois supérieur à celui de leur corps. Et leurs sauts ! La puce de l’homme commune mesure en longueur 2,2 millimètres pour le mâle et trois ou quatre millimètres pour la femelle. Et en hauteur, deux millimètres, deux millimètres et demi. Mais les puces peuvent sauter d’un mètre en l’air. Et tout autant en avant. C’est-à-dire, presque cinq cent fois plus que leur taille ! Qu’est-ce que ça serait, si la puce avait une taille humaine ?

— Oui... — dit Wagner, et il resta pensif.

Et c’est ainsi, songeur, qu’il arriva chez le docteur Voronov.

Voronov se réjouit de son cher hôte. Il montre toutes ses nouveautés : un jeune d’à peu près dix-huit ans — ancien vieillard — et une vieillarde à la mamelle. On l’avait soignée un peu trop et elle s’était changée en nourrisson.

— Mais cela n’est rien, — dit Voronov, — elle va bientôt grandir et se mettre à parler. Seulement, je ne sais pas s’il faudra lui apprendre la langue à nouveau. C’était une bonne linguiste.

Wagner écoute et fait dans ses moustaches : « Oui, oui... ». Puis il dit :

— Cela est fort bien. Mais est-ce que vous pouvez faire des puces de la taille d’un être humain ?

Voronov ouvrit la bouche.

— Pour quoi faire ? — demande-t-il.

— Pour la science, pour l’expérience.

— Non, — dit Voronov, — franchement, je ne le peux pas.

Et il avait même rougi de honte.

— C’est ce que je pensais. Je le ferai, moi. — déclare Wagner. — Donnez-moi un local et quelques puces supplémentaires.

Et Wagner commença à faire des expériences. Les Parisiens lui amenaient des puces, et il les nourrissait avec des extraits de glandes et des vitamines « Ijitsa[2] ».

Wagner éleva une douzaine de puces de la taille de blattes orientales et les offrit au propriétaire du théâtre de puces. Le propriétaire remercia beaucoup Wagner. Tout Paris allait voir les étonnantes puces jusqu’à ce que survint un petit désagrément : une puce-blatte se retrouva sur le front de monsieur le Président de la République lui-même, en conséquence de quoi la confusion frappa des affaires d’État de première importance dans sa tête. On tua la puce séditieuse, et on revêtit les autres de chaînettes afin qu’elles ne bondissent pas trop haut. À cause de cette puce, on manqua d’expulser Wagner de France. Mais il en réchappa.

Wagner ne laissa que deux puces atteindre une taille humaine, afin de dépenser moins d’argent pour la nourriture. Et ces puces se sont mises à grandir non pas au fil des jours, mais au fil des heures. Il les gardait en cage, enchaînées, et les nourrissait de sang. On en amenait chaque jour des tonneaux depuis les abattoirs.

Vous vous imaginez ce qu’est une puce en mille fois plus gros ? Il n’y a pas de bête plus effroyable ! Même les gardiens de la ménagerie préposés à ces puces tremblaient de terreur. Et lorsque les puces étendaient à travers les barreaux des cages leurs tentacules et leurs mandibules, les jambes des gardiens fléchissaient et ils quittaient la pièce en courant.

Et voilà qu’un malheur survint. Lorsque la longueur de la puce femelle fut égale à cent soixante-dix sept centimètres (le mâle avait une taille un peu inférieure), et que ses muscles et sa mâchoire furent devenus plus forts que ceux des lions, la puce femelle s’élança hors de sa cage. Elle avait rompu ses chaînes, rongé la cloison en bois pendant la nuit et avait déguerpi — hop ! — par le trou.

Mais c’était justement pendant la nuit du quatorze juillet — la fête nationale française, la prise de la Bastille. Tout Paris, ce jour-là, était dans la rue. Et soudain, un tel événement ! Une puce de la taille d’un être humain, comme si elle-même avait détruit sa propre Bastille, avait rompu ses chaînes — et hop, dans la rue — où le peuple se pressait déjà en foule depuis tôt le matin.

La « ménagerie » de Wagner s’installa dans la rue Couvé, près du zoo. La puce avait traversé tout Paris en quelques sauts. Elle avait franchi d’un bond les entrepôts de vins qui occupaient tout un quartier, sauté d’un second au-dessus de Notre-Dame de Paris jusqu’à l’autre rive de la Seine, puis fait machine arrière, volé en deux-trois sautillements jusqu’à l’Hôtel des Invalides, bondi par-dessus, et s’était propulsé avec un saut gigantesque jusqu’à la Tour Eiffel. Trois cent mètres ne présentaient aucune difficulté pour la puce. Elle vola encore deux cent mètres au-dessus de la tour et manqua même de se heurter à la volée des avions de parade. La place d’Iéna et la place de l’Étoile furent les secondes étapes. Juchée sur l’Arc de Triomphe, elle décida de se reposer.

Le public acclama d’abord avec enthousiasme l’apparition de la « bête » ailée. Tous étaient convaincus qu’il s’agissait de l’un des numéros les plus admirables du carnaval de rue. Peut-être qu’un inventeur avait décidé de faire ce jour-là une surprise à la nation — un nouvel appareil volant de type hélicoptère à ascension et descente verticales. C’était pour faire un maximum d’effet que l’inventeur avait donné à son appareil un aspect si monstrueux. Il est vrai que tout Paris connaissait les expériences de Wagner, mais personne ne présumait qu’une puce pût avoir l’air si monstrueux.

Bientôt, cependant, l’enthousiasme de la foule laissa place à la terreur. La puce, après s’être reposée sur l’Arc de Triomphe, sauta brusquement dans la rue au plus épais de la foule et soudain, ayant saisi avec ses antennes un citoyen qui se réjouissait, elle planta sa trompé acérée dans son épaule gauche. Le Parisien se mit désespérément à crier. Un effroi tel saisit la foule que tous restèrent comme pétrifiés quelques minutes, puis se sauvèrent comme s’ils étaient emportés par la marée descendante. La puce suça environ sept cent grammes de sang[3] et, après avoir retiré sa trompe, sauta sur l’arc. Le Français, devenu pâle par la perte de son sang et par la peur, s’écroula. Heureusement, la puce n’avait pas sucé tout son sang, et il en restait 5740 grammes dans les veines du Français. La perte de deux milles grammes l’aurait menacé de mort, mais la puce s’était contentée de moins. Peut-être était-il ainsi plus facile pour elle de sauter. Elle préférait boire du sang en quantité moindre, mais plus souvent.

Après quelques minutes, elle quitta encore l’Arc, tomba sur une vieillarde et lui enfonça sa trompe dans le dos. Ayant fini de goûter le sang de la vieille, la puce retira son aiguillon et tourna son regard vers une jeune modiste. La puce était devenue une véritable sangsue.

Un détachement de police se hâta sur les lieux de l’incident. Mais les policiers n’eurent pas le temps de tirer une salve que la puce avait déjà sauté sur l’Arc, quoique déjà moins lestement qu’auparavant.

Ayant sauté par-dessus le détachement de policiers, la puce bondit sur les Champs-Élysées, vola à travers la place de la Concorde et se posa sur la pelouse du jardin des Tuileries.

Le professeur Wagner avait déjà connaissance de l’incident. Il se hâta de donner l’ordre d’abattre au plus vite la deuxième puce géante. Si le mâle s’échappait lui aussi au grand air, cela serait mauvais. Que se passerait-il si jamais ces puces se multipliaient ?...

La nouvelle de l’apparition du terrible carnassier se répandit rapidement dans Paris. Les rues étaient comme mortes. Les habitants avaient barricadé les fenêtres, craignant que les puces ne bondissent à l’intérieur de leur maison en brisant les vitres. Des détachements armés pourchassaient la puce, mais elle s’y soustrayait d’un seul saut. Les avions ne pouvaient rien faire non plus. On ne pouvait quand même pas lâcher des bombes sur la ville !

La puce, elle, se sentait très bien dans la ville. Le sang humain lui plaisait bien mieux que celui des vaches dont on l’avait nourrie en captivité. Et elle poursuivait ses incursions.

Paris était apeuré. La puce s’était transformé en un monstrueux Minotaure[4] exigeant ses victimes humaines. Mais il n’y avait pas de héros Thésée qui eût pu libérer la ville de cette créature effrayante. Il y eut des candidats à sa place, mais ils ne parvinrent pas à tuer la puce.

Beaucoup commençaient à dire que c’était Wagner qui était responsable de tout cela, et que c’était peut-être même avec des mauvaises intentions qu’il avait élevé et libéré dans Paris une puce pareille. Et voilà que les Allemands se mettaient à faire les fiers. Ce n’était pas une simple puce...

Mais Wagner ne dormait pas — de toute façon, il ne dort jamais — et cherchait des deux hémisphères comment réparer son erreur. Tout cela était devenu fort désagréable, mais faisait rire Voronov.

Le maire de la ville de Paris convoqua Wagner et lui dit :

— Nous avons perdu patience. Je vous donne vingt-quatre heures pour éliminer cette puce. Nous commençons à devenir terriblement anémiques.

— Écraser les puces, — répond Wagner, — ce n’est pas ma spécialité ; mais je peux donner un conseil sur la manière d’en attraper une. Seule une personne qui pourra elle-même sauter comme une puce sera en mesure de la capturer. Et j’ai justement imaginé des instruments grâce auxquels un être humain peut bondir à la manière d’une puce. Allons sur le Champ de Mars, je vous montrerai.

Ils partirent. Le professeur Wagner prit avec lui une valise, et cette valise contenait des ressorts et un costume rouge qui ressemblait à la carapace d’une punaise.

— Il faut, — dit Wagner, — viser ces ressorts aux mains et aux jambes, et enfiler ce costume pneumatique en caoutchouc, afin de ne pas se blesser si on tombe sur le flanc ou sur le dos, par manque d’habitude. Qui veut essayer ?

— Moi !... Moi aussi !... Moi !...

Wagner choisit quelqu’un. Il l’habilla du costume en caoutchouc, ajouta aux semelles des plaques avec de grands ressorts en spirale semblables à ceux d’un matelas, et aux paumes — des petites courroies, le fit mettre à quatre pattes et gonfla l’enveloppe de caoutchouc rouge. Il en résulta l’apparence d’une gigantesque punaise buveuse de sang.

— Sautez ! — dit Wagner.

Le jeune homme leva les pattes antérieures, sauta — et se renversa sur le dos, il sauta deux fois et retomba sur le dos, remuant les pattes comme un scarabée.

— Je ne peux pas, — dit-il, quitter le sol. Il vaudrait mieux partir d’une hauteur.

On retourna la « punaise », on apporta trois tables que l’on disposa l’une sur l’autre, et on plaça la « punaise » en haut.

— Saute !

La « punaise » sauta, s’élança — et se retrouva encore sur le dos. Une, deux, trois fois elle sauta — et finit sur le dos.

— Ce n’est rien, cela s’apprend, — calma Wagner.

Et on replaça la « punaise » sur la table. Et la « punaise » avait dû finir par se faire la main. Elle sauta, toucha le sol de ses quatre pattes et prit son envol, comme la puce, plus haut qu’une maison. Elle toucha à nouveau le sol et bondit encore plus haut.

— Bravo ! — cria-t-on.

Mais lorsqu’elle redescendit jusqu’à terre pour la troisième fois, lui-même se mit à crier :

— Et comment s’arrêter maintenant ? — et il sauta à nouveau.

Et c’était bien vrai. Voilà un problème : Sauter, il le pouvait, mais il ne savait pas comment s’arrêter.

— Retenez-moi ! — crie-t-il.

On courut vers lui, mais vers où ! En trois sauts, il avait survolé tout le Champ de Mars.

— Le gamin a disparu ! Maintenant, il va sauter comme ça tout autour du globe terrestre...

Cependant, pour son bonheur, il était tombé dans la rivière de la Seine. Il avait plongé jusqu’au fond, puis la bulle de caoutchouc l’avait remonté, et les gens le repêchèrent.

Ça s’était assez mal passé pour l’audacieux, mais la puce s’acharnait. Les jeunes gens, à la suite du jeune homme, commencèrent aussi à apprendre à sauter à la manière des puces et touchèrent bientôt au grand art. Ils pouvaient même sauter en formation. Cela plut beaucoup au ministre de la Guerre.

— Un nouveau genre de troupes, — dit-il, — les sauteurs ! Elles peuvent franchir les tranchées très facilement.

Les sauteurs se mirent à chasser la puce. Ils l’épuisèrent tout à fait, la chassèrent de Paris, ne la laissèrent ni boire ni manger. Tous la chassaient. La puce creva à Argenteuil. Et vingt jeunes « Thésées » rapportèrent à Paris la peau du « Minotaure ».

À cet heureux événement, le président décora le professeur Wagner de l’ordre de la Légion d’honneur.

— Seulement, — dit-il, — quittez Paris avec le premier avion !...

 

 (Récit pris en note selon les mots de deux personnes — les cam. N.A.P. et K.E.N. Ils ont raconté presque simultanément, en s’interrompant et en se complétant l’un l’autre : d’où une certaine inégalité de style.)

 

* * *

 

Observation du professeur Wagner :

« Fictions, encore ! Cela ne m’est jamais arrivé. Mais j’ai lu quelque chose de semblable il y a quelques dizaines d’années dans une petite revue. On dirait qu’on commence à m’attribuer des exploits légendaires.

La supposition selon laquelle une puce pourrait, si elle avait la taille d’un être humain, sauter au-dessus des maisons les plus hautes, est parfaitement erronée : elle ne prend pas en considération que l’attraction de la Terre augmente proportionnellement à la masse du corps ou proportionnellement au mètre cube de l’accroissement linéaire. En dépit de l’habitude de la puce au saut, une puce grandie jusqu’à la taille humaine sauterait presque comme un être humain, ou à peine plus haut.

J’ai un projet relativement au saut, mais d’une toute autre sorte. J’ai pensé à faire « sauter » des automobiles, voire des trains, au-dessus des précipices et des rivières ; une réorganisation du profil de la route leur permettrait de prendre de l’élan. Il n’y aurait plus besoin de faire des ponts. C’est le principe des montagnes russes[5]. Pourquoi ne pas permettre aux wagons de sauter ainsi au-dessus de la Manche ? Peut-être cela serait-il plus profitable que la construction d’un tunnel sous la Manche. J’ai déjà dégoté un petit endroit : l’endroit le plus étroit du canal — seulement trente-trois kilomètres. Les côtes sont escarpées, rocheuses. Seulement, je n’ai pas le temps de m’occuper des comptes. Je m’apprête à aller en Nouvelle-Zemble. Si on vous demande pourquoi, répondez : afin d’élever des autruches.

Votre Wagner. »

 

Élever des autruches ! Il s’agit, certainement, d’une plaisanterie. C’est peut-être à cause de ce genre de blagues du professeur, prises au sérieux et complétées par l’imagination, qu’ont pris naissance les récits apocryphes sur ses inventions...

 

 

IV. Homo caloriregulator

 

Roubtsov — c’est moi. Ilya Illitch. Vingt-quatre ans. Rose, joyeux, vif. Mes camarades m’appellent Serin.

Mes camarades, ce sont Ivan Pronine et Casimir Dachkévitch, Kazia, quoi. Pronine me ressemble, il est aussi jeune, joyeux et vif. Dachkévitch, lui, ne se ressemble même pas toujours parfois. Il est comme la météo du printemps : tantôt la pluie, tantôt la neige, tantôt le soleil, tantôt les nuages, tantôt la chaleur, tantôt le froid — un tout petit peu de tout. Kazia est grand, maigrichon et gauche. Il est en bonne santé, mais hypocondriaque, et se trouve souvent des maladies imaginaires.

Le destin nous avait jetés très loin — sur l’île de Nouvelle-Zemble. On y travaillait comme radiotélégraphistes à la station météo. Pour moi, la Nouvelle-Zemble était tout à fait nouvelle.

Pour Dachkévitch, la nouveauté de la Nouvelle-Zemble était dépassée depuis longtemps. Kazia en avait soupé des « séances de ciné » monotones devant les aurores boréales, soupé des gelées, des hivers sans soleil.

— Ça suffit, j’ai fait trois ans de service, — disait-il, — basta ! Je me barre d’ici avec le premier bateau. Ou si un hydravion se ramène par hasard, je décolle, pour sûr. Je suis malade. Complètement crevé. J’ai la fièvre. Je suis courbaturé partout, comme si...

— Comme si « l’ours blanc t’avait serré amicalement dans ses bras ». On a pigé. Te répète pas, Kazia ! — dit Pronine. — Ca fait déjà trois jours que t’as le cafard. Va chez le professeur Wagner, probable qu’il te guérira.

— Wagner n’est pas médecin, — répondit Kazia.

— Le professeur Wagner est un encyclopédiste, un esprit universel. Va le voir, il guérira vite ta maladie. Serin va t’accompagner.

Dachkévitch m’a regardé avec indécision, a soupiré et a dit :

— J’ai pas besoin de nounous. J’y arriverai tout seul... Mais tiens, il va me flanquer à la porte ! Il va me dire : je ne suis pas votre docteur...

Pronine a empoigné le chapeau de Dachkévitch et le lui a enfoncé sur la tête. En même temps, j’ai jeté la pelisse de Kazia sur ses épaules, Pronine a ouvert la porte et on a mis notre camarade dehors dans le gel par moins quarante. En ayant fini avec cet acte d’humanité, on s’est installé aux appareils et on s’est plongé dans le travail. Je recevais, et Pronine envoyait les bulletins météo.

Une heure a passé, et Dachkévitch n’était toujours pas revenu. Le professeur Wagner ne vivait pas loin, à peine dix minutes de marche. Dachkévitch aurait dû être de retour. Je commençais à me faire du souci. Pronine s’inquiétait aussi.

— C’est un cas difficile, — dit-il. — Wagner lui-même, apparemment, a du mal à poser un diagnostic. Il est clair que notre Kazia est tombé sérieusement malade...

À cet instant, la porte gelée a craqué affreusement, a grincé et s’est ouverte. Un nuage de vapeur a empli toute la pièce à l’instant et, une fois dissipé, on a vu notre ami sorti du nuage froid comme Vénus de l’écume marine. On s’est regardés avec attention : Dachkévitch avec un air goguenard énigmatique, nous, avec interrogation.

Pronine, finalement, n’y a plus tenu et a demandé :

— T’y es allé ?

Dachkévitch a hoché la tête silencieusement avec le même sourire énigmatique.

— Il t’a guéri ?

Dachkévitch n’a pas répondu. Son visage était très rouge et il respirait rapidement. Apparemment, sa fièvre s’était aggravée. Il m’a même semblé qu’il était tout brûlant, comme notre poêle en fer quand il chauffe.

— Le professeur Wagner a fait tout ce qu’il a pu ! — a répondu Dachkévitch avec un rire, et il est rapidement passé dans sa chambre.

— C’est mauvais ! — a dit Pronine doucement. — Si Wagner n’a pas pu l’aider, Dachkévitch n’y survivra pas...

On s’est replongé dans le travail. Soudain, la porte de la chambre de Dachkévitch s’est ouverte et il en est sorti, mais... avec quelle dégaine ! Il était en décostumé sportif. Tout rouge, comme s’il venait de cuire à l’étuvée au bain de vapeur, il traversa rapidement la pièce sans prêter attention à personne, ouvrit la porte... et sortit dans le froid, par moins quarante.

C’était absurde, inattendu et terrible. Le comportement de Dachkévitch équivalait à un suicide. Il allait se geler les bras et les jambes en quelques minutes et prendre mortellement froid aux poumons. Pauvre Kazia, il ne pouvait faire ça qu’au milieu d’un délire ! Et pourquoi donc restions-nous assis ? Il fallait courir l’aider avant qu’il ne soit trop tard ! Je me suis levé prestement et j’ai commencé à enfiler ma pelisse. Avec l’inquiétude, pas fichu d’atteindre les manches avec mes bras. Pronine s’était déjà habillé et il m’aida.

— Vite, vite !

On a passé la porte en courant.

 

C’était une nuit de clair de lune. La route descendait de la maison jusqu’au petit lac duquel on tirait de l’eau. Sur cette route, on a vu un phénomène extraordinaire.

Une énorme boule de vapeur roulait lentement sur la route. Dans le froid, la vapeur s’était changée en givre qui constituait comme l’apparente enveloppe mobile de la sphère. La lumière de la lune se reflétait sur les cristaux de givre étincelants et rendait des auréoles irisées. Derrière la boule s’étirait une queue en flocons de neige. On pouvait penser que c’était une toute petite planète, tombée du ciel avec ses vêtements atmosphériques, qui roulait sur la route. Mais on a tout de suite compris ce qu’était cette petite planète : l’étrange phénomène laissait sur la neige des empreintes claires et assez profondes de pieds humains nus. C’était notre Kazia qui marchait, enveloppé d’un nuage de vapeur condensée par son corps brûlant de fièvre.

« Peut-être que c’est la vapeur, — j’ai pensé, — qui protège un peu le corps de Dachkévitch de l’action cuisante du froid, exactement comme l’atmosphère protège la Terre de l’action du froid absolu des profondeurs interstellaires. Mais Kazia peut-il conserver longtemps sa chaleur corporelle ? Elle va quitter son corps avant que Kazia n’arrive jusqu’au lac. »

— Kazia, Kazia ! Arrête-toi ! — qu’on a crié en suivant le nuage roulant sur la route.

Mais Kazia même, on ne pouvait pas le discerner dans ce nuage de vapeur.

Dachkévitch ne nous a rien répondu, mais il a accéléré ses pas. Les petits tourbillons de neige se sont mis à tournoyer derrière lui. Il a bientôt atteint la rive du fleuve, s’est engagé sur la glace, s’est arrêté et s’est soudain mis à crier de désespoir. Au-dessus de l’endroit où il se tenait s’élevait toute une colonne de vapeur. On a couru dans la direction du cri, on est entré dans la vapeur de lait et, prudemment, on a marché à tâtons jusqu’à l’endroit d’où on entendait la voix de Dachkévitch. Cette voix venait d’en bas.

— Diable, la glace a fondu sous mes pieds ! — cria Kazia. — Je suis tombé et je ne peux plus en sortir. Quand je me raccroche au bord de la glace, la glace fond et se change en eau...

J’ai discerné la tache vague de la tête de Kazia et j’ai empoigné sa main au hasard. Oui, c’était une main, à moins que je n’ai saisi un tison brûlant : la chaleur de cette main se faisait sentir même à travers ma moufle fourrée. « Mazette, quelle est la température de son corps ? » — que j’ai pensé avec étonnement.

On a tiré notre ami jusqu’à la rive. D’une baignoire glacée par moins quarante degrés ! Mais le malheureux Kazia, dans le délire et le feu de la fièvre, ne sentait pas le froid et le danger. Il s’est ébroué, comme un ours sortant de l’eau, et s’est mis à nous échapper en courant le long du lac. Il courait facilement. Il a couru avec la vitesse d’un chien sur la route damée, et nous, dans nos costumes fourrés, on ne pouvait pas le rattraper. Bientôt, la sphère brillante de notre ami « vaporeux » s’est illuminée sur un monticule et s’est éclipsée.

Que faire ? Courir sur les traces de Dachkévitch ? Mais on ne pouvait pas laisser longtemps la station de radio. Il y avait déjà une interruption dans notre travail. On a décidé que l’un d’entre nous devait retourner travailler, pendant que l’autre s’occuperait des recherches du malade enfui. Mais comme Dachkévitch était plus fort que chacun de nous séparément, on a décidé de faire venir le professeur Wagner à la rescousse. Pronine s’est grouillé de retourner à la station de radio, et j’ai galopé chez Wagner.

— Qu’est-ce que vous avez fait à notre ami ? — que j’ai demandé à Wagner.

Le professeur m’a regardé d’un œil et a répondu sans se détourner de son émetteur à lampe :

— Je ne lui ai rien fait de mal. Et quoi, notre malade ? Comment se sent-il ?

— Il s’est enfui ! — que j’ai répondu à la hâte. — Il s’est enfui avec, apparemment, au moins quarante de fièvre ! Tout nu !

Le professeur Wagner a souri.

— Une belle chose, n’est-ce pas ? — qu’il a demandé en montrant son appareil. — Vous n’avez encore jamais rencontré une construction pareille.

L’appareil, en effet, était intéressant, mais j’avais plus important à faire.

— À ondes courtes ? — j’ai répondu négligemment, et sans attendre la réponse, j’ai poursuivi : — Écoutez, professeur, laissez vos expériences et aidez-moi à rattraper et à ramener notre ami qui s’est enfui avant qu’il ne meure pour de bon.

— Selon l’ordre habituel des choses, — a répondu Wagner sans bouger de sa place, — le camarade Dachkévitch aurait dû mourir depuis longtemps. Et il ne nous resterait qu’à rechercher sa dépouille congelée. Mais puisque le camarade Dachkévitch se sent à la perfection...

— Comment le savez-vous ?

— Mais de vos propres mots. Puisqu’il n’est pas mort, même après s’être baigné dans le lac. Il souffle de la vapeur, comme un bateau, et se promène en caleçon au cercle polaire comme s’il était sur la plage en Crimée. Ne vous inquiétez pas pour votre Kazia, asseyez-vous donc et écoutez. Puisque vous m’avez demandé ce que j’ai fait à Dachkévitch.

— Mais professeur, ce n’est pas le moment de...

— C’est le moment idéal ! Asseyez-vous donc. Je vous assure qu’il n’arrivera rien de mauvais à Kazia. Mon expérience a réussi.

— C’est encore une expérience ? — que j’ai demandé avec surprise.

— Eh bien, certainement.

Wagner, brusquement, pressa ma main et mon genou. J’ai poussé un cri.

— C’est douloureux ? C’est bien ce que je pensais. Vous avez mal aux articulations en travaillant avec le circuit à réaction. Vous êtes sensible à l’augmentation de la température. Ma foi, nous avons déjà ouvert une radio, mais nous n’avons pas encore tout à fait étudié le caractère de cette bête-là. Ce que nous savons de la radioélectricité, ce ne sont encore que des gazouillis d’enfant. Nos connaissances et le domaine d’application de la radioélectricité s’étendent chaque jour. Vous savez que les docteurs ont à présent commencé à utiliser les ondes courtes afin de guérir quelques maladies en augmentant artificiellement la température du corps des malades au moyen des ondes radioélectriques. Et voilà qu’une idée m’a traversé la tête : pourquoi ne pas chauffer artificiellement le corps humain à l’aide des ondes radioélectriques courtes ?

— Mais le corps humain se chauffe pourtant naturellement, — que j’ai dit.

— Oui, mais pas suffisamment. Un humain en bonne santé est capable de variations maximales de température de seulement cinq à sept dixièmes de degrés au cours de la journée. L’organisme d’un humain réagit à la maladie avec une hausse ou une baisse de température de deux à trois degrés contre la norme. Les limites extrêmes de ses changements ne sont que de six à sept degrés.

— La stabilité de notre température est un grand progrès, — que j’ai dit. — Est-ce que ce n’est pas pour cela que beaucoup de gros animaux ont disparu, parce qu’ils avaient le sang froid, — parce que leur sang avait la même température que l’air ambiant ?

— Ma pensée ne contredit pas la vôtre. Écoutez-moi jusqu’au bout. Vous savez quelles sont les limites extrêmes de température pour la vie des organismes humains. Les organismes les plus simples supportent des températures très basses et peuvent être ramenés à la vie. Sans risque d’erreur, nous pouvons dire que même un froid de cent degrés n’est pas tout à fait mortel pour les êtres vivants. Il est quelque peu plus difficile de supporter la chaleur : à des températures supérieures à cinquante-cinq degrés celsius, les protéines coagulent. Mais les protéines lyophilisées, de poule par exemple, peuvent supporter une température de même cent soixante — cent soixante-dix degrés au-dessus de zéro. C’est pourquoi je me suis donné la tâche d’étendre les limites de changement de température du corps humain, de subordonner ces mouvements à la volonté de la personne et, bien entendu, de les rendre inoffensifs pour l’organisme. Tout animal à sang chaud possède une température plus ou moins constante : chez l’homme, elle est égale à 37°, chez le singe — à 38°, chez le cheval — à 39°, chez le taureau — à 39,7°, et même chez le pigeon et la poule — à 42,5°. Cette constance a ses inconvénients, et l’humain doit les surmonter. Le progrès biologique n’est pas achevé. L’organisme humain doit élaborer dans l’avenir un régulateur thermique idéal. Nous ne savons pas quelle était la température du corps de l’humain des cavernes, mais elle était, bien entendu, supérieure à celle de l’humain contemporain. Les habitations et les vêtements chauds ont encore plus favorisé la baisse de la température du corps. C’est déjà un progrès. L’humain doit être doué d’un chauffage corporel idéal. Alors le climat n’aura pour lui plus aucune importance. Un tel homo caloriregulator sera en mesure de se rendre au Pôle Nord en culotte de sport sans ressentir le moindre froid, et il se rafraîchira à l’Équateur dans les déserts de sables ardents. Vous comprenez quelles perspectives cela ouvre à l’Humanité ! Il n’y aura plus besoin de construire de maisons. Plus besoin de vêtements. La crise du logement n’existe pas. Vous pouvez dormir sur un terrain de glace même sans chemise...

— Mais je peux faire fondre mon « lit » et tomber à l’eau, comme c’est arrivé à Dachkévitch.

Wagner a écouté attentivement ma remarque.

— Il est nécessaire, qu’il a dit, — de mettre des souliers ou des chaussures de caoutchouc, afin de ne pas tomber.

— Impossible quand même de se passer d’un affublement, alors ?

— Par la suite, nous pourrons réguler la température des parties du corps isolées. En effet, déjà maintenant, les parties de notre corps ne se réchauffent pas d’une manière semblable. Les extrémités des pieds peuvent être froides, alors même que le torse est brûlant.

— Alors vous avez fait de Dachkévitch cet homo regulator ?

— Pas tout à fait. La régulation spontanée de la température du corps — c’est l’affaire d’un très lointain avenir. C’est artificiellement que j’ai fait de Dachkévitch un homo regulator, en augmentant sa température à l’aide des ondes radioélectriques courtes. Il n’y a rien d’extraordinaire là-dedans. Les ondes radioélectriques augmentent elles-mêmes la température du corps même lorsque nous ne le souhaitons pas. Ma tâche se ramenait à trouver le moyen d’élargir les limites des variations de température sans nuisance pour l’organisme. Vous avez vu Dachkévitch. Comment se sent-il ?

— Il a l’air d’aller bien. Mais il respire très fortement, rapidement et profondément. Et il y a une telle vapeur qui sort de lui, comme s’il était sorti en courant d’un bain chaud vers l’air froid.

Wagner hocha la tête.

— Pendant l’élévation de la température du corps et pendant son refroidissement, la consommation d’oxygène augmente par l’action de l’air extérieur. Dachkévitch est obligé de faire travailler fortement ses poumons afin d’approvisionner ses tissus cellulaires en oxygène. Mais il est difficile de ne fournir à l’organisme qu’au moyen des poumons la quantité nécessaire d’oxygène, et la respiration de la peau vient en soutien. En effet, celle-ci respire aussi par les quinze mille centimètres carrés de sa surface. C’est pourquoi Dachkévitch est parti se promener nu : le froid ne lui fait rien, et son corps découvert facilite la respiration de sa peau. Et, à en juger par la vapeur dégagée par Dachkévitch, sa peau respire admirablement bien. Tout va bien. Ne voulez-vous pas suivre l’exemple de Dachkévitch ? Je peux aussi faire de vous un « homme thermique » — un homo caloriregulator, et vous partirez à la recherche de votre ami en costume de bain, mais avec des chaussures en caoutchouc et avec une couverture sous les bras. Concernant la nourriture, vous n’avez pas à vous tracasser. Vous n’aurez pas besoin de cuire la nourriture : votre estomac aura la température nécessaire pour cuire au mieux le poisson cru ou même gelé. Vous devrez seulement prendre soin d’une seule chose : de rester en zone d’émission radioélectrique. J’agirai au moyen des ondes radio diffusées. Vous pouvez prendre une boussole avec vous. Je vous indiquerai la direction. Désirez-vous faire l’expérience ? Je vous assure que vous ne vous exposez à aucun désagrément. Il vous est seulement nécessaire de préparer votre organisme. Je vous introduirai dans le sang une solution saline de mon invention. Y consentez-vous ?

— Oui, mais je dois bientôt remplacer Pronine.

— Je vous remplacerai à la station de radio. Ne vous inquiétez pas. Nous nous en sortirons avec Pronine, et vous partirez chercher Dachkévitch. Il ne vous sera pas difficile de le trouver, puisque, comme vous, il ne sortira pas de la zone d’émission radioélectrique. Je vous le répète : le froid ne lui fait rien, et votre ami ne prendra pas froid, mais je serais tout de même rassuré si vous le trouvez et que vous le reconduisez à la maison. Il est parti sans armes. Des ours peuvent l’attaquer, il y en a beaucoup qui errent dans les environs. Alors, topons-là ?

Quelques minutes plus tard, j’étais déjà en caleçon au milieu de la pièce.

— Comment vous sentez-vous ? — a demandé Wagner.

— On dirait que mon corps se remplit de feu. Il fait terriblement chaud !

— Vous vous y habituerez. Respirez plus profondément et plus rapidement. Cela vous deviendra bientôt une habitude. Le cœur ? Laissez-moi écouter. Le pouls ? Cent. C’est normal, à présent. Je vais vous le pousser jusqu’à deux cent. En vérité, vous jetez déjà des flammes ! Eh bien, marche ! En route !

Wagner a ouvert largement la porte, laissant entrer un nuage de vapeur froide. J’étais un peu effrayé, mais j’ai vaincu mon indécision et suis sorti. Et la vapeur m’a enveloppé sur le champ.

— Je n’y vois rien, — ai-je dit en me retournant, l’air impuissant.

— Lorsque vous marcherez, la vapeur ne vous dérangera plus, — a dit Wagner. — Bon voyage !

J’ai suivi la route, en chaussures de caoutchouc, avec la couverture sous les bras, jetant des regards sur la boussole maintenue à hauteur de mes yeux. Ma sueur brûlante a ruisselé sur tout mon corps et sur mon visage.

Les chiens de notre petite colonie, ayant vu l’étrange spectacle, se sont mis à aboyer frénétiquement, puis, pris d’une peur panique, ont fui en courant. « Si les animaux sauvages aussi ont peur de moi, ce n’est pas mauvais », — ai-je pensé en descendant vers le lac.

La lune ne se couchait pas à l’horizon depuis déjà quelques jours, elle faisait des cercles dans le ciel en emplissant la nuit polaire d’une lumière fantomatique. Wagner avait raison : en marchant, la vapeur ne m’empêchait pas trop de voir. J’ai suivi les empreintes des pieds de Dachkévitch sur la glace le long de la rive du lac. Pauvre Dachkévitch ! Sans chaussures, ce n’était sans doute pas facile pour lui de marcher. Les empreintes étaient plus profondes là où il s’était arrêté : ses pieds brûlants avaient fait fondre la glace. Et Dachkévitch était obligé de marcher sans arrêt, au moins sur les lacs et les rivières.

Chose étrange : je n’avais pas passé une heure que j’ai senti une faim et une soif infernales. À cause de la haute température de mon organisme, la combustion était renforcée, et mon organisme avait besoin de carburant, c’est-à-dire de nourriture. Et en effet, je n’avais pas à me soucier de préparer de la nourriture chaude : le poisson cru me suffisait.

Je suis descendu sur la glace du lac, j’ai étendu la serviette, me suis allongé et j’ai posé la main sur la glace. La glace a bientôt commencé à fondre, et la main s’est enfoncée de plus en plus profondément dans la glace. Il m’a fallu plonger le bras presque jusqu’à l’épaule avant que mes doigts ne touchent l’eau. Une grande quantité de poissons a nagé jusqu’au trou que j’avais fait. Je les ai attrapés à la main même et les ai mangés cru. Je n’avais jamais autant mangé de ma vie. C’était surprenant ce que pouvait supporter mon estomac !

Et j’ai bu, bu sans mesure. Mais il n’y avait pas à s’en étonner. J’ai lu que les gens sous les tropiques, en travaillant sous le soleil, perdent jusqu’à douze litres d’eau par jour et libèrent de cette manière une quantité de chaleur suffisante pour réchauffer six mille cinq cent litres d’eau d’un degré. Un certain régulateur naturel du corps, apparemment, essayait de ramener la température à ses trente-sept degrés normaux au moyen de la transpiration. Ce dégagement renforcé de sueur entraînait une augmentation de la soif.

Après avoir bien mangé et bien bu, j’ai continué, mais j’ai bientôt encore senti la faim et la soif, et je me suis remis à pêcher, j’ai mangé deux fois plus qu’avant et j’ai bu presque la moitié du lac. J’étais devenu glouton comme le rat-trompette, qui mange chaque jour autant de nourriture que pèse son corps. Je me demandais de quoi s’était nourri Dachkévitch, qui devait avoir le même appétit monstrueux que moi : Dachkévitch n’avait pas de chaussures et de couverture, comment pouvait-il pêcher le poisson ? Cependant, j’ai bientôt remarqué une fosse sur la rive et un trou, déjà à moitié gelé, dans la glace du lac. Apparemment, le prudent Dachkévitch avait fait fondre la neige et la glace jusqu’à la terre et avait prudemment avancé en rampant jusqu’au bord de la rive. Oui, il avait eu quelques difficultés à atteindre sa nourriture. Il fallait se dépêcher d’aller à sa rescousse.

J’ai avancé rapidement le long du lac. On voyait clairement les empreintes des pieds nus de Dachkévitch. Comme moi, il marchait selon sa boussole. La lune brillait vivement. Elle avançait lentement dans le ciel en faisait un cercle au-dessus de ma tête, comme si elle voulait regarder le spectacle extraordinaire de tous les côtés — une boule de vapeur roulant sur la terre.

Tout était désert et calme autour. Seule ma respiration bruyante brisait le silence, comme les soupirs d’un bateau à vapeur dans une station de steppe solitaire abandonnée.

La plaine glacée s’étendait sans fin, et Dachkévitch n’était pas encore en vue. J’ai commencé à fatiguer, et j’avais envie de dormir. À en juger par la position de la lune, minuit était déjà passé depuis longtemps. Il fallait penser à chercher un abri pour la nuit. J’ai marché en choisissant un petit endroit convenable. L’horizon s’est assombri au nord. Un gros nuage y apparut. Et les étoiles, à son approche, semblaient tomber dans un énorme sac noir et disparaître. Et voilà que la senne noire du nuage a collecté les étoiles de la moitié du ciel et s’est approchée furtivement de la lune. Encore un peu, et la lune fut engloutie par la gueule sombre du nuage. Les ténèbres se firent.

Il s’est mis à neiger. Mais en frappant l’enveloppe de vapeur brûlante qui m’entourait, les flocons de neige se changèrent en gouttes de pluie, et elles tombèrent sur mes épaules et mon dos nus comme sur un fourneau brûlant, se transformèrent en vapeur, et s’écoulèrent de mes jambes sous la forme d’une sueur brûlante.

Et, comme si ce n’était pas étrange au-delà du Cercle polaire par une froide nuit d’hiver, je me trouvais sous une averse tropicale humide. Mais cette averse n’existait que pour moi. Tout autour se déchaînait la tempête de neige.

Et comme il arrive dans le nord lorsque le ciel se couvre de nuages, l’air se réchauffa. La température de quarante degrés au-dessous de zéro est remontée, apparemment, jusqu’à cinq au-dessous de zéro. Mais je ressentais une véritable chaleur. Je ne pouvais pas encore réguler ma température. Les ondes radio courtes m’avaient tellement réchauffé que je me sentais comme à un midi cuisant sous l’équateur. Les gouttes de pluie se réchauffaient avant d’atteindre mon corps et ne pouvaient pas rafraîchir la terrible chaleur. Je me suis jeté plusieurs fois à terre pour me refroidir et je me sentais plonger dans une neige que mon corps bouillait faisait littéralement fondre.

La tempête de neige s’est finalement arrêtée. La senne noire du nuage a commencé à relâcher les étoiles. La lune a bientôt émergé. J’ai regardé tout autour et j’ai vu le champ glacé scintillant sur la neige duveteuse, que laissait derrière moi la pluie congelée coulant de mon corps.

Il était temps de se reposer. J’ai étendu la couverture sur la neige — elle était humide à cause de la pluie — et je m’y suis allongé. Mais je ne risquais pas de prendre froid : la couverture s’est rapidement mise à sécher à peine mon corps l’a-t-il touchée ; de la vapeur en est sortie comme d’un linge humide qu’on repasse avec un fer trop chaud.

Je me suis endormi profondément. En ouvrant les yeux, je n’y voyais plus rien : apparemment, les nuages couvraient à nouveau le ciel. Mais une obscurité si noire et si impénétrable, je n’en avais encore jamais vu. En regardant avec attention, j’ai fini par remarquer une étoile juste au-dessus de ma tête. Quelle étrangeté ! C’était comme si les nuages avaient recouvert le ciel entier, à l’exception d’un tout petit rond au zénith. Je me suis levé rapidement et me suis remis en marche, mais c’est alors que je me suis heurté à une paroi de glace.

Je me suis tourné sur le côté, j’ai fait quelques pas — encore cette paroi. C’était à n’y rien comprendre. Je me souvenais bien m’être endormi dans un endroit parfaitement plat et dégagé, et je me trouvais maintenant dans une grotte glacée.

J’ai avancé, et suis tombé dans une fosse qui se trouvait au milieu de la caverne. En suivant les parois, j’en ai fait tout le tour. Les parois étaient lisses, glacées et ne présentaient aucune issue. Le sol de glace de la caverne avait une pente vers le centre, et au centre — une grande cavité. La grotte avait l’aspect d’un hémisphère avec une petite ouverture au plafond. C’était peut-être l’habitation d’un habitant du coin qui m’avait trouvé sur la glace et m’avait amené dans sa yourte. Mais cette yourte n’avait ni porte, ni fenêtre, et avec cela, il n’y avait personne à part moi.

Comment m’étais-je retrouvé ici ? Ce ne pouvait être que par l’ouverture au plafond. Elle se trouvait au-dessus de ma tête à une hauteur de quatre mètres. Il était surprenant que je ne me sois pas blessé si on m’avait jeté par-là ! C’était ça, j’étais dans un piège. J’allai mourir de faim dans cette souricière si je n’en sortais pas. Mais comment ? Impossible d’atteindre le trou dans le plafond. Les parois ? J’ai touché les parois. Évidemment, elles étaient très épaisses. Une histoire incompréhensible ! Je me suis assis par terre et je me suis frotté le front. Je n’avais pas de couverture sous moi, et je sentais mon corps s’enfoncer dans la neige qui fondait. Tout à coup, je me suis frappé la tête et j’ai éclaté de rire.

Évidemment ! Tout était très simple. Je m’étais moi-même enfermé dans cette prison. Lorsque je me suis endormi, mon corps brûlant avait fait fondre la neige autour de moi. Malgré la couverture, je me suis lentement enfoncé dans la neige jusqu’à me retrouver couché sur un sol rocailleux comme au centre d’un entonnoir. La vapeur qui s’était dégagée de mon corps avait gelé et était retombée autour de moi sous forme de givre en formant un cercle de glace. Il était devenu de plus en plus large, s’est changé en un mur qui s’est refermé en haut en voûte. Ma respiration brûlante avait percé un trou dans cette voûte, exactement comme dans la taverne comblée de neige d’un ours. Je me trouvais au centre d’une coupole de glace. Les parois de cet hémisphère fondaient à l’intérieur à cause de la chaleur de mon corps et s’agrandissaient dehors par le givre en lequel s’était changée la chaleur dégagée par l’ouverture.

C’était, tout de même, surprenant ! Je m’étais endormi paisiblement sur une plaine nue et glacée, et je m’étais réveillé dans ma propre maison de glace, si solide que même un ours ne pourrait la percer. Une maison qui s’était construite d’elle-même. C’est très pratique. Malheureusement, l’architecte n’avait pas prévu l’aménagement d’une porte. C’est réparable, du reste.

Je me suis approché de la paroi de glace de la maison qui s’était construite d’elle-même et, après avoir incliné la tête, j’ai pressé mon sinciput contre la glace. De la vapeur est montée du mur, et l’eau a coulé à terre. La glace a rapidement fondu. J’ai bien senti ma tête traverser la paroi. La fenêtre était prête. J’ai tourné la tête, agrandissant le trou, puis je l’ai retirée et j’ai regardé dehors.

La même plaine de neige sans fin se trouvait devant moi, inondée par la lumière de la lune. J’ai tourné la tête à gauche, à droite. Soudain, j’ai vu un ours blanc non loin. Non, c’était une ourse avec ses deux oursons.

L’ourse leva la tête et renifla la vapeur sortant de la fenêtre que j’avais faite avec ses naseaux dilatés. Leur fourrure chaude et leur peau épaisse, apparemment, ne préservaient pas les ours de l’action des ondes radio courtes diffusées. Une vapeur dense s’élevait de l’ours et des oursons. Les bêtes ressentaient quelque chose d’inhabituel et, évidemment, une sensation désagréable de chaleur. Elles ont secoué la tête, se sont frottés le nez dans la neige, ont levé les pattes arrières et agité celles de devant, comme si elles s’époussetaient, puis se sont soudain jetées à terre et se sont mises à se rouler dans la neige. Les oursons gémissaient avec une profonde basse, inattendue pour des bébés de leur âge, même pour des ours.

Il fallait croire que toute l’honorable famille avait très faim. Et je n’avais pas moins faim qu’eux. On s’est regardés avec grand appétit. Je voulais manger de l’ourson, et eux — de l’humain. Le mur de glace nous séparait, et on pouvait seulement se pourlécher en s’échangeant des regards. La vapeur qui émanait de mon corps, apparemment, était extraordinairement agréable à l’odorat de l’ourse. Elle s’est levée sur ses pattes de derrière et a fourré la gueule dans la petite fenêtre. Je l’ai saisie par le nez. L’ourse s’est mise à hurler, a reculé, mais ne s’est pas échappée. Une adresse si indélicate l’a irritée, et on sait que l’irritation chez les natures simples ne fait qu’exciter l’appétit. En me jetant un regard carnassier, elle a fourré la patte dans la fenêtre et a commencé à détruire le mur. La glace était assez épaisse, le mur ne cédait pas facilement, mais il s’est détaché morceau après morceau sous les coups puissants, et le trou s’est élargi.

L’affaire prenait pour moi un mauvais tournant. L’ourse avait beaucoup plus de chances de faire de moi son déjeuner que moi — de me régaler d’un ourson. Il fallait songer à décamper. Je me suis approché du mur opposé et j’ai commencé à faire fondre un deuxième trou. Mon travail avançait plutôt bien, mais l’ourse n’avait pas n’ont plus perdu son temps en vain. Elle travaillait déjà des deux pattes. Encore un peu, et le trou serait assez large pour lui permettre à l’ourse d’entrer dans la maison. Et alors — couic !...

Encore un effort, et ma tête passait à travers la paroi. Il restait à élargir le trou. J’ai appliqué mes épaules sur la paroi de glace. Ça y était. Je pouvais sortir.

Mais je n’ai même pas eu le temps d’avancer ne serait-ce qu’à moitié qu’un cri m’a échappé et je suis tombé en arrière : devant moi se tenait l’ourse. L’animal rusé avait compris ma manœuvre. L’ourse, en voyant que je sortais de la maisonnette, avait fait le tour en courant à ma rencontre en me montrant les crocs.

Quand une chose tentante te passe sous le nez, le nez, naturellement, poursuit la chose tentante. L’ourse essayait de me poursuivre. Mais le trou était trop étroit pour elle, et l’ourse, après avoir pris de l’élan et planté sa tête et sa patte droite, s’est enfoncée dans la fenêtre. Elle était temporairement privée de liberté. Il fallait en profiter. J’ai filé dehors par la première fenêtre, agrandie par l’ourse, et j’ai fui en courant.

Non, je n’ai pas couru, j’ai volé avec la vitesse d’un vent de tempête de force dix. La lune m’éclairait bien la route. Je courais par le petit chemin de glace plat laissé par la pluie qui avait coulé de mon corps au moment de la tempête de neige. Mais cette piste s’est bientôt arrêtée et je me suis retrouvé sur la terre vierge.

J’ai jeté un coup d’œil en arrière. Loin derrière bougeait un point noir, et derrière lui — deux plus petits. L’ourse s’était libérée de sa chausse-trappe et me rattrapait avec ses oursons. Il s’agissait à présent d’un concours de vitesse dont l’enjeu était la vie même. Est-ce que j’aurai le temps d’atteindre la maison en courant ?... De temps en temps, je jetais un coup d’œil et je remarquais avec effroi que les points qui me poursuivaient grossissaient de plus en plus. Bientôt, je parvins même à distinguer les figures de l’ourse blanche et de ses petits. J’étais hors d’haleine. De plus, je n’avais pas mangé depuis longtemps et j’étais affaibli par la faim. Mais la peur me redonnait des forces. Je me rapprochais déjà du lac se trouvant non loin de notre maison.

En coupant par le petit golfe, on pouvait raccourcir la route. Mais par malchance, j’avais perdu mes chaussures pendant cette course folle. Et courir sans ces chaussures à travers le lac sur la glace était très dangereux : je pouvais tomber comme Dachkévitch. Et j’ai décidé de tourner. Mais je n’ai pas eu le temps de m’éloigner de dix mètres que j’ai senti une douleur cuisante à mon bras droit. Une douleur et une brûlure. Je ne pouvais pas comprendre de quoi il s’agissait, et j’ai continué à courir. Encore quelques pas à droite, et un froid glacial m’a saisi. J’ai involontairement tourné à gauche, et la chaleur bienfaisante s’est encore répandu dans tout mon corps.

Cette sensation s’est reproduite plusieurs fois. Quand je m’éloignais du rayon des ondes radio, la température de mon corps baissait jusqu’à la normale, et je commençais à ressentir le froid environnant. Et la température de l’air devait être au moins de trente degrés au-dessous de zéro. Pour quelqu’un de nu — c’est du sérieux !

J’étais forcé de courir en ligne droite. Mais cette direction me conduisit à travers la neige du lac. J’ai jeté un coup d’œil derrière. Pendant que je m’étais arrêté et que je réfléchissais, l’ourse avait eu largement le temps de me rattraper. Elle courait avec une démarche dandinante régulière, apparemment lentement, mais avec diligence.

Je me suis remis à courir. Et voilà la glace. Si on court très vite, elle n’aura pas le temps de fondre. Je cours. Sous mes pieds, la glace solide se change en mélasse molle. Ma jambe s’enfonce dans le liquide, rendant la course difficile. Plusieurs fois, mes jambes s’enlisent jusqu’aux chevilles. Encore heureux que la glace est épaisse... Mais l’ourse se rapproche.

À présent je cours presque au même niveau qu’elle. Voilà qu’elle me dépasse. Elle traverse la ligne droite entre moi et la maison. Je suis coupé dans mon élan… L’ourse s’approche de moi. Je me jette sur le côté et je crie, je crie de toute la force de mes poumons. Je cours sur la neige en zigzags, je grimpe sur le versant de la colline sur laquelle se trouve notre maison. L’ourse me poursuit. Je suis forcé de dévier de la ligne droite. Le froid cuisant saisit mon corps de ses tenailles brûlantes. Mais je cours, je cours, haletant, claquant des dents et tremblant de tout mon corps. J’entends derrière moi les pas lourds de l’ourse. Encore un effort... Brr !... Comme ça caille ! À quelques pas de la maison je me retrouve dans le courant brûlant des ondes radio... La porte. Pourvu qu’elle ne soit pas fermée de l’intérieur !... L’ourse est à côté de moi. Elle lève les pattes arrières et veut me serrer très fort, comme un ami cher. J’ouvre la porte et me rue dans ma chambre. Je tombe sur le sol et perds connaissance...

L’ourse, apparemment, ne m’a pas touché, car j’entends, comme à travers le sommeil, les voix du professeur Wagner et de Dachkévitch, qui est sans doute rentré avant moi.

— Une affection de ce genre, bien sûr, ne peut pas due à l’action des ondes radio courtes, — dit le professeur. — Le camarade Roubtsov a pris froid. Tiens ! Quarante et trois dixièmes.

« Comment ai-je pu prendre froid ? — que j’ai pensé. — Bien sûr, simplement en sortant du secteur de l’onde radio diffusé. Voilà l’inconvénient principal du chauffage artificiel du corps humain. Quand les gens apprendront à réguler leur température à volonté sans influence extérieure, alors en effet, on pourra se promener en toute sécurité en tenue d’Adam le long du cercle Polaire. »

 

(Récit transcrit selon les mots du cam. I.I.R., récemment arrivé en Nouvelle-Zemble. Aucune réponse du professeur Wagner n’a encore été reçue au sujet de ce récit.)

 

 

 


_______

 

Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 10 septembre 2012.

 

* * *

 

Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.

 

Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Epsom — Lieu près de Londres. [Belaiev parle de la ville d’« Ipson » ; il s’agit manifestement d’une erreur de graphie, que je me permets de corriger. La ville d’Epsom est en effet célèbre pour son derby annuel dont la première édition a eu lieu en 1780. (N.d.T.)]

[2] Ijitsa (Ѵ, ѵ) est une lettre archaïque de l’alphabet cyrillique, provenant de la lettre grecque upsilon, et supprimée depuis la réforme de 1917. (N.d.T.)

[3] La langue russe exprimait et exprime encore généralement les quantités de liquide en grammes. (N.d.T.)

[4] Le Minotaure est un monstre mythique, mi-taureau, mi-humain, qui se dissimulait dans un Labyrinthe sur l’île de Crête, sur laquelle régnait le prince Minos. Le Minotaure se nourrissait des chairs de criminels, et dévorait aussi chaque année sept jeunes garçons et autant de jeunes filles. C’est par Thésée, prince et héros athénien mythique, que fut tué le Minotaure. (N.d.A.)

[5] En russe : « montagnes américaines ». (N.d.T.)