LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Alexandre Beliaïev

(Беляев Александр Романович)

1884 – 1942

 

 

 

 

LES INVENTIONS DU PROFESSEUR WAGNER

L’HOMME QUI NE DORMAIT PAS

(Человек, который не спит)

 

 

 

1926

 

 

 

 

 


Traduction de Morgan Malié, 2012.

Le téléchargement de ce texte est autorisé pour un usage personnel, mais toute reproduction est strictement interdite.

 

 

 

 


TABLE

 

1. Un étrange locataire

2. « L’affaire des chiens »

3. L’homme qui ne dormait pas

4. « Dictateur »

5. « L’amateur des sciences »

6. « Unschädlich und Bequemheit »

7. En captivité

8. Le sort du professeur Wagner se décide

9. La société par actions « Énergie »

10. Ce qu’il se passait derrière la fenêtre

11. L’empire du sommeil

 

 

 

 

 

 

 

1. Un étrange locataire

 

— Daisy... Sa perte m’est insupportable ! Daisy est ma meilleure amie... Je me sens si seule...

La citoyenne Chmeman essuyait, avec un petit mouchoir en dentelle, ses yeux de taupe rougis et son long nez.

— Je vous assure, continua-t-elle après avoir poussé un sanglot plaintif, que c’est l’œuvre du professeur Wagner. Je l’ai vu moi-même plus d’une fois mener des chiens en laisse dans son appartement... Qu’en fait-il ? Dieu ! J’ai peur d’y songer ! Peut-être ma Daisy n’est-elle plus en vie... Prenez des mesures, je vous en conjure !... Si vous ne le faites pas, j’irai voir la police !... Daisy, mon pauvre bébé !...

Et madame Chmeman se remit à pleurer... Ses vieilles joues maigres se couvraient de taches rouges, sa lèvre inférieure pendait.

Joukov, président de la coopérative d’habitation, se retourna brusquement sur sa chaise et fit claquer ses doigts. Il perdait patience.

— Calmez-vous, citoyenne ! Je vous assure que nous prendrons des mesures. Mais maintenant, excusez-moi... Je suis très occupé...

Chmeman soupira profondément, salua et sortit. Joukov poussa un soupir de soulagement et se retourna vers Krotov, le secrétaire du conseil d’administration.

— Bon sang !.... Exténuante ! Il y a de ces entêtées !

— Oui... — répondit pensivement Krotov. Pauvre vieille ! Mais il faut enquêter sur cette affaire — c’est tout de même le quatrième cas de disparition de chien rien que dans notre quartier. Les voisins aussi se plaignent. Qu’est-ce que cette peste canine ? Je ne serais pas étonné s’il se trouve que c’est bien le professeur Wagner qui enlève ces chiens. Mais pourquoi diable en a-t-il besoin ? Il fait des faux-cols en fourrure ? Étrange personne ! Suspecte !

— Il est professeur !

— Qu’est-ce que ça fait qu’il soit professeur ? Il fabrique peut-être de la fausse monnaie.

— Avec des chiens ?

— Ne ris pas. Il y a eu des cas ! Les chiens, c’est une toute autre question. Mais fais-y donc attention : toute la nuit, il y a de la lumière dans sa chambre. On voit souvent son ombre sur le rideau. Il traîne dans sa chambre... Un noctambule !

— Oui, un homme étrange... Il y a quelques jours, je rentre à la maison en tramway. Je lève les yeux : le professeur Wagner est assis en face. Il tient un livret dans chaque main et il lit les deux en même temps. J’ai jeté un coup d’œil aux livrets. L’un est en russe, avec plein de chiffres différents, et l’autre est en allemand. Et voilà ce qui est étonnant : chacun de ses yeux en parcourt les lignes séparément : un œil en lit un, l’autre lit l’autre. La receveuse s’approche de lui. « Votre ticket, dit-elle, tenez ! » Il a levé un œil vers elle, mais l’autre continuait à regarder le livre. Elle en est restée baba. Et tout le monde a braqué les yeux vers lui. On le regarde, les bouches s’ouvrent d’étonnement, et lui faisait comme si de rien n’était...

— Il est peut-être devenu fou ?

— Tout est possible...

On frappa à la porte. Fima, la vieille intendante du professeur Wagner, entra dans la salle.

— Bonjour à vous ! Mon barine envoie l’argent pour l’appartement.

— Il a passé, le temps des barines ![1] dit Joukov.

— Eh bien, mon maître, quoi, Wagner.

— Eh bien voilà, c’est elle qui va tout nous dire !...

— Raconte-nous, Fima, ce que ton « barine » fabrique avec les chiens. Fima agita désespérément la main.

— Il en a beaucoup, de chiens ? Dis la vérité !

— Combien il a de chiens, je ne peux pas le dire : il ne me laisse pas entrer dans la deuxième chambre, où ils sont avec lui. Mais des chiens, ça, il y en a. On les entend aboyer. Une nuit, j’ai épié par une petite fente. Et quoi donc ? Un chien était assis, attaché court à un collier. Il ne peut pas se coucher. Il meurt visiblement d’envie de dormir. Sa tête pend, comme ça. Et lui est assis à côté et le titille doucement sous le cou : il ne le laisse pas dormir. Et lui-même, il ne dort pas. Il ne dort jamais !

— Comment ça, il ne dort pas ? On ne peut ne pas dormir.

— Vraiment, je ne sais pas, mais il ne dort pas du tout. Ca fait même longtemps qu’il s’est débarrassé de son lit. « Qu’on ne l’évoque même pas, qu’il dit. Les lits, qu’il dit, ne servent qu’aux malades. »

Joukov et Krotov, avec perplexité, échangèrent un regard.

— En voilà un fou !

— Il faut croire que c’est un fou, approuva volontiers Fima. — Mais je m’y suis habituée : je vis chez lui depuis quinze ans — sinon, je serais partie depuis longtemps... C’était une personne ordinaire, mais il ne se ressemble plus du tout depuis un an. Comme s’il avait perdu l’esprit.

— Comment est-ce que ça a commencé ?

— Qui donc le sait ? Un mauvais sort, peut-être ?... Au début, il a commencé par faire une sorte de gymnastique. On entrait dans sa chambre, et on aurait dit qu’il dansait : de la polka avec la jambe droite, et de la valse avec la gauche. Et il battait une mesure différente avec chaque main. Ensuite, il s’est mis à loucher. Il s’asseyait devant le miroir et biglait. Une fois, je l’ai observé, et l’un de ses yeux regardait le plafond alors que l’autre regardait le plancher. J’ai laissé tomber toute la vaisselle — j’étais médusée.

— Tu connais la chienne de Chmeman ? On l’appelle Daisy.

— Toute blanche, avec des poils longs comme ça ? Comment ne pas la connaître !

— Eh bien, ton maître n’aurait-il pas chipé cette chienne ?

— Je ne l’ai pas vu moi-même, mais ça se peut. Et moi qui m’attarde à bavarder alors que mon fer refroidit là-bas... Tenez, l’argent !...

— Pourquoi si peu ? 

— Mon barine, mon maître, dit qu’il est inscrit au Tsikapou et a droit à une surface habitable supplémentaire.

— Qu’est-ce que c’est que ce Tsikapou ? demanda Krotov.

— Le Tsekoubou[2] ! devina Joukov.

— Qu’il présente son attestation, mais il doit payer comme avant pour l’instant. Transmets-le lui.

— D’accord ! Et, essuyant son nez avec le coin de son tablier, Fima aux joues rouges sortit de la chambre en courant.

— Il faudra prévenir la milice. Ce fou mettra le feu à la maison ou tuera quelqu’un !

 

2. « L’affaire des chiens »

 

Le procès du professeur Wagner sous le chef d’accusation d’enlèvement de chiens réunit une pleine salle d’audience. Des connaissances, en se rencontrant, demandaient :

— Vous êtes là sur convocation ?

— Non, par curiosité !... Un professeur qui se met soudain à enlever des chiens !... Qu’en fait-il, il les mange ?...

— Moi, je suis là sur convocation. En tant que témoin. C’est que mon Médor a disparu ! Un bon chien. Je pense intenter une action civile...

— Levez-vous !... Les juges entrent.

— Le procès du citoyen  Ivan Stépanovitch Wagner sous le chef d’accusation d’enlèvement passe à l’audience...

Le professeur Wagner s’approcha de la table. On ne lui donnait pas plus de quarante ans.

Parmi ses cheveux châtains, sa barbe châtain clair en éventail et sa moustache broussailleuse, on remarquait seulement quelques poils argentés. Le teint frais de son visage, ses joues vermeilles et ses yeux brillants respiraient la force et la santé.

« Et on prétendait que cet homme ne dormait pas du tout ! » pensa le juge en regardant l’accusé avec étonnement. Il s’attendait à rencontrer un vieillard émacié. Et c’est avec un intérêt déjà vif qu’il commença à poser les questions formelles.

— Prénom, patronyme, nom de famille ?

— Ivan Stepanovitch Wagner.

— Âge ?

— Cinquante-trois ans...

Les spectateurs échangèrent des regards de surprise.

— Occupation ?

— Professeur de l’Université de Moscou.

— Vous êtes membre d’un syndicat ?

— Oui, celui des travailleurs de l’éducation.

— Membre du Parti ?

— Sans parti. Je n’ai jamais été traduit en justice.

— Citoyen de l’URSS ?

— Oui.

— Marié ?

— Veuf.

— Plaidez-vous coupable ?

Le professeur Wagner haussa vaguement les épaules.

— Non, non coupable.

— Mais n’avez-vous pas enlevé ces chiens ?

— Permettez-moi de m’expliquer après l’audition des témoins.

— Accordé. Inscrivez — le juge s’adressa au greffier : — » L’accusé plaide non coupable ». Faites venir le premier témoin, le milicien de quartier Sitnikov ! Que pouvez-vous témoigner dans cette affaire ?

— Dans notre poste de milice, nous avons reçu les déclarations des citoyens de la ruelle des Tonneliers concernant la disparition de chiens. Le setter de grande valeur du citoyen Poliakov a disparu, ainsi que le carlin de Iouchkévitch, et même le chat persan des Dériouguine. Les animaux ont disparu sans laisser de traces. Leurs dépouilles n’ont pas été retrouvées. Quelqu’un les a, selon toute apparence.

— Avez-vous lancé des recherches ?

— Une disparition de chien — ce n’est pas une affaire très importante. Je reconnais que nous n’avions pas le temps de faire des recherches sur chacun des cas. Mais après la plainte déposée par la citoyenne Chmeman, nous avons commencé à prendre des renseignements. Presque toutes les victimes désignaient le professeur Wagner. Il faut dire que c’est quelqu’un de plutôt étrange. On dit qu’il ne dort pas la nuit. Ou il travaille à la maison, ou il flâne dans les rues. Le concierge de leur immeuble l’a vu plusieurs fois rentrer, la nuit, avec un chien en laisse. Des chiens aboient et gémissent dans sa chambre. Les preuves étaient sérieuses.

C’est pourquoi, suite aux témoignages déposés, nous avons décidé d’effectuer une perquisition chez le professeur Wagner ainsi qu’une saisie de ses papiers. C’est moi qui ai mené la perquisition, en présence du président de la coopérative d’habitation, du concierge et de la citoyenne Chmeman.

Dans la première pièce de l’accusé, rien de répréhensible n’a été trouvé, exceptés divers instruments et machines de provenance inconnue. Dans la deuxième pièce, nous avons trouvé six chiens de races, de sexes et d’âges différents. Tous étaient attachés au mur avec de courtes courroies. La tête de certains d’entre eux pendait, comme s’ils étaient en train de mourir ou qu’ils étaient très fatigués. Et une petite chienne blanche était couchée sur la table, hirsute, avec un petit trou percé dans le crâne, de telle manière que la cervelle en était visible. La citoyenne Chmeman a identifié le cadavre de sa chienne, s’est mise à crier et s’est évanouie...

On entendait les sanglots contenus de Chmeman dans la salle du jugement.

— Daisy, Daisy !... murmurait-elle en sanglotant.

— Les papiers que j’ai saisis ont été présentés au tribunal, — acheva le milicien.

— Inscrivez. Témoin Joukov !

Joukov, président du conseil d’administration de la coopérative d’habitation, appuya la déposition du milicien.

— Nous avons également été contraints d’effectuer une perquisition, y ajouta-t-il, en raison du fait que le professeur Wagner est un locataire très étrange. Les autres locataires pensent qu’il est fou et craignent même de laisser sortir leurs enfants. Afin d’éviter la panique et la désorganisation parmi les habitants, je solliciterais que l’on soumît Wagner à une expertise psychiatrique.

— Peut-être est-il dangereux, ajouta Joukov, troublé, on ne sait pourquoi, et faudrait-il l’expulser.

Le professeur Wagner sourit.

— En quoi donc est-il dangereux ? demanda le juge.

— Mais en tant qu’anormal ! Les voisins se plaignent aussi que quelque chose grésille dans sa chambre, vrombit, et on entend soudain des explosions... Il finira par faire sauter la maison !... Et les chiens hurlent toute la nuit. C’est un locataire incommode, en un mot.

— Citoyenne Chmeman !

— Monsieur le juge ! commença-t-elle d’une voix tremblante, essuyant ses larmes de son mouchoir, et se corrigeant aussitôt :

— Citoyen juge !... C’est un meurtrier ! — Elle désigna Wagner d’un doigt portant deux bagues de fiançailles. Je suis veuve... Je n’ai personne... Il a tué ma meilleure amie... Ma Daisy !... — Et Chmeman se remit à pleurer.

— Intentez-vous une action civile ?

— Quelle action civile ? Pour quoi ?

— Pour votre chienne... C’est ce que vous demandez dans votre déclaration...

— Rien ne me dédommagera de sa perte !... — prononça-t-elle tragiquement. — Je ne sais pas ce qui est écrit là-dedans...

Les témoins restants n’apportèrent rien de nouveau. Le concierge raconta en détail comment les chiens disparaissaient dans son immeuble, comment même disparut Daisy, la petite dernière, comment il avait vu Wagner mener les chiens chez lui...

L’un des témoins avait identifié son chien parmi les « victimes » du professeur Wagner. Le chien était vivant, mais paraissait extraordinairement exténué ; et une fois ramené à la maison, il avait dormi trois jours entiers sans se réveiller.

— Durant la perquisition, déclara le juge une fois l’audition des témoins terminée, ont été saisis, parmi les papiers du professeur Wagner, des registres avec des notes diverses, concernant manifestement les expériences qu’il a menées sur les animaux. Je donne lecture de quelques-unes d’entre elles. Voici, commença le juge, les notes du professeur Wagner sur ses expériences :

« Sujet de l’expérience : Diana, setter, femelle, poids de vingt-deux kilogrammes. Viscosité du sang pendant la veille — 2,89. Viscosité du sang en période d’épuisement par l’insomnie — 1,46 ».

Il y a aussi une rangée avec ce genre de tables :

« Point cryoscopique : état normal — 0,59 degrés ; état de besoin impératif de sommeil — 0, 58 degrés.

Densité : état normal — 1,064 ; état de besoin impératif de sommeil — 1,057.

Viscosité : état normal — 2,711 ; état de besoin impératif de sommeil — 2 ».

— Accusé professeur Wagner ! Selon les dépositions des témoins et selon les documents en notre possession, j’estime votre culpabilité pleinement établie. Pourquoi donc ne plaidez-vous pas coupable ? Expliquez-nous...

— Citoyen juge ! Je ne nie pas le fait de l’enlèvement des chiens, mais je ne plaide pas coupable — et voici pourquoi. Le vol suppose un but intéressé. Je n’avais pas, moi, de tel but. Vous-même venez de divulguer les documents par lesquels le tribunal peut se convaincre que j’ai poursuivi un but exclusivement scientifique. Je mène des expériences ayant une importance colossale pour toute l’humanité. L’intérêt que doivent amener ces expériences est incommensurable au tort minime que j’ai causé.

— De quelles expériences s’agit-il ?

Après une hésitation, le professeur Wagner répondit :

— Je travaille sur le problème de la fatigue et du sommeil. Vaincre la fatigue et faire disparaître la nécessité du sommeil : voici la tâche que je me suis fixée.

— Et l’avez-vous résolue avec succès ? Est-il vrai que vous-même vous passez déjà de sommeil ?

— Oui, c’est la vérité. Je ne dors plus et peux travailler sans fatigue vingt-quatre heures par jour.

Un mouvement se fit dans l’audience. Des exclamations étonnées et des chuchotements se faisaient entendre.

— Pourquoi donc n’avez-vous pas publié vos résultats ?

— Je poursuis le perfectionnement de mes méthodes.

— Mais n’expliquerez-vous donc pas pourquoi vous avez considéré nécessaire d’avoir recours à des méthodes illégales et si étranges pour obtenir des chiens pour vos expériences ? Si celles-ci présentent de la valeur, le gouvernement vous aurait pourvu de tout ce qui est nécessaire pour votre travail !

Le professeur Wagner se troubla.

— Ces expériences sont trop audacieuses. Elles pouvaient même apparaître complètement fantasques. Je croyais à leur succès, mais la route était pavée d’échecs inéluctables. Ceux-ci risquaient de nuire à l’affaire ainsi qu’à ma réputation, avant que j’eusse atteint des résultats positifs. C’est pourquoi j’ai choisi de les mener dans le calme de mon cabinet, à mes risques et périls. Mais je disposais de trop peu de moyens personnels pour l’acquisition des chiens nécessaires à mes expériences. Et y renoncer alors que la moitié du problème avait été résolue — je ne le pouvais pas. Et j’ai été contraint...

— D’enlever des chiens ? ajouta le juge avec un sourire. Le professeur Wagner se redressa et répondit d’un ton de profonde conviction en son bon droit :

— La vie d’un chien, ce n’est qu’une vingtaine d’années. Le prix d’un chien, ce sont des roubles, beaucoup — des dizaines de roubles. Mais pour avoir tué quelques chiens, je triplerai la longueur de la vie de l’humanité — et en même temps, je triplerai aussi la valeur de la productivité humaine. Si je mérite une punition pour cela, jugez-moi ! Je n’ai rien d’autre à ajouter.

Les juges sortirent délibérer. L’audience s’emplit de rumeurs ainsi qu’une ruche troublée. Dans tous les coins se formaient des groupes qui débattaient de la sentence imminente. On entendait des exclamations isolées :

— Un vol reste un vol !

— Mais ses expériences peuvent combler l’humanité de bienfaits !...

— Ne pas dormir du tout ?... disait un grassouillet souriant. Votre serviteur ! Permettez-moi de décliner ce bienfait ! D’ailleurs, Tourgueniev a dit que toute notre vie est un songe et que le meilleur dans la vie est encore le sommeil !...

— Peut-être qu’il ment ?

— Qui ? Tourgueniev ?

— Mais non, Wagner ! Comme s’il ne dormait pas du tout ! L’homme ne peut pas se passer de sommeil !...

— La Cour rentre !...

La sentence se fit entendre dans l’attention soutenue. Considérant établi le fait de l’enlèvement, le tribunal condamna le professeur Wagner à un mois d’emprisonnement sans isolement. « Considérant l’absence de condamnation antérieure de l’accusé, ainsi que l’absence de but intéressé, la peine s’applique avec un sursis fixé à une durée d’un an de mise à l’épreuve... »

— L’affaire de la plainte de la coopérative d’habitation passe à l’audience... L’audience se précipita hors de la salle, débattant sur le verdict qui, semblait-il, satisfaisait la majorité : Wagner était formellement condamné, mais dans les faits restait en liberté.

Seuls quelques-uns critiquaient la sentence.

— Cela signifie que l’on peut voler et tuer en toute impunité ? questionna ostensiblement Chmeman d’une voix forte en cherchant un soutien des yeux.

— S’il n’y a pas de profit, il n’y a pas de vol ! Wagner doit se pourvoir en cassation ! disaient les autres.

Sous les regards croisés, le docteur Wagner se faufila dans les couloirs du tribunal, sans prêter attention à personne. Une pensée le préoccupait :

« Où vais-je donc trouver, à présent, les chiens nécessaires pour les expériences ?... »

 

3. L’homme qui ne dormait pas

 

La procédure judiciaire eut pour le professeur Wagner des conséquences inattendues : il obtint la renommée, peut-être plus tôt qu’il ne le désirait. Le correspondant d’un petit journal moscovite s’était trouvé, par hasard, à la séance. Quelques jours plus tard apparut dans la rubrique des chroniques judiciaires un entrefilet au nom intrigant : « l’homme, qui ne dormait pas ». Le procès du docteur Wagner y était raconté, et on y annonçait que le professeur avait « vaincu le sommeil » : il ne dormait absolument pas et pouvait travailler sans fatigue vingt-quatre heures par jour.

Quelques jours plus tard, résultat de cet entrefilet, l’intendante informa Wagner de l’arrivée du correspondant du journal « Izvestia ». Wagner fit une grimace de mécontentement : il avait l’habitude de conserver le secret sur ses travaux. Mais, après avoir réfléchi un instant, le professeur décida d’utiliser la visite du représentant de la presse : s’il était désormais impossible de capturer des chiens la nuit, il restait à recourir à l’aide gouvernementale. Poursuivre les expériences en secret paraissait désormais impossible, mais cela n’était plus vraiment nécessaire : au point qu’il avait atteint, il pouvait déjà prendre la parole publiquement. Le correspondant fut accepté.

Se frayant un passage à travers les machines et les appareils amoncelés, le correspondant Gorev aperçut le professeur Wagner et s’arrêta, stupéfait. Wagner se tenait sur un haut pupitre. Deux tuyaux de caoutchouc lui sortaient du nez et rejoignaient l’extérieur, passant à travers l’orifice du châssis de la fenêtre. Ces tuyaux semblaient relier organiquement le professeur aux machines qui l’entouraient, comme si lui-même s’était transformé en machine. Une autre chose avait également frappé Gorev : Wagner, de son œil gauche, parcourait un livre, tout en recopiant des extraits de sa main gauche, tandis qu’il fixait le visiteur de son œil droit en lui tendant la main droite.

— Asseyez-vous, je vous en prie, dit aimablement Wagner sans cesser de travailler avec sa main gauche.

Gorev, qui en avait vu d’autres comme tout correspondant expérimenté, était si dérouté qu’il oublia toutes les stratégies d’approche d’un journaliste ; et c’était en silence et avec une perplexité totale qu’il regardait tantôt l’œil gauche du professeur parcourir le livre et le manuscrit, tantôt les tuyaux fichés dans son nez.

Le professeur remarqua l’air perplexe du visiteur et sourit.

— Ces tuyaux vous étonnent ? commença-t-il gentiment. C’est pourtant si simple ! Je tiens trop à mon temps pour sortir me promener. Cependant, l’air pur est nécessaire à la santé du corps et la lucidité de la pensée. J’ai donc créé ce petit dispositif : j’ai fait sortir par le toit ces deux tuyaux dont les extrémités s’insèrent, d’une manière particulière, dans le nez. Lors de l’inspiration, une valvule s’ouvre ; lors de l’expiration, celle-ci se ferme sous la pression de l’air, et c’est l’autre qui s’ouvre, libérant l’air « travaillé » par les poumons. Ce petit dispositif m’offre la possibilité de respirer en permanence un air frais — et voyez donc comme mes joues sont roses ! Une invention de rien du tout, mais qui peut se révéler très utile. Représentez-vous les malades auxquels il est impossible de quitter la chambre. La ventilation contemporaine laisse encore beaucoup à désirer. Mais avec l’aide de cet instrument, tous les malades peuvent respirer de l’air pur. Je prévois plus encore : si jadis les Romains antiques, ayant créé leurs monumentaux aqueducs, savaient conduire l’eau à des centaines de kilomètres, pourquoi ne créerions-nous pas des « aéroducs » ? On pourrait, par exemple, amener par les tuyaux de l’air des montagnes ou de l’air marin. Au bout du compte, cela serait plus économique que d’envoyer des malades chercher de l’air à des centaines et des milliers de kilomètres. Des tuyaux centraux avec une compression particulière amèneront l’air dans nos villes, où il sera réparti. L’air de la montagne, de la mer, de la steppe ou celui embaumé par les pins, sera accessible à tous...

Le professeur Wagner parlait vite, sans cesser d’écrire de sa main gauche. De son œil droit, il continuait de regarder le visiteur.

Gorev, finalement, retrouva la capacité de la parole.

— Dites-moi, comment pouvez-vous faire cela ?... — Et il regarda les yeux qui louchaient du professeur et sa main gauche.      

— Écrire de la main gauche, diriger chaque œil séparément, travailler, et m’entretenir simultanément avec vous ? Le fait est que chacun de mes hémisphères cérébraux agit parfaitement de lui-même et presque indépendamment de l’autre.

Mais je dois vous expliquer, pour ainsi dire, mon point de départ. Comme vous le savez, je suis officiellement professeur de biologie. Vous ne savez pas moins, j’espère, que les disciplines scientifiques contemporaines se divisent avec une vitesse extraordinaire en domaines indépendants. La chimie biologique progresse devant nos yeux. Chaque nouvelle branche scientifique, à l’instar de la théorie atomique, évolue en discipline indépendante. Des années sont nécessaires pour concevoir chacun de ces domaines scientifiques séparés.

Mais dans le même temps, afin d’avancer, il faut connaître aussi les sciences attenantes : la biologie et la physiologie, la chimie et l’électricité, même la géologie et l’astronomie — toutes s’entrelacent et s’influencent mutuellement. Il faut une sorte d’esprit universel pour embrasser toute cette masse de connaissances. Mais la vie humaine est si courte ! J’ai passé la cinquantaine. Encore une dizaine d’années, et rideau. Devant moi, il y a des problèmes colossaux que je veux résoudre. Cela signifie que la première chose que je devais me constituer en but, c’était d’allonger ma vie d’une manière ou d’une autre. J’ai d’abord pensé aux expériences de rajeunissement. Les résultats m’ont déjà bien aidé : j’ai l’air plus jeune que mon âge. Peut-être me tournerai-je encore vers ces expériences. Mais pour le moment, je m’arrête à ce qui m’est plus familier en raison de mes travaux sur le cerveau.

La première pensée qui m’est venue à l’esprit a été de former la capacité à chacun de mes hémisphères cérébraux de fonctionner séparément. Malheureusement, je ne peux pas m’arrêter en détail sur ces travaux : cela prendrait beaucoup trop de temps. Je dirai seulement que c’est l’entraînement qui joue ici le rôle important. Il vous est, peut-être, arrivé d’observer la gymnastique rythmique de Dalcroze. Les petits enfants maîtrisent rapidement la capacité de contrôler des mouvements asymétriques : ils peuvent frapper trois temps de la main droite et deux de la main gauche, et de plus avec des rythmes différents, tout en exécutant des mouvements différents avec les jambes. C’est quelque chose de semblable que j’ai effectué et, d’ailleurs, à la grande perplexité de mon intendante.

Il a été plus difficile de maîtriser l’appareil oculaire. Chacun de nos yeux possède un système de direction indépendant ; mais étant donné que nous voyons mieux en fixant les deux yeux sur le même point, nous avons pris l’habitude de coordonner leurs mouvements. L’hérédité de ces acquis a compliqué la lutte pour « l’autonomie » dans le mouvement des yeux. Une telle indépendance dans le mouvement de chaque œil est néanmoins tout à fait possible. Le caméléon peut en servir d’exemple. J’ai fait des exercices. Vous voyez le résultat. Apprendre à écrire et travailler de la main gauche n’a pas représenté une grande peine. Il restait à passer à la dernière chose : apprendre à effectuer simultanément deux travaux intellectuels, par exemple écrire en même temps de chaque main deux études scientifiques sur des thèmes différents. Cela m’a pris quelques années. Mais j’ai atteint mon but. J’ai ainsi doublé ma production cérébrale.

Mais cela même me semblait peu. Huit heures de sommeil ! Nous perdons le tiers de notre vie humaine dans cet état d’impuissance et de demi-mort. Voilà ce qui me révoltait. Il faut libérer l’humanité de la charge du sommeil. Quelles extraordinaires perspectives, quelles possibilités !... Combien de grandes œuvres les grands penseurs nous auraient encore données, si toutes leurs nuits avaient pu être consacrées à la création ! Combien de grandes œuvres inachevées ne le seraient pas ! Comme le progrès avancerait ! ! L’ouvrier ayant travaillé aux heures fixées à sa machine-outil consacrerait la nuit aux livres ou au travail social. Nous n’aurions pas d’illettrés. Mieux encore, tous recevraient la possibilité de devenir parfaitement instruits. De quels pas gigantesques avancerait le progrès ! C’était à cela que je pensais...

Le professeur Wagner s’était animé. Son œil droit brûlait d’enthousiasme. Apparemment, l’agitation s’était également transmise à l’autre moitié de son cerveau : son œil gauche était tout aussi enflammé et sa main gauche s’était mise à écrire par saccades.

Mais Wagner le remarqua ; et l’œil gauche sembla s’éteindre, replongé dans le travail, et la main gauche laissa la plume courir avec méthode, alors même que l’œil droit continuait à brûler d’exaltation et que la main droite traçait de grands cercles.

— Et tout cela est désormais possible ! dit le professeur. Le sommeil n’est en fait pas du tout un phénomène normal, mais une maladie qui est le résultat d’une intoxication aux hypnotoxines : il s’agit de poisons particuliers que le cerveau secrète pendant son fonctionnement. Intoxiqué par ces poisons, la personne s’endort — c’est-à-dire tombe malade.

Au cours de son sommeil, le cerveau ne produit pas de nouvelles toxines ; pendant ce temps, l’organisme détruit les toxines accumulées pendant la journée.

Ainsi, en dormant, l’homme guérit, mais — hélas ! — pour retomber malade le soir, et il est encore forcé de s’allonger dans son lit. N’est-ce pas terrible ? !

Le sommeil est, si vous voulez, contagieux. J’ai fait une expérience : forcer un chien à ne pas dormir.

Lorsque son organisme a été intoxiqué par les hypnotoxines, j’ai extrait celles-ci et les ai injectées à un chien bien reposé et venant seulement de se réveiller. Celui-ci s’est aussitôt endormi.

Tout le problème était de trouver des « contre-poisons » — les antihypnotoxines. Et je suis parvenu à résoudre un problème plus vaste que je ne l’avais supposé : l’antihypnotoxine que j’ai découverte tue non seulement les toxines du sommeil, mais également les autres toxines. Par conséquent, il assainit tout l’organisme. Il y avait beaucoup d’obstacles, mais ils sont vaincus. J’ai vaincu le sommeil. Je me suis débarrassé de mon lit, ce symbole d’hôpital. Je ne dors plus et travaille presque toute la journée. Je prends mon antihypnotoxine avec mon repas, et les repas ne me prennent que deux heures par jour environ.

Tout était si extraordinaire que Gorev demeurait assis en silence, écoutant attentivement le professeur.

— Mais comment vous sentiez-vous les premiers temps ? finit-il par lâcher.

— Il est vrai que j’ai eu quelques difficultés à me détacher de l’habitude de dormir. Je n’avais absolument pas sommeil ; mais cette journée de travail ininterrompue et sans fin — avec le soleil derrière la fenêtre comme sous le sombre rideau de la nuit me faisait un effet étrange. Cependant, je m’y suis rapidement habitué. Et que l’on travaille bien dans le calme de la nuit ! Je ne dissimule pas une pensée égoïste : lorsque tous commenceront à mener une vie sans sommeil — je crains que la nuit ne sera plus aussi calme.

— Mais ne pensez-vous pas que la perspective d’une vie sans sommeil ne plaira peut-être pas à tout le monde ?

— J’en suis même convaincu, et le professeur sourit. En hiver, dans un village perdu, j’ai proposé à un paysan qui s’étonnait que je ne dormasse pas d’expérimenter mon procédé. Il a accepté. Au matin, je lui demande comment il se sent. « Bien mal ! répliqua-t-il. — J’ai failli mourir d’ennui ! Tout le village dort. Il n’y a que les chiens qui aboient. J’ai marché, marché — quel cafard ! J’ai grimpé sur le poêle pour dormir — pas l’ombre d’un sommeil. J’avais l’impression que cette nuit n’en finirait jamais !

Libérez les gens de leur travail habituel — poursuivit le professeur, — et eux aussi commenceront par s’ennuyer. Mais c’est seulement qu’ils se trouvent sur les marches inférieures de la culture. Cette culture s’élèvera d’elle-même par l’utilisation rationnelle des « nuits d’insomnie ».

— Encore une question. Vous dites que vous ne dormez presque pas de la journée. Mais comment donc n’êtes-vous pas fatigué ?

— C’est très simple. La fatigue est elle aussi un phénomène morbide. Le cerveau en fonctionnement secrète des hypnotoxines —, de même que les muscles en fonctionnement secrètent des kénotoxines — poisons qui éveillent le sentiment de fatigue. J’introduis le contre-poison — la retardine, et la fatigue disparaît comme par enchantement. Ma retardine interrompt aussi le cours de cette maladie que l’on nomme fatigue, ainsi qu’on sait aujourd’hui interrompre le typhus à rechute en introduisant du dioxydiaminoarsenobenzoldichlorhydrate dans l’organisme — prononça Wagner d’une traite.

Ce long mot coupa le souffle à Gorev. Il demanda au professeur de répéter par syllabe ce nom curieux et l’inscrivit sur son bloc-notes. « Ce genre de mots donnera à mon article un poids scientifique », pensa-t-il.

— Et à présent, faites le calcul, dit le professeur Wagner. — En travaillant avec mes deux hémisphères cérébraux, je double ma production. En travaillait vingt-quatre heures au lieu de huit, je triple mon temps de travail. Cela signifie que je travaille pour six, et, de plus, sans aucun dommage pour la santé. Par conséquent, pour trente ans de travail dans sa vie, un homme sera en mesure d’effectuer le travail de cent quatre-vingt années. Pour le dire encore autrement, à chaque demi-siècle, l’humanité avancera autant sur la route du progrès qu’en trois siècles.

Qu’en pensez-vous : cela vaut-il autant que cinq chiens petits-bourgeois ?... — acheva le professeur avec un sourire.

 

4. « Dictateur »

 

Le salon spacieux du banquier Goldzak, qui avait récemment acheté un titre de baron, était arrangé avec une pesante magnificence. Sur les murs ornés de lambris de chêne sculpté se pavanaient des bois de cerf, ainsi que les armoiries du baron frais émoulu. Un chevalier en armure portant une épée du XIIIe siècle se tenait dans un coin — « aïeul » douteux du baron. Sur les fenêtres aux barreaux étroits, des vitres teintes figuraient les mêmes armoiries baronniales : sur un écusson jaune, un bras replié, cuirassé, serrait une épée d’un gant de fer. Sur le bras, il y avait cinq étoiles d’un bleu sombre.

Au milieu de la pièce, autour d’une grande table ronde en chêne noir, sur des fauteuils également en bois de chêne et aux dossiers hauts et ciselés, siégeaient les membres du comité central de l’organisation politique allemande « Dictateur ». Sur le fauteuil au plus haut dossier, qui portait un aigle germanique national sculpté à son sommet, était assis le président de l’assemblée — un vieux général, l’un des « héros » de la guerre impérialiste, un ami du Kaiser. Le visage grossier du général, semblant taillé à la hache dans un morceau de bois, et ses lèvres fortement comprimées par une moustache fébrile exprimaient la grande force de sa volonté. Sous des sourcils broussailleux et grisonnants apparaissaient ses yeux scrutateurs et au clignement rare. Sur sa redingote militaire se pavanait seulement une « croix de fer ».

À la droite du président se trouvait le maître des lieux — le baron Goldzak, en frac noir, rasé, la tête complètement chauve, le monocle à l’œil. À la suite, en ordre strict selon le rang, se trouvaient les membres du comité. Un général au front étroit, aux yeux profondément enfoncés et au menton saillant. Il y avait dans cette tête quelque chose de cruel, de bestial. Encore un général... Des fonctionnaires de ministères, des députés... D’importants manufacturiers et des banquiers fermaient le cercle.

L’homme en frac, secrétaire du comité, encore jeune, au visage et aux manières de diplomate, faisait un rapport. Près de lui sur la table reposait le numéro d’ « Izvestia » contenant l’article de Gorev : « La victoire du professeur Wagner sur le sommeil et la fatigue ». Il s’agissait ici, bien sûr, de la traduction de l’article en allemand.

— La vérification de l’authenticité des données alléguées dans l’article est encore en cours, mais selon les informations déjà en notre possession, celles-ci semblent bien correspondre à la réalité.

Je n’ai pas besoin de gloser sur l’importance de cette découverte scientifique. Si celle-ci se trouvait exploitée par la Russie Soviétique, le rapport des forces entre elle et les autres gouvernements du monde varierait considérablement. Dans cinq ans environ, la puissance du bolchevisme croîtra extraordinairement.

Le travail simultané des deux hémisphères cérébraux, heureusement, nécessite temps et entraînement, et n’est pour cela pas totalement accessible aux masses. Mais la victoire sur le sommeil et la fatigue triple déjà à elle seule les forces physiques et intellectuelles de nos adversaires politiques, ainsi que leurs ressources matérielles. Leurs forces scientifiques et leurs travailleurs qualifiés travailleront trois et même six fois plus. Le production de leur industrie s’accroîtra. Dans quelques années, ils posséderont les nouveaux cadres de spécialistes bien formés dans tous les domaines de la technique. En un mot, leur puissance augmentera sans répit. Ils travailleront quand le monde entier dormira. Ils travailleront alors que nous serons contraints de nous reposer après la journée de travail.

— Tout de même, la croissance de leur industrie n’adviendra pas de si tôt, déclara un manufacturier. — Supposons que toutes leurs usines et toutes leurs fabriques travailleront toute la journée. Et après ?... Il ne leur sera pas si aisé de se procurer les crédits nécessaires à la construction de nouvelles fabriques et de nouvelles usines. Car, baron, vous ne leur accorderez pas de crédit, n’est-ce pas ? — s’adressa-t-il à Goldzak avec un sourire.

Le baron répondit avec le même sourire et lâcha un rond de fumée.

— Mais il y a un autre danger, fit entendre la voix rauque du général. — Je veux parler de la puissance militaire de l’Armée Rouge. Que se passera-t-il s’ils se mettent à employer ne serait-ce que huit de leur seize heures « complémentaires » dans la journée à la préparation militaire des ouvriers et des paysans ? Cela équivaut à la création d’une armée de plusieurs millions d’individus. Qui plus est, ils disposeront au cours de la guerre de combattants auxquels le repos ne sera pas nécessaire. Ils n’auront pas besoin de remplacer les soldats dans les tranchées. Ceux-ci seront toujours alertes, vigilants, frais, alors même que deux tiers de nos soldats seront mis hors de service pour le sommeil et le repos. Leurs pilotes, ignorant la fatigue, seront en mesure d’effectuer des vols lointains... Leurs cadres et leurs états-majors pourront diriger les opérations sans quitter les commandes pour la moindre minute de repos ou de sommeil. Il est possible qu’ils utilisent la méthode du professeur Wagner sur leurs chevaux. Leurs équipages, leurs cavaleries ne connaîtront plus la fatigue. Tout cela est bien trop sérieux !...

Le discours du vieux général produisit une grande impression sur l’assemblée, en particulier sur les militaires. Les généraux se renfrognèrent, tambourinèrent nerveusement des doigts, tiraient profondément sur leur cigare...

— Mais le plus dangereux, s’insurgea encore le secrétaire, consiste en la portée politique du fait. Le bolchevisme ébranle déjà le monde, il tient dans une tension nerveuse constante les gouvernements de tous les pays du monde. La méthode de Wagner triple, et peut-être même sextuple le nombre des bolcheviques. Ici, dans notre cercle, nous pouvons parler franchement : nous ne savons pas comment venir à bout d’un seul leader de l’Internationale Communiste. Que se passera-t-il si celui-ci obtient la possibilité de travailler six fois plus ? Nous aurons six leaders de cette espèce, un Komintern six fois plus vaste, des millions de bolcheviques russes ignorant la fatigue, faisant de la propagande et corrompant les masses jour et nuit, jour et nuit, vingt-quatre heures par jour ! !

Ces arguments produisirent une impression saisissante. Les mains des membres du comité tremblèrent, les mouchoirs épongèrent la sueur froide des fronts et des crânes chauves...

— C’est terrible !...

— Un cauchemar ! faisaient entendre des voix agitées.

Un silence sinistre s’installa. On eût dit que des fantômes épouvantables avaient soudain pénétré dans ce cabinet et l’avait empli du souffle glacé de la mort.

Le président de l’assemblée, enfin, secoua la tête et frappa sur la table avec son poing velu.

 — Cela est inadmissible ! cria-t-il d’une voix enrouée. — Nous devons coûte que coûte éliminer ce danger imminent ! Nous devons nous emparer du secret du professeur Wagner avant que son invention ne devienne l’apanage des bolcheviques !

Et l’assemblée, excitée par la peur et la haine, se mit à examiner comment faire.

Seul le baron Goldzak ne participa pas à la délibération. Il voyait se dessiner des projets grandioses. Il pensait aux profits qu’il pourrait tirer de la découverte du professeur Wagner, si le secret de sa découverte se retrouvait entre ses mains.

 

5. « L’amateur des sciences »

 

Après le procès, toute l’ordonnance des activités du professeur Wagner fut troublée. Chez lui apparaissaient des correspondants de journaux et de revues, des professeurs, des étudiants, ainsi qu’un simple public curieux désirant mettre à l’essai « la poudre anti-sommeil ». Le professeur Wagner s’était déjà habitué à ces visites ; c’est pourquoi il ne s’étonna pas lorsqu’il entendit quelqu’un demander, derrière la porte, la permission d’entrer.

Une fois la porte ouverte, le professeur vit un jeune homme au visage potelé et rose et aux cheveux courts, bouclés et clairs. De grandes lunettes « à la mode » en tortue juraient quelque peu avec ce jeune visage. Un complet impeccable donnait un air européen à l’inconnu.

— Permettez-moi de me présenter, cher monsieur le professeur !... Hermann Taube, membre de la Société berlinoise des amateurs de sciences naturelles. C’est au nom de cette société que je vous rends visite... Votre découverte nous a extraordinairement intéressés. Et notre société vous présente une très humble demande : ne pourriez-vous pas donner quelques cours sur vos travaux au sein de notre cercle ?

— Malheureusement, je ne dispose pas de temps.

— Oh, cela n’en prendra pas beaucoup ! se trémoussa le jeune homme. Sa voix féminine montait jusqu’aux notes les plus aiguës, ses yeux regardaient, suppliants, à travers les cercles de ses lunettes en tortue. Il inclinait même la tête en joignant les mains.

— Si seulement vous acceptiez ! Si seulement vous acceptiez ! Pour nous, cela serait un tel événement ! Je ne suis pas savant moi-même, mais je suis un amateur passionné de science. Mon père est riche..., très riche... Si vous le souhaitiez, nous trouverions tout ce qui est nécessaire à vos travaux... Nous vous équiperions avec un excellent laboratoire..., des dizaines, des centaines de chiens seraient à votre disposition !...

Wagner sourit.

— Vous êtes très aimable, mais je dois malheureusement décliner votre offre. Je n’ai pas l’intention de quitter la Russie.

— Quel dommage !... Oh, quel dommage ! Il me semblait que travailler ici... ou travailler là-bas... Mais vous ne refuserez pas de donner quelques cours chez nous ! Cela ne prendra que quelques jours. Nous prendrons la voie aérienne, à bord de l’avion de la nouvelle compagnie de communications aériennes « Unschädlich und Bequemheit » — « Sécurité et confort ». Le nom est parfaitement justifié... Il fait concurrence avec succès avec « Deruluft »... Je me charge de toutes les démarches concernant l’obtention du visa des passeports. Ne parlons pas des frais et des honoraires... Nous nous chargeons de tout, bien entendu...

— Je ne pourrais pas employer à cette affaire plus de trois ou quatre heures. Je tiens trop à mon temps. N’oubliez pas que j’ai une productivité sextuplée. Si je perds ne serait-ce que deux jours, cela équivaut pour moi à la perte de douze jours. Non, je ne peux pas accepter votre proposition !

— J’en suis extrêmement affligé. Et le directeur de notre laboratoire, le professeur Braude, en sera plus affligé encore. Il travaille dans le même domaine que vous. Mais sa méthode est quelque peu différente...

Le professeur Wagner s’anima.

— Tiens donc ! Quelle est donc sa méthode ?

— Il tente... Taube se troubla quelque peu. Son visage exprimait l’intensité de la pensée, comme s’il cherchait à se souvenir de quelque chose. — Il travaille sur une méthode qui donnera la possibilité à l’organisme de produire de lui-même les toxines contre les hyp..., les hyp...

Mais Wagner avait déjà deviné sa pensée.

— C’est justement sur cela que je travaille en ce moment ! Nos journaux ont quelque peu exagéré mes succès sur cette voie...

— Je ne vous parle pas des journaux ! éclata Taube. Il rougit de confusion. Le professeur Braude travaille depuis déjà quelques années dans ce domaine. Il voulait tellement faire votre connaissance et faire part de ses expériences !... Quel dommage qu’il faille maintenant le chagriner...

— Cela change l’affaire ! Je pense que le temps perdu sera récompensé... Professeur Braude ? Je n’en ai jamais entendu parler.

— Il est jeune et extraordinairement discret..., il n’aime pas la publicité... Mais il est terriblement génial !...

— Alors je suis d’accord !

Taube se jeta vers le professeur et commença à lui serrer la main.

— Mille mercis ! Je m’occuperai moi-même du départ. Vous ne perdrez pas une minute de votre précieux temps !

Et, ayant fait la révérence, il s’éclipsa derrière la porte.

« Étrange jeune homme. Il voulait me soudoyer avec des chiens ! » pensa le professeur Wagner après sa sortie.

 

6. « Unschädlich und Bequemheit »

 

L’avion postal quitta l’aéroport le matin de bonne heure et prit rapidement de la hauteur. Sur les sièges en cuir moelleux de la cabine confortable avaient pris place le professeur Wagner, Herman Taube, un courrier diplomatique de l’ambassade française de Moscou et un employé de la représentation commerciale soviétique à Berlin.

Sans le vrombissement du moteur, atténué par un pot d’échappement perfectionné, et sans le balancement rythmique de l’avion, on aurait pu croire être assis dans le compartiment d’un wagon. À travers les vitres, on voyait en bas un panorama de Moscou et sa rivière qui serpentait comme un ruban. Le Kremlin semblait un jouet aux coupoles étincelantes. Au-delà s’étendait un tapis sans fin de plaines et de forêts, découpé par les lignes jaunâtres des routes et les courbes bleues des rivières. Les champs de seigle mûr se découpaient en carrés jaunes. Çà et là, ainsi que des fourmis, les gens et les animaux avançaient sur les chemins et grouillaient dans les champs.

Mais le professeur Wagner n’admira pas ces paysages à vue d’oiseau bien longtemps. Ainsi que l’avare qui prend un soin excessif de chaque kopeck, Wagner ménageait chaque minute de son temps. Il sortit un livre, installa un pupitre pliant sur ses genoux et se mit au travail. En même temps qu’il lisait, il prenait sans cesse des notes en signes sténographiques sur un cahier.

Ayant constaté le regard interrogateur de Taube, il expliqua :

— Je n’écris qu’en sténographie. C’est mon système personnel. J’abrège et je simplifie le travail quand c’est possible. J’ai créé mon propre système mnémonique — avec cet excellent auxiliaire auquel, malheureusement, peu accordent d’attention. Avec l’aide de cette mnémonique je suis en mesure de conserver en mémoire une quantité extraordinairement grande de chiffres, de formules, de noms. Cela est facilité par le fait que mon cerveau, purifié des toxines toxiques, fonctionne avec une clarté et une force soutenues. Tout cela augmente encore la productivité de mon travail. Sans exagération, je travaille pour dix personnes...

Et Wagner se tut, se replongeant dans le travail.

Taube regardait par la fenêtre le paysage animé de ce pays qui lui était si inintelligible, tellement pauvre et en même temps puissant, paisible dans les tableaux déployés du labeur des villageois et effrayant par cette force capable d’organiser ces millions de bras vigoureux...

Un fleuve apparut au loin. Sur les hautes collines riveraines, une ville s’étendait. Sur la berge droite, la ville était ceinte par les murailles anciennes et crénelées d’une forteresse aux hautes tours. Sur toute la cité régnait une immense cathédrale à cinq coupoles.

— Le Dniepr !... Smolensk !... Notre premier arrêt !...

L’avion survola une forêt et descendit vers un bel aéroport.

On prit le petit-déjeuner avant de reprendre la route. Le ciel était couvert de gros nuages. Un violent vent contraire balançait l’avion comme un bateau sur de grandes vagues océaniques. Le mouvement du vol ralentit. On parvint cependant à voler jusqu’à Kovno de manière heureuse. C’était le dernier arrêt avant Königsberg. Malgré les intempéries grandissantes, l’avion reprit sa route. Le vent se changea en rafale. L’avion virait de bord et remontait abruptement au gré des ondes atmosphériques contraires. Parfois, comme s’il venait de perdre ses ailes, l’appareil piquait soudain du nez.

— Mazette ! dit le courrier diplomatique français en se cramponnant nerveusement à son siège, — je n’avais encore jamais connu un tangage pareil !

Son visage, qui avait pris une teinte verdâtre, témoignait de ce qu’il avait un accès de mal de mer.

À la recherche d’un courant atmosphérique favorable, le pilote prenait tantôt de la hauteur en s’engouffrant dans la bande brumeuse des nuages, et semblait tantôt manquer d’atterrir. Mais le vent se déchaînait partout d’une manière semblable, résolu, semblait-il, à arracher les ailes de l’appareil.

On entendait le sifflement des câbles métalliques même à travers le roulement du moteur. Il se mit à pleuvoir. Un rideau gris gêna l’orientation.

— Ce n’est rien, nous arriverons à bon port ! — cria l’employé de représentation commerciale soviétique à l’oreille d’un Taube livide. — Nous devons être près d’Insterburg...

Mais Taube était trop agité et abasourdi pour comprendre ces paroles.

Le professeur Wagner invectivait la tempête qui interrompait ses activités. Les livres lui tombaient des mains, son crayon griffonnait des gribouillis invraisemblables. Il finit par abandonner son travail et s’enfonça plus profondément dans son siège, l’air vexé.

La pluie cessa aussi inopinément qu’elle avait commencé. Le vent tomba lui aussi. Le banc de nuages moutonneux était passé. L’avion avança avec aisance. Tous soupirèrent de soulagement. Mais c’est à cet instant que le moteur se mit à donner des à-coup, avant de s’arrêter soudain.

Le pilote, rapidement, s’attela à faire descendre l’appareil en vol plané, scrutant le sol à la recherche d’un endroit adéquat. L’appareil tressaillit violemment, parcourut une petite plaine en secouant les passagers, et s’arrêta.

Le pilote et le mécanicien examinèrent le moteur.

— Il faudra faire une halte d’au moins une heure ! — dit le mécanicien. Les passagers sortirent de la cabine pour se dégourdir les jambes. L’avion s’était arrêté à l’orée d’un bois de pins. Parmi les troncs rougeâtres et droits comme des mâts, on voyait un lac brillant d’un argent bleuté.

— Quel endroit pittoresque ! — dit Taube en s’adressant au professeur Wagner. — Nous aurons le temps de faire une belle promenade. D’ailleurs, nous rencontrerons bien un habitant des environs qui nous dira où nous nous trouvons. Vous n’avez rien contre ?

Le professeur Wagner hocha la tête et ils s’enfoncèrent dans la forêt. Une heure passa. Le moteur était réparé, mais Wagner et Taube n’étaient toujours pas là. On les appela, on les chercha dans la forêt, mais ils avaient disparu sans laisser de traces. Encore quarante minutes passèrent. Le Français commença à insister pour que l’on partît.

— Je porte un courrier diplomatique urgent au ministère, et si nous n’arrivons pas à Königsberg pour le départ de l’avion pour Paris, je serai en retard de plusieurs heures... Cela est inadmissible !....

L’employé de représentation commerciale protesta. On décida de repousser le départ d’encore une demi-heure en poursuivant les recherches, mais sans succès.

— Mais nous ne pouvons pas passer la nuit ici ! — dit le Français. — Ce ne sont pas des enfants. Ils y arriveront aussi en chemin de fer ! J’ai payé pour arriver en urgence, vous devez m’amener à destination au terme fixé !

Le pilote haussa les épaules et s’assit à sa place. Les autres le suivirent. Le moteur se mit à vrombir. L’avion s’élança dans l’air.

 

7. En captivité

 

Le professeur Wagner disparut sans laisser de traces.

Lorsqu’on l’apprit à Moscou, le Narkomindel[3] interpella le gouvernement germanique au sujet de cette étrange disparition.

On reçut du ministère germanique des affaires étrangères une note en guise de réponse, dans laquelle on exprimait des regrets au sujet de cet événement fâcheux. « Nous avons pris toutes les mesures nécessaire concernant les recherches, mais celles-ci n’ont pas, malheureusement, donné de résultat jusqu’à présent. Nous ne jugeons pas superflu d’attirer votre attention sur le fait que le ressortissant germanique Herman Taube a disparu en même temps que le professeur Wagner. Nous estimons que ce fait, dans la circonstance, lave le gouvernement germanique de tout soupçon d’un acte hostile envers le professeur Wagner en tant que citoyen de l’Union Soviétique des Républiques Socialistes. Recevez l’assurance de notre respect sincère... »

Cette réponse, évidemment, ne pouvait satisfaire le Narkomindel, mais puisqu’il était impossible d’établir les faits ayant accompagné la disparition du professeur Wagner, il ne restait qu’à attendre le moment où ce secret serait découvert, d’une manière ou d’une autre.

Voici ce qui était arrivé à notre professeur Wagner.

Quand ils se furent enfoncés dans la forêt, Taube lui proposa d’observer les ruines d’un château se trouvant près d’un lac forestier. Le professeur suivit Taube sans la moindre suspicion. Là-bas, une embuscade les attendait. Trois personnes masquées se jetèrent sur le professeur, le bâillonnèrent et lui bandèrent les yeux. Taube arracha des mains de Wagner la serviette qui contenait les papiers qu’il avait pris avec lui avant d’aller se promener. Des mains vigoureuses le firent asseoir dans une automobile qui patientait et ils se mirent en route. Après une heure à peine, l’automobile s’arrêta ; on fit entrer Wagner dans une maison.

Le professeur était furieux.

— Qu’est-ce que cela signifie ? — demanda-t-il en cherchant Taube des yeux lorsqu’on lui eut enlevé son bandeau. Mais Taube n’était pas là. Ses trois ravisseurs aussi étaient absents. C’était un élégant jeune homme en civil et au maintien militaire qui se tenait devant lui. Celui-ci sourit de la façon la plus aimable.

— Cher professeur, si vous n’êtes pas fatigué, vous devez probablement avoir faim. Nous avons le temps de parler plus tard. Je vous prie de vous sentir comme chez vous. Vous ne refuserez pas de dîner avec moi. Nous n’avons pas dressé de lit — puisque vous ne dormez pas, n’est-ce pas ?

Et il montra de la main une table bien garnie et des bouteilles d’un vin coûteux.

— Je vous remercie ! Mais je n’ai pas faim, répondit Wagner, bien qu’il eût très faim. — Je vous somme de vous expliquer !

— Quel dommage ! répondit le jeune homme avec le même sourire aimable. — Nous vous avions préparé vos plats favoris. Mais je ne vous dérangerai pas. Malheureusement, je ne peux pas vous souhaiter une bonne nuit : vous n’en avez pas besoin.

Et il sortit avec son invariable sourire.

Le professeur Wagner regarda autour de lui. Cette pièce, en tout cas, n’évoquait pas un repaire de bandits. Tout aux alentours était élégant, commode et confortable. Glissant des yeux sur la table, il vit des asperges fumées, des petits pois, de la salade.

Wagner, avalant sa salive, se détourna de la table et s’assit dans le fauteuil d’un air sombre. Pour comble, on lui avait pris sa serviette et il ne pouvait pas travailler. De temps à autre, Wagner se levait, approchait de la porte — celle-ci était fermée. Il souleva le store de la fenêtre et vit d’épais barreaux de fer. La fuite était impossible.

— Quelle absurdité ! grommela-t-il ; et morose, il s’enfonça à nouveau dans le fauteuil. Il y resta assis ainsi jusqu’au matin.

Les trois personnes en masque réapparurent de bonne heure et, en silence, le bâillonnèrent et lui bandèrent les yeux, le firent sortir et le firent asseoir dans un fauteuil moelleux. Le moteur d’un avion se mit en marche. Le professeur sentit l’appareil quitter la terre. Le vol dura au moins trois heures.

Quand on lui débanda enfin les yeux à nouveau, il vit devant lui le même jeune homme qu’auparavant.

— Bienvenue, cher professeur ! Je vous souhaite une bonne installation ! Puisqu’il nous faudra passer du temps ensemble, permettez-moi de me présenter : Heinrich Braude.

— Vous êtes professeur ?

— Pas exactement, sourit Braude.

— Mais vos expériences sur la fatigue ?... Taube m’avait dit...

— Ah, tiens donc !... Eh bien il s’agit probablement d’un autre Braude. Permettez-moi de vous accompagner, si l’on peut dire, jusqu’à votre domaine... Voici votre cabinet de travail — il fit un mouvement circulaire de la main en montrant une salle spacieuse avec un grand bureau, un mobilier en chêne et une bibliothèque. Les fenêtres au verre dépoli se trouvaient derrière des barreaux.     — Vous trouverez ici tout ce qui a été écrit par des savants concernant les recherches sur le sommeil et la fatigue. Malgré tout le caractère insolite de sa situation, Wagner ne pouvait pas se retenir et s’approcha de la bibliothèque.

— Preyer... Herrer... Bouchard... Claparède, lisait-il au dos des livres. — Tout cela est déjà ancien... Legendre, Piéron... Je leur suis quelque peu redevable...

— Sans aucun doute, vous êtes allé plus loin que ceux-là ! Mais cher professeur, ne désirez-vous pas passer dans le laboratoire ?...

Et ils passèrent dans une autre pièce.

 

8. Le sort du professeur Wagner se décide

 

Alors que Braude, avec une charmante politesse, « accompagnait » le professeur Wagner « dans son domaine », le comité « Dictateur » décidait du sort du prisonnier. La majorité des membres du comité inclinait vers l’idée qu’il était nécessaire d’« écarter » Wagner.

— Dans la serviette du docteur Wagner, nous trouverons forcément le secret de son invention. Nous avons brillamment réussi son enlèvement, mais il reste le danger que le secret de son rapt soit tôt ou tard découvert, si nous ne faisons pas disparaître la preuve majeure contre nous.

Cette « preuve » était le professeur Wagner lui-même. « Tuer Wagner » : personne, évidemment, ne le disait ainsi dans cette réunion dont les membres se considéraient comme la fleur de la culture. Mais tous se comprenaient. Seul le baron Goldzak se prononça contre « la disparition des preuves ».

— Le secret le plus absolu exclut toute possibilité que Wagner soit découvert.  Les manoirs et une garde sûre garantissent contre une évasion. Pourquoi recourir à des méthodes extrêmes ? Un tel esprit, une intelligence au talent si exceptionnel peut se révéler pour nous d’un grand profit. Il faut simplement, d’une manière ou d’une autre, le contraindre à travailler pour nous.

Goldzak n’acheva pas sa pensée : il comptait s’approprier plus d’une invention de Wagner pour l’exploitation commerciale.

Mais la majorité des voix était contre lui. Cependant, l’intervention du secrétaire changea la donne.

— Je fais la proposition, dit-il, de laisser la question ouverte quelques temps. Le fait est que Wagner a pris toutes ses notes selon une méthode de sténographie parfaitement inconnue, sans doute de sa propre invention. J’ai déjà engagé au décryptage les meilleurs spécialistes du ministère des affaires étrangères et d’autres institutions. Pour l’instant, ils sont parvenus à établir qu’il s’agit apparemment d’un système de réduction de plusieurs mots à un seul signe. Mais le déchiffrement est encore en cours. Nous devrons attendre les résultats, ou nous risquons de rester devant le secret indévoilé de ses inventions.

La décision fut repoussée à quelques jours.

Les spécialistes du décryptage se montrèrent à la hauteur de la situation : ils parvinrent à trouver la clé de la sténographie de Wagner. Et une fois celle-ci découverte, ils furent abasourdis par la géniale simplicité de ce système.

Mais la déception attendait aussi les membres du comité : lorsque l’on fut parvenu à lire et traduire les notes de Wagner, il apparut qu’elles contenaient une succession entière de précieux matériaux scientifiques dans des domaines divers de la connaissance. Parmi les phrases succinctes, presque des allusions données à la pensée avec des formules courtes, il y avait une telle richesse de contenu qu’elle aurait suffi à emplir plusieurs tomes imprimés. Quelques endroits demeuraient inintelligibles même pour les spécialistes. Tout cela justifiait la supposition de Goldzak que le travail de Wagner présentait une immense valeur. Mais parmi les notes, il n’y avait pas la moindre ligne sur ce qui intéressait le comité avant tout : le moyen de lutter contre le sommeil et la fatigue.

D’une manière ou d’une autre, il fallait arracher son secret au professeur Wagner. C’est Braude que l’on chargea de s’en occuper. Afin de maintenir un mystère complet, il était la seule personne qui s’était entretenue avec Wagner.

— Cher professeur ! s’adressa Braude à Wagner. — Vous vouliez connaître les raisons qui vous ont mené ici. À présent, je peux satisfaire votre désir bien compréhensible. Seule une nécessité extrême nous a contraint à recourir à une méthode...

— De bandits ! ne put se retenir Wagner.

Braude sourit comme s’il avait entendu une gentille plaisanterie ; et sans se décontenancer, il poursuivit :

— Mes amis représentent une puissante organisation, gardienne de la culture européenne. Hélas ! Un immense péril — dont le nom est bolchevisme — menace cette culture. Vous êtes une personne en retrait de la politique et, peut-être, n’avez-vous pas mesuré à quel point l’outil puissant qui serait donné par votre invention à ces ennemis de la culture. Voici ce qui nous a déterminés, au nom de la civilisation, pour le bien de toute l’humanité, à attenter à votre liberté personnelle. En tant qu’homme de science, votre voie doit aussi être celle de notre vieille culture européenne. Offrez-lui donc votre don précieux ! Croyez bien qu’il sera utilisé de la meilleure façon.

Le professeur se rejeta contre le dossier de son fauteuil et écouta, s’efforçant, ce qui lui arrivait rarement, de conserver les deux yeux sur son interlocuteur.

— Oui, je suis un homme de science, éloigné de la politique, répondit Wagner. — Mais vous vous méprenez profondément si vous pensez que je suis l’ennemi du pouvoir soviétique. D’ailleurs, votre erreur est bien compréhensible : le bolchevisme ne recourt envers vous qu’à son côté destructeur. J’ai déjà traversé cette période et, je ne le cache pas, les humeurs qui l’accompagnaient ; mais ces dernières années, j’ai pu observer aussi l’autre côté de ce « terrible » bolchevisme — le côté créateur. Vous ne le voyez pas encore, ou bien vous refusez de le voir. Cet élan grandiose d’énergie créatrice, l’étendue des projets, le travail ardent, tout cela me frappe et me captive à mon insu... Jamais encore autant d’expéditions scientifiques n’avaient sillonné notre grand pays de long en large à la recherche des richesses naturelles où qu’elles pussent se trouver : recouvertes par les glaces polaires, par les sables brûlants du désert ou par les entrailles silencieuses de la terre. Jamais nous n’avions eu un tel goût pour la technique, pour la mécanisation du travail. Jamais la pensée audacieuse la plus créatrice n’a rencontré une telle attention et un tel soutien...

Et puis de quoi ont besoin les savants ? Avant tout, des conditions d’un travail tranquille. Mon pays a déjà traversé la tempête de la révolution et la convulsion de la contre-révolution. Devant nous, il n’y a plus qu’un chantier paisible. Mais vous ?... N’est-ce pas votre peur face aux secousses futures qui vous a contraints à m’amener ici d’une manière si indélicate ? Non, monsieur Braude, je souhaite vivre et travailler en Russie. C’est à elle aussi qu’appartiennent mes travaux. Je ne vous en révélerai pas les secrets !

La réponse de Wagner fut rapportée au comité.

— Mais c’est lui-même un bolchevique ! s’exclama le général au front étroit.

— Pas d’hésitation à avoir avec lui ! — faisaient entendre des voix.

Cette fois, même Goldzak trouva peu avantageux de prendre la parole contre l’humeur générale. Aucune résolution ne fut prise, mais tout était clair tacitement : le professeur Wagner avait signé son arrêt de mort.

Et c’était Braude qui devait le mettre à exécution.

Non sans agitation, il entra dans le cabinet du professeur, sentant le poids de son browning dans sa poche droite. Mais, parvenant à se dominer, il salua le professeur avec son  sourire aimable habituel et s’assit dans le fauteuil en face de lui, les mains dans les poches.

— Eh bien, cher professeur, n’êtes-vous donc pas encore revenu sur votre décision ? demanda-t-il à Wagner en cherchant dans sa poche la crosse de son revolver. — Je vous préviens qu’un refus entraînera pour vous les conséquences les plus lourdes.

— Non, monsieur Braude : je ne suis pas revenu sur ma décision et ne reviendrai pas dessus ! Braude, à tâtons, posa le doigt sur la détente, toujours sans tirer le revolver de sa poche.

— J’ai néanmoins une requête, monsieur Braude !

« Rien ne presse, pensa Braude, voyons de quoi il s’agit », et il retint dans sa poche la main avec le revolver.

— À votre service, cher professeur. Le professeur avait l’air confus. Braude fut étonné de constater que Wagner semblait très fatigué et que ses éternelles joues vermeilles avaient blêmi.

— Le fait est, commença le professeur avec hésitation, que vos amis en masque, pendant la fouille, n’ont pas remarqué dans la poche de mon gilet une petite boîte avec des pilules. Je veux dire, peut-être l’ont-ils remarqué mais, probablement, sans y prêter attention, puisque la boîte portait l’étiquette anodine de « Purgen ». Un médicament commun pour les personnes menant un mode de vie sédentaire. Dans cette boîte, j’avais une réserve de pilules contre le sommeil et la fatigue. Hélas, elle est vide ! J’ai pris hier la dernière pilule. Si je ne reprends pas aujourd’hui ma dose, je serai forcé de m’endormir. Pour moi, cela serait terrible... Et la fatigue... Je vous serais... très reconnaissant... — le professeur parlait de plus en plus lentement, — si vous pouviez me procurer quelques produits chimiques selon mes indications et si je pouvais... bient...

La tête du professeur se rejeta en arrière, ses paupières se fermèrent, et il s’endormit d’un profond sommeil.

— Voilà qui facilite le travail ! — dit Braude à haute voix, tirant tranquillement son revolver et le braquant sur la poitrine du professeur.

Mais il ne tira pas : une pensée l’arrêta. Et après avoir fourré rapidement le revolver dans sa poche, il sortit de la pièce en courant.

 

9. La société par actions « Énergie »

 

— Le professeur Wagner dort ! Il est entre nos mains ! prononça rapidement Braude en courant vers le secrétaire du comité.

— Soyez plus clair, Braude, que se passe-t-il ?

— Le fait est que Wagner a épuisé ses réserves de pilules antisommeil et qu’il a besoin de matériaux chimiques, autrement dit — il a besoin de nous ! Nous pouvons lui fournir tout le nécessaire à la condition qu’il nous livre le secret. Je suis certain qu’il acceptera tout à présent ! J’ai donc pris la liberté de repousser l’exécution de la sentence.

— Vous avez eu raison ! Quelques jours ne changeront rien au compte. Essayez de trouver un accord avec lui, lorsqu’il se réveillera.

Mais trouver un accord avec Wagner ne se révélait pas si simple. Cependant, Braude ne perdait pas espoir. Il jouait sur la psychologie de Wagner et se mettait à marchander dans des minutes pénibles au professeur Wagner, lorsque la fatigue et le sommeil commençaient à le saisir. Le professeur souffrait.

— Que de temps perdu de manière improductive ! Le sommeil est pour moi équivalent à la mort, et la mort n’est effrayante qu’en tant qu’elle est un sommeil éternel qui interrompt mes travaux. Combien de choses inachevées ! Combien de projets vont mourir !...

Au troisième jour, un accord fut trouvé : les « amis » de Braude fourniraient au professeur Wagner tous les produits nécessaires, et le professeur produirait dans le laboratoire sa préparation miraculeuse. Personne n’assisterait à la production.

Par précaution, Braude posa la condition que Wagner avalerait en premier l’une des pilules préparées. Le comité « Dictateur » supposait que si les éléments composant la préparation leur devenaient connus et s’ils disposaient de la préparation elle-même sous une forme aboutie, cela ne présenterait aux chimistes allemands pas de difficultés particulières de deviner le reste.

Le professeur Wagner, cependant, voulut manifestement leur compliquer la tâche. Il établit une très longue liste de substances chimiques variées. Il était évident que beaucoup d’entre elles ne rentraient pas dans la composition de son antitoxine.

Une fois reçue la préparation achevée, les chimistes décelèrent des polypeptides et des acides aminés. On détecta des substances appartenant au groupe CO-NH ; mais la préparation contenait encore, apparemment, un reste indécomposable. Au moins, les expériences des scientifiques ne touchaient pas au but.

Il n’en résultait pas encore d’inconvénients pratiques. Les pilules de Wagner, prises une fois par jour avec le repas, contenaient, en dehors des liants habituels des pilules, pas plus de 0,05 gramme de préparation pure. Avec quelques kilogrammes, on pouvait pourvoir au besoin de toute la population.

Le laboratoire de Wagner vint à bout de cette production avec un succès entier.

Le professeur Wagner se résigna un certain temps à son sort. Lorsque la production s’arrangea, les jours et les nuits d’un travail habituel s’écoulèrent. La préparation de la pilule ne lui prenait pas plus de quatre heures dans la journée. Ayant accompli cette « tâche », il se plongea dans ses recherches scientifiques, sans plus penser au sort de la « production ».

Mais pendant ce temps, l’exploitation de sa préparation avait une influence immense sur toute la vie en Allemagne.

Dès que la production de la pilule fut organisée, c’est le baron Goldzak qui entra en scène. C’est lui qui fonda la société par actions « Énergie », qui lança sur le marché la préparation miraculeuse détruisant le sommeil et la fatigue. Les actions, délivrées en quantité immense, se trouvaient dans les mains des membres du comité.

Une vaste campagne publicitaire informa le monde de l’existence de la nouvelle préparation.

« Plus de sommeil ! Plus de fatigue ! Allongez votre vie ! » — clamaient les affiches et les journaux d’annonces en lettres capitales.

En réponse à ces réclames, une succession d’articles sur le professeur Wagner, qui avait déjà découvert le secret de la lutte contre le sommeil et qui avait si mystérieusement disparu en territoire allemand, parut dans les journaux soviétiques.

Mais les journaux allemands, entretenus par « Énergie », s’indignaient de ces « insinuations » et démontraient qu’« Énergie » avait acheté sa préparation auprès du professeur allemand Fischer, qui avait résolu ce problème avant Wagner. Ce professeur avait effectivement existé, mais ses collègues, connaissant son manque de talent, en étaient restés pantois. La découverte inopinée du « génie » de Fischer et, sur ces entrefaites, sa richesse soudaine, induisirent beaucoup de savants allemands à douter de son bien-fondé. Mais ils gardèrent le silence.

La société par actions « Énergie » poursuivait des objectifs commerciaux et politiques.

La préparation de Wagner était une vraie mine d’or. L’argent coulait à flots, et cet argent, pour une part significative, était employé par le comité « Dictateur » à la corruption de ses adversaires politiques, de la presse, des électeurs, des chefs socio-démocrates du prolétariat, des ministres. Des moyens colossaux passèrent dans la propagande. Grâce à tout cela, « Dictateur » devint bientôt de fait le dirigeant du pays.

Les premiers acheteurs de la préparation appartenait à l’aristocratie d’argent : les capitalistes, les rentiers, les gens des professions libérales. Parmi eux, seuls les gens des professions libérales utilisaient la préparation pour leur plus grand avantage et celui de la société : le temps « supplémentaire » acheté rapportait bien. Les professeurs produisaient une quantité triplée de travaux imprimés, les juristes pratiquaient trois fois plus, les chirurgiens avaient le temps d’effectuer une quantité énorme d’opérations.

En ce qui concernait les rentiers, et particulièrement la « jeunesse dorée », il considérait le « temps supplémentaire » comme une somme supplémentaire de plaisirs. Les distractions nocturnes fleurirent au gré d’une élite opulente. Les cabarets, les restaurants, les théâtres poussaient comme des champignons. Toutes les nuits, les lumières de ces lieux de divertissements aux traits grossiers brûlaient, attirant des visiteurs qui ne connaissaient plus le sommeil et le repos. Cependant, cette vie ne se passait pas, bien sûr, sans dommage pour la santé. Le vin coulait à flots. Les jeux de hasard et la débauche détraquaient le système nerveux de la « relève » capitaliste. Les pilules entrèrent bientôt dans l’usage général. Toute la population urbaine oublia le sommeil, à l’exception des indigents et des chômeurs, qui n’avaient pas les moyens d’acheter la pilule miraculeuse.

La préparation « Énergie » eut aussi une influence capitale sur les finances du pays. Les établissements de commerce et les banques travaillaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre. La circulation monétaire augmenta.

Mais l’invention du professeur Wagner eut une influence particulièrement forte sur la vie industrielle du pays. Les manufacturiers et les usiniers comprirent rapidement tous les avantages de la préparation. Pour commencer, ils purent immédiatement réduire de deux-tiers l’appareil administratif de leurs établissements. Ils passèrent ensuite aux travailleurs. Tous les gros bonnets étaient membres de l’organisation « Dictateur », et vendaient la préparation au prix de revient. On établit une « sélection » parmi les ouvriers. Ceux qui étaient « suspects » étaient renvoyés, et ceux « dignes de confiance » recevaient un double salaire en travaillant sans pause à deux postes. Ils recevaient les pilules « gratuitement ».

On accorda huit heures libres après le travail.

« Puissent les ouvriers prendre goût à la dépense de leur argent. S’ils se mettent à travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ils accumuleront des économies, et cela n’est pas souhaitable. Il vaut mieux que leur « argent en trop » nous reviennent par le biais de nos tavernes ».

Le chômage augmenta. Les chômeurs entamèrent une lutte, mais celle-ci fut étouffée sans pitié.

Tout cela se déroulait à l’insu d’un professeur Wagner absorbé par ses travaux scientifiques et ses occupations.

De temps en temps, il demandait à Braude :

— Eh bien, quels sont les résultats de ma préparation ?

— Mais ils sont excellents, cher professeur ! Huit heures pour le travail, huit pour les sciences et les arts et huit heures pour les mouvements en plein air. L’industrie grandit, les sciences fleurissent, la jeunesse respire la santé !

Le professeur, crédule, était ravi. Mais dans les profondeurs de sa conscience, la petite note mélancolique d’une idée encore inachevée se faisait entendre. Elle le visitait de plus en plus souvent et le tourmentait par son incertitude. Mais il la réprima.

— Et dire que cela n’a été atteint que par le travail d’un seul hémisphère cérébral ! Il faut enseigner à la jeunesse comment utiliser les deux hémisphères. Cela doublera encore leurs forces !

Braude se troubla.

— Votre méthode nécessite un grand entraînement. Vous perdriez bien trop de temps avec l’instruction individuelle... Mais si vous pouviez écrire un livre à ce sujet...  

Au loin, derrière la fenêtre, un bruit se fit entendre, suivi des cris d’une foule, de quelques fusillades et de gémissements...

Wagner s’approcha de la fenêtre, mais les vitres dépolies ne permettaient pas de voir ce qui se passait dehors.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

— Probablement le carnaval !

— Ces cris ne ressemblent pas au bruit d’une foule en fête, dit pensivement Wagner, et il sentit poindre quelque part en lui une petite note de tristesse.

Malgré tout sa passion pour le travail, il se sentait prisonnier. Il ne savait pas ce qu’il se passait juste là, derrière la fenêtre. Il ne savait pas ce qu’il se passait dans sa Patrie. La Russie !... N’était-ce pas d’elle qu’il languissait en permanence ? Il ne pouvait pas continuer ainsi ! Il devait s’échapper au grand air ! Et avant tout, il devait savoir ce qui se tramait là-bas, derrière la fenêtre !...

10. Ce qu’il se passait derrière la fenêtre

 

— Monsieur Braude, il me faut des appareils et des pièces pour de nouvelles expériences. Voici les croquis. Veuillez commander d’urgence les appareils et obtenir les matériaux.

— Peut-on savoir quel genre d’expériences, cher professeur ?

— La transformation de l’onde lumineuse en onde sonore. Vous savez que pour beaucoup de musiciens, chaque gamme ou chaque ton semble teint d’une certaine couleur. Par exemple, pour C-dur — la couleur blanche, pour A-moll — le bleu, pour D-dur[4] — le rose... Je cherche à établir les correspondances des ondes sonores et lumineuses.

Wagner fit une grosse commande. Parmi les pièces et les matériaux divers et assez hétéroclites, il y avait tout le nécessaire à la fabrication d’un récepteur radio.

Une fois la commande reçue, Wagner se mit au travail. Sa tâche se trouva allégée par le fait que Braude se révéla absolument ignorant en radiotechnique. Craignant, cependant, que Braude pût cacher ses connaissances, Wagner dissimula subtilement son travail et ses expériences. Son habileté à effectuer deux travaux en même temps l’y aida.

« L’appareil » plutôt volumineux fut prêt. C’était l’assemblage d’un récepteur radio, bien camouflé à l’intérieur, et d’un « transformateur luminosonore ». Deux combinés acoustiques sortaient de l’appareil : l’un venait du récepteur radio à l’antenne quad, l’autre de la partie « luminosonore » de l’appareil. C’est Wagner qui prit le combiné relié au récepteur radio. Braude avança la main résolument, bien qu’avec un sourire poli, vers l’autre combiné.

— Permettez-vous que je m’y intéresse ?

— Je vous en prie !

L’œil et le bras droits du professeur se dévouaient à Braude, pendant que l’œil et le bras gauches travaillaient sur l’émetteur radio. La main droite poussa un petit interrupteur, et une tache rose apparut sur l’écran. En même temps, Wagner régulait une bobine d’induction hermétiquement fermée, et celle-ci hurlait dans le combiné de Braude en variant de ton.

— Vous entendez ? D-dur !

Mais une complication survint : Braude se révéla possesseur d’une oreille absolue.

— Ce n’est pas un D-dur ! Je vous assure que c’est un C-dur ! — dit-il.

— Je ne suis pas musicien... Mais cela ne fait que prouver que les rapprochements subjectifs de son et de la couleur sont erronés ! — répondit promptement le professeur.

En même temps, il réglait son récepteur radio de la main gauche. Parmi les fox-trot qui amusaient l’Europe et les percussions d’un radio-télégraphe, il capta soudain un discours en russe :

«... Avec ce seul exemple, vous pouvez voir, camarades, comment les succès les plus précieux de la science se corrompent en terre capitaliste. Ce qui pouvait apporter un profit immense aux travailleurs, les élever culturellement, se transforme en outil d’exploitation du prolétariat... L’invention du professeur russe Wagner, si étrangement disparu en Allema... »

— C’est extrêmement intéressant ! — dit bruyamment Braude. — Étonnant ! Cela m’intéresse beaucoup ! Il faut installer un piano ici... Imaginez des tableaux se transformant en sons... Peut-être entendrons-nous de nouvelles symphonies... Ou bien un « Carnaval » de Schumann lumineux.

«... procédé contre le sommeil, — poursuivait la radio, — a provoqué un chômage effroyable... La détresse des travailleurs est indescriptible... »

« Mais Braude m’avait assuré... » — pensa Wagner, et, ne se retenant plus, il s’exclama :

— Quelle duperie !

— Une duperie ? Quelle duperie ? — demanda Braude avec étonnement.

— Colorer le D-dur en rose ! — répondit Wagner avec irritation.

— Mais puisque c’est subjectif !...

 

11. L’empire du sommeil

 

Un objectif avait été atteint. Le professeur Wagner savait ce qui se passait derrière la fenêtre. Il ne restait qu’à parvenir là-bas, derrière la fenêtre, vers la liberté. Son plan était prêt.

Il sourit malicieusement dans sa moustache et fixa le visage de Braude d’un regard perçant. Son geôlier s’étira avec fatigue et bâilla.

— Qu’est-ce que cela signifie, professeur ? Je ressens de la somnolence.

— Figurez-vous que moi aussi, dit Wagner en faisant semblant de bâiller. — Je crains qu’on ne nous ait envoyé hier des produits chimiques de piètre qualité.

— C’est étrange... Je m’endors tout à fait... Il faut, au cas où... a-a-a... prévenir...

Il se releva, mais tomba aussitôt du fauteuil et se mit à ronfler.

— Bien ! prononça le professeur Wagner en souriant largement. — À présent, cette peste va traverser tout le pays. Ils ne doivent pas se réveiller avant vingt-quatre heures. Comme c’était facile ! Il suffisait de modifier la composition de la préparation. Au lieu des antitoxines, ils ont avalé une simple poudre de magnésie inoffensive. L’action de la pilule d’hier s’est achevée, et ils dorment maintenant comme des souches « d’un sommeil naturel ». Tout Berlin, toute l’Allemagne est plongé dans le pays des songes ! Liberté ! Liberté ! — cria Wagner sans craindre de réveiller Braude endormi.

Mais la joie de Wagner était prématurée. La grosse porte en chêne du cabinet était fermée de l’extérieur. Il fallait la fracturer. Il parcourut tout le laboratoire, cherchant un outil convenable. Il n’y avait là-bas que des instruments légers de précision et des récipients en verre pour la chimie... Il restait le lourd meuble en chêne. Il entreprit d’en faire un bélier. Le meuble se cassa, se brisa en morceaux, mais la porte ne céda pas.    

Braude dormait toujours : même des coups de canon n’auraient pu le réveiller à présent.

Wagner n’avait encore jamais travaillé avec une telle tension physique. Il dut prendre encore plusieurs fois de la retardine — le remède détruisant la fatigue, — afin de reprendre des forces. Mais surtout — un temps précieux s’était écoulé... Ce travail opiniâtre avait déjà pris plusieurs heures. Enfin, une moitié de la porte céda. Le professeur poussa un soupir de soulagement et se faufila dans la brèche formée.

Ici, il pouvait se convaincre qu’on l’avait bien gardé : tout un personnel de gardiens se trouvait dans la salle voisine. Tous dormaient profondément, assis sur des fauteuils ou couché sur le sol. Leurs ronflements ébranlaient l’air. Juste en face de lui, le professeur vit une porte en acier poli comme celle d’un coffre-fort.

Le professeur baissa les bras de désespoir. On ne pouvait même pas penser démolir une porte comme celle-là. On ne pouvait que la faire sauter.

« Et pourquoi donc ne pas la faire sauter ? » — la pensée traversa soudain l’esprit de Wagner. Il se rua dans le laboratoire et se mit à fouiller fébrilement parmi les flacons. Il pesait, broyait, mélangeait simultanément, travaillant rapidement des deux mains. Une demi-heure n’était pas passée que le professeur tenait dans ses mains une douille avec une substance explosive de grande force. Après avoir creusé un petit orifice dans le mur près de la porte, il y introduisit la douille et en tira la mèche jusqu’à un coin éloigné du laboratoire.

« Ou bien je mourrai, ou bien je serai libre ! »

Après avoir regardé les endormis, il se mit à penser. Il tira sa montre, secoua la tête d’un air désapprobateur. « Au bout du compte, quelques minutes ne feront pas de différence. Pas besoin de victimes inutiles !... » — Et il traîna les serviteurs endormis dans le laboratoire.

Après en avoir fini avec eux, Wagner regarda encore la montre, soupira et approcha la mèche du feu. Une étincelle gazeuse courut jusqu’à la porte... Le professeur Wagner se serra involontairement contre le mur... Quelques secondes infiniment longues d’une attente tendue passèrent.

Un roulement de tonnerre ébranla tout le bâtiment. L’onde du souffle frappa Wagner. Il perdit connaissance.

Lorsque Wagner revint à lui, il se palpa le corps.

« On dirait que je suis entier ! — Et il regarda aussitôt sa montre. — Néanmoins ! Je suis resté évanoui vingt minutes entières... La tête me tourne... Ce n’est rien... Ça passera ! » — Et il regarda autour de lui.

La pièce était emplie d’une fumée suffocante. Toutes les fenêtres dans le laboratoire avaient été arrachées de leur croisée. Le crépi au plafond s’était effondré. La vaisselle en verre était brisée. L’un des gardiens était blessé et gémissait sourdement dans son sommeil. Braude avait été projeté contre la porte du laboratoire, mais l’avait apparemment échappé belle. Il marmonnait quelque chose et soulevait la tête en essayant de se réveiller, mais celle-ci retombait lourdement.

Wagner enjamba son corps et entra dans le cabinet.

Tout y était ravagé. Le plafond s’était effondré à moitié. Aux poutres saillantes pendaient des sortes de guenilles parcourues de petites flammes. Tout le mobilier était détruit. Le bureau reposait sur le côté, ébréché par des tuiles tombées. Le plancher se gondolait. Wagner se fraya un passage jusqu’à la porte à travers les débris amoncelés et jeta un œil dans la salle suivante.

Mais à la place du mur à la porte d’acier, il vit à travers le rideau de fumée un petit jardin protégé par un grand mur en pierre. Plus loin, derrière le mur, s’élevait la masse d’un bâtiment gris aux vitres brisées et apparaissait le poteau courbé d’un réverbère.

— Je ne pensais pas que je me trouvais dans la ville ! — dit Wagner en s’approchant de la rupture du plancher.

Ses tempes cognaient, sa tête lui tournait encore violemment, la fumée âcre lui faisait mal aux yeux, mais Wagner, se cramponnant aux saillies du mur effondré, se mit à dévaler le jardin.

Tous les arbres étaient cassés, les feuilles brûlées.

« Un mur !... Dernier obstacle... Comment le franchir ? » — Wagner regarda tout autour de lui. Une tonnelle de jardin. Un vieux jardinier endormi était couché sur le sol. Et voilà enfin ce qu’il lui fallait ! Une échelle !

Wagner l’appuya rapidement contre le mur.

Ayant regardé les ruines de sa prison de la hauteur de l’enceinte de pierre, il changea l’échelle de côté, descendit rapidement dans la rue et se retrouva dans la ville endormie.

Il régnait un silence de mort. Rien ne brisait la quiétude ensommeillée. La rue présentait un aspect inhabituel. Elle était encombrée par des amoncellements de corps de gens endormis. À chaque instant, il fallait franchir ces corps et Wagner, pour aller plus vite, rejoignit la chaussée. Les automobiles y étaient arrêtées et contenaient d’autres gens endormis.

Wagner parvint à un croisement.

Là, une grosse dame couchée sur le trottoir, la tête posée sur la jambe d’un facteur. Son chapeau a glissé de sa tête, son parapluie traîne sur le côté. Ici, une automobile destinée à l’arrosage des rues, au chauffeur endormi. L’eau coule encore de son réservoir, mouillant les gens couchés dans la rue. Quelques-uns d’entre eux remuaient dans l’eau, se retournaient lentement, mais continuaient à dormir. Des hauts-de-forme, des chapeaux, des paquets, des baluchons, des cartons traînaient... L’effroi avait figé certains visages. Leur organisme, apparemment, avait lutté plus longtemps que les autres avec le sommeil : les gens étaient tombés et s’étaient endormis devant leurs yeux, et il leur avait semblé que la ville — et eux-mêmes — avaient été gagnés par l’épidémie d’une maladie terrible et inconnue. Et ils s’étaient endormis avec l’effroyable pensée qu’ils ne se réveilleraient peut-être jamais. Le sommeil avait renversé les autres, au contraire, presque instantanément. Leur visage était tranquille.

Plus on s’approchait du croisement, plus les gens étaient allongés de manière compacte sur les trottoirs.

Et voilà le croisement.

Wagner s’arrêta et lut au coin d’une maison le nom de la rue : « Königstrasse ».

« Voilà donc où je suis ! Presque dans le centre de Berlin ! »

Au croisement même reposait un gros schutzmann (policier), les jambes étendues sur les voies du tramway. Il n’avait pas lâché sa baguette, même dans le sommeil. Le tramway se trouvait à deux pas de ses jambes, apparemment arrêté par le wattman  dans les toutes dernières minutes de sa lutte avec le sommeil.

Mais plus loin, on voyait deux tramways qui s’étaient heurtés. Un wagon était à moitié détruit. Une partie des gens étaient renversés sur la chaussée. Parmi eux, il y avait des morts et des blessés. Les dépouilles ensanglantées se mêlaient aux corps des gens endormis et encore en vie. Près d’une petite fille au bras fracassé reposait tranquillement une femme endormie — sa mère, selon toute évidence...

Quel serait leur réveil ?... Quelques automobiles aussi étaient endommagées. L’une s’était renversée après avoir percuté un feu de signalisation, une autre était montée sur le trottoir et avait écrasé les jambes d’un jeune homme endormi en costume blanc. Le jeune homme gémissait sourdement et grimaçait de douleur, mais continuait à dormir.

« Sapristi, la plongée de la ville dans ce sommeil imprévu ne s’est pas faite sans victimes ! — pensa le professeur Wagner. — C’est très triste, mais je ne pouvais pas l’éviter ». 

Une fumée noire sortait d’une fenêtre ouverte et des portes d’un immeuble. Là-bas, apparemment, un incendie s’était déclaré. Wagner soupira et fit une grimace involontaire. Les sauver ? Mais que pouvait-il faire, lui tout seul ? Et il n’avait pas le temps. Se détournant de l’immeuble, il se mit à marcher rapidement le long de la Königstrasse, jusqu’au pont du Prince-électeur, près des célèbres bâtiments du musée de l’Hygiène et du musée des costumes nationaux. Voilà la mairie (le conseil municipal) en grès rouge sombre et aux soubassements de granit gris, avec une haute tour et des statues dans les niches voisines de l’entrée du Prince-électeur Frédéric Ier et de l’empereur Guillaume.

Le professeur Wagner se souvint qu’au sous-sol du bâtiment se trouvait l’un des plus fameux restaurants de Berlin. Wagner n’avait rien mangé depuis le matin. Il descendit jusqu’au restaurant. Ici, bien qu’il soit de bonne heure, il y avait déjà des clients. Ceux-ci dormaient à table et sur le sol, pêle-mêle avec les garçons, dans les flaques de bière écoulée du robinet ouvert d’un baril. Wagner grignota en hâte des tartines au buffet et sortit dans la rue.

Près du pont du Prince-électeur, Wagner fut étonné de voir apparaître quelques personnes éveillées. Celles-ci étaient mal habillées et rompaient de manière brusque le silence de la ville endormie. Il s’agissait d’indigents des faubourgs de Berlin — des chômeurs ou des vagabonds. Ils n’avaient pas reçu la « ration » anti-sommeil de l’État, et n’avaient pas même les moyens d’acheter les pilules miraculeuses. Les eussent-ils eus, ils n’en auraient probablement même pas acheté : le sommeil est l’ami des déshérités... Et c’est ainsi, ayant dormi la nuit précédente, qu’ils se retrouvaient ici à présent, attirés par la nouvelle du sommeil de la ville.

On voyait, à travers les énormes vitrines des cafés et des magasins, ces enfants du sous-sol et des banlieues finir de manger des restes après avoir poussé les clients endormis des tables, et casser les goulots des bouteilles pour boire le vin. Dans les magasins de prêt-à-porter, ils se dépouillaient de leurs guenilles, s’habillaient de costumes à la mode jurant tant avec leurs visages aux chairs flasques, pas rasés ou exténués par le besoin, chargeaient des paquets sur leur dos et, fermant leurs boutons à la hâte, se ruaient vers les autres magasins, sautant avec leurs baluchons par-dessus les corps endormis.

Là, d’autres tentations les séduisaient. Se débarrassant des paquets et des vêtements, ils s’emparaient des bonbons, des gâteaux, des conserves — et s’en débarrassaient à leur tour pour l’or et les pierres précieuses des bijouteries.

Ils étaient au comble du bonheur. Ils régnaient. Personne ne les arrêtait. Rencontrant les corps étendus des Schutzmanns endormis — leurs éternels ennemis —, ils ne pouvaient pas se refuser le plaisir de s’amuser un peu : ils coiffèrent les Schutzmanns endormis de capelines de dames, attachèrent des chiens errants à leurs jambes, leur fourrèrent des bouteilles vides dans les mains...

Et voici apparaître le pont du Prince-électeur, avec deux petites filles endormies près de la statue de bronze du prince.

Le pont entier croulait sous les tas de gens endormis.

Wagner atteignit avec effort la place du Palais.

Là, les gens déguenillés éveillés s’étaient rassemblés en foules. Près de la fontaine du Palais, Wagner vit une sorte de meeting de misérables. Wagner y prit intérêt et s’achemina, parmi les corps endormis sur le sol, jusqu’à la fontaine de Neptune debout sur un rocher au milieu de quatre figures allégoriques : le Rhin, l’Elbe, l’Oder et la Vistule. Cette fontaine est un cadeau de la ville de Berlin à l’empereur Guillaume II. Et « le dieu des mers » — c’est, bien entendu, le Kaiser lui-même... « L’avenir de l’Allemagne est sur l’eau !... »

« Hélas, que le destinée humaine est inconstante ! — pensa Wagner en franchissant un corps. — Qu’est-il resté de la puissance du « roi des mers » ?... La révolution a découronné le « dieu », et le monument à Guillaume II ne se tiendra pas — trente-troisième de la liste — dans l’allée de la Victoire du Tiergarten...

Un ouvrier, après avoir grimpé sur une estrade, s’adressait à la foule :

— Camarades ! Arrêtez-vous ! Que faites-vous ? Nos ennemis vont se réveiller — les banquiers, les manufacturiers, les usiniers, la police va se réveiller, et ils vous captureront tous et vous jetteront en prison. L’ennemi désarmé repose devant nous ! Il est entre nos mains ! Il faut aller à l’arsenal, s’emparer des armes !... Il faut faire prisonniers les membres du gouvernement, les généraux, la police... Il faut agir immédiatement — et le pouvoir sera entre nos mains !

On entendit quelques exclamations d’approbation.

Mais lorsqu’on commença à débattre du plan d’action, il se révéla qu’usurper le pouvoir n’était pas si facile. Avant tout, personne ne savait si cet étrange sommeil durerait longtemps. La majorité des veilleurs appartenait au lumpen-prolétariat, misérables affamés qui voyaient soudain les innombrables richesses de la ville entre leurs mains. Il était difficile d’éloigner cette foule des tentations du pillage et de l’organiser en quelques heures, de la forcer à agir selon un plan déterminé.

— Permettez-moi de m’immiscer dans votre conversation ! — dit le professeur Wagner. Il vous intéresse de savoir quand la ville se réveillera. Je peux vous donner des informations assez précises. Tous les gens endormis doivent dormir au moins huit-dix heures. Ils se sont endormis vers neuf heures du matin. Il est maintenant une heure vingt. Il faut s’attendre à ce que le réveil débute entre cinq et sept heures. Vous avez donc environ quatre heures à votre disposition.

Quatre heures ! Dans ce temps il fallait trouver des camions, libérer les prisons, transporter ici les ennemis endormis... Le quartier de Moabit pourra-t-il tous les contenir ? Supposons que l’on trouve la place pour les gens arrêtés à Berlin ; mais les chauffeurs, vraisemblablement, dorment eux aussi tous. Où en trouver d’autres, en trouvera-t-on beaucoup ?...

— Écoute, Karl, ne faut-il pas solliciter l’aide de nos camarades moscovites ? Qui sait, peut-être la ville dormira-t-elle quelques jours ?

— La ville s’éveillera bientôt ! s’immisça encore le professeur Wagner.

— D’où le tenez-vous ?

— De source première : c’est moi qui suis la cause de ce sommeil. Ils — et Wagner désigna de la main les corps des gens endormis — ne sont pas empoisonnés. Ils n’ont simplement pas reçu le composé habituel de la pilule contre le sommeil que j’ai fabriquée, et ils dorment maintenant d’un sommeil naturel — si tant est que le sommeil soit naturel. Et un sommeil normal dure environ huit heures. Le calcul est simple... Il n’y a aucune aide à espérer de Moscou dans une si courte durée. Je ne parle pas là des quelques obstacles diplomatiques qui peuvent se rencontrer ou qui nécessiteront, pour le moins, leur examen à Moscou. Mais un vol pour Moscou m’intéresserait extrêmement. Je ne peux pas rester ici. J’ai « endormi » la ville seulement pour m’évader de la prison de l’une de vos organisations militaires réactionnaires. Et je vous serais très reconnaissant si vous pouviez m’aider.

L’ouvrier Karl réfléchit, puis donna une tape sur l’épaule de son camarade et, après avoir désigné Wagner des yeux, s’exclama :

— Partons avec lui, Adolf ! Si l’aide de Moscou a du retard, au moins, on sera partis d’ici. On n’aura pas d’autre occasion ! Je n’ai pas du tout envie de rester ici et d’attendre leur réveil. Tu sais conduire une automobile. Conduis-nous à l’aéroport !

Et ils s’approchèrent avec hâte d’une automobile flambant neuve.

— Eh bien, camarade, cède-nous la place ! — dit Karl, tirant le chauffeur endormi de derrière le gouvernail du volant.

— Que ce goret aussi fiche le camp ! — il s’occupa du passager. — Il ne lui était encore jamais arrivé de dormir par terre. Qu’il essaye donc nos édredons !

— Permettez ! — s’écria Wagner. — Mais c’est Taube !

— Quel Taube ?

— Ah, je n’ai pas le temps de raconter maintenant ! Mais vous savez ? Prenons-le avec nous, je vous en prie !

— En quoi est-il donc nécessaire ?

— Je vous raconterai sur la route.

Et l’automobile se mit en mouvement vers l’aéroport. Wagner, soutenant la tête de Taube endormi qui ballottait, riait intérieurement en se représentant les yeux que ferait Taube lorsque le professeur le remercierait dans son cabinet de Moscou pour l’agréable promenade en Allemagne.

Dans le hangar, il y avait quelques avions de passagers. L’un d’entre eux était sur la piste et paré au décollage. Le pilote, le mécanicien et les passagers dormaient à leur place. On tira les passagers de la cabine. Wagner versa dans la bouche du pilote et du mécanicien une préparation contre le sommeil mélangée à de l’eau : ils se réveillèrent rapidement et regardèrent autour d’eux avec perplexité.

— Démarrez immédiatement le moteur et en route ! — ordonna Karl.

— Vers où ? — demanda le pilote.

— Vers Moscou !

Le pilote remua la tête négativement.

— C’est la ligne vers Königsberg. Et j’avais d’autres passagers. Vous avez vos billets ?

— Les voici, nos billets ! — dit Karl en tirant de sa poche un vieux revolver.

— C’est une agression ! Je vais appeler à l’aide !

— Appelle ! Appelle donc ceux-ci ! — Et Karl désigna les passagers endormis à terre l’un à côté de l’autre. — Ou bien ceux-là !...

Le pilote et le mécanicien examinaient les gens endormis avec étonnement.

— On décolle !... — dit le mécanicien en haussant les épaules.

On s’assit rapidement. L’appareil se mit à vrombir...

Et une nouvelle fois s’étendit, face à Wagner, le grand tapis bariolé aux fils réguliers des voies des chemins de fer, les arabesques bleutées des rivières qui serpentaient et les taches bariolées des villes.

Une demi-heure passa dans le silence. Soudain, Karl, ayant jeté un coup d’œil par la fenêtre, se leva brusquement et se mit à crier. Le bruit du moteur couvrait sa voix, mais lorsque Karl montra l’heure et le soleil, Wagner comprit : le rayon oblique du soleil éclairait la cabine depuis la gauche. À cette heure, s’ils volaient droit vers l’est, le soleil devait être à droite.

Karl se faufila jusqu’au pilote et commença à le secouer par les épaules en lui montrant le soleil. Le pilote, de son côté, montra la carte et tenta de se justifier : il volait selon la route connue jusqu’à Königsberg, et de là-bas selon l’itinéraire Kovno — Smolensk — Moscou. Il ne pouvait pas voler droit vers l’est. Il n’avait pas étudié la route. Les lieux d’atterrissage lui étaient inconnus...

Karl n’accepta aucune explication. Il tira son vieux revolver, l’agita d’un air menaçant sous le nez du pilote et traça de sa bouche sur la carte une ligne droite vers l’est.

Le pilote haussa les épaules avec mépris et invita Karl à prendre sa place. Ici, à cinq cent mètres de hauteur, tenant dans ses mains la direction de l’appareil, le pilote ne redoutait guère la menace de Karl.

Mais Karl lui cria à l’oreille :

— Je ne vous tuerai pas maintenant, mais au moment où l’appareil touchera le sol !

Le pilote se crispa, serra les lèvres et tourna le gouvernail. L’appareil, après s’être incliné sur le côté, vira largement et partit vers le nord-est.

En survolant Bromberg, les passagers remarquèrent du mouvement dans ses rues.

Karl regarda Wagner et remua significativement la tête :

— Ils se réveillent !...

Le professeur voulait expliquer que si Bromberg se tirait déjà du sommeil, ils avaient, probablement, pris les pilules plus tôt. Berlin, sûrement, dormait encore, mais se réveillerait sans doute aussi bientôt. Mais le bruit du moteur l’empêchait de parler, et Wagner montra seulement Taube endormi de la main.

Et encore le silence. Après quelques minutes, l’appareil semble rester en place alors que la terre défile lentement. Karl s’assoupit...

Mais Wagner regardait attentivement droit devant. Soudain, Karl se réveilla à cause d’un coup dans le flanc. Adolf, excité, lui montrait quelque chose au hublot.

Karl regarda au loin, mais ne comprenait pas de quoi il s’agissait. Wagner lui donna la jumelle qui se trouvait dans la cabine, et lui montra une petite maison toute blanche à la lisière d’une forêt. Karl braqua la jumelle, et sa poitrine se souleva soudain.

Près du poteau-frontière flottait un drapeau rouge.

— Sauvés ! — cria-t-il en agitant la jumelle au hublot.

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 10 septembre 2012.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Jeu de mot sur un proverbe russe évoquant la disparition des cerises. (NdT).

[2] « Tsekoubou » : Acronyme pour Commission centrale pour l’amélioration du niveau de vie des savants. Créée en 1921 à l’initiative de Maxime Gorki, elle possédait un réseau de « maisons des savants », lieux de conférences et de logements, proposés aux intellectuels français dans les années 20, ainsi que des maisons de repos. (NdT).

[3] Le Narkomindel, pour Commissariat populaire des Affaires étrangères, était l’organe étatique ministériel responsable de l’exécution de la politique extérieure de l’État soviétique de 1917 à 1946. (NdT).

[4] Le professeur Wagner évoque ici les tonalités musicales selon leurs appellations allemandes : C-dur pour do majeur, A-moll pour la mineur, D-dur pour ré majeur. (NdT).