LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE - ÉTUDES —
Alexandre Baschmakoff
(Башмаков Александр Александрович)
1858 – 1943
LE PROBLÈME SCYTHIQUE
ET L’ÉNIGME CIMMÉRIENNE
1932
Article paru dans la Revue anthropologique, n° 42, 1932.
Durant toute l’Antiquité gréco-romaine deux noms de peuple jouent un rôle prépondérant dans toutes les questions ethniques de la Protohistoire en Russie méridionale : ce sont les Scythes et les Cimmériens leurs prédécesseurs.
Grâce à Hérodote, qui fit un voyage jusqu’à Olbia, dans la région du Borysthène et qui consacra aux Scythes 142 paragraphes de son chapitre IV, nous avons, sur ce peuple, des renseignements assez précis, sur lesquels une littérature très abondante a pu étayer un système de connaissances assez certain. Dès lors la question scythique, tout en débutant par une série de problèmes, présente cependant à un haut degré une véritable collection de solutions très plausibles de ces problèmes. D’ailleurs l’existence des Scythes ne remonte pas bien haut dans l’histoire. Leur apparition n’est pas antérieure au milieu du deuxième millénaire avant J.-C.
Tout autre est l’apparence actuelle de l’énigme Cimmérienne. Les sources antiques qui en font mention sont rares et obscures, et l’époque de leur entier développement remonte en tout cas au delà du deuxième millénaire et très probablement jusqu’à la fin du néolithique (vers le milieu du troisième millénaire). Si divers que soit le degré de certitude des deux problèmes dont nous parlons, il importe d’en reconnaître la connexion intime et d’en donner ici une esquisse indivise, tout en avouant que les limites d’une seule conférence sur ce sujet nous obligent à faire l’effort réellement difficile d’en donner une idée claire, en nous bornant à les effleurer à peine.
La raison de la connexion intime dont nous parlons gît précisément dans un fait dominant qui s’impose durant toute l’Antiquité dans les contrées environnant le Pont-Euxin. Ce fait est l’existence prépondérante d’un sous-sol ethnique assez homogène s’étendant aux temps protohistoriques depuis le 50° de latitude Nord (limite naturelle entre la forêt et la steppe) jusqu’à la Méditerranée, au Taurus et à la Mésopotamie. Sur ce fond ethnique viennent se greffer plus tard, à l’aube des temps historiques, les peuples sémitiques, kouchites et indo-européens, qui furent les artisans supérieurs de l’histoire. Un métissage des plus variés se déroule alors à travers les siècles, donnant naissance à des nations nouvelles.
Comment se comportent les Scythes et leurs précurseurs Cimmériens à l’égard de ce substrat préhistorique ? C’est ce que nous ne tarderons pas à préciser. Dès le début, cependant, je tiens à poser la clef du problème telle que je la conçois. Leur rôle est inverse dans les deux cas. Les Scythes étant de la famille iranienne du grand tronc indo-européen, furent conséquemment un peuple tard venu, greffé sur la couche ethnique préaryenne. Tout au contraire, les Cimmériens, probablement des proches parents des Circassiens, rentraient comme partie intégrante du grand sous-sol ethnique dont les couches s’étendaient, en continuité, à travers le Caucase jusqu’à l’Élam et à l’Iran Occidental préaryen qui fut si longtemps opposé à la partie Orientale du plateau iranien, de tout temps appelé l’ « Ariana ».
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Hérodote parle de la succession du pouvoir des Scythes à celui des Cimmériens en indiquant l’enchaînement successif de collisions ethniques que l’on pourrait comparer à un carambolage de boules d’ivoire (I, 15 et IV, 11). « Les Scythes nomades venant d’Asie furent vaincus par les Massagètes et passèrent l’Araxe. » On s’accorde à considérer la partie du Turkestan située entre l’Amou-Darya (Oxus) et le Syr-Darya (Iaxarte) comme le territoire occupé par les Massagètes, peuple de race incertaine, peut-être de parenté thibétaine, en tout cas étranger à la famille aryenne. Le nom du fleuve « Araxe » donné ici par Hérodote est erroné. Faut-il l’identifier avec l’Oxus ou l’Iaxarte. Peu importe. Si l’expulsion des Scythes (aryens) par les Massagètes (anariaques) a eu lieu à travers l’Oxus, ils ont dû passer entre la Caspienne et le lac Aral pour venir attaquer les Cimmériens dans les steppes russes. Si c’est l’Iaxarte que les Scythes ont dû franchir, ils n’ont pu venir en Ukraine qu’au prix d’un mouvement contournant l’Aral par le Nord. Il est probable que cette collision a dû suivre un exode qui a poussé les Scythes ou Saques (= leur nom asiatique) à sortir de leur patrie précédente, qui est le Turkestan chinois (actuel), dans lequel on a trouvé récemment des preuves écrites du fait que la population aryenne de ce pays, y compris les mystérieux Tokhares, a existé jusqu’au début du Moyen-Âge.
Ces découvertes faites au Turkestan chinois dans les dernières années du xixe siècle ont été la source de travaux considérables, tendant à déchiffrer les manuscrits se rattachant aux langues sogdienne, tokhare et nord-aryenne. Grâce aux études de Pelliot, de S. Lévi, de Meillet, de Hoernle, de Leumann, d’Andréas et de F. W. K. Millier [Voir Sigmunt Feist, Kultur, Ausbreitung und Herkunft der Indogermanen, Berlin, 1913 (pp. 419-430 et 498)] le sphinx est à peu près déchiffré. En combinant ces données nouvelles avec les renseignements depuis longtemps connus que contiennent les œuvres antiques, mais qui manquaient d’une clef générale pour que leur valeur pût être entièrement appréciée, nous arrivons au tableau suivant sur l’extension des populations aryennes entre l’Asie Centrale et l’Europe Orientale dans l’Antiquité :
1° Depuis les Karpathes jusqu’au Fleuve Jaune ou « Hoang-Ho » s’étendait sur un espace de 6.000 kilomètres un rideau continu de peuples aryens, qui devaient être en contact ininterrompu les uns avec les autres par le fait que les territoires aujourd’hui désertiques autour de la mer d’Aral et à l’Est de la Caspienne devaient être en grande partie des pays habitables en vertu du fait que l’Iaxarte et l’Oxus se jetaient dans la Caspienne.
2° Parmi ces peuples aryens, nous devons d’abord citer un peuple européen et nordique (race blonde aux yeux bleus ; langue du type « Kentum »), les Tokhares, qui vivaient entre le Thian-Chân et le Kuen-Lun et dont les avant-postes étaient poussés dans la Chine actuelle jusqu’au fleuve Boulounguir, dans la région du Koukou-Nor. Les Dahae (ou Dahiens) entre l’Aral et la Caspienne portaient apparemment le même nom.
3° Tout le reste de ces populations aryennes appartenait à la famille iranienne et comprenait au point de vue de la langue et de l’ethnologie, 4 branches distinctes :
a) La branche Sogdienne, établie dans la vallée du Tarim (Turkestan chinois) ainsi qu’en Sogdiane (rive droite du Haut-Oxus) ;
b) La branche Sake, qui fait dans ce moment l’objet de notre étude ; elle occupait le midi du Turkestan chinois actuel (aux environs de Khôtân et d’Yarkend) ; le pays des sources de l’Oxus ; le versant méridional de l’Hindou-Kouch, ou « Paropamisus » les plaines au Nord du Iaxarte jusque vers le lac Balkhach ; la rive gauche du Bas-Oxus ou pays des « Khorasmiens » (= Khiva actuel) ; une partie de la Transcaucasie (la « Sacasène » gouvernement moderne d’Elisabethpol) ; enfin les steppes du Midi de la Russie (= Scythie » d’Hérodote) ;
c) La branche bactrienne, établie sur la rive gauche du Moyen-Oxus (en Bactriane, appelée plus tard « Tokharistan »). C’est de là que le peuple iranien a essaimé dans tous les pays de l’ « Ariana », et c’est là qu’est née la langue sacrée du Zend, ainsi que la religion mazdéenne ;
d) Enfin, la branche médo-persique (ou iranienne occidentale), qui a fondé l’empire des Achéménides.
Si nous prenons pour dûment acquis ce tableau d’ensemble, nous devons reconnaître qu’il contient des éléments inattaquables, quelle que soit l’issue de la controverse insoluble de la Patrie première des Aryens. Que ce soit l’hypothèse ancienne de Schleicher et de Pictet, qui cherchaient ce berceau de race dans l’Hindoukouch, ou que cette patrie ait été en Europe, peu importe ; un fait domine invariablement, c’est la connexion nécessaire qu’il faut supposer entre les Iraniens de la Bactriane et de l’Ariana et les Aryens du Tarim et du Boulounguir. Leur pénétration au cœur de la Chine n’a pas pu être antérieure à l’an 3000 avant J.-C., c’est-à-dire avoir eu lieu avant la séparation indo-iranienne. C’est entre l’an 3000 et l’an 2000 que se sont accomplis ces trois faits essentiels dans la « diaspora » de la famille aryenne :
a) l’envahissement de la vallée du Tarim et du Boulounguir ;
b) l’occupation des régions de l’Indus et du Pendjâb ;
c) la prise en possession de l’Iran jusqu’au Zagros, ainsi que l’extension des premières mais infructueuses vagues d’influence aryenne sur l’Asie Mineure.
Après la période d’expansion aryenne jusqu’au fond de l’Asie Centrale, vint celle de la réaction.
Celle-ci se produisit simultanément sur trois fronts entre l’an 2000 et l’an 1000 avant J.-C. :
1° Du côté de l’Ouest, la famille aryenne (dans sa branche iranienne) se tassa décidément dans les limites naturelles que ses forces ne dépassèrent plus ; l’iranisation des masses « anariaques » s’arrêta à la Médie, reflux manifeste d’une vague qui avait précédemment embrassé le « Mitanni » et l’ « Arzapi » comme limite d’extrême Occident.
2° Dans la vallée du Gange, l’ Aryen, à l’époque qui suivit le « Rig-Véda », commença à « noircir», comme conséquence du croisement avec le sang des peuples « Dravida ». La grande conquête n’eut lieu qu’au prix du métissage.
3° Enfin, au centre de l’Asie se déclarèrent nettement, au courant du deuxième millénaire avant J.-C., des phénomènes plus compliqués et surtout d’une portée plus mondiale. C’est à ce moment que commencent ces convulsions de la race jaune, dirigées contre la race blanche, dont l’effet ressemble à des éruptions volcaniques projetant vers l’ouest des torrents de lave et de scories ethniques. Tourmenté jusque dans ses fibres les plus intimes par la pénétration profonde de cette épine aryenne poussée jusqu’au Boulounguir, le grand corps de l’Humanité jaune est secoué périodiquement par un effort effréné, tendant à faire sortir l’épine et à expulser l’Aryen.
Nous ne connaissons que des phases isolées de ce processus millénaire. On peut deviner beaucoup de crises intermédiaires que nous ne connaissons pas. C’est ainsi que la première convulsion de ce genre, vers l’an 1500 avant J.-C., commence par une attaque d’ « Arimaspes » (Hérod., IV, § 13) du fond de l’Altaï contre les « Issédons » (Aryens (?) et Thibétains (?) établis dans la vallée du Tarim) ; ceux-ci poussent vers l’Ouest et transmettent le choc aux Massagètes et aux Scythes jusqu’au moment où ces derniers envahissent le Midi de la Russie, en refoulant les aborigènes de race circassienne (« Taures » et « Cimmériens »). Enfin, comme dernière transmission de cet ébranlement des masses ethniques on assiste au déplacement des Thraco-Phrygiens, qui traversent le Bosphore et s’avancent en Asie Mineure jusqu’au Sangarius (Hérod., VII, § 20).
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La question du moment précis où les Scythes détruisirent l’empire des Cimmériens est très mal établie jusqu’à ce jour. Ebert reconnaît avec raison (Dictionnaire vol. XIII, art. Südrussland, § 6 et 36) que cette question a une importance de premier ordre, et il penche (en 1929) d’une manière manifeste en faveur d’une date beaucoup plus reculée que celle qui est couramment reconnue dans la science actuelle. Il y a donc un progrès très sensible en comparaison de l’affirmation qu’il a publiée en 1921 dans son ouvrage précédent « Südrussland im Altertum » (p. 107), dans lequel il se ralliait à l’opinion ordinaire qui plaçait l’invasion scythe à la fin du viiie siècle avant J.-C. Or, voici la constatation infiniment supérieure à laquelle l’éminent préhistorien est arrivé en 1929 :
« Dans toutes les discussions sur le style zoomorphe des Skoiotes (= Scythes) on est parti de la supposition admise que la première vague iranienne qui amena d’Asie les Scythes en Russie méridionale n’a eu lieu qu’au viiie ou viie siècle avant J.-C., c’est-à-dire au moment de l’établissement des premières colonies grecques sur le littoral septentrional de la Mer Noire. J’ai déjà indiqué (au § 6 de cet article) que l’élément iranien dans la Russie méridionale est probablement plus ancien et remonte peut-être jusqu’au deuxième millénaire avant J.-C. (v. § 36). »
J’ai d’autant plus de satisfaction à constater mon entière approbation à ces pensées publiées par le défunt Ebert en 1929, que je retrouve dans ma correspondance le texte d’une lettre allemande que j’écrivis à l’éditeur de Leipzig, M. Hiersemann, datée du 5 décembre 1928, où j’expose en détail les raisons qui me décident à adopter la date de 1500 avant J.-C. au lieu de la chronologie usuelle. Voici donc un exemple de coïncidence complète d’opinions entre deux personnes qui n’ont jamais eu aucune relation réciproque.
La chronologie usuelle se fonde avant tout sur une erreur qui a, de toute évidence, sa source dans le texte même d’Hérodote. Le « père de l’Histoire » ne doute pas que le pillage de l’Asie par des bandes de Cimmériens durant de longues périodes que l’on place avec raison au viiie et au viie siècles avant J.-C., n’ait été contemporain de la destruction préalable de l’empire cimmérien en Russie méridionale. Cette persuasion est si enracinée qu’Hérodote affirme dans divers passages que les Cimmériens vaincus et poursuivis par les Scythes se jetèrent dans l’Asie antérieure pour la piller. Là-dessus la question se compliqua par une collision entre les Scythes et les Mèdes. Il en résulta une conquête de la Médie par les Scythes qui revinrent ensuite couronnés de gloire dans leur pays, où leurs femmes les avaient trahis avec leurs esclaves restés à domicile, durant 28 ans que dura le raid fantastique des vainqueurs. Ce roman assez burlesque se termine à la satisfaction générale, les Scythes ayant eu la bonne idée de rengainer les glaives et de ramener les esclaves à l’obéissance en leur appliquant quelques vigoureux coups de fouet (Hérod., I, 15, 103, 106 ; IV, 1, 11). Toute cette histoire s’écroule avant tout par le scepticisme qu’inspirent trois éléments fantastiques de la narration d’Hérodote, ce qui entraîne naturellement de graves conséquences relativement à tout le système chronologique qui en découle. Ces trois points faibles les voici :
a) En tenant compte de tous les hauts faits énumérés dans le texte d’Hérodote, il s’ensuit que l’absence des époux scythes aurait duré 136 ans au lieu de 28 ;
b) Une chevauchée militaire le long du littoral de la Mer Noire ou de la mer Caspienne, des deux côtés du Caucase, pour passer de Russie en Perse, et cela au galop de deux cavaleries se persécutant l’une l’autre, est une expédition impossible vu les conditions de rivages abruptes, de chaînons rocheux et de forêts vierges d’une beauté luxuriante descendant jusqu’à la mer. Ce ne sont que les chaussées et les voies ferrées établies vers la fin du xixe siècle par les ingénieurs russes qui ont créé une possibilité de circulation rapide, qui n’existait pas il y a 28 siècles ;
c) Un passage très curieux d’Hérodote (IV, 12) nous prouve que ces Scythes qui se jetèrent d’abord sur des hordes de Cimmériens, puis sur les Mèdes, pour aboutir à de véritables opérations de guerre, ne venaient pas du tout des steppes de la Russie. « Ces Scythes, nous dit Hérodote, avaient le Caucase à leur droite », en même temps « ils ne côtoyaient pas la mer... » et « ayant pris par le milieu des terres, ils pénétrèrent en Médie ». La seule explication possible est d’ajouter foi à un fragment peu connu d’un médecin grec du ive siècle avant J.-C. (donc 100 ans après Hérodote), dont le nom est Ctésias de Cnide. Il avait vécu durant de longues années à la cour du roi de Perse Artaxerxès II et avait pu puiser dans les souvenirs de la cour des Achéménides. Or, voici ce que dit cet homme très compétent, auquel on a fait une réputation de blagueur, certains faits racontés par lui frisant le domaine du merveilleux, ce qui n’est nullement une raison pour l’ignorer, quand on le sait plongé au milieu des vagues d’un monde disparu. Voici ce que raconte ce Ctésias :
« Les Scythes, unis aux Parthes, étaient commandés par la reine Zarinaea, qui battit les Mèdes plusieurs fois et traita enfin avec eux à conditions égales : la paix signée elle se retira dans sa capitale de Roxanaké et elle y termina ses jours (cf. Ctésias « Medica », fr. 26-27 éd. Müller-Didot, pp. 44-45). »
Voici donc la clef du problème. Ces Scythes qui arrivèrent en Médie, « ayant le Caucase à leur droite », arrivaient du Pamir, où le royaume de Roxanaké existe encore sous la forme bien modeste du petit pays de « Roshân ». Ils n’étaient donc pas des « Scolotes » de Russie, mais bien des « Sakes » de la Haute-Asie, toutes ces désinences n’étant que des synonymes.
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L’erreur du texte d’Hérodote a été de considérer comme contemporains des faits séparés par un intervalle de 900 ans. Et pourtant il nous fournit lui-même, par une scrupuleuse narration, un élément qui doit nous servir pour rectifier son erreur. Énumérant les trois versions différentes sur l’origine des Scythes de Russie, ou « Scolotes », il s’arrête avec complaisance à leur légende nationale qui dit que « mille ans se sont passés depuis l’origine de leur nation jusqu’à Darius » (IV, 7), ce qui nous amène assez précisément à la moitié du deuxième millénaire. La difficulté pour établir une chronologie certaine sous ce rapport provient, comme le dit précisément Ebert, de ce que l’on n’a presque pas de preuves archéologiques, sous formes d’objets exhumés et bien datés qui proviennent de l’époque cimmérienne. On a bien un assez grand nombre de ces fameuses sépultures, nombreuses dans les steppes russes, contenant des squelettes accroupis ou repliés, teints en ocre, que l’on s’accorde de plus en plus à identifier avec des Cimmériens datant des temps énéolithiques (entre 2500 et 1500 avant J.-C.) mais la plupart du temps ces trouvailles sont difficiles à dater, vu la pauvreté et presque l’absence complète d’un mobilier funéraire et surtout d’objets connus et importés pouvant donner le lien avec une date indubitable.
Dans ces conditions, l’argument archéologique faisant défaut, c’est la science d’ethnologie protohistorique qui peut rendre des services considérables, en connexion avec la toponymie, à condition de se rappeler ce fait que la toponymie primitive est presque toujours ethnique et rarement « locale » dans le sens moderne du mot. Ainsi, prenons les deux noms qui ont toujours existé depuis des siècles, pour désigner la même presqu’île en Russie Méridionale. « Crimée » et « Tauride » proviennent comme désinence toponymique de noms ethniques qui paraissent diverger, mais dont l’objet semble être identique, c’est-à-dire des noms nationaux de « Cimmériens » et de « Taures ».
De même « Kertch » (nom préaryen, qui a eu la bonne fortune de résister durant 26 siècles aux efforts de la race aryenne pour l’aryaniser (soit par la vague iranienne, soit par la culture grecque, soit par la conquête gothique, soit par la civilisation russe), ce nom de « Kertch » nous parle cimmérien ou tauridien jusqu’à nos jours, et les sons dont il est fait sont identiques au nom des « Cercètes » ou « Kerkètes » de l’autre côté du Détroit, qui étaient le premier échelon « anariaque » du Caucase, forme indubitable du nom des Tcherkesses ou Circassiens.
Dès lors la chaîne de consanguinité apparaît ininterrompue, trahie par les survivances millénaires du langage : identité de fait entre le « Cimmérien » des steppes continentales et le « Taure » du littoral criméen ; identité phonétique de ces deux noms, comme nous ne tarderons pas à le voir. Identité du peuple qui construisit d’abord sur le détroit ce qui fut certainement une cité taure avant d’être une cité scythe et qui fut scythe avant de devenir la « Panticapée » des colons grecs, mais qui 2000 ans après reprit le nom initial des fondateurs, ce nom de « Kerkète » (Kertch) qui est comme un sceau de parenté de ce monde disparu de la Cimmérie avec le nom même de Circassie. Et cette synthèse ne peut paraître imaginaire qu’à ceux qui n’ont jamais vu ce pays criméen, avec ces soi-disant « Tatars » de Yalta, qui ont le type circassien, sans avoir une goutte de sang mongol dans les veines.
Pour ce qui est de la fusion des deux noms de Cimmérien et de Taure, il suffit de prendre l’ossature des deux vocables en consonnes, pour que l’identité saute aux yeux : « Kmr » ou « Kmhr » d’une part ; « Tvr », « Tbr » d’autre part (« Tabriz dans l’Azerbeidjan persan). La seule divergence quelque peu accentuée est celle entre « K » et « T ». Or, il y a glissement de l’une à l’autre de ces consonnes à travers le « Tj » ou « T » alvéolaire. C’est ainsi que le mot « Makedonia » (grec) devient « Matiédonia » en serbe. Ou encore le « Corocondama », de la presqu’île de Taman (époque de Strabon) devient au moyen âge « Tama-Tarka » (par inversion des deux parties du mot et la transformation du K en T, ce qui est devenu dans les chroniques russes du moyen âge le pays de « Tmou-Tarakan ».
Ainsi, par une étude précise des indices ethniques, nous voyons se dresser des deux côtés du Pont-Euxin un monde homogène de races parentes et de langues identiques, qui resserrent les Protocriméens et les Cimmériens continentaux en un tout ethnique embrassant le Caucase et l’Asie Mineure. En poursuivant ces constatations, loupe en main, à travers la géographie régionale tout autour de la Mer Noire, vous verrez fourmiller les identités de la nomenclature toponymique. Enfin, dans un curieux relevé réalisé par le professeur Vsévolode Miller (le fameux iraniste de l’Université de Moscou) sur les stèles épigraphiques grecques du iie et iiie siècle de notre ère sur le littoral russe de l’Euxin, on voit le degré de prépondérance des mots iraniens parmi les vocables barbares (c’est-à-dire non grecs) et l’on peut, suivant les régions, mesurer le degré de succès que l’iranien a remporté sur le cimmérien après de longs siècles de disparition de l’empire Cimmérien. Voici cette liste :
a) sur le Dniestr les mots barbares énigmatiques (donc Cimmériens) sont les 100%. Il n’y a pas un seul vocable iranien ;
b) dans l’espace entre le Dniestr et le Dnièpr cet élément représente 50% donc l’iranien représente les 50% restant ;
c) entre le Dnièpr et le Don, c’est-à-dire sur le territoire des « Scythes Royaux » d’Hérodote, qui fut le noyau de la puissance scythe au ve siècle avant J.-C., l’élément cimmérien n’est plus que 40% et l’influence iranienne atteint 60% ;
d) en Crimée, l’élément primordial atteint 90 % et au Caucase (près du Détroit) il est de 80%.
Ces données, si faible que puisse être leur valeur absolue, vu le petit nombre des stèles exhumées, présentent cependant une grande probabilité de relation équivalente au résultat approximatif des rivalités ethniques entre Iraniens et Préaryens après 1000 ans de leur lutte les uns avec les autres.
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Ayant situé d’une manière générale les deux antagonistes « aryen » et « préaryen » à l’aube de l’histoire, autour de l’Euxin, le moment est venu de préciser l’essentiel de nos connaissances actuelles sur chacun de ces rivaux millénaires. Nous parlerons d’abord des Scythes, puis de leurs précurseurs Cimmériens, sans perdre de vue cette considération générale que nous savons beaucoup de choses sur les premiers et presque rien sur les seconds.
Territoire des Scythes.
Parlons d’abord du territoire des Scythes à l’époque où Hérodote fit un voyage aux bouches du Dniepr, sans passer à la rive droite du grand fleuve, vers 450 avant J.-C. Il ne vit donc qu’une marche terminale de leur Empire mais il eut le talent de résumer avec génie ce qu’il entendit raconter sur le pays au delà du fleuve. Cette région entre le Dniepr et le Don était ce que l’on appelait la Scythie Royale qui embrassait en entier les gouvernements de Poltava, d’Ekatérinoslav, des cosaques du Don et de Kharkof, ainsi que la moitié méridionale de Koursk et de Voronèje. La Hylée, qui veut dire « forêt épaisse », à l’extrême Sud-Ouest, entre les bouches du Dniepr et l’isthme de Pérékof était, selon la légende, 1’ « Ancienne Scythie », c’est-à-dire la région de leur premier établissement dans le pays. C’est là qu’Hercule, à la recherche des bœufs qui lui avaient été volés, rencontra la femme-serpent qui consentit à les lui rendre en échange de son amour, d’où naquit la race des Scythes, 1000 ans avant Hérodote, c’est-à-dire à cette date de 1500 ans avant J.-C. que je considère comme authentique. Tant que dura leur empire, le chariot toujours roulant des Scythes menaça d’une oppression continue toute tentative d’existence sédentaire et l’empire de la charrue ne se consolida jamais qu’à l’Occident du grand fleuve. C’est là, entre le Dniepr et le Boug que s’échelonnèrent les quatre degrés de culture des Olbiopolites, des Callipides, des Alazones et des Scythes laboureurs, qui représentent, selon moi, l’augmentation graduelle du règne de la charrue à mesure de l’éloignement croissant au delà du littoral pontique, en même temps qu’un degré croissant de métissage entre les races diverses qui se croisent. Ainsi, les Olbiopolites auraient été des Cimmériens primitifs, iranisés par contact avec les Scythes, puis hellénisés par l’influence d’Olbia. Les Callipides seraient des métis, issus du mariage entre les colons grecs et les femmes indigènes. Les Alazones, faiblement soumis à la civilisation hellénique, auraient été les moins iranisés de tous les aborigènes cimmériens et leur nom d’Alazone, absolument caucasien, semblerait indiquer la présence d’un sang primordial presque pur. Enfin la dernière bande de territoire des Scythes laboureurs ou « Arotères » représente des primitifs fortement influencés par les « Neures » ou Slaves préhistoriques des forêts de Kief, qui connaissaient la charrue dès les temps néolithiques. Une phrase d’Hérodote les caractérise : « Ils sèment du blé, non pour en faire leur nourriture, mais pour le vendre. » Par conséquent, au pays des « Arotères », c’est-à-dire dans le fond du pays, l’agriculture n’en est pas à ses premiers commencements, mais elle est pleinement développée à un degré industriel ; aussi les exportateurs grecs qui vivent à Olbia (à l’embouchure du Boug), traversent le canton des Alazones, qui ne leur donne rien, pour aller s’approvisionner chez les Arotères, voisins des Slaves (Hérod., IV, § 17, 18 et 19).
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Passons maintenant à la question du classement ethnologique des Scythes, contemporains d’Hérodote, qui se donnaient à eux-mêmes le nom national de Scolotes.
Durant tout le xixe siècle cette question a été très controversée. Nous dirons quelques mots des diverses écoles scientifiques qui ont dominé tour à tour dans ce domaine.
A
L’ancienne école, que l’on peut appeler celle du Touranisme des Scythes ou École mongolisante, se fondait sur des analogies de mœurs nomades avec les tribus turco-mongoles de l’Asie Centrale et de la Sibérie Orientale, ainsi que sur certains passages énigmatiques de quelques auteurs de l’Antiquité, entre autres, Hérodote, Éphore (ive siècle avant J.-C.) et surtout sur Hippocrate, ce célèbre médecin, qui fut contemporain d’Éphore.
Voici les passages, sur lesquels se basaient les mongolisants :
a) Hérodote (I, 105) « Au moment des incursions de pillage en Asie Mineure (au viie siècle avant J.-C.), les Scythes pillèrent le temple de Vénus Uranie (à Ascalon). En punition la déesse envoya une maladie de femme à ceux d’entre les Scythes qui avaient pillé ce temple, et ce châtiment s’étendit à leur postérité. Les Scythes disent que cette maladie est une punition de ce sacrilège, et les étrangers qui voyagent dans leur pays s’aperçoivent de l’état de ceux que les Scythes appellent Énarées. »
b) Hérodote (IV, 67) Ces maudits, au dire d’Hérodote, ont le don de la divination (ce qui est l’expression d’une idée très primitive, qui admet que l’homme lourdement châtié puisse être devenu le siège d’une force divine). Il décrit le procédé de la divination et ajoute que « les Énarées, qui sont des hommes efféminés, disent qu’ils tiennent ce don de Vénus », etc.
c) Éphore (Fragmenta Histor. graec., éd. Müller-Didot, Paris, 1853, p. 256) dit ce qui suit : « Quelques tribus scythes sont si sauvages, qu’elles étaient naguère encore anthropophages… »
d) Hippocrate (« Traité de l’Air, de l’Eau et des Lieux, cc. 24-30 ») « La tribu scythique des Sauromates, établie près du Palus Méotis (mer d’Azof) présente une tendance à l’obésité, provenant du relâchement des tissus et un excès d’humeurs causé par le genre de vie nomade, les hommes étant toujours à cheval et les femmes ne quittant pas leurs chariots. En outre, ils ont le teint rougeâtre à cause de leur vie au grand air. Hippocrate parle aussi de leur indifférence sexuelle, « qui provient du fait qu’un certain nombre d’hommes sont frappés d’impotence ». Ce sont les « Énarées » d’Hérodote ; mais Hippocrate ajoute qu’ « il n’y a là qu’une maladie fort naturelle, due à un excès d’équitation ». Résumant la description en un mot, Hippocrate dit, que « les Scythes sont ceux de tous les hommes, qui ont le plus grand degré de ressemblance avec des eunuques ».
Ces extraits de trois auteurs anciens ne donnent réellement pas la preuve, que l’on a voulu y voir, du caractère mongol des Scythes.
Le passage d’Éphore n’a pas d’autre portée que de souligner l’extrême diversité de culture des tribus scythiques. Le témoignage d’Hérodote sur les « Énarées » décrit un phénomène pathologique qui paraît être une dégénérescence des tissus, causée par une maladie vénérienne. Tout au plus est-il possible de s’arrêter avec incertitude sur le passage d’Hippocrate, qui semble décrire un type humain particulier. Cependant l’allusion qu’il fait à leur « face rougeâtre » est un bien faible indice pour les qualifier de Mongols. Les propriétés distinctives les plus caractéristiques du type mongol font défaut : pommettes saillantes, yeux bridés, nez aplati, absence de barbe et couleur jaunâtre de la peau.
En tout cas ces témoignages sont si faibles, si incertains, que leur force probante est nulle. D’autant plus que nous possédons maintenant des images remarquablement nettes du type populaire scythique, représentées sur trois vases de toute beauté, exhumés dans trois endroits très différents du pays scythe, près de Nicopol (Dniepr), près de Kertch et près de Voronèje (Don). Ce sont les fameuses scènes de la vie scythe du vase de Tchertomlyk, de celui de Koul-Oba et de celui de Voronèje. Or, le type du scythe donné par ces productions de l’art grec, exécutées évidemment d’après nature, est l’opposé le plus éloigné possible du type mongol.
L’école mongolisante, qui débuta en 1828 par un opuscule de l’écrivain paradoxal que fut Niebuhr (« Untersuchungen über die Geschichte der Skythen, Geten und Sarmaten »), eut pour principales autorités Neumann (« Die Hellenen im Skythenlande », 1855) et le géographe Heinrich Kiepert (« Lehrbuch der alten Geographie, Berl. 1878). Elle a fait son temps et n’apparaît plus dans les ouvrages actuels que sous la forme de quelques concessions partielles à une théorie en somme définitivement réfutée.
B
Tout autre est la valeur de l’École iranisante, qui fut d’abord contemporaine de la première, mais qui ne se développa réellement qu’à la fin du xixe siècle.
Le premier savant qui établit le caractère aryen des Scythes fut Zeuss (« Die Deutschen und ihre Nachbarstämme n, 1837). Il affirma nettement l’idée que toute la région des steppes jusqu’aux « Argippaei » (IV, 23 d’Hérodote) avait dû être habitée par des Iraniens[1].
La thèse de Zeuss fut reprise par Böckh (Introduction au « Corpus Inscriptionum graecarum », 1843) et admise par Ukert (« Geographie der Griechen und Römer » : III. Skythien, etc… 1846).
Ces auteurs n’étaient que des précurseurs, car le caractère réellement révélateur de l’École iranisante n’apparut que le jour où elle déclara qu’il s’agissait de trouver l’interprétation linguistique des noms barbares que contiennent les inscriptions grecques du Pont-Euxin. Le premier essai sérieux dans ce sens est dû à Müllenhof (« Ueber die Herkunft und Sprache der Pontischen Skythen und Sarmaten » : Comptes rendus de l’Acad. des Sciences de Prusse, 1866). Partant de l’hypothèse de l’origine aryenne des Scythes, il compara quelques centaines de noms barbares avec l’ancien persan et arriva à des résultats très satisfaisants. Depuis Müllenhoff on peut considérer que l’idée de l’origine iranienne des populations scythiques du Midi de la Russie est restée dominante. Cette idée est absolument admise par les autorités suivantes :
a) Vsévolode Miller, qui professa à l’Université de Moscou et qui approfondit la méthode de Müllenhoff, en ayant l’heureuse idée de remplacer l’ancien persan par la langue des Ossètes (Caucase Central), dont la langue indubitablement iranienne est la proche parente du Scythe, aujourd’hui entièrement disparu (voir surtout ses remarquables « Études Ossètes », parues en russe, Moscou, 1887)
b) D’Arbois de Jubainville (« Les premiers habitants de l’Europe avant l’histoire », 2e éd. Paris, 1894)
c) Wilser (« Skythen und Perser », 1902)
d) Rostovtzef (« Iranians and Greeks in South-Russia », Oxford, 1922).
e) Ebert (« Südrussland im Altertum », dans le grand Dictionnaire publié par Ebert)
f) Reche (« Die Skythen », dans le même Dictionnaire).
g) Vasmer (« Iranier in Südrussland », dans le même « Dictionnaire de Préhistoire »).
* * *
Depuis plus d’un demi-siècle la théorie iraniste est restée la base de toute investigation sérieuse dans le domaine Scythique. Le développement considérable de la linguistique pré-aryenne n’a diminué en rien la portée des méthodes inaugurées par Müllenhoff et Vsévolode Miller. Néanmoins, une tendance manifeste dans ces dernières dizaines d’années aboutit à reconnaître l’importance de l’hybridité raciale de tous les peuples établis autour de la mer Noire ; ce phénomène se reproduit partout où l’Aryen est venu se greffer sur un vieux sol ethnique pré-aryen. Les Scythes, tout en ayant parlé une langue nettement aryenne, puisqu’elle appartenait à la souche iranienne, n’ont pas nécessairement gardé la pureté du sang iranien après plusieurs générations passées au milieu des populations cimmériennes ou circassiennes sur tout le pourtour de la mer Noire. Actuellement, 24 siècles après Hérodote, un fait s’impose à l’attention de l’ethnographe qui observe les peuples si disparates qui s’entrecroisent au Caucase, c’est l’extraordinaire unité de types qui les caractérise, quelle que soit la famille de langue à laquelle se rattache l’idiome qu’ils parlent. Ainsi, l’Ossète (parlant iranien) du centre de la chaîne caucasique, le Circassien dolichocéphale et nordique parlant une langue pré-aryenne, dans la région du nord-ouest, l’hyperbrachycéphale Lezghien, au Daghestan, parlant 15 langues pré-aryennes, le Pseudo-Tatare d’Azerbeïdjân (dans la région du Sud-Est, autour de Bakou et d’Elisabethpol, qui présente physiquement le type le plus expressif de l’Homme iranien, mais qui parle depuis neuf siècles une langue turcoïde, — tous ces peuples, indépendamment des races premières d’où ils proviennent, des idiomes variés qu’ils représentent, des cultures et religions auxquelles ils se soumettent, — ont cependant un fond commun, et ce fond est si éloquent dans le langage muet qu’il nous adresse, que vous en êtes comme fasciné par cette voix mystérieuse du fond Casien, Alarodien ou Japhétite, qui vous parle à travers les siècles. Et qu’est-ce qu’il vous dit ? Il vous déclare d’une manière éclatante que cette race unitaire qui précéda l’Aryen et le Sémite à l’aube de l’histoire tout autour du Pont-Euxin, a réussi à percer jusqu’à nos jours, sous la forme du métissage, malgré les 4000 ans de l’effort réuni de l’Aryen et du Sémite pour la diluer.
Par application de ces idées à la délimitation ethnologique de l’Iranien et du Circassien primordial aux temps d’Hérodote, nous pouvons établir une certaine gamme différentielle pour préciser les régions où l’aryanisation du primitif par le Scythe iranien a été plus ou moins complète.
Comme mesure de cette différenciation graduelle nous prendrons un ensemble de coutumes funéraires en corrélation avec les noms de dieux qu’Hérodote a cru être des noms de divinités scythiques. Partageons notre argument en deux tranches :
A) Les Coutumes funéraires.
B) Les noms de dieux.
A. — Les coutumes funéraires.
En outre d’une assez grande variété de tombes scythiques qui dominent entre le Dniepr et le Don et indiquent un caractère relativement doux de ces Iraniens du ve siècle av. J.-C., il existe, un type à la fois superbe et sanguinaire, que l’on peut appeler les « tombes à hécatombes » dont les plus remarquables spécimens existent surtout en Circassie.
Nous décrirons sommairement deux sépulcres célèbres : celui de Karagodeuashkh sur l’Adagoum (bas Kouban) et celui de la Stanitsa Kostromskaïa, sur le Pséfir, sous-affluent du Kouban.
a) Le Karagodeuashkh est un tertre de 33 pieds de haut qui a été fouillé par Malmberg et Félitzyne en 1888 et qui recouvrait 4 chambres funéraires. Dans la première on trouva les restes d’un char funèbre. Le squelette le plus remarquable est celui d’une femme, couverte de riches ornements avec une tiare en or sur le front. On suppose que ce sont les restes d’une reine, immolée dans le sépulcre de son époux royal. Ce qui est fort intéressant, c’est que le diadème de la reine représente une souveraine entourée de ses femmes de service, et coiffée d’un diadème identique à celui que l’on voit en nature sur le front de la reine inhumée. Les cinq figures sculptées sont d’un réalisme émouvant et l’on a lieu de croire que ce front de tiare contient un véritable portrait de la reine défunte. Les squelettes de 4 servantes immolées gisaient auprès de leur maîtresse. Deux ou trois chevaux abattus gisaient à proximité du char funèbre.
b) Le Kourgane de Kostromskaïa fouillé par le professeur Vessélovsky est remarquable par le fait qu’on y voit une hécatombe de 22 chevaux, dont les corps sont disposés tout bridés autour d’un échafaudage carré en épais madriers, au-dessus duquel de longues perches sont ingénieusement concentrées en une sorte de toit à quatre pentes, le tout imitant une habitation. Les aménagements funéraires de cette tombe présentent une grande analogie avec ce que nous dit Hérodote sur l’enterrement des rois en Scythie (IV, 71-73). Spécialement en ce qui concerne la tombe de Kostromskaïa, on y a constaté l’inhumation et l’immolation de 13 serviteurs.
Dans une autre sépulture circassienne de la vallée de la Laba, au tertre d’Oul, le nombre des chevaux immolés en hécatombe est de 400.
On ne saurait assez souligner cette différence entre les tombes de la Circassie et celles des steppes du Midi de la Russie : dans cette dernière région la coutume féroce des hécatombes de chevaux et de serviteurs n’avait lieu que dans le pays sacré du Gerrhus (au pays des Gerrhes), là où le Dniepr forme une boucle entre Alexandrovsk et Nicopol. Cette coutume était spécialement pratiquée pour l’enterrement des rois Scythes, tandis que le gros de la nation Scythe se bornait à des coutumes funéraires plus simples et plus douces sans transporter le corps à de grandes distances, on l’inhumait sur place (Hérod. IV, 73). Ce fait est confirmé par les fouilles opérées sur 29 tertres soit dans la région des steppes, soit au Caucase. Il est facile de résumer les observations faites par le tableau suivant :
La conclusion est donc celle-ci sur toute l’étendue du territoire des Scythes iraniens nous ne voyons aucune trace des hécatombes et chars funéraires (sauf pour l’enterrement des rois scythes). Il s’ensuit que cette coutume sauvage n’était pas, à l’origine, une particularité iranienne, mais qu’elle provenait du vieux fond alarodien ou casien qui influa sur les Iraniens dans le midi de la Russie à mesure de leur cohabitation et de leur mélange avec les populations primitives.
Ceci peut-être considéré comme un argument décisif à l’appui de l’opinion d’Ebert, qui se prononce contre Rostovtsef, lequel admet l’extension de l’Empire des Scythes jusqu’aux monts du Caucase, y compris le Kouban (« Südrussland », § 12 au Dictionnaire d’Ebert). Il est donc bien établi que les Scolotes iraniens n’étendirent leur empire que dans la région steppique entre le Dniepr et le Don.
B. — Les noms des dieux
Ils sont considérés jusqu’ici comme des énigmes (Reche « Skythen », Dict. Ebert, XII, 2 4 15). Sur les six noms que connaît Hérodote [IV, 59] il n’y en a que trois qui semblent iraniens (« Api » = la Terre, « Oïtosuros » = Apollon et « Artimpaso » = Aphrodite). Les trois autres semblent être empruntés à une langue pré-aryenne « Tabiti » = Vesta, ou Cybèle, Thamimosadas = Poseïdon, Neptune et « Papaios » = Zeus, Jupiter.
Si ces interprétations étaient certaines, on pourrait en conclure l’existence de deux couches différentes de la mythologie des Scythes la plus ancienne représenterait la mentalité primitive, ou cimmérienne, à laquelle viendrait se mêler un courant religieux plus récent qui serait de provenance aryenne.
Certains indices feraient croire que la couche la plus ancienne aurait été prédominante, vu le classement d’importance relative de ces divinités, que nous donne très nettement Hérodote dans la première partie du § 59, quand il dit : « Les Scythes cherchent à se rendre propices principalement Vesta, ensuite Jupiter et la Terre, qu’ils croient femme de Jupiter ». C’est bien là une indication certaine d’un courant pré-aryen qui provient des populations de l’Asie-Mineure, où la « Mère des Cieux » a été de tout temps la principale divinité, l’élément féminin dominant au-dessus des divinités mâles (culte de Cybèle).
Un fait peu connu jusqu’ici accentue encore davantage cet ordre d’idées. C’est l’existence dans le Caucase du Nord-Ouest de la montagne qui porte encore de nos jours le nom circassien de « Papaï », le nom même de Jupiter en langue Scythe, d’après Hérodote.
Nous n’avons aucune source possible pour critiquer les informations qu’Hérodote a recueillies lors de son séjour à Olbia, située sur les confins extrêmes de la Scythie. A-t-il interrogé des personnes venues du Caucase (situé en dehors de la Scythie iranienne), ou bien s’est-il réellement entretenu avec des Scythes iraniens ? Nous n’en savons rien. Nulle part nous ne retrouvons la moindre trace du fait qu’il ait eu connaissance de l’existence de Kertch-Panticapée et de l’État (probablement naissant) de Bosporos sur le détroit. Encore moins a-t-il une notion quelconque des peuples, qui vivaient dans la région du Kouban. Dans ces conditions, nous devons nous abstenir de la supposition directe de l’existence d’une liste complète des dieux iraniens, par opposition à la mythologie des Pré-aryens. Tout ce que nous pouvons admettre avec une certaine probabilité, c’est que la religion japhétique et la religion primitive iranienne paraissent, dès le ve siècle avant J.-C. à l’état d’un amalgame inséparable, qui atteste une fois de plus le caractère hybride des Scythes de langue iranienne.
* * *
Le pays des Cimmériens.
Dans la brève esquisse que je donne ici de ces questions si neuves et si compliquées, je me bornerai à une simple allusion à une série de faits très concluants, qui prouvent la parenté ethnique des Cimmériens avec les aborigènes du Caucase et de l’Anatolie, au courant du deuxième millénaire av. J.-C.
Ces preuves sont dans la toponymie antique.
Les deux sources essentielles auxquelles nous sommes obligés de puiser pour établir une opinion stable sur la nature ethnique du peuple cimmérien et sur l’étendue géographique du pays des Cimmériens, sont :
a) la tradition littéraire de l’Antiquité gréco-romaine, et
b) les dernières découvertes de l’archéologie moderne.
I. — La tradition antique.
Nous avons pu constater plus haut le désordre dans les idées généralement acceptées, sans critique suffisante, en ce qui concerne la chronologie évidemment fausse fondée sur le récit d’Hérodote. Il s’y joint une seconde erreur, qui fausse le classement ethnique des Cimmériens, que l’opinion la plus répandue considère comme des indo-européens de la branche la plus rapprochée des Thraces. (Voy. à ce sujet l’article, d’ailleurs très compétent, de Lehmann-Haupt « Kimmerier » dans la « Real-Encyclopädie der Classischen Altertumwissenschaft de Pauly-Wissowa et Kroll, XIe volume, Stuttgart, 1922 ; également Tomaschek « Die Alten Thraker », Acad. des Sciences de Vienne, CXXVIII, 53, 55 ; et même Ebert dans sa grande étude « Südrussland » insérée dans le vol. XIII de son Dictionnaire de Préhistoire paraît acquiescer à l’idée d’une origine aryennne des Cimmériens, vu certains noms iraniens des chefs de guerre cimmériens en Asie Mineure.) Le lien logique entre l’erreur de chronologie et l’erreur de classement ethnique, le voici :
On a confondu les événements de 1500 av. J.-C., qui se sont déroulés entre le lac Aral et le Dniepr, avec les faits de guerre très bien classés chronologiquement, lorsque les Cimmériens ont pillé l’Anatolie jusqu’à leur défaite finale par le roi Alyattes de Lydie (616-560). Or, durant cette série d’années de pillage en Asie Mineure, les Cimmériens ont été commandés par des chefs dont quelques-uns portaient des noms iraniens (Chandakchatrou) tandis que d’autres portaient des noms anatoliens (Dugdamis ou Lugdamis, et surtout « Téouchpa », qui est le nom ourartien du lac de Van).
En même temps on se réfère au témoignage très insuffisant de Strabon (six siècles plus tard 1) qui confond les Trères (de race thracique ?) avec les Cimmériens (l. XIV, C, 1, § 40). On ne saurait argumenter sur une base plus faible. Et cependant des savants très illustres continuent à maintenir sur cette preuve absolument insuffisante l’idée erronée, à mon avis, d’une origine aryenne des Cimmériens.
Mais si la tradition littéraire du vie siècle av. J.-C. ne nous donne absolument rien pour une origine indo-européenne de ce peuple que nous allons rechercher sur le continent européen, au nord de la mer Noire — elle nous donne certains indices très remarquables pour supposer un caractère autochtone des Cimmériens dans cette même Asie Mineure, où Hérodote les présente sous la forme de fugitifs arrivant du Nord, mais ne tardant pas à piller des royaumes entiers. Il est remarquable que les auteurs arméniens donnent à la Cappadoce le nom de « Gamirk » qui est le nom même des Cimmériens. D’autre part, le vers 941 du poème géographique du « Pseudo-Scymnus de Chion (qui reproduit l’œuvre d’Éphore, contemporain d’Alexandre le Grand) — reflète d’une manière vague la tradition de luttes opiniâtres qui eurent lieu entre les colons grecs et les Cimmériens, pour la possession de Sinope. On sait que Sinope fut fondée en 754 par des colons Milésiens. Il est donc très probable que ces luttes avec les Cimmériens autour de Sinope eurent lieu environ deux siècles avant le règne du roi Alyattes de Lydie. Tout ceci semble indiquer que les Cimmériens autochtones en Asie Mineure ne doivent pas être confondus avec leurs congénères établis au nord du Pont-Euxin.
* * *
Voyons maintenant ce que nous donne la tradition antique sur les Cimmériens établis dans les steppes pontiques de la Russie Méridionale ? Hérodote nous dit à ce sujet (IV, 11), que « le pays que possèdent aujourd’hui les Scythes appartenait autrefois aux Cimmériens » et que lors de l’invasion des Scythes, venant d’Asie, « le peuple cimmérien était d’avis de se retirer sans combattre », tandis que « les rois avaient décidé qu’il valait mieux mourir dans la patrie que de fuir avec le peuple ». En conséquence, les rois furent massacrés par le parti du peuple, et « l’on voit encore aujourd’hui (c’est-à-dire en l’an 450 av. J.-C.) les tombeaux des rois près du fleuve Tyras (Dniestr) ». Ce passage est considéré très sérieusement comme un indice de valeur par les archéologues modernes et le Dictionnaire d’Ebert contient à ce sujet l’avis suivant : « C’est une tâche qui incombe actuellement aux savants de Roumanie de découvrir les tombeaux des rois Cimmériens sur le bas Dniestr » (en Bessarabie) [Voy. le vol. XIII, § 6 du Dictionn. d’Ebert].
Nous allons revenir sur cette question à propos des données les plus récentes de l’archéologie contemporaine. Arrêtons-nous sur la question de l’étendue probable de l’empire cimmérien, selon la tradition historique. Elle paraît préciser une simple succession du pouvoir des Scythes après celui des Cimmériens dans la région des steppes pontiques.
Cependant, un passage d’Homère semble nous en dire beaucoup plus long, quoique dans des termes excessivement obscurs.
Ce passage énigmatique de l’Odyssée, le voici : (XI, 11 et suiv.).
« Tout le jour nous courons sur la mer, voiles pleines. Le soleil se couchait, et c’était l’heure où l’ombre emplit toutes les rues, lorsque nous atteignons la passe et les courants profonds de l’Océan, où les Kimmériens ont leur pays et leur ville. Ce peuple vit couvert de nuées et de brumes que jamais n’ont percées les rayons du soleil — ni durant sa montée vers les astres du ciel, ni quand, du firmament, il revient à la terre : Sur ces infortunés pèse une nuit de mort. »
Cette description d’Homère est complétée par un autre passage de l’Odyssée (X, 84) où il parle de l’opposition des longues journées d’été après les longues nuits d’hiver, particularité du pays des Lestrigons... Il est évident que les Grecs du temps d’Homère avaient déjà une notion assez vague de la succession étrange des saisons dans les régions boréales. On doit donc y voir l’indication d’une extension des Cimmériens dans un pays situé très au nord, sous des cieux moins cléments que ceux de la Crimée et des Steppes du Midi de la Russie. Toute une série d’auteurs ont traité cette question : Berger « Mythische Kosmographie ; Bury « Klio » ; 1908 Finsler « Homer », 1913, 1, p. 26 ; Ridgeway « Early Age of Greece », p. 396, etc... l’éminente compétence de Bérard, en ce qui concerne les questions touchant l’Odyssée, envisage sérieusement la possibilité que ces renseignements protohistoriques aient pu parvenir aux Grecs d’Homère à travers le continent, c’est-à-dire par la voie préhistorique du commerce de l’ambre, qui partait des bords de la Baltique pour arriver à la mer Noire. La supposition que cette tradition ait pu parvenir de la Baltique à travers le continent indiquerait certainement la parenté probable des Cimmériens avec les Cimbres du Jutland, qui ont porté évidemment le même nom ethnique.
Le nom de « Chersonèse Cimbrique » appliqué au Danemark apparaît pour la première fois dans la « Géographie » de Ptolémée 1. II, c. 11, 7. Aucune trace de ce nom n’existe dans l’œuvre de Strabon.
Le nom des Cimbres du Jutland indique-t-il une extension continue d’un peuple pré-aryen unitaire, depuis la mer Noire jusqu’au Danemark ? La branche occidentale de ce peuple se serait-elle fondue par voie de celtisation ou de germanisation avec les Aryens d’Europe ? Ce même nom serait-il arrivé au cours des siècles à désigner des tribus celtes établies au pays de Galles (Kymris, Kismraigs) ou des tribus germaniques, dites Cimbriques, comme le suggère nettement Diodore de Sicile (1. V, c. XXXII) ? Des auteurs français et belges, déjà un peu anciens, paraissent en avoir eu une idée assez nette (Omalius d’Halloy, « Discours du 17 déc. 1872 à l’Académie royale de Belgique », p. 15 ; Gustave Lagneau, « Ethnogénie des Populations Nord-Ouest de la France », Paris, 1876, p. 10 et 12 le même, « Anthropologie de la France », Paris, 1879 : voir surtout la carte des « migrations du peuple cimmérien », p. 718). Ou bien la vérité serait-elle du côté de Lehmann-Haupt (dans l’encyclopédie de Pauly-Wissowa), qui adopte l’opinion de Posidonius, citée par Strabon qui suppose ici une simple coïncidence fortuite de deux noms absolument étrangers l’un à l’autre ?
Personnellement, en vue des horizons nouveaux que nous ouvre l’étude linguistique des peuples du Caucase, je serais plutôt enclin à adopter la première de ces deux opinions contradictoires, que Gustave Lagneau appuya, il y a environ 60 ans, de toute la richesse de son inépuisable érudition. Cependant, la science de son temps était encore trop insuffisamment armée pour fixer la solution de ce débat. Arrêtons-nous sur le seuil de cette question encore presque insoluble et voyons ce que peut nous dire, pour en dissiper l’incertitude, l’état actuel de l’Archéologie moderne.
II. L’Archéologie moderne a gardé très longtemps vis-à-vis de la question cimmérienne une réserve autrefois très justifiée, vu la lenteur de l’accumulation graduelle des matériaux nécessaires cette réserve était particulièrement forcée par la fausseté de la chronologie imposée par les orientalistes les plus éminents. Mais cette réserve devenait nuisible et injustifiée, dès le moment où un ouvrage de vaste envergure et de valeur indubitable arriverait à former une synthèse des matériaux accumulés et surtout dès le moment où l’écroulement de l’État cimmérien aurait été reconnu par les meilleures autorités comme un fait qui aurait précédé d’environ mille ans les incursions cimmériennes en Asie Mineure (qui sont de date certaine). Or, c’est précisément le point de développement auquel a atteint la critique scientifique contemporaine. Nous avons parlé de la question chronologique et nous pouvons ne plus y revenir. Il s’agit d’indiquer ici l’ouvrage de grande envergure qui nous permet de sortir de l’état stagnant dans lequel restait jusqu’ici la pensée des archéologues en ce qui concerne la question cimmérienne. Cet ouvrage est celui de Tallgren intitulé : « La Pontique préscythique après l’introduction des métaux » (Helsinki, 1926), paru comme fascicule du recueil, nommé « ESA » – « Eurasia Septentrionalis Antiqua ».
L’acquit considérable apporté à la science par l’œuvre de Tallgren consiste en ceci, qu’il a donné pour la première fois une synthèse complète de tous les travaux, fouilles et investigations relatifs aux sépultures énéolithiques et aux sépultures de l’âge du Bronze sur une durée d’environ 1000 ans (en gros de l’an 2000 à l’an 1000 av. notre ère). Ce sont précisément les siècles durant lesquels l’empire cimmérien a duré. Par conséquent il est de toute évidence que la tâche entreprise par Talgren l’amènera tôt ou tard à préciser le lien qui existe implicitement entre son œuvre et la solution définitive de l’énigme cimmérienne. Avec une circonspection presque exagérée il évite de nommer directement le peuple dont il étudie les vestiges et les produits énéolithiques, mais il développe avec vigueur la relation existant entre cette culture cimmérienne et les deux foyers qui l’ont suscitée et qui se trouvent l’un à l’Ouest et l’autre au Nord du territoire cimmérien, pris pour ainsi dire entre deux feux. La première de ces cultures énéolithiques mères est celle d’Unetice (ou Aunjetitz) dans la vallée de l’Elbe et la seconde est celle de Fatianovo sur le cours supérieur de la Volga.
Un troisième foyer énéolithique, le plus riche et le plus ancien de tous ceux qui ont dû influer sur le développement de la région cimmérienne a certainement été celui du Kouban, où cette culture a atteint un si beau développement vers l’an 2200 av. J.-C. (voir l’art. de Rostovtsef sur « l’Âge du Cuivre dans le Caucase septentrional et les Civilisations de Soumer et de l’Égypte Protodynastique », Revue archéol., juill.-oct. 1920). En somme, toutes les variantes de civilisations locales nées dans le midi de la Russie après le Néolithique, mais évoluées dans les temps du Cuivre pur et du Bronze, doivent être datées entre l’an 2500 et l’an 1100 av. J.-C., c’est-à-dire dans un espace de 14 siècles (voir l’article posthume de Stern au Dictionnaire d’Ebert, t. XIII, p. 52 sur la culture néolithique de « Tripolié — Cueuteni — Petreni »). Dans ce dernier article Stern renonce à ses premières théories, tendant à l’idée d’une origine égéenne de ces énigmatiques poteries polychromes qui caractérisent la fin du Néolithique. Il affirmait donc (avant de mourir) que le « Tripolié » devait être une évolution locale de la « Bandkeramik » (Céramique à ruban) et il admettait que le « Tripolié » était plus antique que le « Minoen de Crète ».
Ebert et Stern reconnaissent tous deux que cette mystérieuse culture d’agriculteurs sédentaires du Tripolié (sur les bords du Dniepr) disparaît comme par enchantement (autour de l’an 2500) pour céder le terrain aux représentants des « Ockergräber-nomades », dont les squelettes accroupis, teints en ocre sont tellement caractéristiques pour les « tombes des steppes » étudiées par Tallgren. Gorodtsoff a démontré que la céramique de ces « Ockergräber » nouveau-venus avait eu le temps de subir l’influence du « Tripolié » polychrome. Que s’était-il donc passé au point de vue historique ?
Les archéologues, trop prudents dans leurs assertions, ne nous le disent nulle part. Permettez-moi de ne pas les imiter et de vous en parler plus loin, à titre d’hypothèse presque évidente.
Ces laboureurs anonymes du « Tripolié » à céramique polychrome étaient les ancêtres des Slaves. Ce sont leurs descendants protohistoriques qu’Hérodote a signalés sous le nom de « Neures » et c’est de ce peuple qu’émanait, dès les temps néolithiques, cet enseignement de la charrue, qui combattait contre la vie nomade, qu’elle fût cimmérienne ou scythique, ainsi que je vous l’ai dit en graduant les couches de populations sédentaires au Nord d’Olbia. Ces Slaves du « Tripolié » furent refoulés vers l’an 2500 par une poussée de peuples caucasiens, qui étaient Cimmériens à l’avant-garde et Circassiens à l’arrière-garde, appuyée sur le pays du Kouban. Ce « Tchernomorié » oriental est encore un pays à dolmens, au même degré que la Bretagne. Il est donc très naturel que la civilisation mixte des Cimmériens (à la fois nordique et sumérienne), en abattant les agriculteurs du « Tripolié » — ait créé pour environ 14 siècles une ambiance culturale de parenté mégalithique.
Mais n’anticipons pas.
* * *
Les « tombes des steppes » (terminologie de Tallgren), que je préfère appeler « tombes cimmériennes » sont généralement caractérisées par un mobilier funéraire des plus pauvre, du moins dans la région des steppes. On y trouve surtout des vases d’argile pour le manger et le boire (de 1 à 10 vases par tombe), quelques menus ustensiles en silex, en cuivre et en os, parfois de l’argent, de l’ambre, du verre, plus rarement du fer ; l’or y est fort rare. Les objets métalliques plus grands sont des exceptions. Les plus abondants sont de petits ornements, des alênes à tatouer, des poignards. La position ordinaire des corps est sur le flanc, les jambes presque toujours repliées ; une main sous la joue, l’autre étendue le long du corps. Parfois le corps repose sur le dos, les genoux dressés. On trouve aussi des enterrements en position assise.
Les crânes de ces « tombes cimmériennes » sont nettement dolichocéphales[2]. Les corps sont de grande taille en moyenne 1 m. 78 ; parfois 2 m. 30 (!). Le crâne est quelquefois déformé artificiellement. La couleur qui peint les morts est l’ocre rouge ou blanche. Les vêtements sont manifestement colorés. Pendant la décomposition le rouge a généralement imprégné les os, pénétrant surtout le crâne et les mains. Parfois l’on peignait en rouge le sépulcre lui-même. C’était une cérémonie due à la croyance de la force vivifiante du rouge, couleur caractéristique de la vie et du sang.
À l’âge de cuivre on retrouve çà et là cette coutume dans les pays d’Occident en Italie, en Espagne, en Tchéco-Slovaquie. Mais son territoire de prédominance et l’époque classique de son extension se trouvent dans les steppes de la Russie méridionale, durant l’ère métallique préscythique, c’est-à-dire durant la domination des Cimmériens.
Ces tombes à squelettes accroupis teints en ocre rouge sont surtout nombreuses dans les gouvernements de Kief, d’Iékatérinoslav, de Kherson, de Kharkof et de Saratof. Les sépulcres les plus septentrionaux de ce genre se trouvent dans les gouvernements de Tchernigof, d’Orel, de Riazan, de Penza, de Kazan et de Samara. On en rencontre accidentellement jusqu’en Sibérie. Géographiquement, l’ère d’extension des Cimmériens dépasse le 50° de latitude ; elle est plus considérable que le territoire occupé plus tard par les Scythes iraniens.
En 1899, quand Spitzyne publia son vaste exposé sur ce genre de sépulture il ne connaissait que 480 tombes de ce type. Actuellement le nombre de ces sépultures approche de 2000. La région des steppes, à l’exclusion de la vallée du Kouban, a fourni 1.600 objets métalliques de cette époque. Ces objets sont actuellement concentrés dans les musées de Kief (auprès de l’Université), Kherson, Ekatérinoslave, Saratof et Moscou.
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Nous tenons maintenant tous les éléments nécessaires pour caractériser les tombes cimmériennes de l’époque énéolithique dans leur relation archéologique avec les foyers de cultures dominant dans l’Europe orientale entre l’an 1500 et l’an 1000 av. J.-C. La poterie que l’on trouve dans ces tombes présente un ornement fruste, obtenu par la pression d’un cordonnet sur l’argile avant la cuisson ; en outre, dans une grande quantité de tombes on trouve de ces haches-marteaux en pierre polie, qui sont le chef-d’œuvre de l’industrie néolithique en Scandinavie et que l’on appelle communément « les haches-marteaux de forme naviculaire ».
Ces deux particularités se retrouvent dans les gisements énéolithiques de la culture de Fatianovo sur la haute Volga. L’origine de ce genre de mobilier funéraire est occidentale. On le retrouve en Pologne dans le gisement de « Zlota » et dans le centre de la Bohême, le long de l’Elbe et de son affluent la Vltava (ou Moldau). C’est ce que l’on appelle la culture d’Unetice (Aunjetitz). La poterie « à cordonnet » ne dépassait pas aux temps néolithiques une frontière représentée par la ligne brisée réunissant les trois points suivants Cologne — Magdebourg — Breslau. Au Nord régnait le « cordonnet » (Schnurkeramik) au Sud de cette limite la poterie ne connaissait que l’ornement « en forme de ruban » (Bandkeramik).
Le « Cordonnet » est un élément nettement nordique, dont la connexion avec la culture mégalithique est évidente. S’il apparaît en Bohême durant la période énéolithique, c’est qu’il est le témoignage d’une propension de l’influence nordique vers le Sud, où il apparaît comme un trait particulier de la culture d’Unetice.
Au point de vue paléo-ethnologique ce phénomène est lié à l’activité d’une branche fort originale de la famille aryenne, qui est le peuple illyrien du Nord, établi vers 1500 en Bohême après un long séjour dans la région du Nord-Est de l’Europe où il avait été en contact avec le Proto-Balte et le Finnois, ce qui est prouvé par la linguistique comparée de leurs idiomes.
Aux environs de l’an 1500 av. J.-C. ces ferments culturaux d’origine nordique se développent en Bohême, sur un sol ethnique illyrien pour former l’Unetice. Plus tard, par transfert vers le Nord-Est, ces éléments reprennent une nouvelle énergie de floraison sur un sol ethnique finnois aux environs du plateau de Moscou, pour créer la floraison culturelle de Fatianovo. L’une et l’autre se portant vers le Sud rencontrent deux blocs ethniques qui sont le Protoslave (dans les marais du Pripet) et le Cimmérien étendu sur un espace grand comme quatre fois la France.
Le premier de ces éléments, dont le réveil historique appartient à un lointain avenir, ne bouge pas. Son heure n’est pas venue : rien de ces dons culturels ne remue encore le Slave. Mais le Cimmérien précoce réagit, car sa parenté avec les irradiations qui lui viennent du pays de Sumer l’ont préparé à ce réveil à l’aube même de l’histoire. Aussi, trop tôt vieilli, il obéit à cette fatale loi du monde organique, qui balaie impitoyablement les précurseurs.
Vienne l’an 1000 av. J.-C., et cette floraison trop précoce de ces cousins de la race circassienne sera la cause de leur écroulement.
L’intérêt dramatique de leur rôle éphémère n’en reste pas moins considérable. Car les Cimmériens ont été les premiers antagonistes qui tentèrent de barrer la route à l’Aryen triomphant. Leur territoire a été la zone de rencontre de deux vagues qui se sont croisées : l’une était la vague nordique et l’autre le courant culturel d’origine sumérienne.
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Texte corrigé par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 6 novembre 2015.
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[1] Ce n’était entièrement vrai qu’au sud du 50° de latitude, puisque les « Thysagètes » et les « Iyrques » (entre le 52° et le 55°) étaient certainement des Finnois, comme le prouve magistralement Minns.
[2] À rapprocher du fait absolument certain que les Circassiens sont de race nordique et représentent, parmi les peuples du Caucase, l’élément dolichocéphale par excellence.