LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE — ÉTUDES

 

 

Arvède Barine

(Louise-Cécile Bouffé)

1840 — 1908

 

 

 

 

 

 

UN GRAND ROMANCIER :
DOSTOIEVSKI

 

 

 

 

 

 

1884

 

 

 

 

 

 

Article paru dans la Revue politique et littéraire, 21e année, n° 26, 1884.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Biographia, pisma, etc., de Dostoievski (Saint-Pétersbourg). Prestouplénié i Nakasanié (Crime et Châtiment). Bèci (les Mauvais esprits) ; Bèdnié lioudi (Pauvres gens) ; Humiliés et offensés, etc., romans par Dostoievski.

Crime et Châtiment, ainsi qu’Humiliés et offensés, ont paru en français à la librairie Plon.

 

 

 

 

 

En 1845, un jeune officier russe qui venait de quitter le service remit au romancier Grégorovitch, son camarade d’école, un petit récit de sa façon intitulé Pauvres gens. Grégorovitch devait soumettre le manuscrit au poète Nekrassof, qui allait fonder une Revue, et au célèbre Bélinski, le Sainte-Beuve de la Russie. La nuit suivante, vers quatre heures du matin, on sonne à la porte de l’officier. Nékrassof et Grégorovitch se précipitent dans sa chambre et se jettent dans ses bras. Ils avaient ouvert son cahier avec l’intention d’en lire une demi-page pour s’acquitter de leur promesse et ils n’avaient pas pu s’arrêter avant la dernière ligne. Ils accouraient, malgré l’heure, saluer le grand romancier qui naissait à la Russie. Après eux, Bélinski lut le manuscrit. Il se fit sur-le-champ amener l’auteur et lui demanda d’un ton solennel : — « Comprenez-vous ce que vous avez écrit ? »

L’inconnu qui, pour ses débuts, avait fait Pauvres gens, se nommait Théodore Dostoievski. Il a laissé une œuvre assez nombreuse, dont la tristesse n’a jamais été surpassée dans la littérature d’aucun pays. En le lisant, on croit entendre ou, plutôt, on entend la plainte d’un peuple malade, qui se sent devenir fou. À ces accents lamentables la Russie reconnut sa propre voix, et elle fut profondément émue. Un homme avait lu dans l’âme de la nation ; il lui disait : « Voilà où tu souffres, voilà d’où vient ton mal », et c’était vrai. L’effet fut si grand qu’on a pu dire que Dostoievski avait autant pénétré et remué la Russie du XIXe siècle que Rousseau avait pénétré et remué la France du siècle passé[1].

Nous ne saurions en quelques pages raconter toute la carrière de Dostoievski et le suivre dans tous ses travaux. Il a été journaliste, il a pris sa part du grand brassement d’idées d’où sont sortis, entre autres, l’émancipation des serfs et le nihilisme ; il a été en relations avec beaucoup d’hommes connus de son pays. Écrire une étude complète de sa vie et de son oeuvre, ce serait écrire l’histoire intellectuelle, sociale et politique de la Russie entre 1840 et 1880. Nous n’en avons pas la place et nous ne nous en sentons pas la force. De ce vaste sujet nous ne voulons retenir qu’un seul point, le plus propre à faire connaître l’homme remarquable qui nous occupe. Dostoievski a vécu lui-même un drame aussi sombre que ses romans. Il est sorti renouvelé et régénéré d’une épreuve où aurait succombé un homme ordinaire, et de tout ce qu’il avait vu, appris et senti durant ces années terribles se dégagea sa conception du peuple russe. Comment il apprit cette leçon et ce qu’elle contenait, voilà ce que nous voudrions essayer de dire.

 

 

I.

 

Théodore Mikhaïlovitch Dostoievski est né à Moscou, le 30 octobre 1822 d’après lui, le 30 octobre 1821 d’après son acte de naissance. Nous signalons une fois pour toutes ces défaillances de mémoire ; elles paraissent avoir été assez fréquentes à l’âge où il a écrit ses souvenirs, et elles expliquent les désaccords entre les écrivains qui parlent de Dostoïevski.

Sa famille appartenait à la bourgeoisie ; le père était médecin, la mère était fille d’un marchand de Moscou. Théodore Mikhaïlovitch reçut une bonne éducation et eut l’enfance la plus favorable au développement harmonieux d’une nature bien douée : une vie de famille modeste et heureuse, sans la misère, malsaine à l’enfance dont elle déprime le cœur et dégrade l’esprit, et sans le rang et la richesse, presque funestes pour la jeunesse dans un pays de servage où Tourguénef pouvait observer les caprices despotiques de Moumou et l’égoïsme féroce d’Ermolaï et la Meunière. Les impressions douloureuses, qui sont un poison quand elles sont prématurées, n’échurent à Dostoievski que lors qu’il était un homme fait, capable d’en digérer le suc amer et fortifiant.

Son père l’avait mis dans le génie militaire ; mais son goût l’entraînait vers la littérature. Il lisait des romans et des vers, faisait des tragédies et manquait ses examens. George Sand eut une grande influence sur lui : après avoir lu Uscoque, il eut la fièvre toute la nuit. Il ne resta guère plus d’un an au service ; en octobre 1846, à vingt-trois ans, il donna sa démission « sans savoir pourquoi », disait-il plus tard, et se consacra aux lettres.

C’était un rêveur, ayant peu d’ouverture et de liaison, enclin à la tristesse, ni meilleur ni pire, pour la tenue morale et la conduite, que beaucoup d’autres jeunes gens. Il manquait d’ordre, jouait, empruntait, en un mot faisait des sottises comme le premier sous-lieutenant venu. C’est à sa gloire que nous notons la banalité et la médiocrité des commencements. Plus il sera parti de bas, plus singulier sera le coup d’aile qui l’élèvera dans les régions de l’humanité supérieure.

Il fit les premières réflexions sérieuses sur son train de vie le jour où il fut présenté à Bélinski et accablé de ses louanges. La révélation de sa valeur lui donna un vif sentiment de responsabilité.

« Je sortis de chez lui comme ivre, dit-il dans son Journal. Je sentais avec tout mon être qu’il venait d’y avoir dans ma vie un instant solennel... Suis-je vraiment si grand ? pensais-je en moi-même avec un mélange de confusion et de timide orgueil. Oh ! je vais travailler à mériter leurs louanges. Je suis si léger ! Si Bélinski savait tout ce qu’il y a en moi de mauvais et de frivole ! Mais je me rendrai digne d’eux. »

Il ne se débarrassa pourtant point tout de suite et sans combat du « mauvais et du frivole ». Le succès bruyant des Pauvres gens produisit ses effets naturels : il tourna cette jeune tête. Dostoievski devint susceptible et exigeant ; le mécontentement amena l’ennui et une disposition chagrine. Il était d’ailleurs attaqué par la maladie commune, en Russie, à une grande partie de sa génération, qui atteignait le corps par l’esprit et l’esprit par le corps, toujours identique au fond, malgré les diversités introduites par le tempérament de l’individu, sa classe sociale, son degré de culture. Chez Dostoievski, le mal avait pris la forme de crises nerveuses accompagnées, la nuit, d’hallucinations qu’il définissait « un effroi mystique ». Il a toujours soutenu qu’il serait devenu fou sans la catastrophe qui l’enleva à l’atmosphère intellectuelle et morale créée par le régime de l’empereur Nicolas, et il disait probablement vrai. Beaucoup le sont devenus qui avaient la tête aussi solide.

Tout le monde sait ce qu’était le régime de l’empereur Nicolas. En bas, le servage, les verges, une administration vénale, l’habitude des dénonciations. En haut, la compression absolue. Défense de penser, de lire, de parler, d’écrire, sous peine du gibet ou de la Sibérie. Une censure préventive savamment organisée veillait jusque sur les affiches de théâtre, pour débaptiser les pièces â titres subversifs ; Guillaume Tell était devenu Charles le Téméraire, les Huguenots s’appelaient Raoul et Valentine. Le zèle des censeurs était entretenu par une crainte salutaire : on les cassait aux gages, et pis encore, au moindre relâchement. En 1829, l’un d’eux fut mis en prison pour avoir laissé publier que les recettes de l’impôt sur les eaux-de-vie avaient diminué. Jusqu’en 1848, ils eurent beau faire, ils laissaient toujours échapper quelque ligne malsonnante : le métier était difficile dans un pays où il était révolutionnaire de dire que la clarinette de l’Opéra avait joué faux, puisque les artistes des orchestres impériaux sont des « serviteurs de l’État ».

En 1848, on institua une censure préventive supérieure, qui revoyait le travail de la première. On imagina, de plus, de soumettre aux « serviteurs de l’État » les articles qui les regardaient. Le ministre des finances revisait les articles de finances ; le directeur des haras, les articles sur les haras et ainsi de suite. Les « serviteurs de l’État » y gagnèrent une agréable sécurité, l’État y perdit un nombre de millions considérable, et l’idéal de l’empereur Nicolas fut atteint : la presse ne troubla plus les esprits de ses sujets. La censure supprima jusqu’à un article où l’on faisait remarquer que les bancs d’un jardin public étaient trop hauts, « par ce motif que les modèles qui avaient servi pour leur fabrication avaient été confectionnés sur des dessins approuvés par le ministère de la maison de l’empereur[2]. » C’était trop bien, trop parfait. Il y a inconvénient à déclarer sacro-saints tous les « serviteurs de l’État». Les douaniers russes, se sachant inviolables, devinrent négligents, et il en résulta une infiltration continue des livres les plus défendus et les plus répréhensibles, des livres à faire évanouir les trois sections de la censure préventive supérieure, des livres signés Fourier, Louis Blanc, Proudhon. La jeunesse dévorait les ouvrages de contrebande avec la gourmandise qu’excite invariablement le fruit défendu et qui devrait ôter aux gouvernements jusqu’à la pensée de rogner les ailes à la liberté de la presse. Mais le gouvernement de l’empereur Nicolas avait la tête dure ; il ne comprit jamais que l’afflux inévitable des idées du dehors, joint à une oppression intellectuelle inouïe, avait pour résultat de transformer le cerveau du Russe cultivé en une chaudière sans soupape, continuellement surchauffée par le feu de l’Occident. Nicolas comprenait si peu que, chaque fois que la chaudière éclatait, il ne songeait qu’à la fermer encore mieux pour l’avenir. Les conséquences du système se firent promptement sentir. Il suffit de con sidérer le sort des principaux écrivains russes de ce règne pour voir que toute la nation eut bientôt quelque chose de déséquilibré, de fiévreux et de malsain.

Pouschkine et Lermontof ont été tués en duel. Griboïedof a été assassiné ; Ryléief, exécuté. Polejaief, Bestustsev et Baractinski sont morts en exil. Venjevitinof et Kolizof sont morts de misère. Batjuschkof et le grand Gogol ont perdu la raison. Bélinski est mort juste à temps pour ne pas être envoyé eu Sibérie. On verra tout à l’heure quel fut le sort de Dostoievski. La mort ou la folie, il n’y avait pas alors d’autre alternative, dans l’empire des tsars, pour les âmes libérales.

On s’imagine aisément, d’après la destinée des hommes supérieurs, combien pernicieux furent les effets du régime sur les natures vulgaires, méchantes ou corrompues. Dostoievski a raconté dans un de ses romans, d’après ses observations personnelles, ce que devenaient les anciens viveurs, les esprits faibles ou faux, les intrigants, dans l’état de fièvre où les jetaient les bâillons de l’empereur Nicolas. La société secrète des Mauvais esprits est un souvenir de la Société à laquelle il avait lui-même appartenu. Il avait connu les originaux de la galerie d’agitateurs qu’il peint. Les discours qu’il leur prête avaient été prononcés dans des réunions auxquelles il avait assisté et où, au sur plus, tout se bornait à peu près à des discours, mais quels discours !

 

« Le principal, dit Verkhovenski, c’est l’égalité. Il faut donc, avant tout, abaisser le niveau de l’instruction, de la science et du talent. Un niveau élevé exige, pour être atteint, des facultés supérieures, et nous n’avons pas besoin de facultés supérieures ! De tout temps, les hommes supérieurs se sont emparés du pouvoir et sont devenus des despotes. Les hommes supérieurs ne peuvent pas ne pas être des despotes, et ils ont toujours été plus nuisibles qu’utiles. Qu’on les chasse ou qu’on les tue ! Qu’on coupe la langue à Cicéron, qu’on crève les yeux à Copernic, qu’on assomme Shakespeare !... La soif de l’instruction est déjà une soif aristocratique. Joignez-y la famille et l’amour, et le désir de la propriété est né. Nous extirperons ce désir ; nous favoriserons l’ivrognerie, les cancans, les dénonciations, une débauche sans exemple jusqu’ici. Il nous faut une convulsion ; à nous, les chefs du mouvement, à l’amener. »

 

Verkhovenski ne doute pas qu’au signal de la « convulsion », une moitié de la société russe ne se jette sur l’autre moitié pour la dévorer.

 

« Nous sommes déjà terriblement forts, poursuit-il. Les nôtres ne sont pas seulement ceux qui tuent et qui brûlent... Écoutez, je les ai tous comptés. Le maître qui se moque avec les enfants de leur Dieu et de leur berceau est des nôtres. L’avocat qui défend un assassin cultivé en démontrant qu’il était plus cultivé que ses victimes et que, pour se procurer de l’argent, il ne pouvait pas ne pas tuer, est aussi des nôtres. Les écoliers qui tuent un paysan pour se procurer une sensation sont des nôtres. »

 

Verkhovenski termine son énumération en s’écriant :

 

« Le crime n’est pas une folie, comme le veut Littré, mais une idée saine, presque un devoir, à tout le moins une noble protestation. »

 

Voilà ce qui se disait en Russie, entre 1840 et 1850, dans des réunions d’hommes tels que Dostoievski et ses amis. La maladie mentale était caractérisée, et il est naturel que les fils de ces forcenés soient nihilistes.

Quelle que soit l’origine de leur folie, les fous sont dangereux. Dostoievski n’hésitait pas à le reconnaître et il a toujours dit que le gouvernement russe avait eu raison de se défendre contre son groupe, qu’il en avait le droit et le devoir. C’est le 23 avril 1849 que se produisit l’événement qui devait, selon lui, le sauver de la démence et qui, en tout cas, fit de lui un homme nouveau. Il fut arrêté avec trente-trois autres jeunes gens, membres de la même Société, et passa avec eux en jugement. Presque tous furent condamnés aux travaux forcés à vie ou à temps, par grâce spéciale, leur dit le président du tribunal, car, d’après la loi, ils auraient dû être fusillés. Quelques-uns, par une clémence encore plus grande, en furent quittes pour être envoyés dans un régiment en qualité de simples soldats. Dostoievski eut pour sa part quatre ans de bagne et quatre ans de régiment. Le crime des accusés était très vague, même aux yeux du juge qui les condamnait. Nous avons les considérants du jugement sous les yeux. Les principaux accusés sont convaincus d’avoir nourri des « desseins criminels » contre le gouvernement, les autres d’avoir « partagé les desseins criminels » des meneurs. À ce premier chef commun s’ajoute çà et là, pour chacun, un crime particulier. L’étudiant Khanikof a « partagé, etc., et prononcé un discours dans un dîner en l’honneur de Fourier » : dix ans de travaux forcés. Dostoievski a « partagé, etc., et répandu une lettre du littérateur Bélinski ». Ainsi des autres. Dans les derniers jours de décembre, par un froid de 40 degrés centigrades, Dostoievski était acheminé vers la Sibérie. Selon les prévisions humaines, il était perdu.

 

 

II.

 

Les gens parfaits ne sont pas intéressants : ils n’ont aucun mérite à avoir toutes les vertus du monde, puisqu’ils sont parfaits. Les luttes morales des pauvres pécheurs méritent, au contraire, l’admiration et le respect. L’un des plus beaux spectacles qui existent est celui d’une âme aux prises avec elle-même et s’efforçant de triompher de ses infirmités et de ses passions. C’est ce spectacle que va nous offrir Dostoievski, dans des circonstances où j’ose dire que le combat était sublime.

Il avait vingt-huit ans, l’âge où la vie sourit à l’homme ; il sentait en lui un grand écrivain, il était innocent, même en pensée — Dostoievski, disait un de ses amis politiques, n’a jamais été un révolutionnaire, — et il était envoyé avec les assassins dans ces hideux bagnes de la Sibérie qui n’avaient pas encore été réformés et dont les horreurs sont restées légendaires. Il y avait de quoi douter de tout, sombrer dans la haine et le découragement. Dostoievski a décrit ses sensations lorsqu’il se vit enchaîné, la tête rasée d’un côté, et qu’il considéra les narines fendues, les fronts et les joues marqués au fer rouge, les physionomies bestiales et féroces de ses compagnons. Les premiers mois furent les plus lourds de sa vie. Il se refusait à accepter l’injustice. De quelque côté qu’il se tournât, rien que mauvaise volonté et méchanceté. Les autres forçats le regardaient de travers ; son silence et son air farouche les indisposaient. S’approchait-il d’eux pour travailler, on chassait ce monsieur qui ne savait rien faire et gênait les autres. Il aurait succombé sans deux rayons de lumière, bien faibles d’abord, mais qui ne cessèrent jamais de briller devant ses yeux.

L’un était le souvenir de sa première visite à Bélinski et du serment qu’il s’était fait ce jour-là. « Au bagne, dit le Journal, je reprenais courage en me rappelant cette minute, la plus délicieuse de toute ma vie. » L’autre rayon sauveur s’échappait d’un Évangile qui lui avait été donné, à son passage à Tobolsk, par les femmes des Décembristes : on sait que ce nom désigne les hommes compromis dans le complot du mois de décembre 1825, lors de l’avènement de l’empereur Nicolas.

 

« Les femmes des décembristes attendrirent le gardien de la prison et obtinrent d’avoir une entrevue avec nous. Nous vîmes ainsi ces grandes martyres, qui avaient suivi volontairement leurs maris en Sibérie. Absolument innocentes, elles supportèrent pendant vingt-cinq ans tout ce que supportèrent leurs maris condamnés. L’entrevue dura une heure. Elles nous bénirent pour la suite de notre voyage, firent le signe de croix sur nous et donnèrent à chacun un Évangile, le seul livre permis en prison. Il demeura pendant quatre ans sous mon chevet, au bagne. Je le lisais et je le faisais lire aux autres. C’est dedans que j’appris à lire à un forçat. »

 

On comprend que, dans les extrémités où se trouvait Dostoievski, les questions de dogme n’interviennent plus. Il n’y a plus qu’une seule question : être ou ne pas être moralement, sauver l’étincelle de la foi et de l’idéal, de la foi à n’importe quoi et de l’idéal quelconque. Les meilleurs raisonnements sont alors de pauvres remèdes, surtout pour une nature mystique telle qu’était Dostoievski. Le seul baume qui soulage le cœur endolori par la méchanceté humaine, c’est la certitude de l’immense bonté humaine. Dostoievski, au bagne, faisait lire son Évangile à un jeune montagnard que les lois de sa tribu avaient obligé d’accompagner le chef de famille dans une expédition de brigandage et qui avait été pris et condamné. Ce demi-sauvage se prit de passion pour l’Évangile parce qu’il y est ordonné « d’aimer même nos ennemis. » Le maître voulut imiter l’élève. « Au bout d’une année, raconte-t-il, pendant laquelle j’avais systématiquement fermé les yeux, je les ouvris, et je vis que parmi mes horribles compagnons de bagne il se trouvait de braves gens, capables de réfléchir et de sentir. »

Des forçats n’avaient commis d’autre crime que de sauver leur fille ou leur femme du caprice du maître. Un vieux croyant avait voulu « souffrir pour la foi » et avait mis le feu à ce qu’il considérait comme un temple de païens. D’autres, comme le jeune montagnard, avaient obéi aux seules notions du bien et du mal qu’ils possédassent. Dostoievski se sentit peu à peu rapproché par la souffrance commune de tous ces malheureux, et les témoignages de bonté qu’il reçut d’eux, lorsqu’ils le connurent, achevèrent de percer les ténèbres morales qui l’enveloppaient. L’espoir d’une vie nouvelle se fit jour dans son esprit ; un désir ardent de renaître régénéré lui donna la force d’attendre. « J’examinai toute ma vie passée, écrivait-il ; je me jugeai sévèrement et me condamnai ; parfois même je bénissais le sort de m’avoir envoyé cet isolement sans lequel je ne me serais ni jugé ni condamné. » On mesurera le chemin parcouru en apprenant que vers dix-sept ans, avant aucune épreuve, Dostoievski avait pensé au suicide, et qu’à la même époque, sentant l’impuissance de sa volonté, il écrivait à un de ses frères : « Combien l’homme est pusillanime ! Ô Hamlet ! Hamlet ! » Quand Hamlet revint de la Sibérie, ce n’était plus Hamlet, c’était un héros, c’était un juste, péchât-il sept fois par jour.

Le reste de sa biographie ne doit pas nous arrêter. Il travailla beaucoup, voyagea, se maria. Il est mort en 1880.

Dostoievski avait le front haut et large, les pommettes un peu saillantes, la barbe épaisse, les cheveux plats, le regard profond et doux, la bouche triste, l’expression générale souffrante. Ne pouvant analyser tous ses ouvrages, nous nous arrêterons de préférence à Crime et Châtiment, le chef-d’œuvre de l’auteur et un chef-d’œuvre en soi, car, ainsi que le disait dernièrement M. Brunetière avec sa justesse accoutumée, « qui dit chef-d’œuvre ne dit pas ni n’a jamais voulu dire des œuvres qui défient la critique, où l’on ne puisse rien trouver à reprendre et qui soient enfin l’absolue perfection de leur genre. »

Le célèbre roman de Dostoievski, publié en 1866, produisit en Russie une impression telle, que des lecteurs ne purent l’achever ; ils en devenaient malades. Le livre donne le cauchemar même à un étranger : il n’est pas surprenant qu’il ait fait mal à ceux qui y reconnurent une page de psychologie nationale. L’histoire de l’infortuné Raskolnikof était l’histoire de la meilleure partie de la jeunesse russe vers le milieu du siècle. Les Russes qui ont aujourd’hui des cheveux blancs se souviennent parfaitement d’avoir coudoyé à l’Université cet étudiant pauvre, intelligent, orgueilleux et morose, qui rêvait au lieu de travailler et dont le bon sens et le sens moral avaient été émiettés par le sophisme. Ils l’ont vu dévorer les livres français et allemands introduits en contrebande, se griser d’idées qui ne correspondaient dans sa patrie à aucune réalité et s’épuiser le cerveau à chercher des conciliations impossibles entre les exigences d’une imagination du xixe siècle, nourrie de théories socialistes et humanitaires, et la condition de sujet de l’empereur Nicolas. Ils l’ont entendu demander pour la centième fois, comme dans un mauvais rêve, où était l’issue, et ils l’ont soigné lorsqu’il a commencé, à force d’angoisse, à avoir le délire.

 

« Alors je me suis caché dans un coin, comme une araignée, raconte Raskolnikof à Sonia. Tu es venue dans mon bouge, tu l’as vu. Sais-tu que les plafonds bas et les murailles étroites étouffent le cœur et l’intelligence ? Oh ! que je le haïssais, ce bouge ! Et pourtant je ne voulais pas en sortir. Je ne voulais pas ! Je restais des jours entiers sans sortir, je ne voulais pas travailler, je ne voulais même pas manger, je restais tout le temps couché... La nuit, je n’avais ni feu ni lumière, je restais couché dans le noir. J’avais vendu mes livres et il y avait épais comme le doigt de poussière sur mes cahiers. J’aimais mieux rester couché et penser que de travailler. Et je pensais toujours — et j’avais des songes étranges. »

 

L’idée fixe qui obsédait Raskolnikof était de trouver un moyen digne de lui de commencer son chemin dans le monde. Il estimait que l’humanité se divise en deux classes : les hommes ordinaires, et les hommes extraordinaires. Les hommes ordinaires ont été créés pour avoir des enfants, obéir et respecter la loi. Les hommes extraordinaires ont le droit de commettre tous les crimes et de transgresser toutes les lois, par la seule raison qu’ils sont des hommes extraordinaires. C’est eux qui font marcher le monde et qui le conduisent au but. Ils seraient coupables de se laisser arrêter par des règles imaginées en vue des petits esprits et ils doivent au contraire autoriser leur conscience à franchir les obstacles qui s’opposent à la réalisation de leurs idées. Tous les grands hommes ont agi ainsi ; ils n’ont pas hésité à verser le sang à flots pour prendre la place qui leur revenait dans le monde.

On ne devient pas guide et bienfaiteur de l’humanité sans commencer par tuer : témoin Mahomet, Napoléon et bien d’autres. Raskolnikof se rangeait dans la catégorie des hommes extraordinaires : il n’existait donc pas de loi pour lui, et il ne s’agissait que de trouver un moyen qui fut bon.

À force de retourner ces idées, l’estomac vide et la tête chaude, il se mit à rêver tout éveillé à ce que ferait un homme dans sa situation que ne retiendrait aucun préjugé. Cet homme irait chez une vieille usurière qu’il connaissait bien, méchante, infâme, une de ces créatures qui n’ont jamais fait que du mal ; il la tuerait, prendrait son argent et en ferait le point de départ d’une fortune employée au bien de ses semblables. Raskolnikof s’amusait à préciser les détails : l’homme prendrait une hache, il la cacherait sous ses habits, comme ceci, en passant le manche dans un nœud coulant fixé à la doublure de sa redingote ; il frapperait la vieille sur la tête, mettrait dans ses poches le magot qui est là, dans la chambre à coucher ; puis, comme il n’aurait pas de remords, partant, pas d’émotion, il s’en irait paisiblement et ne serait jamais découvert. L’homme s’occuperait ensuite de l’emploi de son capital. Ici le rêve de Raskolnikof se mêlait de plus en plus de détails personnels. Il se voyait entourant de bien-être sa chère maman, si pauvre et si bonne, et sauvant sa sœur d’un mariage de désespoir. Il pensait moins au crime et plus à ses conséquences bienfaisantes. Puis il recommençait à se raconter l’assassinat de la vieille usurière, et il inventait de nouveaux détails, de nouvelles combinaisons ingénieuses qui rendaient le coup immanquable.

Un jour vint où l’homme extraordinaire qui avait commis le meurtre revêtit dans ses visions sa propre figure. Il n’avait déjà plus à ce moment l’esprit tout à fait sain. « J’avais des dispositions à la folie », dit-il dans sa confession, et, en effet, ses camarades le croyaient un peu fou. Encore quelques semaines, et il ira chez l’usurière pour se donner par l’imagination les sensations qu’il éprouverait s’il allait vraiment la tuer. Dostoievski a décrit avec une puissance d’analyse merveilleuse de quelle façon l’hallucination se transforma insensiblement en idée réelle et comment Raskolnikof, au moment où il croyait n’y plus penser, sentit inopinément que « tout était décidé » et qu’il assassinerait la vieille usurière. Nous assistons heure par heure, minute par minute, à l’effondrement d’une âme qui ne croit plus qu’à l’orgueil et ne s’appuie plus que sur lui. L’orgueil lui souffle que s’il réalise son rêve il ne sera pas un homme vulgaire. Il fera d’ailleurs une bonne action en débarrassant la terre de cette vieille immonde. Il prend sa hache, va, tue et vole.

Ce qui lui arrive ensuite se rattache à une conception du caractère russe qui est trop remarquable pour ne pas mériter un chapitre à part.

 

 

III.

 

Le caractère que nous allons dépeindre ne se rencontre pas seulement chez Dostoievski. Pour ne parler que d’œuvres connues de tous les lecteurs, Tourguénef l’a donné au héros de Terres vierges. Son Néjdanof veut plus qu’il ne peut. L’intelligence et l’imagination sont plus fortes chez lui que la volonté. Il est entraîné et accablé par des idées trop lourdes pour ses forces. « Qu’est-ce qui t’arrive, Hamlet russe ? » lui demande Pakline. Il arrive à Néjdanof qu’il sent son impuissance. Il se tue.

Le même type se retrouve dans les Mémoires d’un seigneur russe. La pensée de Tourguénef n’est pas moins claire ici. « Appelez-moi, dit Vassili-Vassilitch, appelez-moi le petit Hamlet rustique du district de Stchigrof... Cette famille de Hamlets de district est extrêmement nombreuse dans le pays. »

Nous avons vu Dostoievski, adolescent, s’écrier en parlant de lui-même : « Ô Hamlet ! Hamlet ! » Vieilli et mûri, il ne se lassera pas de peindre des Hamlets. Il est manifeste qu’il en a rencontré souvent et qu’il a étudié la race dans toutes ses variétés. Dans les Mauvais esprits, Schatof est « un de ces Russes que frappe soudain une idée vigoureuse et qui sont écrasés par elle, quelquefois pour toujours. Ils sont incapables de la maîtriser, ils n’en ont pas la force ; mais ils y croient passionnément et passent le reste de leur vie dans les spasmes d’un homme pris sous une grosse pierre et déjà à moitié écrasé. »

Stavroguine « cherche les fardeaux » et ne peut les porter parce qu’il n’est pas « un homme fort » ; il a un « caractère nul ». Viveur, bretteur, intelligent, corrompu jusqu’à la moelle, assailli de désirs disproportionnés à sa volonté, il est de ces hommes dont parle son ami Verkhovenski, qui « tuent un paysan pour se procurer une sensation. » Tout ce qui chatouille ses nerfs lui est bon. Il trouve « la même beauté dans une farce féroce et sensuelle que dans une action héroïque », parce que l’une et l’autre lui procurent des sensations. Il s’est marié à une pauvre folle pour gagner un pari fait après boire et pour se donner une volupté encore inconnue, la « volupté du remords ». Lorsqu’il ne lui reste plus à connaître que la sensation de la mort, il prend une corde et se pend.

Dans Humiliés et offensés, Aliocha est bon et aimable ; mais il est « sans caractère » et ruine toute une famille qu’il adorait. Il prend feu à toute idée généreuse et est incapable de tenir une seule résolution. Aux réunions de jeunes gens, il est un des plus ardents :

 

« Nous parlons de tout ce qui peut conduire à l’amour du progrès, de l’humanité, du prochain ; nous discutons les questions du jour ; nous nous occupons des réformes récemment inaugurées, nous nous entretenons des hommes d’action contemporains, nous les lisons, nous les analysons... C’est une jeunesse exubérante de sève, enflammée de l’amour de l’humanité. »

 

Magnanime en paroles, héroïque en intentions, Aliocha n’est dans la conduite qu’un misérable chiffon, que chacun tourne et tortille à son gré.

Raskolnikof est aussi un impuissant.

Dès que le crime est consommé, la peur le prend, il perd la tête et il lui reste tout juste assez de raison pour s’apercevoir qu’il fait exactement tout ce qu’il s’était promis d’avance de ne pas faire. Il n’est plus maître ni de sa physionomie, ni de sa langue, ni de ses pas, et il commet l’une après l’autre toutes les imprudences habituelles aux criminels vulgaires et qui lui inspiraient jadis tant de mépris. Il est contraint de s’avouer qu’il a tenté une entreprise au-dessus de ses forces et il est profondément humilié de ne pouvoir dominer ses nerfs, lui l’homme extraordinaire. Il n’a pas de remords. Quand il raconte son crime à son amie Sonia et que celle-ci lui conseille d’aller se dénoncer pour se réhabiliter par l’expiation, il déclare qu’il ne veut pas aller au bagne, car il ne reconnaît pas qu’il ait mal fait. Il est honteux d’avoir eu peur, d’avoir eu la fièvre, de ne pas avoir su profiter du meurtre ; il n’est pas repentant. Il croyait être Napoléon, il est Hamlet : voilà ce qui le ronge, ce qui lui donne le dégoût de lui-même et le conduit enfin à se livrer à la justice, pour se punir, non d’être un meurtrier, mais de ne pas être un homme fort. Condamné aux travaux forcés et envoyé en Sibérie, il continue à ne pas voir qu’il a été coupable. La crise morale qu’il traverse au bagne et par laquelle il renaît à une vie nouvelle est une belle étude de l’âme humaine. Dostoievski s’est servi pour ces pages remarquables de ses propres souvenirs. Raskolnikof couche aussi avec un Évangile sous son chevet, l’Évangile que lui a donné Sonia et dont la première lecture en commun, au chapitre IV de la 4e partie, a inspiré à l’auteur une scène magnifique.

Raskolnikof, Néjdanof, Stavroguine, Aliocha sont des nerveux, comme l’était Dostoievski lui-même. En lisant les romans russes, on remarque combien souvent les personnages s’impatientent, se fâchent, parlent d’un ton irrité. Jusqu’à l’excellent Pokrovski, des Pauvres gens, qui ne peut dire quatre mots sans s’emporter. Jusqu’à Schatof, « le meilleur homme du monde », qui en est en même temps « le plus irascible ». Ce sont leurs nerfs qui les tourmentent et les agitent, leurs nerfs de race fine et impressionnable jetée par la destinée dans des aventures et des épreuves au-dessus de leur caractère. « Toi, tu as les nerfs détraqués », dit Pakline à Néjdanof. L’empereur Nicolas a détraqué les nerfs du pays et il l’a laissé dans l’état mental où est l’Hamlet de Shakspeare au 3e acte, lors de la scène du rat : le cerveau encore lucide, mais ne gouvernant plus entièrement son cerveau. Le Hamlet russe sera-t-il sauvé, comme Dostoievski, par une crise morale ? On ne saurait encore répondre à cette question. Les fils des héros de Dostoievski ont leur histoire écrite dans Terres vierges, dans les ouvrages nihilistes et dans les comptes rendus des tribunaux russes. Attendons les petits-fils.

Nous regrettons de devoir nous arrêter sans même avoir nommé tous les ouvrages de Dostoievski. Nous n’avons voulu aujourd’hui que faire aimer l’homme et montrer comment sa propre histoire lui a expliqué l’histoire de sa génération. Peut-être reviendrons-nous une autre fois sur l’écrivain, qui n’est pas sans défaut. Dostoievski est souvent prolixe et diffus ; en vrai réaliste, il ne nous fait grâce de rien, pas même des bavardages des sots et des divagations des fous. Il dédaigne trop l’art de la composition. Il est quelquefois ennuyeux. Ces taches se perdent dans l’éclat que donnent à son œuvre une science du cœur humain prodigieuse, un sentiment dramatique très vif, une imagination vigoureuse et une puissance de sympathie qui rappelle George Eliot. Dans Crime et Châtiment, Raskolnikof se jette à genoux devant une pauvre fille qui s’est vendue pour donner du pain aux siens, et il lui baise les pieds. La jeune fille croit avoir affaire à un fou et se recule avec terreur. « Ce n’est pas devant toi que je me suis prosterné, lui crie Raskolnikof, c’est devant toute la souffrance de l’humanité. » Dostoievski a vécu, pensé et écrit prosterné devant toute la souffrance de l’humanité. Entre tous ses titres de gloire, c’est le plus beau et le plus pur.

 

 

 

 

 

 

 

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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 11 novembre 2021.

 

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[1] M. de Vogué, article sur Tolstoï, Revue des Deux Mondes.

[2] La Société russe, par un Russe.