LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Constantin Balmont
(Бальмонт Константин Дмитриевич)
1867 — 1942
QUE DONNENT AU MONDE LES SLAVES ?
(Что дают миру славяне?)
1929
Traduit du russe par L. Malakoff dans Le Monde et l’art slave, 2, août 1931.
Un vieux château en Slovaquie
À toute question l’on peut répondre par des voies détournées et pittoresques, par des comparaisons, des rapprochements, des figures, des citations poétiques, imprécises et suggestives.
Mais on peut également y donner une réponse directe, aussi directe et abrupte que l’est la descente d’un aigle sur sa proie.
Que donnent au monde les Slaves ? — Leur âme. Comment ? Voulez-vous donc dire que les autres peuples européens n’ont pas d’âme ?... Si, ils en ont certainement une. Mais ils ne la livrent pas, ne la donnent pas aux autres. Ils la gardent pour eux-mêmes. C’est à peine si par hasard ils en donnent une petite parcelle à de proches parents. Mais là encore ils sont circonspects.
C’est là que gît la différence essentielle entre l’Européen et le Slave. En disant Slave j’entends — tout Slave, qu’il soit Bulgare ou Serbe, Croate ou Polonais, Slovaque ou Tchèque, et étant Russe moi-même, j’entends tout particulièrement le Russe. Et je sais que les Slaves donnent au monde leur âme ; ils la livrent sans regret, ni calcul, entièrement, quand le besoin s’en présente, et quoiqu’ils la donnent, elle leur reste pourtant toujours, cette âme riche, profonde et vierge, source sylvestre, puits au désert, champ printanier en friche, sur lequel sautillent des grolles au long bec et souffle une brise fraîche inspiratrice de rêves caressants ; et du haut des nues, le Soleil bénit ce champ de ses rayons d’or liquide.
Ainsi il est dit dans l’Évangile de Saint-Jean : « Personne n’a un plus grand amour que celui de donner sa vie pour ses amis. » (Ch. 15).
Et Saint-Mathieu dit : « Car qui voudra sauver sa vie la perdra, et qui l’aura perdue pour Moi la retrouvera. » (Ch. 16).
Le Slave, autant individuellement que dans la masse des peuples, suit volontiers la voie indiquée par le Rédempteur ; il est prêt à livrer sans hésitation son âme pour le salut de ses semblables ; nombreuses sont les époques dans l’Histoire où il a donné son âme, sa vie, ses terres, son moi ; mais Celui qui veille de l’Au-delà les lui rend encore et encore. Et le voici de nouveau avec son franc sourire, sa droiture dans la malice, son parler sage, son indulgence de vieillard, son sourire d’enfant et son rire sonore d’adolescent irréfléchi.
La bibliothèque de Jagellon, à Cracovie
Tel est le Slave sous ses faces les plus exactes, les plus nettes, les meilleures. L’« Éternel Slave » qui, à travers la brume des siècles, se transvase d’une âme slave dans l’autre.
C’est cette capacité de se donner jusqu’à l’oubli de soi-même pour le salut des causes souvent traîtresses — qui fut la cause de bien de malheurs historiques des peuples slaves.
Le joug mongol supporté pendant des siècles par les Russes. Le joug germanique subi par les Tchèques, le joug turc qui pendant des centaines d’années a écrasé les Bulgares et les Serbes.
Dans un certain sens tout ce terrible chemin sous le joug étranger a été pour nous tous une voie qui a permis la révélation des richesses de notre âme. Il a été la forge enfumée et lugubre dans laquelle se sont forgés notre volonté, l’acier du glaive, la charrue solide, l’argenté lunaire de nos contes célèbres et les grappes dorées de nos immortels chants populaires, pareils auxquels on ne trouvera — si bien qu’on ne cherche ! — que dans les pays slaves et dans le royaume boisé de Lithuanie, séparée des Slaves, mais réunie à eux en ses destins millénaires.
Être réduit à l’esclavage durant cent ou quatre cents ans et ne point perdre sa personnalité, conserver son langage, sa sensibilité unique, la douceur de sa contemplation du monde, n’est-ce donc pas ressusciter après avoir été crucifié ? N’est-ce pas avoir été enfermé dans de profondes oubliettes pendant la moitié de sa vie et en sortir ensuite au soleil non pas en vieillard prématurément brisé, mais en adolescent rieur dont les bras se tendent vers une œuvre créatrice et qui cherche dans la lumière de l’Astre du Jour la joie d’étreindre sa Mère adorée, sa Patrie, son frère, sa sœur, sa bien aimée, et le monde entier ? Mystère de transsubstantiation. Du plomb transformé en or. Sublime exemple d’héroïsme, chapelle au bord d’une route où le pèlerin lassé peut élever sa prière.
La forêt n’a ni filé, ni tissé, tu le sais
Elle a été gravement malade tout l’hiver,
Mais lorsque vint le jour de St-Georges
Elle était toute vêtue et parée,
D’une robe verte et neuve,
Drapée dans une cape verte,
Vois le velours vert est tout autour.
Quel artiste raffiné a écrit ces vers ? Ils ont l’élégance d’un cristal de Venise, la finesse d’une dentelle flamande. C’est un simple paysan bulgare qui les a non pas écrits, mais chantés et quelque savant collectionneur de chants populaires les a inscrits ensuite.
Écoutez, étudiez une telle chanson. Ce n’est pas un berger étranger qui l’a chantée, mais un Slave dont l’âme ne s’est pas noyée dans l’affreuse noyade.
Prenons une autre chanson populaire slave :
O jeune fille, ô fleur épanouie,
Pourquoi fronces-tu tes sourcils ?
Tu sèmes la douleur dans les cœurs des jeunes
Tu as allumé la douleur dans mon cœur ;
J’ai un cheval, mais je marche à pied,
Je suis chaussé, mais je marche à pieds nus,
J’ai du pain, mais ne suis jamais rassasié,
J’ai de l’eau, mais j’ai soif, j’ai soif !
Cette chanson-là a été chantée par un Croate. Tout le vent impétueux des montagnes et des mers y est. De même que les sons fougueux du violon. Sarasate lui-même n’aurait pas mieux joué. Rendez-vous compte que vous lisez ces vers pour la première fois, que vous ne les connaissiez pas. Pourquoi ? Vous connaissez d’autres vers qu’on vous a souvent chantés dans les salons :
« Non ! Seul celui qui a connu
La soif d’une rencontre
Comprendra combien j’ai souffert
Et combien je souffre... »
Château de Gatchina [Russie] (d’après l’aquarelle de Mayer, 1824)
À dire vrai : ces célèbres vers de Goëthe sont bien pauvres si on les compare à la chanson populaire chantée par le Croate.
Les Slaves sont modestes et résignés de nature. Mais une parole admirable se trouve dans la correspondance amicale entre Krasinski et Slowacki, ces deux poètes de la constellation dominée par Mickiewicz : « La vraie résignation est inséparable d’une noble fierté et la vraie fierté est empreinte de résignation. »
Lorsqu’un Slave trouve sous une fougère fleurie un trésor inestimable, il ne se hâte pas d’annoncer cette nouvelle en faisant du carillon. Et bien lui en soit ! Ses fleurs demeurent longtemps à l’abri non seulement des attouchements, mais encore des yeux humains. Et c’est cela qui leur donne — lorsqu’elles sont enfin découvertes par un effort de contemplation — ce charme frais et ensorcelant que ne rappellent nulles autres fleurs terrestres.
Par notre douceur, par notre persévérance, par notre colère vengeresse longtemps comprimée et qui éclate à l’instant suprême, par le don divin de travail créateur, par la capacité même de notre âme d’atteindre le but visé et de demeurer dans la réussite semblables à des ermites, par tout cela — soyons à l’avenir toujours des Slaves. Soyons toujours des oiseaux au ailes largement déployées qui savent, au moment sacré de l’Histoire, former de leurs ailes unies un tapis aérien à Celui qui voit tout, un socle immuable à la Très Pure, Très Sainte Vierge, Étoile des Mers.
Mais ne commettons pas, nous, Slaves, la grande erreur de nous bercer de nos propres louanges. En le disant, je ne veux parler que de l’ « Éternel Slave » saisi dans ses reflets précis et nets. Mais par nos actes et notre vie, sommes-nous souvent pareils à ces reflets ? Notre capacité de nous donner jusqu’à l’abnégation à ce qui a touché notre cœur ne nous conduit que trop souvent non pas à l’héroïsme, mais à des erreurs aveugles. Les différends entre Slaves sont connus de tous. Les sentiments personnels prennent chez nous trop fréquemment des proportions telles, et une telle force de remords, de suggestion et d’annihilation de la volonté, que nous tombons plus souvent que quiconque dans des pièges tendus parfois par notre propre imprévoyance. Il en résulte un phénomène double sur lequel un double jugement peut être porté. Nous en voyons un exemple tragique dans la fin fatale des deux plus grands poètes russes, Pouchkine et Lermontoff[1]. En considérant leur mort à un point de vue purement poétique, on peut découvrir de grandes beautés dans la faculté d’abnégation dont Pouchkine et Lermontoff firent preuve en affrontant l’issue suprême. Mais en examinant avec calme les circonstances qui précédèrent ces deux morts tragiques, l’on ne peut nier que Pouchkine, aussi bien que Lermontoff, auraient dû — et ils le pouvaient — non pas trancher, mais dénouer le nœud serpentin ; ils auraient pu et auraient dû porter jusqu’à la vieillesse le flambeau unique de leur génie, comme l’avaient fait en Italie Léonard de Vinci, qui ne voulut pas se battre avec Michel Ange alors que celui-ci l’insulta en présence de tiers, ou comme le fit Goëthe qui put achever pour son peuple l’édifice de toutes les œuvres que lui suggérait son sort de créateur.
La parole la plus précieuse peut-être qu’ait dite au cours de sa brève existence l’immortel Pouchkine, qui plus que tout autre a fait connaître aux Russes la Russie, et tout ce qui est Russe, est comprise dans cette réflexion :
« Le blâme n’est jamais persuasif et il n’y a pas de vérité là où l’amour fait défaut. »
Avec notre âme aimante, nous traversons le monde et entrons, inattendus, dans les demeures bien réglées d’Europe et d’Amérique. Par notre musique, arrachée des profondeurs non communes, par nos danses incomparables, par notre sincérité et notre simplicité enfantines, liées à un esprit observateur et fin, par notre abord inattendu de cœur à cœur là où l’on est habitué à entendre des formules froides et superficielles, par notre poésie empreinte du souffle de nos steppes, de nos forêts, de nos mers, par la conscience de nos Dostoïevsky et Tolstoï qui éclairent en double flambeau cette époque d’immoralité affolante... et par quelque chose d’autre encore qu’il est difficile d’exprimer en paroles, mais qui touche directement l’homme comme le touchent un enfant inconnu, un rayon de soleil, un envoyé du Royaume du Juste... par tout cela enfin, nous autres Slaves, nous autres Russes, disséminés de par l’univers, en traversant ce monde étranger, nous laissons dans les cœurs des traces lumineuses.
L’Université populaire de Sofia
Les « Annales de Nestor », illustrant la vie d’Olga au moment de sa conversion au Christianisme, relatent que le Patriarche lui enseignait la foi « tandis qu’elle, la tête penchée, écoutait l’enseignement et s’en imprégnait. » Voilà l’une des faces du Slave : un cœur ouvert au monde, le désir d’une influence, la soif de perfectionnement spirituel. Nestor dit, en parlant de Sviatoslav : « ... il marchait allègrement tel une panthère. » Voilà encore un autre trait caractéristique du Slave : la légèreté de ses élans vers le but marqué ; cette démarche silencieuse, ce joli saut assuré lui sont particuliers.
Une merveilleuse inscription prophétique sur la Cloche dit ;
« Vivos voco. Mortuos plango. Fulgura frango ». (J’appelle les vivants, Je pleure les morts. Je brise les foudres).
C’est quelque chose de pareil à cette voix puissante, quelque chose de proche, d’éternellement vivant et de suggestif que je sens dans la chanson populaire bulgare, dans les paroles d’une jeune fille mourante :
— Ma mère, ma joie,
Bien jeune je meurs,
Ne m’enterre pas trop vite,
Laisse approcher toutes mes amies,
Qu’avec leurs cierges de cire
Elles allument toutes les lumières,
Qu'elles apportent chacune une fleur,
Qu’elles s’affligent et se désolent...
Après tu m’enterreras
Entre deux routes, deux routes larges.
Là où passent nos guerriers,
Et j’écouterai, mère chérie,
Comme trépignent leurs chevaux,
Comme tintent leurs sabres aiguisés.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 14 octobre 2020.
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