LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Mikhaïl Artsybachev

(Арцыбашев Михаил Петрович)

1878 – 1927

 

 

 

 

L’ÉPOUVANTE

(Ужас)

 

 

 

1905

 

 

 

 

 

 

Traduction de Jacques Sorrèze parue dans la Revue des Français, vol. 8, 1913.

 

 

 

 


TABLE

I.

II.

III.

IV.

V.

VI.

VII.

VIII.

IX.

 

 

 


 I.

Comme à l’ordinaire, Ninotchka avait passé la soirée chez les vieux Iswolguine. Elle aimait aller chez eux où elle trouvait un intérieur clair et douillet ; aussi parce que sa jeunesse pleine de gaîté et d’espérances, comme un bourgeon prêt à éclore, éclatait en une irradiante joie.

Toute la soirée, ils n’avaient causé que de son bonheur de vivre et de s’amuser. À onze heures, elle songea à rentrer chez elle, le vieux petit père Iswolguine voulut lui même l’accompagner.

Dehors il faisait froid et sombre. De la rivière masquée par la masse alignée des maisons et des hangars, soufflait un vent humide faisant gémir tristement les rameaux des arbres dans les potagers.

Sur la rivière quelque chose flottait en grinçant, puis s’entrechoquait avec bruit.

— La glace se fend ! murmura le vieux Iswolguine, luttant difficilement contre le vent debout.

Le vent tirait avec rage les pans de son manteau et la jupe de Ninotchka. Une pluie fine et froide fouettait leurs visages.

— Cela sent le printemps ! répondit gaiement la jeune fille.

— Bientôt vous retournerez chez vous ! dit Iswolguine pour être agréable à la charmante jeune fille, si bonne et tendre, éveillant toujours en lui un sentiment paternel, chaud, heureux, et triste en même temps.

— Oui, Dieu merci, ce sera bientôt ! cria Ninotchka, luttant contre le vent.

Ils longèrent la sombre ruelle, tournèrent à droite. Près de la grille de l’église, traînaient encore des petits tas de neige à demi fondue. Derrière l’église, à peine visible à travers les arbres noirs et dénudés, s’avançait un bâtiment en briques dans lequel deux fenêtres violemment éclairées semblaient deux yeux menaçants.

— Tiens ! il y a quelqu’un ! dit Ninotchka avec curiosité.

Ils arrivèrent à la porte, jetèrent un regard dans la cour d’où leur souffla une bouffée chaude de fumier et s’arrêtèrent sur le perron de l’école.

Ninotchka tendit la main. Iswolguine serra amicalement ses petits doigts et dit...

— Bonne nuit, mon petit bonheur !

Enfonçant sa casquette, tâtant le sol avec sa canne il s’éloigna rapidement.

Ninotchka gravit les marches, frappa à une fenêtre sombre. Quelqu’un, d’un pas pesant enjambant les flaques de boue s’approcha d’elle.

— C’est toi, Mathieu ? Tu as la clef ? Qui est là ?

— Oui, c’est moi, mademoiselle ! répondit la silhouette sombre.

— Tu as la clef ?

— Oui, bien !...

Mathieu monta les marches du perron et ouvrit la porte.

— Qui donc est arrivé ? demanda Ninotchka.

— Le juge d’instruction, le docteur et le commissaire. On a découvert un cadavre à Tarassowsk.

Ninotchka traversa le vestibule, entra dans la salle de l’école et longtemps chercha des allumettes.

— J’oublie toujours où je les mets !

Mathieu restait dans l’ombre et se taisait. Ninotchka ayant trouvé les allumettes, alluma la lampe.

— Mademoiselle, je dois aller chercher les chevaux au relai, pour conduire à Tarassowsk...

— La nuit ? s’étonna la jeune fille.

Mathieu soupira profondément.

— Je vous conseillerais, mademoiselle... d’aller chez le batuchka... ils sont ivres ici... Ils crient, ils chantent... ils vous empêcheront de dormir...

— Mais non ! répondit Ninotchka. Est-ce qu’ils sont vraiment très ivres ?

— Parbleu ! répliqua Mathieu avec une pointe d’envie. Ils ont bu toute la soirée... ils vont continuer toute la nuit.... Allez chez le batuchka, mademoiselle... je vous assure que ce sera mieux !...

— Mais non !... mais non !... cela ne fait rien ! protesta Ninotchka.

— Alors, je m’en vais ? ! grommela l’homme d’une façon désapprobative.

Ninotchka le reconduisit, ferma la porte au verrou, traversa la salle d’études et se rendit dans sa chambre.

Et de suite, derrière la porte condamnée et cachée par une tenture qui séparait sa chambre de la « chambre des fonctionnaires » elle entendit un rire aviné, un bruit de verre brisé et le gémissement des ressorts du divan. Une forte odeur de tabac et d’alcool imprégnait l’atmosphère.

Ninotchka ouvrit le vasistas et prêtant l’oreille écouta.

— Oui... oui... c’est entendu ! Mais tu as pris déjà tes renseignements ! criait une voix grossière.

— Eh ! doucement donc ! hoqueta un rire abruti.

Et tous trois s’esclaffèrent.

— L’occasion est unique...

Quoiqu’elle ne comprit rien, Ninotchka éprouva un sentiment pénible, vexatoire.

— Mieux vaudrait vraiment aller passer la nuit chez les Iswolguine ! songea-t-elle écœurée et vaguement peureuse. Et l’on dit que l’instruction mate les mœurs... Les paysans n’oseraient pas hurler ainsi... « Ils » savent pourtant que je suis ici... Seulement la brute instruite devient encore plus abjecte... comme exprès... pour narguer !...

Dans la pièce voisine, le vacarme augmentait, on criait, on remuait les chaises, on percevait même un bruit de lutte. Ninotchka assise près de sa table écoutait et pensait.

— Mon stage finit au mois d’avril !... Oh ! Si les jours pouvaient courir plus vite !... Je suis fatiguée... exténuée de travail !

Elle donnait à son visage une expression triste, mais en réalité elle voyait un avenir heureux, lumineux, des gens intéressants, un horizon large éclatant de liberté de travail et ses lèvres souriaient, ainsi que ses yeux.

Quelqu’un frappa impérieusement à la porte, une voix cria, tout près.

— Mad... mademoiselle !... ne pouvez-vous pas nous... nous donner une bougie... nous vous serions reconnaissants... notre lampe s’éteint...

Ninotchka timidement répondit :

— Oh ! certainement !

Elle se leva, chercha rapidement dans sa commode trouva les bougies et vint près de la porte.

Le verrou était de son côté, elle le poussa, entrebâilla à peine la porte et glissa sa main.

— Voici... à votre service...

— Mille et mille fois merci... mademoiselle ! reprit la même voix anormalement aimable. Mais on ne prenait pas la bougie que tendait toujours la jeune fille. Elle perçut un rire étouffé, un effleurement abject. Une main grasse, moite, gluante, saisit sa main.

— Merci... merci..., mademoiselle !

— Il n’y a pas de quoi ! répondit machinalement Ninotchka, en retirant vivement la main. Un long moment de silence régna. On n’entendait qu’un sourd murmure dans la pièce voisine.

Ninotchka. se calma, s’assit sur son lit. soupira et commença à se déshabiller. Elle enleva ses souliers, son jupon, son corsage, ne gardant que sa chemise et ses longs bas noirs retenus par des jarretières bleues. Les jambes étaient charmantes, presque enfantines, les mains petites fines et potelées. Elle tressa sa natte pour la nuit.

— Mademoiselle, retentit de nouveau la voix derrière la porte. Nous buvons le thé... Acceptez une petite tasse...

— Non... merci ! répondit Ninotchka effrayée, en se cramponnant à sa couverture.

De nouveau le silence se fit. Puis un violent coup de vent secoua les persiennes, hulula autour du toit — des glaçons se détachèrent, se brisant dans la cour avec un crépitement de verre brisé.

Nina avec précaution, évitant de faire du bruit, se glissa dans son lit, ramenant la couverture bien haut sous le menton. Les yeux grands ouverts, avec un incompréhensible effroi, elle fixait, sans ciller, la porte et dans son cerveau, tels des oiseaux effarés, tournaient des pensées.

— Il faut fuir... Oh ! si Mathieu revenait vite !

Mais au lieu de fuir, elle craignait de bouger, s’enroulait dans la couverture et essayait de se rassurer :

— Ils sont ivres... ils n’oseront pas entrer ! Cependant, au même instant elle eut l’intuition de la menace de quelque chose d’incroyable, — stupide et horrible.

— Eh ! là ! murmura très faiblement une voix — le verrou n’est pas poussé à l’intérieur !

Ce murmure — parce qu’il était à peine perceptible dans le grand silence — affola Nina.

— Qu’est-ce que nous risquons ? reprit la voix. En même temps, un frôlement se produisit près de la portière ; on essayait d’ouvrir.

Une peur affreuse s’empara du corps, du cerveau de Nina, devant la possibilité d’une incompréhensible monstruosité. Nina sauta à bas de son lit ; à demi vêtue, hagarde, elle semblait un joli petit fauve traqué.

La portière s’agita, livrant passage à une lourde forme imprécise.

— Qui est là !... Que voulez-vous ? Allez-vous en... ou bien j’appelle ! dit Nina tremblante.

L’ombre s’avança en titubant — c’était un grand homme rouge ; deux autres ombres le suivaient.

— Nous... nous sommes venus... vous... remercier pour la bougie... et... et aussi... vous vous ennuyez... peut-être... toute seule... une si jolie... si charmante... demoiselle... jeune fille...

Nina, devant ces faces ivres, bestiales, sursauta, cria désespérément.

— Au secours !... au secours !

— Tsstt !... eh !... tais-toi ! siffla furieusement une des ombres.

Le grand homme rouge et gras, la renversa de tout son poids en travers du lit. Il y eut un murmure impatient, des phrases baveuses, des hoquets coléreux...

 

II.

Lorsqu’ils eurent accompli leur infâme forfait, ils se trouvèrent dégrisés et leur acte apparut à leurs yeux, plein d’horreur.

Un petit jour gris planait sur la cour, la lampe s’éteignait, l’atmosphère de la chambre était étouffante et nauséabonde. Les oreillers traînaient sur le parquet, la couverture était tassée au pied du lit. Nina, couverte de bleus et d’ecchymoses se tordait, se débattait, pleurait et criait sur sa misérable couche. Elle n’était plus jolie, mais pitoyable, effrayante, presque répugnante.

Très pâle, le commissaire, vêtu seulement de sa chemise et de sa culotte, la maintenait sur le lit et lui fermait la bouche avec sa large main.

Le docteur et le juge d’instruction piétinaient sur place auprès de lui, tremblants, les yeux hagards, les visages défaits, terreux.

— Écoutez, maintenant, il est trop tard... nous regrettons, comprenez bien... nous saurons réparer dans la mesure... bredouillaient-ils, tous trois à la fois, peureux et affolés.

Mais Nina se tordait entre les mains du commissaire et les yeux révulsés, continuait à hurler.

— Qu’allons-nous faire d’elle ? ! murmura avec désespoir coléreux, le juge d’instruction.

On entendait déjà les bruits lointains du village qui s’éveillait. Sous la fenêtre même trois fois un coq avait vigoureusement chanté.

— Ah !... â... â... â... !! hurla Nina ayant réussi à arracher de sur sa bouche la main qui la bâillonnait.

Le visage du commissaire prit une expression de terrible colère bestiale ; avec une force impitoyable, il saisit Nina à la gorge, serra, serra encore, jusqu’à ce que la bave sanguinolente collât sur ses doigts. Une seconde les yeux du bourreau et de la victime se rencontrèrent en un regard effroyablement inhumain.

— Crie donc !... hurle donc, maintenant ! mâchonna triomphalement l’homme, entre ses dents.

 

III.

C’était une claire matinée ensoleillée. Près des maisons, dans l’ombre, s’allongeaient encore de larges bandes humides, mais là où tombaient les rayons de soleil, les petites flaques gelées semblaient d’argent et d’or les brins de paille éparpillés sur la route.

Dans la cour de l’école, vide, se détachait, sur la terre boueuse, le sillon régulier des roues d’une voiture. Dans la « chambre des fonctionnaires » tous les meubles étaient bousculés, sauf le grand canapé barrant soigneusement la porte ; des bouteilles vides jonchaient le parquet ; sur la table, des verres sales côtoyaient des assiettes contenant des cendres de cigares mouillées et des bouts de cigarettes mâchurées. Derrière la porte, dans la chambre de Nina, tout était calme, silencieux ; les persiennes closes hermétiquement gardaient jalousement le secret.

Jusqu’à onze heures, écoliers et écolières, massés près du perron, jouèrent et se battirent insoucieusement, comme une bande de moineaux. Puis régna subitement un silence inquiet et impressionnant. Quelqu’un courut le long de la route, annonçant la terrible nouvelle, ameutant tout le village. De tous côtés des gens se précipitèrent vers l’école, effarés et criants, parmi eux le vieux Iswolguine, le maire et le brigadier de gendarmerie. On ouvrit la porte et la chambre à jamais silencieuse se trouva tout à coup envahie par des gens aux yeux agrandis par l’épouvante et la curiosité. Sans nul doute possible, tout avait été là rangé en hâte et maladroitement — les meubles trop alignés, le lit refait, les vêtements de Nina plies avec un soin exagéré. L’atmosphère de la pièce gardait une odeur indéfinissable, suffocante.

Le corps de Nina, en chemise toute propre, aux plis non encore effacés, se balançait dans un coin, pendu au porte manteau, débarrassé de tous les effets. Les petites mains frêles, déjà marbrées, pendaient impuissantes le long du corps ; les jambes gainées dans les bas noirs aux jarretières bleues, s’étaient anormalement allongées et la tête rejetée en arrière, énorme, enflée, les yeux vitreux, la langue noire dépassant les lèvres gluantes de bave sanguinolente, gardait  une expression d’épouvante  et de surhumaine  souffrance.

Le vieux Iswolguine hurlait sauvagement, des gens criaient, menaçaient ; près du perron la foule massée, grondait. L’effroi, l’indignation surexcitaient les cerveaux, où germait, grandissait rapidement l’idée furieuse de la vengeance.

 

IV.

Le commissaire, le juge d’instruction et le docteur revinrent le lendemain soir, non pas ensemble, mais séparément. Malgré le crépuscule tombant, il faisait encore clair. De la mairie, ils se rendirent à l’école, gardée par deux gardes champêtres aux plaques reluisantes. Les autorités gravirent le perron. Le docteur grand et gros respirait pesamment, agitait ses doigts nerveusement. Le commissaire maigre marchait en avant, son visage était dur, résolu, plein d’assurance. Le juge d’instruction se tenait à l’écart, indifférent en apparence, mais son cou très blanc convulsivement rentrait dans ses épaules.

Le commissaire entra le premier dans la chambre, s’approcha résolument et froidement du corps de Nina, dissimulé sous un drap. Un instant il fixa le cadavre, puis se détourna et sourdement commanda, sèchement.

— Emportez !...

Les gardes champêtres, jetant à terre leurs casquettes, avancèrent vers le lit. Leurs mains tremblaient.

— Plus vite !!... Portez sous  la  remise !

Les hommes soulevèrent le corps, s’arrêtèrent, avancèrent à nouveau, portant sur leur bras la pauvre chose, qui leur semblait très lourde et en même temps fragile.

Sur la route devant l’école la foule manifestait bruyamment.

— Chassez tout ce monde-là ! murmura le docteur suffoquant, au commissaire.

Ce dernier se redressa ; autoritaire, froid il cria :

— Que faites vous ici, vous autres ? Allez, vivement, circulez !

La foule, muette, s’agita, se bouscula, puis à nouveau s’immobilisa.

— Dispersez-vous ! dispersez-vous ! crièrent le brigadier et les gendarmes.

Nina était maintenant transportée sous la remise et étendue sur la terre gelée. Sa petite tête roula doucement sur ses épaules.

Un des gardes champêtres, très pâle, se signa. Le commissaire le regarda et lui dit :

— Fiche le camp !... appelle le juge et le docteur.

Le visage du garde se contracta d’horreur et de pitié.

 

V.

Les constatations terminées, le docteur et le juge d’instruction revinrent, silencieux, dans une des salles de la mairie. La nuit était complètement tombée, nuit noire, opaque. Dans le vestibule sombre, on eut dît que quelqu’un se tenait aux aguets et écoutait.

— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! soupira le docteur essayant de rouler une cigarette entre ses gros doigts tremblants.

Le juge lui jeta un regard rapide et se prit à marcher de long en large.

Tous deux, secoués par la peur, n’osaient se dévisager. Dans leurs têtes alourdies, maladivement vides, les souvenirs passaient par bonds et par zig-zags, informes, mais aigus comme des lames d’épées.

Par instants, le docteur s’imaginait qu’il n’y avait là qu’une erreur facile à corriger, que tout sera étouffé et que de nouveau il fera bon de vivre comme auparavant. Mais subitement, la gentille petite femme aux bas noirs, qu’ils n’avaient tous considérée que comme un jouet, un amusement, qu’ils avaient soumise à toutes leurs fantaisies cruelles, émergeait du brouillard, transformée en un cadavre bleu. Alors tout l’avenir disparaissait dans un gouffre d’épouvante.

— Ah ! mon Dieu !... mon Dieu ! soupirait le docteur, les yeux brouillés par les larmes.

Cependant, le juge d’instruction arpentait la pièce d’un coin à l’autre et toujours de plus en plus vite, comme s’il eût été poursuivi par quelqu’un d’invisible qu’il cherchait à fuir. Dans sa tête ronde, aux cheveux blancs coupés de près, des idées noires se pressaient, cherchant une issue. Les soupirs du docteur l’énervaient. Il lui semblait que soupirer ne servait à rien et qu’il s’agissait uniquement de se débrouiller. Le souvenir de la petite morte ne l’émouvait pas.

— Ah ! mon Dieu ! soupira encore le docteur. Un accès de rage s’empara du juge ; il se tourna brusquement vers le docteur en criant.

— Avez-vous fini de gémir ! Que diable !! C’est exaspérant !... C’est vous, vous même qui avez eu l’idée de... de... et maintenant vous pleurnichez comme une vieille femme !

Le docteur devint pourpre et respira plus péniblement encore.

— Quoi ?... Moi ?... Toujours moi ? se redressa-t-il sur ses petites jambes courtes.

— Incontestablement ! hurla le juge, en s élançant vers lui, les dents grinçantes.

La lampe vacilla sur la table. Atténuée par l’abat jour, la lumière ne tombait que sur les poings crispés, les jambes arqueboutées, laissant dans l’ombre les visages.

— Moi ? ! répéta le docteur glapissant et s’étranglant.

— Vous !... vous !... vous !

— Qui a proposé en premier ? renâcla le docteur.

— Je l’ai dit en plaisantant, mais vous êtes entré le premier dans la chambre, vous...

— Et qui l’a assommée ?... Moi, peut-être ?

— Et qui a dit que nous ne risquions rien ? !

Ils se tenaient debout, face à face, les visages contractés en horribles grimaces, s’abreuvant d’infâmes accusations. Dans leurs esprits sombres, seule criait la voix de la conservation :

— Pas moi ! pas moi !... Vous !... vous ! !

Ils ressemblaient à des gens qui, précipités dans un puits, grimperaient les uns sur les autres, s’assommant pour en sortir.

La porte claqua ; effrayés ils pâlirent et se turent. Le commissaire entra. Son visage était dur et ses yeux brillaient d’un éclat métallique. Il s’approcha de la table sur laquelle il appuya ses larges paumes et dit, regardant dans le vague :

— Nous allons commencer l’enquête.

Et devinant leur angoisse, il ajouta, tordant un sourire forcé.

— On ne s’est pas ennuyé, cette nuit ! Malheureusement nous sommes tombés sur une imbécile !... Cela ne fait rien.

Ironiquement, il regarda ses deux complices.

— Tout ce que l’on voudra, déclara-t-il durement, mais nous n’allons pas périr pour une femme !... Il faut se débrouiller !... Je viens d’apprendre que deux paysans ont vu le garde Mathieu sortir la nuit de l’école... Hein ?

— Alors ? demanda le docteur, abruti.

Le juge eut un sursaut joyeux.

— C’est le salut !... Il n’est plus question que de vol !... C’est moins compromettant !... Vous comprenez ?... II ne sera pas difficile d’intimider le gardien... je m’en charge... Le reste n’a pas existé...

— Ah !... Hâ !... â ! acquiesça le commissaire.

Le juge se mit à lui expliquer son plan. Mais au fur et à mesure qu’il parlait, accumulant les charges contre le gardien Mathieu, le docteur perdait toute contenance et lorsque le juge eut terminé, il s’affaissa sur la chaise, heurtant la table de ses coudes et, la tête enfouie dans les mains, murmura :

— Mais c’est... Seigneur ! qu’est-ce donc !

Le commissaire le regarda avec mépris.

— Que voyez vous d’autre ?

— Mais ce sont les travaux forcés !... Un innocent va payer pour nous !... C’est impossible... je ne puis admettre...

— Comment, « je ne puis admettre » ?! cria le juge.

— Non... je ne le puis...

— Mais tu as pu !

— Cette chose... je ne sais comment c’est arrivé... mais cela, je ne peux pas !...

— Vous ne pouvez pas ? Vous préférez douze ans de travaux forcés ?... Et votre femme ? Vos enfants ?...

Le docteur ôta ses mains cachant son visage rouge et humide. Il fixa son interlocuteur et subitement s’écroula sur la table en pleurant.

— Mon Dieu !... mon Dieu !... mon Dieu ! !...

— Calmez-le donc ! dit le commissaire en s’éloignant du bureau. Il est stupide !

Le docteur hoquetait, puis sembla pris d’un fou rire. Le juge, se précipita vers lui, un verre d’eau à la main, balbutiant peureusement :

— Assez, voyons !... Qu’avez-vous ? On a plaisanté un peu... un peu trop vivement... N’importe qui aurait fait de même à notre place... Nous ne voulions pas sa mort !... Buvez !... Ne criez plus... voyons !... Nous n’y pouvons rien ! !...

Le commissaire eut un rire râlant. Effrayé le juge le regarda. Il lui sembla qu’ils devenaient tous fous. Un frisson le secoua. Mais le commissaire, arrachant de ses mains le verre d’eau qui se brisa à terre, et saisissant le docteur par les épaules, il lui cria :

— Tais-toi !... tais-toi de suite, sale crapule !... ou je te tue !!

Bousculé, le docteur, piteusement, murmurait :

— Oui... je... je... comprends... lais...  laissez, calme !

 

VI.

Dès la veille au soir, glissante insinueuse, de bouche en bouche, courait la rumeur d’un infâme attentat suivi de meurtre. Pourtant le village était profondément calme, comme endormi, mais dans ce silence de mort, on eut dit que volait d’un être à l’autre, un cri désespéré, douloureux, effrayant, pénible, tel un cauchemar, faisant naître un furieux sentiment d’indignation.

D’abord, comme le feu couvant sous la cendre, il sembla secret, puis, subitement, s’enflammant, s’étendit d’un bout du village à l’autre. À l’aube, les ouvriers de la fabrique de tissage et les terrassiers de la ligne du chemin de fer, jetant leurs outils, abandonnant leurs métiers, en groupes sombres et compacts se dirigèrent à travers champs vers le village.

— Eux-mêmes l’ont tuée, eux-mêmes ont jugé ! murmura une voix puissante et ce murmure secoua la foule, plana au dessus d’elle comme un nuage menaçant.

Ce nuage grossissait avec une rapidité effrayante, accumulant en soi tous les sentiments cachés, oppressés, révoltés. La pauvre petite Nina martyrisée, semblait incarner l’opprobre générale, toutes les aspirations étranglées du peuple.

Lorsque les gendarmes sortirent de l’école, portant le cercueil de sapin brut, toute la rue était déjà noire d’une foule grondante. Elle s’écarta respectueusement devant la petite caisse jaunâtre, puis la suivit muette et indécise. Devant l’église, une voix cria impérieusement :

— Arrêtez !... arrêtez !

C’était Iswolguine, nu-tête, les cheveux blancs au vent, les yeux hagards, sauvage, la bouche tordue en un rictus amer.

— Où allez-vous ! cria-t-il en s’accrochant au cercueil. Arrière !... retournez !... Vous l’avez tuée et vous croyez que personne ne vous dénoncera !... Misérables !... Arrière !

La foule s’agita.

— Monsieur Iswolguine, vous payerez cher ces paroles !... Allez de l’avant, les gars ! s’exclama menaçant le brigadier. Iswolguine lui saisit la main.

— Eh ! laissez-moi donc ! cria le brigadier, mais Iswolguine l’empoigna par le coude.

— Lâchez de suite ! hurla le brigadier avec rage.

— « Ils » l’ont tuée... eux-mêmes, insistait Iswolguine... vous le savez bien... c’est péché pour vous de....

— Qu’est-ce que je sais ?!... Est-ce que cela vous regarde ?... Sergent, arrête-le !

Le sergent prit Iswolguine par le bras.

— Mes petits frères, qu’est-ce donc ? cria quelqu’un dans la foule.

— Lâche-le !... Assassins !... Ne laissons pas enterrer !... L’enquête !... Plainte au Procureur... â... â... â !... gronda la foule en s’avançant, cernant les gendarmes et le brigadier qui ne parvenait pas à se faire entendre dans ce chaos de voix. Le cercueil se balança un instant sur les épaules puis vivement fut déposé à terre.

 

VII.

Le lendemain, mandés par dépêche, arrivèrent pour midi le juge de paix et le commissaire.

Depuis le matin tout le village était en effervescence. Le cercueil restait solitaire au milieu de l’église et les rayons de soleil jouaient sur son couvercle jaune.

Le juge de paix descendit de voiture et ordonna impérativement au commissaire :

— Hippolyte Iwanowitch, prenez les mesures nécessaires... appelez le maire et enterrez de suite...

Et à pas menus et fermes il se dirigea vers l’église. Le parvis et la cour étaient noirs de monde. On attendait en silence.

Les gendarmes, le juge de paix, le commissaire pénétrèrent dans l’église. Le bruit de leurs pas résonna sur les dalles de pierre. Puis ils ressortirent et le cercueil se balança haut au dessus de la foule, dans l’encadrement noir de la porte.

— Allez vivement ! dit le juge de paix aux porteurs.

Muette, automatique, la foule se tassa sur le parvis, arrêtant le cercueil.

— Dispersez-vous ! cria le juge de paix.

— Nous disperser ? « Ils » l’ont tuée et nous devons nous taire ! répondit quelqu’un.

Iswolguine, vêtu de ses habits de fête, la petite croix blanche de Saint-Georges épinglée sur son manteau gris d’ancien sous-officier, s’approcha poliment du juge de paix.

— Permettez, commença-t-il très calme, s’adressant au juge, une fois que la voix du peuple désigne...

— Comment ? rétorqua le juge furieux.

— Je dis que nous connaissons tous les assassins... nous ne pouvons admettre qu’un crime pareil...

— Ce n’est pas votre affaire !... Qui êtes-vous ? Éloignez-vous...

Du bras, il repoussait Iswolguine.

— Doucement ! cria le vieillard exaspéré.

Le juge pâlit.

— C’est bien !... c’est bien !... Portez, les enfants ! balbutia-t-il.

Il y eut un long moment de silence oppressant. Le cercueil à nouveau se balança sur les épaules. S’adressant à la foule :

— Savez-vous seulement ce que vous faites ! cria le juge de paix. Vous aurez à répondre... Laissez passer !... L’enquête à découvert le coupable... le tribunal jugera...

— L’enquête !... le tribunal !... Oh ! Oh ! Oh ! cria la foule moqueuse. Ils sont malins !... Eux-mêmes ont tué... Nous le savons... Ils vont condamner un innocent !... à d’autres ! Hou ! Hou !

— Laisser passer !... Qu’est-ce que cela veut dire ? !

— Cela veut dire, cria Iswolguine, s’avançant à nouveau vers le juge, que vous vous croyez impunissable... au dessus des jugements ?... Scélérat !... canaille !... Tiens pour ton jugement, à toi !

Sous la menace du poing, le juge recula. La foule, électrisée, avança...

— Hippolyte Iwanowitch ! appela le juge.

Grand, maigre, le commissaire fit un pas vers Iswolguine, la face dure, froide, figée.

Lorsque le brigadier et le commissaire se saisirent du vieillard, un ouvrier le visage décomposé, blême, s’élança et d’un coup de poing furieux fracassa la figure du commissaire :

— Assassin ! lui hurla-t-il.

Le sang jaillit, le commissaire fléchit sous le coup, eut une expression de féroce cruauté et se repliant sur lui même comme un chat, bondit sur l’ouvrier. Ils s’étreignirent un instant, puis roulèrent, sans lâcher prise, le long des marches du parvis. Le sinistre fantôme des « progroms » frôla tous les êtres.

— Sus ! sus aux assassins, les enfants ! cria quelqu’un.

Le juge de paix et le maire fuyaient côte à côte à travers les terres labourées, sautant dans des flaques d’eau qui les éclaboussaient de boue. Ils couraient essoufflés, sales, les vêtements déchirés et ressemblaient à d’énormes lièvres traqués par les chasseurs et détalant à toutes jambes.

Derrière eux, avec des cris et de stridents coups de sifflets, la foule se précipitait, folle de rage...

 

VIII.

La nuit, sur la route sombre et boueuse conduisant au village, une masse imposante s’avançait. On ne distinguait rien, mais on entendait les ébrouements des chevaux, le bruit des fers sur les cailloutis et un discret cliquetis d’armes.

On ne voyait pas les visages, aucun geste, on devinait seulement une terrible force compacte.

Les soldats campèrent sur la place. La rue était calme et solitaire. Des chiens aboyaient dans les cours. De ci, de là, une lumière s’allumait, brillait mystérieusement à une fenêtre pour s’éteindre aussitôt.

Une partie des soldats entrèrent dans la cour de l’église. Tout fut tranquille jusqu’au lever du jour.

Le matin, de nouveau s’attroupèrent les ouvriers des fabriques. De toutes les rues aboutissant à l’église, débouchaient des groupes noirs, encombrant la moitié de la place.

De l’autre côté se tenait une division de cosaques, les hommes à pied devant leurs chevaux.

Sur un signe, tous enfourchèrent leurs bêtes, au galop se précipitèrent sur la foule.

Il y eut des cris, des jurons, des sifflets, des vociférations. Un ouvrier courut à la rencontre des chevaux, en criant :

— À nous les nôtres ! Tous ensemble ! Sus !... cognez !

Tout s’embrouilla comme en un cauchemar. Pierres, bâtons, projectiles de toute sorte volèrent au hasard. Les matraques des cosaques s’abattaient avec un bruit sourd sur les corps. Et tout à coup éclata un cri triomphant. Les cosaques refusaient la bataille, s’en retournaient, non plus en ligne égale, mais disséminés, en désordre, poursuivis par une avalanche de pierres.

— Victoire ! cria quelqu’un.

— Attention !... place nette ! murmura un autre. — Dispersez-vous !

— Eh !... ils n’oseront pas !... Ils ont peur !!

Au même instant quelque chose éclata entre la terre et le ciel avec un fracas terrible et une fumée intense.

 

IX.

Le soir les rues étaient désertes. Seules les poules picoraient dans les cours et les chiens, queue basse, rôdaient en reniflant la terre et le sang. Sous le hangar de la mairie, des cadavres étaient allongés, les yeux grands ouverts, encore emplis d’interrogation et d’indicible épouvante.

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 19 juillet 2012.

 

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