LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Alexeï Apoukhtine

(Апухтин Алексей Николаевич)

1840 — 1893

 

 

 

 

LES ARCHIVES DE LA COMTESSE D***

(Архив графини Д **)

 

 

 

1890

 

 

 

 

 


Traduction de J.-W. Bienstock, Paris, Bibliothèque-Charpentier, 1903.

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I. D’Alexandre Vassilievitch Mojaïsky

(Reçue à Pétersbourg, le 25 mars 18…)

Bien estimée Comtesse Catherine Alexandrovna !

Conformément à la promesse que je vous ai donnée, je me hâte de vous écrire aussitôt arrivé dans mon vieux nid si longtemps abandonné. Je suis sûr que mes lettres ne peuvent vous intéresser et que la demande que vous m’avez faite d’écrire n’était qu’une phrase aimable ; mais je veux vous prouver que chacun de vos désirs, même exprimé par plaisanterie, est pour moi loi.

Tout d’abord, je répondrai à la question qui avait commencé notre dernier entretien chez Maria Ivanovna : pourquoi, à cause de quoi, ai-je quitté Pétersbourg ?

Je vous répondis alors évasivement ; maintenant je vous dirai toute la vérité : je suis parti parce que je suis ruiné, je suis parti pour sauver les restes de ma fortune jadis grande. Pétersbourg est un marais où on s’enlise ; c’est pourquoi je me suis décidé à une mesure énergique qui, à vrai dire, ne m’a pas coûté grands efforts : la vie de Pétersbourg m’a assez ennuyé. Mais, par quelque incompréhensible ironie du destin, les derniers jours passés à Pétersbourg m’ont fait regretter profondément ma décision.

Un matin, je suis entré dans un magasin anglais pour acheter une malle et là j’ai rencontré Maria Ivanovna qui m’a invité à aller chez elle le même soir. À cette soirée vous avez été si charmante avec moi, si aimable, vous m’avez montré tant d’intérêt, tant de cordialité, que ma décision en chancela presque, et je me souvins que, deux années avant, à une soirée chez la même Maria Ivanovna, vous parliez aussi aimablement à Koudriachine ; avec quelle souffrance je l’enviais. Ce Dmitri Koudriachine, pensais-je alors, pourquoi bénéficie-t-il d’une attention exclusive, de la part de la reine des belles de Pétersbourg ? mon heure ne viendra-t-elle jamais ? — Hélas, mon heure est venue trop tard, mais, en tout cas, je remercie de toute mon âme celle qui, par cette heure, m’a dédommagé des années froides et sombres passées à Pétersbourg.

Je n’ose espérer, bien estimée Comtesse, que vous daignerez répondre à cette lettre, mais à tout hasard, j’y joins mon adresse : chef-lieu Slobotsk. Mon domaine est à vingt verstes de Slobotsk, et je reçois chaque jour le courrier.

Avec grand respect, j’ai l’honneur d’être votre bien dévoué

A. MOJAÏSKY.

 

 

 

II. Du même

(Reçue, le 3 avril.)

Comment vous remercier, bien estimée Comtesse, pour vos aimables et amicales lignes. Ne connaissant pas votre écriture, j’ai déchiré l’enveloppe avec un grand sang-froid, mais en voyant la signature…

Vous vous étonnez qu’ayant vécu si longtemps dans la même ville, je ne vous aie pas remarquée plus tôt. Oh ! comme vous vous trompez cruellement. Chaque rencontre avec vous a laissé dans mon cœur une trace profonde, un mélange de joie et d’amertume. Et comment aurais-je pu ne pas remarquer cette beauté sévère, idéale, cette démarche royale, ce regard pensif qui pénètre si avant dans l’âme qu’alors que vous baissez les yeux vers la terre il semble à votre interlocuteur que vous continuez à la regarder derrière vos paupières baissées…

Mais comment pouvais-je vous décrire mes transports ? Vous me paraissiez si inaccessible, vous faisiez si peu attention à moi ! Une fois, je vainquis ma timidité : je vous fis une visite, mais vous étiez absente ; trois jours plus tard, je trouvai chez moi une carte de visite du comte : nos relations se bornèrent là.

Vous me demandez pourquoi j’ai parlé de Koudriachine, et vous voulez savoir mon opinion sur lui. Je connais Koudriachine depuis l’enfance, et nous avons été élèves de la même École supérieure ; il était alors très beau et très bon garçon et viveur effréné ; tel il est resté ensuite aux Hussards, et, maintenant en retraite, tel il est encore. Il n’a rien de sublime, il est trop terre à terre ; c’est pourquoi j’ai été surpris de l’attention que vous lui accordiez, et c’est pourquoi je vous ai parlé de lui ; je n’avais pas d’autre raison.

Maintenant tous mes vœux tendent à finir au plus vite l’arrangement ou même le dérangement de mes affaires, pour avoir la possibilité d’être à Pétersbourg cet hiver. En même temps que votre lettre, j’ai reçu la lettre du très connu et richissime Sapounopoulo d’Odessa. Ces jours derniers, en passant, il est venu chez moi, a examiné en détail mes domaines, et maintenant il me mande, à Odessa, en me proposant une combinaison très compliquée. Je pars demain ; j’espère être de retour dans dix jours, et qui sait… peut-être trouverai-je sur ma table de travail une petite enveloppe ornée d’une couronne comtale. Croyez qu’en ouvrant cette enveloppe je ne serai pas indifférent.

Que signifie cette phrase mystérieuse : « Peut-être nous verrons-nous plus tôt que vous ne pensez » ? Je me rappelle que vous m’avez parlé d’une vieille tante malade qui habite dans le gouvernement de Slobotsk : auriez-vous l’intention de venir la voir ? Quel bonheur ce serai !

Comme je regrette de ne vous avoir pas demandé le nom de cette tante ! Je la joindrais sans doute, et avec transport je baiserais ses mains ridées, parce qu’elle est votre tante, parce qu’elle est vieille et malade et parce que je me sens encore jeune et capable de jouir de la vie.

Et maintenant, puisque je n’ai pas la main ridée de la tante, permettez-moi d’approcher en pensée mes lèvres très respectueusement de la main, blanche comme la neige, qui tiendra cette lettre.

Votre infiniment dévoué,

A. MOJAÏSKY.

 

 

 

III. Du même

(Reçue le 15 avril.)

Bravo, charmante et chère Comtesse — je n’ai pas la force de ne vous appeler que bien estimée — bravo, j’ai deviné ! Vous voulez venir voir votre tante : vous ne pourriez faire rien de mieux. Si j’avais su que votre tante se nomme Anna Ivanovna Kretchetova, il y a longtemps que j’aurais pu vous donner sur elle les renseignements les plus précis. Il est vrai que je ne l’ai jamais vue ; mais, dès mon enfance, j’ai beaucoup entendu parler d’elle, car elle a eu un procès avec mon père. Elle habite toujours cette même propriété où s’est écoulée une partie de votre enfance : Krasnia-Kriastchy (quel horrible nom !). Kriastchy est à trente verstes de Slobotsk et du côté opposé à Gniezdilovka ; mais si, au lieu de passer par la ville, on prend un chemin de traverse, la distance entre nous n’est plus que de trente-deux ou trente-trois verstes.

Hier, aussitôt votre lettre reçue, je suis allé à la ville pour faire votre commission. J’ai trouvé votre amie d’enfance, ce qui m’a été très facile, car je connais très bien Nadejda Vassilievna ; son mari est chez nous le directeur de la Chambre des Domaines. Nadejda Vassilievna a été très touchée de votre souvenir. Aujourd’hui je l’ai expédiée à Kriastchy pour sonder votre tante, et j’ai l’honneur de vous faire connaître, très respectueusement, les résultats de ce voyage.

Votre tante, en apprenant votre intention de venir chez elle, a exprimé une joie folle ; elle a dit que vous êtes sa plus proche parente ; qu’elle vous aime comme une fille, que sa querelle avec vous a été la plus grande douleur de sa vie, et que, maintenant, si vous consentez à oublier le passé, elle vous recevra à bras ouverts ; elle vous écrira cela elle-même si elle en a la force. Elle est, en effet, très vieille et malade. Chez elle habitent deux petites nièces, princesses Pichetzky, auxquelles, d’après Nadejda Vassilievna, la nouvelle de votre arrivée n’a pas fait un très grand plaisir. Les princesses ont sans doute peur de perdre l’héritage de la tante — vous en avez tant besoin ! — En outre, chez votre tante, vit depuis longtemps une certaine Vassilisa Ivanovna Mediachkina — peut-être l’avez-vous vue dans votre enfance ; c’est une vraie écornifleuse ; mais elle a pris un grand empire sur la tante et fait absolument tout.

Il me reste à répondre à deux points de votre lettre. Mon voyage à Odessa n’a pas été infructueux ; voici en quoi consiste la proposition : Sapounopoulo paiera en une fois toutes mes dettes et, pour cela, prendra tous mes biens en hypothèque pour un temps indéterminé. Nous discutons sur les détails, mais probablement nous nous entendrons. La liquidation se complique de ce que Sapounopoulo a une fille, Sonitchka, qui a beaucoup fleureté avec moi. Je crois que ce n’est pas tant ma personne qui lui plaît que mon titre. Cette fille n’est guère plus jeune que moi ; elle est laide comme un péché mortel, et a toutes les prétentions possibles ; elle parle cinq langues, joue du piano et de la harpe, chante, écrit des vers. Dans telle hypothèque encyclopédique sans doute je ne m’engagerai pas.

Pourquoi voulez-vous savoir « exactement » ce que j’ai entendu dire de votre amitié avec Koudriachine et par qui ? Je vous jure que je n’ai entendu absolument rien ; j’ai cité le nom de Koudriachine, parce qu’une fois je l’ai vraiment envié en voyant votre amabilité pour lui. Et que pourrais-je entendre ? Vous êtes non seulement reine par la beauté, mais, sous tous les rapports, vous êtes sur une hauteur si inaccessible qu’aucune calomnie ne peut vous atteindre de son dard de serpent. Et maintenant permettez-moi d’oublier et Koudriachine et Sapounopoulo et sa fille et tout le reste pour me livrer à une seule occupation : compter les jours et les heures jusqu’au moment heureux où votre arrivée rendra définitivement fou celui qui est fou déjà, mais vous est très sincèrement dévoué.

A. MOJAÏSKY.

 

 

 

IV. De Vassilisa Ivanovna Mediachkina

(Reçue le 17 avril.)

EXCELLENCE !

Votre tante et ma bienfaitrice Anna Ivanovna m’a ordonné de vous écrire qu’elle vous attendra avec joie et impatience ; elle ne peut vous écrire elle-même à cause de sa grande faiblesse ; et moi, comme je serai contente de vous voir ! Vous m’avez sans doute oubliée et moi, je me rappelle bien comme vous couriez ici, petite et charmante et que vous me frappiez sur les joues de vos mains innocentes en disant : « Voilà pour toi, Silisa. » Et encore, Anna Ivanovna vous demande de lui apporter des pruneaux français dans des boîtes bleues ; ici, on ne trouve ces pruneaux à aucun prix, et la tante les aime beaucoup et ils l’aident à digérer.

 

Je baise les mains de Votre Excellence et vous reste dévouée comme une esclave.

VASSILISA MEDIACHKINA.

 

Viens au plus vite, mon amie Katia.

Ton ANNA KRETCHETOVA.

 

 

V. Télégramme de A.-V. Mojaïsky

(Reçue à Moscou, 22 avril.)

Vous supplie pas télégraphier arrivée à votre tante. Vous attendrai à la gare avec dormeuse et chevaux qui vous emporteront où vous ordonnerez.

MOJAÏSKY.

 

 

 

VI. Du même

(Reçue à Krasnia-Kriastchy, 26 avril.)

Faut-il vous dire, charmante et chère comtesse, que la journée passée avec vous ne s’effacera jamais de ma mémoire, que le repas lourd de Nadejda Vassilievna m’a semblé le plus délicat dîner, que les trois heures que j’ai passées ensuite avec vous, en attendant les chevaux, sont les plus heureuses de ma vie ? En me disant au revoir, vous m’avez demandé pourquoi je ne vous avais pas proposé de passer cette journée à Gniezdilovka. Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi… pourquoi… mais tout simplement parce que je n’ai pas osé. Pensez-vous que je ne le désirais pas, ne voyez-vous pas que toute ma vie vous appartient sans retour ? Je ne vous demande rien, je n’espère rien, mon bonheur est de me sentir votre esclave et d’avoir un but dans la vie.

Vous n’avez pas oublié sans doute, chère comtesse, votre promesse de dîner demain chez moi avec Nadejda Vassilievna. Imaginez-vous qu’il faudra ajourner ce dîner parce que votre amie a déclaré qu’elle ne peut venir chez moi sans son mari (quelle pruderie provinciale !) et son mari doit voir un grand personnage quelconque qui passera à Slobotsk vers six heures. Nadejda Vassilievna me demande de remettre ce dîner à après-demain, et j’espère que cela ne vous contrariera pas.

Mais, dans ce cas, il y a une complication : vous aviez décidé de vous servir des chevaux de Nadejda Vassilievna, et les rosses de la tante devaient se reposer à la ville ; mais comme Nadejda Vassilievna viendra avec son mari dans un phaéton à deux places, ne consentiriez-vous pas à venir directement chez moi par le chemin de traverse, sans passer par la ville ? Votre itinéraire serait le suivant : jusqu’au radeau, vous viendrez par la route que vous connaissez ; là vous tournerez à gauche, par Selikhovo et Ogarkovo, après, vous prendrez la grand’route et, à la septième verste, vous verrez à votre droite la vieille maison de Gniezdilovka s’épanouir quand vous passerez sa porte, comme s’épanouira mon cœur, non pas encore vieux, mais déjà fatigué de la vie.

Partez plus tôt, vers neuf heures ; nous déjeunerons dans ce pavillon du jardin dont je vous ai parlé et avec patience nous attendrons la bonne, mais ennuyeuse Nadejda Vassilievna et son indispensable mari !

Je me permets de vous envoyer cette lettre par mon domestique. J’attends à genoux la réponse favorable.

A. MOJAÏSKY.

 

 

VII. Du même

(Reçue le 4 mai.)

Ma chère Kitie, an nom de Dieu, permets-moi de venir à Kriastchy, et présente-moi à ta tante. C’est horrible de vivre si près de toi et en même temps si loin. Sois tranquille, je surveillerai ma tenue et ne compromettrai ni toi ni moi.

Ton A. M.

 

 

 

VIII. Du comte D***

(Reçue 6 mai.)

Enfin, chère Kitie, j’ai reçu la nouvelle de ta bonne arrivée à Kriastchy chez ta tante. Je ne peux vraiment pas comprendre ce que tu as pu faire si longtemps à Moscou. Mais Moscou, comme dit un de mes amis, diffère de Pétersbourg en ce que… c’est nous qui vivons à Pétersbourg et ce sont nos parents qui vivent à Moscou, et il est très difficile de refuser les dîners de famille des parents de Moscou. Il est bien étrange que ta tante n’ait pas reçu ton télégramme de Moscou, et quel bonheur que tu aies rencontré à la gare ce Mojaïsky qui t’a procuré une voiture et des chevaux. Quel est ce Mojaïsky ? chambellan, ancien élève de l’École supérieure ! Je l’ai rencontré quelquefois à la sortie de la Cour, quelquefois encore dans la société, mais je ne me souviens pas du tout l’avoir vu à la maison et lui avoir rendu visite. Mais que ce soit ce même Mojaïsky ou un autre, grand merci à lui !

Je suis très content que tes premières impressions soient bonnes, et que les pruneaux aient plu à la tante. J’ai donné l’ordre à Smourov de lui en envoyer deux boîtes chaque semaine. Henry IV disait : « Paris vaut bien une messe », et moi, je dirai : « Le Kriastchy de la tante vaut bien quelques boîtes de pruneaux. » Sans doute, nous avons déjà assez de fortune, mais 40.000 de revenu superflu ne font jamais de mal, et je crois qu’elle n’a pas moins.

Une heure après ton départ est venue chez nous Maria Ivanovna ou, comme tu dis, Mary. Très troublée et avec grande émotion, elle a commencé à fouiller dans tes boîtes pour chercher un billet très important. J’ai eu beau lui expliquer que tes archives sont tenues en un ordre désirable pour toutes les archives d’État, qu’elles sont sous cette serrure et que moi-même n’y peux jeter les yeux, comme disent chez nous les « mauvais ton » du club ; elle a continué à fouiller, mais n’a rien trouvé et est partie très affligée. Je m’imagine l’importance de ce billet !

Chez nous, il n’y a rien de nouveau : mardi, en revenant du club, j’ai été très étonné de trouver chez le concierge une montagne de cartes de visite : j’avais tout à fait oublié que c’était ton jour.

Le concierge, selon ton ordre, a dit très simplement : « Aujourd’hui, Madame ne reçoit pas. » Je ne comprends pas ton désir d’entourer ton voyage d’un mystère. Si tu étais partie pour cinq jours, il eût été facile de le cacher, mais c’est tout à fait impossible si l’on ne te voit pas durant deux ou trois semaines, et déjà maintenant l’un ou l’autre sait ton départ. Hier, la baronne Vizen, cette Messagère de l’Europe, comme je l’appelle, m’a demandé s’il est vrai que tu sois partie pour recueillir un grand héritage. Nous sommes invités pour demain à un dîner à l’ambassade d’Autriche ; j’ai écrit que tu es indisposée ; mais moi, je suis obligé d’y aller, quelque ennuyeux que ce soit. Dans le monde, on parle toujours beaucoup d’une Société de sauvetage des filles perdues : on veut choisir comme présidente la princesse Krivobokaia ; mais il paraît qu’elle est indécise, parce qu’on ne sait pas encore comment cette Société sera vue en haut lieu. Mon jeu au club va bien. Hier, j’ai rencontré, à la Morskaja, Sophie Alexandrovna, qui m’a invité pour le whist chez elle, demain soir, mais simplement en redingote.

Adieu, chère Kitie ; reviens le plus tôt possible ; mais, si tu vois qu’il est nécessaire de rester encore chez ta tante, ne te gêne pas. Mais ce n’est pas à moi d’en remontrer à ton esprit et à ton tact. Avec une femme telle que toi, on peut être tranquille pour tout. Les enfants vont bien et t’embrassent.

Ton mari et ami,

D.

 

Si tu rencontres Mojaïsky, remercie-le en mon nom de tout ce qu’il a fait pour toi.

 

 

 

IX. De Maria Ivanovna Boiarova

(Reçue le 7 mai.)

J’ai été si heureuse de ta lettre, chère Kitie, que chez nous il y a eu presque un drame de famille. Nous étions à déjeuner quand on m’a apporté ta lettre ; en reconnaissant ton écriture, j’ai crié, puis rougi de joie. Hippolyte Nicolaievitch aussitôt « a eu un soupçon quelconque », comme il dit, et, après le départ des enfants, il a commencé à me tourmenter pour que je lui montre la lettre. J’étais très fâchée et l’ai intrigué une heure entière. Tout ce temps, il m’a fait des reproches, m’a dit des choses méchantes ; enfin, lorsqu’il m’eut comparé à Cléopâtre et à d’autres encore, je lui montrai la signature ; il a été très confus et, à mon tour, je lui ai dit des choses… pénibles : qu’un homme si bête, si soupçonneux, au visage si aigre, ne sera jamais ministre et restera subalterne toute sa vie. C’est chez lui le point sensible.

Le jour de ton départ, j’ai eu un grand souci pour le billet de Kostia Névieroff que je t’avais apporté à lire le matin. J’ai cru que j’avais oublié ce billet chez toi et j’ai fouillé dans toutes tes boîtes. Le comte m’a juré que tes archives sont sous clef, mais cela ne me tranquillisait nullement : tu n’avais pas pu mettre dans tes archives une lettre adressée à moi. Je ne puis te cacher qu’à cette occasion ton mari m’a fait un brin de cour. J’étais au désespoir à la pensée que le billet de Kostia pouvait être en des mains étrangères, car ce billet compromettait tout autant son professeur d’orthographe que moi, et imagine-toi que, le lendemain matin, je l’ai trouve sur le parquet de ma chambre à coucher.

Et que fais-tu chez ta tante ? Je te vois d’ici, cachant tes façons de reine et entrant avec les yeux baissés et l’air d’une madone, si bien que le soir même ta tante et ses écornifleuses étaient enchantées de toi. Que fait Mojaïsky ? Pourquoi ne me donnes-tu aucun détail ? Lequel est le mieux, lui ou Koudriachine ? Si l’on me faisait choisir entre eux, je choisirais Koudriachine. Mojaïsky est un poseur qui pose constamment ; chez Koudriachine, toute l’âme est ouverte ; mais toi, tu peux mieux juger, et à moi, outre Kostia, il ne faut personne. Je ne pensais pas que je l’aimerais si fortement. Il passe toutes ses journées avec moi, et Hippolyte Nicolaievitch, avec la perspicacité qui le caractérise, n’en est nullement jaloux. Notre nouveau précepteur, Vassili Stepanitch, que tu as vu, je crois, commence à être un peu amoureux de moi, et entre lui et Kostia, il y a chaque jour quelques discussions amusantes. Vassili Stepanitch est un grand libéral, et Kostia, un horrible conservateur, et tous deux disent de telles absurdités que leurs oreilles s’en fanent. Il est honteux de l’avouer — mais je ne te cache rien — je n’aime jamais si fortement Kostia qu’au moment où il dit des bêtises. Son visage s’enflamme, ses yeux brillent, il regarde son adversaire avec sévérité et audace — et je ne l’écoute plus, mais seulement l’admire. Je ne suis point aveugle sur Kostia : je sais qu’il n’est pas très sage, que son éducation laisse à désirer, que c’est bête de tant s’attacher à lui, mais que faire, c’est plus fort que moi ! Hier, il m’a amené son frère Michel, page qui, dans deux mois, sera officier. Ce Michel est aussi très joli, mais il ne rappelle son frère ni par le visage, ni par les manières ; il est très doux, très blond et très distingué ; je suis prête à parier qu’ils sont de pères différents ; on dit que la vieille Mme Névieroff ne se refusait rien autrefois ; c’est sur le très tard qu’elle est devenue sainte femme.

Chez nous, il n’y a rien de nouveau. On parle beaucoup de Nina Karskaia, qui vit tout le temps à l’étranger et y fait Dieu sait quoi. Ce scandale parisien, auquel tu ne voulais croire, est absolument avéré : la baronne Vizen le raconte avec tous les détails ; mais par qui peut-elle savoir tout cela ? ce n’est pourtant pas Nina qui le lui a écrit !

Eh bien, adieu, chère Kitie, il faut finir cette lettre, — je bavarderais avec toi jusqu’à demain. Écris-moi plus souvent et continue à unir l’utile et l’agréable. Je t’ai toujours considérée comme une femme extraordinaire, mais ce que tu es en train de faire est le comble de l’habileté : réaliser son caprice du moment et pour cela recevoir 40.000 de revenus, c’est un trait de génie, ou je ne m’y connais pas.

Ta MARY.

 

 

 

X. Du Comte D***

(Reçue 15 mai.)

Il me semble que tu t’es définitivement installée chez ta tante, ma chère coureuse ; je n’ose me révolter, parce que, si tu restes là-bas, c’est qu’il le faut ; mais cependant elle est lourde à supporter l’absence d’une si jolie et si charmante femme ; et toi, je pense que tu t’ennuies aussi sans moi : qui t’aimera et te caressera là-bas ?

Tout ce que tu m’écris de la tante me fait espérer que notre séparation ne sera pas sans fruits. Ces paroles de ta tante : « Tout ce qui est à toi est à moi ! » sont surtout significatives ; mais il me semble cependant qu’elle devait dire le contraire. Maintenant, permets-moi de te donner quelques conseils sur la distribution de tes cadeaux d’adieu. Les princesses Pichetzky sont nos adversaires ; on ne les achètera par rien, c’est pourquoi il ne me semble pas nécessaire de leur faire un cadeau. Vassilia, c’est autre chose, — on peut et il faut l’acheter ; mais à telles gens, on ne doit pas donner beaucoup à la fois : il faut surtout leur montrer la perspective de biens futurs ; tu lui donneras une robe tout de suite, nous lui enverrons le châle pour sa fête, et, si c’est possible, donne-lui quelque argent.

Il me semble que je t’ai écrit que Sophia Alexandrovna m’avait invité pour une partie de whist en simple redingote ; mais, comme elle avait dit la même chose à toutes les personnes qu’elle avait rencontrées pendant trois jours, en arrivant chez elle à onze heures, j’ai trouvé cinquante personnes qui se pressaient dans son petit logement : en un mot, c’était une soirée en règle. Par bonheur, je dînais ce même jour à l’ambassade d’Autriche : c’est pourquoi j’étais habillé non pas simplement, mais comme il faut. J’ai vu là ta Mary, et je lui ai parlé avec grand plaisir, car, indirectement, elle te rappelait à moi ; mais pourquoi a-t-elle toujours près d’elle ce grand beffroi de Névieroff ? Mary est une femme trop spirituelle pour trouver du plaisir dans sa société.

Avant-hier, j’ai été très inquiet à cause de ton chien : il ne voulait rien manger et gémissait étrangement ; j’ai immédiatement fait demander le vétérinaire : il l’a frotté avec quelque chose, lui a donné un remède, et aujourd’hui, Dieu merci, il va tout à fait bien. Les enfants vont bien et t’embrassent.

Ton mari et ami,

D.

 

 

 

XI. De Maria Ivanovna Boiarova

(Reçue 16 mai.)

Merci, chère Kitie, pour ta longue et aimable lettre ; la femme, même celle qui, comme toi, est impénétrable pour tous, sent le besoin de pouvoir parler à quelqu’un à cœur ouvert, et qui choisirais-tu, sinon moi, qui t’adore depuis l’enfance ? Mais pourquoi me recommandes-tu la discrétion ? De moi je peux dire tout ce que tu veux ; mais, en ce qui te concerne, je sais me taire ; je n’ai pas d’archives, et aussitôt que tes lettres sont lues, je les déchire. J’ai à te raconter des choses joyeuses et des choses tristes. Premièrement, chez nous il v a eu encore un drame de famille. En regardant les cahiers de classe de Mitia, Hippolyte Nicolaievitch a sans doute regardé aussi dans le bureau du précepteur et a trouvé un message en vers dans lequel Vassili Stepanitch me faisait une déclaration d’amour. Je crois qu’il ne se serait jamais décidé à me donner ces vers : et il les aura écrits pour son propre plaisir ; mais il a eu la sottise de placer mes initiales en tête. Naturellement, Hippolyte Nicolaievitch a eu tout de suite un soupçon, a chassé le précepteur en lui ordonnant de quitter la maison d’ici une heure ; après, il est venu me faire une scène. J’étais encore au lit, et, dans le sommeil, je fus effrayée en pensant qu’il avait découvert quelque chose de Kostia ; mais, quand il commença à lire les vers criminels, je ne pus m’empêcher. de rire. Quels sont ces vers, tu peux en juger par la dernière strophe :

 

Rejette ce velours, ces blondes.

Entends, entends mon amour ;

Et devant la puissance de la nature,

       Incline la tête.

 

Comme je n’ai pas supplié Hippolyte Nicolaievitch de faire la paix avec le précepteur, il est resté inflexible en disant que la poésie a une dangereuse influence sur le cœur faible de la femme. Je crois que dans le monde entier il n’y a pas encore d’exemple d’une femme qui ait trompé son mari pour des vers, surtout pour des vers de ce genre où il y a les blondes… et pourquoi lui fallait-il « ces blondes » ? je n’en porte jamais ! Craignant que, dans « ses principes d’une sage économie », Hippolyte Nicolaievitch n’ait lésé le précepteur, je lui ai envoyé par Mitia, un paquet contenant de l’argent, mais il me l’a renvoyé immédiatement et m’a écrit qu’il conserverait toute sa vie le plus pur souvenir de moi. Je le plains.

Vassili Stepanitch disait parfois de grandes absurdités ; il a écrit de mauvais vers, mais c’était un bon garçon. Kostia le regrette aussi, parce que maintenant il n’a plus personne à détruire, à renverser après le dîner ; mais Kostia est un tel conservateur qu’il compte même mon mari comme un libéral, et il m’a déclaré qu’il fallait le courber en corne de mouton ; ce corne de mouton lui a tant plu qu’il l’a répété cinq fois en ajoutant que c’est un superbe calembour ; moi, je n’ai pas du tout partagé cette opinion : les grossières plaisanteries de Kostia me déplaisent depuis longtemps ; cette fois, j’ai commencé par me taire, et enfin, j’ai perdu patience et nous nous sommes querellés sérieusement. Il faut te dire qu’à la soirée de Sophia Alexandrovna j’ai rencontré ton mari : il venait d’un dîner quelconque et était très élégant et très rajeuni ; il avait les cheveux coupés très ras, ce qui lui va très bien ; ainsi le gris disparaît. Il s’est assis près de moi et a commencé à me faire vraiment la cour : cela m’amusait ; mais tout à coup Kostia a tellement froncé les sourcils et a commencé à me lancer des regards si féroces, qu’ayant peur d’un scandale, je me suis hâtée de partir. Le lendemain, en plaisantant, j’ai grondé Kostia pour une telle mimique ; mais lui, très sérieusement, a commencé à m’accuser de coquetterie et a terminé en me disant que je suis une femme « prête à se pendre au cou de n’importe quel civil ». Je n’ai pu en supporter tant et lui ai dit tout ce que j’avais sur le cœur depuis ces derniers temps ; il s’est fâché et m’a quittée sans me dire adieu. Moi, toute la nuit, j’ai réfléchi : Quelles pauvres créatures sont les femmes ! en effet, qui aimons-nous, à qui sacrifions-nous tout ? Le matin, je me suis très fermement décidée à rompre avec Kostia, et, s’il était venu ce jour-là à son heure habituelle, je te jure que maintenant tout serait fini entre nous. Mais il a été retenu par quelque chose et n’est venu ni le matin, ni au dîner : alors je me suis imaginée que lui me laissait et qu’il ne reviendrait plus. Cette pensée me sembla si outrageante qu’aussitôt après le dîner je lui écrivis, lui demandant de venir pour une explication décisive ; mais on ne le trouva nulle part et le billet revint chez moi à neuf heures. Je devais aller chez la princesse Krivobokaia, mais je n’ai pas eu la force de m’habiller et je suis restée toute la soirée dans le petit salon, en proie à un cruel abattement. Toute ma fureur, tous mes plans décisifs s’en allaient en fumée, je n’avais qu’un seul désir : le voir pour une seconde, voir que nous ne sommes plus en querelle. Enfin, à minuit, j’entendis un fort coup de sonnette : ce ne pouvait être que lui ou Hippolyte Nicolaievitch qui, quelquefois, me fait de ces surprises et rentre du club avant deux heures. J’étais haletante d’anxiété ; mais qu’ai-je éprouvé quand j’entendis le pas de Kostia dans le salon, quand je vis ce beau visage souriant d’un sourire coupable…

Tu sais, Kitie, pour de tels moments, on peut beaucoup souffrir et tout pardonner. Ne me gronde pas, mais plains.

Ta pauvre MARY.

 

P.-S. — Pétersbourg est vide, presque tout le monde est parti. Après-demain, nous partons pour Peterhoff. J’espérais toujours qu’Hippolyte Nicolaievitch se ferait prodigue et prendrait une grande villa près de la tienne ; mais, hélas ! pendant qu’il réfléchissait et comptait, on l’a louée ; la conclusion est que je vivrai très loin de toi, dans le vieux Peterhoff, et nous paierons 300 roubles plus cher : ce sont « les principes d’une sage économie ! »

 

 

 

XII. Du comte D***

(Reçue 18 mai.)

Chère Kitie,

À l’instant, je viens de voir la princesse Krivobokaia qui m’a déclaré qu’elle accepte la présidence de la « Société pour le sauvetage des femmes perdues » ; en même temps, elle te propose d’être vice-présidente. Je lui ai répondu que je t’écrirais sur ce sujet et que, sans doute, tu ne refuserais pas. Je lui ai donné ton adresse et elle t’écrira elle-même, demain, après les élections. À mon avis, il ne faut pas refuser. Si la princesse consent à être présidente, cela signifie qu’on voit cette société d’un œil favorable ; bien que la princesse ait une réputation de toquée, sois sûre que, dans cette affaire, elle ne se trompera pas. Sans doute, ça t’occasionnera quelques dépenses, mais de ces dépenses mêmes nous tirerons profit. Dans notre grande maison, le bel étage a été vide tout l’hiver : j’ai déjà insinué à la princesse qu’on pourrait prendre cet appartement pour la Société, et elle m’a répondu : « Pourquoi ne le prendrait-on pas, surtout si votre femme devient mon aide ? »

J’espère, chère Kitie, que cette lettre est la dernière à Krasnia-Kriastchy ; tu dois être lasse de ce Kriastchy : il vaut mieux y retourner une autre fois.

Les enfants vont bien et t’embrassent.

Ton mari et ami,

D.

 

 

 

XIII. De la princesse Krivobokaia

(Reçue 19 mai.)

Chère Comtesse,

Je vous annonce qu’aujourd’hui, à la séance de la Société pour le sauvetage des filles perdues, je vous ai proposée comme vice-présidente : vous avez été élue par acclamation, sans aucun scrutin. J’aime à penser qu’après une si glorieuse élection vous ne nous opposerez pas de refus ; moi seule ne me tirerais pas de cette affaire, car, chez moi, les seuls soucis de famille me font perdre la tête.

Comme vous êtes heureuse, chère comtesse, de n’avoir que deux enfants et surtout deux garçons. Moi ! Dieu m’a récompensée par cinq filles, dont je dois m’occuper toute ma vie. Il y a un vieux conte sur cinq idiotes, je pense qu’il est écrit pour moi. Vous direz que je fais un péché en me révoltant, puisque quatre de mes filles sont bien mariées ; mais, croyez-moi, avec Naditchka, j’ai plus de soucis qu’avec toutes les autres. Elle a déjà vingt-quatre ans. On se demande pourquoi sa mère ne lui trouve pas un fiancé. C’est un riche parti ; elle n’est pas laide ; et ça ne s’arrange pas. La raison, je crois, c’est qu’elle est trop bien élevée, et les jeunes gens n’aiment pas cela ; et tenez, la comtesse Anna Mikhaïlovna le comprend très bien. L’année dernière, elle a donné chez elle des tableaux vivants et a fait représenter à sa Katia la pucelle d’Orléans ; le rideau se lève et je vois Katia presque complètement déshabillée. Eh bien ! pensai-je, ce n’est pas la pucelle d’Orléans, mais au contraire la belle Hélène ; et encore Anna Mikhaïlovna m’a expliqué : « Le costume de Katia est absolument historique, vous voyez : le casque et la cuirasse sont à terre, mais c’est que ma Katia a choisi le moment où la pucelle d’Orléans va se coucher et se reposer. » Aussi n’est-ce pas admirable ! après cela Katia n’est pas restée longtemps la pucelle d’Orléans, et le même soir, pendant le souper, cet imbécile de Fédia Varaxine, qui jusqu’alors avait fait la cour à Naditchka, a demandé la main de Katia ; voilà ce que c’est de bien choisir le moment.

Au revoir, chère Comtesse, dans une semaine je pars à la campagne, et je voudrais, avant mon départ, causer personnellement avec vous de beaucoup de questions. Venez vite et faites jouer le télégraphe pour m’aviser de votre consentement.

Votre dévouée,

E. KRIVOBOKAIA.

 

 

 

XIV. Télégramme de Dmitri Dmitrievitch Koudriachine

(Reçue 20 mai.)

Attendrai Moscou, sais pas où arrêterai : pour adresse se renseigner chez tziganes à Strelna.

KOUDRIACHINE.

 

 

 

XV. De Maria Ivanovna Boiarova

(Reçue à Pétersbourg, 1er juin.)

J’apprends par ton mari que tu arrives enfin demain. J’espère que dès demain tu seras à Peterhoff ; maintenant il n’y a rien à faire en ville ; dis au valet de tout transporter, et viens dîner chez nous avec ton mari et tes enfants. Comme je suis heureuse que tu sois là ! J’ai tant à te raconter !

Ta MARY.

 

 

 

XVI. De la Princesse Krivobokaia

(Reçue 1er juin.)

Chère Comtesse,

Malheureusement, il m’est impossible de vous attendre, je pars à la campagne. Chez vous, à Peterhoff, viendra un certain Ivan Ivanovitch Optine, mon ancien gérant, que j’ai fait secrétaire de notre Société. Il n’y a aucune cérémonie à faire avec lui : je lui offre un siège, mais ne lui tends pas la main. Il vous donnera tous les papiers et vous racontera ce qu’il faut. Jusqu’à mon retour, vous serez la Présidente, mais vous n’aurez pas trop de soucis, car il n’y aura pas d’assemblée générale pendant l’été, et, à la fin d’août, je serai déjà de retour à Pétersbourg parce qu’Olga doit accoucher. Ainsi voyez, chère Comtesse, quelle croix je porte pour mes filles ! quitter la campagne dans la meilleure saison ! et pourquoi ! il semble que ce n’est pas une grave affaire d’accoucher, et ça ne peut se passer sans moi ; mais ce ne serait rien si seulement Naditchka se mariait plus vite ; elle a reçu, en effet, une éducation supérieure, mais son caractère est insupportable ; ainsi, maintenant, il faut faire les malles, et elle bourdonne autour de moi. Écrivez-moi à Znamenskoié, chère Comtesse ; avec personne autant qu’avec vous je n’aime parler : je soulage mon âme.

Votre dévouée : E. KRIVOBOKAIA.

 

Hier, j’ai reçu une heureuse nouvelle ; mon ancien confesseur et ami, l’archevêque Nicodime, est appelé au Synode et passera l’hiver à Pétersbourg. C’est un homme de tant d’esprit et d’une vie si sainte qu’il vous faut absolument faire sa connaissance ; sous sa direction, notre Société ira bien : je ne ferai rien sans sa bénédiction.

 

 

 

XVII. De A. V. Mojaïsky

(Reçue à Peterhoff, 6 juin.)

À la minute seulement, chère Kitie, je reçois ton télégramme m’annonçant ta bonne arrivée à Pétersbourg. Je ne comprends pas ce que tu as pu faire si longtemps à Moscou. N’étais-tu pas malade là-bas ? Je puis encore moins comprendre pourquoi tu m’as défendu si catégoriquement de te conduire jusqu’à Moscou. Comme je t’aurais soignée si tu as été malade, et comme nous nous serions amusés si tu as été bien portante ! Mais que faire ? On ne peut revenir en arrière ni retrouver ces merveilleux jours de mai qui ont passé comme un rêve et à propos desquels je me répète ces vers de Joukovski :

 

Ne dis pas avec tristesse : ils ne sont plus ;

Mais avec reconnaissance : ils ont été.

 

Après t’avoir accompagnée, je suis retourné à Gniezdilovka et j’y ai passé tout le temps sans sortir. Chaque jour, je suis allé dans notre pavillon ; ces lilas qui l’entourent de tous côtés, qui entraient par toutes les fenêtres, qui l’emplissaient de leur parfum, sont maintenant flétris, et tout est défleuri pour moi. Un rayon de clair soleil a spontanément éclairé ma vie solitaire et sombre ; mais ce moment est passé, et ce soleil, bien loin là-bas, éclaire et réchauffe les autres.

Maintenant, voilà la prose de la vie. Hier, j’ai reçu un ultimatum de Sapounopoulo : Ou je dois consentir à toutes ses conditions, autrement dit me faire son esclave, ou il refuse tout, et alors toute ma fortune s’envole ; il faudra aller à Odessa et capituler. J’imposerai seulement cette condition : que je puisse aller tout de suite à Pétersbourg et vivre là-bas encore une année, et après, advienne que pourra !

Au revoir, au revoir, à bientôt, ma déesse, mon soleil, ma chère et incomparable Kitie.

À toi jusqu’au dernier soupir.

A. M.

 

 

 

XVIII. De V. I. Mediachkina

(Reçue 15 juin.)

Excellence !

Comtesse Catherine Alexandrovna,

Votre Tante et ma bienfaitrice vient de recevoir la lettre dans laquelle Vous la remerciez pour l’hospitalité. Anna Ivanovna m’a ordonné de Vous écrire que la personne qui a droit à des remerciements, ce n’est pas Elle, mais Vous qui lui avez sacrifié un mois entier, et, on peut dire, avez adouci ses derniers jours. Votre Tante m’ordonne encore de Vous dire que Vous ne vous repentirez pas de cette bonne action.

Et quelle tristesse chez nous depuis votre départ ! Vous ne pouvez Vous l’imaginer. Si par hasard je regarde la chambre que Vous avez occupée, mes larmes coulent d’elles-mêmes. J’ai regardé la robe que Vous m’avez donnée et je pleure encore, et je ne sais quand je porterai cette beauté, peut-être à Pâques. Par votre bienveillance, Vous m’avez promis encore de m’envoyer un châle pour le nouvel an ; ce n’est pas la peine, au nom de Dieu, ce n’est pas la peine. Je ne vivrai peut-être pas jusqu’au nouvel an ; mais, si maintenant Vous m’envoyiez quelque chose que vous ayez porté, ce serait un vrai cadeau.

Toute la maison est triste de votre départ ; même nos princesses, des demoiselles méchantes et dures, sont enchantées de Vous. Il n’y a pas longtemps j’ai entendu la princesse aînée vous louer auprès de sa sœur : « Elle a si bon ton qu’à l’étranger et partout ailleurs on ne peut rencontrer mieux. Chez elle, disait-elle, tout est de bon ton », et c’est la vérité, Comtesse, la vraie vérité.

En me jetant aux pieds de Votre Excellence, j’embrasse vos mains et reste jusqu’au tombeau votre dévouée,

VASSILISA MÉDIACHKINA.

 

 

 

XIX. De M. I. Boiarova

(Reçue 20 juin.)

Chère Kitie,

Au nom de Dieu, invite Hippolyte Nicolaievitch à prendre le thé chez toi après la musique, et organise pour lui une partie de whist.

Ta MARY.

 

 

 

XX. De la Princesse Krivobokaia

(Reçue 29 juin.)

Je vous remercie de tout cœur, chère Comtesse, pour votre charmante lettre. Vous écrivez qu’Optine vous semble un homme très suspect, cela ne m’étonne pas et prouve seulement votre grande connaissance des hommes et des choses. Je dois vous avouer que je l’ai chassé, comme gérant, pour vol ; mais il a sept enfants et, par pitié, je l’ai fait secrétaire de la Société jusqu’à ce qu’il trouve une place ; mais nous ne le garderons pas longtemps et je vais le recommander à la comtesse Anna Mikhaïlovna qui, dit-on, cherche un gérant.

Chez nous, à Znamienskoié, grande animation : toutes mes filles, sauf Olga, sont arrivées avec enfants et maris. Je suis très contente de voir les filles et surtout les petites-filles ; mais les maris, il valait mieux les laisser à la maison. Piotre Ivanovitch, qui depuis deux années m’a bravée et n’a pas mis les pieds ici, est venu cette année ; il continue à me braver et me parle à peine. Je n’y fais aucune attention, mais seulement, deux fois par jour, quand il embrasse longuement ma main, je me détourne et tâche d’embrasser l’air au lieu de son front, car il s’exhale toujours de sa personne une odeur de bottes cirées au goudron. Imaginez que maintenant on a inventé un nouveau parfum « cuir de Russie », et Piotre Ivanovitch, exprès pour me déplaire, s’arrose de ce parfum. Je suis une très grande patriote, je ne parle et n’écris que le russe, je puis même consentir à aimer « la fumée de la patrie », mais je ne puis supporter sa puanteur.

Expliquez-moi, chère Comtesse, pourquoi la belle-mère est tenue pour une créature détestable que tous doivent haïr. Cependant, dans les autres familles, la belle-mère compte comme une personne, mais pour mes gendres, je ne suis pas quelqu’un, mais une dinde pleine d’argent. Comme vous savez, il y a des dindes truffées, et vraiment, il me semble, parfois, qu’ils sont autour de moi avec des fourchettes et me piquent de tous côtés pour prendre les plus grosses truffes ; et tous sont des gentilshommes, et s’ils m’étaient étrangers, tout serait très bien, et je les recevrais avec grand plaisir à Znamienskoié ; et Piotre Ivanovitch ne porterait pas dans sa poche une usine de cuir. Que Dieu me fasse seulement marier au plus vite Naditchka ; je leur donnerai tout, je garderai pour moi 30.000 de revenu pour ne pas mourir de faim, et je m’installerai à Florence ou à Rome. À propos que dites-vous des affaires de Rome ? Pauvre Pape !

Je vais lui broder des pantoufles et les lui envoyer de la part d’une inconnue de la Russie.

Au revoir, chère Comtesse, écrivez-moi plus souvent.

Votre bien dévouée,

E. KRIVOBOKAIA.

 

Aujourd’hui, pendant le dîner, Piotre Ivanovitch, afin de m’attrister, a appelé le Pape : imbécile et maladroit. À cela j’ai dit : Tous les hommes ne peuvent pas être aussi habiles que le conseiller d’État Boubnovsky, — et il faut vous dire que ce Boubnovsky est un usurier auquel Piotre Ivanovitch doit beaucoup d’argent. Il m’a punie de cela en allant dormir sans me dire adieu, et j’en ai profité pour vous écrire cette lettre, parce que mes mains ne sentent pas les bottes.

 

 

 

XXI. De M. I. Boiarova

(Reçue 10 juillet.)

Chère Kitie,

Il m’est nécessaire d’aller en ville. J’ai laissé à Hippolyte Nicolaievitch un billet lui disant que tu m’as demandé d’y aller pour les affaires de notre Société. Si tu le vois, invente quelque chose.

MARY.

 

 

 

XXII. De A. V. Mojaïsky

(Reçue 16 juillet.)

Chère Kitie,

Je suis peut-être très coupable envers toi ; sans doute, ta lettre est chez moi à la campagne, mais je ne puis encore me débarrasser d’Odessa. La liquidation de mes affaires touche à sa fin. J’ai consenti à tout, il était impossible d’agir autrement. Dans trois semaines, j’espère être à ta campagne de Peterhoff.

Ici, les Sapounopoulo m’ont emmené à leur luxueuse campagne au bord de la mer, et, par tous les moyens, on me donne à comprendre qu’il me faut épouser la fille grecque. La tante, une horrible créature que j’ai surnommée « Euménide », m’a un jour conseillé franchement d’essayer, me faisant espérer que je n’aurais pas un refus, et puis, qu’est- ce qu’un refus ?… Je ne dis rien, je n’ai répondu ni oui, ni non, mais quand tout sera fini chez le notaire, je me sauverai immédiatement et avec une telle rapidité que je leur rappellerai leur célèbre compatriote « Achille aux pieds légers ».

Au revoir, à bientôt, ma chère Kitie. Écris-moi à Odessa.

Ton A. M.

 

 

 

XXIII. De M. I. Boiarova

(Reçue 19 juillet.)

Chère Kitie,

Au nom de Dieu, retiens chez toi Hippolyte Nicolaievitch jusqu’au dernier train ; s’il ne joue pas aux cartes, propose-lui une promenade à Montplaisir.

À minuit, j’irai là-bas et serai prête à rester avec vous jusqu’au lever du soleil.

Ta MARY.

 

 

XXIV. De la Princesse Krivobokaia

(Reçue 15 août.)

Chère Comtesse,

Je viens d’arriver à Pétersbourg, et de fatigue je ne sens plus mes pieds. J’ai trouvé Olga en très bonne santé, mais elle a une horrible peur de l’accouchement : c’est pourquoi il m’est absolument impossible d’aller, même pour quelques heures, vous faire visite à Peterhoff. Soyez aimable comme toujours et venez dîner chez moi demain : nous parlerons longuement.

Ne pourriez-vous pas, chère Comtesse, me prendre Naditchka pour une ou deux semaines et la garder chez vous à Peterhoff jusqu’à l’accouchement d’Olga ? vous m’obligeriez beaucoup. N’ayez pas peur de son caractère : elle n’est insupportable qu’avec moi ; chez vous, elle sera très douce : c’est un ange, quand elle veut.

Votre bien dévouée, E. KRIVOBOKAIA.

 

P.-S. — Si vous apprenez que quelqu’une de vos connaissances de Peterhoff veut enlever Naditchka pour l’épouser, je vous en prie, faites la sourde oreille. Qu’elle se marie ! À l’avance je pardonne et bénis.

 

XXV. De M. I. Boiarova

(Reçue 29 août.)

Chère Kitie,

Nous sommes revenus en ville si à l’improviste qu’il ne m’a pas été possible d’aller chez toi te dire adieu. Kostia vient de m’annoncer que, dans une semaine, il part pour deux mois à la campagne. Son frère Michel est entré dans le même régiment, et la vieille Névieroff veut les réunir chez elle pour le partage des propriétés. Tu comprends que, devant être séparée de Kostia pour longtemps, je voulais le voir plus souvent pendant ces derniers jours, et Hippolyte Nicolaievitch était si las d’aller chaque jour de Peterhoff au Ministère qu’il a été très content de ma proposition de rentrer. Et pour toi aussi, il est temps de revenir : avec le temps qu’il fait actuellement, Peterhoff est insupportable.

Est-ce que cette désagréable Naditchka est encore chez toi ? La dernière fois que nous avons déjeuné chez toi, elle a tant coqueté avec Kostia que c’était honteux à voir. Dès ce jour Kostia m’a dit qu’elle lui plaisait beaucoup. Il a sans doute dit cela pour m’agacer. Qu’a-t-elle de bien ?

Ta MARY.

 

 

 

XXVI. De M. I. Boiarova

(Reçue 2 septembre.)

Chère Kitie,

À l’instant, la princesse Krivobokaia m’a dit que tu lui ramènerais demain Naditchka ; c’est pourquoi je te prie instamment de venir dîner chez moi.

À propos, tu verras Michel Névieroff. À mon avis, c’est un charmant officier ; mais ton opinion sur lui m’intéresse. Devine qui était chez moi, hier, Nina Karskaia ! Je pensais qu’après ses aventures à Paris elle n’oserait venir dans la société ; naturellement je ne l’ai pas reçue et j’espère que tu feras de même. Elle est venue sitôt à Pétersbourg afin de meubler à neuf sa maison ; elle se propose de beaucoup recevoir cet hiver ; mais qui donc ira chez elle ? Il faut pourtant faire une différence entre les femmes dépravées et… les autres.

Ta MARY.

 

 

 

XXVII. De A. V. Mojaïsky

(Reçue 4 septembre.)

Chère Kitie,

Les Grecs m’ont surpassé en ruse, ce n’est pas en vain qu’on lit dans les chroniques de Nestor : « Les Grecs sont rusés encore aujourd’hui. » Jusqu’à présent je ne puis leur rappeler Achille aux pieds légers et Sapounopoulo m’a déjà rappelé le « rusé Ulysse » ; il m’a tant entortillé dans ses affaires et combinaisons que je suis tout à fait dans ses mains. J’ai attendu ta lettre avec une impatience fébrile, j’espérais trouver en toi le soutien moral et quoi ! toi, tu me conseilles de me marier ! Il est absolument vrai que dans notre monde il n’y a presque jamais de mariages d’amour et que dans tout mariage il y a en jeu un intérêt quelconque ; mais toi, Kitie, tu ne connais pas Sophie Sapounopoulo ! Bien qu’elle soit laide et jaune, si c’était encore une créature sympathique et surtout tranquille, je pourrais à la rigueur me mettre d’accord avec la nécessité ; mais elle n’est en paix pas une seconde : ce n’est pas une femme, c’est une fièvre jaune qui marche. Voici, par exemple, notre emploi du temps dès trois derniers jours.

Mercredi, à la campagne, il y a eu une représentation à laquelle est venu tout le grand monde d’Odessa (Odessa aussi a son « grand monde », c’est indispensable). Entre autres choses on a joué un proverbe de la propre composition de la fille : « Ce que femme veut, le mari le voudra. » Il va sans dire que j’ai joué le rôle du mari et que j’ai été obligé d’embrasser sa main dix fois ! Ce galimatias assommant a eu un énorme succès. Avant-hier, ordre a été donné de ne recevoir personne, et toute la soirée a été consacrée à la lecture d’Eschyle dans l’original.

Comprends-tu toute l’horreur de ces trois mots : « Eschyle dans l’original » ? Pendant cinq heures, elle a lu avec emphase une tragédie écrite en une langue inconnue de moi, traduisant chaque phrase en français. Et j’étais obligé de faire acte de foi, bien que je sois convaincu qu’elle ne comprend pas plus que moi le grec antique. Aux beaux passages, elle me tendait sa main que je serrais, et la tante Euménide fermait les yeux et hochait la tête en signe d’approbation. Hier, beaucoup d’hôtes sont venus et, costumés, nous nous sommes promenés en mer. Je représentais un pacha turc et j’étais dans un canot avec un turban sur la tête et un kallian dans les mains. Je supporte tout avec patience parce que Sapounopoulo m’a donné « sa parole d’honneur grec » que tout serait fini le 15 septembre et qu’il me laisserait partir à Pétersbourg avec 5.000 ; et s’il me trompe encore ? faut-il donc se marier !

Non, Kitie, non c’est impossible, ce ne sera pas, jamais je ne me vendrai si bêtement, jamais cette noix d’or de la Grèce ne sera attachée au vieil arbre généalogique des Mojaïsky. Mieux vaut prendre le sac du mendiant et demander l’aumône ou se faire sauter la cervelle, que de remplir ce rôle misérable qu’elle m’a fait jouer dans le perfide proverbe.

Adieu, ma chère Kitie, ou tu me verras dans deux semaines heureux et oubliant près de toi l’Hellade d’Odessa, ou tu ne me verras plus, car je ne serai plus de ce monde. En ce cas, ne garde pas un mauvais souvenir de celui qui t’a aimé si ardemment.

A. M.

 

 

 

XXVIII. De la Princesse Krivobokaia

(Reçue 26 septembre.)

Que pouvez-vous faire jusqu’à présent à Peterhoff, chère Comtesse ? Je trouve le temps long à ne pas vous voir, et nos séances, sans vous, sont peu actives ; ces dames ne font rien et déjà se querellent.

La comtesse Anna Mikhaïlovna ne nous donne pas de repos. Son gendre Varaxine n’a pas été promu chambellan pour le 30 août, et elle devient maintenant méchante, archi-méchante. Pour comble de malheur, cet imbécile d’Optine l’a appelée dans un procès-verbal Anna Feodorovna : elle était si mécontente que j’ai dû aller chez elle pour demander pardon. Mais la plus grande histoire est arrivée à propos de Nina. On m’avait dit qu’il ne fallait pas la recevoir ; mais elle a commencé par m’envoyer 500 roubles au profit de notre Société, et, le lendemain, elle est venue me faire visite : comment ne pas la recevoir ? Naturellement elle voulait être membre de notre Société. Mais quand, à la séance suivante, j’y ai fait quelques allusions, Anna Mikhaïlovna a tellement crié que j’ai été obligée de me taire. Que faire ? Je ne voudrais pas renvoyer l’argent. — Optine me présente des comptes d’apothicaire, et notre caisse est toujours vide, — et il n’est pas convenable de prendre l’argent et de ne pas recevoir comme membre la donatrice. Alors j’ai usé de ruse ; j’ai convoqué une réunion, hier, à huit heures, sachant bien qu’Anna Mikhaïlovna ne viendrait pas de si bonne heure.

Dès que la baronne Vizen et Viéra Bélevskaia ont été là, j’ai déclaré la séance ouverte et aussitôt j’ai proposé Nina. Ces dames ont consenti : Viéra par bonté, et la baronne pour contrarier Anna Mikhaïlovna, et j’ai immédiatement ordonné à Optine de dresser le procès-verbal. Anna Mikhaïlovna est arrivée à neuf heures, et quand on a lu le résultat du scrutin, elle était verte de rage. Il sera intéressant d’assister à sa rencontre, demain, avec Nina. Chère Comtesse, venez à la séance.

Votre E. KRIVOBOKAIA.

 

P.-S. — La baronne Vizen m’a dit en secret que Piotre Ivanovitch appelle notre société « La Société du sauvetage de la belle-mère pour quelques heures ».

On croirait que je l’ennuie souvent de mes visites !

 

 

 

XXIX. Télégramme de D. D. Koudriachine

(Reçu à Pétersbourg, le 10 octobre.)

Arrive après-demain pour une journée ; m’arrêterai où toujours ; attendrai nouvelles à neuf heures soir.

KOUDRIACHINE.

 

 

 

XXX. De A.-V. Mojaïsky

(Reçue 16 octobre.)

Bien estimée Comtesse Catherine Alexandrovna,

J’ai l’honneur de vous informer que je me suis marié hier, en mariage légal, avec Mademoiselle Sophie Sopounopoulo. Je vous en fais part sur la demande pressante de ma femme.

Toujours votre dévoué,

A. MOJAÏSKY.

 

 

Madame la Comtesse,

L’admiration tout à fait exceptionnelle que professe pour Vous mon mari et l’amitié dont Vous l’honorez me donnent le courage de me recommander à Vos bontés. Comme nous avons le projet de passer une partie de l’hiver à Saint-Pétersbourg, permettez-moi d’espérer que Vous voudrez bien guider mes premiers pas dans le monde qui, dit-on, est si sévère et si froid pour les nouveaux arrivés. Une rose alpestre supporte difficilement le souffle glacial du Nord.

En attendant, veuillez agréer, Madame la Comtesse, l’assurance de ma haute considération.

SOPHIE DE MOJAÏSKY, née DE SAPOUNOPOULO.

 

Je déchire l’enveloppe pour corriger la rédaction de mon faire-part. Il faut lire ainsi : Alexandre Vassilievitch Mojaïsky annonce avec une grande douleur de cœur la mort de son cher et saint idéal, survenue à Odessa, le 10 octobre, après une lutte longue et douloureuse.

A. M.

 

 

 

XXXI. De Maria Ivanovna Boiarova

(Reçue le 3 novembre.)

Chère Kitie,

Je reçois, à l’instant même, une invitation à la soirée de Nina Karskaïa, bien que je ne lui aie pas encore rendu sa visite. Elle demande une réponse, et je ne sais que faire. Iras-tu ? Écris-le moi : — je ferai ce que tu feras. Après tout, pourquoi ne pas aller chez elle ? On m’a dit que la princesse Krivobokaia, ses filles et toute sa coterie y seraient, et justement j’ai une charmante robe de chez Worth à inaugurer, — et quand y aura-t-il encore de grandes réceptions ?

Ta MARY.

 

 

P.-S. — Kostia arrive après-demain. Il m’écrit que son frère Michel ne rêve plus que de toi, et il ne t’a vue qu’une fois ! Voilà une charmeuse ! Quel bonheur que Kostia ne te plaise pas !… Il y a longtemps que tu me l’aurais pris…

 

 

 

XXXII. Télégramme de Vassilisa I. Médiachkina

(Reçu le 10 novembre.)

Anna Ivanovna morte hier soir dix heures. Funérailles vendredi.

MÉDIACHKINA.

 

 

 

XXXIII. De Maria Ivanovna Boiarova

(Reçue le 10 novembre.)

Combien je suis attristée de ton départ, chère Kitie ! et quel ennui que notre partie de plaisir soit manquée ! Comme il a tombé de la neige hier, nous avions décidé, Kostia et moi, de t’inviter : nous aurions été à quatre, non pas au théâtre, mais aux Îles, en troïka, et on eût soupé quelque part : c’eût été charmant.

Kostia jure que son frère attendait ce jour avec autant d’impatience que sa promotion d’officier, et voilà que, brusquement, tout se détraque pour une vétille.

Je ne te comprends pas de vouloir aller si loin pour assister à un enterrement : maintenant que ta tante est bien morte, ta présence là-bas ne changera rien à rien. Et songe que, la semaine prochaine, il y aura un grand dîner chez Nina Karskaia ; le soir, des Italiens chanteront. Sa première soirée n’était, comme dit la baronne Vizen, qu’une colombe d’essai : elle voulait savoir sur qui elle peut compter ; et maintenant, pour le concert, elle n’invite que ce qu’il y avait là de plus sélect. En janvier, elle donnera un grand bal. On ne peut pas dire qu’elle agisse maladroitement. Qui aurait pu croire qu’elle se montrerait encore ! Nicodime surtout, qui, pour des raisons ignorées, a tant d’influence, l’a beaucoup aidée, et Nina, par contre, lui a donné pas mal d’argent pour son hôpital. De l’argent ! toujours de l’argent ! Avec l’argent on peut tout se permettre. C’est triste, mais c’est ainsi !

La baronne dit que tu es sur la liste des invités. Tu manquerais une soirée si intéressante ? Envoie donc ton mari aux obsèques : ce sera excellent pour le comte de se promener un peu ; — il y a un siècle qu’il n’a quitté Petersbourg. Réponds-moi.

Ta MARY.

 

 

 

XXXIV. De Maria Ivanovna Boiarova

(Reçue le 10 novembre.)

Puisque ton mari part, ne vaudrait-il pas mieux, après la promenade en troïka, revenir chez toi et souper à la maison ? Ce serait plus agréable qu’un souper au restaurant.

MARY.

 

 

 

XXXV. Du Comte D***

(Reçue le 18 novembre.)

Chère Kitie,

Je t’écris un jour plus tard que je ne t’avais promis, parce qu’hier soir, en entrant dans ma chambre, je suis littéralement tombé de fatigue et me suis endormi comme un mort. J’ai fait un très bon voyage. À partir de Moscou, j’ai eu pour compagnon Boublic-Bielevsky, et nous avons joué au piquet pendant toute la route. Je suis arrivé à Slobotsk à onze heures du soir : les chevaux m’attendaient à la gare ; mais il m’a été impossible de partir, du fait de l’horrible temps ; j’ai dû attendre et ne suis arrivé à Krasnia-Kriastchy qu’à neuf heures du matin. L’enterrement était pour dix heures ; mais on ne s’est mis en route que bien après : on attendait l’archevêque, que le mauvais temps avait mis en retard. Tout a été fait en grande pompe ; beaucoup de voisins et de fonctionnaires de Slobotsk sont venus : il est évident que la défunte était très estimée. À trois heures, la cérémonie la plus fatigante, le repas des funérailles, a commencé dans les deux salons. Ma voisine était Mme Mojaïsky, qui, dès le matin, s’est cramponnée à moi comme une sangsue et ne m’a pas quitté un moment. C’est un type remarquable : si elle n’était pas si jaune, on pourrait justement l’appeler « bas-bleu ». Elle m’a accablé sous des noms de livres et d’écrivains dont j’entendais parler pour la première fois ; elle m’a demandé avec insistance s’il n’y avait pas à Pétersbourg un égyptologue quelconque, car maintenant elle s’occupe tout spécialement des antiquités égyptiennes.

Dans un mois, elle part pour Pétersbourg, et il me semble qu’elle compte sur toi pour se glisser dans le monde ; mais elle sera sans doute déçue dans ses espérances : elle n’est pas femme à orner un salon comme le tien. Son mari m’a fait aussi une impression très étrange : il marche comme un égaré, et, quand je l’ai remercié de l’amabilité qu’il a eue pour toi au printemps, en réponse il a marmonné quelque galimatias. J’ai cependant tiré profit de ces Mojaïsky ; ils ont loué le bel étage de notre grande maison, qui est vide depuis bientôt deux hivers, et, comme ils m’en donnent un très bon prix (mille roubles par mois), je te prie de convoquer tout de suite notre gérant pour qu’il fasse nettoyer l’appartement, renouveler les papiers. Je me rappelle que les meubles de la deuxième chambre sont trop vieux : qu’on les enlève et qu’on les remplace par les meubles couverts en soie bleue que tu feras revenir de la campagne. Tout doit être prêt pour le nouvel an : ils arriveront dès le commencement de janvier.

Imagine-toi que le dîner a duré presque jusqu’à dix heures. Après le rôti, l’archevêque et les prêtres se sont levés et, une coupe de champagne à la main, ils ont chanté la messe des morts. J’étais effaré : j’ai cru d’abord que tout le monde avait trop bu ; mais il paraît que c’est une vieille coutume russe qui, dans certains endroits, s’est conservée. Ma voisine m’a juré qu’en Égypte il y avait quelque chose de ce genre. Les hôtes sont encore restés longtemps après le dîner et, à dix heures seulement, on m’a conduit dans la chambre que tu as occupée au printemps.

J’espérais qu’on ouvrirait le testament aujourd’hui ; sans doute ce sera pour demain ou après-demain. Il m’est très difficile de questionner à ce sujet ; mais il me semble qu’on attend l’exécuteur testamentaire. Les parents de la défunte sont venus ici : ils sont terriblement nombreux, tous gens très simples, mais assez agréables.

Tout le monde est charmant pour moi : on m’entoure de soins, je sens à maints détails qu’on me regarde déjà comme le maître. Les princesses Pichetzky m’ont paru très sympathiques, surtout la cadette. Si la tante ne leur a rien laissé, il faudra faire quelque chose pour elles, leur trouver une situation quelconque à Pétersbourg. La fameuse Vassilisa est d’un ridicule achevé, mais bonne femme au fond. Elle a une véritable adoration pour toi.

Ce matin, je suis allé jeter un coup d’œil à la propriété : les écuries, les remises, les pavillons, tout est très vieux, et il faudra les transporter plus loin de la maison. Malheureusement je n’ai pas pu me faire une idée du parc. Je voulais voir les serres, mais il a tombé tant de neige hier qu’il m’a été impossible d’y aller. Dans la maison, il y a beaucoup de jolis meubles anciens ; une étagère en bois de rose m’a tant plu que je veux l’emporter et la mettre dans ton boudoir.

Je m’aperçois qu’en pensée je gouverne en maître Krasnia-Kriastchy, et néanmoins ce sera peut-être un autre qui l’aura.

Mais qui ? En tout cas, que la tante nous ait laissé tout ou qu’elle ne nous ait rien laissé, comme c’était son plein droit, je suis très heureux d’être venu aux funérailles de cette sainte et digne femme, et très probablement resterai-je ici jusqu’au neuvième jour. Anna Ivanovna t’a jadis servi de mère, et, à vrai dire, dans notre querelle, nous étions plus coupables qu’elle.

Sans doute, devenue vieille, elle avait ses manies, ses caprices ; mais il faut être indulgent. Quel bonheur que nous ayons réparé notre faute dans la dernière année de sa vie, et comme je te suis reconnaissant d’être allée chez elle au printemps ! Aurons-nous gagné quelque chose à ce voyage ? C’est encore incertain ; mais ce que nous avons déjà acquis, à savoir la tranquillité de conscience, vaut beaucoup plus que tout l’héritage. Nous aussi, mourrons un jour : c’est une vérité banale, mais comme nous l’oublions souvent !

Le neuvième jour, c’est le 18 novembre. Après avoir rendu un dernier devoir à la défunte, je partirai le soir même, je m’arrêterai un jour chez mon frère, dans sa propriété des environs de Moscou, et, en tous cas, je serai à la maison le jour de ta fête.

Adieu, chère Kitie ; les enfants vont bien et t’embrassent. Ton mari et ami,

D.

 

P.-S. — Tu voulais donner une soirée le jour de la sainte Catherine. Serait-ce convenable ? Il est vrai que personne à Pétersbourg ne connaissait cette tante ; mais, quand nous entrerons en possession de ce grand héritage, tout le monde sera au courant. À mon avis, il ne serait même pas inutile de porter un deuil de deux mois, d’autant plus que les bals intéressants ne commenceront qu’en janvier.

En relisant cette lettre, je remarque que je t’ai envoyé, par distraction, le salut des enfants. Cela prouve que je pense toujours à eux.

Embrasse-les pour moi.

 

 

 

XXXVI. Du Comte D***

(Reçue 20 novembre.)

Aujourd’hui, à neuf heures du matin, le testament a été ouvert. Krasnia-Kriastchy est à l’aînée des princesses ; la propriété de Penza, à la cadette ; 30.000 en argent, à Vassilisa ; pour tels et tels parents, pour les domestiques et pour les funérailles, il y a près de 80.000 en tout ; le reste de l’argent (plus de 300.000) va à des couvents et des hôpitaux ; à toi sont dévolus les diamants et autres bijoux. Ce ne serait peut-être pas trop mal, car Anna Ivanovna avait tous les diamants des Kretchetov, et elle-même, toute sa vie, n’a acheté que de belles choses ; mais imagine-toi que tout cela a disparu ! Quand on a levé les scellés, on a trouvé une vilaine broche et une grande quantité de perles fausses de toutes sortes, un chapelet et d’autres brimborions de ce genre. Je suis profondément convaincu que le pillage a été fait par Vassilisa, car tout cela était entre ses mains. Moi, je ne suis pas héritier, je ne suis qu’indirectement mêlé à cette affaire : c’est pourquoi je n’ai exprimé aucune prétention ; mais toi, comme héritière, tu peux écrire à Vassilisa et la menacer du tribunal ; peut-être rendra-t-elle une partie de ce qu’elle a volé. Je me suis efforcé de faire bonne mine contre mauvais jeu et d’être gai et aimable avec tous : j’y ai tout d’abord réussi ; mais, pendant le déjeuner, on a apporté le courrier, et imagine-toi que la première chose que j’ai vue, ç’a été les boîtes de pruneaux de Smourov. À la vue de ces pruneaux, j’ai été pris d’une telle rage que j’ai couru dans ma chambre pour cacher mon dépit… et je t’écris cette lettre. Je t’en supplie, fais dire immédiatement à Smourov qu’il cesse d’envoyer des pruneaux : je ne tiens pas du tout à faciliter la digestion de cette canaille de Vassilisa.

Sûrement, je n’attendrai pas ici le neuvième jour : j’ai assez de tout ce monde interlope, et, à vrai dire, c’était assez niais d’aller aux funérailles. Nous sommes, toi et moi, trop idéalistes et nous jugeons les autres d’après nous-mêmes. Dieu me garde de juger la défunte ; mais il faut dire la vérité : elle a été originale tout son siècle, et originale elle est morte. Et remarque que toutes ces vieilles filles sont les mêmes : près d’elles il y a toujours une Vassilisa quelconque qui en fait ce qu’elle veut, parce qu’elle connaît bien toutes les aventures de leur jeunesse ; et, comme tu sais, la jeunesse de la tante a été orageuse. Sans doute je ne veux pas rappeler ses équipées et, en chrétien, je désire de toute mon âme que Dieu lui pardonne tout et, entre autres choses, son ingratitude envers nous. Je pars cette nuit. Je passerai trois jours chez mon frère, dans sa propriété des environs de Moscou, et je serai à Pétersbourg la veille de ta fête. Dans ma dernière lettre, je t’ai parlé du deuil ; maintenant cette manifestation me semble tout à fait inutile. Envoie les invitations pour le 24, si tu veux donner une soirée.

Ton mari et ami,

D.

 

 

 

XXXVII. De la Princesse Krivobokaia

(Reçue le 3 décembre.)

Chère Comtesse,

Si vous allez aujourd’hui au bal chez les Anglais, ne prendrez-vous pas Nadenka sous votre protection ? Vous savez que je n’aime la laisser avec personne, fût-ce avec ses sœurs : vous êtes la seule femme à qui je puisse me décider à confier ce trésor. Moi, je n’irai pas : premièrement parce que ce matin Piotre Ivanovitch est venu chez moi, c’est vous dire que je suis indisposée pour toute la journée ; et deuxièmement, par patriotisme, car les Anglais, partout où ils le peuvent, mettent des bâtons dans nos roues. En général, la situation politique de l’Europe ne me plaît pas ; bien qu’il n’y ait aucune nouvelle extraordinaire, je suis convaincue que Bismarck mitonne quelque chose. Que mitonne-t-il ? je ne sais pas encore, mais cela m’inquiète. Votre bien dévouée,

E. KRIVOBOKAIA.

 

 

 

XXXVIII. De Maria Ivanovna Boiarova

(Reçue 7 décembre.)

Chère Kitie,

Tâche, je te prie, de savoir par Michel Névieroff où Kostia était hier de huit heures à minuit. Il m’a juré qu’il allait à l’Opéra avec son frère. Or, la baronne Vizen, qui était à l’Opéra, n’a vu ni l’un ni l’autre. Avoue qu’il est difficile de ne pas remarquer Kostia au théâtre. Tu ne saurais croire combien ces tromperies me désolent. Pourquoi ne pas dire la vérité ? Et depuis son retour de la campagne, il m’a menti plusieurs fois déjà.

Ta MARY.

 

 

 

XXXIX. De Vassilisa Ivanovna Médiachkina

(Reçue 15 décembre.)

Excellence !

La mort de mon inoubliable bienfaitrice a été une si grande douleur pour moi que je pensais que, du moins, ce serait la dernière ; mais votre lettre m’a prouvé qu’il n’y a pas de limite aux tourments quand telle est la volonté de Dieu. Vous me demandez ce que sont devenus les diamants ! Mais, Excellence, comment le pourrais-je savoir ? La clef des diamants était toujours dans la poche de votre tante ; la défunte pouvait les donner à qui elle voulait, et les amis, parents et connaissances étaient toujours très nombreux chez elle ; et il se peut aussi que quelqu’un ait volé les diamants, mais ce n’est pas moi. Pendant plus de trente ans, j’ai servi honnêtement et loyalement Anna Ivanovna, et ne l’ai jamais volée ; mais, pour me nuire, quelqu’un m’aura calomniée auprès de vous, car un passage de votre lettre fait allusion à une plainte que vous pourriez déposer contre moi. Déposez, si vous voulez : je n’ai pas peur du tribunal ; pour prouver mon innocence j’appellerai à témoin toute la province, en commençant par votre ami Alexandre Vassilievitch Mojaïsky, chez qui, comme je l’ai su il n’y a pas longtemps, vous alliez quelquefois à la campagne.

Sans doute, je garde le silence à ce sujet, car je suis convaincue que vous n’êtes pas capable de faire mal ; mais, devant la Cour, je ne me tairai pas, parce que, d’après la loi, je suis obligée de dire toute la vérité. Mais peut-être n’y avait-il aucune menace dans votre lettre, et me serais-je méprise en pensant que vous faisiez une allusion à la Cour. En ce cas, je vous demande de me pardonner avec bienveillance : que ne doit-on pardonner à un cœur blessé ?

Je comprends très bien, Excellence, qu’il vous soit très désagréable de perdre l’héritage sur lequel vous avez tant compté ; mais moi, je n’y suis pour rien. Vous pourrez puiser une grande consolation dans cette idée que Dieu a envoyé à votre tante une belle mort, une mort vraiment chrétienne. Anna Ivanovna a prononcé plusieurs fois votre nom et vous a bénie : il est vrai qu’on ne pouvait bien distinguer les mots ; mais je connaissais trop la défunte pour me tromper. Le dernier mot qu’elle ait prononcé est : « pruneau ». La princesse aînée se précipita vers la fenêtre et apporta une boîte, encore intacte. Anna Ivanovna prit un pruneau, mais elle ne pouvait déjà plus manger : elle le pétrit entre ses doigts et le laissa tomber. Sans doute, elle voulait montrer ainsi combien elle vous était reconnaissante des pruneaux que vous avez envoyés si exactement. Mais le Dr Vietroff, que nous avons fait venir de Moscou, a dit que les pruneaux ont fait le plus grand mal à la défunte.

Avec le plus grand respect, j’ai l’honneur d’être, de Votre Excellence,

La servante,

V. MÉDIACHKINA.

 

 

 

XL. De Maria Ivanovna Boiarova

(Reçue 20 décembre.)

Chère Kitie,

Hier, Kostia ne s’est pas montré chez moi de la journée et il vient de me jurer qu’il était de service, et moi j’ai lu dans l’« ordre » que l’officier de service était Sirotkine cadet. Demande à Michel de t’expliquer ce que cela signifie, et qui vraiment était de service. Voilà à quelle humiliation j’en suis arrivée : je donne de l’argent à l’ordonnance de Kostia pour qu’il m’apporte les « ordres » ! Mais que faire si Kostia me trompe toujours ? Je ne veux le gêner en rien, mais je veux et dois savoir ce qu’il fait.

Ta MARY.

 

 

 

XLI. De la Princesse Krivobokaia

(Reçue 31 décembre.)

Chère Comtesse,

Imaginez-vous cette surprise pour le nouvel an : Optine m’a déclaré que non seulement il n’y a pas un kopek en caisse, mais que je dois encore près de 4.000. Je ne comprends pas du tout comment cela se fait. Il est vrai que j’ai signé les papiers quelconques qu’il m’a présentés ; mais je n’ai pas signé dans le but de payer ensuite. Comme vous aviez raison de vous méfier d’Optine ! Et il ose s’appeler Optine, quand il y a un couvent de ce nom, un couvent que je respecte beaucoup et où est enseveli mon oncle Basile ! Certainement je suis un peu coupable en tout cela ; mais c’est surtout l’horrible princesse Anna Mikhaïlovna qui est cause de mes déboires. Si elle avait pris Optine pour gérant, tout cela ne serait pas arrivé.

Venez chez moi, chère Comtesse : vous m’aiderez à étudier tous ces papiers. La tête m’en tourne. Je n’y comprends absolument rien, et, pour comble, cette Naditchka qui bourdonne autour de moi ! Je vous attends avec grande impatience.

Votre E. KRIVOBOKAIA.

 

P.-S. — Il faut convenir que c’est une belle Société ! Nous n’avons pas sauvé une seule fille et j’ai perdu 4.000.

 

 

 

XLIII. D’Alexandre Vassilievitch Mojaïsky

(Reçue 4 janvier.)

Chère Comtesse,

Nous sommes arrivés aujourd’hui à Pétersbourg, et, selon votre ordre, le concierge nous a reçus avec le pain et le sel. Je ne sais comment vous remercier de cette marque d’attention. À mon avis, votre logement est très bien à tous égards ; mais ma femme veut y ajouter encore quelques bibelots : nous sommes donc allés faire des emplettes ; la promenade à travers les magasins ayant duré jusqu’à six heures, je n’ai pu trouver un instant pour me précipiter chez vous. Maintenant elle fait sa toilette pour le dîner, et elle m’a chargé de vous demander le jour et l’heure où vous la pourrez recevoir. Accablez-la de votre amabilité, et venez chez nous tout simplement, ce soir ; je sais que vous n’avez pas la superstition des conventions mondaines.

D’après notre programme primitif, nous devions passer au théâtre notre première soirée de Pétersbourg ; mais, par bonheur, nous n’avons trouvé de loge nulle part. Si vous saviez quel fou désir j’ai d’entendre le son de votre voix, de voir, fût-ce une seconde, votre sourire !

A. M.

 

 

 

XLIII. De Maria Ivanovna Boiarova

(Reçue 5 janvier.)

Chère Kitie,

Tous ces jours j’ai été souffrante : c’est pourquoi je ne suis pas allée aujourd’hui à l’assemblée générale. Dès la fin de la séance, la baronne Vizen est venue chez moi et m’a tout raconté en détail : comment la princesse Krivobokaia a renoncé à la présidence, et comment tu as été, à l’unanimité, choisie à sa place. Si j’avais pu prévoir tous ces événements, j’aurais sans doute vaincu mon mal et serais allée jouir de ton triomphe. Je te félicite de tout mon cœur de ce nouveau succès.

J’ai oublié de demander à la baronne si tu étais hier chez Nina Karskaia. La baronne m’a dit que la soirée eut, dans son ensemble, beaucoup d’éclat. Je voulais y aller ; mais tout à coup je me suis sentie plus fatiguée, et, à dire le vrai, j’ai un trop gros poids sur le cœur pour m’amuser au bal. Dans le monde Kostia ne me parle presque plus : il dit qu’il ne veut pas me compromettre. C’est bien étrange !

Auparavant, il n’avait pas de ces scrupules, et, maintenant que je n’ai nul souci de ce qu’on peut dire de moi et que je suis prête à donner tout pour entendre de sa bouche le moindre mot caressant, il commence à prendre soin de ma réputation, et il vient chez moi de plus en plus rarement. Tu m’as dis que je suis responsable de ses façons nouvelles, que je l’ennuie de mes inquisitions, de ma jalousie, de mon espionnage, qu’il faut que je me montre toujours confiante et de bonne humeur si je veux le retenir… Mais où prendre cette confiance ? Comment être gaie quand l’ennui me ronge le cœur ? Tu dis « la jalousie », mais je ne suis jalouse de personne : il me semble qu’il ne fait la cour à personne, et au bal il danse toujours avec de si fâcheuses péronnelles (Nadenka Krivobokaia, par exemple) que ce serait un peu ridicule d’en être jalouse. Si je savais qu’il aimât une autre femme, je me ferais plus vite à cette idée qu’à l’idée de me voir abandonnée sans nulle cause : — c’est là l’horrible !

La baronne m’a raconté une chose très intéressante de la comtesse Anna Mikhailovna. Si je me rappelle bien, c’est devant toi, à l’une des séances de la Société, qu’a eu lieu ce scandale : Anna Mikhaïlovna tournant le dos à Nina Karskaia, ne répondant pas à son salut, et quittant majestueusement la salle. Pendant deux mois elles ne se sont regardées ni saluées. Mais quand Nina a repris sa place dans le monde avec plus d’éclat qu’auparavant, Anna Mikhaïlovna a commencé à la flatter : elle lui a fait une visite au nouvel an et, avec le concours de maintes personnes, a manœuvré pour recevoir une invitation à son bal. Nina a agi très sagement ; elle ne lui a pas rendu sa visite ; mais elle lui a envoyé une invitation, et, pour l’humilier davantage, la lui a envoyée la veille du bal. Or, imagine-toi qu’Anna Mikhaïlovna y est venue avec ses deux filles et a quitté le bal la dernière. Voilà ce qui s’appelle avoir du toupet.

Ta MARY.

 

 

 

XLIV. De la Princesse Krivobokaia

(Reçue le 17 janvier.)

Je reçois à l’instant, chère Comtesse, votre note sur les changements que vous comptez apporter au fonctionnement de notre Société, et je suis très touchée que vous croyiez nécessaire de prendre conseil d’une vieille bête comme moi. Tout ce que vous proposez est admirable et je regrette seulement que cela ne me soit pas venu à l’esprit. Pourtant, moi aussi avais pensé que le secrétaire ne devait pas être rétribué et devait être de notre monde. Malheureusement cet Optine est venu avec ses sept enfants, et, par pitié, j’ai décidé de lui donner 1500 par an. Et voilà comment il m’a montré sa reconnaissance !

Ma grande amie Anna Mikhaïlovna sera absolument folle à la fin de l’hiver ; chaque jour on apprend quelque chose de nouveau sur elle. Hier, la baronne Vizen est allée lui faire une visite matinale. Dans l’escalier, elle entend des gémissements. Selon son habitude, elle se précipite au salon sans se faire annoncer et voit Anna Mikhaïlovna couchée sur le tapis et qui hurlait hystériquement. À ce moment Varia, tout en larmes, est entrée. « Imaginez-vous, lui explique-t-elle, que nous ne sommes pas invitées aujourd’hui au petit bal ; maman en a été très impressionnée : c’est la première fois de sa vie que pareille chose lui arrive. » Mais le mieux, c’est que toutes ces larmes étaient inopportunes : il y avait eu erreur, tout simplement. Avant le dîner l’invitation est venue, et quelques heures plus tard toutes ces malades sont arrivées au bal avec des yeux gonflés. Comme je connais bien la comtesse Anna Mikhailovna, je crois absolument à cette histoire ; mais je ne puis m’empêcher de dire que la baronne a bien de la chance de tomber toujours à pic dans des scènes de cette sorte : elle peut ensuite jaser toute la semaine. Pourquoi cela ne m’arrive-t-il jamais ?

 

 

 

XLV. D'Alexandre Vassilievitch Mojaïsky

(Reçue le 20 janvier.)

Chère Comtesse,

Tout à l’heure, en rentrant du théâtre, nous avons trouvé le document officiel par lequel vous annoncez à ma femme qu’elle est élue membre de votre Société, et me proposez de remplir sans appointements les fonctions de secrétaire. Ma femme est enchantée, et demain nous irons ensemble vous remercier ; mais dès maintenant je veux vous exprimer mon admiration pour votre ingéniosité. Jusqu’ici il m’était impossible de sortir de la maison. Dorénavant il faudra bien que je porte chez la présidente rapports et comptes. C’est aussi très bien que vous ayez loué dans Vassilievsky Ostroff les bureaux de la Société, bien loin des regards indiscrets. Espérons qu’à ces séances privées ne viendront pas les yeux de lynx de la baronne Vizen.

Hier vous avez demandé à ma femme d’où lui venait ce collier de perles qui a eu si grand succès au bal, et elle vous a répondu qu’il lui venait de sa grand’mère ; ce n’est pas vrai : elle l’a acheté à Slobolsk, presque pour rien (3.500 roubles), à Médiachkina, l’écornifleuse de votre tante défunte. Médiachkina a juré qu’il fallait bien qu’elle fût réduite à la dernière extrémité pour consentir à se séparer de ce cadeau de sa bienfaitrice, et elle a obligé ma femme à faire le serment de ne jamais parler de cet achat à personne ; mais moi, qui n’ai pas juré, je puis dire la vérité.

Comme un très humble secrétaire, je baise avec le plus grand respect la main de mon nouveau chef.

A. M.

 

P.-S. — Je serais maintenant très heureux de trouver quelque égyptologue qui veuille bien déchiffrer les hiéroglyphes avec ma femme. Ma vie de famille s’arrangerait alors tout à fait bien.

 

 

 

XLVI. De Maria Ivanovna Boiarova

(Reçue le 2 février.)

Voilà plus de deux semaines que je ne t’ai vue, ma chère Kitie. Sans doute, je n’ai pas de reproches à te faire : je sais combien tu es occupée par les réceptions et les affaires de la Société qui, sous ta direction, commence, il me semble, à être utile ; mais, quand même, si tu trouves un moment, viens voir la malade : ce sera une bonne action ; je suis encore très faible.

Je ne vois presque jamais Kostia. J’ai essayé de suivre ton conseil : la dernière fois qu’il est venu chez moi, je ne lui ai rien demandé, ne lui ai fait aucun reproche et me suis efforcée d’être gaie… et quoi ! il est parti. Une semaine est déjà passée, et je n’ai aucune nouvelle de lui, et même, dans l’ « ordre », son nom n’a pas figuré une seule fois. Non, Kitie, en tout cela, il n’y a nulle faute de ma part. Auparavant, quand je l’agaçais, même quand nous nous querellions jusqu’aux larmes, il revenait le lendemain. Il s’est passé quelque chose que j’ignore, et chaque jour emporte un peu de mon bonheur. Je sens cela depuis très longtemps, depuis son retour de la campagne. Tu riras de ma comparaison poétique et m’appelleras de nouveau la madame de Girardin russe, mais pour moi le bonheur se présente sous la forme d’un très bel oiseau : l’oiseau jadis planait, mais, depuis, il n’est pas de jour où on ne lui ait arraché de l’aile quelque plume, — de sorte qu’il vole plus bas, plus bas, et bientôt cessera tout à fait de voler.

Les fêtes de Carnaval commenceront dans deux jours. J’ai reçu une masse d’invitations, mais je n’irai nulle part et garderai mes forces pour la folle journée : j’espère qu’on m’invitera comme les années précédentes. Je ne sais pourquoi, mais je veux absolument aller à la folle journée ; peut-être est-ce parce que c’est le dernier bal de la saison, et que je ne vivrai pas jusqu’à la saison prochaine. Peut-être regarderai-je pour la dernière fois tout cet éclat, ce tapage que j’ai tant aimé autrefois, et après… qu’y aura-t-il après ? c’est horrible à penser. Je ne m’attends pas à une mort prochaine, en somme ; je n’ai aucune maladie grave, et cependant j’ai le pressentiment que quelque chose se brisera en moi, et qu’après il n’y aura plus rien ; ma vie est peut-être semblable à cet oiseau dont je t’ai parlé : il me semble qu’à elle aussi il ne reste pas beaucoup de plumes. Aujourd’hui, je me suis réveillée bien portante et gaie comme je ne l’avais pas été depuis une année. Ma première pensée, comme toujours, a été pour Kostia : j’ai regardé la pendule, — dix heures. Il viendra, pensai-je, dans deux heures et quart. Cet état a duré un moment ; puis j’ai réfléchi et j’ai ressenti une terrible amertume : je me suis accoudée sur les coussins et suis restée longtemps ainsi, les yeux fermés. Je voulais me cloîtrer pour toute la journée, ne voir personne ; mais le docteur est venu, et j’ai dû me lever ; puis, quelques visiteurs dénués d’intérêt sont arrivés ; peu avant le dîner, la baronne Vizen était là, porteuse d’un lot de potins. Elle a raconté très plaisamment combien nos dames ennuient l’archevêque Nicodime, qui ne sait où les fuir : ce pauvre archevêque, — Anna Mikhaïlovna l’a consulté sur la toilette de ses filles, la princesse Krivobokaia lui a demandé s’il n’existe pas quelque prière spéciale pour hâter le mariage des filles ; Nina Karskaia l’a invité à un dîner où il n’a rien mangé, parce que tout le repas était gras, etc., — tout dans le même genre. Ces sottises m’ont distraite un peu. Puis, ce fut l’heure du dîner : à table, Hippolyte Nikolaievitch a, de temps en temps, jeté sur moi un regard sévère, expérimenté : il ne sait de quoi il s’agit ; mais, en tous cas, il regarde sévèrement. Ensuite s’est écoulée une longue et triste soirée. J’ai eu le faible espoir que Kostia viendrait : personne n’est venu ; enfin, les enfants ont été se coucher, Hippolyte Nikolaievitch s’est rendu au club, et, restée seule, je trouve la consolation de bavarder avec toi. Je t’écrirais longtemps encore, mais de nouveau je sens des frissons et j’ai la tête en feu. Viens me voir demain, si tu le peux ; je n’ose pas te prier à dîner, mais pourtant si tu venais dîner, comme j’en serais heureuse ! Ne m’abandonne pas, ma chère, ma bien bonne Kitie ! Si tu savais à quel point je suis seule et misérable !

À toi, comme toujours.

MARY.

 

 

 

XLVII. De la Princesse Krivobokaia

(Reçue le 12 février.)

Chère Comtesse,

De joie, je ne puis dormir ; je me suis levée du lit, j’ai allumé les bougies, et je viens partager mon bonheur avec vous. À l’instant, en rentrant de la folle journée, Nadenka m’a déclaré qu’elle s’est fiancée à Kostia Névieroff. Demain, à une heure, il viendra chez moi faire la demande. Jusque-là je ne dormirai pas, d’impatience. Aujourd’hui encore, quand je vous l’ai montré pendant la mazurka, vous avez haussé les épaules, en disant : « Mais non, mais non… » Ainsi, chère comtesse, vous êtes beaucoup plus sage que moi, mais vous voyez que, dans certains cas, le cœur est plus perspicace que l’esprit, surtout un cœur maternel qui souffre d’une longue attente.

Sans doute, à bien regarder et sans parti pris, on ne peut dire qu’il soit pour Nadenka un très brillant parti : il a un nom de la vieille noblesse, mais pas très illustre, et n’a aucune parenté. J’ai connu la mère dans sa jeunesse : elle était déjà un peu légère ; mais, quand elle eut jeté son bonnet par dessus les moulins, je cessai de la voir. Maintenant, c’est une femme, pieuse et honorable. L’archevêque Nicodime la connaît bien : sa fortune est très grande, mais on ne sait pas encore ce qu’elle donnera à ses fils. En automne, elle les a appelés pour le partage de ses biens ; mais elle a réfléchi et a ajourné le partage. À vrai dire, dans mon futur gendre, je vois deux qualités : il a une corpulence d’athlète et danse admirablement ; le reste, nous n’en parlerons pas, bien que Nadenka m’ait bourdonné dans la voiture : « Il est très, très spirituel ; il le cache exprès à tous ; mais, à moi, il l’a montré. » Grâces soient rendues à Dieu qu’il le lui ait montré ! Si ce Névieroff était plus âgé et qu’il eut fait la cour à l’une de mes filles aînées, je lui aurais montré la porte ; mais pour Nadenka il est suffisant. Elle a — maintenant on peut déjà dire la vérité — non pas vingt-quatre ans, mais vingt-six et plus ; et puis, tout mariage est une loterie : ainsi quels bons fiancés étaient mes quatre gendres ! pourtant je ne puis m’entendre avec eux. Peut-être m’entendrai-je avec celui-ci, qui est le pire.

Bien que le carême soit déjà commencé, je ne me sens pas la force d’ajourner l’annonce d’une si bonne nouvelle : aussi je vous prie instamment de venir chez moi avec le comte, mardi, à sept heures, pour le dîner de carême. Nous boirons à la santé des fiancés, — le Champagne n’est pas gras. Au dîner, vous verrez comme Piotre Ivanovitch sera charmant et aimable. Ce mystère vous étonnera sans doute : l’explication ? c’est que je lui ai promis de payer toutes ses dettes (pour la troisième fois), aussitôt que Nadenka serait fiancée.

Donc, au revoir, chère comtesse.

Votre bien dévouée,

E. KRIVOBOKAIA.

 

P.-S. — Votre amie Maria Ivanovna sera peut-être mécontente de ce mariage ; mais qu’y faire ? on ne peut contenter tout le monde.

 

 

 

XLVIII. De H. N. Boiarov

(Reçue le 12 février.)

Bien estimée Comtesse Catherine Alexandrovna,

Pardonnez-moi de vous déranger de si bonne heure. Ma femme, qui n’était pas sortie depuis près d’un mois, s’est tout à coup décidée hier à aller à la folle journée ; mais, en s’habillant, elle a été prise d’une si forte fièvre que, presque de force, je l’ai retenue à la maison. Le soir, elle a eu le délire ; mais, vers cinq heures du matin, elle s’est calmée et endormie. Aujourd’hui, vers dix heures, est venue cette insupportable baronne Vizen : elle est entrée dans la chambre à coucher de ma femme, l’a réveillée, en sursaut sans doute, car, après son départ, Mary a eu une telle crise nerveuse que j’ai tout à fait perdu la tête. Elle refuse absolument de voir le docteur, et vous réclame sans cesse. Au nom de Dieu, venez tout de suite ! Vous seule pourrez la calmer. Pour ne pas perdre de temps, je vous envoie la voiture qui était attelée pour moi.

Profondément dévoué,

H. BOIAROV.

 

 

 

XLIX. De la Baronne Vizen

(Reçue le 12 février.)

Chère Comtesse,

Il n’est qu’une heure, et vous êtes déjà sortie ! J’étais venue pour vous raconter une nouvelle très intéressante ; l’aîné des Névieroff épouse Nadenka Krivobokaia. Ce fut décidé hier à la folle journée. Il fallait absolument qu’il se mariât cette année : sinon, sa mère ne consentait pas à lui donner le domaine de Koursk. Il paraît que ce vieux renard de Nicodime a trempé dans celle affaire. Ce n’est pas pour rien que la princesse Krivobokaia allait chez lui tous les dimanches. Excusez mon griffonnage : j’écris chez vous, dans la loge du concierge, sur un petit bout de papier et je me hâte, ayant encore une masse de courses à faire. Bien à vous.

CATHERINE VIZEN.

 

 

P.-S. — Après son hiver triomphal, Nina Karskaia part demain pour l’étranger, mais elle cache cette nouvelle à tout le monde pour éviter les questions : Où ? Pourquoi ? etc. Il est encore arrivé une chose bien curieuse à Anna Mikhaïlovna : ces jours derniers, elle a écrit au prince Boris Ivanovitch pour lui demander de présenter son gendre Varaxine au camer-junker, et au lieu de « camer-junker », elle a écrit « camer-page ». Le prince, qu’elle ennuie mortellement, lui a répondu qu’elle devait adresser cette demande au corps des Gardes. Vous voyez d’ici sa fureur !

 

 

 

L. De H. N. Boiarov

(Reçue le 25 février.)

Bien estimée et très bonne Comtesse Catherine Alexandrovna,

Suivant ma promesse, je me hâte de vous renseigner sur notre pauvre malade. Pendant toute la route, son état d’âme m’a inspiré les plus sérieuses inquiétudes : elle se taisait obstinément et, quand il lui arrivait de répondre à quelque question, c’était par une courte phrase qui s’achevait en gémissements hystériques. Notre départ a été si inattendu que je n’ai pu envoyer à la campagne, où nous n’étions pas allés depuis cinq ans, les ordres nécessaires. Le gérant a reçu mon télégramme quelques heures avant notre arrivée et a dû nous céder son pavillon, car il était impossible de s’installer dans une maison non chauffée. Les trois premiers jours, nous avons vécu avec les enfants, la gouvernante et le précepteur, dans quatre petites pièces très misérables ; peu à peu, tout s’est arrangé. Par bonheur, à dix verstes de nous, à la ville, habite notre vieil ami, le Dr Flescher, que Mary connaît depuis son enfance et par qui elle consent à se faire soigner. Le principal remède qu’il lui ait ordonné, c’est la promenade à l’air pur, et Mary se soumet très volontiers à ce régime. Le temps est magnifique ; presque toujours deux ou trois degrés de froid, sans vent.

Aujourd’hui, il y a juste une semaine que nous sommes ici, et ma femme va beaucoup mieux : l’appétit reparaît, elle dort davantage et consent à prendre part à une conversation ; à la vérité, ses considérations sont toujours extrêmement pessimistes, ce que la longue tension de ses nerfs n’explique que trop bien. Chose remarquable, depuis son départ de Pétersbourg, elle n’a pas eu une minute de fièvre.

Maintenant, je ne sais par quels mots vous remercier, bonne Comtesse, du chaleureux concours que vous nous avez prêté, et de l’énergie avec laquelle vous nous avez décidés, Mary et moi, à quitter immédiatement Pétersbourg. Flescher dit que ce départ l’a sauvée, et que quelques heures de plus passées à Pétersbourg pouvaient amener de graves complications.

Ma femme sent tout le prix de votre sollicitude et veut parfois vous écrire. Même, hier, elle a commencé une lettre ; mais, après deux ou trois phrases, elle n’a pu réprimer ses gémissements, et je l’ai engagée à remettre sa lettre à un autre jour ; j’ai pris sur moi la responsabilité de son silence qui, dans toute autre circonstance, serait impardonnable.

D’après l’opinion de Flescher, opinion que je partage absolument, la maladie de Mary est due à ce que son faible organisme ne peut supporter la vie mondaine avec son absurde train de ses nuits sans sommeil. Il faut espérer que, l’hiver prochain, ma femme, instruite par la dure expérience, arrangera sa vie autrement. Sa convalescence progresse d’un pas sûr, et je pense aller dans dix jours à Pétersbourg où m’appellent les exigences du service, et prendre un congé à la fin d’avril pour passer ici tout l’été. Il va sans dire que, le jour de mon arrivée, je serai chez vous et raconterai de vive voix tout ce qui nous concerne.

Votre infiniment dévoué,

H. BOIAROV.

 

 

 

LI. Du Comte D***

(Reçue le 10 mars.)

Chère Kitie,

Je t’envoie la clef de ma table de travail. Je te prie d’y prendre 2.000 et de me les envoyer au club ; je perds beaucoup et ne veux pas rester débiteur ; mais, comme Gregory est malade et qu’il est dangereux d’envoyer l’argent par les autres valets, prie Michel Névieroff — il est probablement chez toi — de m’apporter cet argent au club ; il me fera appeler chez le concierge. L’argent est à gauche, sous la grande enveloppe bleue.

D***.

 

 

 

LII. Télégramme de D. D. Koudriachine

(Reçu le 21 mars.)

Stiocha, Mania, Picha, Pacha, tout le chœur et avec eux moi, Mitka, buvons à santé de notre adorable Comtesse, et lui rappelons promesse de visiter encore notre chère Mère Moscou.

KOUDRIACHINE.

 

 

 

LIII. De l’archevêque Nicodime

(Reçue le 11 mars.)

Chère sœur en Dieu et excellente Comtesse,

J’ai reçu votre généreuse donation au profit des souffrants qui sont confiés à ma garde. et je vous envoie ma très sainte bénédiction, bien que je sache que votre modestie évite la reconnaissance — que dis-je ! non seulement l’évite, mais conteste que vous l’ayez méritée et n’en accepte pas l’expression.

Mais, s’il est possible à la modestie de cacher sous son voile un grand nombre de vos si nombreuses bonnes actions, par bonheur votre vie si exemplaire ne peut être cachée sous ce voile qui vous plaît tant. Épouse fidèle et vertueuse, mère tendre et dévouée pour ses enfants, obéissante et ardente fille de l’Église seule Vraie, vous êtes debout sur la montagne comme une lumière visible à tous les regards, et ceux qui passent ne savent ce qu’ils doivent le plus admirer, de la beauté extérieure de ce vase précieux ou de son inextinguible lumière intérieure.

Demain, je ferai connaître au grand personnage que vous savez la somme donnée par Votre Excellence.

En vous envoyant ma bénédiction de prêtre, je reste votre humble serviteur et prie pour vous.

NICODIME.

 

 

 

LIV. De Maria Ivanova Boiarova

(Reçue le 15 mars.)

Depuis plus d’un mois je voulais t’écrire, ma chère, ma charmante Kitie, et chaque fois la plume me tombait des mains. J’ai beaucoup réfléchi, ces derniers temps ; je veux te dire tout, et je ne sais par où débuter. Aujourd’hui, enfin, j’ai quelque force. Je commencerai par te remercier de tout cœur. Tu m’as absolument sauvée en démontrant à mon mari qu’il fallait immédiatement quitter Pétersbourg et aller à la campagne ; cela prouve que tu me connais bien, et que tu comprends parfaitement ce monde dans lequel nous vivons. En effet, que serait-il advenu de moi si j’étais restée à Pétersbourg ? Se cacher de tous, c’était impossible, et recevoir des amies qui seraient venues chez moi sous couleur de s’informer de ma santé, mais, en réalité, pour voir combien je souffre, entendre leurs condoléances hypocrites et leurs allusions empoisonnées… tu sais, trois jours d’une telle vie, c’était assez pour me rendre folle.

Je ne t’écrirai rien de notre voyage, de notre installation à la campagne et de ma santé : Hippolyte Nikolaievitch a sans doute été chez toi et t’aura tout raconté en détail. Je dois rendre justice à Hippolyte Nikolaievitch : il a été constamment très délicat et très bon avec moi ; il m’a soignée comme une vraie Sœur de charité, et, bien qu’il ait probablement tout compris, il n’a fait aucune allusion ; seulement, le jour de son départ il m’a dit, comme en passant : « N’écrirez-vous pas quelques mots à la princesse Krivobokaia ? Il faut que vous la félicitiez du mariage de sa fille. Je lui porterai moi-même votre lettre. » Et, obéissant, je me suis assise à la table à écrire et j’ai félicité cette mégère en ces termes : « Je fais des vœux bien sincères pour le bonheur de Nadine. » Je te jure, Kitie, que j’ai menti pour la dernière fois.

Mais peut-on vivre dans le monde et ne pas mentir ? Je ne puis même me présenter une vie absolument honnête et droite dans ce milieu de duplicité et de mensonge. Ces pensées me passaient par la tête autrefois déjà, mais le bruit continuel de la vie mondaine étouffait la voix de la conscience, tandis qu’aujourd’hui je vois cela clairement. Ne pense pas que j’accuse le monde pour me justifier ; même avant que ma vie se fût remplie de brouillard, je ne trouvais pas que je fisse bien. Le jour de la Sainte Catherine, après ton grand dîner, je suis allée chez une autre personne dont c’était aussi la fête : chez la baronne Vizen. Aussitôt entrée, la société m’a étonnée : c’était sans doute un pur hasard, mais nous étions sept ou huit femmes ayant chacune une liaison mondaine, et chacune savait que ce détail était connu des autres ; les hommes présents étaient également au fait, sans doute, sauf peut-être un diplomate étranger quelconque, et encore je ne répondrais pas de son ignorance, car les diplomates qui fréquentent chez la baronne connaissent tout. Il semble qu’il n’y eût pas là de quoi être bien fière, et cependant avec quelle fierté nous nous sommes saluées, et comme le ton de l’entretien était élevé ! Avec quelle sévérité avons-nous jugé les personnes de notre monde, et avec quel mépris avons-nous parlé du reste de l’humanité ! Entre autres, on s’est entretenu de cette pauvre fille… tu sais, la lectrice d’Anna Mikhailovna, qui s’est perdue par amour pour le fils d’Anna. Mon Dieu ! quel tonnerre d’indignation est tombé sur cette malheureuse ! et la plus indignée, celle qui cria le plus, fut Nina Karskaia que, trois mois avant, personne à Pétersbourg ne voulait recevoir.

Moi aussi, j’ai fait une phrase quelconque dans le ton général, mais aussitôt j’ai senti que je n’avais pas le droit de parler ainsi, et longtemps après, cette phrase me pesa sur la conscience, et j’ai rougi depuis, chaque fois que je me la suis rappelée.

Un jour, j’ai communiqué quelques-unes de ces pensées à Hippolyte Nikolaievitch. Il m’a dit : « Vous vous trompez en croyant que le mensonge et l’hypocrisie soient particuliers à notre société ; ces vices appartiennent à toutes les sociétés et à tous les peuples. » C’est très possible ; mais moi, je ne connais pas les autres sociétés ; je parle de la nôtre, que je connais bien ; et si vraiment les autres hommes ne sont pas meilleurs que nous ; on ne voit pas que de ce fait nous ayons le droit de les mépriser.

Mais le monde est non seulement hypocrite et menteur, il est encore cruel et sans pitié. Notre ancien précepteur Vassili Ivanovitch m’a expliqué la théorie d’un savant très connu, d’après laquelle tout dans la nature doit lutter pour vivre. Dans le monde, nous livrons aussi la même lutte cruelle, avec cette différence, qu’elle n’est point du tout essentielle à notre existence. Tout succès de l’une de nous, toute lueur de bonheur dans ses yeux bouleversent la quiétude des autres. Tant que le sort vous est favorable, tous sont pour vous, du moins en apparence ; mais si vous échouez, si le bonheur vous trahit, alors il ne faut plus attendre de pitié. Nos toilettes, et tous ces atours pour lesquels nous dépensons tant d’argent, quelle est leur raison d’être ? On dit qu’ils nous servent à capter les hommes ; mais c’est faux : la plupart des hommes ne remarquent pas notre accoutrement ; sans doute ils aiment nous voir élégantes, mais on peut s’habiller élégamment sans tant de frais. Non, ces attifements sont nos armes de lutte l’une contre l’autre : ce sont nos fusils et nos canons ; et notre triomphe, c’est de voir telles de nos amies rougir de dépit, telle autre pâlir de rage, etc. Tu sais, Kitie, quand je pense que j’ai vécu toute ma vie dans cet enfer et que je dois encore y retourner, un frisson me court entre les épaules ! Je disais à Hippolyte Nikolaievitch que je voulais pour toujours rester à la campagne ; et il m’a répondu que c’était là fantaisie de convalescente et qu’au surplus, pour l’éducation des enfants et pour sa carrière, je dois passer tous les hivers à Pétersbourg. Mais songe un peu à la figure que je ferai à ma rentrée dans le monde et à ce que j’éprouverai quand je rencontrerai Kostia ! Je ne puis plus écrire, je finirai cette lettre demain.

Avant-hier, quand j’ai commencé cette lettre, le temps était horrible : il tombait de la neige, et le vent était si violent qu’on ne pouvait sortir même sur le balcon.

Hier, un chaud et brillant soleil s’est montré et ici le printemps commence déjà. Si tu savais comme le printemps naissant est beau à la campagne : il provoque une émotion toute particulière ; je l’avais déjà éprouvée dans ma jeunesse, mais depuis je l’avais oubliée. Mais d’habitude le printemps vient peu à peu : hier tout s’est animé et a chanté ; le printemps est venu comme la baronne Vizen, sans s’annoncer : avant-hier, la montagne était tout à fait blanche, aujourd’hui son sommet est déjà noir et des petites fleurs bleues se montrent entre les arbres nus.

Hier, nous avons passé toute la journée dehors. Le soir, quand tout le monde fut endormi, j’ai voulu continuer cette lettre, mais quelque chose m’attirait encore dehors : je me suis enveloppée d’une grande pelisse et suis restée quelques heures dans une sorte de brouillard, sur les marches de la terrasse. Depuis longtemps mon âme n’avait été aussi légère : je respirais avec plaisir cet air pur et vif, et, en même temps, de brillantes étoiles me regardaient avec mystère et douceur ; dans la profonde tranquillité de la nuit on distinguait nettement l’immense murmure des ruisseaux : ils bruissaient tranquillement à droite et à gauche du balcon, et au fond du jardin ils confondaient leurs voix et semblaient me dire : « Entends-tu comme nous courons, comme nous nous hâtons de travailler, et demain il ne restera aucune trace de nous ; crois que tout ce qui t’inquiète et t’afflige maintenant disparaîtra ainsi ; et la vie même s’en ira sans laisser nul vestige. Pourquoi se souvenir, pourquoi se révolter et se tourmenter ? Ne regrette pas le passé ; ne crains pas l’avenir ; sois sans inquiétude ; pardonne et oublie ! »

Ne te moque pas de moi, Kitie ; ne crois. pas que je veuille faire du haut style ; je te jure que je t’écris tout ce que je sens. En effet, ici, ce n’est pas comme à Pétersbourg où nous admirions la nature en paroles, tout en pensant à autre chose. Il y a encore un autre sentiment dont souvent aussi j’ai parlé, mais que je n’ai vraiment éprouvé que maintenant : c’est l’amour des enfants. Sans doute j’aimais mes enfants, mais je n’avais pas le temps de penser beaucoup à eux. Mon Mitia a dix ans, et c’est maintenant que je découvre combien il est sage et gentil ; chaque jour il m’étonne par quelque remarque très juste, ou pose des questions auxquelles je ne puis répondre, et je suis obligée de chercher dans les livres pour le renseigner. Une chose m’étonne et m’inquiète : il ne prononce jamais le nom de Kostia. Comprendrait-il ? Parfois j’ai envie de lever ce doute, de parler moi-même ; mais une force invincible me retient : et si j’allais rougir en le nommant, et si Mitia rougissait ! Le regard fixe de ses yeux de dix ans me trouble plus que les sourcils froncés et la haute stature d’Hippolyte Nikolaievitch.

Mais assez parlé de moi ; permets que je parle de toi maintenant. Je t’ai toujours considérée comme une femme extraordinaire en tout ; les succès et les honneurs que les autres cherchent toute leur vie viennent d’eux-mêmes à toi ; tu satisfais immédiatement chacun de tes caprices, et sans hésiter tu passes la ligne devant laquelle une autre s’arrêterait effrayée : tu as la ferme conviction d’échapper même au soupçon. Jusqu’à présent cela t’a réussi ; mais tu sais, chère Kitie, les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Tu te rappelles ce que tu m’as répondu, certaine nuit, à Monplaisir, quand je t’ai demandé pourquoi tu désirais garder ces lettres qui peuvent te compromettre ? « Mon mari, as-tu dit, est si sûr de moi que, s’il me voyait dans les bras de quelqu’un, il n’en croirait pas ses yeux. » Au fond, ce n’est qu’une phrase. Une imprudence, le moindre incident peut te trahir, et alors tout cet échafaudage croulera, et ton mari te détestera d’autant plus qu’il aura été plus confiant ; et le monde se jettera sur toi avec cruauté pour se venger du respect dont il t’aura si longtemps entourée. Écoute-moi, ma chère, ma bonne Kitie : brûle tes fameuses archives, et avec elles tout ce qui te les rend intéressantes : en un mot, sois, en effet, telle que te croient les autres. Cet effort te coûtera peu : je sais que tu n’as pas un seul attachement sérieux, et, en laissant là tes « caprices », tu ne sentiras pas la centième partie de ce que j’ai souffert à la rupture de mon premier et dernier attachement : il durait depuis deux ans, mais je lui ai donné une si grande partie de moi-même que ces deux ans me semblent toute la vie ; tout d’abord je ne pouvais comprendre que tout cela put finir ; maintenant je ne puis comprendre comment cela a pu commencer, et je donnerais la moitié de ce qui me reste à vivre pour qu’il n’y ait pas eu de commencement.

Ne sois pas fâchée, chère Kitie, si ta folle, ta toquée Mary, te donne des conseils ; mais crois qu’ils viennent du fond d’un cœur plein d’affection et de reconnaissance pour toi. Pour me prouver que tu n’es pas fâchée, tu m’écriras une lettre aussi longue que la mienne. Écris-moi tout ce qui se fait dans notre monde. Quand Hippolyte Nikolaievitch se fâche avec son ministre, il répète toute la journée : « Je rentrerai dans la vie privée. » Et moi, je suis maintenant dans la vie privée ; mais toutes les bagatelles mondaines m’intéressent : je suis comme un acteur qui, ayant fini son rôle, entre dans la salle et regarde comment jouent ses camarades. Dis-moi si l’on parle de moi. Dans la société, on me déchire à belles dents, n’est-ce pas ? Je m’imagine comment travaille la baronne Vizen ! Tu seras sans doute au mariage de Kostia : écris-moi tout, tout, jusqu’au moindre détail ; je ne lui en veux pas. Dieu le bénisse ! tout est peut-être pour le mieux ! je crains seulement qu’il ne soit pas heureux ; comment cette bête de Nadinka pourrait-elle l’aimer comme je l’aimais autrefois ! J’ai écrit « autrefois » ! Y a-t-il longtemps ! Je t’embrasse fort.

MARY.

 

P.-S. — Salue de ma part Michel Névieroff : c’est un bon et gentil garçon. Est-ce que le monde le gâtera, lui aussi ? Je n’oublierai jamais l’expression de son visage lorsqu’il m’accompagna au chemin de fer et me présenta les excuses de son frère. « Mon frère est de service aujourd’hui », me dit-il ; et, en même temps, il rougissait jusqu’aux oreilles — il ne peut encore mentir sans rougir ! — et c’était un mensonge, car, la veille, j’avais lu dans l’ « ordre » que Sirotkine aîné était de service pour ce jour-là. Ces frères Sirotkine m’intéressent beaucoup, parce que, tout cet hiver, ils ont été constamment de service, l’un ou l’autre. Verrai-je jamais ces Sirotkine et seront-ils encore de service l’année prochaine ? D’une façon générale, que deviendrai-je cet hiver ? Jouerai-je un rôle dans la comédie de votre monde ou resterai-je spectatrice de cette vide et inutile lutte des amours-propres et des intérêts ? Qui sait ? Qui vivra verra !

 

(Fin des Archives de la Comtesse D***.)


 

 

 

 

 

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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur Wikisource en octobre 2009 et sur le site de la Bibliothèque le 18 avril 2012.

 

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