LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Eugène Anitchkof

(Аничков Евгений Васильевич)

1866 – 1937

 

 

 

 

 

LE SAINT GRAAL
ET LES RITES EUCHARISTIQUES

 

 

 

 

 

 

1929

 

 

 

 

 


Article paru dans Romania, LV, 1929.

 


 

 

 

 

 

Le saint Graal, c’est le calice : aucun conteur, aucun trou­vère du moyen âge n’en a douté. Toutes les explications qu’on en donne depuis Birch-Hirschfeld jusqu’à miss Jessie Weston au contraire ne sont que des hypothèses tardives. Voilà un fait simple et qui ne prête à aucune discussion.

Mais quelle est la première ou la plus ancienne des versions de cette si merveilleuse histoire ? La chronologie reçue dans les manuels et histoires littéraires, d’après laquelle le saint Graal apparaît dans la poésie du moyen âge pour la première fois avec le Perceval de Chrétien de Troyes[1], doit-elle rester inébran­lable ? Il y a deux œuvres auxquelles on ne peut refuser une ancienneté qui semble égale à celle du Perceval de Chrétien de Troyes : ce sont le Roman du saint Graal[2] de Robert de Boron et Pellesvaus le Gallois[3] en prose, publié par Potvin. Le poème de Robert de Boron, comme on l’a remarqué plus d’une fois, doit être un remaniement d’un autre plus ancien[4]. Quant à Pellesvaus le Gallois, miss Weston a tout récemment apporté quelques arguments pour le caractère primitif de cette œuvre[5]. Mais je n’ai ici à établir ni la suite chronologique, ni la filiation des romans consacrés au Graal. S’il est plus vraisemblable que ce soit la forme de l’Eucharistie la plus ancienne qu’on trouve dans la plus ancienne des versions, il peut tout aussi bien se faire que cette forme soit mise en œuvre par un poète d’une génération plus jeune. Et nous allons voir que c’est le cas pour la seconde interpolation de Gautier, l’un des continuateurs de Chrétien de Troyes, qui a eu entre les mains un texte primitif.

 

 

I

Les agapes et le Saint Sang.

 

Sur la provenance du Graal, voici ce que nous dit Robert de Boron. Dans la maison de Simon, Jésus a assemblé ses disciples, et c’est là que Judas a mandé les Juifs auxquels il livre Jésus.

 

Leenz eut un veissel mout gent

Ou Criz feisoit son sacrement      (v. 395-6).

 

Cette version doit remonter à un apocryphe, car voici le sort de ce vase précieux :

 

Uns Juïs le veissel trouva

Chiés Symon, sel prist et garda

Car Jhesus fu d’ilec menez

Et devant Pilate livrez                         (v. 397-400)

 

D’ilec signifie « de la maison de Simon ». Jésus a donc été pris immédiatement après la Cène. Il se peut que le poète n’ait pas voulu insister sur cet épisode parce qu’il s’éloigne trop du récit évangélique, le jardin de Gethsemani n’y étant même pas mentionné.

Le Juif qui a trouvé le veissel le donne à Pilate qui le met « en sauf » (v. 436). Cependant Joseph d’Arimathie demande à Pilate de lui donner le corps du Seigneur en récompense de son service. Pilate consent et Joseph se rend sur la place du supplice. Les gardes lui refusent le corps du Seigneur. Joseph revient auprès de Pilate, qui donne Nicodème comme compa­gnon à Joseph et remet en outre à celui-ci le veissel :

 

Pour ce Pilates li avoit

Donné qu’il o soi ne vouloit

Riens retenir qui Jhesu fust

Dont acusez estre peüst (v. 515-18)

 

Joseph revient au Calvaire ; il ôte le corps de la croix. Pour ce qui suit je donne l’interprétation de Paulin Paris : « Joseph le prit entre ses bras, le posa doucement à terre, replaça conve­nablement les membres, et les lava le mieux qu’il put. Pendant qu’il les essuyait, il vit le sang divin couler des plaies ; et se souvenant de la pierre qui s’était fendue en recevant le sang que la lance de Longin avait fait jaillir, il courut à son vase, et recueillit les gouttes qui s’échappaient des flancs, de la tête, des mains et des pieds : car il pensait qu’elles y seraient conser­vées avec plus de révérence que dans tout autre vaisseau »[6]. Le sang du Christ ainsi conservé sera appelé le Saint Sang, et c’est alors que le veissel devient le Graal.

À partir de ce moment nous ne perdons plus de vue ce mer­veilleux calice. Il est vrai que pour un certain temps, après que Joseph est tombé entre les mains des Juifs et a été muré dans la tour, il ne sait pas ce que son veissel est devenu, mais Jésus lui-même le lui apporte et lui en explique la haute valeur :

 

Tout cil qui ten veissel verrunt

En ma compeignie serunt ;

De cuer arunt emplissement

E joie pardurablement.

Cil qui ces paroles pourrunt

Apenre et qui les retenrunt,

As genz serunt plus vertueus

A Dieu assez plus gratïeus.

 

Pour le développement qui précède ce passage j’ai de nouveau recours à l’interprétation de Paulin Paris : « Tu n’as pas — dit le Christ, — oublié le jeudi où je fis la cène chez Simon avec mes disciples. En bénissant le pain et le vin, je leur dis qu’ils mangeaient ma chair avec le pain, et qu’ils buvaient mon sang avec le vin. Or il sera fait mémoire de la table de Simon en maints pays lointains : l’autel sur lequel on offrira le sacrifice sera le sépulcre où tu me déposas ; le corporel sera le drap dont tu m’avais enveloppé ; le calice rappellera le vase où tu recueil­lis mon sang ; enfin le plateau (ou patène) posé sur le Calice signifiera la pierre dont tu scellas mon sépulcre »[7]. Sauvé miraculeusement après tant d’années dans la tour où, semble-t-il, c’est le même vase, devenu calice, qui le fait vivre, Joseph ne se sépare plus de cet objet mystique.

Par la suite le poète parle du calice après la destruction de Jérusalem, quand Joseph, sa famille et les nouveaux chrétiens ont quitté la Judée. Joseph implore l’aide du Fils de Dieu, le calice en main, et Jésus apparaît. La prophétie va être réalisée. Une assemblée à laquelle ne pourront assister que les justes aura lieu. Ceux qui osent se considérer dignes se mettront à table. Joseph va présider ayant devant lui le calice et le poisson que Bron, son neveu, vient de pêcher. À côté de Joseph une place restera vide. C’est celle de Judas qui s’en est retiré après avoir trahi le Seigneur. Elle sera occupée par un fils de Bron et d’Enygeus (v. 2495-2500). À la Table Ronde elle sera appelée la place périlleuse.

Pour la présente étude c’est le double caractère du rite eucha­ristique très particulier par lui-même d’une part et d’un repas-festin de l’autre qui doit attirer notre attention. Est-ce une invention du poète ? De même pour ce poisson qu’on pose à côté du calice, quelle en est l’explication dans les traditions du christianisme ?

Il n’y a d’abord qu’à se souvenir des anciennes agapes pour comprendre cette scène. Les agapes étaient des repas fraternels des croyants en commémoration de la Cène. La table symboli­sait en même temps la pierre du tombeau de Jésus. C’est pour­quoi les agapes étaient un rituel essentiellement eucharistique, mais aussi funéraire. « Faire agapes », d’après Jean Réville, est synonyme de « faire eucharistie »[8]. Voici un texte de Justin Martyr qui nous montre l’identité du repas-festin avec la communion : « ούτως και την δι’ ευχής λόγου του παρ’ αυτού ευχαριστηθείσαν τροφήν, εξ ης αίμα και σάρκες κατά μεταβολήν τρέφονται ημών, εκείνου του σαρκοποιηθέντος » ; cela est dit du festin auquel les fidèles apportaient eux-mêmes les aliments[9]. Le poisson à ces agapes tient tout naturellement sa place, car depuis les premiers siècles le poisson a été le symbole du Christ[10] et ce symbole est maintenu. Aux xie et xiie s. les anciennes agapes, ne l’oublions pas, sont en pleine vigueur parmi les néo-manichéens, cathares et patarins. C’était le seul rite liturgique qu’ils admettaient[11]. On les accusait de renier l’eucharistie[12]. En effet, pour les plus intransigeants parmi eux, il était impossible de croire que Dieu, Fils de Dieu, ait pu souffrir, car le mal est incompatible avec la Divinité qui est le bien pur. Pour eux ce n’est pas Dieu qui a été crucifié, mais peut être quelque ministre du Prince des Ténèbres. Jésus, selon quelques apocryphes dualistes, n’a pu devenir homme qu’en effigie[13]. Mais la théologie manichéenne a toujours manqué de précision en ce qui concerne la commu­nion. Saint Augustin lui-même n’était nullement sûr que les Manichéens aient été d’accord sur ce point[14]. Ceux qui obser­vaient le rite de la communion le faisaient à leurs agapes, con­formément à la description de Robert de Boron[15].

Le roman de Robert de Boron n’est nullement une œuvre manichéenne ou cathare. Pourtant nous aurons à revenir sur cette ressemblance.

 

 

II

La Translation.

 

On a assidûment cherché les sources de la légende du Graal soit en Orient, soit dans les plus antiques traditions des Celtes. Nous ne sommes pourtant pas plus avancés que ne l’était à la fin du xiie s. le chroniqueur Hélinand qui dit dans un passage souvent cité : « Hanc historiam latine scriptam invenire non potui, sed taritum gallice scripta habetur a quibusdam proceribus, nec facile, ut aiunt, tota inveniri potest ».

Mais ne peut-on pas se contenter de ce qui nous a été con­servé ? Surtout si on ne perd pas de vue le caractère de transla­tion de reliques que porte l’histoire du Graal, on ne saurait trop s’étonner que les recherches de ce genre soient restées stériles.

Le xie et le xiie siècles sont une époque de nombreuses fonda­tions de monastères et d’évêchés, et presque chacune d’elles fait naître une légende locale qui explique la présence en un lieu de reliques dignes d’attirer les pèlerins. Pendant que l’Orient, direction traditionnelle des pèlerinages pour la Terre Sainte, devient accessible, d’autres courants de pèlerins vers d’autres sanctuaires sont dirigés par les Clunisiens, en sens inverse, vers l’Occident. À la fin du Perlesvaus le Gaulois une idée bizarre est venue au conteur. Elle symbolise ces deux directions : l’Orient et l’Occident, où s’acheminent simultanément les aspi­rations pieuses des chrétiens. Comme ce passage n’a pas été relevé je le donne en entier :

 

Li rois Artus iert à Kardeuil par.i. jor de Pentecouste qui moût iert biax et clers, et avoir mout de chevaliers en la sale. Lî rois seoit au mengier et tuit li chevalier environ. Li rois esgarde aus fenestres de la sale destre e senestre et vit que dui rai de souleil luisoient la dedenz et emploient toute la sale de clarté. Il s’en merveîlla mout et envoia par defors la sale veoir que ce povoit estre. L’en revient arrieres, si li dist l’en que dui rai de souleil s’aparoient el ciel, li uns en Orient, et li autres en Occident[16].

 

Et une voix apprend le sens de cette vision. Les aventures du Graal sont terminées, le Graal reconquis par Perceval. Le royaume d’Arthur est pour le moment en prospérité après les dernières guerres civiles. Il y a maintenant, en plus des pieuses attractions de la Terre Sainte, ici, en Occident, une relique saintissime : le Graal.

Le Saint Sang, relique souverainement précieuse, se conser­vait déjà au commencement du xiie s. à Fécamp, centre célèbre et vénéré des jongleurs admis parmi les moines, ces jongleurs qui dirigeaient les pèlerins en leur chantant les Gestes des pala­dins très chrétiens[17]. On montrait aussi un Graal à Gênes[18]. La légende qui servit de sujet à Robert de Boron, et au conteur de Perlesvaus le Gaulois ne relate pas seulement comment le vrai sang du Seigneur fut recueilli dans un calice devenu miraculeux, mais aussi comment ce calice a été apporté en Angleterre par Joseph d’Arimathie ou par ses descendants. Or Joseph d’Arimathie était considéré comme l’un des apôtres de l’Angleterre[19]. Il appartenait, d’après une ancienne légende, à ce groupe de quelques saints : Lazare, Madeleine, Marthe, Marcelle et Maxime, que les Juifs ont poussés en pleine mer sur un navire sans voiles, ni gouvernail[20]. Ou bien le nom de Joseph d’Arimathie est uni à celui de saint Philippe, l’apôtre par qui il a été envoyé avec onze ermites pour fonder l’abbaye de Glastonbury[21], l’Avalon des romans courtois, là où en 1191 fut trouvé le cercueil du roi Arthur et de Guenièvre[22]. Il y a surtout en ce qui concerne l’abbaye de Glastonbury à ajouter un fait, auquel, il me semble, on n’a pas attribué l’importance qu’il mérite : c’est que le premier abbé normand, Thurstan, nommé par Guillaume le Conquérant, y introduisit le rite de Fécamp. On sait que ceci provoqua des troubles parmi les moines, alors tous saxons d’origine[23]. La translation du Graal à Avalon, île Blanche, par Joseph d’Arimathie lui-même est chantée par l’un des conti­nuateurs de Chrétien de Troyes, celui auquel j’ai fait allusion. Dans la seconde interpolation du pseudo-Gautier nous avons un passage qui remonte à une version de l’Évangile de Nicodème n’ayant pas subi l’influence des Gesta Pilati, donc plus primitive que celle dont s’est servi Robert de Boron. On appelle cet apo­cryphe Narratio Josephi[24]. Joseph, « il et sa companie », s’em­barque sur un navire et ils poursuivent leur voyage,

 

Tant qu’il trouvèrent le païs

Que Dieu ot a Josep promis

Ile Blanche ot nom la contrée,

…………………………………….

Une partie est d’Engleterre.

 

Pourtant ce voyage de Joseph d’Arimathie en Angleterre est en contradiction avec les Évangiles. C’est pourquoi toutes les versions de l’histoire du Graal n’y font venir que sa « linie » : ou bien Bron, son neveu, ou bien Josephé, son fils.

Le caractère de légende de translation s’accuse surtout dans Perlesvaus le Gaulois. Ici c’est, en plus du calice miraculeux, toute une série d’autres objets : « Mout se doit li chevaliers proisier... — nous dit le conteur, — qui par la valor de sa cheva­lerie, conquerra les hautes reliques »[25]. Gauvain se procure en combat avec un chevalier inconnu le « vermeil escu » qui appartenait à Judas Macchabée[26]. Le même Gauvain après de longues aventures a conquis et apporté au roi Pêcheur l’épée « de quoi seint Jeanz fu decolez »[27]. Mais ce qui fait surtout ressortir cette tendance du roman, c’est qu’en plus du Graal sont aussi arrivées en Angleterre les cloches qu’on n’y avait jamais entendu sonner. Le même roi chez qui Gauvain s’était procuré l’épée, sanctifiée par le martyre de Jean-Baptiste, raconte à Gauvain qu’une fois il vit s’approcher de sa demeure un navire, où il trouva trois prêtres. Ils avaient la mission de remettre à l’Angleterre trois cloches fondues par Salomon. Et voici la fin des aventures du Graal :

 

Li rois sejorna a Cardeull... Il i apporta l’essample de faire des galices, del chastel ou li Graax estoit ; il les conmanda a feire par toute sa terre pour le Sauveor de moût servir plus annorablemant. Il conmanda ses cloches fondre an toute sa terre...[28]

 

 

III

Ἡ μεγάλη εἴσοδος

 

Chez Robert de Boron il s’agit surtout du calice. Les seuls autres objets mentionnés sont la patène et le voile.

Jésus, en expliquant à Joseph d’Arimathie le sens de la patène, en donne l’interprétation qui est maintenue par l’Église orientale jusqu’à nos jours.

 

Li dras ou fui envolopez

Sera corporaus apelez.

Cest veissiaus ou mon sanc meïs,

Quant de men cors le requeillis,

Calices apelez sera.

La platine ki sus gira

Iert la pierre senefiee

Qui fu deseus moi seelee

Quand ou sepuchre m’eüs mis.          (v. 905-913)

 

Cette dernière signification de la patène est à retenir. Le Graal-pierre projetant une lumière mystique, qu’on trouve dans la version allemande de Wolfram von Eschenbach ne présente rien de tellement original. Le poète n’a pas voulu nous faire imaginer autre chose que le calice recouvert de la patène qui est, en son sens mystique, la pierre du tombeau du Seigneur.

Dans le Perceval de Chrétien de Troyes en plus de la patène (le taileor), nous trouvons la lance, qui a tant fait travailler l’imagination de tous ceux qui ont cru voir dans le Graal des vestiges de croyances primitives[29]. Mais il y a bien longtemps qu’Arturo Graf l’avait identifiée à la Lancea Christi[30] ; Heinzel de même y a vu la αγία λόγχη du rite grec, quoiqu’il ne se soit pas décidé à maintenir catégoriquement cette assertion[31]. Elle ne devrait pourtant soulever aucun doute. Que la lance n’est autre que celle dont Longin a percé le flanc du Seigneur le Didot-Perceval l’a déjà affirmé en termes très précis :

 

C’est la lance dont Longis feri Jesu

Crist que conui bien quant il fust

home charneux, et en cest vessel gist

le sanc que Joseph recueilli...[32]

 

Et jusqu’à nos jours dans le rite grec un petit bout de lance romaine est obligatoire parmi les objets liturgiques. En effigie le sang divin ne discontinue pas d’en découler. Seulement ce n’est plus directement dans le calice. On se sert de la αγία λόγχη, qui a fini par prendre la forme d’un petit couteau triangulaire à deux tranchants, pour découper le pain bénit avant de le mettre dans le calice pour l’arroser de vin. Si le sang en échappe, c’est pendant cette opération. Il était considéré au xie s. que cet usage est une particularité byzantine. Ni l’Église de Rome, ni celle de Jérusalem ne l’ont, paraît-il, jamais observé. Dans l’écrit de Humbertus Contra Graecorum calumnia on trouve le passage suivant :

 

Et puto quia bene faciunt ibi (sc. Hierosolymis) quod non nisi integras et sanctas ponunt ipsas oblattones in s. patenas, nec quomodo Graeci habent lanceam ferream qua scindunt in modum crucis ipsam oblationem i. e. proscomite. Porro in praefatis ecclesiis eu m ipsa sancta patina s. anaforam i. e. oblationem exaltant : etenim verae et aptae sunt ipsae oblationes tenuesque ex simila, Lanceam vero ferream nesciunt nisi quae latus domini nostri Jesu Christi aperuit... itaque et in magnis et parvis ecclesiis hune morem traditum sibi a sanctis apostolis habent omnes christiani ipsius provinciae : Graeci autem cohabitatores eis alii sic alii qualiter a suis acceperunt[33].

 

Ici la provenance du Saint Sang est donc différente de celle que nous avons vue chez Robert de Boron. Ce n’est pas le sang même conservé miraculeusement. La fiction est plus compli­quée. Le découlement ininterrompu est un autre mystère, qui est en contradiction avec la Transsubstantiation. C’est pourquoi l’Église orientale n’y voit qu’une observance traditionnelle à laquelle elle n’attribue qu’un sens symbolique. Chrétien de Troyes au contraire ne parle pas du tout de la transsubstantiation. Si l’apparition du Graal dans le château du roi Pêcheur, telle que nous la trouvons chez Chrétien et ensuite avec quelques petites modifications chez ses continuateurs, présente une pro­cession dans laquelle sont portés les objets liturgiques, Chrétien de Troyes fait ouvrir la marche par la lance qui saigne. En effet la lance est la relique suprême, car c’est elle qui contient le sang. Elle est portée par un valet, et on voit des gouttes de sang humecter les doigts de celui-ci. Ensuite viennent les chan­deliers, introduits probablement pour pouvoir dire que leur lumière fut blême et à peine visible à la lueur du Graal, qui les suit porté par une demoiselle. En dernier lieu arrive une seconde demoiselle munie du « tailleor d’argent ». Détail important, comme nous allons le comprendre tout à l’heure, la procession sort d’une chambre pour entrer dans une autre.

 

come passa la lance

Par devant le lit se paserent

E d’une chambre en l’autre entrèrent.         (v. 4418-20)

 

Ainsi se termine la vision[34], et si presque tous les continuateurs ont modifié quelques détails, en ce qui concerne la mention des deux chambres ou du moins des deux portes ils sont tous d’accord[35].

Ce sont des valets et des demoiselles et non des prêtres qui sont porteurs des objets liturgiques dans les romans du Graal. C’est, me semble-t-il, la seule raison qui a empêché les médié­vistes versés dans l’histoire du christianisme de reconnaître dans la procession du Graal la grande sortie (ἡ μεγάλη εἴσοδος) du rite grec. Justement celle-ci sort d’une petite porte de l’iconostase, celle du sud, pour entrer par la grande porte en face de l’autel, sur lequel il faut déposer le calice. La seule différence avec la description donnée par Chrétien de Troyes et ses continua­teurs consiste en ce que la lance (ή αγία λόγχη) ne précède pas. Je rappelle maintenant l’ordre obligatoire. Il remonte, comme nous allons le voir, au rite primitif. Dans les églises où, en plus du prêtre, il y a un diacre, c’est lui qui précède la proces­sion ayant sur la tête la patène (ὁ δίσκος) qu’il retient de la main droite. Sur la patène couverte du voile (ὁ ἀήρ ou ἡ νεφέλη, ou encore τὸ ἀνώτατον πέπλον) se trouvent déjà les parcelles de l’hos­tie qui seront trempées dans le calice. Le prêtre, qui naturelle­ment forme le centre et la partie essentielle du cortège, tient le calice des deux mains. La lance, les fidèles ne la voient qu’au cas d’un office collectif de plusieurs prêtres. C’est le second qui est chargé de la lance. Il la tient en croix avec la petite cuillère qui servira un peu plus tard à sortir du calice l’hostie trempée dans le vin pour la donner aux communiants.

Une particularité essentielle de la scène où Perceval voit pour la première fois le Graal, consiste chez Chrétien de Troyes en ce que les tables et les nappes pour le repas ne sont dressées qu’après la miraculeuse venue du Graal. Dans toutes les autres descriptions, chez les continuateurs, quand passe le Graal, on est déjà à table.

Ce détail rapproche encore le récit de Chrétien de Troyes du service eucharistique. Le repas-festin dans lequel nous avons reconnu le rituel des agapes est retardé. Il n’est pas identifié avec la messe que poétise le trouvère. Or, dans le rite grec, il y a une coutume, sanctifiée par la tradition, mais ne faisant pas partie du sacrement, qui elle aussi doit remonter aux anciennes agapes. Après avoir reçu la communion, le fidèle se tourne à gauche et trouve en face de la petite porte nord de l’iconostase un sacristain qui lui présente de petits morceaux de pain bénit (ὁ ἀντδῶρος) et une coupe de vin (τὸ θερμόν). Tout comme la αγία λόγχη employée à découper l’hostie, c’est une survivance. Si Chrétien de Troyes fixe le repas-agape après la vision eucha­ristique, n’y a-t-il pas là aussi une similitude ?

 

IV

Le rite gallican.

 

Ces rapprochements, s’ils sont probants, suscitent deux séries de questions :

1. Pourquoi un trouvère, ayant utilisé l’Évangile de Nicodème, a-t-il jugé intéressant d’attribuer à Joseph d’Arimathie la possession d’un calice miraculeux dans lequel il a recueilli le Saint Sang ? Pourquoi a-t-il fait exhiber ce calice à une agape à côté d’un poisson ? Pourquoi a-t-il tenu à nous assurer que ce calice, nommé « Graal », a été transporté en Angleterre par Joseph d’Arimathie lui-même ou bien par quelque descendant ?

2. Que signifie la quête du Graal poétisée par Chrétien de Troyes ? Pourquoi ce poète a-t-il représenté une procession, semblable à la grande sortie du rite grec, dans laquelle le calice et les autres objets liturgiques sont portés par des valets et des demoiselles ?

Vers la fin du xiie s., la sainte Eucharistie donne lieu à de vives discussions que le pape Innocent III a eu peine à faire cesser par son De sacro altaris mysterio[36]. Et ce ne sont pas seu­lement les milieux religieux qui y prennent part : la clergie et la chevalerie sont également en éveil. On se dispute entre maîtres de la théologie sur la transsubstantiation, et entre laïques, autant qu’entre moines et clercs, sur les diversités des rites. Lequel est le vrai ? Il y a, dans les deux Églises également, deux liturgies. L’une, plus simple, est la missa praesanctificata (ἡ λειτουργία τῶν προηγιασμένων δώρων). L’hostie, préparée un cer­tain temps à l’avance, prenait alors la forme d’une « oublie (oblata) » dans des boîtes spéciales, arca ou arcula, connues depuis les tout premiers siècles. Pendant ces liturgies il ne pou­vait y avoir de sortie solennelle. Au contraire la messe pendant laquelle a lieu la transsubstantiation offrait un spectacle qui faisait tressaillir les cœurs. Au xiie s., Rome favorisait les missae praesanctificatae, qui sont restées presque les seules auxquelles le catholicisme fasse assister ses fidèles.

Le rite complet de l’Église gallicane était au xiie s. encore tout conforme au rite grec[37], de sorte qu’il ne faut plus que j’emploie ce dernier terme, auquel je n’ai eu recours que pour être mieux compris. C’est le rite gallican et non pas le rite grec que Chrétien de Troyes a poétisé.

En voici l’ordre. C’est sur la table des propositions (πρόθεσις) que le pain est porté dans un vase en forme de tour ; le vin déjà mêlé à l’eau est en même temps versé dans le calice. Le prêtre découpe quelques parcelles de pain en utilisant pour cela la patène. C’est après cela que la grande procession (ἡ μεγάλη εἴσοδος) va transporter le calice et la patène sur l’autel, car c’est là que la transsubstantiation se produit. Mgr Duchesne atteste que cet ordre existait déjà du temps de saint Germain[38]. Mais, à part cet ordre, il y avait les agapes pendant lesquelles la même transsubstantiation devait se produire. Elles n’étaient pas oubliées, à Rome même, au viiie s., aux messes célébrées par le pape lui-même. Les fidèles apportaient le pain et le vin. L’archidiacre choisissait entre les pains et les déposait sur l’autel. Mais on y apportait aussi la patène avec l’hostie consacrée la veille. Le pape et les évêques communiaient de l’hostie et du vin versé dans le calice. Le peuple recevait la communion en forme de pain et de vin dans lequel on ajoutait ce qui restait dans le calice après la communion du pape et des évêques[39]. Les principes eucharistiques n’étaient donc pas différenciés. Si telle fut la confusion au viiie s. à Rome même, trois siècles plus tard en Gaule elle durait toujours, surtout si on prend en con­sidération la masse des laïques.

Celle-ci n’était encore pas exempte d’une forte influence manichéenne.

Les Manichéens, ou plutôt les Néo-manichéens qu’on appe­lait Cathares et Albigeois n’admettaient que les agapes. Ceux d’entre eux qui ne reniaient pas entièrement l’Eucharistie, lui donnaient une interprétation exclusivement symbolique[40]. Certes les sectaires se tenaient à l’écart, repliés sur eux-mêmes dans les petites ruelles des villes, car la majeure partie d’entre eux était des artisans. Mais leurs opinions étaient largement répandues. Ce qu’ils prêchaient était souvent conforme avec des opinions courantes. Ainsi Scott Erigène lui-même envisa­geait l’eucharistie comme un rituel symbolique. En plus des Manichéens, il faut prendre en considération le nombre très con­sidérable de ceux que l’on pourrait nommer les manichéisants, des chrétiens qui, faisant partie de l’Église chrétienne, épou­saient sur bien des points les théories qui remontent à la reli­gion de Mani. Ce sont premièrement les mêmes milieux de clercs et de chevaliers de la Provence d’où sortit la courtoisie. Les chansons des troubadours comme celles de Guilhem Figheira[41] et de Peire Cardinal[42], ainsi que Las novelas de l’heretge d’Izarn[43] en sont les vestiges. Et il faut encore y ajouter la notice bien connue d’Étienne de Bourbon sur Robert, dau­phin d’Auvergne, qui s’est plu à collectionner des livres sectaires[44].

La grande masse des clercs et des chevaliers que tourmentait le problème eucharistique ne se laissait pas convaincre par les Carmen de s. Eucharistia d’un Anselme ou d’un Pierre de Blois[45]. Pour leur prouver que le vrai sang du Seigneur se trouve effec­tivement dans le calice, que la communion n’est pas simple­ment une coutume comme bien d’autres, mais le sacrement suprême, il leur fallait un apocryphe, un conte, des histoires appuyées sur un livre mystérieux en latin, une autorité fantas­tique, différente de celles de l’Église. Ce qui faisait le plus d’impression, c’étaient les légendes qui se rattachaient à quelque monastère célèbre où l’on pouvait aller en pèlerinage pour s’adonner à la contemplation méditative. C’est pour ceux-là que fut composée la légende du Saint Sang de Fécamp et qu’on parlait d’un Graal conservé à Gênes. C’est pour ceux-là que fut aussi composée la légende de Joseph d’Arimathie. Et c’est en s’adressant à un auditoire pouf qui l’usage des agapes, chères aux Néo-manichéens, continuait à être entouré d’une auréole de sainteté qu’un trouvère a représenté le calice sur la table à côté du poisson traditionnel.

Chrétien de Troyes au contraire a, semble-t-il, voulu dégager le rite eucharistique des agapes et ce ne sont que ses continuateurs qui les ont de nouveau confondus. En cela Chrétien était d’accord avec l’Église. Mais il a poétisé le symbolisme de la lance qui saigne et le rite liturgique gallican que l’Église s’efforçait de remplacer par le rite romain. Le rite gallican tombait en désuétude. En dehors de la France il n’était plus connu. Du moins, Heinrich von dem Türlin, auteur de la version allemande intitulée diu Crône, paraît n’avoir nullement compris cette scène. Il n’a pas pourtant douté qu’il s’y agit de l’eucha­ristie ; seulement, se demandait-il, où se trouve l’hostie ? Voilà pourquoi à la suite du calice appelé « ein tobliere » s’avance la plus belle des dames tenant en main encore un objet liturgique, dont il est dit :

 

Einer kassen war ez glîch

Diu ûf einem alter stêt[46].

 

C’est évidemment l’arca qui contient les hosties du rite romain. Il se peut que la description de la grande sortie ait aussi été consciemment et savamment obscurcie par Chrétien et que ce soit dans cette intention qu’il ait tenu à ressusciter les vieilles coutumes. Pourquoi ? Nous en verrons tout à l’heure la raison.

 

 

V

Perceval le Simple et les bienfaits du saint Graal

 

Le Perceval de Chrétien de Troyes est un roman psycholo­gique. Mais il est resté inachevé. C’est pourquoi il est, peut-être, hasardeux de se prononcer sur les intentions de l’auteur. Pourtant le problème de Perceval le Simple ne peut être évité.

Il est difficile de ne pas distinguer deux étapes par lesquelles passe le héros. Le jeune chevalier est de haute lignée, il est prédestiné aux plus grandes prouesses ; mais, quoique porteur de la grâce, il est trop imprégné de l’esprit chevaleresque. Voilà pourquoi, quand la vraie et suprême grâce lui a été accordée et que, arrivé au château du roi Pêcheur, il voit le Graal apparaître, il suit cette règle de savoir-vivre qui remonte aux Proverbia Catonis :

 

De convivens paraula

Es trop parlar a taula.

Fol es c’a boca plena

Ja de parlar se pena[47].

 

Il ne posera donc aucune question sur le mystère auquel la grâce lui fut donnée d’assister. C’est la première étape. Puni pour avoir causé la mort de sa mère, en s’étant adonné à la chevalerie contre le désir de celle-ci, et puni pour son silence, il risque maintenant de perdre la grâce. Pendant cinq ans il lui adviendra

 

Conques de Dieu ne li sovint.      (v. 7593)

 

Heureusement la rencontre avec les chevaliers et les dames qui allaient en pénitence le Vendredi saint lui rend la raison :

 

Et sospire del cuer del ventre

Por cou que meffés se sentoit

Viers Dieu, dont moult se repentoit... (v. 7708-51)

 

D’ici nous nous acheminons vers la seconde étape : la quête, avec le désir ardent de réparer les fautes commises. Cette seconde partie du poème est restée inachevée, mais on ne peut en dou­ter : la grâce n’était pas enlevée à Perceval.

L’analyse théologique que M. Gilson a donnée de la Quête du saint Graal[48], dont le héros principal sera Galaad, convient également et mieux encore au Perceval de Chrétien de Troyes.

Il n’y a pas d’accès au Graal pour ceux qui ne reçoivent pas la grâce. Dans le roman de Robert de Boron, Pierre l’explique à ceux qui ne se sont pas assis à la table du Graal, quoiqu’ils fussent aussi du « peuple » de Joseph d’Arimathie. Il leur dit :

 

Pour qu’ietes de la grace chacié. (v. 2638)

 

Et je présume que c’est pour exalter la force de la grâce divine que Chrétien de Troyes a fait de son paladin un Perceval le Simple, ou comme s’est exprimé jadis Nutt « The Great fool », type bien connu dans le folklore international[49]. Car la grâce est toute-puissante et Dieu seul sait à qui elle sera accor­dée. Le christianisme de tout temps n’a-t-il pas aussi glorifié les simples de cœur. On les appelait idiotes et l’attitude à leur égard des grands maîtres de théologie, de saint Bernard par exemple, était empreinte d’une certaine duplicité. D’une part, il ressort du principe : bienheureux sont les simples de cœur, que la grâce ne sera pas refusée aux illettrés et aux naïfs, mais d’autre part les simples ne connaissent pas le système de cette religion si compliquée ; ils n’ont pas lu les Écritures ; en plus toute la haute et sainte sapience est obscurcie pour eux par le vil et charnel savoir quotidien, ce qui entraîne vers le gouffre des deliramenta apocryphorum. Une certaine instruction était considérée comme indispensable et obligatoire. Voilà pourquoi c’est un crime d’être « apensez » et de ne pas même demander le sens du mystère chrétien. Et seule la simplicité pouvait expli­quer psychologiquement la possibilité même d’un pareil méfait pour un porteur de la grâce (cf. v. 7766-80).

Chrétien de Troyes a glorifié la αγία λόγχη. Dans la scène centrale de son roman il a aussi poétisé toute la grande sortie (μεγάλη εἴσοδος) en entier qui tombait déjà en désuétude sous l’influence du rite romain. Elle lui a permis de donner aux lecteurs une description solennelle, et nous savons maintenant quel immense succès elle a eu. Tant pis si on ne comprenait pas très bien ce qu’elle représente. La poésie courtoise ne s’adres­sait qu’à un public d’élite. Le caractère aristocratique de l’époque se manifeste d’abord dans le « trobar clus ». Marcabru, créa­teur du genre, veut bien avouer :

 

Qu’ieu mezeis sui en erransa

D’esclarzir paraul’ escura[50].

Un peu plus tard l’Odi profanum vulgus devient obligatoire, et Peire Cardinal n’a que mépris pour ceux à qui son langage n’est pas plus compréhensible que le breton :

 

Pro m’entendran li entenden,

Et a l’autra gen bricona

Chantarai dels filhs N’Arsen

E de Bueves d’Antona[51].

 

L’auteur anonyme du Guillaume de Dole pour glorifier son œuvre nous assure

 

Que vilains nel porroit savoir[52]

 

quoique il n’y ait rien de mystérieux dans le roman. La poétique du moyen âge n’avait rien de commun avec celle dont Boileau, disciple de Descartes, a été le prophète. Le Boileau du xiie s., Geoffroi de Vinsauf donnait des conseils tout différents. Il prêche la valeur esthétique du mystérieux et du vague. Il dit :

 

       foris res est, nec ibi comparet ; et intus

Apparet, sed ibi non est ; sic fluctuat intus

E foris, hic et ibi, procul et prope : distat et astat

 

C’est ce procédé qui lui semble donner à la description un carac­tère solennel :

 

Plus habet artis

Hic modus. Est in eo lange solemnipr usus[53].

 

La splendeur de la μεγάλη εἴσοδος fait encore mieux ressortir l’absence de curiosité de Perceval.

M. Gilson a bien expliqué le sens des bienfaits du Graal quand les chevaliers sont à table[54]. C’est le « divinae gustum praesentiae »[55] que nos poètes ont poétisé en forme de festin, les anciennes agapes y ayant contribué, car elles donnaient une image déjà bien connue. Mais pourquoi l’oubli ou la négligence qui n’a nullement nui aux bienfaits immédiats du Graal, devient-elle un grand malheur pour tout le pays de Logres ? Ceci vient se joindre au fait que le roi Pêcheur ne sera guéri que par la question sur le sens du Graal que posera le héros prédestiné Perceval, Gauvain ou Galaad. En effet, chez Chrétien de Troyes, Perceval a été rendu à la raison surtout par ces paroles de la laide demoiselle, arrivée à la cour d’Arthur « sor une fauve mule » :

 

Et ses tu qu’il en avenra

Del roi qui tiere ne tenra,

Ne n’iert des ses plaies garis ?

Dames en perdront lor maris,

Pieres en seront essillies,

Et puceles desconceillies,

Orfenes, veves en remanront

E maint chevalier en morront.

Tout cil mal avenront par toi.          (v. 6053-61)

 

Mais voici que d’après l’un des continuateurs de Chrétien de Troyes, le pseudo-Gautier, c’est Gauvain qui a accompli la quête et, reçu avec espoir chez le roi Pêcheur, lui a effective­ment demandé pourquoi saignait la lance. Par suite de cette question arrivée dans le « gaste pays » il voit que

 

Onques teus ne fu esgardee

Tiere ki si bien fut garnie

D’aigue, de bos, de praerie. (v. 20340-3)

 

Et tous les gens qu’il rencontre

 

                       le beneissoient :

« Sire, mors nos as et garis... »   (v. 20356)

 

En outre le poète nous apprend que si Gauvain avait pris soin de mieux s’informer, la prospérité aurait été complète. C’est surtout ce passage qui a produit une impression exagérée sur l’imagination des investigateurs, et Heinzel, qui est cependant l’un des plus raisonnables, appelle cette question miraculeuse « ein zauberisches Heilmittel »[56].

La légende du roi Pêcheur et de sa guérison reste obscure et je ne veux pas ajouter une hypothèse de plus à toutes celles qui ont été proposées. Mais les bienfaits du Graal et leurs raisons ne sont-ils pas prédits et expliqués par ces paroles du Christ à Joseph d’Arimathie que nous trouvons chez Robert de Boron :

 

E la un don te donnei ge

A toi et a tout ten lignage,

A tous ceus qui le saverunt

Et qui apenre le vourrunt.

De li et l’amour et la vie

Qu’ei a toute la compeignîe. (v. 3055-40)

 

L’idée exprimée par le poète est essentiellement chrétienne et ne demande aucun commentaire spécial. J’ai seulement souli­gné les mots ; savoir et apprendre, par lesquels le poète insiste sur les connaissances indispensables et obligatoires à tout fidèle. Les conséquences néfastes de la simplicité de Perceval et, au con­traire, la prospérité qui provient du désir de Gauvain d’être informé sur le mystère chrétien ne dérivent-elles pas de la même pensée qui a reçu chez d’autres poètes un autre développement, du reste très logique et très simple. Les bienfaits du Graal sont les bienfaits de la Rédemption, mystiquement répétée et sym­bolisée par l’Eucharistie[57].

 

Eugène Anitchkof.

 

 

 

 

 

 


_______

 

Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 3 juin 2016.

 

* * *

 

Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, sauf mention contraire, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.

 

Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Cf. G. Paris dans l’Histoire litt. de la France, t. XXX, p. 58.

[2] Éd. W. A. Nitze (Classiques français du moyen âge, 57), Paris, 1927.

[3] Mons, 1866-72, vol. I.

[4] Heinzel, Ueber die französischen Graalromane, 187.

[5] Romania, LI (1925), surtout pp. 354-355. Comp. Nitze dans la Modem Philology, 1919.

[6] V. 555-572 ; Paulin Paris, Les Romans de la Table Ronde, I, p. 129. 2.

[7] Ibid., p. 132 ; Robert de Boron, v. 893-913.

[8] Jean Réville, Les Origines de l’Eucharistie (Paris, 1908), p. 34 ; cf. sur les agapes et leur survivance dans le folk-lore moderne, le travail de M. Murke, Das Grab als Tisch (Worter und Sachen, II, 1910, pp. 79-160).

[9] Réville, p. 6.

[10] Jean Guiraud, Questions d’histoire et d’archéologie chrétienne (Paris, 1906), p. 195, cite Tertullien : « Nos pisculi secundum ιχθύν nostrum Jesum Christum in acqua nascimur, nec aliter quam in aqua permanendo salvi sumus » ; voir aussi Heinzel, o. c., pp. 83 et 95.

[11] Guiraud, o. c., p. 147.

[12] Alfaric, Saint Augustin. Du Manichéisme au Néoplatonisme (Paris, 1908), p. 132, et Zukhléief, Histoire de l’Église bulgare (en bulgare, Sofia, 191.1), p. 592.

[13] Enfance de notre seigneur Jésus, apocryphe conservé en plusieurs langues (H. Hemmer et Lejay, Textes et documents p. l’ét. du christ. : Évangiles apocryphes, Paris, 1911 et 1914, et Ivanof, Livres bogomils (en bulgare, Sofia, 1925).

[14] Alfaric, o. c.

[15] Schmidt, Histoire des Cathares (Paris, 1849), II, pp. 130-132.

[16] Potvin, op. cit., vol. I, p. 218.

[17] Joseph Bédier, Les légendes épiques (Paris, 1913), vol. IV, pp. 14-15.

[18] Catalogus cod. ms. Bibl. Bernensis, Bernae, 1770-73, v. III, p. 348.

[19] Heinzel, op. cit., pp. 41-43, et surtout The Catholic Encyclopedia, de Charles Herbermann, etc., New York, vol. VI, au mot Glastonbury, où sont soigneusement étudiées les vagues données qu’on trouve dans William de Malmesbury.

[20] Acta Sanctorum, 4 février, p. 450.

[21] Catholic Encycl., vol. VI, p. 579-580 ; comp. A. Wesselofsky, Zur Frage der Heimath der Legende vom heil. Graal, dans Archiv für slavische Philologie, XXIII (1901), pp. 322-334.

[22] Cath. Encycl., passim, et Nitze dans Modem Philology, 1919.

[23] Cath. Encycl., passim.

[24] Potvin, op. cit., vol. IV, pp. 343-347.

[25] Potvin, op. cit., vol. I, pp. 32-34.

[26] Ibid., pp. 64-79.

[27] Ibid., p. 250.

[28] Ibid., p. 272.

[29] Jessie Weston, The Legend of Sir Percival, vol. II, p. 258 : « the lance = the male ; the cup = the female principle ».

[30] Roma nella memoria del medio evo, 2a edizione (Torino, 1923), p. 722.

[31] Op. cit., pp. 7-9. Il n’a pas compris le sens de la procession.

[32] Hucher, Le saint Graal, p. 482.

[33] Voir F. E. Brightman, Liturgies eastern and western on the basis of the former work by C. E. Hammund, Oxford, 1896, vol. I, p. 541.

[34] Toute la description commence au vers 4365 et se termine au vers 4420.

[35] Gaucher de Dourdan et Gerbert de Montreuil, Potvin, vol. V, p. 143, et VI, p. 257 ; Mennecier, ibid., V, p. 151 ; ire interpolation, ibid., III, pp. 369-372.

[36] Migne, Patr. Lat., CCXVII, col. 775, etc. ; comp. Epistola Episc. Leodicensis ad Henricum regem Franciae, Bibl. Patrum, Coloniae, 1618, XI, 432, etc.

[37] Duchesne, Origines du culte chrétien, 3e éd. (Paris, 1903), pp. 200, 201 et 205.

[38] Ibid., p. 203.

[39] Ibid., pp. 186-187.

[40] Schmidt, op. cit., vol. II, p. 134, et Zukhléief, op. cit., vol. I, p. 592.

[41] Mahn, Werke der Troubadours,11 s. 113, et l’éd. de Levy (Berlin, 1880), p. 45.

[42] Mahn, Werke, II, p. 183.

[43] Publié pour la première fois par P. Meyer en 1879 dans l’Annuaire-Bulletin de la Soc. de l’Hist. de France, p. 233 et reproduit dans la Chrestomathie de Appel.

[44] Chabaneau, Vie des troubadours (Toulouse, 1889), p. 57.

[45] Le premier chez Migne, Patr. Lat., CLVIII, et le second dans Fabricius, Bibl. Latin. (Hamburgi, 1712).

[46] Éd. Scholl (Stuttgart, 1852), v. 29373-74 (Bibliothek des Litter. Vereins in St., XXVII).

[47] Comp. : Inter convivos, fac, sis sermone modestus ; le poème français, éd. Tobler, 69 ; de même Chastoiement des dames, éd. Ulrich, III, 71 ; et Glixelli, Les Contenances de table, Romania, XLVII (1921), 1 sq. surtout p. 32.

[48] Romania, LI (1925), pp. 324-325 et 342.

[49] Studies on the Legend of the Holy Grail (London, 1888), p. 150, etc.

[50] Éd. Dejeanne (Toulouse, 1909), p. 178.

[51] Mahn, Werke der Troubadours, II (Berlin, 1855), p. 227.

[52] Éd. Servois, S. des Anc. Textes (Paris, 1893), p. 1, v. 15.

[53] Poetria Nova,  253-5 et 262-3, éd. Faral, Arts poétiques (Paris, 1923), p. 205.

[54] Potvin, op. cit., III, p. 367 ; IV, p. 343 ; VI, p. 151 et Chrétien de Troyes, v, 4458, etc.

[55] Romania, LI (1925), p. 325.

[56] Op. cit., p. 15.

[57] Je n’ai pas pris en considération pour cette étude La Quête qui fait par­tie du Lancelot-Graal, car cette œuvre demande une recherche spéciale. Elle ne devrait pas être détachée de l’ensemble du roman. L’esprit en est le même que celui de la Préface et de la première partie qui raconte l’histoire de Joseph d’Arimathie. Or si le nouveau héros qui a remplacé Perceval, Lancelot ou Gauvain, est suggéré par un écrit joachimite (Romania, LVI (1927), pp. 388-391), n’est-il pas naturel de constater une influence joachimite aussi dans la conception du Graal ?