LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Leonid Andreïev
(Андреев
Леонид
Николаевич)
1871 – 1919
AU SECOURS !
(S.O.S.)
1919
Imprimerie
« Union », Paris, 1919.
PRÉFACE
Nous
n’avons pas à présenter Léonide Andreieff, le monde entier a depuis longtemps
consacré sa célébrité littéraire, Mais ce que nous devons faire connaître,
c’est que l’auteur des « Sept pendus » est
un démocrate qui a toujours combattu le tzarisme, un ardent patriote et un ami
des Alliés autant qu’un farouche ennemi des Bolcheviks et des Allemands,
Pendant
la guerre, ses appels enflammés au peuple russe, aux ouvriers, aux paysans, aux
soldats, ses anathèmes contre les Allemands et les Bolcheviks, produisirent en
Russie une impression saisissante ; ils furent répandus par millions
d’exemplaires. Ils resteront parmi les documents les plus remarquables de notre
époque.
Comme
Russes, nous ne pouvons pas lire sans une profonde émotion le nouvel appel de
Léonide Andreieff, Le grand écrivain y exprime nos pensées, notre amour et
notre haine, nos inquiétudes et nos espoirs. Et nous voulons que dans les pays
alliés on puisse lire en entier cette page.
C’est
le cri de l’âme d’un ardent patriote et d’un démocrate. Il voit périr sa
Patrie, mais, en même temps, il garde une foi entière dans son immense et
radieux avenir.
Nous
voulons que l’appel d’Andreieff soit entendu de tous : de nos amis, comme
de nos ennemis.
Car
ce qu’il dit, c’est ce que dit la grande majorité du peuple russe, c’est ce que
cette majorité pense, et voudrait dire partout où règnent les bolcheviks et où
ils oppriment si odieusement la pensée.
Dès
le début des hostilités, les Russes d’accord avec les Alliés, ont juré de
lutter jusqu’au bout. La Russie a sacrifié dans cette guerre des millions de
ses enfants, Sans son aide et sans ses sacrifices, les Alliés n’auraient pas
remporté la victoire et ils ne seraient pas aujourd’hui en Allemagne.
Les
Russes, demeurés fidèles à leur engagement, attendent maintenant que les Alliés
accomplissent leur devoir.
Nous
ne pouvons pas admettre un seul instant que nos espoirs sur ce point puissent
être déçus.
Nous
gardons fermement l’espérance que, finalement, après avoir perdu trop de temps
précieux, nos Alliés viendront en aide à la Russie dans sa lutte avec les
héritiers des Allemands et du tsarisme, avec les Bolcheviks.
Sans
une victoire sur les Bolcheviks, la victoire des Alliés ne sera pas complète
sur les Allemands,
Les
Alliés ne pourront pas jouir de la paix tant que les Bolcheviks ne seront pas
vaincus et tant que ne sera pas rétablie une Russie libre, grande et forte.
V. Bourtzeff[1].
20-III
1919
AU
SECOURS !
(S.O.S.)[2]
La
façon dont se comportent les gouvernements alliés à l’égard de la Russie est ou
une trahison, ou une folie !...
Ou
bien, les Alliés savent ce que sont les bolcheviks qu’ils invitent à l’Île des
Princes[3]
pour conclure la paix avec la Russie qui saigne et qui meurt, et alors, c’est
une simple trahison qui ne diffère de toute autre trahison que par l’immensité
des proportions, Son résultat est aujourd’hui exactement le même qu’au temps de
Judas : le Golgotha pour les uns et trente deniers pour les autres !
Ou
bien les Alliés ne savent pas ce que sont les bolcheviks qu’ils invitent à une
entrevue amicale, et alors, c’est une folie. Une folie, parce qu’après les
dix-huit mois du règne des bolcheviks en Russie, après les explosions du bolchevisme
en Allemagne et ailleurs, seuls des fous peuvent ne pas voir et ne pas
comprendre toute la force méchante et destructive de ces sauvages qui se sont
dressés en Europe contre la civilisation, ses lois et son code moral.
Oui,
il faut être fou pour ne pas comprendre les procédés simples et clairs du
bolchevisme. Il faut être privé d’yeux comme les aveugles, ou avoir des yeux et
ne rien voir, pour ne pas remarquer sur la face de la gigantesque Russie, le
meurtre, la destruction, les hécatombes, les prisons, les maisons de
fous ; pour ne pas se rendre compte jusqu’où la faim et l’épouvante ont
conduit Petrograd et, hélas, bien d’autres cités...
Il
faut être sans oreilles comme les sourds, ou avoir des oreilles et ne rien
entendre, pour ne pas percevoir les sanglots et les soupirs, les pleurs des
femmes, les cris déchirants des enfants, les râles des gens étouffés, le
crépitement des armes à feu, tout ce qui est devenu pendant les derniers
dix-huit mois le chant unique de la Russie.
Il
faut absolument ignorer la différence entre la vérité et le mensonge, entre ce
qui est permis et ce qui ne l’est pas, comme les fous, pour ne pas percevoir la
signification des saturnales bolchevistes et leur inlassable duperie, tantôt
stupide et sans vie, comme le marmottement d’un ivrogne — duperie des décrets
de Lénine, — tantôt sonore et emphatique, — duperie des discours imprégnés de
sang, du bouffon Trotzky — tantôt enfin naïve et sans malice comme les
mensonges qu’on emploie pour tromper les petits enfants.
Et
encore : il faut être absolument dépourvu de mémoire comme ceux qui ont
perdu la raison, pour oublier le train blindé de Lénine, pour oublier que le
bolchevisme russe est sorti des coffres de la banque impériale allemande et de
l’âme criminelle de Guillaume, pour oublier la paix de Brest-Litovsk, perpétrée
par les agents de l’Allemagne, comme la dernière chance de victoire sur les
Alliés. Il faut être absolument privé de mémoire pour oublier la Prusse et la
Galicie, arrosées de sang russe ; pour oublier Korniloff, Kalédine, tombés
victimes du devoir et de la fidélité aux Alliés ; pour oublier l’amiral
Chastny et Doukhonine, la destruction de Yaroslav, les jeunes aspirants et les
jeunes étudiants tombés sans perdre leur foi en la Russie, et en vous, chers
Alliés ; pour oublier ces milliers d’officiers russes persécutés,
assassinés, pourchassés comme des chiens, à cause de cette même foi, et que
vous maintenant, — oh ! je sais que vous le faites inconsciemment, — vous offensez
avec une telle cruauté par votre manque de fermeté à l’égard de leurs assassins
et leurs bourreaux.
Et
pour comble, il faut oublier encore que Guillaume, empereur d’Allemagne,
voulait déjeuner à Paris, et que, si ce n’est pas lui qui l’a fait, mais
Wilson, c’est seulement parce que Wilson a pu sans danger traverser deux
océans, l’Océan Atlantique et l’océan du sang russe versé pour la cause commune
des Alliés.
Et
encore : il faut être totalement dépourvu du sentiment de l’honnêteté, il
faut être tout à fait incapable de distinguer le propre du sale, comme les fous
qui se nourrissent de détritus et se lavent dans l’ordure, pour avaler avec un
sourire aimable les outrages, les railleries et les soufflets dont les
bolcheviks ont gratifié les représentants des nations alliées à Petrograd.
Je
n’ose pas parler de Wilson qui, en réponse à son télégramme plein de sympathie
pour le jeune et « obligeant » gouvernement reçut une gifle sonore de
Zinovieff, je ne l’ose pas parce qu’au chrétien et à l’ami de l’humanité, cela
devait seulement fournir l’occasion de tendre l’autre joue — ce qui s’est passé
sous nos yeux.
Et
la ruée sur l’Ambassade britannique ? Et les meurtres commis dans cette
ambassade ? Et la proclamation déclarant les sujets anglais hors la loi ?
*
Il
faut enfin être aussi sauvage que les bolcheviks, il faut être moralement
estropié, pour avoir des oreilles et des yeux, une raison et une volonté et
rester impassible devant la conduite inhumaine des bolcheviks et l’appeler d’un
autre nom que crime, meurtre, duplicité et brigandage.
Il
faut être absolument dénué de tout sentiment humain ou bien avoir la mentalité
d’un idiot ou d’un fou pour pouvoir, en face d’une canaille violant une femme,
ou devant une mère cruelle torturant son enfant, appeler cela « affaire
intérieure » dont on n’a pas à se mêler, sous le prétexte que des actes
pareils, quels que soient leurs auteurs, portent le nom de
« socialisme » et de « communisme ».
Ces
mots sacrés pour l’humanité ont le pouvoir de charmer l’âme humaine, Mais quand
des clowns mal intentionnés appellent du nom de « garde avancée de la
démocratie révolutionnaire chinoise » les ignares et les bas assassins
chinois à gages, il faut avoir, non pas une âme vivante, mais une âme morte,
pour tomber dans un piège aussi pitoyable et aussi éhonté. Oui, éhonté, car se
servir d’assassins jaunes à gages pour exterminer les Européens, est un fait
inouï jusqu’à maintenant dans les annales de la plus effroyable des tyrannies
d’Europe.
Cela
donne le frisson de penser que l’Europe depuis plus d’une année contemple de
tous ses yeux le spectacle de ces bêtes exotiques, qui arrachent notre cœur,
sans arriver jusqu’à maintenant à distinguer si c’est une « garde avancée
de la démocratie » ou une « garde avancée de démons » sortis de
l’enfer à seule fin de ruiner notre malheureux pays... Elle voit et, tout de
même, elle envoie ses invitations pour l’Île des Princes.
Pourtant,
personne ne peut admettre que les grandes puissances soient gouvernées par les
clients d’une maison d’aliénés. Leurs représentants sont connus dans le monde
entier comme des hommes énergiques ayant fait preuve de tellement de bon sens
au cours de la guerre, qu’ils ont forcé l’estime de leurs ennemis
eux-mêmes ; aussi l’idée de leur déraison non seulement est insensée et
insoutenable, mais encore offensante.
Non,
non, ils ne sont pas fous. Mais si cela n’est pas de la folie, alors, qu’est-ce
que c’est ?
La
vie ne peut pas toujours s’enfermer dans le cadre d’une impitoyable logique.
J’ai
sous les yeux le portrait de Wilson avec son large et franc sourire ; je
vois ce même sourire sur les visages de ses collaborateurs et cependant, il
m’est difficile d’ajouter foi à la franchise de ces sourires rassurants et
calmes.
L’âme
de Wilson est-elle aussi limpide que les lignes de son portrait ? Les
pensées de Lloyd Georges sont-elles aussi fermes et aussi courageuses que
l’expression de son regard ? N’y a-t-il pas en eux une peur secrète, une
hésitation, une indécision inquiète, procédant de calculs qui manquent de clarté ?
S’il
en est ainsi, il n’est pas nécessaire d’expliquer leur attitude comme une
simple trahison, N’avons-nous pas alors devant nous au lieu de l’affreuse image
classique de Judas, l’image non moins classique (quoique plus vulgaire et plus
répandue) de Pilate se lavant les mains ?
Pilate
savait que Jésus n’était pas coupable ; sa femme l’en avait prévenu. Ce
n’était ni un fou, ni une canaille : il était seulement Pilate et en
disant : « Je ne suis pas responsable du sang de cet homme » il
s’est lavé les mains et a renvoyé l’innocent à Caïphe, Caïphe l’a renvoyé à
Anne et Anne l’a renvoyé à Caïphe.
Ce
renvoi du Christ d’un juge à l’autre, avec la corde autour du cou, ne
ressemble-t-il pas à l’invitation faite à la Russie d’aller à l’Île des
Princes.
Va,
Russie, tu y arriveras à ta Croix !
Wilson
et Lloyd Georges ne sont pas responsables de ton sang. Est-ce que le monde
entier ne les a pas vus se lavant les mains ?
Oui,
chacun les a vus, et beaucoup se sont même empressés de leur tendre la
serviette.
Était-ce
la peine de commencer la partie avec tant de bruit pour la finir avec le
fausset de Pilate ? À quoi ont servi alors la défense de la neutralité
Belge et de la Serbie, la mise sur pied de millions d’hommes, l’océan de sang
versé, la menace du jugement suprême pour l’Allemagne inhumaine, les pleurs
répandus sur Louvain et sur le Lusitania, le ciel invoqué à témoin. Cinq
ans de suite pendant lesquels on s’est frappé la poitrine devant le dieu de
l’humanité pour finir avec de l’eau et une serviette...
Le
monde attendait la victoire des Alliés comme on attend le son des cloches de
Pâques, comme on attend la Résurrection des morts. Les morts eux-mêmes
l’attendaient, — ces morts dont la vie paya la victoire.
L’on
croyait que la victoire de ces nobles gentlemen ferait régner la justice sur la
terre, que la paix instaurée par eux serait la paix véritable du monde, et non
pas le commencement d’un nouveau martyre, de nouveaux assassinats, de nouveaux
massacres d’innocents.
Et
quand, sur la terre trempée de sang, retentirent les cloches de la victoire,
combien de malheureux ont cru voir l’aurore de l’espérance et du bonheur !
Comme les visages des assassins se sont assombris et se sont crispés de peur
devant la face de la Loi qui se levait !
C’étaient
les jours d’un conte merveilleux. Petrograd torturé et accablé s’est mis à
sourire et a cru aux Anglais comme à Dieu. C’était un songe étrange et heureux
comme n’en peuvent avoir que des martyrs ; les coups de feu étaient
certainement tirés par les canons anglais, et tous couraient vers la Neva, pour
voir la flotte anglaise « arriver pendant la nuit ».
Les
criminels tremblaient et il aurait suffi d’un épouvantail habillé en Anglais
pour que toute la bande de Caïns se sauvât dans une panique effroyable.
Vous
accusez avec un entêtement curieux Guillaume si vieux, si lamentable, si
faible. Vous voulez le juger pour les crimes de son peuple, et en même temps
vous tendez la main à des assassins jeunes et forts, à des monstres et à des
avortons, qui, jusqu’à maintenant, répandent le sang innocent. Et l’assassin
sent qu’on lui caresse la main et il reprend courage. Il ne pense déjà plus à
fuir. Il se moque de vous. Il n’a plus peur, pas même d’un Anglais en chair et
en os.
La
guerre est finie ! On ne tue plus ! À bas les armes ! Voilà les
mots bénis que les hommes attendaient des Alliés quand leurs armes ont été
enguirlandées des fleurs de la victoire. Au lieu de cela, il coule un petit
filet de tiède humanitarisme avec lequel Wilson arrose des charbons ardents.
Et
du sang ! du sang ! du sang !
Maintenant,
comme auparavant, l’on entend des coups de feu. Tantôt l’on s’empare des
villes, tantôt on les rend ; l’un pille, l’autre a la gorge
tranchée ; il y a des choses brisées, d’autres anéanties...
Avec
la rapidité d’un incendie de forêt qui se ranime sous le souffle de l’ouragan,
la mutinerie sans but s’étend, rampe au ras du sol, éclate en arrière et de
toutes parts, éclaboussant d’étincelles les herbes desséchées. Et l’Europe
fatiguée, avec ses nerfs affaiblis par cinq ans de privations, l’Europe non
encore remise de l’exaltation psychique causée par la guerre, l’Europe dont les
masses, après avoir perdu leur tranquillité d’âme, se laissent aller aux suggestions
les plus sauvages, l’Europe reste sans force pour opposer une résistance à la
violence de l’incendie. L’indécision et le double jeu que font chez eux les
« leaders du monde politique » les empêchent de prendre une position
définitive, soit dans un sens, soit dans un autre, et les pousse de plus en
plus loin dans le mortel embrassemcnt de la révolte qui a déjà étranglé la
révolution en Russie, qui étrangle la révolution en Allemagne et qui,
aujourd’hui ou demain, va faire chambarder toute l’Europe et l’Amérique —
quelle vaste arène de massacre et de pillage ! — dans une guerre de tous
contre tous.
Aujourd’hui,
Berlin est sans électricité ; demain, c’est Londres qui manquera de
charbon ; encore quelques semaines et peut-être que tous les chemins de
fer seront arrêtés, les bateaux de blé seront bloqués dans les ports, la faim
déchaînée régnera sur l’Europe et balayera les derniers vestiges vivants des
coupables et des non-coupables.
Ainsi
la destinée se vengera des serments rompus, que les Alliés avaient prononcés
devant le Dieu de l’Humanité.
Mais
ce n’est pas aux gouvernements de l’Entente, qui ont déjà prononcé leur mot
offensant, ce n’est pas à eux que va ma prière, et que mon appel « Sauvez
nos âmes » est adressé. Ce n’est pas à ceux qui ont rompu leur serment,
mais à vous, hommes d’Europe à la noblesse desquels je crois aujourd’hui comme
je croyais hier.
Comme
un télégraphiste sur un vaisseau qui sombre, envoie son dernier message à
travers la nuit et la brume : « Accourez ! nous sombrons !
au secours ! », de toute ma foi en la bonté humaine, je lance dans la
nuit et l’espace ma prière pour les hommes et les femmes qui se noient.
Si
seulement vous pouviez savoir combien la nuit est sombre autour de nous !
Si seulement des mots pouvaient décrire l’épaisseur de ce brouillard !
*
Qui
est celui que j’appelle ? Je ne sais pas. Le télégraphiste connaît-il
celui qu’il appelle ? À des centaines de milles d’alentour, la mer, est,
peut-être, un désert, ou pas une âme vivante ne peut entendre la prière.
La
nuit est noire. Peut-être que bien loin, quoiqu’un entend et pense :
pourquoi irais-je si loin ? Moi aussi, je risque de périr... Et il
poursuit sa route invisible à travers la nuit.
La
nuit est noire et l’horreur est sur la mer. Mais le télégraphiste a foi, et
obstinément, il appelle, il appelle jusqu’à la dernière minute, jusqu’à ce que
la dernière lumière soit éteinte, jusqu’à ce que son sans fil soit pour
toujours réduit au silence.
En
quoi a-t-il foi ? Il a foi en l’humanité, comme moi. Il a foi dans la loi
de l’amour humain et dans la vie. Cela ne peut pas être qu’un homme n’aide pas
un autre homme quand cet autre périt. Cela ne peut pas être qu’un être puisse
en abandonner un autre à la mer et à la mort sans faire un effort pour lui
venir en aide. Cela ne peut pas être que personne ne réponde à l’appel au
secours.
Quelqu’un
doit venir.
Je
ne sais pas son nom, mais je vois comme avec une seconde vue ses traits et son
âme parente de la mienne.
À
travers le froid et le malheur, je sens la chaleur de sa main amicale et
énergique, dirigée par l’humain désir de me secourir. Je sens sa volonté de me
venir en aide, cette volonté qui fait raidir ses muscles, qui donne de
l’assurance à son regard et éclaire la voie à son esprit devenu prompt et
décisif.
Je
le vois, je le connais, je l’attends.
Ce
n’est pas pour le peuple russe que j’appelle. Ce serait une trop grande
entreprise, de le sauver. Dieu seul a sur lui le pouvoir de vie et de mort.
En
ces jours de malheur où le mépris et la raillerie, où les crachats des
imbéciles sont la part de la Russie je crois fermement en la gloire de la vie
future de mon pays. Un géant comme le peuple russe ne saurait périr !
Les
gouvernements alliés veulent-ils venir en aide à leur alliée la Russie, ou bien
la laisser s’arracher toute seule du marécage infect où elle se débat ?
Cela n’a pas d’importance. À l’heure marquée, la Russie se lèvera de son
tombeau et s’en ira de l’avant, dans le chemin de la lumière, vers la place qui
lui est due parmi les grandes nations du monde.
Ce
qui est terrible pour nous, mortels, dont la vie ne dure à peine qu’un instant,
n’est qu’un battement de cœur pour un grand peuple immortel.
Des
centaines de milliers de morts, quelques années de souffrances, qu’est-ce
auprès de l’immense, de l’incommensurable destinée de la Russie ?
Non,
ce n’est pas ton aide à la Russie que je te demande, ô homme que j’attends.
Mais
considère ces milliers d’êtres humains dont la vie n’a que la durée d’un moment
et qui meurent dans d’intolérables souffrances ou qui vivent d’une vie pire que
la mort !
Peu
importe qu’ils s’appellent « Russes », ce qui importe c’est que ce
sont des êtres dont la souffrance continue dans une nuit sans lueur, comme
s’ils étaient dans l’enfer, où les forces du mal règnent en maîtresses et d’où
il n’y a point d’issue.
Leurs
souffrances peuvent avoir une fin, leur cou peut encore être libéré des griffes
de la mort. C’est pour les sauver que je conjure l’humanité.
Ami,
je ne veux pas essayer de dire combien la vie est terrible dans notre Russie
d’aujourd’hui, dans notre Petrograd martyrisé. Assez de mots ont été prononcés
par d’autres et aucun mot nouveau ne saurait être fourni par la langue humaine.
Mais
à la somme totale des récits de souffrances, je n’ose ajouter que ceci :
les victimes meurent sans défense et les meurtriers s’en vont sans châtiment !
Ce
n’est pas si terrible de mourir ou de supporter n’importe quelles souffrances
quand on sent derrière soi la main de la loi qui tôt ou tard, d’une façon ou
d’une autre, demandera compte du sang versé.
Ce
n’est pas si terrible de mourir quand on croit que tôt ou tard la conscience du
meurtrier se réveillera pour le condamner, mais c’est abominable de mourir,
c’est abominable de souffrir quand le crime est perpétré, en plein jour, sur la
place publique, sous les yeux indifférents des hommes et du ciel lui-même,
c’est abominable de mourir en sachant que l’assassin n’a pas de conscience,
qu’il est gorgé, riche et joyeux, que, sous le couvert de mots mensongers, non
seulement il échappera à son châtiment, mais qu’il triomphera et gagnera le
respect et l’adulation de tous.
C’est
épouvantable que les enfants soient affamés et meurent pendant que les
meurtriers se gorgent et que Trotzky se délecte de la dernière bouteille de
lait.
C’est
épouvantable de savoir que dans les cimetières de Petrograd il n’y a plus de
place pour les morts, et que pour les meurtriers la voie est ouverte non
seulement vers l’Île des Princes, mais dans le monde entier, où avec les richesses
qu’ils ont volées ils pourront s’offrir les climats les plus doux et les lieux
les plus enchanteurs du monde mercenaire.
Je
veux croire en toi, mon ami !
Mais
agis de telle sorte que ma foi puisse embraser les malheureux qui, à cette
minute même, plongés dans le désespoir et dans les ténèbres de Petrograd, sont
prêts à lever le bras pour se tuer, eux et leurs enfants.
C’est
l’âme de l’Humanité qui est en perdition.
*
Ami,
que j’appelle viens à nous, et tends-nous la main !
C’est
à chaque Français, individuellement, que je m’adresse. Vos leaders peuvent être
faibles et se tromper, redressez leurs erreurs, et de tout votre pouvoir, augmentez
et multipliez leur force.
Depuis
ma tendre enfance, j’ai appris à vous aimer et à vous respecter et j’ai pris
l’habitude de chercher, dans l’histoire de la vie française, les grands
exemples de chevalerie et de généreuse noblesse. C’est par vous que je connais
la liberté, l’égalité, la fraternité, qui sont devenues la foi dans laquelle
j’ai vécu ma vie entière et que j’espère conserver jusqu’à la fin de mes jours.
J’ai
sangloté quand les hordes germaines foulaient sous leurs pieds votre belle
terre de France, et je sais que vous ne rirez pas des larmes que je verse
maintenant.
Et
c’est aussi à vous, Anglais, à chacun individuellement, que je demande
secours ! C’est à vous, c’est dans votre langue qui a donné l’appel devenu
une loi sur toutes les mers, une loi dont la puissance fait tourner la proue de
chaque vaisseau vers tout autre vaisseau qui est en perdition. Mon appel ne
peut pas résonner en vain à votre oreille.
Quand
l’Allemagne clamait à pleine voix son hymne de haine contre vous, dans son
chant même résonnait la peur et la certitude de la ruine inévitable, comme si
elle avait su à l’avance que vous êtes des hommes dont la parole fait loi et
dont la promesse vaut le fait accompli.
À
nous tous, on peut donner d’autres noms, mais à vous, c’est assez d’en donner
un seul ; vous êtes des hommes ! Eh bien, maintenant, jouez votre
rôle d’hommes ; levez-vous, tendez-nous la main, car des vies humaines
sont en péril, des femmes et des enfants meurent.
Et
vous, Américains, c’est aussi à chacun de vous en particulier que je
m’adresse ! Vous êtes jeunes et riches, pleins de force et d’énergie, vous
tenez à ce que le flambeau de votre liberté rayonne jusqu’à la lointaine
Europe.
Venez
à nous, regardez notre désespoir et voyez dans quels cruels tourments se
débattent nos corps et nos âmes. Si vous regardez, je sais bien que vous
crierez d’horreur et maudirez les imposteurs qui présentent leur tyrannie comme
le désir passionné de liberté du peuple russe.
Et
vous, Italiens, Suédois, Hindous, vous tous qui pouvez m’entendre !
Dans
chaque nation, il existe des hommes de cœur, et je les appelle chacun en
particulier.
Car
l’heure a sonné où chaque homme en ce monde doit combattre, non pour des
hectares de terre, non pour la puissance et la richesse, mais pour l’homme et
sa victoire sur la bête.
Comprenez-vous ?
Ce
qui se passe en Russie, ce qui a déjà commencé en Allemagne et va bientôt
s’étendre plus loin, ce n’est pas la révolution, c’est le chaos et les ténèbres
sorties, par la guerre, des profondeurs de leurs sombres repaires, et armées
par elle pour la destruction du monde.
Laissez
vos gouvernements irrésolus donner des armes et de l’argent, et vous, hommes,
donnez-vous vous-mêmes, avec votre force, votre courage, votre noblesse.
Laissez
les fatigués au repos, laissez les faibles dans leurs foyers bien chauffés,
laissez ceux, qui le peuvent ! dormir durant cette épouvantable nuit, mais
vous qui êtes forts et de cœur courageux, venez au secours de ceux qui périssent
en Russie.
*
Mon
dernier appel s’adresse à vous, écrivains de toutes les nations, à vous tous,
Anglais, Américains et Français. Soutenez ma prière pour ceux qui périssent. Je
sais que des millions ont été envoyés à l’étranger pour acheter des journaux,
que des milliers de presses sont occupées à fabriquer et à répandre des
mensonges, que des milliers d’imposteurs tapagent, crient, troublent les
esprits, remplissent le monde de monstrueux fantômes grimaçants, de masques
derrière lesquels disparaissent les traits humains.
L’air
même est acheté et est rempli de mensonges. La télégraphie sans fil avec ses
ondes diaboliques, pénètre dans toutes les rédactions et les remplit de fausses
nouvelles, bourdonne dans les oreilles, trouble les esprits...
Mais
je sais aussi que parmi les écrivains, il y a des hommes, semblables aux
templiers de jadis, qui écrivent, non avec de l’encre, mais avec leurs nerfs et
leur sang, et c’est à ceux-là que je fais appel, à chacun individuellement, à
chacun et à tous.
Au
secours !
Comprenez-vous
le danger que court l’humanité ?
Aidez-nous !
Mais
venez vite, vite !...
Vite !...
Léonide Andreieff.
_______
Texte établi par la Bibliothèque
russe et slave ; déposé
sur le site de la Bibliothèque le 17 novembre
2021.
* * *
Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent
être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en
conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.
Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention,
en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que
des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.
[1] Le livre ne mentionne
pas de nom de traducteur pour la traduction du texte de Leonid Andreïev. Il est
probable qu’elle ait été faite par Vladimir Bourtsev lui-même. (Note de la
BRS.)
[2] Ce sont les trois
lettres conventionnelles que lancent les appareils de T.S.F. pour appeler au
secours.
[3] Le 22 janvier 1919,
Wilson avait invité les gouvernements bolcheviks et antibolcheviks à une
négociation devant se tenir dans l’Île des Princes, au large d’Istanbul. (Note
de la BRS.)