LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Leonid Andreïev
(Андреев
Леонид
Николаевич)
1871 – 1919
L’ABÎME
Article paru dans la « Ruskaïa Volia ». —
Petrograd, 30 avril-13 mai 1917.
(Гибель)
1917
Traduction
d’Henry Gauquié, parue dans Le Monde slave, 1ère année, t. 1,
1917.
« La
Russie est au bord de l’abîme. » (Discours de Guckov à la Douma.)
Les
Russes ne craignent pas la vérité, si effrayante soit-elle. C’est la vérité, la
vérité tout entière que Léonide Andréev a voulu mettre sous les yeux de ses
compatriotes ; et il l’a fait avec la puissance pathétique que l’on
pouvait attendre de l’auteur de la Vie de l’Homme,
des Masques, du Rire Rouge.
Les
heures sombres que la Russie a vécues depuis l’impression de cet article — qui
nous apparaît aujourd’hui presque prophétique — rendent plus tragique encore
l’angoisse de celui qui les avait prévues. Mais elles sont sa meilleure
justification. Andréev a dit la vérité tout entière, la vérité atroce ;
s’il l’a dite délibérément, c’est que, malgré ses raisons de désespérer, il
espérait encore ; c’est aussi qu’il pensait que les illusions sont dangereuses
et qu’on ne combat efficacement le mal qu’après l’avoir regardé en face.
Léonide
Andréev a estimé que sa rude franchise ne serait pas déplacée en Russie ;
il nous semble qu’elle ne saurait l’être en France. En nous peignant la
grandeur du péril, elle nous fera aimer davantage un peuple qui cherche à se
ressaisir et les hommes qui s’attachent à l’y aider.
H.
G.
Notre
patrie est en danger : voici longtemps déjà que le Gouvernent provisoire
l’a déclaré dans une de ses proclamations. Est-ce vrai ? ou bien ces mots
terribles, auxquels nous sommes déjà habitués, ne sont-ils destinés, comme beaucoup
le pensent, qu’à nous effrayer ? Il arrive souvent en effet qu’un médecin
use d’un pareil moyen pour effrayer un malade, pour l’exciter à se soigner,
tout en sachant fort bien qu’il n’a rien de grave. Et cela ne signifie en rien
que ce médecin soit un mauvais homme, un charlatan ; nullement, c’est tout
simplement un moyen d’influencer l’esprit du patient. De même, si le
Gouvernement nous abuse sur le danger que nous courons, cela ne signifie pas
qu’il soit guidé par des intentions mauvaises ; nullement, il peut, lui
aussi, ne vouloir que le bien du pays malade et, en prévision du danger,
rechercher les sources d’une énergie réparatrice. Mais, malgré tout, la
différence est énorme : si le docteur me dit sérieusement que mon fils
chéri est dangereusement malade, que sa vie est en péril, j’abandonnerai tout
pour rester auprès de son lit, pour lui consacrer toute mon attention, toutes
mes forces, afin de l’arracher à la sombre étreinte ; mais j’agirai tout
autrement si, derrière la porte, le docteur me chuchote en souriant qu’il n’y a
rien de grave, qu’il a dit cela pour que l’enfant avale une médecine amère.
Donc,
notre patrie, la Russie, est-elle en danger, oui ou non ?
L’heure
des paroles franches est venue. Et ma réponse sera franche, telle que me la
dictent ma conscience et tout ce que je vois autour de moi : oui, la
Russie court un danger mortel, elle est près de la mort, et je ne sais pas si
dans six mois, si dans un mois elle sera vivante encore ou si elle aura péri.
Je ne sais pas ! Je veux croire qu’elle sera vivante, j’invoque à mon
secours l’histoire, les miracles, je rassemble toutes mes forces pour croire,
pour ne point tomber dans le désespoir, et... je ne sais pas, je ne sais pas.
Peut-être mes paroles sont-elles déplacées, et faudrait-il encore faire bon
visage à la mauvaise fortune, mais je ne puis davantage songer aux convenances
et grimacer le calme au chevet d’un mourant. Il nous répugne, sans doute, de penser
que les Allemands peuvent nous écouter ; mais, quelle que soit notre
répugnance, du moins n’y a-t-il aucun danger : tout ce qu’il leur importe
de savoir, ils le savent fort bien, beaucoup mieux que nous ne le savons
nous-mêmes. Avec une naïveté d’idéalistes, une curiosité de dupes, nous exigeons
la révélation de certains traités secrets ; comme si, maintenant, quelque
chose dépendait de traités, comme si la mort venait par contrat, comme un
associé ; mais là, derrière l’angle où elle se tient, la mort, nul de nous
n’y veut jeter les yeux.
Voici
l’horreur que j’aperçois : la famine. Elle s’avance, irrésistiblement.
C’est à peine si l’armée est nourrie : elle n’a pas de provisions. Déjà les
chevaux crèvent, par manque de fourrage. C’est à peine si nous avons à manger
dans les villes. Combien un tel état de choses peut-il durer ? nul ne le
sait. Nous sommes encore loin de la moisson nouvelle ; en attendant...
c’est l’inconnu. Nous tiendrons, peut-être, mais peut-être que dans une semaine
il n’y aura plus rien, et l’armée affamée, abandonnant les tranchées, se
jettera sur l’arrière, déchaînée, ravageant tout sur son passage. Toutes les
mesures indécises du Gouvernement, tous ses appels au peuple demeurent en
l’air, sans force. La masse paysanne, aveugle, ignorante, méfiante, s’est
renfermée et a renfermé son blé ; elle a de nouveau perdu confiance. Il
fut un instant où elle parut vibrer et commença même à donner des vagons de
blé ; mais voici que passent les jours et les mois ; de nouveau elle
s’est retirée dans le mystère de ses sensations vagues, dans les ténèbres de sa
cupidité et de la crainte qu’a créée sa méfiance envers le Gouvernement. Voici
la seule différence : autrefois c’est en Nicolas seul qu’elle n’avait pas
confiance ; aujourd’hui c’est dans le Gouvernement provisoire et dans le
Soviet.
Quelle
confiance peut-elle avoir dans le Gouvernement, quand chaque jour des douzaines
de journaux répètent : méfiez-vous de Miljukov et de sa bande, ce sont des
impérialistes, des bourjouis ; ce sont des malins ! Mais
laissons les journaux : quelle confiance peut avoir un peuple lointain et
sans lumières dans un gouvernement contre qui sont prises d’aussi âpres mesures
que les récentes manifestations ? Nous, du moins, habitants de Petrograd,
savons encore de quoi il s’agit ; mais à Moscou déjà courent des
racontars ; plus loin, ce sont des bruits... et que deviennent ces événements
dans les campagnes lointaines ? Sous quel aspect fantastique y parviennent-ils ?
De combien le chiffre des tués a-t-il été exagéré ? Quelles aveugles
terreurs et quels non moins aveugles espoirs s’éveillent chez ces êtres terrés,
maîtres d’affamer et l’armée et nous-mêmes ?
Quelle
confiance le peuple peut-il avoir dans l’incompréhensible, l’énigmatique
Soviet, contre lequel criaillent d’autres douzaines de journaux, sorte de
pouvoir qui n’en est pas un, qui mène, de son côté, une certaine politique
« en faveur du prolétariat », dont l’attitude devant la guerre est
pleine de réserves, en face de l’emprunt pleine de doutes (« ne donnez pas
tant que nous ne serons pas sûrs... »), qui tantôt laisse aller les
soldats et tantôt les retient ? Nous encore, habitants de Petrograd, nous
voyons avec une clarté suffisante les nuances qui distinguent les Izviestia
de la Pravda, la Novaïa Zizn de tous les deux, certaines
initiatives du Soviet d’autres, le Comité Exécutif du Soviet, les minimalistes
partisans et les minimalistes adversaires de la défense. — Mais sous quel
aspect tout cela apparaît-il au fond de la Russie ?
Ceci
seul est clair : c’est que les grands se chamaillent ; quand les
grands se chamaillent, c’est le manant qui paye ; quand le manant va
devoir payer, il ne lui reste qu’une ressource, à toute épreuve : ne se
fier à personne, se terrer, se cacher et enfouir son trésor, que ce soit de
l’argent ou du blé ; on ne délie pas les cordons de sa bourse, lorsque le
lendemain est incertain ; nous-mêmes, qui comprenons et lançons des
appels, si nous avons eu la veine de nous procurer des provisions de farine ou
de sucre, par relations ou par protection, en donnerions-nous volontiers la
moitié, même à l’armée ?
Quel
est l’écho, là-bas, de nos discussions sur la « paix sans annexions ni
contribution », de nos querelles de moines — mais avec les armes à la main
— à propos de deux mots qui manquent ou qui n’ont pas été dits comme il le
fallait dans la fameuse note de Miljukov ? Ils ne comprennent pas,
évidemment, que ce ne sont là que des querelles théoriques, que la guerre doit
suivre son évolution propre, que quiconque n’a pas été accoutumé à se servir
sans péril de la théorie ne comprendra jamais qu’on puisse se livrer à des dissertations
théoriques sur l’incendie dans un théâtre comble, ou à un essai théorique de
panique dans une église remplie de monde. Que peuvent-ils penser en entendant,
d’un côté, ce cri : du blé pour l’armée et pour la guerre ! et de
l’autre des discussions sans fin à propos d’une certaine conférence de la paix
à Stockholm, ou des partis qui réclament une paix immédiate ? Qui
croire ? Que soutenir : la guerre ou la paix ?... Mais les
grands se chamaillent toujours et ce sont les manants qui payent...
Autre
horreur que je vois : la décomposition de l’armée. Il faut ici peser
davantage ses mots : pensez donc, un secret militaire !... et
pourtant nul, encore une fois, ne le connaît mieux que les Allemands, et nul
n’en profite autant qu’eux. Adoucissons les teintes et taisons certains faits.
Mais en adoucissant et en nous taisant, nous ne pouvons pas ne pas voir et ne
pas savoir que chaque jour l’armée se décompose davantage, et que, si cela
continue, proche est le jour où nous n’aurons plus d’armée. Plus d’armée, tout
simplement.... Si, selon l’expression d’une autorité, l’armée actuellement a la
consistance... « de la soupe de gruau », chaque jour cette soupe
devient plus liquide. Les causes de cette décomposition ? Ce sont toujours
les mêmes : c’est l’absence d’unité dans le pouvoir et de confiance dans
les gouvernements, ce sont les doubles séries d’ordonnances officielles, les
doubles serments, les ordres du jour doubles, les conversations sur la paix. Si
les deux côtés d’un angle se rejoignent au sommet, en se prolongeant, ils
s’éloignent à l’infini l’un de l’autre ; il en est de même des divergences
qui séparent le Gouvernement Provisoire du Soviet : ici elles sont insignifiantes
et paraissent conciliables (on a même créé une commission, dite « de
contact », pour les accommodements), mais elles sont immenses là-bas, dans
l’armée, tout entière pénétrée d’un principe double et contradictoire.
Déjà
les soldats ont perdu toute confiance, non seulement dans leurs officiers, mais
dans leurs comités de soldats, aux majorités de hasard et à la ligne de
conduite, par conséquent, flottante. Les officiers, impuissants, éperdus, désespérés,
loin de songer à la guerre et à une offensive, ne cherchent que les moyens
d’écarter de la dislocation finale cette foule bruyante de réunions publiques,
qui s’arrête sur une route importante, en pleine zone de combat, pour fêter le
1er mai ou pour échanger des avis sur Miljukov et « la paix
sans annexions ». Et ces annexions ?... Si d’intelligents bolcheviki,
en dépit des explications de Plekhanov, en sont encore à ne pas savoir
distinguer la défense du pays de la défense stratégique, qu’exiger du soldat
sincèrement convaincu que défendre c’est rester en place ? Vous en
concevez les conséquences. Il reste, en effet, et il restera en place jusqu’au
jour où il fuira devant l’ouragan de fer d’une attaque allemande.
Et
ce mot de paix ? Si, même à l’arrière, il est capable de diviser, de
déchirer à l’extrême, alors, jeté au milieu d’une armée fatiguée, c’est comme
une étincelle dans une poudrière. Oh ! ils sont si fatigués, si bas, nos
soldats ! Derrière eux, c’est trois années d’une guerre lugubre, sans une
joie, presque sans un rayon de soleil ; c’est l’autocratie félonne et son
« chef suprême », dont une main tenait le glaive fameux et l’autre,
prête à toute éventualité — telle la carte qu’un tricheur tient en réserve — la
paix séparée ; c’est un commandement mauvais, ce sont des généraux
ambitieux et cupides, des Massaiedovs, des bruits continuels de trahisons, de
perfidies... Le cœur est las de toute cette boue ! Puis, voici la paix,
toute proche peut-être, car ce n’est pas en vain qu’on en parle avec tant
d’acharnement ; déjà on pose certaines conditions... Et qui alors voudra
s’exposer aux balles, sacrifier une vie précieuse, unique, quand demain,
peut-être, on la verra, cette paix désirée, avec tout son cortège de
bienfaits... Mourir... quand la Russie est libre ! Mourir... quand on a
tant envie de vivre !
Pour
faire la guerre, il faut de la volonté ; pour faire la paix, il suffit
d’en manquer. Quelle force faut-il à l’âme de nos soldats, que de patriotisme,
que d’abnégation, que de raison assez élevée pour pénétrer l’avenir, afin, dans
ces conditions, de désirer encore la guerre, d’y aspirer encore !... Et
elle existe, cette âme populaire, âme de titan, âme faite de courage et
d’honneur ; elle pénètre nos officiers martyrs, elle vibre dans certaines
formations de notre armée ; elle anime du feu bienfaisant de l’espérance
certaines « résolutions » ; elle brille au-dessus des
baïonnettes des régiments révolutionnaires de Préobrajenski, marchant au feu
musique en tête. Mais le reste, à qui s’adressent ces appels et ces
résolutions, la foule vague et troublée de ceux qui doutent, qui sont las, qui
sont lâches — qui sont tout simplement mauvais ?
Les
peuples ne sont pas seuls à n’avoir pas à rougir de ce que les bons soient en
minorité, les faibles et les indécis en majorité. De même, l’armée russe n’a
pas à rougir de ce que, en face de l’élite restreinte des soldats qu’animent le
courage et la force, se dresse la masse grise, impersonnelle, aussi prête aux
exploits qu’à la trahison. Aujourd’hui, entraînés par les premiers, ils montent
à l’attaque ; demain, au moment de la retraite, ils sèmeront la panique.
Ceux-là sont encore parmi les meilleurs ; les autres sont franchement
mauvais — on peut également l’avouer sans rougir. Ce sont ceux qui se cachent
dans les bagages, rêvent de fuite et s’enfuient, qui se dissimulent derrière
les plis de terrain pendant l’attaque et se rendent en masse à l’ennemi. Ce
sont les semeurs de bruits séditieux et alarmants, ceux qu’effraie chaque
buisson, qui, si par hasard on tire derrière eux, s’écrient : « Nous
sommes trahis ! » et se dispersent comme des moineaux.
S’imagine-t-on
quelle action doit avoir sur eux chaque doute sur la nécessité de la guerre,
chaque justification — même la plus lointaine, même la plus théorique — d’une
paix immédiate ?
Cela
m’amène à la question la plus pénible de toutes — celle qui concerne nos
Alliés. Elle est douloureuse et pénible, plus effrayante que la famine, que
notre désarroi intérieur ; car nous sommes aux limites de la trahison,
nous avons déjà presque trahi nos amis et nos alliés. Ce qui se passe sur notre
front, c’est, en fait, une paix séparée avec l’Allemagne : voilà ce que
nous devons comprendre et avouer franchement. De cette paix séparée, depuis longtemps
objet de tous les efforts de Guillaume, rêve et but de tous nos traîtres,
menace, sans cesse suspendue sur nos têtes, d’une tache ineffaçable — la Russie
libre a fait une réalité.
Le
calme règne sur le front. Les alouettes chantent. Fusils et canons se sont tus,
et si les canons essayent de parler... ils se taisent bientôt. « Camarades
fantassins, écrivent les Allemands, sans doute, vos camarades artilleurs
ignorent encore qu’il ne faut pas tirer ; prévenez-les, ou bien nous
allons être obligés de tirer, et vous pourriez recevoir de graves
blessures... » et les canons se taisent. Nous rendons visite aux
Allemands, et nous buvons leur vin et leur café. Nous les traitons aussi bien.
Nous nous embrassons, et les Allemands tendent leurs lèvres fort volontiers,
trop volontiers même. Et pendant que nous embrassons un Allemand, deux autres
s’en vont tuer des Anglais et des Français, — ces mêmes Anglais et ces mêmes
Français, qui ont hâté leur offensive pour permettre notre passage à une organisation
révolutionnaire nouvelle, ces mêmes Anglais, dont les milliers de morts ont
peut-être détourné de nous une attaque immédiate et mortelle des Allemands. Car
enfin ce n’est pas en vain qu’eut lieu la bataille du Stokhod, ce n’est pas en
vain que certains préparatifs furent faits !
Maintenant,
toute menace d’attaque allemande a, pour quelque temps, cessé. D’abord, ce leur
serait difficile, quand les Français et les Anglais les tiennent à la
gorge ; et puis, à quoi bon attaquer ? À quoi bon balayer la neige,
quand elle fond d’elle-même au soleil du printemps ? Il est bien plus
avantageux d’envoyer chaque jour, sur le front français, des
« réserves » (remarquez ces mystérieuses « réserves » quotidiennes,
dont parlent les dépêches), et de laisser, sur le front russe, quelques
milliers d’hommes pour entretenir une légère fusillade, afin qu’on ait l’air de
faire la guerre, et quelques autres milliers pour les embrassades. C’est un
moyen économique ; les réserves allemandes en sont encore intactes ;
et, si l’on règle avec soin le tour de chaque compagnie et de chaque bataillon
pour les embrassades, alors on pourra faire une fameuse campagne de baisers. Je
vois d’ici quelque lieutenant allemand, dédaigneux et arrogant, en train
d’équiper le « détachement des embrasseurs » de service et de le
munir de ce qui est nécessaire à la désinfection des bouches.
On
appelle cela « fraternisation », et c’est ce qui est chaudement
recommandé, sinon prescrit par nos « pacifistes d’extrême-gauche » et
nos « citoyens du monde ». Sans doute, on y rencontre de la
sincérité ; mais que me fait la sincérité d’un Fritz, si deux autres vont
derrière son dos tuer un Anglais ? Et pour un Fritz sincère, qui
s’acquitte volontiers et même avec sentimentalité de la cérémonie des embrassades,
combien d’autres Fritz qui n’ont point tant de sentimentalité ? Un journal
de Petrograd a reproduit quelques proclamations, choisies parmi celles que les
Allemands distribuent sur le front ; et, grâce à une stricte analyse
psychologique, il en a conclu à leur indubitable candeur, et s’est écrié :
« Eh bien ? Vous voyez ! Les braves gens ! »
Mais
il est deux choses, auxquelles n’a pas songé ce journal : d’abord, d’où
venaient, sur le front allemand, les caractères russes et les typographies
souterraines, nécessaires pour l’impression de ces proclamations ? J’écris
« souterraines », car où aurait-on pu imprimer ces épanchements à
l’État-Major allemand ? Ensuite le journal ne s’est pas demandé s’il était
possible que, avec la féroce discipline allemande et un corps d’officiers
responsables, des soldats allemands vinssent rôder de leur plein gré, spontanément,
sur notre front ? Ils viennent, parce qu’on le leur permet, on le leur
permet pour le même motif qui fait imprimer les proclamations, parce que
Hindenbourg en a besoin, parce que c’est une nécessité pour lui de détruire
l’activité de l’armée russe.
Déjà
l’Allemagne n’est plus en forces pour se battre sur deux fronts à la fois. Que
l’armée russe se relève de la couche où la retiennent la maladie, la
répugnance, la lassitude, qu’elle se rassemble pour frapper un coup unique, et
l’Allemagne sera prise entre le marteau et l’enclume, et ce sera l’écrasement
de son armée, la fin de cette guerre maudite, la fin des rêves orgueilleux de
l’Allemagne « au-dessus de tout », et de ses convoitises sur la
terre, la sueur et le labeur d’autrui.
Mais
le calme règne sur le front. Les alouettes chantent. Le doux bruit des baisers
fraternels glisse de peloton en peloton. Au milieu de leurs ruines, la Serbie
et la Belgique se meurent, angoissées. Sombres et inquiets, le visage sévère de
ceux qui savent ce que c’est que le devoir, les Alliés regardent ceux qui
s’apprêtent à trahir,... qui ont déjà presque trahi. Ils attendent. Mais quand
ils auront cessé d’attendre, alors, qu’adviendra-t-il ?... C’est trop
atroce à dire ; pourtant, tout le monde le sait... Alors, la Russie croulera
dans l’abîme.
Mes
yeux se portent plus loin, sur ce qui nous entoure, et toujours se dressent de
nouveaux et de nouveaux dangers ; elle n’est pas née sous une bonne
étoile, notre liberté russe ; jeune fiancée toute fleurie de blanc... elle
ne devrait pas périr au matin de l’hymen.
C’est
la banqueroute. Nous imprimons chaque jour trente millions de roubles
« destinés aux dépenses » ; et pourtant, il n’y a jamais
d’argent ; à mesure que se développe l’émission de billets, notre rouble
méprisé s’enfonce plus profondément dans le fossé de la banqueroute. Déjà notre
« honorable voisine », la Finlande, refuse — en s’appuyant sur une
irréprochable légalité — d’accepter nos jolis petits papiers ; bientôt les
boutiquiers eux-mêmes les refuseront. À qui peuvent-ils être utiles ? Et
l’emprunt de la Liberté... quelle ironie amère, quelle dérision de la liberté
que cet emprunt « de la Liberté » ! Des rêveurs avaient pensé
que la Russie libre, révolutionnaire, que tout ce peuple, qui pour la première
fois, se sentait maître de sa terre et de son argent, allait se jeter sur lui,
que l’on se battrait pour souscrire, que d’un seul coup le malheureux rouble en
serait tout ragaillardi, que le crédit se relèverait, que le prix de la vie
baisserait... Et qu’est-il arrivé ? L’Amérique souscrit, les Guinsbourg
souscrivent, les Sociétés juives amassent de l’argent pour souscrire, les
intellectuels, tout râpés, apportent, pour l’exemple, leurs honoraires... mais
le peuple, mais la démocratie révolutionnaire détourne la tête de
l’« emprunt de la contrainte », et c’est bien juste après des
hésitations et des discussions bien longues qu’elle s’est résolue à la magnanimité
de l’admettre, comme elle admet le « carnage sanglant », et de combler
la Russie de ses bienfaits...
Mais,
l’ayant accepté, elle n’a pas cessé ses discussions et ses appels. Ce même
journal, que ravissait la sincérité des proclamations allemandes, approuvait
hier encore les socialistes-démocrates finlandais, qui se refusent à soutenir
l’emprunt. Et s’il était le seul encore !... Que pouvons-nous attendre,
dans ces conditions, d’un emprunt décrié d’avance, accueilli avec méfiance,
comme un individu douteux, cause nationale tournée en simple jeu de partis,
objet des plus graves préoccupations devenu la proie des présomptueux et des
bigots de la Révolution. Généreux Gouvernement !... qui rêvait d’être
Minine, dont on a fait un quêteur avec une boîte dont le cachet excite toutes
sortes de soupçons : est-ce « sans annexions » — est-ce
« debout, bataillons », pour des conquêtes, et même pour
Tsargrad !
Mais
c’était peu de cela : après tant de coups il fallait le coup de
grâce ; et voilà que, déchirées par la méfiance et par de vieilles rancunes,
entraînées, comme des grains de sable, par une force centrifuge effroyable,
toutes les parties vivantes de la Russie tendent au démembrement : la
classe d’avec la classe, l’union d’avec l’union, les partis d’avec les partis,
l’homme d’avec l’homme, la ville d’avec la ville, le district d’avec le
district, la province d’avec la province. Le Comité d’un district qui a de
l’avoine refuse des semences à son voisin, et les champs demeurent non
ensemencés. Dans d’autres districts les comités locaux se sont déclarés administrateurs
des propriétés privées, se sont emparés de la terre (ce à quoi ne cesse de
faire appel la maximaliste Pravda), ont confisqué les récoltes, les
semences, le bétail. Les animaux reproducteurs ont été vendus pour l’abattoir,
les récoltes et les semences ont été partagées. Ils n’ont pu ensemencer tous
les champs, faute de bras ; et quelques dizaines de milliers de déciatines
sont restées en friche... Voici que se dressent les terribles cauchemars de la
république de Kronstadt, de la république de Schlüsselburg, de celle d’Irkoutsk.
Le Soviet de l’Ienisseï ne laissera passer « que sur ses cadavres »
les fonctionnaires nommés par le Gouvernement. Chaque Ivan veut n’en faire qu’à
sa tête, et chaque groupe d’Ivans, c’est déjà une Vendée.
Ce
n’est pas tout... Résolue, sans ménagements, la Finlande se retire derrière ses
limites ; nous ne sommes plus maintenant pour elle que « l’honorable
voisine » (« honorable » seulement pour la forme). L’Ukraine
parle de quelque chose qui dépasse l’autonomie. L’attitude de la Sibérie est
bizarre... À qui le tour ? Qui encore hait la Russie au point de ne
vouloir plus vivre une minute avec elle, au point d’exiger le divorce... d’avec
une mourante ? Accourez, frappez, déchirez en lambeaux cette insensée sans
défense, arrachez-lui ses clefs sous son propre oreiller, arrachez-lui tout ce
que vous pouvez. Réjouissez-vous, pillards, recéleurs, détrousseurs de cadavres,
bigots et dvoïéperstniki[1]
de la Révolution !
À
quoi bon l’épargner, quand elle ne s’épargne pas elle-même ? À quoi bon la
conserver et lui imposer un salut quelconque, quand elle ne se conserve pas
elle-même, mais se laisse aveuglément glisser vers la tombe, quand elle se
chante à elle-même la prière des agonisants !
Continuez
à faire ce que vous avez fait. Vous, membres du Gouvernement provisoire, à
déclarer tragiquement que « sans pouvoir, il n’y a pas de
responsabilité » : installez-vous, la main tendue, sur un lieu de
passage et suppliez les passants de vous donner une obole de pouvoir, une toute
petite obole, pour l’amour de Dieu ! Vous, membres du Soviet et du Comité
Exécutif, ne lâchez pas des yeux le Gouvernement Provisoire, poursuivez jour et
nuit tous ces bourjouis, fouillez avec plus d’attention le sens de
chaque disposition — ils vous trompent — de chaque décision de Guckov — il ment.
Vous, partis politiques, démembrez-vous bien et multipliez-vous, divisez-vous
en fractions et en sous-fractions, conservez prudemment, jalousement les plus
subtiles nuances de vos couleurs, comme les perroquets de leurs plumes, et, de
grâce, haïssez-vous bien les uns les autres ! Vous, soldats, n’ayez aucune
confiance dans vos officiers, ce sont des traîtres ! N’obéissez pas à vos
généraux, ce sont des parjures ! Embrassez-vous encore et plus chaleureusement
encore avec ces braves Allemands. Vous, socialistes-démocrates russes, baisez
avec plus de respect encore les pantoufles de ces purs socialistes-démocrates
allemands, et méprisez encore plus, encore plus et encore davantage vos
camarades anglais et français ! Ils n’ont tous que de faux passeports, de fausses
barbes et de fausses perruques ! Quant à vous, bourjouis, hâtez-vous
de fuir en Crimée ou au Caucase, et, si vous n’avez pas de billet, fermez vos
volets, éteignez vos lumières, et tremblez ! Voici l’Allemand ! Voici
l’anarchie ! Voici la famine !...
Je
n’accuse personne. Qui accuser, quand tous sont coupables ? Qui condamner,
quand tous sont criminels ? Si ce que je crains mortellement se réalise,
il nous restera assez d’accusateurs et de bourreaux pour nous accabler, jusqu’à
la septième génération nous ne saurons achever la coupe d’opprobre que nous
tendra l’univers trompé et révolté. Trahissons-nous seulement nos Alliés ?
Non pas, nous trahissons la Révolution. Nous jetons son grand nom dans la boue
de nos discordes et de nos lâchetés. Le monde avait accueilli la Révolution
russe comme un rêve... et comme ils furent beaux, ses premiers pas !...
mais que pensera-t-il ensuite, si tout ce que j’ai dit s’accomplit ?
Quelles railleries accueilleront Brutus, s’il ne sait seulement pas se donner
la mort dans son désespoir, quel triomphe allumera les yeux de la réaction du
monde entier : nous l’avions bien dit, qu’il ne fallait pas de
révolution ! Elle est jolie, votre Révolution !
On
dit que les révolutions sont contagieuses ; et Tseretelli, dans un discours
à la Douma, exprimait sa conviction heureuse que notre Révolution se
propagerait en Europe.. C’était mon rêve, à moi-même, il y a peu de temps
encore. Maintenant, je pense : en sera-t-il ainsi ? Il y a contagion
et contagion, et qui voudra s’exposer à être infecté par cette lépreuse qu’est
devenue, grâce à notre lâcheté, notre grande et pure Révolution ? Ils vont
errant, ces objets d’épouvante du moyen-âge, par les sentiers des bois,
enveloppés vivants dans leur linceul, leur clochette tinte — et tout le monde
fuit avec effroi tout hasard de rencontre avec eux...
Quand
l’univers entier maudira la Russie, je ne la maudirai pas. Comment pourrais-je
maudire ma mère ? Je traînerai avec elle son existence d’amertumes et je
n’aurai que cette pensée : nous sommes un peuple malheureux, nous sommes
un peuple malheureux !
Mais
peut-être... au fait, qu’il ne faut plus du tout de Russie. Peut-être n’est-ce
plus là qu’un terme du passé, que le temps abolira. La vie est indestructible.
Il n’y aura plus de « Russie » — il y aura autre chose et « aux
portes du tombeau fleurira une vie nouvelle ». Et qu’importe, après tout,
que cette vie anime la Russie ou une Allemagne nouvelle ? L’essentiel,
c’est que la vie demeure, c’est que les champs demeurent, c’est que les
rivières demeurent. Que les steamers qui parcourront ces rivières soient russes
ou allemands, qu’importe ? Les steamers allemands sont même bien plus
confortables... Le peuple d’ailleurs ne disparaîtra pas ; on ne détruit
pas d’un seul coup cent millions de Vassilis et de Piotrs. Ils s’y feront, ces
garçons !
Après
tout, peut-être, au fait, qu’il ne faut plus de Russie ?
* * *
Je
sais que ces lignes sincères provoqueront chez beaucoup du mécontentement, de
la révolte même. On ricanera, on criera au bourjoui ou bien, entraîné à
la polémique, on enfilera malicieusement, comme sur une brochette, un tas de citations,
assaisonnées au goût de la clientèle, et on me couvrira de honte. Un autre remarquera
avec indignation que ma peinture est trop sombre, un autre encore me reprochera
amèrement de ne laisser aucun espoir, comme s’il ne savait pas lui-même en quoi
consiste l’espoir, comme si on ne l’avait pas suffisamment appelé et si on ne
l’avait de force tiré hors de sa couche d’opprobre !
Mais
cela ne m’émeut point : on peut frapper de droite et de gauche. Longtemps
la Russie a reçu les coups du côté droit ; maintenant, retournée sur
l’autre flanc, elle les reçoit du côté gauche. Si je suis également digne
d’être frappé, je n’en serai que plus près de la Russie.
C’est
là mon unique désir.
Léonide Andréev.
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Texte établi par la Bibliothèque
russe et slave ; déposé
sur le site de la Bibliothèque le 17 novembre
2021.
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être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en
conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.
Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention,
en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que
des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.
[1] Dvoïéperstniki :
Ceux qui font le signe de croix avec deux doigts. Allusion aux violentes
querelles qui divisèrent dans l’ancienne Russie, les fidèles qui faisaient le
signe de la croix avec deux doigts et ceux qui le faisaient avec trois.