LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Leonid Andreïev

(Андреев Леонид Николаевич)

1871 – 1919

 

 

 

 

À LA FENÊTRE

(У окна)

 

 

 

1899

 

 

 

 

 


Traduction de Serge Persky, parue dans Le Gouffre, Paris, Perrin & Cie, 1904.

 

 

 

 


André Nicolaiévitch enleva un pot placé sur le rebord de la fenêtre et contenant un pied de géranium desséché, puis il se mit à regarder ce qui se passait dans la rue. Pendant la nuit et toute la matinée, une fine pluie d’automne était tombée ; les petites maisons de bois imprégnées d’humidité se dressaient, grises et tristes. Des arbres isolés pliaient sous le vent. Leurs feuilles noircies, qui, tantôt se collaient les unes aux autres, avec des murmures et des plaintes, tantôt s’agitaient en tous sens, tremblaient douloureusement et se débattaient sur les minces rameaux. Un volet, qui s’était à demi détaché, pendait de biais le long de la muraille d’une maisonnette sombre et penchée ; avec une obstination stupide, il allait frapper bruyamment la fenêtre, entraînant un bout de ficelle mouillée, puis il se heurtait de nouveau avec fracas aux poutres pourries. Et la partie de la fenêtre qui restait visible, laissant apercevoir une bouteille d’huile jaune et un embauchoir qui traînaient sur une tablette, avait un air maussade et mécontent, comme un homme dont l’œil malade est caché par un bandeau.

Derrière la cloison de bois qui séparait la chambrette d’André Nicolaiévitch de l’appartement de ses logeurs, on entendait une voix qui murmurait, sourde et lente :

— Voilà l’affaire, j’ai perdu deux copecks.

— Mais ne t’en inquiète pas, Fédor Ivanovitch, suppliait une voix de femme.

— Il faut que je les retrouve.

Des pas lourds faisaient crier le plancher. Un tabouret de bois tomba pesamment. Le boulanger chez lequel logeait André Nicolaiévitch perdait toujours quelque chose quand il était ivre et ne se calmait pas avant de l’avoir retrouvé. Le plus souvent, c’était deux copeks de l’existence desquels André Nicolaiévitch doutait. La boulangère donnait alors à son mari deux de ses copecks à elle, en disant que c’étaient ceux que Fédor Ivanovitch avait perdus ; mais celui-ci n’en croyait rien et recommençait à bouleverser toute la chambre.

Après avoir soupiré en pensant à la bêtise humaine, André Nicolaiévitch regarda de nouveau la rue. Juste en face de la fenêtre, du côté opposé, s’élevait une belle maison. Des sculptures de bois couvraient toute la façade ; c’était comme une dentelle, qui commençait aux soubassements d’un rouge foncé et se terminait au faîte de la toiture de fer, de laquelle s’élançait une flèche également ajourée. Même par ce mauvais temps, alors que tout aux alentours était inanimé et triste, les miroirs de la maison brillaient et les plantes d’appartement qu’on apercevait dans l’embrasure des fenêtres s’épanouissaient joyeusement, jeunes et fraîches, comme si le printemps pour elles ne mourait jamais et comme si elles eussent possédé une vie secrète, éternellement verte. André Nicolaiévitch aimait à regarder cette maison et à se représenter comment on y vivait. Des personnes élégantes et enjouées glissent silencieusement sur les parquets, leurs pieds foulent des tapis épais ; elles se laissent tomber nonchalamment sur des sièges moelleux qui prennent la forme du corps. Les plantes vertes empêchent de voir la rue avec sa boue, et, là-bas, tout est confortable, propre et brillant.

À cinq ou six heures généralement, le propriétaire de la maison lui-même revient de son administration ; c’est un grand et bel homme, brun, à l’expression énergique et dont les dents blanches rendent le sourire vif, joyeux et assuré. Souvent il ramène un hôte. En quelques pas fermes et rapides, ils franchissent les marches de pierre du perron et disparaissent en riant derrière la porte de chêne, tandis que le gros cocher irascible fait une brusque volte et entre dans la cour pavée, à l’extrémité de laquelle on aperçoit de vastes dépendances cachées par les hauts arbres d’un vieux jardin. Et André Nicolaiévitch se représentait comment la jeune maîtresse de maison allait venir à la rencontre des arrivants, comment ils prendraient place à une belle table ornée de cristaux et d’autres magnifiques choses qu’il n’a jamais vues de sa vie, et comment ils se mettraient à manger gaiement.

Un jour, il avait rencontré l’homme aux dents blanches, qui parcourait les rues dans une voiture dont les roues caoutchoutées faisaient jaillir les petits cailloux de la chaussée. André Nicolaiévitch l’avait salué, et il lui avait répondu poliment et d’un air gracieux, sans que sa physionomie trahît le moindre étonnement de ce qu’un inconnu, maigre, au teint plombé, coiffé d’une casquette de fonctionnaire, le saluât ; il ne s’était pas même donné la peine d’y réfléchir.

Mais André Nicolaiévitch lui-même ne savait pas pourquoi il avait salué.

— Tu comprends l’affaire, c’est que ce ne sont pas là mes deux copecks, murmurait la voix sourde et tenace du logeur arrivant à travers la cloison. Mes deux copecks étaient bosselés et ébréchés.

— Mon Dieu ! Quand donc m’enverras-tu la mort libératrice de tous mes maux ! gémissait la femme.

André Nicolaiévitch était assis près de la fenêtre, regardant et écoutant. Il aurait voulu que ce fût continuellement jour férié, afin qu’il pût observer comment vivent les autres, car alors il n’éprouvait pas cette terreur qui accompagne la vie. Le temps s’arrêtait pour lui ; dans ces minutes-là, il oubliait le gouffre béant qui l’épouvantait toujours.

Des années auraient pu s’écouler ainsi, sans qu’aucun sentiment ni aucune idée pénétrassent dans son âme pétrifiée.

Soudain, la porte cochère de la belle maison s’ouvrit, la voiture sortit et s’arrêta devant le perron, le cocher arrangea les rênes dans ses mains. « C’est la dame qui va sortir », pensa André Nicolaiévitch.

Sur la porte apparut une jeune femme, bien mise, accompagnée de son fils, âgé de sept ans ; il avait le visage aussi brun que celui de son père, et la même expression de dignité tranquille et sévère. Les mains dans les poches d’un long paletot de drap, le petit bonhomme regardait avec plaisir le noir coursier qui piétinait nerveusement le sol, et, avec le même air de bienveillance et de majestueuse tranquillité, sans retirer les mains de ses poches, il permit à la domestique de le soulever et de l’asseoir dans la voiture.

André Nicolaiévitch lui donnait mentalement le titre de « Votre Excellence » et se demandait si vraiment des enfants pareils à celui-ci, avec des épaulettes, comme en portait le petit garçon, viennent au monde de la même manière que les autres. Et lorsque les deux femmes se mirent à rire du petit « général », qui considérait avec un étonnement pensif leur gaieté incompréhensible, le maigre employé, caché derrière sa fenêtre, sourit involontairement et avec respect.

Le cheval se mit en mouvement et l’équipage s’éloigna en sursautant légèrement.

Cachant ses mains rouges sous son tablier, la domestique tourna un peu autour du perron, fit une grimace et disparut derrière la porte. De nouveau la rue humide redevint tranquille et solitaire ; seul le volet flottant battait, désespéré, comme pour demander que quelqu’un voulût bien venir le rattacher. Mais la maisonnette semblait comme morte. Une seule fois, un pâle visage féminin apparut à la fenêtre, mais lui non plus n’avait pas l’air vivant.

André Nicolaiévitch n’avait jamais envié ces gens-là, et n’aurait pas voulu avoir autant d’argent qu’eux. Depuis six ans environ, il observait la belle maison et il s’y était tellement habitué que, celle-ci disparue, il n’aurait su que faire. Il avait étudié toutes les habitudes de ceux qui l’occupaient. Lorsque l’année précédente, au printemps, des charpentiers et des peintres étaient venus et avaient commencé à travailler, André Nicolaiévitch passait tout son temps libre à la fenêtre, et il se tourmentait beaucoup. Il lui semblait que les peintres maladroits, qui chantaient des refrains stupides, allaient gâter complètement la maison. Aussi quoiqu’il n’en fût rien, et qu’au contraire elle apparût plus brillante et plus jeune après leur départ, André Nicolaiévitch regrettait la vieille façade, dont il connaissait chaque fente. Là où le toit se joignait au mur, dans l’angle, il y avait un endroit qu’il affectionnait particulièrement pour sa beauté originale. Il eut un grand chagrin, lorsque les charpentiers enlevèrent l’antique sculpture et que le coin apparut, dénudé, laissant voir ses blanches solives. Une ou deux fois l’idée vint à André Nicolaiévitch que lui aussi pourrait être un homme qui gagnerait beaucoup d’argent, qui posséderait une maison aux fenêtres étincelantes et une jolie femme. Mais cette supposition lui causait un grand effroi. Maintenant, il se tenait tranquille dans sa chambrette, et les murs et le plafond, qu’on pouvait facilement atteindre avec la main, l’entouraient et le défendaient contre la vie et les gens. Personne n’entrerait pour lui parler et réclamer de lui une réponse. Personne ne le connaissait et ne pensait à lui, et il est si tranquille ainsi ! C’est comme s’il était couché sur le fond uni d’une mer profonde, et recouvert d’un linceul d’algues, le séparant du monde extérieur et des tempêtes. Et soudain il aurait des richesses, de la puissance, et il serait comme sur le bord d’un précipice ! Tout le monde le regarderait, parlerait de lui, l’approcherait. Il serait obligé de causer avec les gens qui viendraient sans interruption chez lui, et lui-même se rendrait dans des demeures à plafonds élevés, ornées de nombreuses fenêtres laissant pénétrer une vive lumière blanche. Sans défense, il resterait là, comme au milieu de cette place publique qu’il redoute toujours de traverser.

Il serait forcé de penser à son argent, afin qu’il ne s’envolât pas, à sa femme, à la fabrique et à une multitude de choses étranges. Il aurait des serviteurs auxquels il serait tenu de donner des ordres, et si ces domestiques ne les écoutaient pas et se permettaient de les discuter, il devrait crier et taper du pied. Il faut savoir se faire craindre des autres, être fort, très fort, et, à cette idée, André Nicolaiévitch sentait que tout son corps, ses mains, ses pieds devenaient mous, comme si on en eût retiré les muscles et les os. Il éprouvait ce sentiment toutes les fois qu’il devait agir de son propre chef, faire quelque chose qui sortait de ses habitudes et qui ne lui était pas commandé.

Il se trouvait bien, d’ailleurs, dans son bureau. Sa table, la même depuis quinze ans, était recouverte de toile cirée et poussée tout à fait dans le coin, et quand son chef, le conseiller, entrait, il ne voyait pas André Nicolaiévitch caché derrière les autres employés. Tout de même, il éprouvait un sentiment d’effroi dans ces minutes-là, et ce n’était que lorsque le conseiller partait que les employés redressaient leurs épaules, courbées comme des épis de seigle après un coup de vent.

André Nicolaiévitch se sentait dans une sécurité absolue. Il n’y avait que le sous-secrétaire qui s’occupât de lui pour prendre les papiers recopiés et lui donner de nouveaux ordres. Celui-ci seul savait qu’il existait au monde un employé modeste et consciencieux, qui faisait les « D » avec de grands paraphes et les « R » comme des clefs de sol, que cet employé s’appelait André Nicolaiévitch et que ses camarades l’avaient surnommé « Monsieur Si » ; car son vrai nom de famille n’était connu que du caissier. De son côté, cet employé savait ce qu’il devait faire le lendemain et tout le reste de sa vie, et que rien de nouveau ni d’effrayant ne se rencontrerait sur son chemin. Cinq ans auparavant, on l’avait nommé employé supérieur, mais quels jours affreux cela avait été pour lui ! Il y songeait.

Un nuage approcha et la chambre d’André Nicolaiévitch devint sombre. Il observait, de la fenêtre, comment le vent inclinait vers le toit l’acacia impuissant dans cette lutte, et il s’efforçait de deviner si l’arbre allait être brisé ou non, et si l’on s’apercevrait de la rafale et du nuage dans la riche maison. Mais ses pensées flottaient mollement et l’image de la vie dans la belle maison restait confuse. Dans la forteresse qu’André Nicolaiévitch s’était édifiée et où il se reposait des vicissitudes de la vie, il y avait un point faible, et lui seul connaissait la porte secrète par où, soudain, apparaissent les ennemis. Il était à l’abri de l’invasion des gens, mais jusqu’à présent il n’avait rien trouvé pour se protéger contre celle des pensées. Elles arrivent, écartent les murs, enlèvent le plafond, jettent André Nicolaiévitch sous le ciel sombre, au milieu de cette place sans limites, ouverte à tous les vents, où il semble devenir le centre de la création et où il se sent si mal à l’aise.

Et précisément comme il venait de se réjouir du temps qui s’était écoulé sans qu’il s’en aperçût, ses ennemis s’avancèrent en cachette, et il vit qu’il n’avait plus la force de les combattre. Voici que les murs ont disparu, la chambre aussi. Il est de nouveau devant le conseiller, il sent ses bras et ses jambes devenir flasques ; il demeure là comme cloué, regardant le crâne chauve et luisant de son supérieur. Ainsi s’écoulent lentement une, deux secondes. Les semelles de ses souliers sont soudées au sol, une douzaine de chevaux ne réussiraient pas à faire bouger André Nicolaiévitch d’une ligne.

— Eh bien, qu’y a-t-il encore ? dit le conseiller qui a déjà fini de donner ses ordres. Sa voix retentit comme la trompette du jugement dernier. Les jambes d’André Nicolaiévitch remuent immédiatement, mais au lieu de se diriger vers la porte où est le salut, elles restent à la même place. Sa langue, cependant, tient toujours à son palais, et on ne parviendrait à l’en arracher qu’avec des pinces.

— Eh bien ? répète la trompette.

— Et... si Agapoff n’a pas fini de recopier à deux heures ?

— En effet, répond le conseiller en réfléchissant. Eh bien, qu’il finisse chez lui, à la maison. Quoi encore ? N’est-ce pas clair ?

— C’est clair, répond André Nicolaiévitch, d’un ton brusque, du même ton entrecoupé que prend son supérieur pour lui parler. Il comprend mal ce qu’on lui dit, parce qu’une nouvelle et terrifiante question se formule dans son cerveau.

— Alors... que voulez-vous encore ? clame la trompette.

— Et... s’il a un autre travail pressé ?

C’était la vérité. Agapoff pouvait avoir un autre travail pressé, et le conseiller n’y avait pas pensé. De nouveau, abandonnant avec ennui ses papiers, il jette un regard d’impatience à André Nicolaiévitch et ne sait que répondre.

— Alors, donnez à quelqu’un d’autre, dit-il enfin.

— Mais si...

— Quoi ? hurle le conseiller, les yeux dilatés par la colère. André Nicolaiévitch frémit de peur.

— Non, ce n’est pas ce que j’entends, réplique-t-il rapidement, imitant sans le vouloir le ton criard et tranchant de son interlocuteur. On dirait que cette conversation a lieu entre des personnes séparées par un large fossé. — Et si nous manquons la poste d’aujourd’hui, alors que faire ? La réponse qui suit apparaît à André Nicolaiévitch sous la forme d’un son vague : f.. fa. !

Une semaine plus tard, le conseiller disait au secrétaire.

— Où avez-vous péché cet individu qui a plein la bouche de « si ». Il est vrai que tout ce qu’il suppose peut arriver, quoique cela ne me soit pas présent à l’esprit. Mais cette maison aussi peut s’écrouler, dit-il avec une soudaine irritation. Cela peut arriver !

— C’est une construction de l’État, répondit d’un ton plaisant le secrétaire en ajoutant, plus sérieusement : Qui l’aurait cru ? c’est un employé si méticuleux.

— Et quel insolent ! il hausse la voix d’une façon !... Remettez-le à son ancienne place !

Et l’on remit André Nicolaiévitch à son ancienne place. Alors, pendant toute une semaine, il sentit ses bras et ses jambes flasques, comme ceux d’une poupée à bon marché, dont les membres sont remplis de sciure de bois.

 

* * *

 

Dans la rue, retentirent les sons aigus et peu mélodieux d’un accordéon. Sur le trottoir opposé, quatre ivrognes cheminaient ; ils portaient de longues redingotes, des bottes hautes et étroites et des casquettes avec des visières minces comme des lames de couteaux. Ils étaient jeunes tous quatre et avaient des physionomies extrêmement graves et même tristes ; l’un d’eux, tenant son accordéon en l’air, jouait sur un ton discordant qui faisait mal aux oreilles.

C’était un motif qu’on aurait pu traduire ainsi :

« Gan-na-nida — Gan-ni-da.

« Gan-na-nida naï-na ».

Et que les gamins rendaient très bien en faisant grincer des lames de verre en guise d’accordéon, lorsqu’ils voulaient imiter les hommes et jouaient aux ivrognes.

Devant la belle maison, sur la chaussée, se trouvait l’unique endroit relativement sec de toute la rue ; l’un des ivrognes se sépara de ses compagnons, s’avança, et, tout le corps replié, se mit à danser en frappant le sol des talons. Son visage jeune et insolent, avec de petites moustaches claires, resta aussi sérieux qu’auparavant et même triste, comme si cela l’avait ennuyé d’être ivre et de danser sur la chaussée sale, au son aigre de l’accordéon avec son refrain mélancolique. Ses compagnons le regardaient, impassibles et indolents, sans exprimer ni encouragement, ni blâme, et quelque chose d’indiciblement angoissant s’exhalait de cette étrange gaîté, sous le ciel brouillé de printemps, au milieu des maisonnettes difformes.

— C’est Ivan Goussarenko, pensa André Nicolaiévitch, il danse, donc il battra sa femme aujourd’hui.

Lorsque les ivrognes eurent passé, et que s’éteignit la chanson plaintive de l’accordéon, une femme sortit de la maisonnette basse au volet décroché. C’était la femme de Goussarenko ; elle s’arrêta sur le seuil et suivit des yeux ceux qui venaient de disparaître.

Elle portait un corsage de calicot rouge, taché de suie et luisant à l’endroit où se dessinait sa poitrine, qui était presque celle d’une jeune fille.

Le vent soulevait sa jupe sale et l’enroulait autour de ses jambes, dont il marquait les contours. De ses petits pieds nus jusqu’à sa tête orgueilleusement levée, elle ressemblait à une statuette antique, jetée par un sort cruel dans la boue d’un trou de province. Le beau visage aux traits réguliers, avec un menton ferme, était pâle, et un cercle bleuté agrandissait encore les grands yeux noirs. La haine et la crainte, l’ennui et le mépris s’y répétaient ensemble d’une façon bizarre. Longtemps encore, Natacha resta sur le seuil, et, tandis que son mari allait de cabaret en cabaret, elle le suivait des yeux avec une telle intensité qu’on aurait dit que, par la force de sa volonté, elle allait le faire rebrousser chemin. La main qui tenait le loquet de la porte s’engourdissait, ses cheveux étaient agités par le vent, et le volet, depuis longtemps détaché, continuait à battre le mur avec insistance, répétant à chaque coup : non, non, non.

— En voilà une femme ! pensa André Nicolaiévitch, avec effroi, lorsque Natacha fut partie sans jeter un coup d’œil à la fenêtre derrière laquelle il se cachait. Dieu soit béni de ce que je ne l’ai pas épousée !

André Nicolaiévitch se mit à rire de plaisir, mais cela ne dura pas longtemps. Les plis creusés sur son visage par le rire ne s’étaient pas encore effacés, que « les ennemis » entraient par la porte secrète. L’image de Natacha, qui ne s’était pas tout à fait évanouie de devant ses yeux, s’accentua nettement, et, tout près, une autre image se dessinait. Les murs s’écartèrent et disparurent ; une odeur de prés et de foin coupé se répandit autour de lui. Au-dessus de l’horizon, le disque rouge sombre de la lune était immobile, et une tranquillité mystérieuse régnait.

— Mon Dieu ! implora André Nicolaiévitch sur un ton de prière, est-ce que ce n’est pas assez d’une fois, faut-il que cela recommence ? Cela n’est pas nécessaire et je n’y tiens absolument pas.

De ses doigts jaunis par le tabac, il prit un morceau d’épais papier à cigarettes, semblable à du papier d’emballage, sortit d’une boîte de fer blanc une pincée de tabac fin, roula une cigarette et colla les bords du papier avec sa langue. Derrière la cloison, ronflait le boulanger. Abruti par l’alcool et fatigué de chercher les deux copeks, il s’était endormi et ne se réveillerait que le soir, vers le crépuscule. Il respirait avec force et dégageait une forte odeur d’eau-de-vie, qui empestait l’atmosphère de la chambre. Fédor Ivanovitch, après son sommeil, aurait un long et pénible accès de toux, alors il boirait du kwass, puis de l’eau-de-vie, et le supplice de sa femme recommencerait. C’est ainsi que se passait chaque jour de fête.

André Nicolaiévitch avait pitié de cet homme, gros et robuste, suffoqué durant toute la semaine par la chaleur du four incandescent, et qui, le dimanche, succombait à sa passion d’alcoolique. Il revint à la fenêtre.

Derrière les nuages, brilla un instant le soleil, qui éclaira la misérable rue d’une pâle lumière jaunâtre. Seule, la maison d’en face restait la même, orgueilleuse et souriante, avec ses fenêtres étincelantes. Alors, André revit ce qui s’était passé jadis. Ces choses reparaissaient devant ses yeux avec une insistance singulière, en dépit des cloisons et des serrures.

Natacha n’avait jamais été gaie, même au temps où elle était une jeune fille, belle et libre, et où beaucoup d’hommes recherchaient son amour. À sa première rencontre avec elle, André Nicolaiévitch avait ressenti une sorte de gêne et un sentiment de modestie désagréables. Il observait, plein d’émoi, ses mouvements brusques et imprévus. Il lui semblait que, soudain, Natacha allait dire ou faire des choses telles, que tous les invités assistant à la soirée en auraient honte. Elle chantait des chansons avec d’autres jeunes filles, mais elle ne s’efforçait pas comme elles de crier aussi haut et aussi fort que possible, elle chantait de sa voix basse et un peu rude de contralto, comme si elle n’avait chanté que pour elle seule. Lorsque Goussarenko, qui était aussi à cette soirée et qui, comme à l’ordinaire, était légèrement gris, l’avait prise en plaisantant par la taille, elle l’avait repoussé brusquement, et, en rougissant, lui avait dit quelque chose qui avait fait passer un frémissement dans la moustache blonde du jeune homme, tandis que ses yeux devenaient durs et provocants. Avec un rire insolent, il avait montré du doigt André Nicolaiévitch. Natacha, silencieusement, avait tourné la tête et ses yeux noirs s’étaient fixés sur ce dernier comme pour lui demander ou lui ordonner d’accomplir quelque action immédiate. André voulait détacher ses yeux des siens, mais il n’y arrivait pas, et il éprouvait ce même sentiment de servitude, d’absence de volonté, qu’il avait ressenti lorsqu’il avait fixé obstinément, sans pouvoir en détourner son regard, le crâne chauve et luisant du conseiller. Il ne voyait pas le visage de Natacha. Seuls, ses grands yeux brillaient devant lui, comme des diamants noirs. Tout en continuant à le regarder, Natacha s’était levée de sa place, et ayant traversé la salle d’un pas rapide et assuré, elle s’était assise à ses côtés, simplement et sans façon, comme s’il la connaissait. Puis elle s’était mise à lui parler comme à un vieil ami.

— Vous vous en repentirez, Natacha Antonowna, avait dit Goussarenko en passant devant eux. Il ne regardait pas André Nicolaiévitch, mais on sentait une menace dans ses petites moustaches frisottantes.

— Je vous souhaite une bonne santé à vous et à votre cher ami, ajouta-t-il.

Comme il ne recevait pas de réponse de Natacha, il sortit en remettant sa casquette d’un geste conquérant. Quelques secondes après, sous les fenêtres, on entendit les sons d’un accordéon et une agréable voix de ténor qui chantait :

 

               Ma bien aimée

               M’a pris le cœur.

               M’a pris le cœur

Et l’a jeté par la fenêtre avec les balayures.

 

— Il vous battra, prenez garde ! dit Natacha.

— Il n’osera pas, je suis un fonctionnaire de l’État, répliqua André Nicolaiévitch ; et, en vérité, il ne craignait rien. On aurait dit qu’il était transformé. Non seulement il répondait aux questions de Natacha, mais il lui parlait, l’interrogeait, et ne s’étonnait pas de discourir, si éloquemment et si bien, qu’on aurait pu croire qu’il n’avait fait autre chose de toute sa vie. Sans cesser de penser et de parler, il voyait avec une netteté surprenante tout ce qui l’entourait : le plancher sale, où traînaient les pelures des graines de tournesol, les jeunes filles qui riaient entre elles et un petit pli sur le front bas de Natacha.

Mais sitôt que Natacha s’éloigna de lui, un immense effroi l’envahit à l’idée qu’elle pouvait revenir vers lui et lui adresser la parole.

Il commença à avoir peur de Goussarenko, et il hésita longtemps sur ce qu’il devait faire : rentrer à la maison pour fuir Natacha, ou rester là jusqu’à ce qu’on entendît le sifflet des agents de police ce qui signifierait qu’on emmenait Goussarenko au poste.

Tout le jour suivant, André Nicolaiévitch trembla à la pensée que Natacha pourrait venir. Plusieurs fois, ses jambes devinrent molles, à l’idée que lui, André Nicolaiévitch, avait été si courageux la veille au soir. Mais lorsque derrière la cloison de son bureau, il entendit la voix basse de Natacha, mû par la force inconnue, il bondit de sa chaise et entra d’un air négligent dans la pièce voisine. Ainsi, au moment du combat, le jeune soldat s’élance en avant, baltant des mains et criant « hourrah » !... On pourrait croire que c’est l’homme le plus brave du régiment ; pourtant une sueur baigne son front livide, et son cœur palpite de terreur. À peine André Nicolaiévitch eut-il entrevu les deux yeux noirs, que son anxiété disparut et qu’il se sentit plein de sang-froid.

Deux mois s’écoulèrent insensiblement, et il arriva qu’André Nicolaiévitch et Natacha s’aimèrent. Cela se voyait, parce qu’il embrassait Natacha, tantôt sur les joues, tantôt sur ses terribles yeux noirs, dont les cils lui chatouillaient les lèvres. En outre Natacha affirmait l’existence de cet amour en disant :

— Il ne faut pas embrasser sur les yeux, c’est mauvais signe.

— Comment mauvais signe ? demandait en riant André Nicolaiévitch, et il sentait la supériorité que lui donnait son instruction (il avait suivi deux classes au collège), sur cette fille ignorante qui croyait à toutes les superstitions.

— Je vais vous dire ce qu’il présage : Vous cesserez de m’aimer.

Or, si la possibilité de cesser d’aimer existe, c’est donc que l’amour existe. Mais d’où venait-il cet amour et où se logeait-il aux heures où André Nicolaiévitch ne se trouvait pas près de Natacha ? Alors la jeune fille lui paraissait absolument étrangère et lointaine. Il avait beaucoup de peine à croire à ses baisers ; la belle dame qui demeurait en face l’aurait embrassé que cela ne l’aurait pas étonné davantage. Dans le mot même de « Natacha », quelque chose de bizarre sonnait pour lui, comme si jusqu’alors il n’avait jamais entendu ce nom, ni aucun assemblage de syllabes de ce genre : « Natacha » !

Il ne savait rien d’elle ni de sa vie passée, dont elle n’aimait pas à parler.

— Je vivais comme tout le monde, disait-elle. Parlez-moi plutôt de vous.

Cette demande embarrassait toujours André Nicolaiévitch, parce qu’il n’avait rien à raconter. Il avait trente-quatre ans, et, dans sa mémoire, rien n’était demeuré du passé, sauf une légère brume et cette angoisse particulière qui envahit l’homme perdu dans les brouillards, lorsque devant ses yeux se dresse un mur gris impénétrable. Son père, un fonctionnaire, était un petit homme roux, qui portait de grands caoutchoucs et avait toujours un immense paquet de papiers sous le bras. Sa mère, grande et maigre, était morte jeune, à la naissance de son second enfant. À seize ans, André Nicolaiévitch était lui-même devenu un fonctionnaire. Il allait au bureau avec son père, chargé comme lui d’un immense paquet de papiers qu’il portait sous le bras, et ayant aux pieds les vieux caoutchoucs mis de côté par l’auteur de ses jours. Son père étant mort du choléra, il alla désormais seul au bureau. Dans sa jeunesse il avait beaucoup aimé le billard ; il jouait de la guitare et faisait la cour aux demoiselles. Il abandonna alors le service de l’État pour essayer de suivre une autre carrière, mais rien ne lui réussissait. Une fois, on lui avait promis une bonne place, mais quelqu’un d’autre l’avait obtenue. Peut-être que tout était pour le mieux, car l’autre, le rival, ne conserva pas même un an la place convoitée, tandis que lui occupait depuis des années la même situation.

— Et c’est tout ? demandait avec incrédulité Natacha.

— C’est tout ; que faut-il de plus ?

— Je n’aurais pas cru cela ! je pensais que vous aviez eu une vie toute différente de la nôtre. Vous lisez des livres et vous parlez si doucement, si noblement ! et toujours de choses élevées et touchantes.

— J’ai lu des livres, mais quel bien en ai-je retiré ? Ce sont de pures inventions.

— Et les choses religieuses ?

— Qui s’intéresse encore aux livres saints ? Les marchands seuls, après avoir beaucoup volé, se mettent à les lire. Nous autres, nous avons si peu de péchés sur la conscience.

— Et vous ne vous ennuyez pas d’être toujours seul ?

— Pourquoi m’ennuyer ? Je suis nourri, logé, habillé, et en bons termes avec mes supérieurs. Le secrétaire m’a déjà dit plus d’une fois : « André Nicolaiévitch, vous êtes un employé modèle. » Et c’est vrai, puisque c’est moi qui copie les rapports pour le gouverneur.

— Mais cela doit être monotone de vivre ainsi, en dehors du monde.

— Que trouve-t-on de bon chez les hommes ? des querelles seulement, et des ennuis. On ne sait que dire pour les satisfaire ; on ne sait quelle contenance choisir pour leur être agréable. Je suis mon maître, tandis qu’avec eux il faut... Ou bien l’ivrognerie, les cartes (et encore on court le risque que les autorités l’apprennent), et moi j’aime une vie tranquille et modeste. Je ne suis pas un bon à rien non plus ; j’ai le titre de sous-secrétaire, hein ! quelle chance ! D’autres acceptent des pots-de-vin et se laissent corrompre ; moi, je n’y tiens pas ; du reste on peut se faire attraper, c’est trop risqué.

Mais cela ne satisfaisait pas Natacha. Elle voulait savoir comment vivent les fonctionnaires chez eux, ce que font leurs femmes, leurs filles, leurs enfants.

Elle voulait savoir si les maris boivent de l’eau-de-vie, et s’ils battent leurs femmes lorsqu’ils sont ivres, et ce que font les femmes lorsque les maris sont au service militaire. À mesure qu’André Nicolaiévitch racontait, le visage de la jeune fille prenait une expression de froideur, et seule, la ride sur son front bas remuait, comme sous l’influence d’une pensée tenace et d’un étonnement lourd.

— Au revoir ! disait Natacha en s’en allant. Et lui, baisant sa joue glacée et indifférente, pensait :

— Que me veut-elle ? elle ne m’apporte que l’ennui.

Une fois, en été, ils restèrent longtemps dans le jardin du propriétaire et allèrent ensuite au bord de la rivière. Le soleil s’était couché ; une mince ligne d’un rouge sombre brillait à l’horizon, annonçant le vent pour le lendemain. L’eau était immobile ; il leur semblait qu’ils regardaient non pas la rivière, mais le ciel. Sur la rive opposée, occupant un espace de plusieurs verstes, s’alignaient les tentes des faucheurs, et la hutte du gardien faisait comme une tache noire, qui contrastait avec le ciel clair. Non loin de la hutte flambait un brasier dont les flammes s’élevaient, droites et fines. Une odeur de foin coupé arrivait jusqu’à eux. Dans la rue, le garde de nuit faisait entendre sa crécelle. Les choucas voletaient dans le feuillage, avec un long cri ininterrompu.

André Nicolaiévitch devint rêveur. Le calme de la soirée le disposait à une profonde mélancolie et à des réflexions sur la vie. Ses yeux clignotants fixés sur le brasier, il prit son étui à cigarettes et fuma. La fumée montait en spirales étroites et se dissipait dans l’air plein d’une buée transparente. Lentement, avec de petites pauses, André Nicolaiévitch se mit à parler de la vie, de cette chose étrange et terrible, pleine d’imprévu et de mystère. Les gens vivent sans savoir qu’ils mourront demain. Ainsi un jour un employé était allé chercher de la bière ; en route une voiture le renversa et l’écrasa, et, au lieu de la bière que son ami attendait, on rapporta un corps inanimé. Une autre fois, un employé avait reçu une gratification, sa femme alla remercier Dieu, et dans l’église même on lui vola l’argent. Où que l’on soit, où que l’on aille, on rencontre des gens grossiers, bruyants et avides, se ruant en avant pour s’enrichir toujours davantage. Sans pitié, inflexibles, ils vont de l’avant, sifflant et ricanant, et foulent aux pieds les faibles. Un cri uniforme s’élève, poussé par ceux qu’on piétine, mais personne ne s’arrête pour l’écouter. Ils font bien de disparaître !

La voix d’André Nicolaiévitch tremblait d’effroi et il paraissait si chétif, si méprisable ! Son dos se courbait ; ses omoplates pointues saillaient ; ses doigts longs et maigres, qui ne connaissaient pas les rudes besognes, reposaient sans force sur ses genoux. On aurait dit qu’il suffoquait sous le poids énorme et l’amoncellement des paperasses recopiées par lui et autrefois par son père.

— Et voilà comment toute la vie se passe, dit-il après une longue pause, comme s’il continuait l’une de ses pensées à haute voix.

— Vous devriez aller ailleurs.

— Mais où ?

Natacha se tut, puis soudain, entourant de ses bras le cou d’André Nicolaiévitch, elle pressa la tête de son ami contre sa poitrine.

— Mon chéri, tu es à moi.

C’était la première fois qu’elle disait « tu » à André Nicolaiévitch. Le mouvement imprévu de Natacha avait fait tomber sa casquette à bord de velours, qui maintenant descendait le talus, bondissant par-dessus les inégalités du ravin. Natacha, d’une main ferme, serrait énergiquement la tête d’André Nicolaiévitch contre sa gorge robuste. Lui avait chaud ; rien ne l’effrayait. Seulement, il avait pitié de lui-même jusqu’à en souffrir. Il aurait voulu dire quelque chose de bon, de si sentimental que Natacha en pleurât, mais il ne trouvait pas les mots voulus et il se taisait. L’incommodité de sa position lui occasionnait un torticolis, il chercha à se dégager, mais la main ferme pressa encore plus fort la tête d’André Nicolaiévitch. Il respirait l’odeur d’un corps jeune et sain. À travers les mains de Natacha, il apercevait le ciel pur parsemé d’étoiles scintillantes. À l’horizon, là où la terre se confond avec le ciel, la lune rouge se levait, immobile ; elle avait quelque chose de sinistre et paraissait très rapprochée. Silencieuse, sombre, elle ne répandait aucun rayon, et restait suspendue au-dessus de la terre comme une menace horrible, présage de malheurs inconnus, mais prochains. La rivière, de même que le roseau babillard et le lointain obscur, s’était figée comme dans un effroi muet. Depuis longtemps déjà, le brasier s’était éteint sur la rive opposée, et aucun bruit ne troublait l’angoissante tranquillité.

Natacha frissonna et libéra la tête d’André Nicolaiévitch.

— Eh bien, allons !

Saisi par l’air frais, il se leva, fit un pas vers Natacha, et se prépara à lui dire cette chose grande et importante que tout à l’heure il n’avait su exprimer.

— Natacha... commença-t-il avec hésitation, levant les sourcils et avançant les lèvres. Ses cheveux habituellement bien lissés étaient, ce soir-là, en désordre et tout hérissés.

— Eh bien ?

— Natacha, répéta-t-il, oubliant ce qu’il voulait dire, Natacha, voici ce dont il s’agit...

— Auriez-vous aussi perdu deux copecks ? Que vous êtes drôle ! Et Natacha se mit à rire. Son rire résonnait désagréablement, étrange et artificiel.

André Nicolaiévitch se sentit offensé et remit sa casquette en silence ; chemin faisant, il adressa des reproches à Natacha à propos de son rire, et la réprimanda sur sa tenue dans la bonne société.

André Nicolaiévitch était toujours assis près de la fenêtre et regardait la rue avec attention, mais, comme auparavant, elle restait noire et déserte. Sur le mur de la maisonnette penchée, le volet continuait à battre comme s’il enfonçait des clous dans un cercueil tout neuf. « Ne pourrait-elle pas le rattacher ? » pensa André Nicolaiévitch en colère contre Natacha ; puis, regardant sa montre, il vit que c’était l’heure de son dîner, et que même il était en retard de cinq minutes. Après le repas, il s’étendit pour se reposer, mais le sommeil ne vint pas de longtemps, et, au reste, ce jour de fête avait été gâté pour lui. Derrière la cloison, le boulanger ronflait, comme s’il le faisait exprès. L’air sifflait dans son gosier et s’en exhalait avec bruit.

Bientôt André Nicolaiévitch reprenait sa rêverie. Il revoyait ce lendemain soir, au même endroit, près de la rivière : il y avait eu entre eux un commencement de brouille, aussi peu justifié que le début de leur amour. Depuis longtemps déjà, André Nicolaiévitch était tracassé par une idée importune qui, maintenant, lui semblait se préciser en une certitude : Natacha, pensait-il, veut se marier et cherche à épouser un fonctionnaire. C’est une femme sans instruction, dont le langage est incorrect ; cigarière de son métier, souvent, lorsqu’elle se rend chez ses clients, elle est obligée d’écouter des propos galants ou des plaisanteries déplacées. Maintenant elle cherche un mari ayant une position, instruit, qui serait son protecteur et son défenseur, et dans toute la rue il n’y en a qu’un : c’est lui, André Nicolaiévitch Nicolaief. En femme intelligente et rusée, elle cache son jeu et simule l’amour désintéressé. Et comme jusqu’à présent sa tactique ne réussit pas et qu’André Nicolaiévitch reste dur comme du granit, Natacha a recours à un autre moyen, lequel ne peut tromper un homme expérimenté qui, dans sa jeunesse, a courtisé les jeunes filles : elle a l’air de ne pas aimer du tout André Nicolaiévitch, et s’obstine à faire l’éloge de Goussarenko, vante sa force et sa jeunesse. Pourtant, il y a deux jours, on conduisait ce même Goussarenko au poste, sa blouse était déchirée du haut en bas, et sur son pâle visage coulait un mince filet de sang. Derrière lui, une troupe de gamins courait en criant, et l’un des agents de police, aussi pâle que Goussarenko, le frappait méthodiquement du poing, tandis que la tête aux joues livides du prisonnier ballottait d’une épaule à l’autre. Et elle était capable d’aimer un être pareil ! Alors commencèrent des jours d’affreux tourment pour André Nicolaiévitch. Dans son cerveau, surgirent des questions qui faisaient mollir tout son corps plusieurs fois par jour. Lorsqu’il regardait Natacha et qu’il la sentait près de lui, il voulait l’épouser et ce mariage lui paraissait facile ; mais, loin d’elle, cette pensée l’épouvantait. C’était un homme qui tombait malade à la seule idée de changer d’appartement, et un mariage amène de telles nouveautés, de tels bouleversements ! Il risquerait d’en mourir. Il faudrait aller voir le pope, trouver des témoins, qui pourraient ne pas venir, et qu’il faudrait alors courir chercher ; et sans doute encore qu’il faudrait se quereller avec les cochers qui demanderaient trop cher pour la course ; puis on se rendrait à l’église, laquelle serait peut-être fermée, parce que le gardien aurait perdu la clé, et le public pourrait rire ! Puis il faudrait encore louer un appartement, emménager et adopter de nouvelles habitudes. Il faudrait penser à tout, se faire des soucis de tout, et parler à tout le monde. Et s’il survenait des enfants ! Et si — que Dieu nous soit en aide — c’étaient des jumeaux, et des filles encore, auxquelles il faudrait des dots ? Et si le nouvel appartement allait être humide, difficile à chauffer ? André Nicolaiévitch hochait la tête d’un air désespéré et se sentait prêt à dire le lendemain à Natacha toutes ses inquiétudes. Seulement, il avait peur qu’elle se tuât ou se plaignît au sauvage Goussarenko. Ce dernier pourrait l’estropier, lui André Nicolaiévitch, ou le regarder de telle façon, qu’il valait encore mieux être estropié que de supporter ce regard.

André Nicolaiévitch commençait à considérer les gens qui se marient comme des héros, et il éprouvait du respect pour Fédor Ivanovitch et sa femme, qui avaient su s’épouser et ne pas en mourir. Une fois même, il se mit en devoir d’écrire à Natacha. Sa lettre débutait ainsi :

 

« Mademoiselle

Natalie Antonovna !

» Par la présente lettre du 22 août et de l’an de grâce 1899, j’ai l’honneur de porter à votre connaissance, Mademoiselle, que, par suite de la faiblesse de ma santé, ébranlée par l’assiduité et la vigilance que j’ai déployées pour le bien du trône et de la patrie, étant devenu fonctionnaire de trentième classe, après avoir enterré mes parents, mon père, Nicolas Andréiévitch, et ma mère, Daria Prokhovna, qui dorment dans la paix bienheureuse et éternelle... »

 

Mais, comme Natacha ne savait pas lire, il n’envoya pas la lettre, il la remit plusieurs fois au net pour lui-même et ajouta de nouvelles considérations. Par bonheur, il n’y eut besoin d’aucune explication, les ruses de Natacha tournèrent contre elle. D’abord, elle refusa de se laisser embrasser, — André Nicolaiévitch ne fit aucune observation. Puis, par deux fois, elle ne vint pas au rendez-vous. André Nicolaiévitch en fut offensé, mais il n’en montra rien et, gardant un air de dignité dégagée, il se contenta de lui faire sentir l’inconvenance de sa conduite. Enfin, elle cessa tout à fait de paraître aux endroits où ils devaient se rencontrer et, un jour, la logeuse apporta une joyeuse nouvelle : Natacha allait épouser Goussarenko.

— Elle a choisi un vrai dindon ! fit la logeuse d’un ton méprisant ; et elle regarda André Nicolaiévitch avec compassion tout en pensant : « Comme il est fier ! il fait semblant d’être content. » Et les fonctionnaires, des gens stupides, le considérèrent avec étonnement ce jour-là ; ils avaient cru qu’il allait se marier, ils l’avaient félicité et disaient entre eux :

— Hé ! ce monsieur « Si », voyez donc quel tour il nous a joué !

Et voici précisément qu’il ne se mariait pas ! La noce de Natacha eut lieu le dimanche qui suivit Pâques. Ce fut le second jour heureux pour André Nicolaiévitch qui, assis selon sa coutume près de la fenêtre, vit la petite maison penchée trembler sous les piétinements des danseurs, et prêta l’oreille au joyeux tapage que dominait les sons de l’accordéon. Dire qu’il aurait pu être le centre de cette assemblée bruyante ! Et c’est avec une joie particulière qu’il entendit, très tard dans la nuit, les vitres de la maisonnette penchée voler en éclats ; il ouït aussi des cris sauvages et des pleurs aigus de femmes. Quelqu’un courut sous sa fenêtre à pas lourds ; puis arriva jusqu’à lui le bruit d’une lutte qu’accompagnait la respiration haletante des combattants et qui se termina par la chute d’un corps.

— Attends, tu ne t’en iras pas comme cela ! disait une voix que l’effort rendait rauque, tandis que des coups sourds retentissaient comme lorsqu’on frappe un corps spongieux et mouillé. Il semblait que la voix appartenait au héros de la cérémonie, à Goussarenko.

— Au secours !

Comme si ce vacarme l’eût arrachée à son sommeil, la crécelle du veilleur se fit entendre et le sifflet mélodieux d’un sergent de ville lui répondit. Pareils à des échos, d’autres sifflets résonnèrent dans le lointain.

— Ainsi donc, le nouveau marié va passer sa nuit de noces au poste ! pensa André Nicolaiévitch satisfait et souriant ; puis, sans hâte, avec un mouvement paresseux, il se tourna dans son large et confortable lit à une place, et conclut ainsi :

— Battez-vous là-bas, moi, je dors !

Ce « je dors », sardonique, sifflant, sortit de sa poitrine comme un cri de triomphe, et ce fut le dernier clou qu’il planta dans le couvercle du cercueil où dormaient ses souvenirs. La rue était toujours bruyante et André Nicolaiévitch se couvrit la tête de son oreiller.

Le silence régna comme dans un tombeau.

Le lendemain, André Nicolaiévitch apprit la cause de la querelle qui avait troublé la noce de Natacha. Serguei Kozoula, complètement ivre, avait dit que Natacha avait eu un amant, que cet amant n’était autre que André Nicolaiévitch, et que celui-ci ayant obtenu d’elle ce qu’il désirait, l’avait quittée. À l’ouïe de ce discours, Goussarenko s’était jeté sur Kozoula et sur ceux qui voulaient le défendre, mais il avait eu le dessous et avait en effet passé la nuit au poste.

En apprenant cela, André Nicolaiévitch éprouva du plaisir à l’idée que son nom avait été prononcé, peu lui importait à quelle occasion. Natacha saurait maintenant ce que cela signifiait quand on abandonnait un homme tel que lui, par pure perfidie féminine. Il oubliait tout à fait que ce n’était pas Natacha, mais lui surtout, qui avait désiré la rupture.

André Nicolaiévitch se tournait et se retournait dans son lit en songeant :

— Comme c’est mal organisé : l’homme n’est pas libre de penser à ce qu’il veut ; il lui vient à l’esprit des idées inutiles, sottes et vraiment ennuyeuses. Quatre ans se sont écoulés depuis le soir où j’étais assis sur la berge avec Natacha, je pense à ce soir-là, et cela m’est désagréable, cela m’est surtout désagréable, parce que je vois parfaitement la lune rouge. Qu’a-t-elle à faire là, cette lune ? Si je me mettais à calculer combien le « monsieur d’en face » gagne par année, puis par jour et par minute, je me sentirais mieux et je m’endormirais, mais je n’y arrive pas.

Cependant, ses paupières ne tardèrent pas à s’alourdir, et la lune écarlate se transforma soudain en un museau rubicond, celui du portier Jégor. — Laquelle de mes oreilles tinte ? demande Jégor en ouvrant tout grands ses yeux à fleur de tête et dont l’expression est si impertinente. André Nicolaiévitch veut lui donner deux copecks, mais il ne peut trouver l’argent et ce fait cause un plaisir sensible à Goussarenko, qui est assis là, une jambe croisée sur l’autre, et joue de l’accordéon. — Attends, Jégor, nous allons découper André Nicolaiévitch comme un cochon de lait, — dit-il, et il sort de sa poche un gros couteau aussi brillant et tranchant qu’un rasoir. André Nicolaiévitch se met en devoir de fuir. Il faut traverser tous les bureaux de l’administration : il y en a une quantité innombrable. Ils sont vides, car tous les fonctionnaires sont partis en enlevant les tables. Bien qu’André Nicolaiévitch coure facilement et que ses pieds glissent sur le plancher, il commence à s’essouffler. Derrière lui, à quelques chambres en arrière, Goussarenko le poursuit sans trêve ; ses pas égaux et lourds retentissent sourdement sous les voûtes. Soudain, le plancher commence à s’effondrer sous André Nicolaiévitch qui s’élance et se rapproche toujours plus de son lit, où enfin, il s’éveille. Son cœur battait violemment à coups inégaux.

L’obscurité régnait dans la chambre ; seul le carré de la fenêtre laissait pénétrer la lumière jaune du réverbère placé devant la maison riche. Dans l’appartement du logeur, il y avait aussi de la lumière, car une petite fente de la cloison livrait passage à une bande lumineuse qui tombait sur le bout d’une pantoufle éculée. Après s’être remis de son terrible cauchemar, André Nicolaiévitch entendit, derrière le galandage, un faible murmure, et il reconnut la voix de sa logeuse. Elle exprimait de la compassion et de la crainte, comme si celui dont elle parlait pouvait l’entendre, bien qu’il fût sépare d’elle par la longueur de la rue et par des murailles épaisses.

— Ah ! l’homme sanguinaire ! ah ! l’aspic ! — chuchotait la logeuse. Tu devrais l’abandonner tout à fait.

Natacha lui répondit et sa voix basse retentit, nette et mesurée, mais le faible tremblement dont elle vibrait ne fut remarqué ni de la logeuse, ni du locataire couché de l’autre côté de la cloison.

— Où irais-je ?

— Ah ! ah ! À bon chat bon rat ! pensa André Nicolaiévitch, en se souvenant de son rêve : Il ne te pardonne pas comme je t’ai pardonné.

— Oui, c’est vrai, où aller ? acquiesça la boulangère, vivement. Avec le mien, c’est la même chose. Il n’y a rien à faire contre cette eau-de-vie ! Maudits soient les gens qui l’ont inventée !

La logeuse s’interrompit, et, dans la chambre que remplissait un silence angoissant, il sembla qu’entre les deux femmes s’était glissée une chose informe, monstrueuse et terrible qui sentait la folie et la mort. C’était l’eau-de-vie qui règne sur les pauvres gens et dont la sinistre puissance n’a pas de limites.

— Je l’empoisonnerai, dit Natacha, toujours de la même voix nette et mesurée.

— Que dis-tu là, que dis-tu là ? murmura la logeuse. Ce n’est pas seulement pour toi qu’il faut supporter ces choses, mais pour l’enfant. Que ferais-tu de lui ? Reste ici pour la nuit, je te ferai un lit à la cuisine, car mon homme se livrerait peut-être à des extravagances. Et je vais te mettre une pièce de monnaie sur la tempe... Comme il t’a arrangée, le brigand... Attends, le locataire s’est réveillé, je crois...

— Ah ! cette espèce de fantôme ! dit Natacha, toujours à haute voix, comme si elle eût voulu qu’on l’entendît derrière la cloison.

— Oui, c’est un vrai fantôme, reprit à voix basse la boulangère... Je vais préparer le samovar et te faire du thé ! Ah ! le gredin, il finira par t’estropier !

— Tantôt je suis « monsieur Si », tantôt le « fantôme », en voilà des sottises, pensa André Nicolaiévitch, furieux. Attends, je vais me plaindre à Fédor Ivanovitch, et il te montrera qui de nous deux est le fantôme. Stupide créature !

Il s’approcha de la fenêtre et ouvrit un battant. Un vent chaud, qui sentait l’humidité et les feuilles pourries, pénétra dans la chambre et agita les papiers sur la table. On entendit des branches d’arbre grincer contre la toiture de fer et le murmure du feuillage mouillé. L’un après l’autre, des équipages défilèrent devant l’opulente maison ; il en sortait des hommes coiffés de chapeaux hauts de forme et des femmes enveloppées de larges pelisses, avec des écharpes de dentelles sur la tête. Rassemblant d’une main leurs jupes froufroutantes, elles gravissaient le perron. La porte massive s’ouvrait toute grande et laissait tomber dans la rue une colonne de lumière blanche, qui allumait des étincelles sur les nickels des équipages et des harnais. La maison se dressait silencieuse et sombre, mais il semblait qu’on apercevait, à travers les lourds volets qui fermaient les hautes fenêtres, les miroirs étinceler, et les fleurs, éternellement vivantes, s’épanouir dans l’éclat du mouvement et de la vie. Quelques voitures restèrent à attendre leurs propriétaires, et les cochers importants et bien nourris regardaient avec mépris, du haut de leur siège, les petites maisons noires et penchées.

Après avoir pris du thé et recopié de sa belle écriture lisible un rapport administratif, André Nicolaiévitch se prépara à faire un nouveau somme ; il arrangea son lit et tapota les oreillers. Derrière la cloison le boulanger murmurait d’une voix brisée et pensive :

— Voilà l’affaire : je n’ai tout de même pas retrouvé les deux copecks.

— Oh ! mon Dieu ! soupirait la femme.

Il fallait fermer les volets. André Nicolaiévitch sortit dans la rue. Les équipages étaient encore là avec les cochers endormis, affalés sur leur siège en masses pesantes. Dans la maison, les accords rythmés et intermittents d’un piano, dispersés par la rafale, retentissaient sourdement. Et ce même vent apportait encore d’autres sons sur ses ailes ; on les entendait distinctement quand l’arbre cessait de grincer ; ils avaient quelque chose de triste et d’étrangement mélodieux, mais ce n’étaient pas des mains humaines et vivantes qui les répandaient dans la nuit. Légers, comme le souffle du vent lui-même, tantôt ils pleuraient doucement telle une prière qui s’apaise en un gémissement plaintif ; tantôt, ils vibraient avec violence, montant vers le ciel, menaçants et irrités. Il semblait que ce fût une âme souffrante qui implorait le salut et la vie, pour chuchoter ensuite avec colère.

— Quelle répugnante plaisanterie ! pensa André Nicolaiévitch, toujours furieux. Sous ce rapport-là seulement, il ne partageait pas le goût du propriétaire de la grande maison. Lorsque celui-ci avait fait poser sur le toit une harpe éolienne et que le vent avait commencé à jouer ses chansons mélancoliques, il ne put comprendre quel besoin avait de cette musique l’homme aux dents blanches et au clair sourire.

— C’est une plaisanterie horriblement déplacée ! répéta André Nicolaiévitch ; puis, baissant la voix, il ajouta : Comment la police tolère-t-elle cela !

Avec le sentiment d’un homme qui a échappé à une poursuite, il ferma bruyamment la porte de la cuisine derrière lui, et il vit Natacha assise, immobile, sur un large banc, aux pieds de son petit garçon, qui était enveloppé jusqu’au cou dans une pelisse trouée ; de ses yeux grands et noirs comme ceux de sa mère et pleins d’inquiétude, il regardait Natacha, dont la tête était inclinée. À travers son corsage rouge en lambeaux, on voyait sa poitrine blanche et haute, mais la jeune femme semblait n’avoir plus de pudeur, car elle n’essaya pas de cacher sa nudité lorsqu’elle fixa les yeux sur celui qui entrait.

— Il s’est passé bien du temps depuis que nous ne nous sommes vus ! fit André Nicolaiévitch en évitant son regard. Il sentait que son corps mollissait complètement comme si on lui avait retiré tous ses muscles et ses os. Comment allez-vous ?

Natacha ne répondit rien et continua à le regarder.

— Moi, je me porte bien, Dieu merci, reprit-il.

Natacha se taisait toujours. André Nicolaiévitch voulut la prier de transmettre ses salutations à son époux ; la politesse l’y obligeait, mais le moment n’était pas opportun. Natacha, cela se voyait, avait besoin de consolation ; c’est pourquoi il lui dit :

— Quel joli garçonnet vous avez ! Son nom est Vania, n’est-ce pas ? Ivan Ivanovitch par conséquent. Nous avons au bureau un fonctionnaire qui s’appelle ainsi. Et, en somme, vous savez, qui aime bien châtie bien, et à force d’aller mal, tout ira bien.

Toujours ses paroles restaient sans réponse. L’enfant, qui examinait avec méfiance l’attitude gauche du fonctionnaire, se mit subitement à pleurer.

— Mam-an — an, j’ai peur.

— Allez-vous-en ! dit Natacha à André Nicolaiévitch ; et lorsqu’il eut passé rapidement devant elle en relevant le pan de sa robe de chambre, elle ajouta :

— De quoi se mêle-t-il, ce fantôme ! cela ne le regarde pas !

— Pourquoi m’appelle-t-elle « fantôme » ? pensait André Nicolaiévitch en se préparant à se coucher et en abaissant la mèche de sa lampe. Un terme aussi stupide ne signifie rien. Comme elles sont inconstantes, les femmes ! Un jour elles vous appellent « chéri », « bien aimé », le lendemain « fantôme » ! Oui, c’est une femme rétive, ce n’est pas sans cause que Goussarenko la corrige. Bonne nuit, princesse !

C’est ainsi qu’il s’égayait lui-même, tandis que ses lèvres exsangues se crispaient. Mais dès que la lampe fut éteinte et que la chambre se trouva pleine d’épaisses ténèbres, une force invincible écarta les murs, enleva le plancher et jeta André Nicolaiévitch en pleins champs. Des cercles de feu qui lançaient des étincelles traversaient l’obscurité ; des flammes vives et claires pétillaient en dansant, et le pâle visage de Goussarenko, coupé d’une balafre rouge de sang, apparaissait avec le disque terrible de la lune et la figure de Natacha, la chère figure d’autrefois. Un sentiment de pitié envers lui-même remplit l’âme d’André Nicolaiévitch ; il se sentait offensé.

— Comme tout cela est mal arrangé ! gémissait-il. Je n’ai pas besoin de Natacha, qu’elle aille au diable, cette femme ! Oui, certainement, au diable ! D’un geste énergique, André Nicolaiévitch tira sur sa tête un gros oreiller et se calma presque aussitôt. Les formes et les sons disparurent et le silence régna comme dans un tombeau.

De la rue montait la faible lueur du réverbère. Les équipages étaient encore là, et les cochers somnolents regardaient avec mépris, du haut de leur siège, les petites maisons noires et penchées ; ils bâillaient paresseusement, ce qui faisait bouger leurs grosses barbes. Le volet détaché continuait à battre le mur et, aux instants où l’arbre cessait de grincer, on entendait la voix plaintive de la harpe éolienne, qui murmurait et qui pleurait en implorant la vie.

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave; déposé sur le site de la Bibliothèque le 19 avril 2014.

 

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