LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Leonid Andreïev

(Андреев Леонид Николаевич)

1871 – 1919

 

 

 

 

LA VICTOIRE DES TÉNÈBRES

(Тьма)

 

 

 

1907

 

 

 

 

 


Traduction de Serge Persky, parue dans Mémoires d’un prisonnier, Paris, Fontemoing & Cie, 1913.

 

 

 

 

 

 

 


TABLE

 

CHAPITRE PREMIER

CHAPITRE II

CHAPITRE III

CHAPITRE IV

CHAPITRE V

CHAPITRE VI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

D’ordinaire, il réussissait dans ses entreprises les plus hasardeuses. Or, depuis trois jours, les circonstances lui étaient devenues défavorables, sinon hostiles. En homme dont la jeune existence ressemblait à un coup de dés, il connaissait ces brusques variations du sort et, toujours, il en méditait les secrets enseignements. L’enjeu qu’il risquait quotidiennement, c’était la vie elle-même, la sienne et celle d’autrui. Aussi avait-il appris de bonne heure à se montrer sagace, à penser mûrement et avec calme et à prendre rapidement une décision.

Il fallait qu’il trouvât une issue à sa position actuelle. Un hasard, une de ces éventualités impossibles à prévoir, avait mis la police sur ses traces. Depuis quarante-huit heures, les agents de la sûreté le filaient et tentaient de le capturer dans un réseau toujours plus resserré. L’un après l’autre, les locaux où se réunissaient, pour conspirer, terroristes et dynamiteurs, avaient été découverts par les limiers de la police secrète. Il ne lui restait plus que quelques rues, un ou deux boulevards et des restaurants où il pût se réfugier. Mais après deux nuits blanches, sa fatigue et la tension de son esprit étaient telles qu’il craignait de s’endormir soit en fiacre, soit sur le banc d’une promenade, et de se faire appréhender stupidement. On était au mardi. Le surlendemain, un attentat terroriste de la plus haute importance devait être accompli. Depuis longtemps, le groupe peu nombreux auquel il appartenait l’avait préparé et c’était à lui qu’était échu « l’honneur » de lancer un dernier engin, l’engin décisif ! Il fallait donc à tout prix qu’il se tirât d’affaire jusque là.

Comme il arrivait au carrefour de deux rues animées, il décida de se rendre dans une maison publique de la ruelle X. Il avait déjà songé maintes fois à s’y réfugier, bien que l’endroit ne fût pas des meilleurs, mais au moment de franchir le seuil de l’établissement, une gêne invincible l’en avait empêché. De tempérament chaste, il répugnait aux voluptés grossières de la débauche. À vingt-six ans, il ignorait encore les caresses féminines. Sa continence était parfaite : après avoir soutenu une lutte pénible contre sa chair en révolte, peu à peu, il se l’était imposée comme une habitude et il en était arrivé à considérer la femme avec une sérénité dont il ne se départait jamais. Toutefois, à la pensée d’en affronter une pour qui l’amour était une profession, il se sentit vaguement troublé. Ses maladresses et ses gaucheries probables ne le trahiraient-elles pas ? Un instant encore, il hésita. Mais son hésitation fut de courte durée, car il chancelait déjà de fatigue.

 

CHAPITRE II

Il était encore tôt, dix heures à peine, quand il pénétra dans la grande salle blanche aux chaises et aux glaces dorées, déjà prête à recevoir ses hôtes quotidiens. Près du piano à queue dont le couvercle était relevé, le pianiste, un jeune homme très correct, en redingote noire, — les prix de la maison étaient très élevés — secouait les cendres de sa cigarette avec précaution pour ne pas salir ses vêtements et feuilletait des cahiers de musique. Dans un angle, près du petit salon à demi-obscur, trois filles, assises sur des chaises adossées au mur, causaient à mi-voix.

Lorsqu’il entra, en compagnie de la patronne, deux des filles se levèrent, mais la troisième resta assise. Celles qui s’étaient avancées étaient décolletées très bas, tandis que l’autre avait une robe noire montante. Les deux premières regardèrent l’homme en face, d’un air provocant, quoique las et indifférent, mais la troisième se détourna ; elle avait un profil doux et simple de fille honnête. Et parce qu’elle se taisait et semblait pensive, parce qu’elle ne le regardait pas, et qu’elle seule conservait une attitude correcte, il la choisit. Il ignorait encore que, dans tout établissement bien tenu, se trouve une et même plusieurs femmes de ce genre. Généralement vêtues de noir, comme des nonnes ou de jeunes veuves, elles ont un visage pâle, sans fard, d’une expression sévère. Leur rôle est de donner l’illusion de la correction à ceux qui la recherchent. Mais lorsqu’elles se sont enivrées avec leurs amants de passage, elles deviennent pareilles aux autres filles, pire même, quelquefois. Ce sont des femmes de cette sorte que les étudiants ivres courtisent et qu’ils exhortent à recommencer une existence honnête.

Mais il l’ignorait. Et lorsqu’elle se leva, à contre-cœur, en le regardant d’un air sombre et mécontent, de ses yeux peints, tandis que son visage, d’une pâleur mate, prenait une expression encore plus acerbe, il se dit une fois de plus : « Oh ! qu’elle est donc correcte ! » et il se sentit rasséréné. D’un air avantageux, il se balança sur ses jambes, fit claquer ses doigts et dit à la fille, du ton aisé d’un débauché plein d’expérience :

— Hé bien, ma poupoule ? Montons dans ta chambre, veux-tu ? Où est ton nid ?

— Tout de suite ? fit-elle avec étonnement, en levant les sourcils.

Il se mit à rire gaîment, découvrant des dents solides, serrées et égales ; puis il répondit tout rouge :

— Certainement. À quoi bon perdre un temps précieux ?

— On va faire de la musique. Nous danserons.

— Bah ! qu’est-ce que la danse, ma belle ? On tourne bêtement sur soi-même, comme un chien qui veut attraper sa queue. Est-ce que nous n’entendrons pas aussi bien la musique dans ta chambre ?

Elle le regarda et sourit.

— Oui, on l’entend un peu.

Il commençait à lui plaire. Il avait un visage large, aux pommettes saillantes et complètement glabre ; les joues et une étroite bande, au-dessus de ses lèvres fortes bien dessinées, étaient d’une teinte bleuâtre. Il avait de beaux yeux noirs, quoiqu’il y eût dans leur expression quelque chose de figé et qu’ils tournassent dans leurs orbites avec lenteur, comme s’ils parcouraient une grande distance. Cependant, malgré son visage rasé et sa taille svelte, il ne ressemblait pas à un acteur, mais plutôt à un étranger russifié, à un Anglais.

— Tu n’es pas Allemand ? demanda la fille.

— Un peu. Plutôt Anglais. Aimes-tu les Anglais ?

— Comme tu parles bien le russe ! On ne s’aperçoit pas que tu es étranger.

Il se rappela son passeport anglais, le jargon qu’il avait employé les derniers temps et il s’aperçut qu’il avait oublié de feindre comme il aurait fallu. Il rougit de nouveau et, prenant la fille par le bras, il l’entraîna vivement.

— Je suis Russe, Russe, entends-tu ? Eh bien, par où passe-t-on ? Par ici ? Montre-moi le chemin.

Dans le grand miroir qui descendait jusqu’au plancher, le couple qu’ils formaient se dessina nettement : lui, grand, large d’épaules, habillé de sombre et pâle comme elle. À la clarté du lustre électrique qui tombait sur lui, son front découvert et ses fermes pommettes surtout, étaient d’une blancheur frappante dans laquelle ses yeux semblaient des trous noirs, un peu mystérieux, mais beaux. Et ce couple sombre et grave paraissait si étrange entre les parois blanches, dans le large cadre doré du miroir, qu’il s’arrêta étonné et pensa : « On dirait des fiancés ! » À la vérité, l’insomnie et la fatigue sans doute l’empêchaient de penser raisonnablement, car, l’instant d’après, regardant leur image, austère et funèbre, il se dit : « C’est comme à un enterrement. » Et ces deux réflexions lui furent également désagréables.

La jeune femme semblait partager ses impressions. Sans mot dire, elle considérait tour à tour leurs deux images ; étonnée, elle essaya de plisser les paupières, mais le miroir ne refléta pas ce léger mouvement et continua obstinément et lourdement à représenter le sombre couple immobile. La fille trouva-t-elle que c’était beau ou se remémora-t-elle un épisode un peu triste de son passé ? Toujours est-il qu’elle sourit doucement et serra un peu le bras ferme et replié de son compagnon.

— Quelle paire nous faisons ! s’écria-t-elle, pensive, et ses longs cils noirs et brillants, aux extrémités finement retroussées, devinrent soudain plus apparents.

Il ne répondit pas et se remit à marcher d’un air résolu, entraînant la fille, dont les hauts talons Louis XV martelaient le plancher. Ils suivirent un corridor, où s’ouvraient de petites chambres obscures et ils pénétrèrent dans une pièce sur la porte de laquelle on avait tracé en caractère inégaux le nom de « Liouba ».

— Eh bien, Liouba, fit-il, en regardant autour de lui et en se frottant les mains l’une contre l’autre, en un geste coutumier, comme s’il les lavait soigneusement dans l’eau froide, il nous faut du vin et quoi d’autre encore ? Des fruits peut-être ?

— Les fruits coûtent cher, ici.

— Qu’importe ? Buvez-vous du vin ?

Il s’était oublié et lui avait dit « vous ». Mais il ne se reprit pas, car il y avait eu dans l’étreinte de la fille quelque chose qui l’empêchait maintenant de dissimuler et de se montrer familier avec elle. Et il sembla que ce sentiment-là aussi était celui de la fille : elle le regarda fixement et, après un instant de silence, elle répondit, avec une hésitation dans la voix et dans le sens des mots prononcés :

— Oui, j’en bois. Attendez, je vais en demander. Je commanderai seulement deux poires et deux pommes. En aurez-vous assez ?

Elle aussi disait « vous » maintenant ; et dans le ton dont elle prononçait ce mot, se manifestait la même incertitude, une légère hésitation, peut-être une interrogation. Mais il n’y prit pas garde. Resté seul, il se mit à examiner rapidement et à fond toute la pièce. Il essaya la porte : elle fermait bien, à crochet et à clef ; il s’approcha de la fenêtre, ouvrit les deux cadres ; elle était au troisième étage et donnait sur la cour. Il fit la grimace et hocha la tête. Puis il tenta une expérience avec la lumière ; il y avait deux lampes ; quand celle du plafond s’éteignait, l’autre, coiffée d’un abat-jour rouge, s’allumait près du lit — comme dans les meilleurs hôtels.

Mais le lit !

Il haussa les épaules et découvrit les dents, feignant de rire, pour obéir à ce besoin de grimacer qu’éprouvent, lorsqu’ils sont seuls, ceux qui sont obligés de dissimuler et de se composer un visage.

Mais le lit !

Il en fit le tour, tâta la couverture ouatée, piquée, et rejetée en arrière ; brusquement saisi du désir de faire l’espiègle, heureux à l’avance de pouvoir dormir, il lui fit une grimace d’écolier, tendit les lèvres en avant et écarquilla les yeux, pour exprimer le degré suprême de l’étonnement. Mais il redevint presque aussitôt sérieux ; il s’assit et attendit Liouba avec lassitude. Il voulut penser au surlendemain, à cette soirée qu’il passait dans une maison publique, mais ses pensées ne lui obéissaient pas. Et soudain l’homme se mit à bâiller si furieusement que les larmes lui vinrent aux yeux. Il sortit son browning, ainsi que trois réservoirs pleins de cartouches ; avec colère, il souffla dans le canon comme dans une clef ; tout était en ordre et il sentit une envie de dormir irrésistible.

Lorsqu’on apporta le vin et les fruits et que Liouba, qui s’était attardée on ne sait pourquoi, revint, il ferma la porte, au crochet seulement, pour commencer, puis il dit :

— Eh bien, Liouba, buvez, je vous en prie.

— Et vous ? demanda la fille étonnée en lui jetant un vif coup d’œil oblique.

— Je boirai après vous. Voyez-vous j’ai fait la noce deux nuits de suite, sans dormir, et maintenant... — il bâilla avec bruit, à se décrocher les mâchoires.

— Ah !

— Oh ! pas longtemps ! Une petite heure seulement... Je me réveillerai bientôt. Buvez, je vous en prie, ne vous gênez pas. Et mangez les fruits. Pourquoi en avez-vous pris si peu ?

— Puis-je retourner au salon ? On va y faire de la musique.

Ce projet avait des inconvénients. On pouvait parler de lui et deviner peut-être l’identité de cet étrange client ; ce qui n’était pas à souhaiter. En réprimant un peu le bâillement qui lui séparait les mâchoires, il répondit d’un ton grave et modéré :

— Non, Liouba, je vous prie de rester ici. Voyez-vous, je déteste dormir seul dans une chambre. C’est un caprice, je le sais, excusez-moi...

— Mais comment donc ! Du moment que vous avez payé...

— Oui, oui, dit-il en rougissant pour la troisième fois. C’est certain. Mais ce n’est pas de cela que je voulais parler. Et... si vous voulez... vous pouvez vous coucher aussi. Je vous ferai place. Seulement, mettez-vous du côté du mur, s’il vous plaît. Cela ne vous fait rien ?

— Je ne veux pas dormir.

— Lisez quelque chose.

— Il n’y a point de livres, ici...

— Voulez-vous le journal d’aujourd’hui ? Tenez, je l’ai. Vous y trouverez des choses intéressantes...

— Non, merci.

— Eh bien, faites ce que vous voudrez ; vous le savez mieux que moi.

Et il ferma la porte à double tour, puis mit la clef dans sa poche. Il ne remarqua pas le regard singulier dont la fille le suivit. D’ailleurs, toute cette conversation correcte et polie, si étrange pourtant en pareil lieu, lui semblait naturelle et tout à fait convaincante. Toujours avec la même politesse, comme s’il se fût promené en barque avec des demoiselles, il entr’ouvrit légèrement son veston et demanda :

— Vous me permettez d’enlever mon veston ?

La jeune fille fronça un peu les sourcils.

— Je vous en prie. Enfin, vous...

Mais elle n’acheva pas sa phrase.

— Et mon gilet ?

Liouba ne répondit pas et haussa les épaules imperceptiblement.

— Voici mon portefeuille, mon argent. Voulez-vous avoir l’obligeance de le mettre en lieu sûr ?

— Déposez-le, vous-même, au bureau. C’est ce que font généralement nos clients...

— Pourquoi ? (Il jeta un coup d’œil sur Liouba et détourna le regard avec embarras.) Ah ! oui, je comprends... Bah ! ce sont des bêtises...

— Savez-vous combien vous avez d’argent ? II y en a qui ne le savent pas, et après...

— Je le sais, je le sais ! Mais pourquoi pensez-vous à des choses pareilles ?

Il se coucha en lui laissant poliment une place, contre le mur. Soudain, il se mit à rire.

— Pourquoi riez-vous ? demanda la fille avec un sourire contraint.

— Parce que je suis bien. Quels oreillers moelleux vous avez ! Maintenant, on pourrait peut-être un peu causer. Pourquoi ne buvez-vous pas ?

— Puis-je enlever mon corsage ? Vous me le permettez ? Sinon, l’attente me paraîtra longue. Une légère ironie perçait dans sa voix. Mais lorsqu’elle eût rencontré son regard confiant et lorsqu’elle l’eut entendu lui répondre avec douceur : « Mais oui, je vous en prie ! », elle expliqua, grave et simple : Mon corset est trop serré. Il me laisse des traces sur le corps.

— Mais oui, mais oui, je vous en prie !

Il se détourna un peu et rougit de nouveau. Était-ce parce que l’insomnie troublait ses pensées, ou bien parce qu’à vingt-six ans, il était resté chaste et naïf, toujours est-il que ce « puis-je ? » lui parut naturel dans une maison où tout semble permis.

On entendit un frou-frou de soie et le bruit d’un busc décroché. Puis, une question :

— Ne seriez-vous pas écrivain ?

— Moi ? Un écrivain ? Pas le moins du monde ! Et pourquoi me demandez-vous cela ? Vous aimez les écrivains ?

— Au contraire !...

— Pourtant, ce ne sont pas... (il bâilla longuement et avec délice) de mauvaises gens.

— Et comment vous appelez-vous ?

Le silence, puis une réponse ensommeillée :

— Appelez-moi Iv... non, Pierre, Pierre !

— Et qui êtes-vous ? Qui êtes-vous donc ?

La fille parlait bas, mais avec fermeté en le guettant ; et d’après le son de sa voix, il semblait qu’elle se fût rapprochée soudain du dormeur. Mais il ne l’entendit plus ; il était assoupi.

 

* * *

 

Il dormit ainsi une heure, deux heures, sur le dos, dans l’attitude correcte qu’il avait prise en se couchant, sa main droite plongée dans la poche où se trouvaient la clef et le revolver. Assise en face de lui, les bras et la gorge nus, la fille fumait, buvait du cognac sans se presser et le regardait fixement. Parfois, pour mieux le voir, elle tendait son cou mince et flexible ; et en même temps, deux plis profonds et tendus se formaient alors au coin de ses lèvres. Il avait oublié d’éteindre la lampe du plafond et sous la clarté crue, il n’apparaissait ni jeune ni vieux, ni étranger ni proche, mais totalement inconnu. Son épaisse chevelure noire était tondue de près, à l’ordonnance ; sur la tempe gauche, près de l’œil, se trouvait une petite cicatrice blanchâtre, provenant d’on ne sait quelle contusion. Il ne portait point de croix ni de médaille bénite au cou.

Dans le grand salon du bas, la musique se faisait entendre. Mêlés aux piétinements des danseurs, les sons du piano et du violon parvenaient jusqu’à Liouba, qui, la cigarette aux lèvres, contemplait avidement le dormeur. Le cou tendu, elle se mit à étudier, avec attention, la main gauche que l’homme avait posée sur sa poitrine : très large de paume, avec des doigts solides et tranquilles, elle produisait l’impression de quelque chose de pesant qui accablait douloureusement la poitrine. D’un geste précautionneux, la fille la posa le long du corps, sur le drap. Puis elle se leva vivement et avec bruit ; elle tourna violemment le commutateur comme si elle voulait le briser, éteignit la lampe du plafond en allumant celle du lit, sous l’abat-jour rouge.

L’homme ne bougea pas et son visage rosé resta inconnu, effrayant d’immobilité et de calme. Liouba entoura ses genoux de ses bras nus délicatement teintés de rose, rejeta la tête en arrière et fixa au plafond les trous noirs de ses yeux immobiles. Et ses dents serraient avec force une cigarette inachevée et éteinte.

 

CHAPITRE III

Quelque chose de menaçant et d’inattendu s’était produit ; quelque chose d’important et de terrible s’était passé pendant qu’il dormait. Il le comprit du coup, avant même de s’être bien réveillé, dès qu’il eut entendu une voix, rauque et inconnue ; il le comprit par cette intuition affinée du danger qui était comme un nouveau sens chez ses camarades et chez lui. Il posa rapidement les pieds à terre et s’assit ; sa main serra avec force le revolver tandis que ses yeux fouillaient vigilamment le brouillard rose qui planait dans la chambre. Lorsqu’il vit la fille, assise dans la même attitude, les bras nus et la gorge d’une roseur transparente, le regard assombri, énigmatique et fixe, il pensa : « Elle m’a trahi ! » Il l’observa avec plus d’attention, respira profondément et se reprit : « Elle ne m’a pas encore trahi, mais elle va le faire ! » Il respira de nouveau et demanda brièvement :

— Eh bien ? Qu’y a-t-il ?

Elle sourit d’un sourire hostile et triomphant : en le regardant sans mot dire. Il semblait qu’elle le considérait déjà comme lui appartenant, et que, sans hâte, elle voulait jouir de son pouvoir.

— Qu’y a-t-il ? répéta-t-il en fronçant le. sourcil.

— Rien. Lève-toi ! Tu as assez dormi. Il y a une fin pour tout. On n’est pas à l’asile de nuit ici, mon petit !

— Allume la lampe, ordonna-t-il.

— Non.

Il tourna le commutateur. À la clarté blanche de l’électricité, il vit alors ses yeux fardés, à l’expression indiciblement haineuse et sa bouche pincée par le mépris et la colère. Il la vit, étrangère, résolue, prête à accomplir quelque chose d’irrévocable. Et il trouva cette fille odieuse.

— Qu’as-tu ? Es-tu ivre ? demanda-t-il, d’une voix grave et inquiète et il étendit la main pour prendre son faux-col. Mais elle prévint son geste, s’empara du faux-col et le lança, sans regarder, dans un coin, derrière la commode.

— Je ne te le donnerai pas !

— Qu’est-ce que cela signifie ! s’écria-t-il d’une voix étouffée et il serra la main de la femme d’une étreinte telle que les doigts fluets se détendirent, s’allongèrent.

— Laisse-moi, tu me fais mal ! gémit Liouba.

Il desserra son étreinte et gronda :

— Prends garde !

— À quoi, mon petit ? Tu veux me tuer, n’est-ce pas ? Qu’as-tu dans ta poche, dis ? Un revolver ? Hé bien, tire, que je voie comment tu me tueras ! Voyez-vous ça ! Monsieur vient chez une femme et il se couche en disant : « Bois, moi, je dormirai ! » Penses-tu donc que parce que tu es rasé et tondu, que personne ne te reconnaîtra ? Et au poste, veux-tu y aller ? Veux-tu aller au poste, dis, mon petit ?

Elle se mit à rire bruyamment, gaîment. Transi d’horreur, il contempla le visage de Liouba qui s’éclairait d’une joie sauvage et désordonnée. On eût dit qu’elle devenait folle. Sa terreur grandit encore à l’idée que tout échouait misérablement et qu’il faudrait commettre un assassinat stupide puis périr quand même, selon toutes probabilités. Livide, bien que calme et résolu d’aspect, il la regardait, guettant chacun de ses gestes, tout en combinant à la hâte un plan d’action.

— Eh bien ? Pourquoi ne réponds-tu pas ? La peur t’a fait perdre la langue ?

Il fallait saisir ce cou flexible comme un serpent et le serrer ; elle n’aurait sûrement pas le temps de crier. Certes, il n’éprouvait pour elle aucune pitié ; mais que trouverait-il en bas, dans la rue ?

— Sais-tu qui je suis, Liouba ?

— Oui. Tu es un... — et elle prononça d’un ton ferme et un peu solennel, en scandant les syllabes : — un terroriste.

— Et comment le sais-tu ?

Elle eut un sourire ironique.

— Nous ne sommes pas des imbéciles...

— Enfin, admettons...

— Oui, admettons. Mais lâche-moi d’abord. Vous êtes tous les mêmes, quand il s’agit d’abuser de votre force avec les femmes.

Il obéit et s’assit, en regardant la fille avec une tristesse morne et obstinée. Dans ses pommettes, quelque chose remuait ; mais tout le reste de son visage était calme, grave et un peu douloureux.

— Eh bien, quand tu auras fini de me dévisager ! cria la fille avec colère.

Il leva les sourcils avec étonnement, mais sans détourner le regard et il se mit à parler d’une voix un peu sourde et étrangère, comme s’il était à une très grande distance.

— Écoute, Liouba. Tu peux me livrer, c’est certain, et tu n’es pas la seule qui puisse le faire. Tous les êtres qui vivent dans cette maison, chaque passant dans la rue peuvent me trahir. Il suffit de crier : « Arrêtez-le ! » pour qu’aussitôt des dizaines, des centaines de gens s’assemblent pour m’appréhender, me tuer même ! Et pourquoi cela ? Simplement parce que je n’ai fait de mal à personne, parce que j’ai consacré ma vie au bonheur de ces mêmes gens. Comprends-tu ce que cela signifie : consacrer sa vie ?

— Non, je ne comprends pas, répondit la fille avec rudesse ; mais elle écoutait attentivement.

— Et les uns le feront par méchanceté, les autres par bêtise, parce que les mauvais n’aiment pas les bons, Liouba, les méchants n’aiment pas les bons...

— Et pourquoi les aimerait-on ?

— Ne pense pas que je me vante, à dessein, Liouba. Qu’est-ce qu’a été ma vie, ma vie ; tout entière ? Depuis l’âge de quatorze ans, je rôde de prison en prison. On m’a chassé du lycée, on m’a chassé de la maison paternelle. Un jour, j’ai failli être fusillé, je n’ai échappé à la mort que par miracle. Quand je pense que j’ai vécu ainsi pour les autres et jamais pour moi, jamais !...

— Et pourquoi es-tu si bon ? demanda la fille avec ironie.

Il répondit gravement :

— Je n’en sais rien. Je suis né ainsi, probablement.

— Et moi, je suis née mauvaise ! Pourtant nous sommes venus au monde de la même manière, la tête la première... N’est-ce pas vrai ?

Mais on eût dit qu’il n’avait pas entendu. Continuant à regarder au dedans de lui-même, dans son passé qui se dressait devant lui d’une manière si inattendue dans son héroïque simplicité, il reprit :

— Écoute-moi, Liouba : j’ai vingt-six ans ; j’ai déjà des cheveux gris aux tempes et pourtant, le croiras-tu ?... — il hésita un peu, puis il continua d’une voix ferme et même un peu hautaine — et pourtant je ne sais pas encore ce que c’est qu’une femme ! Pas du tout, m’entends-tu ? Tu es la première que je voie ainsi. Et à dire le vrai, j’ai un peu honte de regarder tes bras nus.

De nouveau la musique se déchaîna avec fracas et les piétinements des danseurs firent trembler le plancher. Un de ceux-ci qui était ivre se mit à pousser des cris frénétiques, comme pour rassembler un troupeau de chevaux furieux. Dans la chambre, tout était tranquille ; la fumée du tabac s’étirait voluptueusement en brouillard doré, puis se dissipait.

— Voilà quelle est ma vie, Liouba !

Et il baissa la tête, l’air grave et pensif, vaincu par le souvenir de cette existence si pure et belle comme celle d’un martyr. Liouba garda le silence, se leva et jeta un fichu sur ses épaules nues. Mais, lorsqu’elle eût rencontré le regard surpris et comme reconnaissant de l’homme, elle ricana, arracha vivement le fichu et arrangea sa chemise de manière à ce qu’un de ses seins fût complètement découvert. Il se détourna et haussa un peu les épaules.

— Bois ! dit la fille. Ne fais donc plus d’embarras.

— Je ne veux pas boire.

— Tu ne veux pas boire ? Eh bien, moi, je boirai ! et elle eut un mauvais rire.

— Si tu as des cigarettes, j’en prendrai.

— Les miennes sont mauvaises.

— Que m’importe !

Quand il eût pris une cigarette, il remarqua avec plaisir que Liouba avait remonté sa chemise et il conçut l’espoir que tout s’arrangerait. Il fumait mal, sans aspirer, et tenait sa cigarette comme le font les femmes, entre deux doigts nerveusement tendus.

— Tu ne sais même pas fumer, s’écria la fille et elle lui arracha la cigarette des mains, d’un geste brutal. Laisse ça !

— Tu te fâches de nouveau...

— Certainement...

— Et pourquoi, Liouba ? Réfléchis donc : c’est vrai que je n’ai pas dormi les deux dernières nuits ; j’ai couru par la ville comme un loup traqué. Si tu me livres, on m’arrêtera, quel plaisir en auras-tu ? Et je ne me rendrai pas vivant, Liouba...

Il se tut.

— Tu tireras ?

— Oui, je tirerai.

La musique avait cessé ; mais l’ivrogne affolé par l’alcool continuait à pousser des cris affreux ; quelqu’un essayait de lui fermer la bouche avec la main ; soit pour plaisanter, soit sérieusement et le son, en sifflant entre les doigts, devenait encore plus terrible et sauvage. Dans la chambre flottait une odeur épaisse et moite de savon à bon marché ; au mur, des jupes et des corsages pendaient, fripés et aplatis, sans un rideau pour les recouvrir. Et ce spectacle était si répugnant, la pensée que toutes ces choses participaient de la vie était si douloureux qu’il haussa les épaules avec pitié et regarda encore une fois autour de lui...

— Comme c’est drôle, chez vous ! dit-il pensivement et son regard se posa sur Liouba.

— Pourquoi ? fit-elle brièvement.

Devant l’attitude de la femme, il comprit qu’il fallait avoir pitié d’elle ; et dès qu’il l’eût compris, il la plaignit sincèrement.

— Pauvre Liouba !

— Tu dis ?

— Donne-moi la main...

Et pour montrer à la fille qu’il estimait en elle l’être humain, il lui prit la main et la porta respectueusement à ses lèvres.

— C’est à moi que tu fais cela ?

— Oui, Liouba, à toi !

Et tout à fait bas, comme pour remercier, la fille dit :

— Va-t’en ! Va-t’en donc, imbécile !

Il ne comprit pas du coup.

— Quoi ?

— Va-t’en ! Va-t’en d’ici ! Fiche le camp !

À grands pas, sans mot dire, elle traversa la pièce, ramassa le faux-col dans un coin et le lui lança avec une expression de dégoût intense, comme si c’eût été le chiffon le plus souillé, le plus malpropre qu’elle eût trouvé. Sans rien dire, sans honorer la fille d’un regard, plein de dignité, il remit son col, lentement et tranquillement ; mais, l’instant d’après, avec un glapissement sauvage, Liouba le frappa avec violence sur sa joue glabre. Le faux-col roula à terre et l’homme chancela. Très pâle, presque bleu, mais sans se départir de son calme, avec le même air altier, il fixa sur Liouba ses yeux pesants et immobiles.

— Eh bien ! souffla-t-elle.

Il continuait à la fixer sans répondre. Complètement affolée par cette impassibilité hautaine, terrifiée, perdant l’esprit, comme devant une sourde muraille de pierre, la fille le prit par les épaules et l’assit avec force sur le lit. Puis, se penchant tout près de lui, vers son visage, vers ses yeux, elle haleta :

— Eh bien ! pourquoi ne dis-tu rien ? Que vas-tu faire de moi, canaille ? Me baiser la main ? Tu viens faire le fanfaron ici ! Exhiber ta beauté ! Que fais-tu donc de moi, pauvre malheureuse que je suis ?

Elle le secouait par les épaules et ses doigts minces, en se serrant et se desserrant inconsciemment comme ceux d’un chat, le griffaient à travers sa chemise.

— Tu n’as jamais eu de femme, dis-tu ? Et c’est à moi que tu oses dire cela, à moi que tous les hommes... tous... Es-tu donc inconscient pour me parler ainsi ! « Je ne me rendrai pas vivant », proclames-tu ? Eh bien, moi, je suis morte, comprends-tu cela, bandit ! je suis morte ! Et je te crache à la figure !... Tiens... vivant ! Tiens, canaille, tiens !

Avec une fureur qu’il ne pouvait plus contenir, il la poussa loin de lui et elle alla donner de la nuque contre le mur. Il ne raisonnait déjà plus bien, sans doute, car son geste suivant, tout aussi rapide et résolu, fut de sortir son revolver et il sembla qu’une bouche noire s’était mise à sourire. Mais la fille ne voyait ni le visage grimaçant de colère folle, ni l’arme menaçante... Cachant ses yeux sous ses mains, comme pour les enfoncer dans son crâne, elle traversa la chambre à grands pas rapides et se jeta sur le lit, le visage sur les oreillers. Et elle se mit aussitôt à sangloter silencieusement.

Ce qu’il attendait ne se produisait pas ; il n’arrivait que des choses stupides et insensées. Il haussa les épaules, cacha dans sa poche son arme inutile et se mit à aller et venir dans la chambre. La fille pleurait. Les mains dans les poches, il s’arrêta près d’elle et la regarda. Couchée sur le ventre, la femme sanglotait éperdument, dans une affreuse crise d’hystérie. Ses omoplates pointues et nues se rejoignaient presque, par moments, comme si on eût mis sous la poitrine de Liouba des charbons ardents ; puis elles se séparaient lentement, comme si la femme s’en fût allée on ne sait où en serrant sa douleur contre son sein. La musique avait recommencé ; des officiers étaient venus, sans doute, car on entendit un cliquetis d’éperons. Jamais encore il n’avait vu pleurer de la sorte. Aussi en était-il troublé. Sans savoir pourquoi, il sortit les mains de ses poches et dit tout bas :

— Liouba !

Elle pleurait.

— Liouba ! Qu’as-tu, Liouba ?

Elle répondit, mais si bas qu’il n’entendit pas ; il s’assit à côté du lit, pencha vers elle sa grosse tête rase et posa la main sur les épaules de la femme ; et sa main se mit à trembler follement, comme tremblaient les pauvres épaules nues.

— Je ne comprends pas ce que tu dis, Liouba !

Et une voix lointaine, sourde, pleine de larmes implora ;

— Ne t’en va pas encore... Il y a... des officiers... Ils peuvent... te... Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

Elle s’assit vivement sur le lit et resta immobile, après avoir battu des mains, les yeux écarquillés fixant l’espace avec terreur. Ce fut un regard effrayant et il ne dura qu’un instant. Elle se jeta de nouveau sur les oreillers et recommença à pleurer. Au salon, les éperons cliquetaient en cadence et le pianiste, excité ou effrayé peut-être, marquait avec zèle le rythme de la danse entraînante.

— Bois un peu d’eau, Liouba... Allons, bois ! Je t’en prie, chuchota-t-il en se penchant vers elle.

Mais l’oreille de la femme était cachée par les cheveux et, craignant qu’elle ne l’entendît pas, il écarta doucement les mèches noires un peu bouclées, desséchées par le fer et découvrit une petite coquille rouge et ardente.

— Bois, je t’en prie !

— Non, je ne veux pas. C’est inutile. Ça passera comme ça.

Elle se cachait, en effet. Les sanglots cessèrent peu à peu. Elle eut ensuite un long gémissement assourdi ; puis les épaules ne tremblèrent plus et restèrent immobiles, comme profondément pensives. Il caressait doucement la femme depuis le cou jusqu’à la dentelle de la chemise et recommençait.

— Es-tu mieux, Liouba ?

Elle ne répondit pas, poussa un profond soupir et, se tournant, elle lui jeta un coup d’œil rapide. Puis, elle posa les pieds à terre et s’assit à côté de lui. Après avoir soupiré de nouveau, elle posa sa tête sur l’épaule de l’homme, en un geste simple et doux ; et avec la même simplicité, il l’enlaça et l’attira un peu à lui. Il n’était plus troublé de sentir que ses doigts touchaient l’épaule nue ; ils restèrent ainsi longtemps, sans parler, fixant devant eux le regard de leurs yeux assombris qui s’étaient tout à coup cernés. Ils soupiraient.

Soudain, des bruits de pas et des voix résonnèrent dans le corridor, des éperons cliquetèrent doucement, et tous ces sons se rapprochèrent et s’arrêtèrent devant la porte. Il se leva vivement ; on frappait déjà à l’huis, d’abord avec les doigts, puis à coups de poing et la voix rauque d’une femme criait : — Liouba ! Ouvre !

 

CHAPITRE IV

Il la regarda et attendit.

— Donne-moi un mouchoir ! dit-elle sans jeter les yeux sur lui et elle tendit la main.

Elle s’essuya soigneusement le visage, se moucha avec bruit, lança le mouchoir sur les genoux de son compagnon et se dirigea vers la porte. Il la suivait des yeux et attendait. En passant, Liouba tourna le commutateur et il fit tout à coup si sombre que l’homme entendit le bruit de sa propre respiration, un peu oppressée. Et sans savoir pourquoi, il se rassit sur le lit qui grinça un peu.

— Hé bien ! qu’y a-t-il ? Que voulez-vous ? demanda Liouba à travers la porte, sans ouvrir, et sa voix calme trahissait un secret mécontentement.

Plusieurs voix féminines s’élevèrent à la fois, s’interrompant l’une l’autre. Et toutes s’interrompirent ensemble lorsqu’une voix masculine demanda quelque chose, en insistant avec une politesse étrange.

— Non, je ne veux pas.

Les voix résonnèrent de nouveau, et de nouveau, les coupant comme des ciseaux tranchant un fil de soie dévidé, s’éleva la voix masculine, jeune et persuasive. Des éperons cliquetèrent nettement, comme si celui qui parlait avait salué. Et, chose étrange, Liouba se mit à rire.

— Non, non, je n’irai pas. Oui, c’est bon, c’est bon. Vous avez beau me donner de gentils petits noms, je n’irai quand même pas.

Encore des rires, des jurons, un cliquetis d’éperons et tout s’éloigna de la porte pour mourir on ne sait où, au fond du corridor. Trouvant dans l’obscurité le genou de son compagnon, Liouba s’assit à côté de lui, mais elle ne replaça plus la tête sur son épaule. Elle expliqua brièvement :

— Les officiers organisent un bal. Ils invitent tout le monde. On dansera le cotillon.

— Liouba ! demanda-t-il d’une voix caressante, donne-nous de la lumière, je t’en prie.

Sans mot dire, elle se leva et tourna le commutateur. Mais au lieu de s’asseoir à côté de lui, elle reprit sa place sur une chaise en face du lit, de l’air renfrogné d’une maîtresse de maison qui a des visiteurs ennuyeux et lents à partir.

— Vous n’êtes pas fâchée contre moi, Liouba ?

— Pourquoi le serais-je ?

— J’ai été très étonné de vous entendre rire si gaîment à l’instant. Comment cela vous est-il possible ?

Elle rit, sans le regarder.

— C’est amusant et je ris, voilà tout ! Mais vous ne pouvez pas vous en aller tout de suite. Il faut attendre que les officiers soient partis. Ils ne resteront pas longtemps.

— J’attendrai. Merci, Liouba.

Elle eut de nouveau un petit rire.

— Merci de quoi ? Comme vous êtes poli !

— Cela vous plaît ?

— Non, pas beaucoup. À quelle classe appartenez-vous ?

— Mon père était docteur, médecin militaire. Mon grand-père était paysan. Nous sommes des Vieux-croyants.

Liouba le regarda avec quelque intérêt.

— Tiens ! Et vous ne portez pas de croix au cou ?

— Une croix ! fit-il en souriant. Nous portons notre croix sur le dos.

La jeune fille fronça un peu les sourcils.

— Vous vouliez dormir. Au lieu de bavarder, vous feriez mieux de vous coucher.

— Non, je ne veux pas me coucher. Je ne veux plus dormir.

— Comma vous voudrez.

Il y eut un long silence embarrassé. Liouba regardait à terre d’un air déconcerté. Des yeux, il faisait le tour de la chambre, évitant chaque fois avec soin le regard de la femme.

Le silence devenait pénible ; il demanda :

— Pourquoi ne buvez-vous pas ?

Elle tressaillit :

— Quoi ?

— Buvez donc, Liouba. Pourquoi ne buvez-vous pas ?

— Je ne veux pas boire seule.

— Par malheur, je ne bois pas d’alcool.

La fille ne répondit rien et se détourna. Mais elle surprit le regard de l’homme posé sur ses épaules nues, et elle se couvrit d’un fichu tricoté en laine grise.

— Il fait froid ! dit-elle d’une voix saccadée.

— Oui, un peu ! acquiesça-t-il, quoiqu’il fît chaud dans la chambrette.

De nouveau, régna un long silence embarrassé. Du salon, arrivaient les sons bruyants et entraînants d’une ritournelle.

— Ils dansent, dit-il.

— Oui, répondit-elle.

— Pourquoi vous êtes-vous emportée contre moi, Liouba ? Pourquoi m’avez-vous frappé ?

La fille répondit avec rudesse, après un instant de silence :

— Il le fallait. Je ne vous ai pas tué, n’est-ce pas ?

Elle eut un mauvais rire.

Elle avait dit : « Il le fallait. » Elle le regardait en face, de ses yeux noirs cernés, en souriant d’un sourire pâle et décidé. Et il était difficile à l’homme de croire que cette tête irritée et pâle était celle qui s’était posée sur son épaule quelques minutes auparavant, celle qu’il avait caressée.

— Ah ! c’est cela ! dit-il d’une voix sombre.

Il se mit à arpenter la pièce, sans faire un pas vers elle et quand il reprit sa place, il avait un air sévère, froid et un peu hautain. Les sourcils levés, il regarda au plafond où jouait une tache claire aux bords roses. Quelque chose de petit, de noir voletait, sans doute une mouche d’automne attardée et que la chaleur avait ranimée.

La fille se mit à rire bruyamment.

— Qu’est-ce qui vous amuse ? fit-il en la regardant avec froideur ; puis il se détourna.

— Rien. Vous avez tout de même l’air d’un écrivain. Cela ne vous fâche pas que je vous le dise ? Eux aussi, ils commencent à prendre les gens en pitié, et ensuite, ils s’irritent parce qu’on ne les adore pas comme des images saintes. Ils sont si susceptibles ! S’ils étaient Dieu, ils ne nous feraient pas grâce d’un seul cierge !

— Et d’où connaissez-vous les écrivains, puisque vous ne lisez rien ?

— Il y en a un qui vient ici, répliqua Liouba.

Il se mit à réfléchir, en fixant sur elle un regard immobile, lourd, investigateur, trop calme même. En homme dont toute la vie n’a été qu’une lutte, il avait le vague sentiment que Liouba était une âme rebelle, ce qui le troublait et le poussait à chercher pourquoi la colère de la fille s’était portée sur lui. Ses relations avec des écrivains, sa conduite qui pouvait être si correcte et si digne par moments, ses paroles haineuses, tout cela la relevait involontairement aux yeux de l’homme et donnait au soufflet qu’elle lui avait lancé un caractère beaucoup plus grave et plus sérieux qu’une simple incartade de prostituée hystérique, à demi-ivre. Simplement irrité, mais nullement offensé au premier abord, il se sentait à présent blessé, et pas rien qu’en esprit.

— Pourquoi m’avez-vous frappé, Liouba ? Quand on soufflette quelqu’un, on doit lui dire pourquoi ! répéta-t-il d’une voix sombre et insistante. Et dans ses pommettes saillantes, sur son front pesant qui écrasait les yeux, il y avait l’obstination et la dureté de la pierre.

— Je ne sais, répondit Liouba, avec le même entêtement, mais en évitant son regard.

Elle ne voulait pas répondre. Il haussa les épaules et se remit à examiner la fille et à réfléchir. En temps ordinaire, sa pensée était lente et difficile ; mais une fois alarmée, elle se mettait à travailler avec une force et une inflexibilité presque automatiques ; elle était pareille à une presse hydraulique qui fend des pierres, courbe des poutres de métal et écrase des gens, s’ils tombent sous sa coupe, avec indifférence, lentement, fatalement. Sans regarder à droite ni à gauche, dédaignant les sophismes, les allusions, les échappatoires, il actionnait sa pensée lourdement, cruellement même, jusqu’à ce qu’elle commençât à flamber ou qu’elle arrivât à la barrière logique extrême, au-delà de laquelle il y a le vide et le mystère. Il ne séparait pas sa pensée de lui-même ; il pensait tout entier, pour ainsi dire, de tout son corps ; et, chaque déduction logique devenait aussitôt effective pour lui, comme il n’arrive que chez les gens robustes et simples, qui n’ont pas encore fait de leur pensée un jouet.

Et maintenant qu’il était bouleversé, sorti de son ornière, — pareil à une locomotive qui a déraillé dans de profondes ténèbres et qui continue, par prodige, à bondir par-dessus les monticules et les monceaux, — il cherchait sa voie et voulait la trouver à tout prix. Mais la fille se taisait et visiblement n’avait nul désir de parler.

— Liouba ! Causons tranquillement ! Il faut pourtant...

— Je ne veux pas causer tranquillement...

Il reprit :

— Écoutez, Liouba. Vous m’avez frappé et je ne puis laisser passer cela...

La fille ricana :

— Vraiment ? Et que voulez-vous me faire ? Vous me citerez devant le juge de paix...

— Non. Mais je reviendrai ici jusqu’à ce que vous vous soyiez expliquée.

— Je vous en prie ! Autant de gagné pour la patronne...

— Je reviendrai demain. Je reviendrai...

Et soudain, en même temps qu’il pensait qu’il ne pourrait revenir ni le lendemain ni le surlendemain, il devina, il eut la certitude de savoir pourquoi la fille avait agi de la sorte. Il en devint tout joyeux.

— Ah ! c’est cela. Vous m’avez frappé parce que je vous ai plainte, parce que ma pitié vous a outragée. En effet, c’était bête de ma part ! Pourtant, je ne voulais pas vous offenser, je vous le jure, mais peut-être était-ce en effet outrageant pour vous. Évidemment, puisque vous êtes un être humain comme moi...

— Quelle espèce d’être humain ? ricana-t-elle.

— Allons, assez ! Faisons la paix ; donnez-moi la main...

Liouba pâlit un peu.

— Vous voulez que je vous donne encore une gifle ?

— Non, donnez-moi la main, comme à un camarade ! En camarade ! s’écria-t-il avec sincérité, en prenant on ne sait pourquoi une voix de basse.

Mais Liouba se leva et reculant un peu, elle déclara :

— Écoutez : ou bien vous êtes un imbécile, ou bien on ne vous a pas encore assez battu !

Puis elle le regarda et, avec un bruyant éclat de rire :

— Par Dieu, je vous le jure, mon écrivain ! Vous êtes un écrivain de la plus belle eau ! Et comment ne vous battrait-on pas, mon petit !

Pour elle, le mot d’ « écrivain » était à coup sûr une injure et elle attachait à ce terme un sens particulier et défini. Avec un mépris parfait, absolu, sans prendre garde à lui, le traitant comme une chose, comme un idiot ou un ivrogne, elle se mit à aller et venir, sans se gêner, dans la pièce ; elle lui jeta en passant :

— Est-ce que je t’ai fait bien mal en te battant ? Pourquoi geins-tu encore ?

Il ne répondit rien.

— Mon écrivain prétend que je lui fais très mal quand je le bats. Mais peut-être a-t-il un visage plus aristocratique que le tien ; on doit pouvoir taper tant qu’on veut sur ton museau de paysan, sans que tu sentes rien ? Ah ! que de gens j’ai déjà giflés ! Pourtant personne ne me fait moins pitié que mon petit écrivain. « Bats-moi, bats-moi, me répète-t-il, c’est tout ce que je mérite. » Il est saoul, il bave, il est dégoûtant même à gifler. Quelle crapule !... Et je me suis fait mal avec ton museau ! Tiens, embrasse la meurtrissure.

Elle tendit la main vers les lèvres de l’homme et se remit à aller et venir d’un pas précipité. Son excitation croissait ; il semblait par moments qu’elle étouffait dans une atmosphère brûlante ; elle se frottait la poitrine, ouvrait la bouche toute grande pour aspirer l’air et se retenait machinalement aux draperies de la fenêtre. Par deux fois déjà, elle s’était versé du cognac et avait vidé le verre. La seconde fois, il s’en aperçut et lui fit observer avec maussaderie :

— Je croyais que vous ne vouliez pas boire seule ?

— Je n’ai point de caractère, mon petit ! répliqua-t-elle simplement. Et puis, je suis empoisonnée ; dès que je ne bois pas, j’étouffe. C’est de ça que je crèverai.

Et tout à coup, comme si elle venait seulement de s’apercevoir de sa présence, elle prit un air étonné et dit en riant :

— Ah ! c’est toi ! Tu es encore là ! Tu n’es pas parti !

Avec un regard sauvage, elle arracha son châle tricoté et de nouveau ses épaules et ses bras minces, délicats et rosés, apparurent.

— Pourquoi donc avais-je mis mon châle ! Il fait déjà trop chaud sans cela, et moi... C’était pour le ménager... Ah ! c’est bien nécessaire ! Écoutez, déshabillez-vous ! Allons, mon petit, allons, mon chéri, qu’est-ce que ça peut vous faire...

Elle riait, et le rire la suffoquait ; elle le priait en tendant les bras. Puis elle se laissa glisser à terre, s’agenouilla et lui prit la main ; elle l’implora :

— Allons, mon chéri, mon ami, je vous baiserai les mains.

Il s’écarta et demanda avec une tristesse amère :

— Pourquoi me tourmentez-vous, Liouba ? Que vous ai-je fait ? Je n’ai que de bonnes intentions... Pourquoi vous moquez-vous de moi ? Vous ai-je offensée ? Si je l’ai fait, je vous en demande pardon. Je suis si... si ignorant dans toutes ces affaires...

Liouba haussa avec mépris ses épaules nues, se leva et s’assit, d’un mouvement souple. Elle haletait.

— Vous ne voulez pas ? C’est dommage ; j’aurais aimé vous voir...

Il balbutia quelque chose, s’interrompit et reprit en hésitant, en traînant les mots :

— Écoutez, Liouba... Évidemment, je... Ce ne sont que des bêtises... Et si vous le désirez tant, je... on peut éteindre la lumière. Éteignez, Liouba.

— Quoi ? fit la fille étonnée en écarquillant les yeux.

— Je veux dire, fit-il précipitamment, que vous êtes une femme et moi, je... j’ai eu tort, c’est certain... Ne croyez pas que c’est par pitié, Liouba, non, non, pas du tout... Moi-même, je... Éteignez, Liouba !

En souriant d’un sourire embarrassé, il tendit les bras vers elle, avec la tendresse gauche de ceux qui n’ont jamais possédé une femme. Et il vit qu’elle avait étroitement entrelacé les doigts et les avait portés à son menton ; on eût dit qu’elle s’était transformée tout entière en un immense souffle retenu dans la poitrine soulevée. Et les yeux de la femme s’étaient agrandis et avaient une expression de terreur, de douleur, d’indicible mépris.

— Qu’avez-vous, Liouba ? demanda-t-il en reculant. Avec une froide terreur, elle chuchota sans desserrer les doigts :

— Vaurien ! Mon Dieu ! Quel vaurien tu es !

Cramoisi de honte, humilié de l’avoir outragée, il tapa du pied et lança des paroles brèves et insultantes :

— Prostituée ! Fille ! Tais-toi !

Mais elle hochait la tête et répétait :

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Quel vaurien tu es !

— Silence, canaille ! Tu es saoule ! Tu es folle ! Crois-tu que j’aie besoin de toi ? Crois-tu que j’aie besoin de ton corps souillé ? Crois-tu que je me sois gardé pour une créature de ta sorte ? Ordure ! Tu mérites d’être battue ! Et il leva la main comme pour la souffleter, mais il ne la toucha pas.

— Mon Dieu ! Mon Dieu !

— Et on a pitié d’elles ! Il faudrait les anéantir ces viles créatures, elles et leurs amants ! C’est de moi, de moi que tu as osé penser cela !

Il serra avec violence les bras de la femme et la jeta sur une chaise.

— Tu es un honnête homme, n’est-ce pas ? Tu es un honnête homme ?

Elle riait avec ravissement, comme si elle eût été en proie à une joie folle.

— Oui, je suis un honnête homme ! J’ai été honnête toute ma vie ! Et pur ! Mais toi ! Qu’es-tu, toi, ordure, malheureuse dégradée !

— Honnête homme ! répéta-t-elle, ivre d’enthousiasme.

— Oui, honnête homme ! Après-demain j’irai à la mort pour les autres, et toi, que feras-tu ? Tu dormiras avec mes bourreaux ! Appelle tes officiers ! Je te jetterai à leurs pieds, qu’ils reprennent leur charogne. Appelle-les !

Liouba se leva lentement. Et quand, surexcité, fier, les narines gonflées, il la regarda, il rencontra un regard aussi hautain et plus méprisant encore que le sien. Il y avait même comme une lueur de pitié dans les yeux orgueilleux de la prostituée, qu’un miracle avait soudain placée sur les marches d’un trône invisible, d’où elle regardait avec une attention froide et sévère quelque chose de petit, de criard et de lamentable qui se tenait à ses pieds. Elle ne riait plus, elle ne semblait pas émue et l’œil cherchait involontairement les marches sur lesquelles elle se tenait, tant elle savait regarder de haut.

— Qu’es-tu ? demanda-t-il, sans céder, irrité encore, mais subissant déjà l’influence du regard hautain et calme de la femme.

Sévèrement, avec une conviction menaçante derrière laquelle on sentait des millions de vies détruites, une mer de larmes douloureuses, la révolte ardente et incessante de la justice indignée, elle demanda :

— Quel droit as-tu d’être bon, alors que je suis mauvaise ?

— Quoi ? demanda-t-il, sans comprendre sur-le-champ, terrifié par le gouffre qui venait d’ouvrir une gueule noire sous ses pieds.

— Il y a longtemps que je t’attendais.

— Tu m’attendais ?

— Oui, j’attendais un honnête homme. Voilà cinq ans que j’attends, peut-être plus. Tous ceux qui viennent ici confessent qu’ils sont des coquins, ce qui, d’ailleurs, est la vérité. Au commencement, mon écrivain se vantait d’être honnête, par la suite, il m’a avoué qu’il était lui aussi, une fripouille. Je n’ai que faire de gens pareils.

— Que te faut-il donc ?

— Toi, mon ami, toi. Oui, parfaitement, un homme comme toi ! (Elle le toisa avec attention des pieds à la tête, très calmement, en hochant la tête.) Merci d’être venu.

Lui, qui n’avait peur de rien, il se sentit tout à coup mal à l’aise.

— Que te faut-il donc ? répéta-t-il en reculant.

— J’avais besoin de battre un honnête homme, mon petit, un véritable honnête homme. À quoi bon battre les autres, on ne fait que se salir les mains. Maintenant, c’est fait et je puis me baiser la main. Bonne main, tu as frappé un juste !

Elle se mit à rire et baisa sa main droite à trois reprises. Il la regardait d’un air sauvage et ses pensées si lentes d’ordinaires couraient maintenant avec une rapidité désespérée ; en un noir nuage quelque chose d’horrible et d’irréparable comme la mort s’avançait.

— Tu viens de dire quelque chose... Qu’as-tu dit ?

— J’ai dit : « Il est honteux d’être honnête. » Tu ne le savais pas ?

— Non ! murmura-t-il et il s’abîma dans une profonde méditation, comme s’il avait oublié la femme. Il s’assit.

— Eh bien, apprends-le.

Elle parlait avec calme et seul, le soulèvement de sa poitrine, sous sa chemise, décelait son émotion intense, le cri tumultueux qu’elle comprimait.

— Eh bien, le sais-tu ?

— Quoi ? fit-il en revenant à lui.

— Le sais-tu maintenant ?

— Attends !

— J’attendrai, mon ami. J’attends depuis cinq ans, j’attendrai bien encore cinq minutes.

Elle se laissa tomber sur une chaise, croisa ses bras nus derrière sa tête et ferma les yeux.

— Ah ! mon chéri ! Mon chéri !

— Tu as dit qu’il est honteux d’être honnête ?

— Oui, chéri, c’est honteux.

— Mais alors, c’est...

Il s’arrêta, terrifié.

— Oui, oui. Cela te fait peur ? Ce n’est rien, ce n’est rien. C’est tout d’abord seulement que c’est terrible.

— Et après ?

— Reste avec moi et tu le sauras.

Il ne comprit pas.

— Comment, rester avec toi ?

La fille s’étonna à son tour.

— Où pourrais-tu aller, après cela ? Prends garde, mon ami, ne me trompe pas. Tu n’es pas un coquin, toi, tu n’es pas comme les autres. Si tu es honnête, tu resteras. Ce n’est pas en vain que je t’ai attendu cinq ans.

— Tu es folle ! dit-il d’un ton tranchant.

Elle le regarda avec sévérité et le menaça même du doigt.

— Ne parle pas ainsi. Du moment que la vérité est venue à toi, tu dois t’incliner très bas devant elle et non pas dire : « Tu es folle ! » C’est mon écrivain qui dit : « Tu es folle ! » Mais lui, c’est une canaille ! Toi, sois honnête !

— Et si je ne restais pas ! ricana-t-il d’un air sombre, les lèvres blêmies et tordues.

— Tu resteras ! dit-elle avec assurance. Où irais-tu maintenant ? Tu ne peux aller nulle part. Tu es honnête. Je l’avais déjà compris quand tu m’as baisé la main. « C’est un imbécile, ai-je pensé, mais un honnête homme. » Cela ne te fâche pas, que je t’aie pris pour un imbécile ? D’ailleurs, c’est de ta faute. Pourquoi m’as-tu offert ta virginité ? Tu as pensé que si tu me sacrifiais ton innocence, je te laisserais la paix ? Ah ! nigaud ! Petit nigaud ! Tout d’abord j’ai été vexée. « Eh quoi, pensai-je, il ne me considère pas comme une créature humaine », puis j’ai vu que ta réserve était le fait de ton honnêteté. Et tu t’es dit ceci : « Je lui sacrifierai ma virginité et par là, je deviendrai plus pur encore. » Ce sera comme une pièce de monnaie enchantée qu’on donne à un mendiant et qui vous revient, et ainsi de suite. Non, mon chéri, ça ne se passera pas ainsi.

— Non ?

— Non, non, mon petit ! répéta-t-elle en traînant les mots. Je n’accepterai de toi que ce que tu as de plus cher ! Peut-être ne me sacrifies-tu ta virginité que parce qu’elle te paraît inutile. As-tu une fiancée ?

— Non.

— Si tu en avais une, qu’elle t’attendît demain devant l’autel, me l’aurais-tu donnée, ta virginité ?

— Je n’en sais rien, répondit-il en hésitant.

— Non, sans doute. Tu m’aurais dit : « Prends plutôt ma vie, mais laisse-moi l’honneur ! » Tu sacrifies ce que tu as de moins cher ! Or, j’exige ce que tu as de plus cher, ce sans quoi tu ne pourrais vivre toi-même !

— Mais pourquoi ? Pourquoi ?

— Comment, pourquoi ? Mais pour que tu ne sois pas honteux.

— Liouba ! s’exclama-t-il, étonné. Écoute, mais tu es toi-même...

— Honnête, n’est-ce pas ? On me l’a déjà dit. Mon écrivain me l’a répété plus d’une fois. Seulement, cela n’est pas vrai, mon chéri. Je suis une véritable prostituée. Tu le verras, si tu restes...

— Mais je ne resterai pas ! cria-t-il, les dents serrées.

— Ne crie pas, mon chéri. Crier contre la vérité ne sert à rien. La vérité vient comme la mort, accepte-la, quelle qu’elle soit. Il est dur de rencontrer la vérité, mon chéri, je le sais par moi-même !

Et elle ajouta tout bas, en le regardant en face : « Dieu, Lui, est bon aussi ! »

— Alors ?

— Rien... Il faut que tu comprennes toi-même ; moi, je ne dirai plus rien. Il y a cinq ans que je n’ai pas été à l’église. La voilà, la vérité !

La vérité... Quelle vérité ? Quelle était encore cette terreur nouvelle et inconnue, qu’il n’avait éprouvé ni devant le visage de la mort ni devant celui de la vie. La vérité !

Lui ne savait dire que oui, ou non ; il était assis, soutenant de la main sa grosse tête aux pommettes saillantes et mouvant lentement les yeux comme s’il examinait la vie d’une extrémité à l’autre. Et la vie tombait en ruines, pareille à une petite boîte close, mouillée par la pluie d’automne, dans laquelle il était impossible de reconnaître le temple si beau et si pur où son âme était renfermée, peu de temps auparavant. Il se rappela les chers camarades avec lesquels il avait vécu et travaillé, étroitement uni à eux dans la joie comme dans la souffrance ; ils lui semblèrent étrangers ; leur vie lui parut incompréhensible et leur besogne stupide. On eût dit que des mains puissantes s’étaient emparées de son âme, la brisaient, comme on brise une canne sur un genou solide, et en jetaient les débris au loin. Il n’était que depuis quelques heures dans cette maison, il y avait quelques heures seulement qu’il avait quitté ses compagnons, et déjà il lui semblait qu’il était là depuis toujours, en face de cette femme à demi-nue, à entendre un bruit de musique lointaine et un cliquetis d’éperons. Il ne savait pas s’il était au-dessus ou au-dessous de ce qui, le jour même encore, constituait sa vie et son âme ; il savait seulement qu’il était hostile à tout cela, et il en souffrait. Il était honteux d’être honnête...

Et il comprit soudain, avec effroi, avec une souffrance indicible que cette vie-ci était terminée à jamais pour lui, puisqu’il ne pouvait plus être honnête. Son intégrité seule le faisait vivre, elle était toute sa joie, elle seule l’armait contre la vie et la mort ; dès qu’elle faisait défaut, rien ne subsistait : c’étaient les ténèbres ! Ah ! pourquoi était-il venu dans cette maison maudite ? Pourquoi n’était-il pas resté dans la rue ? et ne s’était-il pas livré aux policiers ? Maintenant, il était trop tard, même pour aller en prison !

— Tu pleures ? demanda la fille, avec inquiétude.

— Non, répliqua-t-il d’un ton tranchant. Je ne pleure jamais.

— Tu as raison, mon chéri. C’est nous autres, les femmes, qui pouvons pleurer, mais pas les hommes. Si vous vous mettiez à pleurer vous aussi, qui répondrait à Dieu ?

— Liouba ! cria-t-il avec angoisse. Que faire ! Que faire !

— Reste avec moi ! Reste avec moi ! Car tu es à moi maintenant.

— Et eux ?

Elle fronça les sourcils :

— Qui « eux ? »

— Mais les hommes, tous les hommes ! répliqua-t-il avec fureur. Ceux pour qui j’ai travaillé ? Ce n’est pourtant pas pour moi, ce n’est pas pour mon propre plaisir que j’ai enduré tant de tourments et que je me suis préparé au crime !

— Ne me parle pas des autres ! dit-elle sévèrement, et ses lèvres se mirent à trembler. Ne me parle pas d’eux, sinon je te battrai de nouveau, entends-tu ?

— Mais qu’as-tu ? demanda-t-il, étonné.

— Que suis-je, moi, un chien ? Sommes-nous des chiens, nous tous ? Prends garde, mon chéri. Tu t’es caché derrière les gens assez longtemps, ça suffit ! Tu ne te déroberas pas aux yeux de la vérité, mon petit, tu ne pourras te cacher nulle part. Et si tu aimes les hommes, si tu as pitié de notre malheureuse humanité, hé bien, prends-moi ! Et moi, mon chéri, je te prendrai !

 

CHAPITRE V

Elle était assise, les bras croisés derrière la tête, tout alanguie de ravissement, follement heureuse, comme insensée. Elle hochait la tête et sans ouvrir ses yeux rêveurs et extasiés, elle parlait lentement, presque en chantant :

— Mon bien-aimé ! Nous pleurerons ensemble ! Oh ! que nous pleurerons avec douceur, mon chéri ! Je pleurerai pour toute ma vie ! Il est resté avec moi, il n’est pas parti ! Quand je t’ai vu dans la glace, ce soir, je me suis dit aussitôt : « Voilà celui qui m’est destiné, le voilà, mon bien-aimé. » Je ne sais pas qui tu es, mon frère ou mon fiancé, mais tu m’es tout proche, je te désire...

Il se rappela lui aussi le couple tragique et noir reflété dans le cadre doré de la glace et l’impression qu’il avait eue : « C’est comme à un enterrement. » Et soudain, il éprouva une douleur insupportable. Cette scène lui parut être un cauchemar si atroce que, dans son angoisse, il grinça des dents. Et sa pensée s’évadant au loin, dans le passé, il se souvint de son revolver, fourré dans sa poche, il se rappela la poursuite des deux derniers jours, la porte unie sans poignée, la sonnette qu’il avait cherchée, le gros valet de chambre bouffi qui avait ouvert, avant d’avoir eu le temps de passer un habit sur sa chemise de coton malpropre, la propriétaire de la maison close qui l’avait introduit dans le salon blanc où se trouvaient les trois femmes, des inconnues.

Et il se sentait de plus en plus libre ; enfin, il lui parut évident qu’il n’était pas resté le même, qu’il était complètement, absolument libre, qu’il pouvait aller où bon lui semblerait.

D’un regard sévère, il fit le tour de cette pièce inconnue, et avec l’assurance d’un homme qui se réveille un instant du sommeil de l’ivresse et se trouve dans un milieu étranger, il jugea tout ce qu’il vit sans bienveillance.

— Qu’est-ce que cela ? Quel non sens ! Quel rêve stupide !

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Cependant, la musique vibrait toujours ; la femme était assise là, les bras croisés derrière la tête, souriante, sans avoir la force de parler, épuisée par le fardeau d’un bonheur suprême, inouï. Ce n’était donc pas un rêve !

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— Qu’est-ce alors ? Serait-ce la vérité ?

— Oui, la vérité, mon chéri ! Nous ne pouvons plus nous séparer !

C’est la vérité ! La vérité, ce sont ces jupes aplaties et froissées, pendues au mur. La vérité, c’est ce lit, sur lequel des milliers d’hommes ivres se sont tordus dans les spasmes d’une volupté infâme. La vérité, c’est cette puanteur moite et déjà ancienne, qui colle au visage et qui vous dégoûte de la vie. La vérité, c’est cette musique et ces éperons. La vérité, c’est cette femme au visage pâle et tiré, au sourire lamentablement heureux.

Soutenant de nouveau de la main sa tête pesante, il regarda en dessous, du regard d’un loup qu’on va tuer ou qui veut tuer et il pensait des choses sans suite :

« Alors, c’est cela, la vérité ?... Cela signifie que je n’irai là-bas ni demain ni après-demain, que tous sauront pourquoi je n’ai pas accompli ma tâche, que je suis resté avec une fille, que je me suis enivré ! On m’appellera traître, lâche, canaille ; quelques-uns prendront ma défense, ils devineront... non, mieux vaut ne pas compter là-dessus. C’est fini et bien fini. Puisque je suis dans les ténèbres, il faut que j’y reste... »

Et s’adressant à la femme :

— C’est terrible, Liouba !

— C’est terrible, mon bien-aimé ! Il est terrible pour l’homme de rencontrer la vérité.

« Mais pourquoi est-ce terrible ? De quoi ai-je peur ? De quoi puis-je avoir peur, moi qui brûle du véhément désir de me sacrifier ! Bien au contraire, il n’y a rien à craindre. »

— Non, ce n’est pas terrible, Liouba !

— Détrompe-toi, mon chéri. Mais si tu n’as pas peur de la vérité, tant mieux pour toi !...

« Voilà donc comment j’ai fini ! Je ne m’attendais guère à cette fin-là. Ce n’est certes pas ainsi que j’avais espéré terminer ma jeune et belle existence. Mon Dieu ! Mais c’est de la folie ! Je suis devenu fou ! Il n’est pas encore trop tard. Je puis encore m’en aller. »

— Mon bien-aimé ! chuchota la femme.

Il la regarda d’un air maussade. Dans les yeux extasiés et mi-clos de Liouba, dans son sourire insensé et heureux, il y avait une faim insatiable, une soif inextinguible. On eût dit qu’elle venait de dévorer quelque chose d’immense et qu’elle allait recommencer. Il jeta un coup d’œil sombre sur les bras minces et délicats, le creux noir des aisselles et se leva sans se presser. Avec un dernier effort pour sauver quelque chose de précieux, sa vie, sa raison ou la bonne vieille vérité, il se rhabilla lentement, gravement.

— Où vas-tu ? interrogea la femme en le regardant.

Ses bras étaient retombés et elle se tendit tout entière en avant, vers lui.

— Je m’en vais.

— Tu t’en vas ? répéta-t-elle en traînant. Tu t’en vas ? Où ?

Il eut un rire amer.

— Comme si je ne savais pas où aller !... Vers mes camarades.

— Vers les braves gens ?

— Oui, vers les braves gens ! et il rit de nouveau.

Enfin, il fut prêt.

— Donne-moi mon portefeuille, Liouba.

Elle obéit.

— Et ma montre ?

La montre était posée sur la table. Elle la prit et la lui tendit.

— Adieu !

— Tu as eu peur ?

La question était simple et faite d’un ton calme. Il la contempla : grande et bien proportionnée, avec des bras minces pareils à ceux d’un enfant, elle souriait, les lèvres blêmies, et demandait :

— Tu as eu peur ?

Comme elle se transformait vite ! Tantôt elle était puissante, terrible même, tantôt, comme à présent, elle était triste et ressemblait moins à une femme qu’à une fillette. Mais qu’importait ! Il fit un pas vers la porte.

— Et moi, qui croyais que tu resterais !

— Tu dis ?

— Je croyais que tu resterais avec moi.

— Pourquoi ?

— C’est toi qui as la clef dans ta poche... pour que je sois plus heureuse.

Déjà le pêne grinçait.

— Enfin ! Va-t’en ! Va-t’en vers tes braves gens ! Quant à moi, je...

Et alors, en cette dernière minute, alors qu’il lui suffisait d’ouvrir la porte pour retrouver ses camarades et terminer une belle vie par une mort héroïque, il accomplit un acte sauvage et incompréhensible, qui ruina toute son existence. Était-ce la folie qui s’empare parfois si subitement des esprits les plus forts et les plus calmes, ou avait-il vraiment découvert, dans les gémissements ivres du violon, dans le sortilège des yeux peints d’une prostituée, la vérité suprême et terrible de la vie, sa vérité à lui que les autres ne purent et ne peuvent comprendre ? Que ce fût la folie ou la raison, il accepta sa nouvelle conception avec fermeté, irrévocablement.

Il passa lentement, très lentement la main sur son crâne ferme aux cheveux hérissés et, sans même clore la porte, il alla s’asseoir près du lit, à son ancienne place. Pâle, les pommettes larges, il ressemblait à un étranger, à un Anglais.

— Eh bien ! Tu as oublié quelque chose ? fit la femme étonnée, car maintenant, elle ne s’attendait plus à ce qu’il restât.

— Non.

— Alors ? Pourquoi ne t’en vas-tu pas ?

Tranquillement, avec l’expression d’une pierre sur laquelle la vie aurait gravé de sa main pesante un nouvel évangile, terrible et suprême, il dit :

— Je ne veux pas être un honnête homme.

Elle attendait, sans oser croire, soudain effrayée par ce qu’elle avait désiré et cherché depuis si longtemps. Il sourit légèrement, et s’élevant au-dessus d’elle, d’une manière nouvelle, il lui posa la main sur la tête et répéta :

— Je ne veux pas être un honnête homme.

Et la femme s’agita gaîment. Elle le déshabilla comme un enfant, délaça ses bottines, embrouillant les nœuds, lui caressant la tête et les genoux ; elle ne riait même pas, tant son cœur était plein. Tout à coup, elle le regarda en face et prit peur :

— Comme tu es pâle ! Bois ! bois vite ! Tu souffres, Pierre ?

— Je m’appelle Alexis.

— Qu’importe ! Veux-tu que je te verse du cognac dans un grand verre ? Prends garde de te brûler la gorge ; c’est difficile de boire dans un grand verre quand on n’a pas l’habitude...

Et, la bouche ouverte, elle le regarda boire, à petites gorgées mal assurées. Il se mit à tousser.

— Ce n’est rien, ce n’est rien. Tu sauras supporter la boisson, on voit ça du premier coup. Tu es un gaillard ! Ah ! que je suis heureuse !

Et, poussant un cri, elle bondit sur lui et l’étouffa de baisers brefs et violents, auxquels il n’avait pas le temps de répondre. C’était risible : une inconnue qui l’embrassait si passionnément. Il la serra avec force contre lui, lui enlevant soudain toute possibilité de se mouvoir et il la garda un moment ainsi, sans bouger lui-même, comme pour éprouver la force du repos, la force de sa compagne et sa force à lui. Soumise et ravie, Liouba s’engourdissait entre ses bras.

— C’est bien ! dit-il et il poussa un léger soupir.

La femme s’agita de nouveau, brûlant dans sa joie sauvage comme en un foyer. Elle remplit la chambrette d’un tel mouvement, qu’il semblait qu’elle s’était multipliée et que plusieurs femmes à demi-folles parlaient, remuaient et marchaient à la fois. Elle lui versait du cognac et en buvait elle-même. Tout à coup, elle se mit à battre des mains.

— Et le revolver, chéri ! Nous avons oublié le revolver ! Donne, donne vite, il faut le porter au bureau.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai peur de ces affaires-là. S’il partait tout à coup ?

Il eut un petit rire et répéta :

— C’est vrai ! S’il partait tout à coup ? S’il partait tout à coup ?

Il sortit le revolver et le tendit à la fille, lentement, comme s’il soupesait l’arme docile. Il lui remit aussi les réservoirs à cartouches.

— Tiens !

Lorsqu’il fut seul, — démuni du revolver qu’il avait porté tant d’années, — il sentit toute l’immensité du fardeau qu’il avait assumé. Il se mit à aller et venir dans la pièce et, se tournant du côté où devaient se trouver ses anciens camarades, il dit :

— Eh bien !

Et il resta immobile, les bras croisés sur la poitrine.

Il y avait beaucoup de choses dans ce petit mot : un dernier adieu, et un sourd défi, la résolution haineuse et irrévocable de lutter envers et contre tous, fût-ce contre ses camarades, et une plainte, à peine perceptible.

Il était toujours dans la même attitude quand Liouba accourut, tout émue ; elle dit, sur le seuil :

— Tu ne te fâcheras pas, chéri ? J’ai invité des amies ! Ne leur fais pas mauvais accueil... Quelques-unes seulement. Cela ne t’ennuie pas ? Tu comprends : j’ai tellement envie qu’elles te voient, mon bien-aimé, mon chéri. Cela ne te fait rien, n’est-ce pas ? Elles sont si gentilles ! Personne ne les a invitées ce soir et elles sont seules là-bas. Les officiers sont montés dans les chambres. Il y en a un qui a vu ton revolver ; il a déclaré qu’il était excellent. Cela ne te fait rien ? Réponds, chéri ?

Et la fille l’étouffait de baisers rapides, brefs et violents.

Les femmes entraient déjà, glapissantes et maniérées. Elles s’assirent correctement les unes à côté des autres. Fardées, les yeux peints, les cheveux ramenés sur le front, c’étaient les plus laides et les plus vieilles de l’établissement. Les unes feignaient d’être embarrassées et avaient de petits rires ; les autres regardaient l’homme avec gravité, saluaient et tendaient la main en entrant. Sans doute s’étaient-elles déjà couchées, car elles portaient toutes de légères robes de chambre ; l’une d’elles, très grosse, paresseuse et indifférente, arriva même en jupon, ses énormes bras nus, ainsi que sa poitrine grasse, comme enflés. Celle-ci, ainsi qu’une autre fille, semblable à un vieil oiseau méchant, sur le visage de laquelle le fard s’écaillait comme un crépit malpropre sur une muraille, étaient complètement saoules ; leurs compagnes étaient dans une ébriété légère. Et ces créatures à demi-nues, débraillées, glapissantes, l’entourèrent, amenant avec elles une insupportable odeur de corps humain, de bière, de musc et de patchouli. Un sommelier habillé d’un frac trop court et trop étroit, accourut, apportant du cognac et de la bière ; les filles l’accueillirent en criant en chœur :

— Markoucha ! Gentil Markoucha ! Markoucha !

C’était sans doute l’habitude de le recevoir par ces exclamations, car même la grosse fille ivre bourdonna paresseusement :

— Markoucha !

Tout cela était extraordinaire. On buvait, on trinquait, on parlait à la fois de sujets différents. La fille au visage d’oiseau malfaisant racontait, d’une voix criarde et courroucée, les démêlés qu’elle avait eus avec un client. Souvent, on employait des jurons obscènes ; mais on ne les prononçait pas avec indifférence, comme le font les hommes ; en y mettait toujours une rage particulière, une sorte de provocation ; on appelait toutes choses par leur nom.

D’abord, on fit peu attention à lui ; d’ailleurs, il gardait obstinément le silence et observait. Assise sur le lit à côté de lui, Liouba, tout heureuse, le tenait par le cou et lui remplissait continuellement son verre. Souvent elle lui chuchotait à l’oreille :

— Chéri !

Il buvait beaucoup, sans se griser ; pourtant, une sensation qui n’était pas étrangère à l’ivresse l’envahissait peu à peu. Il lui semblait qu’un travail de destruction, rapide, énorme et sourd, s’accomplissait en lui. Il lui semblait que tout ce qu’il avait appris au cours de sa vie, tout ce qu’il avait pensé et aimé, ses conversations avec ses camarades, les livres, sa tâche dangereuse et attrayante, tout se consumait sans bruit, s’anéantissait sans laisser de traces ; mais loin de le ruiner lui-même, cette destruction lui donnait de la force et de la fermeté. On eût dit que chaque verre le ramenait à son état primordial, le rendait semblable à ces rebelles primitifs et simples pour lesquels la révolte était une religion et la religion une révolte. Comme une couleur qui s’efface sous l’action de l’eau chaude, la sagesse livresque d’autrui se décolorait et, ternie, cédait la place à une sagesse qui lui était propre. Et cette sagesse nouvelle s’approfondissait de l’infini des forêts épaisses et de l’espace illimité des champs ; en elle on entendait le cri séditieux des cloches, le crépitement des incendies, le son des chaînes de fer et le rire démoniaque de milliers de gosiers géants.

Il resta ainsi, pâle, le visage large, fraternel à toutes ces malheureuses qui jacassaient autour de lui. Et dans son âme vidée, nettoyée par le feu, dans son monde anéanti, seule sa volonté flamboyante étincelait et brillait avec l’éclat blanc de l’acier fondu. Encore aveugle, encore dépourvue de but, elle se tendait déjà avec avidité, et se sentant infiniment puissant, capable de tout créer et de tout détruire, son corps se galvanisait avec calme.

Tout à coup, il frappa du poing sur la table.

— Bois ! Liouba !

Et lorsque, souriante et rayonnante, elle prit docilement son verre, il leva le sien en disant :

— À notre bande !

— Tu penses aux autres ? chuchota Liouba.

— Non, à ceux-là. Je bois aux coquins, aux fripouilles, aux lâches, à ceux que la vie a écrasés. À ceux qui meurent de la syphilis...

Les filles se mirent à rire, mais la grosse le réprimanda paresseusement :

— Ça, mon ami, c’est exagéré !...

— Tais-toi ! dit Liouba en pâlissant. C’est celui que le sort m’a destiné.

— ... À tous ceux qui sont aveugles de naissance. Voyants ! crevons-nous les yeux, car il est honteux (et il asséna un coup de poing sur la table)... car il est honteux pour les voyants de regarder ceux qui sont aveugles de naissance. Si nos lanternes ne sont pas suffisantes pour illuminer les ténèbres, hé bien ! éteignons nos lumières et rampons tous dans l’obscurité. S’il n’y a pas de paradis pour tous, je n’en ai pas besoin moi-même, car ce n’est plus un paradis. Buvons à l’extinction de toute lumière ! Buvons à la victoire des ténèbres !

Il vacilla un peu et vida son verre. Il parlait avec une légère difficulté mais fermement, distinctement, prenant des temps, prononçant nettement chaque mot. Personne ne comprit ce discours sauvage, qui plut à tous.

— C’est lui que le sort m’a destiné, reprit Liouba en étendant le bras. Il était honnête, il a des camarades qu’il a abandonnés pour rester avec moi.

— Viens donc prendre la place de Markoucha ! fit la grosse d’une voix mielleuse.

— Tais-toi, Manjka, sinon je te tape sur le museau ! C’est auprès de moi qu’il doit être. Oui, il était honnête...

— Nous avons tous été honnêtes ! fit la fille qui avait l’air vieux et méchant.

Les autres l’approuvèrent.

— Moi, j’ai été honnête jusqu’à l’âge de quatre ans...

— Moi, je suis honnête maintenant encore, je le jure.

Liouba était sur le point de pleurer.

— Taisez-vous, fumiers ! On vous a enlevé votre honnêteté de force, lui, il l’a sacrifiée lui-même. Vous êtes toutes des v... et lui est encore vierge...

Elle eut un sanglot, tandis qu’un éclat de rire général retentissait. On riait, comme ne rient que les ivrognes ; on riait comme on ne peut rire que dans une petite chambre où l’air est déjà si saturé de sons qu’il ne peut plus en recevoir et qu’il les renvoie avec un écho sonore et assourdissant. On pleurait de rire, on gémissait, on se jetait les uns sur les autres ; la grosse gloussait d’une voix fluette et tombait presque de sa chaise ; enfin l’homme lui-même se mit à rire en voyant les autres. On eût dit que le monde démoniaque tout entier s’était réuni ici pour enfouir parmi les éclats de rire une petite honnêteté de jeune homme sage ; il semblait que l’honnêteté morte elle-même riait tout bas. Seule Liouba ne riait pas. Tremblante d’indignation, elle se tordait les bras, criait quelque chose, et pour finir, elle se mit à frapper la grosse fille à coups de poings ; celle-ci avait peine à la repousser de ses bras nus, gros comme des poutres, tant le rire l’affaiblissait.

— Assez ! cria-t-il, mais elles ne l’entendaient pas.

Enfin, il y eut une légère accalmie.

— Assez ! cria-t-il encore une fois.

— Laisse-les ! dit Liouba en s’essuyant les yeux avec son poing fermé. Il faut toutes les chasser !

— Tu as eu peur ? (Il tourna vers elle son visage encore tout tremblant de rire.) Ah ! tu as voulu de l’honnêteté ? Nigaude ! C’est de l’honnêteté seulement que tu as envie ! Laisse-moi !

Et, sans plus faire attention à elle, il se tourna vers les autres, se leva et éleva très haut les bras.

— Regardez mes mains ! ordonna-t-il.

Gaies et curieuses, les filles obéirent, dociles comme des enfants et attendirent, bouche bée.

— Voyez ! (Et il agita les mains.) Je tiens ma vie entre mes mains. Vous la voyez ?

— Oui ! Oui ! Après !

— Elle était belle, ma vie. Elle était pure et splendide. Elle était pareille à un magnifique vase précieux. Et maintenant, regardez : je la jette !

Et il abaissa les bras en gémissant presque ; et tous les yeux se dirigèrent à terre, comme si en effet, quelque chose de fragile, de délicat, brisé en miettes, gisait sur le plancher.

— Piétinez-la, filles ! Piétinez-la, qu’il n’en reste pas trace ! fit-il en tapant du pied.

Tels des enfants ravis par une espièglerie nouvelle, elles se levèrent toutes, avec des rires et des glapissements et se mirent à piétiner l’endroit où se trouvait l’invisible vase brisé. Peu à peu, la fureur s’empara d’elles. Les rires et les glapissements cessèrent. On n’entendit plus que des souffles haletants, des ronflements rauques, un piétinement rageur, impitoyable, indomptable.

Pareille à une souveraine outragée, Liouba le regardait par dessus l’épaule, avec des yeux furibonds, et soudain, comme si elle eût compris, comme si elle fût devenue folle, elle s’élança avec un cri joyeux au milieu des femmes qui se poussaient l’une l’autre et elle se mit à piétiner frénétiquement. Sans la gravité des visages hébétés, sans la furie des yeux ternis, sans la haine des bouches tordues et grimaçantes, on aurait pu croire que c’était une danse nouvelle, sans rythme ni musique.

Et soutenant de la main son crâne ferme aux cheveux hérissés, il regardait, sombre et calme.[1]

 

* * *

 

Deux voix parlaient dans l’obscurité.

La voix proche, attentive, délicate de Liouba, aux notes légères d’une peur particulière, ainsi que l’est toujours la voix d’une femme dans l’obscurité, et la sienne, ferme, calme, lointaine. Il prononçait ses mots d’une manière trop assurée, trop distincte — et cela suffisait à faire sentir une ivresse pas encore entièrement dissipée.

— Tu as les yeux ouverts ? demandait la femme.

— Oui.

— Tu penses à quelque chose ?

— Oui.

Le silence et l’obscurité, et de nouveau la voix féminine, attentive, prudente :

— Parle-moi de tes camarades. Tu peux ?

— À quoi bon ? C’est du passé...

Il disait cela comme les vivants disent des morts, ou comme un mort pourrait dire d’un vivant. Et il racontait calmement, presque avec indifférence, avec un écho funèbre et cuivré dans sa voix coulante et régulière, comme un vieillard qui raconte aux enfants des contes héroïques à propos de temps lointains. Et dans l’obscurité, dans les bornes infiniment ouvertes de la chambre, se dressait devant les yeux fascinés de Liouba une minuscule poignée de gens, terriblement jeunes, privés de mère et de père, désespérément hostiles aussi bien au monde qu’ils combattaient et au monde pour lequel ils luttaient. Leurs rêves fuyant vers un avenir lointain, vers les frères qui ne sont pas encore nés, ils passaient leur courte vie parmi des ombres pâles et ensanglantées, des fantômes que les gens se brandissent en guise de menace. Et leur vie serait follement courte : chacun d’entre eux attendait la potence, le bagne ou la folie. Il n’y avait rien d’autre à attendre : le bagne, la potence, la folie. Et parmi eux, il y avait des femmes...

Liouba poussa un « oh ! » et se redressa sur ses coudes :

— Des femmes ! Que dis-tu, chéri !

— Des filles très jeunes, frêles, presque des adolescentes, qui suivent avec courage et sans hésitation les traces des hommes, et qui meurent...

— Elles meurent. Seigneur !

 Liouba sanglota et se serra contre son épaule.

— Quoi, cela te touche ?

— Ce n’est rien, chéri, je suis comme ça. Raconte ! Raconte !

Il reprit. Et chose étonnante : la glace se changeait en feu ; dans les accents funèbres de son discours d’adieu, la fille aux yeux ouverts et brûlants eut soudain l’impression d’entendre l’angélus d’une vie nouvelle, joyeuse et puissante. Les larmes se déposaient sur ses yeux et s’évaporaient comme dans un feu ; émue et agitée, elle écoutait avidement, et chaque mot grave lui forgeait une nouvelle âme sonore, comme un marteau sur le fer brûlant. Le marteau descendait régulièrement, et son âme devenait de plus en plus sonore — et soudain, dans la puanteur étouffante de la chambre, une voix nouvelle et inconnue se fit entendre avec fracas — la voix d’un être humain :

— Chéri ! Mais moi aussi, je suis une femme !

— Qu’est-ce que tu veux donc ?

— Moi aussi, je peux les rejoindre !

Il resta silencieux. Et soudain, dans ce silence qui voilait qu’il avait été leur camarade, qu’il avait vécu avec eux — il lui apparut tellement extraordinaire et important qu’elle se décida même à s’allonger maladroitement avec lui, tout simplement, tout près de lui, et à l’étreindre. Elle s’écarta un peu et posa légèrement sa main, de telle manière que le contact se fît sentir le moins possible. Et, oubliant sa haine envers l’honnête homme, toutes ses larmes et ses malédictions, les longues années de solitude introublée dans le bouge, subjuguée par la beauté et l’abnégation de sa vie — elle s’émut jusqu’à l’apparition de couleurs sur son visage, presque jusqu’aux larmes, à la terrible pensée que ceux-ci pussent ne pas l’accepter.

— Chéri ! Mais est-ce qu’ils me prendront ? Seigneur, que diront-ils ? Qu’est-ce que tu en penses, dis-moi, dis-moi, ils me prendront, ils ne me dédaigneront pas ? Ils ne diront pas : tu ne peux pas, tu es malpropre, tu t’es vendue ? Eh bien, dis-moi !

Le silence, et une réponse porteuse de joie :

— Ils te prendront. Pourquoi pas ?

— Mon chéri ! Comment sont-ils...

— Honnêtes, ajouta la voix masculine, à la manière d’un point final. Et joyeusement, avec une confiance touchante, la fille répéta :

— Oui, honnêtes !

Et son sourire était si radieux que c’était l’obscurité elle-même qui semblait sourire, et des petites étoiles se mirent à y courir, de tout petits points bleus. La femme était parvenue à une nouvelle vérité, qui ne portait pas avec elle la peur, mais la joie.

Et la voix timide demanda :

— Alors rejoignons-les, chéri ! Tu viendras avec moi, tu n’auras pas honte d’amener quelqu’un comme moi ? Mais ils comprendront comment tu t’es retrouvé ici. En réalité — on chasse l’homme de partout où il va. Mais ici, ce n’est pas tout — ici, tu descendras dans la fosse à purin. Et moi... et moi... Je fais déjà de mon mieux. Mais pourquoi te tais-tu donc ?

Un silence sombre, dans lequel on entendait le battement de deux cœurs : l’un régulier, rapide et soucieux, et les frappements durs et lents, étrangement lents de l’autre.

— Tu as honte d’amener quelqu’un comme moi ?

Un silence long et sombre, et une réponse dans laquelle on sentait le froid et l’inflexibilité d’un rocher.

— Je n’irai pas. Je ne veux pas être honnête.

Silence.

— Ce sont des messieurs, retentit sa voix, quelque peu étrange et seule.

— Qui ? répondit sourdement la fille.

— Eux, ceux d’avant.

Et encore un long silence — comme si un oiseau était tombé quelque part au-dessus d’eux et, tournoyant sans bruit dans l’air, battait de ses ailes molles sans pouvoir atteindre la terre pour s’y meurtrir et y reposer en paix. Dans l’obscurité, il sentit Liouba, silencieuse et prudente, s’efforçant de le toucher le moins possible, passer par-dessus lui et faire quelque chose.

— Qu’est-ce que tu as ?

— Je ne veux pas rester couchée ainsi. Je veux m’habiller.

Elle avait dû s’habiller puis s’asseoir, parce qu’une chaise avait grincé légèrement. Et tout devint aussi calme que s’il n’y avait eu personne dans la chambre. Et tout demeura calme longtemps ; puis une voix calme et sérieuse dit :

— Liouba, il me semble qu’il reste encore du cognac sur la table. Bois un petit verre et viens te coucher.

 

CHAPITRE VI

Le jour s’était déjà levé et tout était paisible dans cette maison, comme dans toutes les autres, quand la police arriva. Après de longues discussions et des hésitations sans fin, par peur du scandale et de la responsabilité, Markoucha avait été envoyé au poste de police, avec mission de remettre au commissaire, en même temps que le revolver, un rapport détaillé des faits et gestes de l’étrange visiteur.

Le policier qui avait reçu Markoucha devina immédiatement de qui il s’agissait. Depuis trois jours, l’homme était le cauchemar de la police qui le talonnait de près et qui l’avait suivi à la trace jusqu’à proximité de la maison de tolérance. On avait même résolu de perquisitionner simultanément dans toutes les maisons publiques du quartier, mais un agent ayant découvert une piste qu’il jugeait bonne, on la suivit et on oublia ainsi les maisons closes.

Le téléphone fonctionna avec une ardeur inquiétante ; et une demi-heure après, par un froid matin d’octobre, un groupe imposant d’agents de la sûreté arpentait les rues désertes. Au premier rang, conscient de son périlleux isolement de vedette, marchait le commissaire de police du quartier, homme de haute taille, vêtu d’un manteau d’uniforme large comme un sac. Il bâillait, son nez écarlate et flasque enfoui dans ses moustaches grisonnantes, en pensant, avec une froide angoisse, qu’il était insensé d’aller arrêter un révolutionnaire aussi dangereux, sans être accompagné de soldats. À plusieurs reprises, il s’était qualifié de « victime du devoir », en poussant chaque fois un bâillement prolongé et pénible.

C’était un vieux commissaire, toujours un peu pris de vin, corrompu par les tenanciers de maisons de débauche, qui lui versaient de fortes sommes pour ne pas être inquiétés. Il n’avait nullement envie de mourir. Lorsqu’on était venu le réveiller dans son lit, il avait jonglé quelque temps avec son revolver ; puis, quoique le temps lui fût mesuré, il avait fait brosser soigneusement son habit, comme s’il se rendait à une revue. La veille même, au commissariat, il avait parlé avec ses collègues du terroriste que la police traquait depuis trois jours et, avec le cynisme d’un vieillard ivrogne et sans-gêne, le commissaire l’avait traité de héros et s’était baptisé lui-même de vieux salaud de mouchard. Mais maintenant, il sentait nettement que sa boutade était un peu forte. Ce terroriste ne pouvait être qu’une canaille ; et il eut honte des balivernes prononcées la veille :

— Un héros ! grommela-t-il. Allons donc ! S’il bouge, je le tue comme un chien !

On cerna la maison, comme s’il se fût agi de prendre, non pas un seul homme endormi, mais toute une association de malfaiteurs. Doucement, sur la pointe des pieds, les agents se dirigèrent par le corridor obscur, vers la porte fatale. Et lorsqu’ils eurent fait irruption dans la pièce, après avoir failli renverser Liouba à demi-nue, ils ne virent point de bombe ni d’armes terribles, mais seulement un large lit aux draps froissés, des vêtements épars, une table malpropre, maculée de flaques de bière ; et, sur le lit, un homme rasé aux pommettes saillantes, aux pieds velus, au visage bouffi de sommeil, qui les regardait en silence.

— Les mains en l’air ! cria le commissaire, qui serra plus fort son revolver dans sa paume moite de sueur.

Mais l’homme n’obéit pas et ne répondit rien.

— Fouillez-le ! ordonna le policier.

— Mais il n’y a rien ! J’ai porté son revolver au bureau ! s’écria Liouba, transie de terreur et claquant des dents.

Elle aussi n’était vêtue que d’une chemise froissée, et parmi ces gens habillés de capotes, tous deux, l’homme et la femme à demi-nus, provoquaient la gêne et inspiraient aux policiers une pitié dédaigneuse. On fouilla les habits de l’homme, on inspecta le lit, la commode, on examina tous les recoins, sans rien trouver.

— Mais puisque j’ai porté le revolver au bureau ! répétait Liouba affolée.

— Silence, Liouba ! cria le commissaire, qui connaissait la fille, pour avoir passé deux ou trois nuits avec elle. Il la croyait, mais cette issue favorable était si inattendue qu’il aurait voulu prendre des précautions, montrer son pouvoir.

— Comment vous appelez-vous ?

— Je ne le dirai pas. D’ailleurs, je ne répondrai pas à vos questions.

— Naturellement ! répliqua le commissaire avec ironie, encore qu’un peu intimidé.

Puis il regarda les pieds de l’homme, la fille qui tremblait dans un coin et, soudain, il fut pris d’un doute.

— Est-ce bien lui ? demanda-t-il à un agent de la sûreté qu’il entraîna à l’écart. Il me semble que...

L’agent examina l’homme avec attention, et hocha affirmativement la tête.

— Oui, il s’est rasé la barbe, voilà tout. On peut le reconnaître à ses pommettes.

— Il a des pommettes de brigand, c’est vrai.

— Et puis, regardez ses yeux. Je le reconnaîtrais entre mille, rien qu’à ses yeux.

— Voyons... Montrez-moi la photographie !

Longuement, il contempla le portrait mat et sans retouche, où le terroriste apparaissait sous les traits d’un beau jeune homme, au visage pur, encadré d’une grande barbe touffue, à la russe. Le regard était le même, mais sans maussaderie, très calme et net. Cependant, on ne remarquait pas les pommettes.

— Vois-tu, on ne distingue pas les pommettes !

— Parce qu’elles sont cachées sous la barbe ! Mais si l’on tâte avec l’œil...

— C’est juste, pourtant... Est-ce qu’il s’enivre quelquefois ?

L’agent de la sûreté, grand et maigre, au teint jaunâtre et à la maigre barbiche, ivrogne avéré, lui aussi, sourit d’un air protecteur :

— Non, cela ne lui arrive jamais.

— Je le sais aussi bien que vous. Pourtant... Écoutez, fit le commissaire en s’approchant de l’homme, vous étiez complice dans l’assassinat de X ?

Et il prononça avec respect le nom très connu d’une famille haut placée.

L’homme garda le silence. Il balança un peu l’un de ses pieds nus, aux doigts tordus, déformés par la chaussure.

— Je vous interroge !

— Laissez-le ! dit l’agent. Il ne répondra pas. Attendons le capitaine de gendarmerie et le procureur. Ils sauront bien le faire parler.

— Et toi, Liouba ! cria le commissaire en se retournant vers la fille. Pourquoi n’as-tu pas dit tout de suite que tu l’avais chez toi, coquine ?

— Mais je...

À deux reprises, le policier la souffleta, sur une joue, puis sur l’autre.

— Tiens ! Voilà pour toi ! Je vous apprendrai à vivre, à vous autres !

L’homme leva les sourcils et cessa d’agiter son pied.

— Cela ne vous plaît pas, jeune homme ? (Et le commissaire le foudroya d’un regard de mépris.) Ah ! ah ! Vous avez embrassé ce vilain museau et nous, nous crachons dessus !

Il éclata de rire, tandis que les agents souriaient avec embarras. Et chose plus étonnante encore : Liouba, battue, se mit à rire elle-même. Elle regardait amicalement le vieux fonctionnaire, comme si elle eût pris plaisir à ses plaisanteries. Depuis que la police était venue, elle n’avait pas une seule fois jeté les yeux sur l’homme qu’elle trahissait naïvement, ouvertement. Lui, s’en était aperçu et souriait avec une étrange ironie. Des femmes presque nues se pressaient à la porte. Parmi elles, se trouvaient celles qui étaient déjà là dans la nuit. Elles prirent un air indifférent, comme si elles voyaient l’homme pour la première fois. Bientôt, on les chassa.

Le jour était tout à fait venu et la chambre parut encore plus sale et abominable. Deux officiers entrèrent, mal réveillés, mais vêtus correctement.

— Il est interdit de lui parler, messieurs, dit le commissaire, en regardant l’homme avec colère.

Les officiers s’avancèrent, examinèrent le prisonnier depuis la tête jusqu’aux pieds nus aux doigts tordus ; ils toisèrent Liouba et échangèrent leurs impressions sans se gêner.

— C’est un joli coco ! déclara le plus jeune des officiers, grimaçant comme s’il eût été sur le point de pleurer.

— Ainsi, monsieur l’anarchiste, ricana le second officier, vous ne valez pas mieux que nous autres, pauvres pécheurs ? Chez vous aussi, la chair est faible ?

— Pourquoi avez-vous déposé votre revolver ? demanda le plus jeune. Au moins, vous auriez pu tirer. Oui, oui, je comprends, vous êtes tombé ici, mon Dieu, cela peut arriver à tout le monde, mais je m’étonne que vous vous soyez défait de votre arme. Figurez-vous, Knorre, — ajouta-t-il en se tournant vers son collègue, — que cet individu avait un Browning, avec trois réservoirs de rechange. Est-il assez stupide ? qu’en dites-vous ?

Avec un sourire ironique, du haut de sa vérité nouvelle, l’homme regardait le jeune officier indigné, et balançait nonchalamment le pied. Il n’avait pas honte d’être presque nu, ni d’avoir des pieds malpropres et velus. Si on l’avait transporté tel quel sur la place la plus populeuse de la ville pour l’exhiber aux yeux des femmes, des hommes et des enfants, — il aurait balancé son pied avec la même indifférence et souri avec la même ironie.

« Savent-ils seulement ce que c’est que la camaraderie ? » se demanda le commissaire en jetant un regard féroce sur le pied qui se balançait. Et il déclara de nouveau, mais sans conviction aux officiers : — Il est interdit de lui parler, messieurs, je vous le répète ! Vous connaissez pourtant les règlements...

Mais d’autres officiers survinrent, regardèrent, conversèrent sans se gêner. L’un d’eux serra même la main du commissaire, un ami, probablement.

Celui-ci souriait avec affabilité et tiraillait son nez rougeâtre et flasque. Il s’avança soudain vers l’homme et, se plaçant de manière à le cacher aux officiers, lui dit, à mi-voix :

— Vous pourriez passer au moins votre pantalon !... Vous n’avez pas honte ! Voyez-vous ce héros... Se lier avec une fille !... Que vont dire tes camarades ? Hein ?... Brute, va !

Liouba l’écoutait en tendant son cou nu. Et ils étaient là tous trois, l’un près de l’autre, trois vérités, trois différentes vérités de la vie : un vieux débauché concussionnaire qui voulait des héros, une femme vénale dans l’âme de laquelle venaient d’être semés les germes de l’abnégation et du martyre — et lui. En entendant les paroles du commissaire, il pâlit un peu, fut sur le point de répondre, mais se contenta de sourire et se remit tranquillement à balancer son pied nu.

Peu à peu, les officiers s’en allèrent. Indifférents aux êtres comme aux choses, les agents prirent un air maussade et endormi et le commissaire s’abîma dans une rêverie mélancolique.

— Puis-je m’habiller ? demanda subitement Liouba.

— Non !

— J’ai froid !

— Qu’importe ! Tu peux bien rester ainsi.

Le commissaire ne la regardait pas. Elle tendit son cou mince en avant et chuchota quelque chose à l’homme, tendrement, du bout des lèvres. Il l’interrogea en haussant les sourcils et elle répéta :

— Mon bien-aimé ! Mon bien-aimé !

Il hocha la tête et sourit avec tendresse. Et parce qu’il lui souriait ainsi, et n’avait rien oublié, parce que lui, si fier et si bon, était nu et méprisé de tous, elle fut soudain envahie d’un sentiment d’amour indicible et d’une fureur aveugle et désordonnée. Avec un cri plaintif, elle se jeta à genoux, sur le plancher mouillé, et entoura de ses mains les pieds froids de l’homme.

— Habille-toi, chéri ! cria-t-elle avec exaltation. Habille-toi !

— Finis, Liouba ! À quoi bon ?

Le commissaire se jeta sur elle et la repoussa.

La fille se releva brusquement.

— Laisse-moi ! vieux coquin ! Il vaut mieux que vous tous !

— C’est une brute !

— C’est toi qui es une brute !

— Tu dis ? vociféra le commissaire. Hé, Fédociénko, empoigne-la. Mais pose donc ton fusil, animal !

— Chéri ! Pourquoi m’as-tu remis ton revolver ! hurla Liouba, en se débattant contre l’agent. Pourquoi n’as-tu pas apporté de bombe ?... Nous les aurions... nous les aurions... tous...

— Ferme-lui le bec ! cria le commissaire.

Haletante, la femme se tut. Avec une énergie désespérée, elle essayait de mordre les doigts rudes qui la saisissaient. L’agent de police aux sourcils blonds, déconcerté, la prenait tantôt par les cheveux, tantôt par un sein. Enfin il la coucha à terre avec des ronflements profonds. Dans le corridor, on entendit des bruits de voix, et des exclamations ; les éperons d’un gendarme cliquetèrent. Et quelqu’un parla d’une voix de baryton douce et prenante, comme si un chanteur d’opéra était survenu, comme si le véritable opéra allait seulement commencer.

Le commissaire rajusta son uniforme.

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 19 août 2012.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Le traducteur original a conclu ici le cinquième chapitre, en omettant une longue partie. Toute la suite de ce chapitre est traduite par Morgan Malié pour la Bibliothèque russe et slave.