LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE - ÉTUDES

 


Charles Andler

1866 – 1933

 

 

 

 

NIETZSCHE ET DOSTOÏEVSKY

 

 

 

1930

 

 

 

 

 


Article paru dans Mélanges d’histoire littéraire générale et comparée offerts à Fernand Baldensperger, t. I, Paris, Champion, 1930.

 

 

 

 

 

 


TABLE

 

I

II

III

 

 

 

 


S’il s’agissait de saisir, entre Nietzsche et Dostoïevsky, ces ressemblances qui, avant même que le philosophe allemand connût le romancier russe, attestaient un tour d’esprit commun, une culture pareille et une même révolte contre la réalité sociale contemporaine, je laisserais un slavisant se prononcer. Et peut-être seul un écrivain russe peut-il percevoir toutes les voix qui se mêlent dans la profonde forêt murmurante de Dostoïevsky[1]. Ma besogne est ici bien plus simple, puisqu’elle se réduit à déceler chez Nietzsche des emprunts démontrables. Ces emprunts me paraissent minimes ; et le risque auquel s’exposent fréquemment les Russes, c’est d’exagérer la dette de Nietzsche envers son devancier.

Nietzsche a lu Dostoïevsky avec une joie enivrée. Mais cette joie vient de ce qu’il reconnaît en Dostoïevsky des pensées qui déjà lui étaient familières. Les plus littérales, les plus stupéfiantes ressemblances se découvrent fallacieuses, puisqu’on les rencontre dans des ouvrages de Nietzsche antérieurs à sa lecture de Dostoïevsky. Aussi bien l’Ecce Homo devrait-il nous avertir. Nietzsche, dans ce livre, nous fait la confidence de toutes ses nourritures spirituelles. Il n’oublie ni les grands Français du XVIIe siècle, ni Stendhal, ni Shakespeare, ni Heine. Dostoïevsky n’est pas nommé. Croirons-nous à une omission fortuite ? à une distraction ? N’est-ce pas déjà un dégrisement ? Nietzsche ne s’est-il pas aperçu déjà que Dostoïevsky n’est pas de sa race, et que, décadent et chrétien, il ne peut partager ses espérances ?

 

I

Demandons-nous ce que Nietzsche a réellement connu de Dostoïevsky. Il ne lisait pas le russe dans le texte. Il n’a pas étudié le grand romancier dans l’original, mais dans les traductions françaises qui se succédaient depuis le livre de Melchior de Vogüé[2]. Il a découvert Dostoïevsky dans une librairie de Nice, en février 1887. À ce moment, sa dernière philosophie est en entier construite dans sa tête ; et les fragments, tout prêts pour la mise en œuvre, s’accumulent dans les cahiers d’où il a tiré, depuis, la Généalogie de la morale, le Crépuscule des faux dieux, le Cas Wagner et l’Antéchrist. Sa trouvaille faite, il écrit à Peter Gast, le 13 février 1887 :

Connaissez-vous Dostoïevsky ? Stendhal excepté, personne ne m’a procuré cette joie et cette surprise. Voilà un psychologue avec qui je m’entends.

Il donne quelques détails de plus à Franz Overbeck, le 23 février 1887 :

 

Une trouvaille fortuite dans une librairie : L’esprit souterrain de Dostoïevsky... Ç’a été un hasard tout pareil à celui qui, dans ma vingt et unième année, m’est arrivé pour Schopenhauer, dans ma trente-cinquième pour Stendhal. L’affinité instinctive a parlé tout de suite ; ma joie a été extraordinaire. Il me faut remonter jusqu’à ma rencontre avec le Rouge et le Noir de Stendhal pour me souvenir d’une joie pareille.

 

Du coup, son admiration pour les Grecs fut ébranlée. Peu de temps auparavant, il avait noté dans ses carnets : Die Griechen sind oberflächlich aus Tiefe. À présent, cette limpidité de l’observation intérieure grecque lui paraît mensongère. Le subconscient, qui jamais n’affleure à la pensée claire et qui cependant fait notre substance réelle, Dostoïevsky lui en donnait le sentiment dans ce court roman de l’Esprit souterrain, où il est démontré que les hommes les plus délibérément attachés à leurs intérêts, les plus capables de les calculer avec rigueur et d’en disserter savamment, démentent sans cesse, par leur conduite, la raison au nom de laquelle ils parlent, et suivent d’obscurs instincts qui les mènent au crime et à la ruine. Mieux encore, « ce poison qui monte des eaux dormantes », « la pestilence engendrée par le désir non suivi d’action », est le mal moderne par excellence, qui corrompt le tréfonds même de notre raison et la fausse :

 

Ah ! ces Grecs ! que de choses ils ont sur la conscience ! Leur métier principal a été celui de faussaires. Toute la psychologie européenne est malade de la « superficialité » grecque... Et sans ce peu de judaïsme qui nous reste[3] !...

 

Il admire que l’affabulation de l’Esprit souterrain pût bafouer, avec cette tranquille et joviale audace, le γνῶθι σεαυτόν, dont avait vécu l’analyse européenne des âmes, depuis Socrate[4].

Il a lu, coup sur coup, le fragment de Krotkaïa et la Maison des morts, « l’un des livres les plus humains qu’il connût » ; puis, sur la recommandation d’Overbeck, mieux informé que lui, Humiliés et offensés, qui lui inspira le plus grand respect de Dostoïevsky artiste. Il a su qu’on avait tiré de Crime et châtiment un drame qu’on jouait à Paris, mais il n’est pas sûr qu’il l’ait vu jouer à Turin[5], et il en parle peut-être d’après une chronique de journal. Certains détails de terminologie dans ses derniers ouvrages, des allusions fréquentes à des formes d’altruisme dégénéré prouvent qu’il a lu l’Idiot. Il n’a jamais connu Les frères Karamazow.

Cette énumération suffit à éliminer de l’œuvre de Nietzsche des influences qu’on aurait pu croire certaines. La préoccupation générale de Nietzsche, comme celle de Dostoïevsky, est de définir, dans l’homme, le rapport du conscient à l’inconscient. Tous deux sont emportés dans ce grand courant d’irrationalisme qui, depuis Hamann et les romantiques allemands, a submergé l’intellectualisme en Europe. Je n’oserais me prononcer sur les efforts hégéliens qui ont essayé d’acclimater en Russie un rationalisme occidental et un positivisme scientifique. La crise de transformation intérieure dont a souffert Dostoïevsky, quand il a quitté son maître et ami Biélinsky, est à coup sûr un retour instinctif aux énergies obscures de l’âme, aux hérédités anciennes, aux traditions sociales aveuglément acceptées ; et à la fascination inconsciente s’ajoute bientôt le parti pris réfléchi. La dernière philosophie de Nietzsche, son retour à l’illusionnisme, sa haine finale de la raison, de la conscience claire, sa morale des maîtres et des esclaves marquent une pareille régression. Nietzsche et Dostoïevsky, de culture allemande tous deux, appartiennent au même siècle réaliste qui se méfie de l’idéologie. Les acquisitions de la nouvelle psychologie pathologique les désarçonnent ; et les revendications impatientes des démocraties réveillées les refoulent tous deux vers les mêmes puissances de conservation politique et sociale qui avaient su maintenir engourdie la réflexion des peuples.

Les similitudes dans la façon de formuler peuvent aller très loin. Souvenons-nous du chapitre IV, qui, au Ve livre des Frères Karamazow, s’ouvre par les mots :

 

Je te dois un aveu. Je n’ai jamais pu comprendre comment on peut aimer son prochain. C’est précisément, à mon avis, le prochain qu’on ne peut aimer ; les êtres éloignés, le lointain, soit ; mais le prochain !... On ne peut aimer qu’un homme caché, invisible. Dès qu’il montre son visage, l’amour disparaît.

 

Qui ne croirait reconnaître la source et jusqu’à la formule de la Fernstenliebe du Zarathoustra :

 

Vous ai-je conseillé l’amour du prochain ? Plutôt encore vous conseillerai-je de fuir le prochain et d’aimer celui qui est le plus lointain[6].

 

Pourtant ce chapitre du Zarathoustra est de 1883 ; et les Frères Karamazow, que d’ailleurs Nietzsche n’a pas lus, n’ont été traduits qu’en 1888. On oublie qu’il n’y a qu’un petit nombre de méthodes pour « transvaluer les valeurs » ; et qu’un des procédés les plus simples est de renverser en leur contraire les maximes de la morale courante. La variété des tournures dont dispose le styliste n’est pas si grande que le retour n’en soit quelquefois inévitable chez les écrivains les plus différents.

Pareillement, n’y a-t-il pas dans Dostoïevsky toute une hiérarchie naturelle des hommes et une théorie des méthodes de domination, comme dans Nietzsche ? Il n’y manque pas une analyse des satisfactions de la cruauté :

 

Le supplice des verges procure une jouissance sadique aux chefs. Il y a des gens qui sont comme des tigres avides du sang qu’ils peuvent lécher. Ceux qui ont possédé la puissance illimitée sur la chair, le sang et l’âme de leur semblable, de leur frère selon la loi du Christ, ceux qui ont éprouvé cette puissance et qui ont eu la faculté d’avilir par l’avilissement suprême un autre être, fait à l’image de Dieu, ceux-là sont incapables de résister à leur désir, à leur soif de sensations[7].

 

Tout au bas de l’échelle humaine, il y a les pauvres diables nés, dont l’hébétude et l’accablement s’accommodent de rester à jamais sous la tutelle d’un autre : « Ils ne vivent qu’à la condition de ne rien entreprendre. » Sur les échelons plus élevés, les élus de la domination ; ceux dont le prestige, d’emblée, subjugue les volontés. Le prince Walkowski, dans les Humiliés et offensés, force l’admiration par l’aplomb élégant. Un diplomate hautain définira la morgue de sa caste en disant : « Nous surnagerons toujours[8]. » La belle maîtresse de Walkowski, « magnifique de prestance et de démarche », entraîne les cœurs malgré sa cruelle impassibilité. Mais regardons de près. Ces virtuoses de l’insolence, qu’ont-ils de commun avec les grands barbares blonds, dont Nietzsche veut que les aristocrates d’aujourd’hui soient les descendants généreux ? L’altière Valkyrie de Dostoïevsky, qui, sous sa sévérité apparente, cache des raffinements de débauche[9], en quoi ressemble-t-elle aux femmes exquises et fortes dont Nietzsche veut faire les compagnes de ses guerriers ? Les jeunes hobereaux pétersbourgeois, minces et blonds, dont la mise fashionable et l’impertinence jolie éblouit les naïfs, en quoi rappellent-ils les rapaces vigoureux et cruels, dont Nietzsche fait les maîtres prédestinés ?

La hiérarchie de Dostoïevsky se réduit à un enchaînement d’ « offenses et d’humiliations », qu’une inégalité sociale provisoire rend possibles. Un mécanisme factice broie les hommes ; et il y a d’autres hommes qui en manœuvrent les leviers de commande. Quand le cynisme de ces privilégiés s’enhardit à des professions de foi, elles sont tout au plus stirnériennes :

 

Ce qui n’est pas absurde, c’est mon moi. C’est pour moi que le monde a été créé. On peut vivre joyeusement dans ce monde... Il y a longtemps que je me suis affranchi de toute entrave, de toute obligation. Pour moi, le devoir n’existe qu’en tant qu’il peut me rapporter un profit quelconque... Payez, si bon vous semble, le plaisir qu’on vous aura fait, et vous aurez rempli tout votre devoir envers votre prochain : voilà ma morale... Cependant, je vous avoue qu’il vaut encore mieux ne pas payer son prochain et savoir le faire travailler gratis[10].

 

Retrouvera-t-on dans cet immoralisme anarchiste la trace de cette vertu prodigue d’elle-même (die schenkende Tugend), dont Nietzsche, s’inspirant de la generositas spinoziste, avait codifié les maximes dans le Zarathoustra ?

Il faut avouer pourtant qu’on ne rencontre pas seulement dans Dostoïevsky ces fanfarons d’aristocratie, ces jeunes étourdis de l’impudence, ni le groupe des Masloboïew, qui sont « braves devant les brebis, et brebis devant les braves ». Parfois un ambitieux livré aux rêves malsains de sa solitude, un Raskolnikoff, trace un catéchisme du crime[11] :

 

Il y a des hommes qui ont le droit absolu de commettre des crimes. Les hommes se divisent en ordinaires et en extraordinaires. Les premiers ont à vivre dans l’obéissance et n’ont pas le droit de violer la loi. L’homme extraordinaire a le droit, non pas officiellement, mais par lui-même, d’autoriser sa conscience à franchir certains obstacles, dans le cas où la réalisation de son idée l’exige... Newton aurait eu le droit de supprimer dix ou cent existences humaines, si ces existences avaient été des obstacles à la diffusion de ses découvertes[12].

 

Ici nous nous rapprochons de la zone la plus dangereuse de l’immoralisme nietzschéen.

 

II

Nous ne devons pas oublier que Nietzsche a considéré le crime comme nécessaire à la grandeur humaine. Le fauve le plus beau, le plus puissant a les passions les plus fortes. Sa haine, son avidité brutale sont indispensables à sa santé. Et Nietzsche n’a-t-il pas ajouté que, dans les actes les plus hauts, dans les caractères les plus dignes d’éloges, l’assassinat, le vol, la cruauté, l’hypocrisie font partie intégrante de la force ? Mais ces textes sont de 1881-1882[13]. De même, quand Nietzsche réitère dans Jenseits, en 1885 : « Toute méchanceté redoutable, tyrannique, fauve et serpentine dans l’homme sert autant à exhausser l’espèce humaine que son contraire[14] », a-t-il copié Dostoïevsky, qu’il ignorait ? On relève, dans le Wille zur Macht, des aphorismes comme ceux-ci : « Nous ne connaissons rien de grand où ne soit impliqué un grand crime... C’est dans le grand homme que les qualités spécifiques de la vie, — l’injustice, le mensonge, l’exploitation, — se déploient au maximum[15] ». Faut-il croire qu’il ait Dostoïevsky sous les yeux ? Non, il n’avait qu’à se rééditer lui-même, et le romancier russe ne lui avait rien appris. Il savait de longue date, et par Schopenhauer, qu’ « une foule énorme de gens ne sont sur la terre que pour mettre finalement au monde, à la suite de longs et mystérieux croisements, un homme qui, entre mille, possédera quelque indépendance ». Dostoïevsky ajoute :

 

Si cette indépendance va jusqu’au génie, on n’en trouve plus qu’un sur plusieurs millions ; et des milliers de millions d’hommes peut-être passent sur la terre avant que surgisse une des hautes intelligences qui renouvellent le monde. Celui-là ignore le remords comme la loi.

Le vrai maître, à qui tout est permis, canonne Toulon, massacre Paris, oublie une armée en Égypte, perd un million d’hommes dans la campagne de Moscou, se tire d’affaire à Wilna par un bon mot. Après sa mort, on lui dresse des statues ; c’est donc que tout lui est permis. Non, ces gens-là ne sont pas faits de chair, mais de bronze[16].

 

Mais le jour où nous aurons une histoire entière du culte du génie en Europe, depuis la Renaissance, on s’apercevra que de telles apologies du crime de génie, ne sont pas rares. Et ce n’est pas seulement pour le prophète de l’Islam qu’on a réclamé le droit de fonder une religion en ravageant un continent, cimeterre au poing. L’Église a canonisé nombre de massacreurs pour le seul mérite d’avoir travaillé à propager par le glaive la foi chrétienne. Encore cette audace, étrangère à la morale, sinon à la religion, a-t-elle, selon Dostoïevsky, besoin du succès ; et la sainteté ne peut appartenir qu’à des criminels d’envergure. L’impuissant qui tue et dévalise une vieille femme pour sortir de la misère n’a pas droit au crime, parce qu’il n’a pas l’étoffe d’un grand conquérant. Bourrelé de remords, il restera confondu dans la basse « pègre » vouée aux travaux forcés.

Voici donc que s’ouvre une région nouvelle, où Nietzsche a suivi Dostoïevsky avec joie : c’est la « Maison des morts », le bagne sibérien. La psychologie du crime a été un des soucis les plus constants de Nietzsche ; et ses réflexions, encore aujourd’hui appréciées des criminalistes, lui ont suggéré une profonde réforme du code pénal. Ne nous y trompons pas cependant. Nietzsche s’est réjoui de trouver dans Dostoïevsky des illustrations à sa théorie. Sa réflexion atteint à plus de profondeur, et elle est antérieure.

Comment a lieu le crime ? Un Pétrof pourra nous le dire ; un Raskolnikoff le redira :

 

Pour un homme comme Pétrof, quand il a un désir, il n’existe pas d’obstacle à sa volonté. Ces gens-là naissent avec une idée qui, toute leur vie, les roule inconsciemment à droite et à gauche. Ils errent ainsi jusqu’à ce qu’ils aient rencontré un objet qui éveille violemment leur désir. Alors ils ne marchandent pas leur tête[17].

 

Tout à coup un tel homme sent « quelque chose se déchirer en lui » : il n’y tient plus et plante son couteau dans le cœur de son oppresseur et de son ennemi. Plus tard, il n’assassine plus ses ennemis seuls, mais n’importe qui, au hasard de la rencontre. Il agit comme un homme ivre, dans un délire. Dostoïevsky, dans ses Souvenirs de la Maison des morts, a esquissé quelques silhouettes de puissantes brutes, orgueilleusement conscientes de leur force et prêtes à foncer sur le premier venu dont la physionomie leur déplaît. Ces tableaux cliniques ne sont pourtant jamais poussés jusqu’au détail qui a intéressé Nietzsche. La description du crime et du remords de Raskolnikoff dans Crime et châtiment n’est que trop surchargée ; mais, dans sa minutie, elle ne venait presque nulle part à la rencontre de Nietzsche. Ce cérébral dégénéré, pour qui l’assassinat est une expérience, une façon de vérifier si son aboulie est incurable, s’il a en lui la force de « franchir l’obstacle » du scrupule, n’est pas le type criminel auquel Nietzsche a songé. La grande analyse du crime, telle que le Zarathustra l’apportait, et que commentaient, trois ans après, le Ve livre du Gai savoir[18], puis la Généalogie de la morale, le Crépuscule des faux dieux et enfin la Volonté de la Puissance, fait de l’état d’âme criminel un cas de folie double, l’un antérieur, l’autre postérieur à l’acte. L’ingénieuse distinction entre la poussée aveugle qui jette le criminel en avant, le couteau levé, et le mobile tout imaginaire qu’il s’attribue (comme de croire qu’il tue pour voler, alors qu’il tue pour tuer, sans raison), Dostoïevsky ne l’a jamais faite. Cette invention, après coup, d’une fin qui se superpose à la poussée instinctive et semble la diriger est la première folie. Et la seconde c’est le souvenir obsédant de son acte, qui, à partir de là, tient le criminel captif. Il n’est enfermé pourtant que dans une geôle tout imaginaire, comme ces poulets affolés qui n’osent franchir un cercle tracé à la craie autour d’eux. Ainsi le criminel vit encerclé dans le souvenir de son crime. Ce crime le sépare des autres vivants et le qualifie seul. Tous les autres traits de son caractère sont effacés par son méfait, dont la hantise durable empoisonnera sa vie et fera de lui un monomane inguérissable. À quelque degré, reconnaissons-le, Raskolnikoff, après l’assassinat, en proie aux furies, pesant dans l’angoisse les soupçons qui peut-être déjà le poursuivent, se trahissant par sa trémulation même, offre les traits de ce mono-idéisme morbide ; et « ce brouillard qui l’enveloppe et l’isole du reste des hommes[19] » ressemble au cercle fantomatique où se débat le volatile envoûté de Nietzsche. Il n’en reste pas moins que l’analyse de Nietzsche est depuis longtemps consignée dans ses carnets quand, au mois d’octobre 1888, il voit peut-être jouer à Turin le drame de Raskolnikoff.

Ce que Dostoïevsky ajoute sur l’inefficacité du châtiment, puisque des peines uniformes s’appliquent à des crimes d’une variété infinie, a été trop fréquemment dit et par trop de philanthropes, depuis le XVIIIe siècle, pour que Nietzsche en soit redevable au seul romancier russe. Un criminel cultivé, d’un esprit affiné, que ne souffre-t-il pas, si on le compare au pauvre diable qui n’a jamais réfléchi au meurtre qu’il expie ? La plupart des malfaiteurs d’ailleurs sont dénués de remords, et le châtiment ne les corrige pas, puisqu’ils ne se sentent pas coupables.

 

Le criminel qui s’est révolté contre la société la hait et s’estime toujours dans son droit[20].

 

Dostoïevsky le constate, comme Nietzsche ; et il en déduit que la société a le droit de réprimer cette révolte, mais non pas de la châtier. Déduction trop souvent répétée pour qu’on soit tenté de faire honneur à Dostoïevsky d’une remarque de pur bon sens, familière depuis longtemps aux criminalistes.

L’impression forte que laisse Dostoïevsky à Nietzsche vient de ce tableau animé qu’il brosse du bagne sibérien, où fourmille une racaille si rarement observée jusqu’ici. Non pas qu’on puisse dire avec Nietzsche :

 

Ces criminels, avec lesquels vivait Dostoïevsky dans la maison de force, étaient tous, sans exception, des natures intactes, sans fêlure. Ne valent-ils pas cent fois mieux qu’un chrétien « brisé[21] » ?

 

Dostoïevsky a noté l’immense fatuité des criminels, « cet air de fausse dignité dont toute la maison de force était imprégnée », parce que chacun aspire à quelque prééminence dont il sent en lui le mérite méconnu. L’artifice et la fausseté, qui défigurent la société régulière, règnent donc aussi à la « maison des morts ». Nietzsche exagère, lorsqu’il prétend que Dostoïevsky a dit des forçats sibériens « qu’ils forment la partie la plus vigoureuse et la plus précieuse du peuple russe[22] ».

 

Pourtant, disait Dostoïevsky, il y a parmi eux des hommes vraiment forts, au caractère de fer, endurcis, intrépides, habitués à commander[23].

 

Nietzsche ajoutera que ce sont des hommes forts dépaysés, déracinés du climat et de l’entourage social où ils s’épanouiraient. Obligés de vivre en marge de la société, de se cacher, de mentir, de refouler en eux les instincts dont la société n’a su tirer parti, et qui dès lors se corrompent, ils ont vécu dans cette rancune féroce qui a fait d’eux des criminels, mais où il nous faut voir une maladie mentale.

Comment les en guérir ? En leur restituant, avec l’estime publique, l’estime d’eux-mêmes. « Il y a des bons parmi les méchants », dit Dostoïevsky. Mais, bien avant 1887, Nietzsche avait écrit : In den verworfensten Handlungen sind Liebe und Wohlwollen[24].

 

III

Pour cette raison peut-être, il existe des natures très pures qui préfèrent le commerce du bas peuple, des ruffians, des filles et de la racaille où se recrute le bagne. Dostoïevsky avait décrit une telle nature dans le prince Muichkine de l’Idiot. Le titre du livre montre en quelle estime des natures angéliques de cette pureté sont tenues par le monde. Mais, de fait, la fâcheuse hérédité de ce prince épileptique n’est pas étrangère à sa grande bonté. La parfaite santé physique, comme la parfaite intelligence, sont rarement altruistes. Entre ce rétrécissement de la conscience, où n’entre plus même l’aperception du mal, et la tare nerveuse de Muichkine, il y a un mystérieux rapport. L’homme en qui le vouloir égoïste n’existe plus est frappé d’une sorte d’hémiplégie. Il ne discerne plus même l’égoïsme en autrui. De là cette ingénuité qui lui ouvre tant de cœurs, mais qui lui vaut le mépris surabondant des hommes pratiques.

À l’opposé de ce que pensent les praticiens, l’homme pur se trouve partout le plus fort. Les valets de chambre peut-être sourient de sa gaucherie ; les intrigants serviles, les Lébédeff, pensent le duper ; les puissants le regardent de haut. Une nuée d’aigrefins s’ingénie à s’emparer de son bien. On abuse de sa candeur. On colporte sur les origines de sa fortune de scandaleuses légendes. Il suffit qu’il paraisse pour que ces légendes s’évanouissent. Cet homme fragile, dont le regard limpide pénètre au fond de la pensée, désarme les plus perfides ennemis. Ses plus simples paroles dissolvent sans plus les mensonges et les sophismes. Les assassins qui le suivent à la trace, comme ce Rogojine jaloux, embusqué sur son passage, le couteau au poing, n’osent le frapper. Son ascendant sur les femmes est immense. Les pécheresses les plus endurcies, comme Nastasia Philippowna, reconquièrent auprès de lui une sorte de pureté qui leur désapprend d’être vénales. Les jeunes filles les plus irréprochables, les plus brillantes, les plus mondainement ambitieuses se le disputent.

Clairvoyant, quoique sans expérience au sujet des hommes, il n’est pas induit en erreur par les institutions. Il sait l’hypocrisie des religions existantes, de ce christianisme papiste notamment qui s’est emparé d’un trône terrestre et qui, au glaive séculier, a ajouté les armes morales du mensonge, de l’imposture et du fanatisme. Il n’est pas surprenant que son enseignement athée ait engendré le socialisme contemporain, dont nous ne nous délivrerons qu’en retournant aux sources pures du christianisme primitif. Le mysticisme seul, chez Dostoïevsky, comme chez Nietzsche, découvre aux compagnons assoiffés du nouveau Colomb « le rivage du nouveau monde » ; et si l’on se souvient que la dernière réconciliation tentée par Nietzsche n’est pas celle d’Apollon et de Dionysos, mais de Dionysos et du Crucifié, on reconnaîtra qu’ils sont ici très voisins.

Le roman de l’Idiot a suggéré à Nietzsche une image nouvelle de la première communauté chrétienne. Jésus a dû être une sorte de prince Muichkine en costume oriental. Le « royaume de Dieu », où il se sentait heureux de vivre, était un milieu de publicains et de filles, d’artisans grossiers et de chemineaux suspects, à ce point que, même parmi les douze apôtres, on put compter un traître vénal. À vrai dire, c’est le Danois Georg Brandes qui souffle à Nietzsche ce rapprochement :

 

Les héros de Dostoïevsky ne sont pas seulement de pauvres gens dignes de commisération, mais des délicats pleins de souplesse, des gourgandines aux nobles sentiments, souvent des hallucinés, des épileptiques bien doués, des enthousiastes en quête de martyre, c’est-à-dire précisément les types d’hommes parmi lesquels se recrutaient les apôtres et les disciples de la première ère chrétienne[25].

 

À peine Nietzsche a-t-il reçu la lettre qu’il la transcrit dans l’épilogue du Cas Wagner[26] :

 

Les Évangiles nous représentent tout à fait les types physiologiques décrits dans les romans de Dostoïevsky.

 

Il corrige les épreuves de l’Antéchrist et ajoute :

 

Ce monde étrange et morbide où nous introduisent les Évangiles, un monde comme celui d’un roman russe, — où les déchets de la société, les maladies nerveuses et l’idiotie « infantile » semblent se donner rendez-vous[27].

 

Nietzsche a regretté que Jésus n’ait pas eu auprès de lui un Dostoïevsky juif pour décrire sa vie et le charme émouvant « d’un sublime morbide et d’une âme enfantine ».

Les disciples qui ont recueilli les paroles de Jésus et épaissi sa doctrine ont dû ressembler à ces épileptiques de Dostoïevsky, crédules et purs, et facilement disposés aux visions. La première communauté chrétienne n’a pas dû être sans analogie avec la population des bagnes sibériens et avec les moujicks des villages qui les avoisinent. Cela ne veut pas dire qu’elle fût moralement plus mauvaise :

 

Dans la pratique de la vie, pour la patience, la bonté, l’entr’aide, les petites gens valent mieux que les philosophes de la vertu. C’est à peu près le jugement énoncé par Dostoïevsky ou Tolstoï au sujet de leurs moujicks. Ils ont une façon plus audacieuse de se tirer des nécessités naturelles[28].

 

Un roman où les descriptions de la Maison des morts se fussent jointes aux analyses de l’Idiot, telle eût été la Vie de Jésus que les apôtres ne nous ont pas donnée et que Nietzsche a rêvée.

Mais Nietzsche n’a pas continué à aimer Dostoïevsky.

 

C’est un grand poète, lui avait écrit Georg Brandes, mais un abominable individu, à la fois tout chrétien de sentiment et parfaitement sadique. Sa morale est tout à fait ce que vous avez appelé la morale des esclaves[29].

 

Et Nietzsche n’en disconvenait pas :

 

Je lui ai voué une étrange reconnaissance, bien qu’il aille à l’encontre de mes instincts les plus profonds[30].

 

Dostoïevsky aurait fourni à Nietzsche des matériaux pour un ouvrage qu’il n’a jamais écrit. Ce n’est pas là une relation de maître à disciple. Et, tout compte fait, l’œuvre du romancier russe — Nietzsche le sent bien — est entraînée, comme celle de Zola ou de Flaubert, dans le flot boueux qui emporte au gouffre l’art naturaliste, c’est-à-dire l’art du pessimisme le plus décadent.

 

 

Charles ANDLER.

Paris.

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 6 novembre 2011.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] À signaler ici d’abord le profond essai de Léon Chestov, Philosophie de la tragédie : Dostoïevsky et Nietzsche, trad. en français par B. de Schlœzer. Paris, Schiffrin, 1926.

[2] Ces traductions, jusqu’en 1888, s’étaient succédé dans l’ordre suivant : Humiliés et offensés (1861), trad. Humbert. Plon, 1884 : — Crime et châtiment (1866), trad. Victor Derély. Plon, 1884 ; — L’esprit souterrain (1864), trad. Halpérine-Kaminsky et Ch. Morice. Plon, 1886 ; — Souvenirs de la Maison des morts (1859-1862), trad. Neyroud. Plon, 1886 ; — Krotkaïa, extrait du Journal d’un écrivain, trad. Halpérine-Kaminsky. Plon, 1886 ; — L’Idiot (1868), trad. V. Derély. Plon, 1887 ; — Les frères Karamazow (1870-1880), t. I, trad. Halpérine-Kaminsky et Ch. Morice. Charpentier, 1888 ; t. II, trad. Bienstock et Torquet, 1906.

[3] Lettre à Overbeck, du 23 février 1887.

[4] À Peter Gaat, 7 mars 1887.

[5] Lettre à Peter Gast, 14 octobre 1888.

[6] Zarathustra, livre I : Von der Næchstenliebe (W., VI. 88).

[7] Maison des morts, p. 235, 236.

[8] Humiliés et offensés, p. 232.

[9] Ibid., p. 255.

[10] Humiliés et offensés, p. 256.

[11] Ibid., p. 127.

[12] Crime et châtiment, p. 231.

[13] Fröhliche Wissenschaft, fragm. posth. § 171 (W., XII, 87).

[14] Jenseits, § 44 (W., VII, 63).

[15] Wille zur Macht, §§ 120, 968 (W., XV, 229 ; XVI, 345).

[16] Crime et châtiment, p. 234, 245.

[17] Maison des morts, p. 125.

[18] Fröhliche Wissenschaft, livre V (1886), § 360 (W., V. 310).

[19] Crime et châtiment, p. 389.

[20] Maison des morts, p. 18.

[21] Wille zur Macht, § 233 (W., XV, 313).

[22] Wille zur Macht, §§ 740, 788 (W., XVI, 188, 222).

[23] Maison des morts, p. 15.

[24] Fröhliche Wissenschaft, fragm. posth., § 171 (W., XII, 87).

[25] Georg Brandes à Nietzsche, le 23 novembre 1888 (Corr., III, 325).

[26] Fall Wagner, Epilog (W., VIII, 48).

[27] Antechrist, § 31 (W., VIII, 256).

[28] Wille zur Macht, § 434 (W., XV, 464).

[29] G. Brandes à Nietzsche, 16 novembre 1888 (Corr., III, 318).

[30] Nietzsche à Brandes, 20 novembre 1888 (Corr., III, 322).