LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Léon Tolstoï

(Толстой Лев Николаевич)

1828 – 1910

 

 

 

 

LA JEUNESSE

(Юность)

 

 

 

1857

 

 

 

 

 


Traduction de J.-W. Bienstock, Œuvres complètes du comte Léon Tolstoï, vol. II, Paris, Stock, 1902.

 

 

 

 

 


TABLE

I. — CE QUI EST, SELON MOI, LE COMMENCEMENT DE LA JEUNESSE

II. — LE PRINTEMPS

III. — RÊVES

IV. — NOTRE CERCLE DE FAMILLE

V. — LES RÈGLES DE VIE

VI. — LA CONFESSION

VII. — LA COURSE AU COUVENT

VIII. — LA SECONDE CONFESSION

IX. — COMMENT JE ME PRÉPARE AUX EXAMENS

X. — L’EXAMEN D’HISTOIRE

XI. — L’EXAMEN DE MATHÉMATIQUES

XII. — L’EXAMEN DE LATIN

XIII. — JE SUIS GRAND

XIV. — À QUOI S’OCCUPAIENT VOLODIA ET DOUBKOV

XV. — ON ME FÉLICITE

XVI. — LA QUERELLE

XVII. — JE ME PRÉPARE À FAIRE DES VISITES

XVIII. — LES VALAKHINE

XIX. — LES KORNAKOV

XX. — LES IVINE

XXI. — LE PRINCE IVAN IVANOVITCH

XXII. — CAUSERIE INTIME AVEC MON AMI

XXIII. — LES NEKHLUDOV

XXIV. — L’AMOUR

XXV. — JE FAIS PLUS AMPLE CONNAISSANCE

XXVI. — JE ME MONTRE SOUS LE JOUR LE PLUS FAVORABLE

XXVII. — DMITRI

XXVIII. — À LA CAMPAGNE

XXIX. — NOS RELATIONS AVEC KATENKA ET LUBOTCHKA

XXX. — MES OCCUPATIONS

XXI. — COMME IL FAUT

XXXII. — LA JEUNESSE

XXXIII. — LES VOISINS

XXXIV. — LE MARIAGE DE MON PÈRE

XXXV. — COMMENT NOUS ACCUEILLÎMES LA NOUVELLE

XXXVI. — L’UNIVERSITÉ

XXXVII. — LES AFFAIRES DE CŒUR

XXXVIII. — DANS LE MONDE

XXXIX. — LA NOCE

XL. — L’AMITIÉ AVEC LES NEKHLUDOV

XLI. — L’AMITIÉ AVEC NEKHLUDOV

XLII. — LA BELLE-MÈRE

XLIII. — NOUVEAUX CAMARADES

XLIV. — ZOUKHINE ET SÉMENOV

XLV. — JE M’EFFONDRE

 

 

 

 

 

I. — CE QUI EST, SELON MOI, LE COMMENCEMENT DE LA JEUNESSE

J’ai dit que mon amitié avec Dmitri m’avait ouvert un nouvel horizon sur la vie, sur son but, sur les relations entre les hommes. J’acquis dès lors la conviction que la destinée des hommes est dans l’aspiration vers la perfection morale et que ce perfectionnement est facile, possible, indéfini. Mais je ne jouissais encore que de la découverte des idées nouvelles découlant de cette considération et de l’élaboration d’un plan d’avenir brillant, moral, actif, et ma vie suivait toujours le même ordre mesquin, confus, oisif.

Ces idées vertueuses, échangées en des conversations avec mon ami préféré, Dmitri, le merveilleux Mitia, comme je me le nommais parfois à moi-même en chuchotant, ne plaisaient qu’à mon esprit et non à mon cœur. Mais, à un certain moment, ces idées m’apparurent avec une force nouvelle de révélation morale, au point que je fus effrayé en songeant combien de temps j’avais perdu, et qu’aussitôt, à l’instant même, je voulus appliquer ces idées dans ma vie avec la ferme résolution de ne les trahir jamais.

C’est ce moment qui marque, pour moi, le commencement de ma jeunesse.

J’avais alors près de dix-sept ans. Les professeurs continuaient à venir chez moi. Saint-Jérôme suivait mes études, et machinalement, sans grande ardeur, je me préparais à l’Université. En dehors des études, mes occupations consistaient en rêves et réflexions solitaires, vagues, en exercices de gymnastique, pour devenir le premier athlète du monde, en des promenades sans but défini à travers toutes les chambres et surtout dans le corridor des chambres de bonnes, en des contemplations de mon propre individu devant le miroir, bien que je m’en éloignasse toujours avec un sentiment pénible de tristesse et même de dégoût. Mon visage, comme je le savais, non seulement n’était pas joli, mais je ne pouvais pas même me berner des consolations ordinaires en pareil cas : je ne pouvais pas dire que mon visage fût expressif, intelligent ou noble. Il n’avait rien d’expressif : les traits les plus ordinaires, grossiers et même laids ; les yeux petits, gris, surtout quand je me regardais dans le miroir, étaient plutôt sots que spirituels. Énergique, il l’était encore moins, et bien que je fusse grand et très fort pour mon âge, tous les traits de mon visage étaient mous, veules, indécis. Il n’avait même aucune noblesse ; au contraire, il rappelait celui des simples moujiks ; et mes mains, et mes pieds, trop grands à cette époque, me causaient une véritable honte.

 

II. — LE PRINTEMPS

L’année de mon entrée à l’Université, Pâques tombait très tard, en avril, de sorte que les examens étaient fixés à la semaine de Quasimodo, et que pendant la semaine sainte, je devais me préparer à la communion et achever ma préparation à l’examen.

Le temps, après la fonte de la neige, que Karl Ivanovitch appelait « le fils vient après le père », était depuis trois jours doux, calme, clair. Dans les rues, on ne voyait plus un flocon de neige ; le pavé brillant, des ruisselets rapides avaient remplacé la boue épaisse. Sur les toits, les dernières gouttes brillaient au soleil ; dans le jardin, les bourgeons se gonflaient aux arbres ; dans la cour, un petit sentier sec menait à l’écurie devant le tas de fumier gelé ; près du perron, entre les pierres, verdissaient des mousses.

C’était ce moment singulier du printemps qui agit le plus fortement sur l’âme des hommes : le soleil brille, mais sans chaleur ; de petits ruisseaux et des flaques ; la fraîcheur parfumée dans l’air, et les cieux d’un bleu tendre, avec de longs nuages diaphanes. Je ne sais pourquoi, mais il me semble que dans la grande ville l’influence de cette période où naît le printemps est encore plus sensible et plus forte, — on voit moins, mais on pressent davantage. J’étais debout près de la fenêtre ; sur le parquet de cette salle de classe qui m’ennuyait horriblement, le soleil du matin, à travers les doubles vitres, projetait ses rayons, où voltigeaient des poussières. J’étais occupé à résoudre sur le tableau noir une longue équation d’algèbre. D’une main, je tenais une « Algèbre » de Franker, déchirée, et de l’autre, un petit morceau de craie avec lequel j’avais déjà sali mes mains, mon visage et les coudes de mon habit. Nikolaï, en tablier, les manches retroussées, enlevait avec un ciseau le mastic de la fenêtre et redressait les clous du châssis qui s’ouvrait sur le jardin. Mon attention fut distraite par son travail et par le bruit qu’il faisait. En outre, j’étais de très mauvaise humeur. Rien ne me réussissait : une faute que je fis au commencement des calculs m’obligea à tout recommencer ; deux fois, je laissai tomber la craie. Je sentais que mon visage et mes mains étaient sales ; l’éponge était perdue quelque part, et le bruit fait par Nikolaï me portait vivement sur les nerfs. Je voulais me fâcher, grogner ; je jetai la craie, l’algèbre, et me mis à marcher dans la chambre. Mais je me souvins que nous devions nous confesser aujourd’hui, et qu’il me fallait abstenir de tout péché ; subitement, revenu à une disposition d’esprit particulière, douce, je m’approchai de Nikolaï.

— Laisse-moi t’aider, Nikolaï, — dis-je en essayant de donner à ma voix l’intonation la plus aimable.

L’idée que j’agissais bien en domptant mon dépit pour obliger Nikolaï, augmentait encore en moi cet état d’esprit bienveillant.

Le mastic était enlevé, les clous redressés, mais Nikolaï avait beau tirer de toutes ses forces, le châssis ne cédait pas.

« En tirant avec lui — pensai-je — si le cadre se détache tout d’un coup, alors ce sera un péché et il ne faudra plus travailler aujourd’hui. »

Le châssis glissa de côté et sortit.

— Où le porter ? —demandai-je.

— Permettez, je m’en arrangerai moi-même — répondit Nikolaï visiblement étonné et même, à ce qu’il me sembla, mécontent de mon zèle : — Il ne faut pas confondre, parce que là-bas, dans le cabinet noir, ils sont numérotés.

— Je le numéroterai — dis-je en soulevant le cadre.

Il me sembla que si le cabinet noir eût été à deux verstes[1] de là et que le cadre eût pesé deux fois plus, j’eusse été très heureux. J’aurais voulu m’exténuer de fatigue pour rendre ce service à Nikolaï. Quand je revins dans la chambre, les petites briques et les petites pyramides de sel étaient déjà enlevées du rebord de la fenêtre, et par la fenêtre ouverte, Nikolaï chassait avec un plumail le sable et les mouches endormies. L’air frais et parfumé pénétrait dans la chambre et déjà l’emplissait. Par la fenêtre on percevait le bruit de la ville, et dans le jardin, le pépiement des moineaux.

Tous les objets étaient vivement éclairés, la chambre s’égayait, un petit vent léger de printemps soulevait les feuillets de mon algèbre et les cheveux de Nikolaï. Je m’approchai de la fenêtre, et m’y asseyant, je me penchai vers le jardin et me mis à rêver.

Un sentiment nouveau, extraordinairement puissant et agréable, pénétra subitement mon âme. La terre humide où se montraient çà et là des herbes jaunes aux pointes verdies, les ruisselets brillants sous le soleil et qui entraînaient de minuscules mottes de terre et des petits morceaux de bois, les rameaux et les bourgeons gonflés des lilas, se balançant juste sous les fenêtres, le pépiement effaré des petits oiseaux qui s’agitaient dans le buisson, le mur de clôture noir, mouillé de neige fondue, et principalement l’air humide et parfumé, le soleil joyeux, me disaient nettement quelque chose de nouveau et de beau que je ne saurais rendre tel qu’il se révélait à moi, mais que j’exprimerai de mon mieux : tout cela me parlait de la beauté, du bonheur, de la vertu, et me les montrait comme faciles à atteindre, et possibles pour moi, comme inséparables, et même comme ne formant en trois qu’une seule et même chose.

« Comment ai-je pu ne pas comprendre combien j’ai été mauvais jusqu’à présent, et comment je pourrai être bon et heureux dans l’avenir ? » me dis-je : — « Il faut immédiatement se hâter de devenir un autre homme et commencer à vivre autrement». Cependant, malgré cela, je restai encore longtemps assis sur la fenêtre, rêvant et ne faisant rien. Vous est-il arrivé, l’été, par un temps sombre et pluvieux, d’aller dormir dans la journée, et vous éveillant au coucher du soleil, d’ouvrir les yeux, et dans le cadre élargi de la fenêtre, sous le store de toile qui ondule au vent, d’apercevoir de côté, l’allée des tilleuls mouillés de pluie et de couleur violette et le petit sentier humide du jardin éclairé par les rayons obliques, clairs ; d’entendre subitement dans le jardin le cri joyeux des oiseaux, d’apercevoir dans l’échancrure de la fenêtre les insectes qui tournoient, transparents au soleil, et, respirant le parfum de l’air après la pluie, de penser : « Comment n’avoir pas honte de dormir en une pareille soirée ? » Et aussitôt de courir au jardin jouir de la vie. Si cela vous est arrivé, vous connaissez le sentiment si vif que j’éprouvais à ce moment.

 

III. — RÊVES

« Aujourd’hui je me confesse, je me purifie de tous mes péchés » — pensai-je, « et je n’en commettrai plus jamais... » (À ce moment je me souvins de tous les péchés qui me tourmentaient le plus.) Chaque dimanche, sans exception, j’irai à l’église, et après, pendant une heure entière, je lirai les évangiles ; ensuite, sur l’argent que je recevrai chaque mois, quand je serai à l’université, je donnerai deux roubles et demi (un dixième) aux pauvres, et de façon que nul ne le sache ; et je ne donnerai pas aux mendiants, mais je chercherai les pauvres orphelins et les vieillards dont personne ne s’occupe.

« J’aurai ma chambre à part (celle de Saint-Jérôme probablement) et je l’arrangerai moi-même, et je la tiendrai dans la plus remarquable propreté ; du domestique je n’exigerai pour moi aucun travail, car c’est un homme comme moi. Après, j’irai chaque jour à l’Université, à pied (si l’on me donne une voiture je la vendrai et l’argent sera aussi pour les pauvres). Je ferai tout, ponctuellement. (Ce qu’était ce « tout », à cette époque je ne pouvais nullement le définir, mais je le comprenais vivement et je sentais ce « tout » de la vie intellectuelle, morale, irréprochable.) Je rédigerai mes cours, et même j’étudierai à l’avance les questions, si bien qu’en première année, je serai le premier et j’écrirai ma thèse. En deuxième année, je saurai déjà tout, et je pourrai passer directement en troisième, de sorte qu’à dix-huit ans, je sortirai de l’université, licencié avec le numéro un et deux médailles d’or ; ensuite je passerai l’examen de magister, ensuite celui de docteur, et je serai le premier savant de la Russie... Même en Europe, je pourrai être le premier savant... Eh bien ! Et après ? » me demandai-je. Mais arrivé là, je me rappelai que ces rêves étaient entachés d’orgueil, — un péché que je devrais avouer le soir même au confesseur, et je revins à mes premières réflexions. « Pour préparer mes cours j’irai à pied, sur la montagne des Moineaux ; là, je choisirai un petit endroit sous un arbre, et j’étudierai. Parfois j’emporterai quelque chose à manger, du fromage ou des gâteaux de chez Pedotti, ou autre chose. Je me reposerai et ensuite je lirai un bon livre, ou je dessinerai les paysages environnants, ou je jouerai d’un instrument quelconque (décidément, j’apprendrai la flûte). Puis, elle viendra aussi se promener sur la Montagne des Moineaux, et un jour elle s’approchera de moi et me demandera qui je suis. Je la regarderai ainsi, tristement, et je dirai que je suis le fils d’un prêtre et que je ne me sens heureux qu’ici, et seul, tout à fait seul. Elle me tendra la main, dira quelque chose et s’asseoira près de moi. Et nous irons là chaque jour, et nous serons amis, et je l’embrasserai... Non, ce n’est pas bien. Au contraire, à partir d’aujourd’hui, je ne regarderai plus les femmes, je n’irai jamais, jamais, dans la chambre des servantes, même je tâcherai de ne pas passer devant, et dans trois ans, je sortirai de tutelle et je me marierai, il le faut absolument. Je ferai le plus d’exercices possibles, chaque jour de la gymnastique, si bien qu’à vingt-cinq ans, je serai plus fort que Rappo. Le premier jour, je tiendrai un demi-poud[2] à bras tendu et pendant cinq minutes ; le jour suivant, vingt-et-une livres[3], le troisième jour vingt-deux et ainsi de suite, jusqu’à ce que je porte quatre pouds dans chaque main ; je serai plus fort que tous les domestiques, et s’il prenait fantaisie à quelqu’un de m’offenser ou de parler mal d’elle, je le prendrais comme cela, simplement par la poitrine, d’une main, je le soulèverais à deux archines[4] de terre et je le tiendrais pour qu’il sente seulement ma force, puis je le laisserais ; mais cependant, cela non plus n’est pas bien : — alors, non, je ne lui ferais pas de mal, je prouverais seulement que moi... »

Qu’on ne me fasse pas reproche de ce que les rêves de ma jeunesse sont aussi puérils que ceux de l’enfance et de l’adolescence. Je suis convaincu que s’il m’est réservé d’atteindre l’extrême vieillesse, si je deviens un vieillard de soixante-dix ans, mes rêves seront aussi enfantins qu’à présent. Je rêverai de quelque belle Marie, qui m’aimera, moi, vieillard édenté, comme elle a aimé Mazeppa. Je rêverai que mon fils, faible d’esprit, par un hasard quelconque, tout d’un coup est devenu ministre, ou que spontanément, j’aurai des quantités de millions. Je suis convaincu que pas un être humain, quel que soit son âge, n’est privé de ce pouvoir bienfaisant et consolateur du rêve. Mais sauf leur trait général d’impossibilité et de magie, les rêves de chaque homme et de chaque âge ont leurs caractères différents. Dans cette période que je prends pour limite de l’adolescence et de la jeunesse, quatre sentiments faisaient le fond de mes rêves : l’amour d’elle, de la femme imaginaire dont je rêvais toujours de la même façon et qu’à chaque instant j’espérais rencontrer quelque part. Elle, c’etait un peu Sonitchka, un peu Macha, la femme de Vassili, au moment où elle lavait le linge dans le baquet, et un peu une femme dont un collier de perles entourait le cou blanc et que j’avais vue au théâtre, il y avait très longtemps, dans une loge voisine de la nôtre. Le deuxième sentiment, c’était l’amour de l’amour. Je voulais que tous me connussent et m’aimassent. Je voulais prononcer mon nom, Nikolaï Irteniev, et que tous en fussent frappés, et m’entourant, me remerciassent pour quelque chose. Le troisième sentiment, c’était l’espoir d’un bonheur extraordinaire, ambitieux, espoir si fort et si tenace qu’il atteignait parfois jusqu’à la folie. J’étais si convaincu qu’avant peu, grâce à un hasard extraordinaire, je deviendrais l’homme le plus riche et le plus célèbre du monde entier, que je me surprenais sans cesse dans l’attente troublante de quelque chose d’heureux, de magique. Il me semblait toujours que cela commençait, que j’allais atteindre tout ce que peut désirer un homme et partout et toujours, je me hâtais, supposant que cela commençait là-bas où je n’étais pas. Le quatrième sentiment, et le principal, c’était le dégoût de moi-même et le regret, mais le regret se confondant à un tel point avec l’espoir du bonheur, qu’il n’avait plus rien de triste. Il me semblait si facile, si naturel de me détacher de tout le passé transformé, d’oublier tout ce qui était et de commencer ma vie avec des relations tout à fait nouvelles, que le passé ne me pesait pas, ne me liait pas. Je trouvais même du plaisir à ce dégoût du passé et je tâchais de le voir plus sombre qu’il n’était. Plus la masse des souvenirs du passé était noire, plus le présent s’en détachait pur et clair, et plus vives devenaient les nuances de l’arc-en-ciel de l’avenir. Cette voix du regret et du désir passionné de perfection, fut la principale sensation nouvelle de cette époque de mon développement moral et servit de base à mon opinion sur moi-même, sur les autres et sur l’univers. Voix bénie, consolante, qui tant de fois, dans les moments tristes où l’âme se soumettait en silence à la puissance du mensonge et de la dépravation de la vie, se révoltait spontanément et audacieusement contre toute injustice, qui dénonçait le passé, qui indiquait, en le faisant aimer, le point lumineux du présent, et promettait, pour l’avenir, le bien et le bonheur, — voix tendre et consolante, cesseras-tu jamais de résonner ?

 

IV. — NOTRE CERCLE DE FAMILLE

Pendant ce printemps, papa fut rarement à la maison. Mais quand cela lui arrivait, il était très gai, tapotait sur le piano ses airs favoris, faisait de petits yeux tendres et inventait sur nous tous et sur Mimi des plaisanteries dans le genre de celles-ci : « Le prince héritier des Grouzines a rencontré Mimi à la promenade et en est devenu si amoureux qu’il vient de présenter une requête au synode afin d’obtenir le divorce » ; — ou bien : « On me nomme attaché à l’ambassade de Vienne » ; — et il nous disait tout cela de l’air le plus sérieux ; il effrayait Katenka avec les araignées dont elle avait une peur terrible ; il était très aimable avec nos amis Doubkov et Nekhludov, et sans cesse il racontait à nous et à nos hôtes ses projets pour l’année suivante.

Bien que ses plans changeassent presque chaque jour et qu’ils fussent toujours contradictoires, il était si entraînant que nous l’écoutions attentivement et Lubotchka, sans remuer les paupières, regardait, bec ouvert, les lèvres de papa, pour ne pas perdre une seule de ses paroles. Tantôt son plan était de nous faire rester à Moscou, à l’Université, et de partir, lui, avec Lubotchka, en Italie pour deux années ; tantôt d’acheter une propriété au sud de la Crimée et d’y séjourner chaque été ; tantôt d’aller vivre à Pétersbourg avec toute sa famille, etc. Mais outre sa gaieté extraordinaire, ces derniers temps, se montrait en papa, un changement, qui m’étonnait beaucoup. Il s’était fait faire un costume à la mode. L’habit olive, le pantalon à sous-pieds, et par-dessus une longue redingote qui lui allait très bien ; souvent il employait de bons parfums quand il allait dans le monde et surtout chez une dame dont Mimi ne parlait jamais sans un soupir et sans une expression du visage qui signifiait : « Pauvres orphelins ! La malheureuse passion ! Heureusement qu’elle n’est pas là », etc. Je savais par Nikolaï, puisque papa ne nous parlait jamais de ses affaires de jeu, qu’il avait été remarquablement heureux cet hiver, qu’il avait gagné beaucoup, beaucoup, puis placé son argent dans le Lombard et qu’au printemps, il ne voulait plus jouer ; c’est sans doute par crainte de ne pouvoir se retenir qu’il voulait aller le plus vite possible à la campagne. Il décida même, sans attendre mon entrée à l’Université, de partir pour Pétrovskoié avec les fillettes aussitôt après Pâques ; moi et Volodia nous irions les rejoindre.

Volodia, pendant tout l’hiver, et même au printemps, était l’inséparable de Doubkov (avec Dmitri il commençait à être un peu en froid). Leurs principaux plaisirs, comme j’en pouvais juger par les conversations que j’entendais, consistaient à boire sans cesse du champagne, à aller en traîneau sous les fenêtres d’une demoiselle dont, à ce qu’il me semblait, ils étaient amoureux tous deux, et à danser en vis-à-vis, non plus à des bals d’enfants, mais à de vrais bals. Cette dernière circonstance, malgré l’affection que Volodia et moi avions l’un pour l’autre, nous désunit beaucoup. Nous sentions trop la différence entre un garçon pour qui l’on fait venir encore des professeurs, et l’homme qui danse à de grands bals, pour nous confier l’un à l’autre nos pensées.

Katenka était déjà tout à fait grande, elle lisait une foule de romans et l’idée qu’elle pouvait bientôt se marier ne me semblait déjà plus une plaisanterie ; mais, bien que Volodia fût grand lui aussi, ils ne s’entendaient pas, et même, à ce qu’il me semble, ils se dédaignaient réciproquement. En général, quand Katenka était seule à la maison, rien ne l’intéressait sauf les romans et le plus souvent, elle s’ennuyait, et quand venaient des étrangers, elle devenait très vive, très aimable et faisait de tels yeux que je ne pouvais nullement comprendre ce qu’elle voulait exprimer ainsi. Mais plus tard, lorsqu’elle m’eût dit, dans une conversation, que la seule coquetterie permise aux jeunes filles est celle des yeux, je pus m’expliquer ces grimaces des yeux, étranges et peu naturelles, et qui, il me semble, n’étonnaient nullement les autres. Lubotchka commençait aussi à porter la robe presque longue, de sorte que ses pieds de canard se voyaient à peine, mais elle était toujours aussi pleurnicheuse. Maintenant elle ne rêvait plus d’épouser un hussard, mais un chanteur ou un musicien et dans cette intention elle s’occupait très sérieusement de la musique.

Saint-Jérôme, prévenu qu’il ne resterait à la maison que jusqu’à la fin de mes examens, avait trouvé une place chez un certain comte et depuis lors, nous regardait tous avec dédain. Il était rarement à la maison, commençait à fumer des cigarettes, ce qui était alors le comble de l’élégance, et avec une carte qu’il tenait près des lèvres, sifflotait sans cesse des airs grivois. Mimi, de jour en jour, devenait plus morne, on aurait dit qu’à dater de l’époque où nous commencions à être grands, des personnes et des choses elle n’attendait rien de bon.

Quand je vins pour dîner, je ne trouvai à la salle à manger que Mimi, Katenka, Lubotchka et Saint-Jérôme : papa n’était pas à la maison et Volodia, qui préparait son examen dans sa chambre avec ses camarades, avait demandé à dîner chez lui. En général, dans ces derniers temps, Mimi occupait à table la place principale, personne d’entre nous n’avait de respect pour elle et le dîner perdait beaucoup de son charme. Ce n’était plus, comme du temps de maman ou de grand’mère, une sorte de cérémonie réunissant à heure fixe toute la famille, et partageant la journée en deux parties. Nous nous permettions d’arriver en retard, au deuxième plat, de boire du vin dans les grands verres (Saint-Jérôme lui-même nous en donnait l’exemple), de nous vautrer sur nos chaises, de nous lever avant la fin du repas et d’autres licences du même genre. Dès lors, le dîner cessait d’être comme avant une quotidienne et joyeuse solennité de famille. C’était autre chose à Pétrovskoié, quand, à deux heures, tous habillés pour le dîner nous nous asseyions au salon et devisions gaiement en attendant cette heure solennelle. Juste au moment où la pendule de l’office se déclenchait pour sonner deux heures, avec la serviette sur le bras, le visage digne et un peu sévère, à pas lents, entrait Foca : « Le dîner est servi ! » prononçait-il gravement et à voix haute, et tous, la mine gaie et satisfaite, les grandes personnes devant, les enfants derrière, au bruit des jupons empesés et du craquement des bottes et des souliers, en parlant à mi-voix, allaient s’asseoir aux places désignées à chacun. C’était aussi une autre affaire à Moscou : tous, en causant à voix basse, debout devant la table, dressée au salon, attendaient grand’mère à qui Gavrilo était parti annoncer que le dîner était servi ; — tout à coup la porte s’ouvre, on entend le froufrou de la robe, les plis traînants, et grand’mère, son bonnet à rubans, d’un violet particulier, légèrement de travers, en souriant ou en jetant des regards obliques, sévères (selon l’état de sa santé), pénètre dans la chambre. Gavrilo se précipite vers sa chaise, il se fait un bruit de sièges, et tandis qu’on se sent courir dans le dos, un frisson — annonçant l’appétit, on prend sa serviette raide, encore humide, on mange une bouchée de pain, et, avec une avidité impatiente et joyeuse, en se frottant les mains sous la table, on regarde l’assiette de soupe fumante que le maître d’hôtel remplit en suivant l’ordre des dignités de l’âge et des attentions de grand’mère.

Maintenant je n’éprouvais plus ni joie ni émotion en venant dîner.

Le bavardage de Mimi, de Saint-Jérôme ; celui des fillettes, sur les affreuses bottes du professeur de langue russe, sur les robes à volants des princesses Kornakov, etc., bavardage qui m’inspirait, surtout envers Lubotchka et Katenka, un franc mépris que je n’essayais même pas de dissimuler, ne me distrayait pas de mon nouvel et vertueux état d’esprit. J’étais extraordinairement doux ; en souriant je les écoutais d’un air particulièrement aimable ; je demandais respectueusement qu’on me passât le kvass[5], et je cédais à Saint-Jérôme qui me corrigeait une phrase prononcée pendant le dîner, en faisant remarquer « qu’il vaut mieux dire je puis que je peux ». Cependant je dois avouer qu’il m’était un peu désagréable que personne n’accordât une attention spéciale à ma douceur et à ma vertu. Après le dîner, Lubotchka me montra un papier où étaient inscrits tous ses péchés ; je trouvai que c’était bien, mais qu’il était encore mieux d’inscrire tous ses péchés dans son âme et que « ce n’était pas ça ».

— Pourquoi pas ça ? — demanda Lubotchka.

— Oui, c’est bien aussi ; mais tu ne me comprendras pas. — Et je suis monté chez moi en disant à Saint-Jérôme que je voulais travailler un peu, mais en réalité, afin d’écrire pour moi-même et pour toute ma vie, puisqu’avant la confession il me restait une heure et demie, l’ordre de mes devoirs et de mes occupations, pour exposer sur le papier le but de ma vie et les règles selon lesquelles je devais agir sans m’en écarter jamais.

 

V. — LES RÈGLES DE VIE

Je pris une feuille de papier et avant tout je voulus me mettre à dresser la liste de mes devoirs et de mes occupations pour l’année suivante. Il fallait régler le papier. Mais comme je n’avais pas de règle, je me servis du dictionnaire latin, en conduisant la plume le long du gros livre que je baissais ensuite : il en résulta qu’au lieu d’une ligne, je fis sur le papier une longue tache d’encre ; en outre, le dictionnaire étant moins large que le papier, la ligne se couchait au coin souple du volume. Je pris une autre feuille de papier et en changeant de place le dictionnaire, je la réglai tant bien que mal. Je divisai mes devoirs en trois groupes : les devoirs envers moi-même, les devoirs envers le prochain, et les devoirs envers Dieu. Je commençai par écrire les premiers, mais ils étaient si nombreux et se subdivisaient en tant de catégories qu’il fallut tout d’abord écrire « Règles de vie » et ensuite dresser ma liste. Je pris six feuilles de papier, j’en fis un cahier et j’écrivis en haut « Règles de vie ».

Ces mots étaient écrits de travers, si irrégulièrement que je me demandai longtemps si je ne devais pas les recopier, et longtemps je me tourmentai à regarder la liste déchirée et ce vilain en-tête. Dans mon âme, tout est si beau et si net, pourquoi est-ce si laid sur le papier et en général dans la vie, quand je veux y réaliser quelque chose de ce que pense ?...

— Le confesseur est arrivé, veuillez descendre écouter les prières, » — m’annonça Nikolaï.

Je cachai le cahier dans la table, je jetai un coup d’œil sur le miroir, je redressai mes cheveux, ce qui, selon moi, me donnait un air rêveur, et je descendis au divan, où déjà, sur la table, étaient une image de Dieu et des bougies allumées. En même temps que moi, papa entra par l’autre porte. Le confesseur, un vieux moine aux cheveux blancs, au visage sévère, bénit papa. Papa baisa sa main courte, large et sèche ; je fis de même.

— Appelez Voldemar — dit papa. — Où est-il ? Mais non, à l’Université, il se prépare à la communion.

— Il travaille avec le prince, dit Katenka en regardant Lubotchka. Lubotchka rougit subitement, se renfrogna et feignant quelque malaise, sortit de la chambre. Je la suivis. Elle s’arrêta au salon, et au crayon, elle ajouta quelque chose sur le papier.

— Quoi, tu as encore fait un nouveau péché ? lui demandai-je.

— Non, ce n’est rien, comme ça, répondit-elle en rougissant.

À ce moment, on entendit de l’antichambre la voix de Dmitri, qui disait adieu à Volodia.

— Voilà, pour toi tout est tentation — dit Katenka en entrant dans la chambre et s’adressant à Lubotchka.

Je ne pouvais comprendre ce qui se passait avec ma sœur : elle était si confuse que des larmes perlèrent de ses yeux, et sa confusion arrivant au second degré se transformait en dépit contre elle-même et contre Katenka, qui évidemment l’agaçait.

— On voit bien que tu es une étrangère (rien ne blessait davantage Katenka que ce mot «étrangère », et c’est précisément dans cette intention que l’employait Lubotchka) devant un tel sacrement — continuait-elle en s’emportant — tu me troubles exprès... tu devrais comprendre que c’est loin d’être une plaisanterie.

— Sais-tu, Nikolenka, ce qu’elle a écrit ? —répartit Katenka, blessée d’avoir été appelée étrangère : — elle a écrit...

— Je ne t’aurais jamais crue si méchante ! — cria Lubotchka toute troublée, en nous quittant : — En un tel moment, et exprès, être sans cesse induite en péché !... Je ne t’ennuie pas avec tes sentiments et tes souffrances !...

 

VI. — LA CONFESSION

Distrait par ces réflexions et par d’autres du même genre, je retournai au divan, alors que tous y étaient déjà réunis, et que, debout, le confesseur se préparait à lire la prière précédant la confession.

Mais, dès que, au milieu du silence général, retentit la voix expressive et sévère du moine lisant la prière, et que surtout, s’adressant à nous, il prononça les paroles : Avouez tous vos péchés sans honte, sans détour, sans justification et votre âme se purifiera devant Dieu, et si vous cachez quelque chose, ce sera un grand péché, chez moi reparut le sentiment de crainte respectueuse que j’avais éprouvé le matin à la pensée de l’auguste sacrement que j’allais recevoir. J’éprouvais même du plaisir à avoir conscience de cet état, et je m’efforçais de le retenir en arrêtant toutes les idées qui me revenaient en tête et en m’évertuant à avoir peur de quelque chose.

Papa, le premier, alla se confesser. Il resta très longtemps dans la chambre de grand’mère, et en attendant, nous tous, dans le divan, nous nous taisions, ou discutions en chuchotant sur le point de savoir qui de nous passerait le premier. Enfin on entendit de nouveau la voix du moine qui lisait la prière et le pas de père. La porte grinça et il sortit en toussotant, avec son tic habituel et sans regarder aucun de nous.

— Eh bien ! maintenant, va, Luba, et prends garde, dis tout. Tu es ma grande pécheresse, — fit gaiement papa en lui pinçant la joue.

Lubotchka pâlit et rougit, tira son billet de son tablier, l’y remit et, la tête enfoncée dans les épaules, comme si elle eût attendu un coup venant d’en haut, elle franchit la porte. Elle ne resta pas longtemps. Quand elle sortit de là, ses épaules étaient secouées par des sanglots.

Enfin, après la jolie Katenka, qui en souriant traversa la porte, mon tour vint. Avec la même frayeur sourde et le désir conscient de l’exciter en moi de plus en plus, j’entrai dans la chambre, à demi éclairée. Le confesseur était debout devant le pupitre, il tourna lentement son visage vers moi.

Je ne restai pas plus de cinq minutes dans la chambre de grand’mère, et j’en sortis heureux, et selon mes convictions d’alors, tout à fait pur, moralement transformé en un homme nouveau. Bien que je fusse désagréablement frappé des vieilles formes de la vie, des mêmes chambres, des mêmes meubles, de ma figure toujours la même (j’aurais voulu que tout à l’extérieur de moi fût changé comme l’était mon âme), je conservai cette quiétude d’esprit jusqu’au moment où je me mis au lit.

Je m’endormais en me remémorant tous les péchés dont je m’étais purifié, quand tout à coup je me souvins d’un péché honteux, que j’avais caché à confesse. Les paroles de la prière d’avant la confession me revinrent à l’esprit et longtemps emplirent mes oreilles. Toute ma tranquillité disparut d’un coup... « et si vous cachez quelque chose, ce sera un grand péché... » entendais-je sans cesse, et je me vis si grand pécheur qu’aucune punition n’était suffisante pour moi. Pendant longtemps, je me retournai d’un côté sur l’autre en réfléchissant à ma situation et en attendant d’une minute à l’autre le châtiment de Dieu et même la mort subite, ce qui me causait un effroi indicible. Mais aussitôt il me vint une lumineuse idée : à l’aube, à pied ou en voiture, j’irai au couvent, chez le confesseur, et je me confesserai de nouveau. Et je me tranquillisai.

 

VII. — LA COURSE AU COUVENT

Je m’éveillai plusieurs fois dans la nuit, craignant de laisser passer l’heure, et à six heures du matin, j’étais déjà sur pied. Derrière les fenêtres, il faisait à peine jour. Je pris mon habit froissé et les bottes non cirées qui étaient près du lit, parce que Nikolaï n’avait pas encore eu le temps de les nettoyer, et sans prier Dieu, sans me laver, pour la première fois de ma vie, je sortis seul dans la rue.

En face, au delà des toits verdis de la grande maison, l’aurore froide rougissait le ciel brumeux. Une assez forte gelée d’un matin de printemps durcissait la boue, les ruisseaux craquaient sous les pieds, et le froid me piquait le visage et les mains. Dans notre rue, il n’y avait pas encore un seul cocher, et je comptais en prendre un pour retourner plus vite ; seule une charrette quelconque roulait sur l’Arbate[6], et deux ouvriers maçons passaient sur le trottoir en courant. Après environ deux mille pas, je commençai à rencontrer des hommes et des femmes se dirigeant vers le marché avec des paniers, et les tonneaux qu’on allait remplir d’eau. Au carrefour, parut un pâtissier, une boulangerie s’ouvrait, et près de la porte d’Arbate j’aperçus enfin un cocher, un petit vieillard qui somnolait dans sa drojki, de teinte bleuâtre et raccommodée. Le cocher, encore endormi sans doute, me demanda, en tout, vingt copeks aller et retour jusqu’au couvent ; mais tout à coup il se ravisa, et dès que je voulus m’asseoir, il fouetta son cheval avec l’extrémité des rênes et se prépara à s’éloigner de moi. « Impossible, monsieur — murmura-t-il — il faut donner à manger au cheval. »

À peine eus-je le temps de l’exhorter à s’arrêter en lui offrant quarante copeks. Il arrêta son cheval, me regarda attentivement et me dit : « Monte, seigneur ». J’avoue franchement que je craignis qu’il ne m’emmenât dans une ruelle déserte pour me voler. En m’accrochant au col de son armiak[7] déchirée, ce qui mit à nu son cou ridé émergeant d’un dos très voûté, je grimpai d’un air piteux sur le siège bleuâtre en forme de vague et qui s’ébranla sous moi, et cahin-cahan, nous partîmes par Vozdgenka. En route je remarquai que le dossier de la drojki était raccomodé d’un morceau d’étoffe verdâtre, la même que celle dont était fait l’armiak du cocher. Cela me rassura un peu, et je n’eus plus peur d’être emmené par le cocher dans une ruelle et d’y être dévalisé.

Quand nous arrivâmes au couvent, le soleil, déjà assez haut, dorait vivement les coupoles des églises. À l’ombre, il y avait encore de la gelée, mais par toute la route coulaient les ruisseaux rapides, sales, et le cheval piétinait la boue fondue. Ayant franchi l’enceinte du monastère, à la première personne que je rencontrai, je demandai comment trouver le confesseur.

— Voilà sa cellule, — me dit un moine qui passait, en s’arrêtant un moment pour me montrer une petite maisonnette avec un perron.

— Je vous remercie beaucoup, dis-je.

Que devaient penser de moi les moines qui, tous l’un après l’autre, en sortant de l’église, me regardaient ? Je n’étais ni un homme, ni un enfant, mon visage n’était pas lavé, mes cheveux pas peignés, mon habit était plein de duvet, mes chaussures non cirées étaient couvertes de boue. « Ces moines qui me regardent, dans quelle classe de la société me mettent ils ? » Et ils me regardaient attentivement. Cependant je marchai dans la direction que m’avait indiquée le jeune moine.

Un petit vieillard vêtu de noir, avec d’épais sourcils blancs, vint à ma rencontre dans le sentier étroit qui conduisait aux cellules, et me demanda : « Que voulez-vous ? »

Un moment je songeai à lui dire : « Rien, » puis à courir rejoindre le cocher et à rentrer à la maison ; mais malgré ses sourcils froncés, le visage du vieillard inspirait la confiance. Je lui dis qu’il me fallait voir tel confesseur, et je le nommai.

— Allons, petit seigneur, je vous conduirai — dit-il en se retournant et ayant évidemment deviné d’un coup ma situation, — le frère est à matines, il viendra bientôt. Il ouvrit la porte. Après un couloir très propre et une antichambre avec un tapis de toile également propre, je fus introduit dans la cellule.

— Voilà, attendez ici, — me dit-il avec une expression bonne, rassurante ; et il sortit.

La chambrette dans laquelle je me trouvais était petite et installée avec grand soin. Pour tout mobilier il y avait : une petite table couverte de toile cirée et placée entre deux petites fenêtres à doubles battants sur lesquelles étaient posés deux pots de géraniums ; une petite armoire aux icônes devant laquelle une veilleuse était suspendue, un fauteuil et deux chaises.

Dans un coin, au mur, était accrochée une pendule à cadran orné de fleurs peintes, et munie de poids de cuivre suspendus par des chaînettes ; sur une cloison réunie au plafond par des lattes blanchies à la chaux (derrière se trouvait probablement le lit), deux soutanes étaient accrochées à des clous.

Les fenêtres donnaient sur une muraille blanche distante de deux archines. Entre elle et les fenêtres, il y avait un petit buisson de lilas. Aucun bruit du dehors ne pénétrait dans la chambre, si bien qu’au milieu de ce silence, le tic-tac régulier, agréable, du balancier semblait un bruit très fort. Aussitôt que je demeurai seul dans ce petit coin paisible, tous mes souvenirs anciens et mes pensées sortirent de ma tête comme s’ils n’y étaient jamais entrés et je me plongeai tout entier dans une rêverie agréable, indicible. Cette soutane en nankin jaunâtre, à doublure déchirée, ces reliures de cuir noir, usées, ces livres à fermoir de cuivre, ces plantes d’un vert sombre, ces allées soigneusement ratissées, ces feuilles lavées, et surtout le bruit régulier, monotone du balancier, me parlaient très nettement d’une vie nouvelle, jusqu’ici inconnue, d’une vie de solitude, de prière, de bonheur doux et paisible.

« Les mois, les années passent » pensai-je, « et il est toujours seul, toujours tranquille, il sent toujours que sa conscience est pure devant Dieu et qu’Il écoute sa prière. » Pendant une demi-heure, je restai assis sur la chaise, m’efforçant de ne pas me mouvoir, de ne pas bouger pour ne point troubler l’harmonie des sons qui me disaient tant de choses. Et le balancier continuait son tic-tac, plus fort à droite, plus faible à gauche.

 

VIII. — LA SECONDE CONFESSION

Les pas du confesseur me tirèrent de cette rêverie.

— Bonjour, — fit-il en arrangeant de la main ses cheveux gris. — Que voulez-vous ?

Je le priai de me bénir et, avec un plaisir particulier, je baisai sa petite main jaunâtre.

Quand je lui eus expliqué le but de ma visite, sans rien dire, il s’approcha des icônes et commença la confession. Quand elle fut achevée, et qu’ayant vaincu ma honte, j’eus dit tout ce que j’avais dans l’âme, il me prit la tête dans ses mains et, d’une voix basse et timbrée, prononça : « Que la bénédiction de notre Père céleste t’accompagne, mon fils, et qu’il conserve en toi, pour toujours, la foi, la douceur et l’humilité. Amen. »

J’étais tout à fait heureux, des sanglots de bonheur me serraient la gorge, je baisai les plis de sa soutane de bure et levai la tête. Le visage du moine était tout à fait calme.

J’éprouvais la jouissance de l’attendrissement et craignant de le dissiper par quelque chose, je fis hâtivement mes adieux au confesseur, et sans regarder de côté pour ne pas me distraire, je sortis du monastère et remontai dans la drojki branlante et boiteuse. Mais les cahots de la voiture, la diversité des objets qui passaient devant mes yeux dissipèrent bientôt ce sentiment et déjà je m’imaginais que sans doute le confesseur pensait n’avoir jamais rencontré une aussi belle âme et qu’il n’en rencontrerait jamais, et que même il n’en existait pas de pareille.

J’étais convaincu de cela et cette conviction me causait une telle joie que j’éprouvai le besoin d’en faire part à quelqu’un.

Je désirais vivement parler, mais comme je n’avais personne sous la main, sauf le cocher, je m’adressai à lui.

— Eh bien ! Suis-je resté longtemps ? — demandai-je.

— Comme ça, longtemps. Le cheval devrait être pansé depuis longtemps ! Je suis un cocher de nuit, — répondit le vieux cocher qui, maintenant, avec le soleil, était visiblement plus gai qu’avant.

— Et moi, il me semble que je ne suis resté qu’une minute, dis-je. — Sais-tu pourquoi j’ai été au monastère ? — ajoutai-je en m’installant dans le creux de la drojki, près du cocher.

— En quoi cela me regarde-t-il ? Où le voyageur voudra, nous l’emmènerons.

— Non, mais cependant, que penses-tu ? continuai-je.

— Sans doute, pour enterrer quelqu’un, vous alliez acheter la place.

— Non, mon ami, sais-tu pourquoi j’y suis allé ?

— Je ne puis le savoir, seigneur, — répéta-t-il.

La voix du cocher me semblait si bonne que je résolus de l’édifier en lui racontant l’objet de cette visite et même le sentiment que j’éprouvais.

— Veux-tu que je te raconte ? Voilà, vois-tu...

Et je lui narrai tout et je lui décrivis tous mes beaux sentiments. À ce souvenir, je rougis encore.

— C’est ça ? — fit le cocher avec méfiance.

Et après, il se tut longtemps, se tint immobile, rangeant seulement de temps à autre le pan de son armiak, qui découvrait sans cesse son pied, sorti du sabot trop grand, et posé sur le bois.

Déjà je commençais à m’imaginer qu’il avait de moi la même opinion que le confesseur, c’est-à-dire qu’il n’y avait pas au monde un jeune homme aussi vertueux quand, subitement, il me dit :

— Eh quoi, seigneur, c’est votre affaire de seigneur !

— Quoi ? — demandai-je.

— L’affaire, c’est-à-dire que c’est votre affaire de seigneur, — répéta-t-il en bafouillant de sa bouche édentée.

« Non, il ne m’a pas compris, » pensai-je, et je ne lui parlai plus jusqu’à la maison.

Ce n’était plus ce même sentiment d’attendrissement et de dévotion, mais le contentement de soi-même qui régna en moi pendant toute la route, malgré les gens qui, sous le clair soleil, fourmillaient dans toutes les rues. Mais aussitôt arrivé à la maison, ce sentiment s’évanouit. Je n’avais pas les quarante copeks promis au cocher. Le maître d’hôtel Gavrilo auquel je devais déjà, ne me prêtait plus. Le cocher s’apercevant que deux fois j’avais fait le tour de la cour et, devinant que c’était pour trouver de l’argent, descendit de la drojki, et malgré son apparence de bonté il déclara à haute voix, avec l’intention évidente de me froisser : « Il y a des gaillards qui ne paient pas les cochers ! »

À la maison tout le monde dormait encore. Je ne pouvais donc emprunter ces quarante copeks à personne sauf aux domestiques. À la fin, Vassili, sur ma parole d’honneur la plus sacrée, en laquelle (je le vis sur son visage), il n’avait aucune confiance, mais comme ça, par affection pour moi et en souvenir du service que je lui avais rendu consentit à payer le cocher. Mes sentiments se dissipèrent comme une vapeur. Quand je commençai à m’habiller pour aller avec tout le monde communier à l’église et quand il se trouva que mon habit n’était pas recousu et que je ne pouvais le mettre, je commis de nombreux péchés. Ayant mis un autre habit je me rendis à la communion ; en mon esprit, une foule de pensées se heurtaient précipitamment, et je me méfiais complètement de mes belles dispositions.

 

IX. — COMMENT JE ME PRÉPARE AUX EXAMENS

Le jeudi de la Semaine sainte, papa, ma sœur, Mimi et Katenka partirent à la campagne, si bien que dans la vaste maison de grand’mère il ne restait plus que Volodia, moi et Saint-Jérôme. L’état d’esprit dans lequel je me trouvais le jour de la confession et de la course au couvent, s’était tout à fait dissipé, et ne m’avait laissé qu’un souvenir vague, assez agréable, mais disparaissant de plus en plus sous les nouvelles impressions de la vie libre.

Le cahier avec l’en-tête : Règles de vie, était aussi enfoui dans mes cahiers d’écolier. Cette idée de la possibilité de me dicter des règles pour toutes les circonstances de la vie et de me guider par elles, me plaisait toujours ; elle me semblait à la fois très simple et très belle, et j’avais l’intention de la mettre en pratique ; mais j’oubliai de nouveau qu’il était nécessaire de le faire immédiatement, et je l’ajournai à plus tard. Toutefois, une circonstance me consolait, c’est que chacune des idées qui me venaient maintenant en tête rentrait tout à fait dans l’une des divisions de mes devoirs envers le prochain, envers moi-même ou envers Dieu : « Voilà, je mettrai cela là-bas, et encore beaucoup, beaucoup d’idées qui me viendront désormais sur ce sujet, » — me disais-je. Actuellement, il m’arrive souvent de me demander : « À quel moment étais-je plus près du bien et plus raisonnable : quand je croyais à l’omnipotence de l’esprit humain, ou maintenant que, perdant la force de développement, je doute de la force et de l’importance de l’esprit humain ? » — Et je ne puis donner à cette question une réponse positive.

La conscience de la liberté, et cette impression du printemps, de l’attente de quelque chose, dont j’ai parlé déjà, m’empoignèrent à un tel point, que je n’étais absolument plus maître de moi, et que je me préparais très mal aux examens. Il m’arrivait d’être occupé, le matin, dans la salle d’études, et je savais qu’il m’était tout à fait nécessaire de travailler, car demain il y aurait l’examen sur une matière dont je n’avais pas encore lu deux questions : mais subitement une odeur de printemps souffle par la fenêtre ; il me paraît indispensable de me rappeler immédiatement une certaine chose : d’elles-mêmes, mes mains tombent sur le livre, mes jambes commencent à se mouvoir, je me mets à marcher de long en large, et dans ma tête, on dirait que quelqu’un pousse un ressort qui met la machine en mouvement ; et ma tête même est si légère, et diverses idées joyeuses, colorées, se mettent si naturellement à courir avec rapidité, qu’on ne distingue que leur couleur claire. Et une heure ou deux se passent sans que je m’en aperçoive. Ou bien, je suis assis devant un livre, je concentre toute mon attention sur ce que je lis... Subitement, dans le corridor j’entends un pas de femme, le bruit d’une robe, et tout fuit de ma tête ; il ne m’est plus possible de rester en place, bien que je sache que personne outre Gacha, la vieille servante de grand’mère, ne peut passer dans le corridor : « Ah ! si c’était elle ! » — me vient-il en tête : « Eh bien ! Et si c’est le commencement et que je le laisse échapper ? » Je vole dans le corridor et je vois que c’est bien Gacha ; de longtemps je ne puis me ressaisir. Le bouton est poussé, et de nouveau c’est un terrible gâchis. Ou bien le soir, assis seul dans ma chambre, avec une chandelle, tout à coup, pour une seconde, pour moucher la chandelle ou pour me mettre à l’aise sur ma chaise, je me détache du livre, et je vois que partout, dans la porte, dans les coins, il fait sombre, et je m’aperçois que toute la maison est silencieuse. Derechef, il m’est impossible de ne pas m’arrêter, d’être indifférent à ce silence, de ne pas scruter cette obscurité de la porte ouverte dans la chambre sombre, de ne pas demeurer immobile longtemps, longtemps, ou de ne pas aller en bas, traverser toutes les chambres vides. Souvent aussi, le soir, assis au salon, dans l’ombre, sans qu’elle me voie, j’écoute longtemps Gacha qui, seule, dans la grande salle, avec une bougie ou une chandelle, avec deux doigts, joue sur le piano « Le Rossignol ». Et au clair de lune il m’est déjà absolument impossible de ne pas me lever du lit, de ne pas me poster devant la fenêtre ouvrant sur le jardin, et de ne pas contempler longtemps le toit éclairé de la maison Schapochnikov et l’élégant clocher de notre paroisse, et l’ombre, des murailles et des passants s’allongeant sur l’allée du jardin. Je ne pouvais m’empêcher de rester si longtemps dans cet état, que le lendemain je m’éveillais à peine à dix heures du matin.

Ainsi, sans les professeurs qui continuaient à venir chez moi, et Saint-Jérôme qui, rarement et involontairement, piquait mon amour-propre, et surtout, sans le désir de paraître un brave garçon, aux yeux de Nekhludov, c’est-à-dire de passer brillamment l’examen, ce qui, pour lui, était une chose très importante, — sans tout cela, — le printemps et la liberté m’eussent fait oublier même ce que je savais d’avance, et je n’aurais pu passer l’examen.

 

X. — L’EXAMEN D’HISTOIRE

Le 16 avril, j’entrai pour la première fois, chaperonné par Saint-Jérôme, dans la grande salle de l’Université. Nous y allâmes dans notre très élégant équipage. J’étais en habit pour la première fois de ma vie, et, depuis l’habit jusqu’au linge et aux chaussettes, tout ce que je portais était neuf et beau. Quand, en bas, le valet me débarrassa de mon manteau et que j’apparus devant lui dans toute la splendeur de mon habit, j’eus même un peu honte d’être si beau. Cependant, à peine entré dans la salle au parquet clair, pleine de gens, j’aperçus des centaines de jeunes gens en uniforme de collégien et en habit, dont quelques-uns me regardèrent avec une complète indifférence, et, à l’autre extrémité, les professeurs, très imposants, quelques-uns marchant librement autour des tables, et d’autres assis dans de larges fauteuils ; à ce moment même, je perdis l’espoir d’attirer sur moi l’attention générale, et mon visage qui, à la maison et même dans le vestibule, exprimait comme le regret de ne pas avoir un aspect noble et imposant, prit l’expression d’une très grande timidité et d’un certain ennui. Bientôt, même, je tombai dans l’autre extrémité et pris plaisir à remarquer sur le banc le plus proche un monsieur très mal habillé et malpropre, pas encore vieux, mais presque tout à fait gris, qui, loin des autres, était assis sur le dernier banc. Je m’assis aussitôt près de lui et me mis à observer les candidats et à faire mes réflexions sur eux. Ici, il y avait beaucoup de personnes et de types différents, mais tous, selon ma conception d’alors, se partageaient facilement en trois catégories : les uns étaient venus comme moi avec leurs gouverneurs ou leurs parents, pour subir l’examen ; de ce nombre, le cadet des Ivine avec une de mes connaissances, Frost, et Ilinka Grapp avec son vieux père. Tous ces jeunes gens avaient du duvet au menton ; on apercevait leur linge, et ils étaient assis tranquillement, sans ouvrir les livres et les cahiers qu’ils avaient apportés avec eux ; ils regardaient les professeurs et les tables d’examen avec une timidité évidente. Les aspirants de la deuxième catégorie étaient des jeunes gens en uniforme de lycéens, beaucoup parmi eux avaient déjà la barbe rasée. La plupart se connaissaient entre eux, parlaient à haute voix, nommaient les professeurs par leurs noms, préparaient les questions, se passaient des cahiers, enjambaient les bancs, apportaient du dehors des gâteaux et des sandwichs qu’ils mangeaient sur place, en baissant seulement la tête au niveau des bancs. Enfin, les candidats de la troisième catégorie, peu nombreux, étaient tout à fait âgés, en habit, la plupart en redingote, et l’on n’apercevait pas leur linge. Très sérieux, ils étaient assis isolément et avaient un aspect très sombre. Celui qui m’avait consolé, parce qu’il était sûrement plus mal habillé que moi, appartenait à cette dernière catégorie. La tête appuyée dans ses deux mains, des mèches grisonnantes, ébouriffées, passant entre ses doigts, il lisait dans un livre ; pour un seul moment il jeta sur moi un regard de ses yeux brillants, pas tout à fait bienveillants, fronça sévèrement les sourcils et avança de mon côté son coude luisant afin que je ne pusse m’approcher plus près de lui. Les lycéens, au contraire, étaient trop familiers et j’en avais un peu peur, L’un d’eux, me fourrant un livre dans la main, m’ordonna : « Passez à celui-là » ; un autre, en passant devant moi, me dit : « Laissez-moi passer, mon vieux » ; un troisième, pour enjamber le banc, s’appuya sur mon épaule comme sur du bois. Tout cela m’étonnait et m’ennuyait. Je me croyais beaucoup plus que tous ces collégiens, et je ne pensais pas qu’ils pussent se permettre avec moi de telles familiarités. Enfin on commença à appeler les noms. Les lycéens s’avançaient hardiment, en général, répondaient très bien et s’en retournaient gaiement.

Notre catégorie était beaucoup plus timide, et, comme il me semblait, répondait plus mal. Parmi les vieux, quelques-uns répondaient remarquablement, d’autres très mal, Quand on appela Sémenov, mon voisin, aux cheveux gris et aux yeux brillants, me poussa grossièrement, passa par-dessus mes jambes et s’approcha de la table. À l’air des professeurs, on remarquait qu’il répondait très bien et avec assurance. Revenu à sa place, sans même s’inquiéter de la note qu’il avait obtenue, il prit tranquillement ses cahiers et sortit. Plusieurs fois déjà, j’avais tressailli au son de la voix qui appelait les noms, mais ce n’était pas encore mon tour par ordre alphabétique, bien qu’on eût déjà appelé des noms commençant par I. — « Ikonine et Teniev, » cria subitement quelqu’un du coin des professeurs. Un frisson courut dans mon dos et dans mes cheveux.

— Qui a-t-on appelé ? Quel Barteniev ? — disait-on autour de moi.

— Ikonine, va, on t’appelle ; mais qui est Barteniev, Mordeniev ! — Je ne sais pas, ma foi, — fit un lycéen grand et rouge qui était derrière moi.

— À vous, — dit Saint-Jérôme.

— Mon nom est Irténiev — dis-je au lycéen rouge — a-t-on appelé Irténiev ?

— Mais oui, pourquoi n’allez-vous pas ?... En voilà un freluquet ! » ajouta-t-il plus bas, mais assez haut pour que je l’entendisse en sortant du banc. Devant moi marchait Ikonine, un grand jeune homme de vingt-cinq ans, qui appartenait à la troisième catégorie, celle des vieux. Il portait un frac olive, une cravate de satin bleu, sur laquelle tombaient, derrière, de longs cheveux peignés soigneusement à la moujik. Je l’avais déjà remarqué sur les bancs. Il n’était pas mal et assez causeur ; chez lui m’avaient surtout frappé les étranges poils roux qu’il se laissait pousser sous la gorge, et encore plus, l’habitude bizarre qu’il avait de boutonner sans cesse son gilet, et de se gratter la poitrine, sous la chemise.

Trois professeurs étaient assis à la table de laquelle je m’approchais avec Ikonine. Pas un seul ne répondit à notre salut. Un jeune professeur battait comme un jeu de cartes, les billets où les questions étaient écrites, l’autre professeur, avec une étoile sur son habit, regardait un lycéen qui récitait très vite quelque chose sur Charlemagne en ajoutant à chaque mot «enfin» ; et le troisième, un vieux en lunettes, baissait la tête, nous regardait derrière ses lunettes et nous montrait les billets. Je sentis que son regard pesait également sur moi et sur Ikonine et qu’en nous quelque chose lui déplaisait (peut-être les cheveux roux d’Ikonine), car, nous regardant de nouveau tous deux ensemble, il fit de la tête un mouvement d’impatience pour que nous prissions plus vite les billets. J’avais quelque dépit et j’étais blessé ; premièrement, parce que personne n’avait répondu à notre salut, et, deuxièmement parce qu’on m’englobait avec Ikonine dans la catégorie des aspirants, et que déjà on était prévenu contre moi à cause des cheveux roux d’Ikonine. Je pris le billet sans crainte et m’apprêtai à répondre, mais le professeur montra des yeux Ikonine. Je lus mon billet, je savais très bien la question, et en attendant tranquillement mon tour, j’observai ce qui se passait devant moi. Ikonine n’avait nullement peur, et même trop hardiment, s’avança de tout son corps pour prendre le billet, secoua ses cheveux et lut très distinctement ce qui était écrit sur le papier. Déjà il ouvrait la bouche, à ce qu’il semblait pour répondre, quand, subitement, le professeur décoré, ayant congédié avec des félicitations le lycéen, le regarda. Ikonine, comme se souvenant de quelque chose, s’arrêta. Il y eut un silence général qui dura environ deux minutes.

— Eh bien ! — fit le professeur aux lunettes.

Ikonine ouvrit la bouche et de nouveau se tut.

— Vous n’êtes pas seul, voulez-vous répondre, oui ou non ? — dit le jeune professeur.

Mais Ikonine ne le regardait même pas, il fixait le billet et ne prononçait pas une seule parole. Le professeur aux lunettes le regarda derrière ses lunettes, par-dessus ses lunettes et sans ses lunettes, car pendant ce temps, il avait réussi à les ôter, à en essuyer soigneusement les verres et à les remettre. Ikonine ne prononçait pas une seule parole. Subitement un sourire passa sur son visage, de nouveau il secoua ses cheveux, s’avança de tout son corps vers la table, posa le billet, regarda tour à tour tous les professeurs, ensuite moi, et d’un pas ferme, en agitant la main, il revint vers son banc. Les professeurs se regardèrent.

— Il est bien, le pigeon ! — dit le jeune professeur : — et c’est un élève libre !

Je me rapprochai de la table, mais les professeurs continuaient, presque en chuchotant, à parler entre eux, comme si aucun d’eux n’eût soupçonné ma présence. J’étais alors fermement convaincu que les trois professeurs étaient extrêmement préoccupés de savoir si j’allais passer l’examen, si je le passerais bien, et pour la forme seulement feignaient d’être indifférents et de ne pas me remarquer.

Quand le professeur aux lunettes s’adressa à moi avec indifférence en m’invitant à répondre à la question, je le regardai en face, et j’eus un peu honte pour lui de son hypocrisie. En commençant à répondre, je bafouillai un peu, mais ensuite l’affaire devint de plus en plus facile, et comme c’était une question d’histoire russe, que je savais très bien, je finis brillamment, et j’étais si encouragé que pour bien montrer aux professeurs que je n’étais pas Ikonine, et qu’on ne pouvait me confondre avec lui, je proposai de tirer un autre billet. Mais le professeur, en penchant la tête, me dit : « C’est bien », et marqua quelque chose sur le registre. En revenant à mon banc, j’appris des lycéens, qui, Dieu sait comment, connaissaient tous la note qu’on m’avait donnée, que j’avais cinq.

 

XI. — L’EXAMEN DE MATHÉMATIQUES

Aux épreuves suivantes, outre Grapp, que je ne croyais pas digne de moi, et Ivine qui, je ne sais pourquoi, était en froid avec moi, j’avais déjà beaucoup de nouvelles connaissances.

Quelques-uns, déjà, me saluaient ; Ikonine montra même de la joie en me voyant et me raconta qu’il subirait de nouveau l’épreuve d’Histoire, que le professeur d’Histoire était contre lui à cause de l’examen de l’année précédente au cours duquel il l’avait également déconcerté. Sémenov, qui entrait comme moi à la faculté des mathématiques, se tint à l’écart de tous, jusqu’à la fin de l’examen. Il était assis en silence, seul, la tête appuyée dans la main, les doigts enfouis dans ses cheveux gris. Il passa l’examen brillamment, et fut reçu le deuxième ; le premier était un élève du premier lycée. C’était un brun, grand et maigre, très pâle, avec la joue entourée d’un bandeau noir et le front plein de boutons ; ses mains étaient maigres, rouges, avec des doigts extraordinairement longs et des ongles tellement rongés que les bouts des doigts semblaient ficelés. Tout cela me semblait très bien et tel que ce devait être chez le premier lycéen. Il parlait avec tous de la même façon, moi-même je fis sa connaissance, mais cependant il me semblait que dans sa démarche, dans le mouvement de ses lèvres et dans ses yeux noirs, il y avait quelque chose d’extraordinaire, de magnétique.

Pour l’épreuve de mathématiques je vins plus tôt qu’à l’ordinaire. J’étais très bien préparé, mais deux questions d’algèbre, que j’avais cachées à mon maître, m’étaient tout à fait inconnues. Il s’agissait, je m’en souviens comme si c’était aujourd’hui, de la théorie des combinaisons et du binôme de Newton. Je m’assis sur un des derniers bancs et parcourus ces questions ignorées, mais inaccoutumé à travailler dans une salle bruyante et le défaut de temps me pressant, je ne pus comprendre ce que je lisais.

— Le voilà, viens ici, Nekhludov, — prononça la voix connue de Volodia.

Je me tournai et j’aperçus mon frère et Dmitri, qui, la redingote déboutonnée, en agitant les mains arrivaient près de moi à travers les bancs. On voyait tout de suite qu’ils étaient étudiants de deuxième année et se sentaient à l’Université comme chez eux. Rien que leur redingote déboutonnée exprimait le mépris des candidats, et inspirait à ceux-ci l’envie et le respect. J’étais très flatté de penser que tous ceux qui nous entouraient, pouvaient voir que je connaissais deux étudiants de deuxième année, et je me hâtai d’aller à leur rencontre. Volodia ne sut même pas s’empêcher d’exprimer le sentiment de sa supériorité.

— Et toi, pauvre ! — fit-il — tu n’as pas encore passé ?

— Non.

— Que lis-tu ? N’as-tu pas tout préparé ?

— Non, deux questions ne marchent pas. Je ne comprends rien à ceci.

— À quoi ? — demanda Volodia, et il se mit à m’expliquer le binôme de Newton, mais si vite et si obscurément que, lisant dans mes yeux de la défiance envers son savoir, il regarda Dmitri, et voyant sans doute la même expression dans les yeux de celui-ci, il rougit, mais cependant continua à me faire des explications auxquelles je ne comprenais rien.

— Non, attends, Volodia, laisse-moi, je vais voir avec lui si nous réussirons, — dit Dmitri. Et jetant un coup d’œil dans le coin des professeurs, Dmitri s’assit près de moi.

Je remarquai immédiatement que mon ami était dans ce doux état d’esprit qu’il avait toujours quand il était content de lui-même, et que j’aimais surtout en lui. Comme il était fort en mathématiques, et parlait clairement, il m’expliqua si bien la question que je me la rappelle encore à présent. Mais à peine avait-il fini que Saint-Jérôme, d’une voix assez haute, prononça : « À vous, Nicolas ! » — et, derrière Ikonine, je sortis du banc sans avoir pu repasser l’autre question. Je m’approchai de la table à laquelle étaient assis deux professeurs ; un lycéen se tenait debout devant le tableau noir. Avec assurance il écrivait une formule quelconque en écrasant bruyamment la craie sur le tableau, et il écrivait toujours, bien que le professeur lui eût déjà dit « assez » et nous eût prié de prendre des billets. « Et si j’allais prendre la théorie des combinaisons ! » pensai-je en prenant d’une main tremblante, un billet dans le tas mou des papiers préparés. Ikonine, avec le même geste hardi de l’épreuve précédente, en se balançant de tout le corps, sans choisir, prit le billet de dessus, il le regarda et, fronçant méchamment les sourcils :

— Toujours ce diable ! — murmura-t-il.

Je regardai le mien... Horreur ! c’était la théorie des combinaisons !...

— Et vous, quel billet ? — demanda Ikonine.

Je le lui montrai.

— Je sais cela, — dit-il.

— Voulez-vous changer ?

— Non, qu’importe, je sens que je ne suis pas bien disposé.

Ikonine avait à peine eu le temps de murmurer ces mots que déjà le professeur nous appelait au tableau.

« Eh bien ! Tout est perdu », pensai-je — « au lieu de l’examen brillant que j’espérais passer, je me couvrirai à jamais d’une honte pire que celle d’Ikonine. » Mais tout à coup, aux yeux du professeur, Ikonine se tourna vers moi, m’arracha des mains mon billet et me donna le sien. Je regardai le billet. C’était le binôme de Newton.

Le professeur était un homme encore presque jeune, à l’air agréable, intelligent, que lui donnait surtout son front bombé à la base.

— Quoi, est-ce que vous changez de billets, messieurs ? — demanda-t-il.

— Non, c’est lui, comme ça, qui m’a donné le sien à regarder, monsieur le professeur, — répondit Ikonine. Et de nouveau les mots monsieur le professeur furent les derniers qu’il prononça à cette place. De nouveau, en passant devant moi pour s’en retourner, il regarda le professeur et moi, sourit, haussa les épaules avec une expression qui disait :

— Ça ne fait rien, camarade ! — (J’ai su depuis qu’Ikonine se présentait pour la troisième fois aux examens d’entrée.)

Je répondis fort bien à la question que je venais d’apprendre et même le professeur me dit que c’était mieux que ce qu’on pouvait demander ; il me donna cinq.

 

XII. — L’EXAMEN DE LATIN

Tout marcha fort bien jusqu’à l’examen de latin. Le lycéen au visage bandé était le premier, Sémenov deuxième et moi troisième. Je commençais même à m’enorgueillir, et à me croire, malgré ma jeunesse, un vrai personnage.

Depuis la première épreuve tous parlaient en tremblant du professeur de latin comme d’une sorte de bête féroce qui prenait plaisir à la perte des jeunes gens, des élèves libres surtout, et qui, comme on me le racontait, parlait toujours en grec ou en latin. Saint-Jérôme, qui m’avait enseigné le latin, m’encourageait, et il me semblait à moi-même que, traduisant sans dictionnaire Cicéron ou quelques odes d’Horace, et sachant parfaitement Zumpt, je n’étais pas plus mal préparé que les autres. Mais il en fut autrement. Toute la matinée on n’entendit parler que de l’échec de ceux qui passaient avant moi : à l’un, il a mis zéro, à l’autre, un, il s’est fâché contre le troisième qu’il voulait chasser, etc. Seuls, Sémenov et le premier lycéen, comme toujours, revinrent tranquillement, chacun d’eux ayant obtenu cinq. Je pressentis déjà un malheur quand on m’appela avec Ikonine à la petite table devant laquelle le terrible professeur était assis tout seul. Le terrible professeur était un homme petit, maigre, blême, aux cheveux longs, luisants, à la physionomie très pensive.

Il donna à Ikonine les discours de Cicéron et le fit traduire.

À mon grand étonnement, Ikonine non seulement lut, mais encore traduisit quelques lignes avec l’aide du professeur qui lui soufflait. Ayant conscience de ma supériorité vis-à-vis d’un concurrent si faible, je ne pus m’empêcher de sourire, et même, avec mépris, quand aux interrogations d’analyse, Ikonine, comme avant, se plongea dans un silence évidemment sans issue. Par ce sourire spirituel, un peu sarcastique, je voulais plaire au professeur, mais ce fut le contraire.

— Vous savez mieux, sans doute, c’est pourquoi vous souriez ? — me dit en mauvais russe le professeur. — Voyons, eh bien ! Parlez.

Je reconnus après que le professeur de latin protégeait Ikonine, qui était son pensionnaire. Je répondis aussitôt à la question de syntaxe qui était posée à Ikonine, mais le professeur fit triste mine et se détourna de moi.

— Bon, votre tour viendra, nous verrons comment vous savez — prononça-t-il sans me regarder ; et il se mit à expliquer à Ikonine ce qu’il lui avait demandé.

— Allez, ajouta-t-il, — et je vis que sur le registre, en face du nom d’Ikonine, il marquait quatre. — « Eh bien ! Pensai-je, il n’est pas si terrible qu’on le dit. »

Après le départ d’Ikonine, pendant cinq minutes, qui me parurent bien cinq heures, il prépara des livres, des billets, se moucha, s’installa commodément dans le fauteuil, regarda toute la salle et tout le monde, sauf moi. Cependant toutes ces façons ne lui semblaient pas suffisantes, il ouvrit un livre, fit semblant de lire comme si je n’existais pas. Je m’approchai et toussai.

— Ah ! oui ? C’est encore vous ? Eh bien ! Traduisez-moi quelque chose, — dit-il en me donnant un livre. — Non, ici plutôt. Il feuilleta le livre d’Horace et me l’ouvrit à un certain passage que, me sembla-t-il, personne ne pourrait jamais traduire.

— Je n’ai pas préparé cela — dis-je.

— Ah ! vous voulez traduire ce que vous avez appris par cœur. C’est bien, mais traduisez cela.

À peine commençais-je à chercher le sens, que le professeur, à chacun de mes regards interrogateurs, hochait la tête et, en poussant un soupir, me répondait « non. » Enfin il ferma le livre, et si brusquement qu’il se prit le doigt entre les pages ; avec colère il le retira, me donna un billet de grammaire, et en se balançant dans son fauteuil, se tut de la façon la plus terrible. J’allais répondre, mais l’expression de son visage me cloua la bouche, et il me sembla que tout ce que je dirais serait mal.

— Pas ça, pas ça, pas du tout ça — fit-il tout à coup, de sa mauvaise prononciation ; — il changea rapidement de pose, et appuyé sur la table, joua avec la bague d’or qui glissait facilement du doigt maigre de sa main gauche. — Ce n’est pas possible, messieurs, de se préparer ainsi à l’école supérieure : vous ne tenez qu’à avoir l’uniforme à col bleu ; vous n’apprenez rien à fond et vous pensez que vous pouvez être étudiants. Non, messieurs, il faut étudier les sciences à fond... etc., etc.

Pendant qu’il prononçait ce discours en mauvais russe, je regardais attentivement ses yeux baissés. D’abord je ressentis le désenchantement de n’être pas troisième, puis la peur d’être refusé à l’examen, et enfin à cela s’ajoutait la conscience de l’injustice, un sentiment d’amour-propre blessé, d’humiliation imméritée, en outre du mépris envers le professeur, qui, selon ma conception, n’appartenait pas à la catégorie des hommes comme il faut, — car je venais de m’apercevoir que ses ongles étaient courts, épais et ronds. En jetant un regard sur moi et en remarquant mes lèvres tremblantes et mes yeux pleins de larmes, il interpréta sans doute mon émoi comme la demande de m’ajouter un point, car avec une sorte de pitié, il me dit : (et encore devant un autre professeur qui arrivait en ce moment :)

— Bon, je vous mettrai une note pour votre moyenne (c’était deux), bien que vous ne la méritiez pas, mais c’est en considération de votre jeunesse et dans l’espoir qu’à l’Université vous ne serez pas si léger.

Cette dernière phrase, dite devant un autre professeur qui me regardait avec un air de dire : « Eh bien ! Vous voyez, jeune homme ! » me troubla définitivement. Pendant un moment, mes yeux se couvrirent d’un brouillard, le terrible professeur et la table me semblaient quelque part, bien loin, et une idée horrible, avec une clarté extraordinaire, me vint en tête : « Eh !... qu’en sortira-t-il ?» Mais, je ne sais pourquoi, je ne fis pas cela, et au contraire, inconsciemment, je saluai très respectueusement les deux professeurs, puis en souriant un peu, et comme il me sembla du même sourire qu’avait Ikonine, je m’éloignai de la table.

Cette injustice produisit sur moi une telle impression, que si j’eusse été libre de mes actes, je ne me serais plus présenté. Je perdis toute ambition (il ne me fallait plus penser à être le troisième) et je subis les autres épreuves sans aucun soin et même sans émotion. Cependant j’eus une moyenne un peu supérieure à quatre, mais cela ne m’intéressait plus. Je me convainquis le plus sérieusement possible que c’était très bête et de très mauvais genre de tâcher d’être le premier, et qu’il fallait passer comme Volodia, pas trop mal, pas trop bien ; et je résolus de me tenir ainsi à l’avenir dans l’Université, bien qu’en ce cas je fusse pour la première fois en désaccord avec mon ami.

Je ne rêvais déjà que de l’uniforme, de mon tricorne, de ma voiture, de ma chambre et surtout de ma liberté.

 

XIII. — JE SUIS GRAND

Cependant, ces pensées avalent aussi leur charme.

Le 8 mai, en revenant de la dernière épreuve, celle de l’instruction religieuse, je trouvai à la maison l’employé (que je connaissais) du tailleur Rosanov, qui auparavant était venu m’essayer un uniforme et une tunique de drap noir, fin et chatoyant ; il avait rectifié les revers avec de la craie et maintenant il apportait le costume tout terminé avec de brillants boutons dorés enveloppés de papier.

Ayant revêtu cet habit et le jugeant magnifique, bien que Saint-Jérôme affirmât que le dos de la tunique faisait des plis, je descendis avec un sourire satisfait qui malgré moi éclairait tout mon visage, et j’allai chez Volodia, en feignant de ne pas remarquer les regards des gens de la maison qui, de l’antichambre et du couloir, se fixaient curieusement sur moi. Gavrilo, le maître-d’hôtel, me rejoignit dans le salle, me félicita de mon admission et sur l’ordre de papa, me remit quatre billets blancs ; et m’informa, également, sur l’ordre de papa, qu’à dater d’aujourd’hui le cocher Kouzma, la drojki et le cheval bai Krasavtchik seraient à mon entière disposition. J’étais si ravi de ce bonheur presque inespéré que je ne pus jouer l’indifférence devant Gavrilo, et un peu confus et perdant haleine, je prononçai la première chose qui me vint en tête. — Il me semble que « Krasavtchik est un magnifique trotteur. » Apercevant les têtes qui se montraient aux portes de l’antichambre et du couloir, et n’ayant plus la force de me contenir, au galop je traversai la salle dans mon bel uniforme aux boutons brillants, dorés. Comme je rentrais chez Volodia, derrière moi j’entendis les voix de Doubkov et de Nekhludov venus pour me féliciter et pour me proposer d’aller dîner quelque part et boire du champagne en l’honneur de mon admission. Dmitri me dit que, bien que n’aimant pas boire de champagne, il irait aujourd’hui avec nous, afin de boire avec moi « à toi ». Doubkov me déclara que je ressemblais, je ne sais pourquoi, à un colonel ; Volodia ne me félicita pas, et dit seulement, d’un ton sec, que maintenant, nous pouvions partir après-demain à la campagne. Sans doute il était content de mon admission, mais il lui déplaisait un peu que je fusse maintenant aussi grand que lui. Saint-Jérôme, qui vint aussi, déclara avec beaucoup d’emphase que son devoir était fini, qu’il ne savait s’il l’avait accompli bien ou mal, mais qu’il avait fait tout son possible, et que demain il irait chez son Comte.

En réponse à tout ce qu’on me disait, je sentais, malgré ma volonté, que sur mon visage s’épanouissait un sourire doux, heureux, un peu bébête, qui, je le remarquai, se communiquait même à tous ceux qui me parlaient.

... Et voilà, je n’ai plus de gouverneur, j’ai ma drojki, mon nom figure sur le registre des étudiants, j’ai une épée à baudrier, parfois les sergents de ville pourront me rendre les honneurs... Je suis grand, il me semble que je suis heureux...

Nous décidâmes de dîner chez Iar, à cinq heures ; mais comme Volodia partait chez Doubkov, et que Dmitri, comme à son habitude, disparaissait quelque part, prétextant quelque chose à faire avant le dîner, j’avais donc deux heures à employer à ma guise. Assez longtemps, je marchai à travers la chambre et me regardai dans le miroir, tantôt avec l’uniforme boutonné, tantôt tout à fait déboutonné, tantôt avec le seul bouton d’en haut boutonné, et tout me paraissait superbe ; ensuite, malgré une certaine honte de montrer une joie trop vive, je ne pus me retenir, j’allai à l’écurie et à la remise, et je regardai Krasavtchik, Kouzma et la drojki ; puis je revins dans la chambre et de nouveau commençai à l’arpenter en me regardant dans le miroir, et en comptant mon argent dans ma poche, tout en souriant du même sourire heureux.

Cependant, une heure n’était pas encore écoulée que je sentis un certain ennui ou plutôt le regret de n’être vu de personne dans cette situation brillante, et j’avais le désir du mouvement, de l’activité. C’est pourquoi j’ordonnai d’atteler la drojki et décidai que le mieux pour moi était d’aller au Pont des Maréchaux pour faire des emplettes.

Je me rappelai que Volodia, lorsqu’il avait été admis à l’Université, avait acheté des lithographies de chevaux de Victor Adam, du tabac et des pipes ; je crus nécessaire de faire de même.

J’arrivai au Pont des Maréchaux, accompagné des regards qui se portaient vers moi de tous côtés, du soleil qui brillait sur mes boutons, sur la cocarde de mon chapeau et sur mon épée, et je m’arrêtai près du magasin de tableaux de Daziaro. Ayant regardé de tous côtés, j’entrai au magasin. Je ne voulais pas acheter des chevaux de Adam, pour qu’on ne pût me reprocher de singer Volodia ; mais, honteux du dérangement que je causai à un employé très obligeant, dans la hâte de choisir plus vite, je pris une tête de femme à la gouache, qui était à l’étalage et pour laquelle je payai vingt roubles. Ayant payé vingt roubles, je trouvai honteux d’avoir dérangé pour une pareille bagatelle des employés si bien habillés, et en outre je crus m’apercevoir qu’ils me regardaient avec une sorte de négligence. Désirant leur faire sentir qui j’étais, j’examinai un petit objet d’argent placé dans une vitrine ; on me dit que c’était un porte-crayon, du prix de dix-huit roubles. Je me le fis envelopper. Je payai, et ayant appris que l’on pouvait trouver de bonnes pipes et du tabac dans le magasin de tabac d’à côté, je saluai poliment les deux employés, et sortis dans la rue avec le tableau sous mon bras. Dans le magasin d’à côté, à l’enseigne d’un nègre fumant un cigare, j’achetai, afin de n’imiter personne, non le tabac Joukov, mais le tabac Sultan, une pipe de Stamboul et des tuyaux de pipe de tilleul et de rosier. En sortant du magasin, près de ma drojki, j’aperçus Sémenov, qui, en civil, la tête baissée, marchait à grands pas sur le trottoir. J’étais vexé qu’il ne me reconnût pas ; je prononçai assez haut : « Approche » et en m’installait dans la drojki je rattrapai Sémenov.

— Bonjour, — lui dis-je.

— Salut, — répondit-il, en continuant à marcher.

— Pourquoi n’êtes-vous pas en uniforme ? demandai-je.

Sémenov s’arrêta, cligna des yeux, et montra ses dents blanches, comme s’il était gêné par le soleil, mais en réalité pour témoigner de son indifférence à l’égard de ma drojki et de mon uniforme ; il me regarda en silence et s’éloigna.

Du Pont des Maréchaux je me rendis à la confiserie de la rue Tverskaia, et malgré le prétexte que dans la confiserie, les journaux surtout m’intéressaient, je ne pus me retenir et commençai à avaler un gâteau après l’autre. Malgré la honte que j’éprouvais devant un monsieur qui, derrière son journal, me regardait avec curiosité, je mangeai très rapidement huit gâteaux de toutes les sortes qui étaient dans la confiserie.

En arrivant à la maison, je sentis une petite aigreur, mais je n’y fis pas attention et me mis à regarder mes emplettes ; le tableau me déplut tellement, que non seulement je ne le fis pas encadrer et ne le mis pas dans ma chambre, comme Volodia, mais que même je le cachai très soigneusement derrière la commode, où personne ne pouvait le voir. À la maison, le porte-crayon me déplut aussi ; je le mis dans la table, en me consolant toutefois à la pensée que c’était un objet d’argent, solide, et, pour un étudiant, très utile. Je résolus d’essayer immédiatement les appareils de fumeur.

Ouvrant le paquet, je remplis soigneusement la pipe de Stamboul avec le tabac Sultan jaune rougeâtre, coupé très finement, j’y posai la mèche enflammée, et prenant le tuyau entre le majeur et l’annulaire (mouvement de main qui me plaisait surtout), je me mis à fumer.

L’odeur du tabac était très agréable, mais dans la bouche c’était très amer et j’avais peine à respirer. Pourtant, le cœur serré, je fumai assez longtemps, essayant d’aspirer et de pousser des spirales. Bientôt toute la chambre était pleine de nuages bleuâtres de fumée, la pipe commençait à crépiter et le tabac chaud sautait. Je sentais une amertume dans la bouche, et dans la tête un léger vertige. Déjà je voulais cesser et seulement me regarder avec la pipe dans le miroir, mais à mon grand étonnement, mes jambes vacillèrent, la chambre se mit à tourner, et en jetant un coup d’œil dans le miroir duquel je m’approchai avec peine, je vis que mon visage était blanc comme un linge. À peine étais-je retombé sur le divan que je ressentis un tel mal au cœur et une telle faiblesse, que je m’imaginai que la pipe était mortelle pour moi et crus que j’allais mourir. Sérieusement effrayé, je voulais déjà appeler à mon secours le domestique et envoyer chercher le médecin.

Cependant, cette peur ne dura pas longtemps, je compris bientôt ce que j’avais, et avec un affreux mal de tête, tout à fait faible, je restai longtemps allongé sur le divan, en fixant avec une attention stupide le blason du Bostenjoglo dessiné sur le paquet de tabac, en regardant la pipe qui était sur le plancher et les brindilles de tabac et les miettes de gâteaux de la confiserie, et avec désenchantement, je pensai aussitôt : « Je ne suis pas tout à fait grand, je ne puis pas fumer comme les autres, et évidemment, je ne peux pas comme les autres, le tuyau entre le majeur et l’annulaire, aspirer et renvoyer la fumée à travers les moustaches blondes. »

Dmitri, en venant me prendre à cinq heures, me trouva dans cette triste situation. Cependant, après avoir bu un verre d’eau, je me sentis à peu près remis et j’étais prêt à partir avec lui.

— Et quel besoin avez-vous de fumer ? — dit-il en regardant les traces de tabac — C’est une bêtise et une dépense inutile. Je me suis promis de ne pas fumer... Mais, dépêchons-nous, nous devons encore passer prendre Doubkov.

 

XIV. — À QUOI S’OCCUPAIENT VOLODIA ET DOUBKOV

Dès que Dmitri entra dans ma chambre, à son visage, à son allure, à un geste particulier à lui, lorsqu’il était de mauvaise humeur, quand il clignait des yeux et tendait le cou de côté, comme pour arranger sa cravate, je compris qu’il se trouvait dans cette disposition d’esprit froide et concentrée qu’il avait lorsqu’il était mécontent de lui-même, et qui jetait toujours quelque froid sur mon affection pour lui. Dans les derniers temps, je commençais à observer et à discuter le caractère de mon ami ; mais, malgré cela, notre amitié ne s’altérait pas, elle était encore si jeune et si forte que même en examinant Dmitri sous tous ses aspects je ne pouvais pas ne pas le regarder comme un modèle. Il y avait en lui deux hommes très différents que je trouvais tous deux très beaux. L’un que j’aimais ardemment : bon, caressant, doux, gai, et qui se savait ces qualités. Quand il était dans cette disposition d’esprit, tout son aspect, le son de sa voix, tous ses mouvements semblaient dire : « Je suis doux et vertueux, je jouis d’être doux et vertueux, et vous tous pouvez le voir. » L’autre — que je commençais seulement à connaître et devant la majesté duquel je m’inclinais — était un homme froid, sévère pour lui et pour les autres, fier, pieux jusqu’au fanatisme, austère jusqu’au pédantisme. En ce moment, il était ce deuxième homme.

Avec la franchise qui était la condition nécessaire de nos relations, quand nous nous installâmes dans la voiture, il me fut triste et pénible de le voir dans cet état d’esprit grave et sévère, ce même jour où j’étais si heureux.

— Quelque chose vous a probablement contrarié, pourquoi ne me le dites vous pas ? — demandai-je.

— Nikolenka, — répondit-il sans se hâter, en penchant nerveusement sa tête de côté et en clignant des yeux, — je vous ai donné la parole de ne vous rien cacher, alors vous n’avez pas raison de me soupçonner de cachotteries : on ne peut pas être toujours également bien disposé, et si quelque chose m’a dérangé, moi-même je ne m’en rends pas compte.

« Quel beau caractère, franc et honnête, » pensai-je ; et je ne lui parlai plus.

Sans causer, nous arrivâmes chez Doubkov. L’appartement de Doubkov était très beau ou me parut tel. Partout des tapis, des tableaux, des tentures, des tapisseries, des portraits, des fauteuils courbes, des voltaires ; aux murs étaient accrochés des fusils, des pistolets, des blagues à tabac et des têtes d’animaux en carton. En voyant ce cabinet, je compris qui Volodia imitait dans l’arrangement de sa chambre. Nous trouvâmes Doubkov et Volodia jouant aux cartes. Un monsieur que je ne connaissais pas (de peu d’importance probablement, à en juger par son attitude) était assis près de la table et suivait très attentivement le jeu. Doubkov était en robe de chambre de soie et en pantoufles ; Volodia, sans tunique, était assis en face de lui, sur le divan, et, d’après son visage enflammé et le regard mécontent, rapide, qu’en se détachant pour une seconde des cartes, il jeta sur nous, il était très empoigné par le jeu. En me voyant, il devint encore plus rouge.

— Eh bien, à toi de donner, — dit-il à Doubkov. Je compris qu’il lui était désagréable que je me fusse aperçu qu’il jouait aux cartes. Mais dans son expression, nul embarras. Elle me disait : « Oui, je joue, et tu t’en étonnes parce que tu es encore jeune ; non seulement ce n’est pas mal, mais à notre âge c’est obligatoire. »

Je sentis et compris cela aussitôt.

Cependant Doubkov ne donnait pas les cartes mais se levait, nous serrait la main, nous priait de nous asseoir et nous proposait des pipes que nous refusâmes.

— Voilà donc notre diplomate, le triomphateur, — dit Doubkov. — Je jure qu’il ressemble étonnamment à un colonel.

— Hum !... — fis-je en sentant reparaître sur mon visage un sourire bête et satisfait.

J’estimais Doubkov autant qu’un garçon de seize ans peut estimer un aide de camp de vingt-sept ans, duquel tous les grands disent que c’est un jeune homme très distingué, qui danse admirablement et parle français, et qui, tout en méprisant au fond de son âme ma jeunesse, s’efforce évidemment de le cacher.

Malgré toute mon estime pour lui, pendant toute la durée de nos relations, il me fut, Dieu sait pourquoi, pénible et gênant de le regarder dans les yeux. Depuis, j’ai remarqué que je suis gêné pour regarder en face trois sortes d’hommes : ceux qui sont de beaucoup pires que moi, ceux qui sont beaucoup mieux que moi ; enfin ceux qui sont tels, que me trouvant avec l’un d’eux, nous ne pouvons ni l’un ni l’autre nous décider à dire la chose que nous savons tous deux. Doubkov était peut-être mieux ou pire que moi, mais il est absolument certain qu’il mentait très souvent sans l’avouer, et que j’avais remarqué en lui cette faiblesse sans oser le lui dire.

— Jouons encore un roi, — dit Volodia en secouant l’épaule comme papa et en battant les cartes.

— Voilà comme il y tient ! — fit Doubkov, — Nous jouerons après, mais pourtant un roi ; allons.

Pendant qu’ils jouaient, j’observais leurs mains. Celles de Volodia étaient longues et jolies ; en tenant les cartes, il écartait le pouce et pliait les autres doigts tout à fait comme papa, si bien qu’il me sembla pour un moment que Volodia tenait exprès ses cartes de cette façon pour ressembler à une grande personne. Mais en observant son visage, on voyait qu’il ne pensait à rien, sauf au jeu. Les mains de Doubkov, au contraire, étaient courtes, épaisses, courbées en dedans, très agiles, les doigts mous ; il avait précisément cette sorte de mains auxquelles on voit souvent de belles bagues et qui appartiennent aux hommes qui ont du goût pour les travaux manuels et qui aiment à avoir de belles choses.

Volodia avait sans doute perdu, car le monsieur qui regardait ses cartes remarqua que Vladimir Petrovitch avait une terrible guigne, et Doubkov, prenant son portefeuille, écrivit dans le bas quelque chose, puis le montra à Volodia en disant : « C’est ça. »

— C’est cela ! — prononça Volodia en feignant de regarder distraitement dans le carnet. — Maintenant, allons.

Volodia emmena Doubkov et Dmitri me prit dans son phaéton.

— À quoi ont-ils joué ? — demandai je à Dmitri.

— Au piquet. C’est un jeu sot et en général le jeu est une sottise.

— Jouent-ils gros jeu ?

— Pas gros, cependant, ce n’est pas bien.

— Vous ne jouez pas ?

— Non, je me suis donné la parole de ne pas jouer ; et Doubkov ne peut se passer de gagner quelqu’un.

— Ce n’est pas bien de sa part, — dis-je. — Probablement que Volodia joue plus mal que lui ?

— Sans doute, ce n’est pas bien, mais ici il n’y a rien d’extraordinairement mauvais. Doubkov aime jouer et sait jouer, et malgré tout, c’est un excellent homme.

— Mais, je n’ai pas du tout pensé... — objectai-je.

— Et on ne pense de lui rien de mal, parce que c’est vraiment un brave garçon. Moi, je l’aime beaucoup et je l’aimerai toujours, malgré toutes ses faiblesses.

Il me semble, je ne sais pourquoi, que Dmitri défendait si chaleureusement Doubkov précisément parce qu’il ne l’aimait déjà plus et ne l’estimait pas, mais qu’il ne voulait pas l’avouer, partie par entêtement, partie pour qu’on ne pût l’accuser d’inconstance. Il était de ces hommes qui aiment leurs amis pour toute la vie, pas tant parce que leurs amis leur restent fidèles, que parce qu’aimant une fois un homme, même s’ils se sont trompés, ils croient malhonnête de lui retirer leur affection.

 

XV. — ON ME FÉLICITE

Doubkov et Volodia connaissaient les noms et les prénoms de tous les garçons de chez Iar, et tous, depuis le suisse jusqu’au patron, leur témoignaient une grande considération.

On nous donna immédiatement un cabinet particulier et l’on nous servit un superbe dîner composé par Doubkov sur le menu français. La bouteille de champagne frappé que je tâchais de regarder avec le plus d’indifférence possible, était déjà préparée. Le dîner fut très agréable et très gai, bien que Doubkov, comme à son habitude, racontât comme étant vraies les histoires les plus extraordinaires. — Il raconta entre autres que sa grand’mère avait tué à coups de mousqueton trois brigands qui l’attaquaient. (À cette histoire, je rougis, et baissant les yeux, je me détournai de lui.) Volodia était visiblement gêné chaque fois que je commençais à parler (ce qui était tout à fait inutile, parce que, comme je me le rappelle, je ne dis rien de particulièrement sot). Lorsqu’on servit le champagne, tous me félicitèrent, et bras dessus, bras dessous, je bus avec Doubkov et Dmitri à notre futur tutoiement et les embrassai. Comme je ne savais pas qui offrait la bouteille de champagne qu’on venait de servir (on m’expliqua après qu’elle était commune), je voulus régaler mes amis avec mon argent, que je touchais sans cesse dans ma poche. Je tirai en cachette un billet de dix roubles et, appelant le garçon, je lui donnai l’argent, et en chuchotant, mais de façon que tous l’entendirent, car ils me regardèrent en silence, je lui dis d’apporter, s’il vous plaît, encore une demi-bouteille de champagne. Volodia rougit, secoua l’épaule et regarda, effaré, moi et les autres, si bien que je sentis que j’avais fait une gaffe. Mais, cependant, on apporta une demi-bouteille, nous la bûmes avec plaisir, et tout sembla continuer très gaiement. Doubkov mentait sans cesse et Volodia racontait des histoires drôles que je n’aurais pas attendues de lui, et nous riions beaucoup. Le caractère de leurs « blagues » consistait en l’imitation et l’exagération d’une anecdote très connue : « Eh bien, vous étiez à l’étranger ? » demande l’un. — « Non, je n’y étais pas, — répond l’autre, — mais mon frère joue du violon. » Dans ce genre de comique par l’absurde ils atteignaient une telle perfection que déjà ils racontaient des choses de ce genre : « Mon frère aussi n’a jamais joué de violon. » À chaque question ils se répondaient sur ce ton et parfois même, sans question, tâchaient d’unir deux sujets tout à fait disparates, et ils énonçaient tous ces non-sens avec un visage si sérieux que c’était tout à fait drôle. Je commençais à saisir en quoi consistait la chose et je voulais aussi dire quelque drôlerie, mais tous me regardèrent avec crainte et même s’efforçaient de ne pas me regarder quand je parlais, si bien que mon anecdote ne sortit pas. Doubkov me dit : « Tu divagues, mon cher diplomate. » Mais le champagne et la société des grands m’étaient si agréables que cette observation m’effleura à peine ; seul Dmitri, bien qu’il eût bu autant que nous, conservait sa disposition d’esprit sévère et sérieuse, qui refrénait un peu la gaieté générale.

— Eh bien ! Écoutez, messieurs, — dit Doubkov, — après le dîner, nous prendrons entre nos mains le diplomate, nous irons avec lui chez la tante, et là-bas, nous nous arrangerons de lui.

— Nekhludov n’ira pas ! — dit Volodia.

— Tu es un insupportable timide, — repartit Doubkov s’adressant à Nekhludov. — Viens avec nous, tu verras que la tante est une excellente femme.

— Non seulement je n’irai pas, mais je ne l’y laisserai pas aller, — intervint Dmitri en rougissant.

— Qui ? Le diplomate ? Veux-tu, diplomate ? Regarde, il s’est éclairé quand on a commencé à parler de la tante.

— Non, je ne veux pas dire que je ne le laisserai pas, — continua Dmitri en se levant et en commençant à marcher dans la chambre sans me regarder, mais je ne lui conseille pas d’y aller, je ne voudrais pas qu’il y allât. Ce n’est plus un enfant : s’il le veut, il peut y aller sans vous. Et toi, Doubkov, tu devrais avoir honte, tu agis mal et tu veux que les autres fassent de même.

— Quel mal y a-t-il — dit Doubkov, en clignant des yeux dans la direction de Volodia — si je vous invite tous à prendre une tasse de thé chez la tante ? Eh bien ! S’il t’est désagréable d’y aller, comme tu voudras, j’irai avec Volodia. Volodia, tu viens ?

— Hum ! hum ! — fit affirmativement Volodia, nous irons là-bas, puis nous reviendrons chez moi et continuerons le piquet.

— Eh bien ! veux-tu aller avec eux ou non ? — me demanda Dmitri en s’approchant de moi.

— Non — répondis-je, en me reculant sur le divan pour lui faire une place près de moi — je n’y tiens pas, et si tu me le déconseilles, alors je n’irai à aucun prix.

— Non — ajoutai-je après — je ne dis pas la vérité, en disant que je ne veux pas aller avec eux, mais je suis content de n’y pas aller.

— C’est parfait — dit-il — vis à ta guise, mais ne danse sous aucune flûte, c’est le mieux.

Non seulement cette petite discussion ne gâta pas mon plaisir, mais elle l’accrut. Dmitri tout à coup reprenait sa disposition d’esprit douce, que je préférais. Comme je l’ai maintes fois remarqué par la suite, la conscience d’un acte bon exerçait cette influence sur lui. Maintenant il était content de lui, parce qu’il m’avait défendu. Il devint très gai, demanda encore une bouteille de champagne, ce qui était contraire à ses principes, invita dans notre cabinet un monsieur inconnu et le fit boire, chanta le Gaudeamus igitur, demanda que tous fissent le chœur et proposa une promenade en voiture à Sokolniky, à quoi Doubkov objecta que c’était trop sentimental.

— Aujourd’hui, amusons-nous en l’honneur de son entrée à l’Université. Je m’enivrerai pour la première fois, soit — dit Dmitri en souriant.

Cette gaieté allait étrangement à Dmitri, il avait l’air d’un gouverneur ou d’un bon papa, content de ses enfants, qui s’est excité et veut les amuser, et en même temps leur prouver qu’on peut s’amuser honnêtement et convenablement, mais malgré cela, cette gaieté inattendue fut comme il me sembla contagieuse pour moi et pour les autres, d’autant plus que nous avions bu chacun presque une demi-bouteille de champagne.

Dans ces agréables dispositions, je sortis dans la grande salle pour fumer la cigarette que me donna Doubkov.

En quittant ma place, je remarquai que la tête me tournait un peu, que mes jambes ne marchaient et que mes mains n’étaient dans leur position naturelle qu’en y prenant bien garde. Dans le cas contraire, mes jambes allaient de travers, mes mains faisaient des gestes quelconques. Je concentrai toute mon attention sur mes membres, j’ordonnai à mes mains de se lever et de boutonner la tunique, d’arranger mes cheveux (à ce moment elles se tenaient très haut, et gesticulaient beaucoup trop), et aux jambes je donnai l’ordre d’aller vers la porte, et elles l’exécutèrent, mais marchaient trop fort ou trop mollement, surtout la jambe gauche qui à chaque pas se mettait sur la pointe. Une voix quelconque me cria : « Où vas-tu ? On apportera la bougie. » Je devinai que cette voix appartenait à Volodia, et j’eus plaisir à l’idée d’avoir deviné quand même, mais en guise de réponse, j’esquissai un sourire et marchai plus loin.

 

XVI. — LA QUERELLE

Dans la grande salle, assis à une petite table, dînait un monsieur en civil, de petite taille, trapu, à moustaches rousses. Près de lui se tenait un grand brun sans moustaches. Ils parlaient français. Leurs regards m’intimidèrent, mais je me décidai quand même à allumer une cigarette à l’une des bougies qui étaient devant eux. La tête tournée de côté, pour éviter leurs regards, je m’approchai de la table et allumai ma cigarette. Tandis que je faisais cela, je ne pus m’empêcher de regarder le monsieur qui dînait. Ses yeux gris étaient fixés sur moi méchamment. Comme je voulais me détourner, ses moustaches rousses s’agitèrent et il prononça en français : « Monsieur, je n’aime pas qu’on fume quand je dîne ».

Je murmurai quelque chose d’incompréhensible.

— Oui, je n’aime pas cela — continua sévèrement le monsieur à moustaches en jetant un coup d’œil rapide sur le monsieur sans moustaches, comme pour l’inviter à admirer comme il allait m’arranger. — Je n’aime pas, monsieur, je n’aime pas les impolis qui viennent vous fumer sous le nez.

Je compris aussitôt que ce monsieur me faisait une réprimande et au premier moment, je me crus très coupable envers lui.

— Je ne pensais pas que cela pût vous gêner — dis-je.

— Et vous ne pensiez pas être un mal élevé, et moi je le pense — cria le monsieur.

— De quel droit vous permettez-vous de crier — dis-je me sentant offensé, et commençant moi-même à me fâcher.

— Du droit que je ne permettrai jamais à personne de me manquer, et que je redressai toujours à un gaillard tel que vous. Quel est votre nom, monsieur, et où habitez-vous ?

J’étais très surexcité, mes lèvres tremblaient, la respiration me manquait. Mais cependant je me sentis probablement coupable d’avoir bu trop de champagne, et je n’injuriai nullement le monsieur, mais au contraire, mes lèvres de la façon la plus soumise prononcèrent notre nom et notre adresse.

— Mon nom est Kolpikov, monsieur, et désormais soyez plus poli. vous aurez de mes nouvelles, termina-t-il, car toute l’altercation se passait en français.

Je prononçai seulement « très heureux » en m’efforçant de donner à ma voix le plus de fermeté possible. Je me détournai et avec la cigarette, qui pendant ce temps s’était éteinte, je revins dans l’autre salle.

Je ne dis rien, ni à mon frère ni aux amis, de ce qui s’était passé, d’autant plus qu’ils étaient plongés dans une chaude discussion, et je m’assis seul dans un coin en réfléchissant à cette étrange aventure. Les paroles : « vous êtes un mal élevé, monsieur ! » résonnaient dans mes oreilles et me révoltaient de plus en plus. Mon ivresse s’était complètement dissipée. En songeant à mon attitude dans cette affaire, il me vint tout à coup la terrible idée d’avoir agi comme un poltron. « Quel droit avait-il de crier contre moi ? Pourquoi ne m’a-t-il pas dit tout simplement que cela le gênait ? Mais c’était lui le coupable ? Alors, quand il m’a dit que j’étais un mal élevé, pourquoi ne lui ai-je pas répondu : « Un mal élevé, monsieur, c’est celui qui se permet une telle grossièreté ! » Ou pourquoi ne lui ai-je pas crié tout simplement : « Taisez-vous ! » C’eût été admirable. Pourquoi ne l’ai-je pas provoqué en duel ? Non, je n’ai rien fait de tout cela, mais comme un poltron, comme un lâche, j’ai avalé l’offense : « Vous êtes un mal élevé, monsieur ! » résonnait sans cesse à mes oreilles et m’énervait. « Non, l’affaire ne peut en rester là » — pensais-je ; et je me levai avec la ferme intention de retourner voir ce monsieur et de lui dire quelque chose de terrible, peut-être même de lui taper sur la tête avec le bougeoir s’il le fallait. Je songeais avec plaisir à ce dernier parti, et non sans une vraie peur j’entrai dans la grande salle. Par bonheur, M. Kolpikov n’y était plus. Le valet seul était dans la salle et arrangeait les tables. Je voulus lui raconter ce qui s’était passé et lui expliquer que je n’étais en rien coupable, mais je réfléchis, et dans la plus sombre disposition d’esprit, je revins de nouveau dans notre cabinet.

— Qu’est devenu notre diplomate ? — disait Doubkov. — En ce moment il décide sans doute du sort de toute l’Europe.

— Ah ! laisse-moi tranquille — dis-je d’un ton bourru. Et aussitôt, tout en marchant à travers la chambre, je trouvai que Doubkov n’était pas du tout un honnête homme : « Et cette plaisanterie éternelle, et ce sobriquet « le diplomate », il n’y a rien d’aimable en cela. Il lui faut seulement gagner Volodia et aller chez une tante quelconque... Il n’a rien d’agréable. Tout ce qu’il dit n’est que mensonge ou banalité, et toujours il cherche à se moquer. Je crois qu’il est tout simplement bête et méchant ». Pendant à peu près cinq minutes je fis de telles réflexions, et sentis en moi une hostilité croissante contre Doubkov. Et Doubkov ne faisait aucune attention à moi et cela m’agaçait encore davantage. J’en voulais même à Volodia et à Dmitri parce qu’ils causaient avec lui.

— Savez-vous, messieurs ? il faut doucher notre diplomate — dit tout à coup Doubkov en me regardant avec un sourire qui me parut moqueur et même perfide — car il n’est pas bien ! Je vous jure qu’il n’est pas bien !

— Il faut aussi vous doucher, c’est vous qui n’êtes pas bien — répondis-je avec un sourire méchant, en oubliant même que je le tutoyais.

Cette réponse étonna probablement Doubkov, mais il se détourna de moi avec indifférence et continua à causer avec Volodia et Dmitri.

J’essayai de prendre part à leur conversation, mais je sentis qu’il m’était impossible de feindre, et je retournai dans mon coin où je restai jusqu’au départ.

Quand la note fut payée et que nous commencions à prendre nos pardessus, Doubkov s’adressa à Dmitri : — Eh bien ! où iront Oreste et Pylade ? Probablement à la maison parler de l’amour ; nous, c’est autre chose, nous irons faire visite à la charmante tante, cela vaut mieux que votre fade amitié.

— Comment osez-vous nous railler ? — criai-je subitement en m’approchant très près de lui et en agitant les mains. — Comment osez-vous rire des sentiments que vous ne comprenez pas ? Je ne vous le permettrai pas, taisez-vous ! — Et je me tus moi-même, ne sachant plus qu’ajouter et étouffant d’émotion.

Doubkov fut d’abord surpris, ensuite il voulut sourire et prendre la chose en plaisanterie ; mais enfin, à mon grand étonnement, effrayé il baissa les yeux.

— Je n’ai jamais songé à me moquer de vous et de vos sentiments, j’ai dit cela comme ça — ajouta-t-il en se dérobant.

— C’est cela ! — criai-je, — et en même temps j’avais honte et je plaignais Doubkov dont le visage rouge et confus exprimait une véritable souffrance.

— Qu’as-tu ? — demandaient en même temps Volodia et Dmitri. — Personne ne voulait te blesser.

— Non, il voulait me blesser.

— Quel garçon résolu, ton frère — dit Doubkov quand j’avais déjà franchi la porte et qu’il ne pouvait entendre ce que je lui dirais.

Peut-être me serais-je précipité pour l’injurier encore, mais à ce moment, le valet qui avait assisté à mon histoire avec Kolpikov me tendit mon manteau et je me calmai immédiatement ; mais devant Dmitri, je continuai à feindre l’énervement, autant que c’était nécessaire pour que mon calme subit ne parût point étrange. Le lendemain je rencontrai Doubkov chez Volodia, nous ne fîmes aucune allusion à cette histoire, mais nous restâmes à « vous », et il nous était encore plus difficile de nous regarder l’un l’autre dans les yeux.

Le souvenir de la querelle avec Kolpikov qui, cependant, ni le lendemain ni plus tard, ne me donna de ses nouvelles, fut pour moi pendant plusieurs années très vif et très pénible. J’avais des spasmes et je criais, plus de cinq ans après, quand je me remémorais l’outrage non vengé ; mais pour me consoler je me rappelais avec plaisir comme je m’étais montré brave dans l’affaire de Doubkov. Beaucoup plus tard seulement, je commençai à me rappeler tout autrement cette histoire, avec un plaisir comique pour ma querelle avec Kolpikov, et avec regret pour l’offense imméritée que j’avais infligée à ce brave garçon, Doubkov.

Quand, le soir même, je racontai à Dmitri mon aventure avec Kolpikov, dont je lui fis le portrait, il fut très étonné.

— Oui, c’est bien lui— fit-il. — Imagine-toi que ce Kolpikov est une canaille très connue, un grec, et principalement un poltron. Ses camarades l’ont fait chasser de l’armée parce qu’il avait reçu un soufflet et ne voulait pas se battre. Où a-t-il pris de l’audace ? — ajouta-t-il en me regardant avec son bon sourire. — Il n’a rien dit de plus que mal élevé ?

— Non, répondis-je en rougissant.

— Ce n’est pas bien, mais encore ce n’est pas grave — me consolait Dmitri.

Seulement longtemps après, en réfléchissant déjà avec calme à cette aventure, je fis la supposition assez vraisemblable, que Kolpikov, sentant qu’il pouvait enfin se jeter sur moi, s’était vengé, en présence d’un brun sans moustaches, de la gifle reçue quelques années avant, de même que moi, je m’étais vengé aussitôt du « mal élevé », sur l’innocent Doubkov.

 

XVII. — JE ME PRÉPARE À FAIRE DES VISITES

Le lendemain, en m’éveillant, ma première pensée fut pour mon aventure avec Kolpikov ; de nouveau, je rugis, je parcourus la chambre, mais il n’y avait rien à faire. De plus, ce jour était le dernier que nous passions à Moscou et il me fallait faire, par ordre de papa, les visites qu’il m’avait inscrites lui-même sur un bout de papier. Les soucis de papa à notre sujet concernaient beaucoup moins la morale et l’instruction que les relations mondaines. Sur le papier étaient tracées, d’une écriture rapide et saccadée, les indications suivantes : « 1° chez le prince Ivan Ivanovitch, indispensable ; 2° chez les Ivine, indispensable ; 3° chez le prince Mikhaïl ; 4° chez la princesse Nekhludov et chez madame Valakhine si tu en as le temps. » Et ensuite venaient le recteur, le doyen et les professeurs.

Dmitri me déconseilla les dernières visites, en disant que non seulement elles n’étaient pas nécessaires, mais plutôt indiscrètes ; mais il fallait faire toutes les autres aujourd’hui. Parmi celles-ci j’étais surtout effrayé des deux premières, qui étaient suivies de la mention : indispensable. Le prince Ivan Ivanovitch était général en chef, vieux, riche, vivait seul ; avoir, moi étudiant de seize ans, des relations directes avec lui, cela ne pouvait, comme je le pensais, le flatter beaucoup. Les Ivine étaient également très riches, leur père était un fonctionnaire civil important, qui n’était venu qu’une seule fois à la maison, encore du vivant de grand’mère. Depuis la mort de grand’mère j’avais remarqué que le cadet des Ivine s’éloignait de nous et commençait à prendre de grands airs. Je savais par on-dit que l’aîné avait déjà achevé son droit et servait à Pétersbourg ; le second, Sergueï, que j’admirais tant autrefois, était aussi à Pétersbourg, un grand et gros cadet au corps des Pages.

Dans ma jeunesse, non seulement je n’aimais pas les relations avec les hommes qui se croyaient plus que moi, mais ces relations m’étaient insupportablement désagréables, grâce à la crainte perpétuelle de l’outrage, et à la tension de toutes mes forces intellectuelles pour y montrer mon indépendance. Cependant, puisque je négligeais le dernier ordre de papa, il fallait atténuer la faute et accomplir le premier. Je montai dans la chambre en inspectant mon habit, mon épée et mon chapeau posé sur la chaise, et déjà j’étais prêt à partir, quand arriva chez moi, pour me féliciter, le vieux Grapp, amenant avec lui son fils Ilinka.

Le père Grapp, un Allemand russifié, était horriblement doucereux et flatteur et s’enivrait souvent. En général il ne venait chez nous que pour demander quelque chose et papa, qui le recevait parfois dans son cabinet de travail, ne l’avait jamais invité à notre table. Son humilité et ses quémanderies s’alliaient à une certaine bonhomie extérieure et à l’habitude de notre maison, si bien que tous lui faisaient grand mérite de son attachement pour nous. Mais moi, je ne l’aimais pas, et quand il parlait, j’avais toujours honte pour lui.

Très mécontent de l’arrivée de ces intrus, je n’essayai même pas de cacher mon mécontentement. J’étais si habitué à regarder de haut Ilinka, et il était si habitué à nous croire en droit de le faire, qu’il m’était un peu désagréable qu’il fût étudiant comme moi. Il me semblait que lui-même devait aussi avoir un peu honte de cette égalité. Je leur dis bonjour très froidement et sans les inviter à s’asseoir, car j’étais gêné de le faire en pensant qu’ils pouvaient s’asseoir sans une invitation, je donnai l’ordre d’atteler la voiture. Ilinka était un jeune homme très bon, très honnête et pas sot du tout, mais il avait ce qu’on appelle un grain : constamment, et sans muse apparente, il était dans un état extrême de l’esprit, tantôt pleurnicheur, tantôt satirique, tantôt susceptible pour la moindre chose, et ce jour-là, comme il semblait, il était dans cette dernière disposition. Il ne disait rien, nous regardait méchamment, moi et son père, et seulement quand on s’adressait à lui, il souriait de son sourire docile, forcé, sous lequel il était déjà habitué à cacher ses sentiments et surtout la honte pour son père, qu’il lui était impossible de ne pas éprouver devant nous.

— Oui, c’est ça ! Nikolaï Petrovitch, — me dit le vieux, en me suivant dans la chambre tandis que je m’habillais, tout en tournant entre ses doigts, lentement et avec respect une tabatière d’argent, cadeau de ma grand’mère. — Dès que j’ai su par mon fils que vous aviez passé l’examen si brillamment — votre esprit est connu de tous — aussitôt je suis accouru pour vous féliciter, mon petit père, je vous ai porté sur mes épaules, et Dieu sait que je vous aime tous comme mes parents, et Ilinka m’a demandé à venir chez vous ; lui aussi est déjà habitué chez vous.

Ilinka qui, pendant ce temps, était assis silencieusement près de la fenêtre, regarda mon tricorne et murmura indistinctement entre ses dents quelque chose de méchant.

— Eh bien ! Je voulais vous demander, Nikolaï Petrovitch — continua le vieux — comment mon Ilinka a-t-il passé l’examen ? Il m’a dit qu’il serait avec vous, alors ne l’abandonnez pas, veillez sur lui, suivez-le, conseillez-le.

— Mais il a passé très bien — répondis-je en regardant Ilinka qui, sentant mon regard sur lui, rougit et cessa de marmonner.

— Eh ! peut-il passer la journée avec vous ? — demanda le vieillard avec un sourire timide comme s’il avait eu peur de moi.

Et il me suivait toujours, et de si près, que je ne cessai pour une seconde de sentir l’odeur du vin et du tabac dont il était pénétré ; j’étais très contrarié d’être mis en une situation aussi fausse envers son fils, et de ce qu’il déjouait mon désir d’une occupation très importante pour moi en ce moment, celle de m’habiller, et surtout cette odeur de boisson qui me poursuivait me dérangeait tellement que je lui répondis, très froidement, que je ne pouvais rester avec Ilinka parce que de toute la journée je ne serais pas à la maison.

— Mais vous vouliez aller chez sœurette, père, — dit Ilinka en souriant et sans me regarder, — et moi aussi j’ai à faire.

J’eus encore plus de dépit et de honte et, pour atténuer un peu mon refus, je me hâtai de leur dire que je ne serais pas à la maison ce jour-là, parce qu’il me fallait aller chez le prince Ivan Ivanovitch, chez la princesse Kornakov, chez Ivine, celui qui occupe un poste si important, et que probablement je dînerais chez la princesse Nekhludov. Il me semblait qu’une fois prévenus que j’allais chez de si grands personnages, ils ne pouvaient déjà plus s’imposer à moi.

Comme ils se préparaient à partir, j’invitai Ilinka à venir chez moi une autre fois, mais il murmura quelque chose et sourit avec une expression contrainte. Il était évident qu’il ne mettrait plus les pieds à la maison.

Après leur départ je partis pour faire des visites. Volodia, à qui le matin j’avais demandé de m’accompagner pour être moins gêné, refusa sous le prétexte que ce serait trop sentimental que deux petits frères allassent ensemble dans la même petite voiture.

 

XVIII. — LES VALAKHINE

Je partis donc seul. La première visite sur le chemin était chez madame Valakhine, qui habitait rue Sivtzov Vrajek. Il y avait déjà trois ans que je n’avais vu Sonitchka et sans doute mon amour pour elle depuis longtemps s’était envolé, mais dans mon âme, restait encore le souvenir vif et touchant de l’amour enfantin d’autrefois. Pendant ces trois années, il m’était arrivé de me la rappeler avec tant de force et de clarté que je versais des larmes et me sentais de nouveau amoureux, mais cela ne dura que quelques minutes et ne se renouvela plus.

Je savais que Sonitchka était allée avec sa mère à l’étranger où elle avait passé deux années, et où, comme on le racontait, elle avait fait une chute de voiture ; les vitres de la portière avaient coupé le visage de Sonitchka, accident qui, disait-on, l’avait beaucoup enlaidie. En allant chez elles, je me rappelais vivement l’ancienne Sonitchka et je me demandais comment j’allais la trouver maintenant. À cause de son séjour de deux années à l’étranger, je me l’imaginais, je ne sais pourquoi, très grande, avec une jolie taille, sérieuse et imposante, mais extraordinairement attrayante. Mon imagination se refusait à me la représenter avec un visage couturé de cicatrices ; au contraire, ayant entendu quelque part qu’un amant passionné était resté fidèle à l’objet de son amour, bien que la variole l’eût défiguré, je m’efforçais de me croire amoureux de Sonitchka pour avoir le mérite de lui rester fidèle, en dépit des cicatrices. En m’approchant de la maison des Valakhine, je n’étais pas amoureux, mais ayant éveillé en moi les vieux souvenirs de l’amour, j’étais bien préparé à aimer et je le désirais beaucoup, d’autant plus que voyant tous mes amis amoureux, j’avais honte d’être si en retard sur eux.

Les Valakhine habitaient un petit hôtel propret, en bois, dont l’entrée était dans une cour. Au coup de sonnette, — la sonnette était alors une grande rareté à Moscou, — un tout jeune garçon, très proprement habillé vint m’ouvrit la porte. Il ne savait ou ne voulait pas me dire si ces dames étaient à la maison, et, me laissant seul dans l’antichambre obscure, il disparut dans un corridor plus obscur encore.

Je restai assez longtemps seul, en cette pièce noire dans laquelle, outre l’entrée du corridor, se trouvait une porte fermée, et je fus surpris de l’aspect sombre de cette maison, en supposant d’ailleurs qu’il en devait être ainsi chez des personnes voyageant à l’étranger. Au bout de cinq minutes, la porte du salon fut ouverte de l’intérieur par le même garçon, qui m’introduisit dans un salon très propre mais modeste, et dans lequel, derrière moi, entra Sonitchka.

Elle avait dix-sept ans. Elle était très petite, très maigre et son teint était jaunâtre, maladif. Au visage, on ne remarquait aucune cicatrice, et les charmants yeux un peu saillants et le sourire franc, gai étaient ceux que je connaissais et que j’aimais dans mon enfance. Je ne m’attendais pas du tout à la voir ainsi ; c’est pourquoi, au premier moment, je ne pus lui adapter le sentiment que j’avais préparé en route. Elle me tendit la main, à la mode anglaise (qui était alors aussi rare que la sonnette), serra cordialement la mienne et me fit asseoir près d’elle sur le divan.

— Ah ! comme je suis heureuse de vous voir, cher Nicolas — me dit-elle en me regardant en face avec une telle expression de joie sincère, que de ces paroles : cher Nicolas, je ne retins que le ton amical et non ce qu’elles avaient de protecteur. À mon étonnement, après le voyage à l’étranger, elle était encore plus simple, plus charmante et plus familière qu’auparavant dans ses relations. Je remarquai deux petites cicatrices près du nez et des sourcils, mais les beaux yeux et le sourire étaient fidèles âmes souvenirs et brillaient comme autrefois.

— Comme vous avez changé ! — continua-t-elle ; — vous êtes devenu tout à fait grand. Eh bien ! Et moi, comment me trouvez-vous ?

— Ah ! moi, je ne vous aurais pas reconnue — répondis-je, bien qu’à ce moment même je pensasse que je la reconnaîtrais toujours. Je me sentis derechef cette gaie et insouciante disposition d’esprit où je me trouvais cinq ans plus tôt, quand je dansais avec elle le grosfater[8], au bal de grand’mère.

— Quoi, ai-je beaucoup enlaidi ? — demanda-t-elle en secouant sa petite tête.

— Non, pas du tout, vous avez grandi un peu, vous êtes plus âgée, — me hâtai-je de reprendre, — mais au contraire, et même...

— Bah ! qu’importe, vous rappelez-vous nos danses, nos jeux, Saint-Jérôme, madame Dorat, (je ne me rappelais nullement madame Dorat ; évidemment, entraînée par le plaisir de ses souvenirs d’enfance, elle confondait). Ah ! quel beau temps c’était ! — continua-t-elle, et le même sourire et les mêmes yeux plus charmants encore que ceux dont je gardais le souvenir, brillèrent devant moi.

Pendant qu’elle parlait, je parvins à réfléchir sur mon état présent et je constatai qu’en ce moment, j’étais amoureux. Aussitôt ce point tranché, ma joyeuse humeur et mon insouciance disparurent subitement, une sorte de brouillard couvrit tout ce qui était devant moi, même ses yeux et son sourire. Je me sentis mal à l’aise, je rougis et perdis la faculté de parler.

— Maintenant, ce sont d’autres temps — continua-t-elle en soupirant et en soulevant un peu les sourcils — tout est beaucoup plus mal, et nous aussi, nous sommes devenus mauvais, n’est-ce pas, Nicolas ?

Je ne pus répondre et la regardai en silence.

— Où sont maintenant les Ivine, les Kornakov ? Vous vous rappelez ? — ajouta-t-elle avec une certaine curiosité en regardant mon visage rouge, effaré : — c’était le bon temps !

Quand même je ne pouvais répondre.

Je fus tiré pour un moment de cette situation pénible par l’entrée dans le salon de la vieille dame Valakhina. Je me levai, la saluai et je redevins capable de parler. Mais avec l’arrivée de la mère de Sonitchka, il se produisit un changement étrange. Toute sa gaieté et toute sa familiarité disparurent d’un coup, même son sourire devint autre, et moins la haute taille, elle-même devint cette demoiselle revenant de l’étranger, que j’avais pensé trouver en elle. Ce changement semblait n’avoir aucune cause, parce que sa mère sourit aussi agréablement et que ses mouvements exprimaient la même douceur qu’autrefois. Madame Valakhina s’assit dans un grand fauteuil et m’indiqua une place à côté d’elle. Elle parla à sa fille, en anglais, et aussitôt Sonitchka sortit, ce qui me soulagea encore plus. Madame Valakhina m’interrogea sur mes parents, sur mon frère, mon père, ensuite elle me narra ses chagrins, surtout la perte de son mari, et jugeant qu’il n’y avait plus rien à me dire elle me regarda en silence et ce silence et ce regard signifiaient : « Maintenant, mon cher, si tu te levais, si tu disais adieu et si tu partais, tu ferais très bien. »

Mais il se passa en moi quelque chose d’étrange. Sonitchka revint dans le salon avec un ouvrage, s’assit à l’autre extrémité de la pièce et je sentis sur moi ses regards. Pendant que madame Valakhina me racontait comment elle avait perdu son mari, je me souvins encore une fois que j’étais amoureux, et je pensai que sans doute la mère le devinait et je fus envahi d’une telle timidité que je me sentis dans l’impossibilité de faire un seul mouvement qui fût naturel. Je savais que pour me lever et me retirer, je devrais penser où poser le pied, comment tenir la tête, les bras ; en un mot, j’éprouvai presque ce que j’avais éprouvé la veille après avoir bu une demi-bouteille de champagne. Je pressentis que je ne pourrais pas me tirer d’affaire, que je ne pourrais pas me lever et, en effet, je ne pus le faire. Madame Valakhina s’étonnait sans doute de mon visage empourpré et de ma complète immobilité, mais je trouvais qu’il était préférable de rester dans cette situation stupide que de risquer de me lever d’une façon ridicule et de sortir. Je demeurai ainsi assez longtemps, attendant qu’un hasard favorable me tirât d’embarras. L’occasion se présenta dans la personne d’un jeune homme de rien, qui, avec l’habitude évidente de la maison, entra au salon et me salua poliment. Madame Valakhina se leva et, s’excusant par la nécessité de s’entretenir avec son homme d’affaires, elle me regarda d’un air étonné qui signifiait : « Si vous voulez rester ici un siècle, je ne vous chasse pas. » Enfin, faisant un véritable effort, je me levai, mais ne pus saluer et, suivi d’un regard de compassion de la mère et de la fille, je sortis en culbutant une chaise qui n’était pas du tout dans ma direction, mais je l’attrapai parce que toute mon attention s’attachait à ne pas m’accrocher dans le tapis qui était sous mes pieds. À l’air frais, en me secouant et en grognant si haut que même Kouzma me demanda plusieurs fois : « Que désirez-vous ? » cette contrainte pénible se dissipa, et je commençai à réfléchir assez tranquillement à mon amour pour Sonitchka et à ses relations avec sa mère, qui me semblaient étranges. Quand, plus tard, je fis à mon père cette remarque que madame Valakhina n’était pas en bons rapports avec sa fille, il me dit :

— Oui, elle la tourmente, la pauvre, avec son avidité terrible et, c’est étrange — ajouta-t-il avec un sentiment plus marqué que celui qu’on pouvait avoir pour une simple parente, — une femme charmante, séduisante, merveilleuse ! Je ne puis comprendre pourquoi elle a changé ainsi. N’as-tu pas vu chez elle son secrétaire ? Quelle manie pour une dame russe d’avoir un secrétaire ? — fit-il en s’éloignant de moi avec colère.

— Oui, je l’ai vu, — répondis-je.

— Eh bien ! Est-il beau garçon, au moins ?

— Non, pas du tout joli.

— C’est incompréhensible, — fit papa ; et il secoua l’épaule, irrité, et toussota.

« Mais je suis amoureux, » pensais-je en continuant ma route dans ma drojki.

 

XIX. — LES KORNAKOV

La deuxième visite qui fût sur mon chemin me mena chez les Kornakov. Ils demeuraient au premier étage d’une grande maison de l’Arbate. L’escalier, très somptueux, mais sans luxe, était admirablement tenu ; partout des tapis fixés par des tringles de cuivre propres, fourbies ; mais il n’y avait ni fleurs, ni glaces. La salle au parquet bien ciré que je traversai pour aller au salon, était meublée sévèrement ; froide et propre, tout y brillait et semblait solide, bien que pas tout à fait neuf, mais il n’y avait là ni tableaux, ni rideaux, aucun ornement. Quelques-unes des princesses étaient au salon. Elles étaient assises si droites, et gardaient une telle immobilité qu’on voyait tout de suite qu’elles n’étaient pas assises de cette façon lorsqu’elles n’avaient pas d’hôtes à recevoir.

— Maman viendra à l’instant, — me dit l’aînée des princesses en s’asseyant plus près de moi.

Pendant un quart d’heure environ, cette princesse m’occupa de sa conversation avec tant d’aisance et d’habileté que l’entretien ne tomba pas une seconde. Mais on voyait trop qu’elle voulait m’occuper, et c’est pourquoi elle me déplut. Elle me raconta, entre autres, que leur frère Stepan, elle disait Étienne, envoyé deux ans auparavant dans une école de sous-officiers, était déjà promu officier. Quand elle parlait de son frère, et surtout de ce qu’il était allé aux hussards contre la volonté de leur mère, elle eut un visage effrayé et les cadettes qui étaient assises en silence, prirent aussi des visages effrayés. En parlant de la mort de grand’mère elle prit aussi un air triste et ses cadettes firent de même ; quand elle rappela comment j’avais frappé Saint-Jérôme, et comment on m’avait fait sortir, elle ricana en montrant de vilaines dents et toutes les princesses ricanèrent et montrèrent de vilaines dents.

La princesse mère entra : c’était la même petite femme maigre, aux yeux fuyants, qui avait l’habitude de se tourner vers les autres lorsqu’elle vous parlait. Elle me prit la main, haussa la sienne jusqu’à mes lèvres pour que je pusse la baiser, ce que je n’eusse pas fait sans cela, n’y trouvant aucune nécessité.

— Que je suis heureuse de vous voir, — dit-elle en commençant avec son bavardage ordinaire et en regardant ses filles. — Ah ! comme il ressemble à sa maman, n’est-ce pas, Lise ?

Lise trouva que c’était vrai, bien que je susse positivement qu’il n’y avait aucune ressemblance entre moi et maman.

— Alors, voilà, vous êtes déjà devenu grand ! Et mon Étienne, vous vous le rappelez, il est votre cousin issu de germain... non, comment est-ce, Lise ? Ma mère était Varvara Dmitrievna, la fille de Dmitri Nikolaievitch, et votre grand’mère, Nathalia Nikolaievna.

— Alors, c’est cousins au quatrième degré, maman, — dit l’aînée des princesses.

— Ah ! tu confonds toujours, — lui cria la mère d’un ton fâché — pas du tout du quatrième degré, mais issus de germains. — Voilà ce que vous êtes avec mon Étienne. Il est déjà officier, vous savez ? Seulement ce n’est pas bien qu’il soit déjà trop libre. Vous, la jeunesse, il faut vous tenir entre les mains, et voilà !... Et ne vous fâchez pas contre votre vieille tante si je vous dis la vérité ! J’ai élevé Étienne sévèrement et je trouve qu’il le faut ainsi.

— Oui, voilà comment nous sommes parents — continua-t-elle, — le prince Ivan Ivanovitch est mon oncle et il était l’oncle de votre maman, alors moi et votre maman nous étions cousines germaines, non issues de germaines ; oui, c’est cela. Eh bien ! dites-moi, mon ami : êtes-vous allé déjà chez le prince Ivan ?

Je répondis que je n’y étais pas encore allé, mais que j’irais aujourd’hui même.

— Ah ! est-ce possible ! — s’exclama-t-elle — c’est la première visite que vous deviez faire. Vous savez bien que le prince Ivan est pour vous comme un père. Il n’a pas d’enfants, et pour héritiers, il n’a que vous et mes enfants. Vous devez le respecter pour son âge, sa position dans le monde, et pour tout. Je sais bien que vous, la jeunesse d’aujourd’hui, vous ne comptez pas la parenté et n’aimez pas les vieux ; mais écoutez votre vieille tante, car je vous aime, j’aimais votre maman, et j’aimais et respectais votre grand’mère. Non, allez-y, il le faut absolument, allez.

Je dis que j’irais sûrement, et comme, selon moi la visite durait depuis assez longtemps, je me levai pour partir, mais elle me retint.

— Non, attendez un moment. Où est votre père, Lise ? Appelez-le, il sera content de vous voir, — continua-t-elle en s’adressant déjà à moi.

En effet, deux minutes après, entra le prince Mikhaïl. C’était un monsieur de taille moyenne, robuste, habillé très négligemment, non rasé, et l’expression de son visage était si indifférente qu’elle semblait sotte. Il n’était nullement ravi de me voir, du moins il n’exprimait pas cela. Mais la princesse, dont il avait évidemment très peur, lui dit :

— N’est-ce pas que Voldemar (elle avait sans doute oublié mon nom) ressemble à sa maman ?

Elle fit tant de signes des yeux, que le prince, devinant probablement ce qu’elle voulait, s’approcha de moi, et avec l’expression la plus indifférente et même la plus mécontente, me tendit sa joue non rasée que je dus embrasser.

— Ah ! tu n’es pas encore habillé et tu dois sortir, — lui cria aussitôt la princesse d’un ton fâché, qui lui était évidemment coutumier dans ses rapports avec ses familiers. — De nouveau tu veux que l’on soit mécontent de toi, tu veux encore te les mettre à dos.

— Tout de suite, tout de suite, petite mère, — dit le prince Mikhaïl, — et il sortit.

Je saluai et fis de même ; j’avais entendu dire pour la première fois que nous étions héritiers du prince Ivan Ivanovitch et cette nouvelle me frappait désagréablement.

 

XX. — LES IVINE

Il m’était encore plus pénible de penser à la prochaine visite, visite indispensable. Mais avant d’aller chez le prince, en route, je devais faire visite aux Ivine. Ils habitaient une grande et belle maison de la rue Tverskaia. Non sans peur, je gravis le perron de parade près duquel se tenait un suisse, avec une canne à pomme.

Je lui demandai si ses maîtres étaient à la maison.

— Qui vous faut-il ? Le fils du général est à la maison, — me dit le suisse.

— Et le général lui-même ? — demandai-je courageusement.

— Il faut annoncer. Quel est votre nom ? — me demanda le suisse ; et il sonna. Les pieds d’un valet en guêtres se montrèrent dans l’escalier. J’étais si intimidé que je ne sais plus trop moi-même ce que j’ai dit au valet pour qu’il ne m’annonçât pas au général et pour passer d’abord chez son fils. Pendant que je montais dans ce grand escalier, il me sembla que j’étais devenu infiniment petit (non seulement au sens figuré du mot, mais au sens propre) ; j’avais éprouvé le même sentiment quand ma drojki s’était arrêtée devant le grand perron : il me semblait que la drojki, le cheval et le cocher étaient devenus tout petits. Le fils du général était couché sur le divan, avec un livre ouvert devant lui, et dormait quand j’entrai. Son gouverneur, M. Frost, qui était encore dans leur maison, avec son allure décidée, entra derrière moi dans la chambre ; il éveilla son élève. Ivine ne montra pas une joie extraordinaire en me voyant, et je remarquai qu’en causant avec moi, il regardait mes sourcils. Malgré une excessive politesse, il me sembla qu’il m’occupait de la même façon que la princesse, qu’il ne sentait pour moi aucune sympathie particulière et qu’il n’avait nul besoin de faire ma connaissance, puisqu’il en avait probablement d’autres, d’un autre milieu. Je compris cela, surtout parce qu’il regardait mes sourcils. En un mot, son attitude envers moi était — si désagréable que cela pût être pour mon amour-propre — semblable à la mienne envers Ilinka. Je commençais à me sentir agacé, je saisissais chacun des regards d’Ivine, et quand ils rencontraient les regards de Frost, il me sembla qu’ils demandaient : « Pourquoi est-il venu chez nous ? »

Ayant causé un peu avec moi, Ivine me dit que son père et sa mère étaient à la maison, et me demanda si je ne voulais pas descendre chez eux avec lui.

— Je m’habillerai tout de suite, — ajouta t-il en passant dans une autre chambre, bien qu’il fût déjà très bien habillé en veston neuf et gilet blanc. Un moment après il revint près de moi dans un uniforme boutonné tout du long, et nous descendîmes ensemble. Les chambres de gala que nous traversâmes étaient hautes et vastes, et, comme il me sembla, meublées luxueusement. Il y avait des choses en marbre et en or, enveloppées de gaze, et beaucoup de glaces. En même temps que moi, à la porte d’une chambre située de l’autre côté du salon, parut madame Ivine. Elle me reçut très amicalement, comme un parent ; elle me fit asseoir près d’elle et m’interrogea avec sympathie sur toute ma famille.

Madame Ivine, que je n’avais aperçue que deux fois auparavant et que j’examinais maintenant très attentivement, me plut beaucoup. Elle était très grande, mince, pâle, et semblait toujours triste et fatiguée. Son sourire était triste, mais très bon, ses yeux grands, fatigués, un peu obliques, lui donnaient une expression encore plus triste et plus attrayante. Elle était assise, non pas courbée, mais comme affaissée sur elle-même ; tous ses mouvements montraient son accablement. Elle parlait mollement, mais le son de sa voix et la prononciation indistincte des lettres r et l étaient très agréables. Elle ne m’occupait pas. Évidemment mes réponses sur mes parents l’impressionnaient beaucoup, comme si en m’écoutant elle se fût rappelé avec regret des jours meilleurs. Son fils sortit, elle me regarda en silence pendant à peu près deux minutes et subitement, elle fondit en larmes. J’étais assis devant elle, et ne pouvais trouver ce qu’il me fallait dire ou faire. Elle continuait de pleurer sans me regarder. D’abord j’eus pitié d’elle, ensuite je pensai : « Ne dois-je pas la consoler et comment le faire ? » et enfin je sentis du dépit contre elle qui me plaçait dans une situation si embarrassante. » Ai-je donc un aspect si lugubre ? » pensai-je. « Ou peut-être fait-elle cela exprès pour voir comment j’agirai en ce cas. »

« S’en aller maintenant n’est pas commode, j’aurais l’air de fuir ses larmes » continuais-je mentalement. Je me remuai sur ma chaise pour lui rappeler ma présence.

— Ah ! comme je suis sotte — fit-elle en me regardant et en s’efforçant de sourire. — Voilà, il y a des jours où l’on pleure sans aucune cause.

Elle chercha son mouchoir près d’elle, et subitement pleura encore plus fort.

— Ah mon Dieu ! comme c’est ridicule de toujours pleurer. J’aimais tant votre mère, nous étions si amies... nous étions... et...

Elle trouva son mouchoir, se cacha le visage et continua de pleurer. De nouveau ma situation était fort gênante, et elle se prolongea assez longtemps. J’avais à la fois du dépit et de la pitié pour elle. Ses larmes me semblaient sincères, et je pensais qu’elle pleurait moins sur ma mère que sur elle-même, parce qu’elle n’était pas bien maintenant, et qu’autrefois c’était beaucoup mieux. Je ne sais comment la scène eût pris fin si le jeune Ivine n’était rentré, disant que le père la demandait. Elle se leva et s’apprêtait à sortir quand M. Ivine lui-même entra dans la chambre. C’était un homme petit, trapu, aux sourcils noirs touffus, à la tête tout à fait grise, rasée, et dont la bouche avait une expression très sévère et très ferme.

Je me levai et le saluai, mais M. Ivine, dont le frac vert portait trois étoiles, ne répondit pas à mon salut, me regarda à peine, si bien que subitement, je sentis que je n’étais pas un homme, mais un objet quelconque, indigne d’attention, une chaise ou une fenêtre, ou que, si j’étais un homme, je n’en différais pas plus, pour cela, de la chaise ou de la fenêtre.

— Et vous n’avez pas encore écrit à la comtesse, ma chère, — dit-il à sa femme, en français, avec une expression indifférente, mais résolue du visage.

— Adieu, monsieur Irteniev — me dit madame Ivine, en me faisant fièrement un signe de tête, et en me regardant les sourcils, comme avait fait le fils. Je saluai elle et son mari, et de nouveau, sur le vieil Ivine, mon salut fit le même effet que si l’on eût ouvert ou fermé une fenêtre. Cependant, l’étudiant Ivine me reconduisit jusqu’à la porte, et, incidemment, me raconta qu’il passait à l’université de Pétersbourg, parce que son père y avait reçu un poste (il me nomma un poste très important).

« Comme papa voudra, » pensai-je à part moi en réinstallant dans la drojki, « moi je ne remettrai plus les pieds ici ; cette pleurnicheuse pleure en me regardant, comme si j’étais un malheureux quelconque, Ivine, le goujat, ne me salue pas ; je lui montrerai... » Que voulais-je lui montrer ? Je ne le sais vraiment, je parlais comme ça.

Dans la suite, souvent, il me fallut subir les exhortations de papa qui trouvait nécessaire de cultiver cette connaissance, et qui disait que je ne pouvais exiger qu’un homme dans la situation d’Ivine s’occupât d’un gamin comme moi. Mais je tins bon assez longtemps.

 

XXI. — LE PRINCE IVAN IVANOVITCH

« Eh bien ! Maintenant la dernière visite rue Nikintzkaia » — dis-je à Kouzma, et nous roulâmes vers l’hôtel du prince Ivan Ivanovitch.

Après les épreuves de quelques visites, en général, je prenais de l’aplomb, et maintenant je m’approchais de la maison du prince avec un esprit assez tranquille, quand subitement, je me rappelai ce que m’avait dit la princesse Kornakov ; que j’étais un de ses héritiers. En outre, apercevant deux voitures devant le perron, je sentis revenir ma timidité.

Il me sembla que le vieux suisse qui m’ouvrit la porte et que le valet qui m’enleva mon pardessus, et que trois dames et deux messieurs que je trouvai au salon, et surtout le prince Ivan Ivanovitch lui-même, qui, habillé en civil, était assis sur le divan, que tous me regardaient comme un héritier, et à cause de cela avec malveillance. Le prince fut très aimable avec moi, il m’embrassa, c’est-à-dire posa une seconde sur ma joue ses lèvres molles, sèches et froides ; il m’interrogea sur mes occupations, sur mes projets ; il plaisanta avec moi, me demandant si j’écrivais toujours des vers comme ceux du jour de la fête de grand’mère, et il m’invita à dîner avec lui aujourd’hui même. Mais plus il était aimable, plus il me semblait qu’il agissait ainsi seulement pour ne pas faire remarquer combien lui était désagréable la pensée que j’étais son héritier. Il avait l’habitude — qui tenait à ses dents qu’il avait toutes fausses — de soulever en parlant la lèvre supérieure vers le nez, en faisant un léger ronflement comme s’il eût reniflé cette lèvre dans ses narines, et maintenant, quand il faisait cela, il me semblait toujours qu’il murmurait à part lui : « Gamin, gamin, je le sais sans toi ; héritier, héritier ! » etc.

Étant enfants, nous appelions le prince Ivan Ivanovitch grand-père, mais maintenant, en ma qualité d’héritier, la langue ne me tournait pas pour lui dire grand-père, et « Votre Excellence », comme l’appelaient les messieurs présents, me paraissait humiliant, si bien que, pendant toute la conversation, je tâchais de ne pas l’appeler du tout. Mais c’était la vieille princesse, qui était aussi l’héritière du prince et qui vivait dans sa maison, qui me donnait le plus de confusion. Pendant tout le dîner, j’étais près de la princesse, et je supposais qu’elle ne me parlait pas, parce qu’elle me détestait comme héritier du prince avec elle, et que le prince ne faisait aucune attention à notre coin de table, parce que moi et la princesse, qui étions ses héritiers, le dégoûtions également.

— Oui, tu ne saurais croire comme c’était désagréable — dis-je le soir même à Dmitri, désirant me vanter devant lui d’un sentiment de dégoût, à la pensée que j’étais héritier (je me figurais que c’était un très beau sentiment) — autrement, ce n’eût point été ennuyeux de passer deux heures entières aujourd’hui chez le prince, c’est un charmant homme, il a été très aimable envers moi, — ajoutai-je, pour inspirer entre autres à mon ami, la pensée que tout ce que je disais ne venait pas de ce que j’avais été humilié devant le prince. — Mais — continuai-je — il m’est terrible de me dire qu’on peut me regarder comme la princesse qui vit dans sa maison et s’humilie devant lui. C’est un vieillard extraordinaire, il est remarquablement bon et délicat envers tous, mais cela fait peine de voir comme il rudoie cette princesse. Cet argent dégoûtant gâte toutes les relations !

— Tu sais, je crois qu’il serait beaucoup mieux de s’expliquer franchement avec le prince — dis-je — de lui déclarer que je l’estime comme homme, mais que je ne pense pas à son héritage, et que je lui demande de ne me rien laisser, et qu’à cette seule condition, je puis revenir chez lui.

Dmitri n’éclata pas de rire à ces paroles, au contraire, il devint pensif, et après un court silence, me dit :

— Sais-tu ? tu n’as pas raison, car tu ne dois pas du tout supposer que l’on peut avoir de toi la même opinion que d’une princesse quelconque, ou, si déjà tu supposes cela, va plus loin, c’est-à-dire suppose qu’on peut avoir telles pensées à ton sujet, mais que ces idées sont si loin de toi que tu les méprises et que tu ne feras rien en te basant sur elles. Tu supposes qu’il suppose que tu supposes cela... — et, sentant à ces mots qu’il s’égarait dans son raisonnement : — le mieux de tout, c’est de ne pas supposer cela.

Mon ami avait tout à fait raison, ce n’est que beaucoup plus tard, par l’expérience de la vie, que j’acquis la conviction qu’il est fâcheux de supposer et encore plus fâcheux de parler beaucoup de ce qui semble très noble, mais doit toujours être caché de tous dans le cœur de chaque homme ; et je me suis également convaincu que les nobles paroles concordent rarement avec les actes nobles. Je me suis convaincu que le fait seul qu’une bonne intention est exprimée, rend difficile et souvent même impossible la réalisation de cette intention. Mais comment se contenir et ne pas exprimer les nobles enthousiasmes de la jeunesse ? Ce n’est que beaucoup plus tard qu’on se les rappelle et qu’on les regrette comme la fleur qu’on n’a pas su conserver, qu’on a arrachée avant qu’elle soit épanouie, et que, fanée, on a jetée à terre et piétinée...

Moi qui à l’instant même venais de dire à mon ami Dmitri combien l’argent gâtait les relations, le lendemain matin, avant notre départ à la campagne, quand je constatai que j’avais dépensé mon argent à des achats de tableaux et de pipes, je lui empruntai pour mon voyage vingt-cinq roubles qu’il m’offrit, et que je lui dus assez longtemps.

 

XXII. — CAUSERIE INTIME AVEC MON AMI

Cette conversation se passait dans le phaéton, sur la route de Kountzovo. Dmitri m’avait déconseillé de faire visite à sa mère le matin et il était venu me chercher après le dîner pour m’emmener chez lui pour toute la soirée et même pour coucher à la campagne où habitait sa famille. Quand, sortis de la ville, les rues sales et bariolées, le bruit insupportable, assourdissant du pavé eurent fait place à la vaste campagne, au grincement léger des roues sur la route poudreuse et que l’air parfumé du printemps et le large espace m’environnèrent de tous côtés, seulement alors je me remis un peu des diverses impressions neuves qui, pendant ces deux jours, m’avaient entièrement troublé. Dmitri était très doux, très sociable, il ne corrigeait pas sa cravate d’un mouvement de tête, ne clignait pas nerveusement des yeux ; j’étais content de lui avoir exposé un noble sentiment et supposais que pour lui, il m’avait pardonné tout à fait mon histoire ridicule avec Kolpikov et ne m’en gardait aucun mépris. Et nous causâmes amicalement de beaucoup de choses intimes qu’on ne se dit pas en toute occasion. Dmitri me parla de sa famille que je ne connaissais pas encore, de sa mère, de sa tante, de sa sœur, et de celle que Volodia et Doubkov croyaient la passion de mon ami et appelaient la rousse. De sa mère il me fit un éloge froid et solennel, comme dans le but de prévenir toute objection sur elle ; de sa tante il parla avec enchantement, mais aussi avec une certaine indulgence ; il dit très peu de choses de sa sœur, et semblait avoir honte de parler d’elle ; mais de la rousse qui s’appelait Lubov Sergueievna, fille déjà mûre, qui par des relations de famille vivait dans la maison des Nekhludov, il me parla avec admiration.

— Oui, c’est une femme remarquable — dit-il, rougissant de honte, tout en me regardant hardiment dans les yeux — ce n’est plus une jeune fille, elle est même plutôt vieille ; elle n’est pas du tout belle, mais quelle bêtise, quelle insanité, aimer la beauté ! Je ne puis le comprendre, tant c’est bête (il disait cela comme s’il eût découvert une vérité nouvelle, extraordinaire). Mais une telle âme, un tel cœur, de tels principes... Je suis convaincu qu’il n’existe pas au monde une jeune fille pareille. (Je ne sais où Dmitri avait pris l’habitude de dire que tout ce qui est bon est rare dans le monde actuel ; il aimait à répéter cette expression, elle lui allait bien).

— Je crains seulement — continua-t-il tranquillement, en écrasant sous son raisonnement les hommes qui avaient la bêtise d’aimer la beauté, — je crains que tu ne la comprennes pas et ne l’apprécies pas de suite ; elle est modeste et même cachée, elle n’aime pas à montrer ses belles et admirables qualités. Ainsi ma mère qui, comme tu le verras, est une femme très bonne et très intelligente, connaît Lubov Sergueievna depuis déjà quelques années et elle ne peut ni ne veut la comprendre. Même hier... je te dirai pourquoi je n’étais pas de bonne humeur quand tu me l’as demandé. Avant-hier, Lubov Sergueievna voulait que j’allasse avec elle chez Ivan Iacovlevitch — tu as sans doute entendu parler d’Ivan Iacovlevitch, il passe pour un fou, et en réalité c’est un homme remarquable. Je dois te dire que Lubov Sergueievna est très pieuse et comprend parfaitement Ivan Iacovlevitch. Elle va souvent le voir, s’entretient avec lui et lui donne pour les pauvres l’argent qu’elle gagne elle-même. C’est une femme admirable, tu verras. Eh bien ! Je suis allé avec elle chez Ivan Iacovlevitch et je lui suis très reconnaissant de m’avoir fait connaître cet homme extraordinaire. Et ma mère ne veut nullement comprendre cela, elle y voit de la superstition. Et hier, pour la première fois de ma vie, j’ai eu avec elle une discussion assez chaude — conclut-il en faisant un mouvement nerveux du cou, comme au souvenir du sentiment éprouvé lors de cette discussion.

— Eh bien ? Que penses-tu donc ? C’est-à-dire, penses-tu aboutir à quelque chose... Avez-vous parlé ensemble de ce qui adviendra et de quelle manière finira cet amour ou cette amitié ? — demandai-je pour l’arracher à son souvenir pénible.

— Tu me demandes si je pense l’épouser ? — m’interrogea-t-il en rougissant de nouveau, mais en se tournant hardiment vers moi et en me regardant en face.

« Eh quoi ?... En effet, » — pensai je, tout en me tranquillisant, — « ce n’est rien, nous sommes grands, nous sommes deux amis qui, en phaéton, discutent de leur avenir ; chacun aurait même du plaisir à nous entendre, à nous regarder. »

— Pourquoi pas ? — continua-t-il après une réponse affirmative. — Mon but, comme celui de tout homme raisonnable, c’est d’être heureux et bon autant que possible, et si seulement elle le veut, quand je serai tout à fait indépendant, avec elle je serai plus heureux et mieux qu’avec la plus grande beauté du monde.

En causant ainsi, nous n’avions pas remarqué que nous approchions de Kountzovo ; nous n’avions pas remarqué non plus que le ciel s’était assombri et que la pluie menaçait. Le soleil était déjà bas, à droite sous les vieux arbres des jardins de Kountzovo, et la moitié de son disque rouge était couverte de nuages gris faiblement transparents : de l’autre moitié du disque s’échappaient des fragments de rayons enflammés éclairant féeriquement les vieux arbres du jardin qui se détachaient immobiles avec leurs sommets verts et épais, sur la partie du ciel demeurée bleue et claire. L’éclat et la lumière de cette partie du ciel tranchaient nettement sur les lourds nuages violets, massés en face de nous, sur les jeunes bouleaux qu’on apercevait à l’horizon.

Un peu plus à droite, derrière les buissons et les arbres, on apercevait les toits diversement colorés des maisons de campagne, dont quelques-uns reflétaient les rayons brillants du soleil, tandis que d’autres prenaient l’air triste de l’autre partie du ciel. En bas, à gauche, bleuissait un étang immobile entouré de cythises vert pâle qui se reflétaient en noir sur sa surface mate, comme oblique. Derrière l’étang s’étendait une sorte de jachère noire et la ligne droite qui la divisait se prolongeait au loin et s’appuyait dans le sévère horizon de plomb. De chaque côté du chemin uni sur lequel roulait notre phaéton, des jeunes seigles tendres et flexibles commençaient à épier. L’air était tout à fait doux et sentait le frais ; le vert des arbres, des feuilles, des seigles, était immobile et extraordinairement pur et clair. Chaque feuille, chaque herbe semblait vivre de sa vie à elle, pleine et heureuse. Près de la route, je remarquai un sentier noir qui serpentait parmi les seigles vert foncé ayant déjà un quart de leur hauteur, et ce sentier évoqua avec une vivacité extraordinaire notre campagne ; et ces souvenirs de la campagne, par une étrange association d’idées, me rappelèrent vivement Sonitchka et le fait que j’en étais amoureux.

Malgré toute mon amitié pour Dmitri et le plaisir que me causait sa franchise, je ne voulais plus rien savoir de ses sentiments et de ses intentions envers Lubov Sergueievna, mais je voulais fermement lui faire part de mon amour pour Sonitchka, qui me semblait un amour de beaucoup supérieur. Mais je ne sais pourquoi je ne me décidai pas à lui dire tout franchement mes projets : comme ce sera bien quand, époux de Sonitchka, je vivrai à la campagne, quand j’aurai des petits enfants qui se rouleront sur le parquet et m’appelleront papa, et comme je serai heureux quand lui et sa femme Lubov Sergueievna viendront chez moi, en costume de voyage... Mais au lieu de tout cela, je dis en montrant le soleil couchant : « Dmitri, regarde comme c’est beau ! »

Dmitri ne dit rien, mais fut évidemment content de ce qu’en réponse à son aveu, qui sans doute lui avait coûté beaucoup, j’attirais son attention sur la nature, envers laquelle il était en général très froid. La nature agissait sur lui tout autrement que sur moi. Elle agissait sur lui moins par la beauté que par la curiosité, et il l’aimait plus par l’esprit que par le cœur.

— Je suis très heureux — lui dis-je ensuite, sans prendre garde qu’il était plongé dans ses pensées et indifférent à tout ce que je pouvais lui dire ; — tu te rappelles que je t’ai parlé d’une demoiselle dont j’étais amoureux quand j’étais enfant ; je l’ai vue aujourd’hui, — continuai-je, — et maintenant, je suis absolument amoureux d’elle...

Et, malgré l’expression indifférente qui persistait sur son visage, je lui racontai mon amour, et tous mes plans de futur bonheur conjugal. Et, chose étrange, tandis que je lui racontais en détail la force de mon sentiment, je sentis en ce moment même qu’il commençait à diminuer.

La pluie nous attrapa comme nous tournions l’allée de bouleaux qui conduisait à la maison. Mais nous ne fûmes pas mouillés. Je savais qu’il pleuvait parce que quelques gouttes me tombaient sur le nez et sur les mains et parce qu’on entendait un bruit sur les jeunes feuilles pliées des bouleaux, qui en baissant leurs branches chevelues semblaient recevoir ces gouttes pures, transparentes avec des délices qui s’exprimaient par cette odeur forte dont l’allée s’emplissait. Nous descendîmes de voiture pour courir plus vite à la maison à travers le jardin. À l’entrée même de la maison nous rencontrâmes quatre dames : deux avec un ouvrage, une autre avec un livre et la quatrième avec un petit chien ; toutes quatre, à pas rapides, marchaient de l’autre côté. Dmitri me présenta sur place à sa mère, à sa sœur, à sa tante et à Lubov Sergueievna. Pour une seconde elles s’arrêtèrent, mais la pluie devenait de plus en plus forte.

— Allons dans la galerie, là-bas, tu nous le présenteras de nouveau, dit l’une d’elles, que je pris pour la mère de Dmitri ; et avec ces dames, nous montâmes l’escalier.

 

XXIII. — LES NEKHLUDOV

Au premier moment, de toute cette société, la personne qui me frappa le plus fut Lubov Sergueievna, qui, avec son petit bichon dans les bras, en gros chaussons tricotés, derrière tout le monde, montait l’escalier, et deux fois, en s’arrêtant, me regarda attentivement, puis aussitôt après, embrassa son bichon.

Elle était très laide : rousse, maigre, de petite taille, un peu de travers. Ce qui enlaidissait encore son laid visage, c’était une coiffure bizarre, avec une raie de côté (une de ces coiffures qu’inventent les femmes chauves). Malgré mon désir de faire plaisir à mon ami, je ne pouvais trouver en elle aucun trait de joli. Même ses yeux bruns, bien qu’ils exprimassent la bonhomie, étaient trop petits, ternes, et vraiment laids ; même les mains, si caractéristiques, bien que pas grandes et de forme ordinaire, étaient rouges et rugueuses.

Quand j’entrai derrière elle, dans la galerie, chacune de ces dames — sauf Varenka, sœur de Dmitri, qui seule, me regardait attentivement, avec ses grands yeux gris-foncé — me dit quelques mots avant de reprendre son travail, et Varenka se mit à lire à haute voix le livre qu’elle tenait sur ses genoux, fermé sur ses doigts.

La princesse Maria Ivanovna était une femme grande, gracieuse, d’une quarantaine d’années. On pouvait lui donner davantage à cause de ses boucles de cheveux presque gris, entièrement sorties du bonnet. Mais, à en juger par son visage frais, presque sans rides et surtout par l’éclat vif et gai de ses grands yeux, elle paraissait beaucoup moins. Ses yeux étaient bruns, très ouverts, les lèvres trop minces, un peu sévères, le nez assez régulier et un peu incliné à gauche ; sa main, sans bagues, était longue, presque masculine, avec de beaux doigts effilés. Elle avait une robe bleu foncé, montante, qui moulait parfaitement sa taille fine et encore jeune, dont elle était évidemment fière. Elle était assise, très droite, et cousait une robe. Quand j’entrai dans la galerie, elle me prit la main, me tira vers elle comme avec le désir de me voir de plus près et dit en me regardant de ce même regard franc un peu froid, qu’avait son fils, qu’elle me connaissait depuis longtemps par les récits de Dmitri ; et pour faire plus ample connaissance avec elle, elle m’invita à passer dans leur maison une journée entière.

— Faites tout ce que vous voudrez sans vous gêner avec nous, de même que nous ne nous gênerons pas avec vous. Promenez-vous, lisez, écoutez ou dormez, si c’est plus agréable pour vous — ajouta-t-elle.

Sophie Ivanovna était une vieille fille, sœur cadette de la princesse, mais elle paraissait la plus âgée. Elle avait ce genre de complexion qui ne se rencontre que chez les vieilles filles de petite taille, très replètes et qui portent des corsets. On eût dit que toute la santé remontait vers le haut avec tant de force qu’à chaque moment elle menaçait de l’étouffer. Ses mains courtes, grosses, ne pouvaient se joindre plus bas que la pointe de son corsage, et même elle ne pouvait voir cette pointe bien tendue.

Bien que la princesse Maria Ivanovna eût les cheveux et les yeux noirs, et que Sophie Ivanovna fût blonde avec de grands yeux bleus très vifs, et en même temps câlins (ce qui est très rare), il y avait entre les deux sœurs une grande ressemblance : la même expression, le même nez, les mêmes lèvres ; seulement, chez Sophie Ivanovna le nez et les lèvres étaient un peu plus forts, et quand elle souriait, le nez s’inclinait à droite, tandis qu’il s’inclinait à gauche chez la princesse. Sophie Ivanovna, à en juger par ses vêtements et sa coiffure, évidemment se rajeunissait encore et n’eût pas montré ses boucles grises si elle en avait eu. Son regard et son altitude envers moi, au premier abord, me semblèrent très fiers et m’intimidèrent, tandis qu’avec la princesse je ne sentais aucune gêne. Peut-être que son obésité et une certaine ressemblance avec le portrait de Catherine la Grande, qui me frappèrent en elle, lui donnèrent, à mes yeux, un aspect hautain, mais j’étais tout confus, quand, me regardant fixement, elle me dit : « Les amis de nos amis sont nos amis. » Je me rassurai et, spontanément, mon opinion sur elle se modifia lorsque, après avoir prononcé ces paroles, elle se tut et ouvrant la bouche, soupira péniblement. Sans doute à cause de son embonpoint avait-elle l’habitude, après quelques paroles, de soupirer profondément en entr’ouvrant la bouche et en levant un peu ses grands yeux bleus. Dans cette habitude, s’exprimait, je ne sais pourquoi, une bonhomie si charmante, qu’après ce soupir, je perdis toute crainte à son égard et que même elle me plut beaucoup. Ses yeux étaient superbes, sa voix sonore et agréable, même les lignes très rondes de sa corpulence, à cette époque de ma jeunesse, ne me semblaient pas sans beauté.

Lubov Sergueievna devait, me semblait-il, comme amie de mon ami, me dire quelque chose de très amical et d’intime ; elle me regarda en silence assez longtemps, comme se demandant si ce qu’elle allait dire ne serait pas trop amical, mais elle interrompit son silence pour me demander seulement dans quelle Faculté j’étais. Puis de nouveau, elle me regarda fixement assez longtemps, hésitant évidemment à dire où à ne pas dire cette parole intime, amicale. Remarquant cette hésitation, par l’expression de mon visage, je la suppliais de dire tout, mais elle prononça : « On dit que maintenant à l’Université on s’occupe peu des sciences » ; et elle appela son bichon, Suzetka.

Pendant toute cette soirée, Lubov Sergueievna s’exprima par des maximes dont la plupart étaient tout à fait hors de propos et ne rimaient à rien ; mais j’avais tant de confiance en Dmitri, toute cette soirée il regarda si attentivement tantôt elle, tantôt moi avec une expression qui disait : « Eh bien ? » que moi, comme il arrive souvent, bien que convaincu dans mon âme que Lubov Sergueievna n’avait rien d’extraordinaire, j’étais encore bien loin de m’exprimer ma pensée à moi-même.

Enfin, la dernière personne de cette famille, Varenka, était une grosse jeune fille de seize ans.

Elle n’avait de bien que de grands yeux gris-foncé, — qui par l’expression, mélange de gaîté et de réflexion calme, ressemblaient beaucoup à ceux de la tante, — une grosse tresse blonde et des mains très douces et très belles.

— Je pense, Monsieur Nicolas, que c’est ennuyeux pour vous de ne commencer à écouter qu’au milieu d’une lecture, — me dit Sophie Ivanovna avec son soupir bienveillant, en retournant les morceaux de la robe qu’elle cousait.

La lecture était interrompue à ce moment, parce que Dmitri était sorti de la chambre.

— Ou peut-être avez-vous déjà lu « Rob Roy ? »

À cette époque, par cela seul que je portais l’uniforme d’étudiant, je croyais de mon devoir de répondre avec esprit et originalité aux questions, même les plus simples, des personnes que je connaissais peu, et je considérais comme la plus honteuse, une réponse courte et précise, par exemple : oui, non, ennuyeux, gai, etc. En jetant un coup d’œil sur mes nouveaux pantalons à la mode et sur les boutons brillants de ma tunique, je répondis que je n’avais pas lu « Rob Roy » mais que j’avais écouté avec grand intérêt, parce que je préférais lire les livres au milieu qu’au commencement. — C’est doublement intéressant : on devine ce qui était et ce qui sera — ajoutai-je avec un sourire satisfait.

La princesse rit d’un rire qui n’était pas naturel (j’ai remarqué depuis qu’elle n’avait pas d’autre rire).

— Cependant, ce doit être vrai — dit-elle. — Eh bien ! Restez-vous longtemps ici, Nicolas ? Vous ne vous offensez pas que je ne vous appelle pas monsieur. Quand partez vous ?

— Je ne sais pas, peut-être demain, peut-être resterons-nous encore longtemps — répondis-je, je ne sais trop pourquoi, puisque nous devions absolument partir le lendemain.

— Je voudrais que vous restiez, pour vous et pour Dmitri — dit la princesse en regardant quelque part, dans le lointain. — À votre âge, l’amitié est une belle chose.

Je sentis que tous me regardaient et attendaient ce que j’allais dire, malgré que Varenka feignît d’examiner l’ouvrage de sa tante ; je sentis qu’on me faisait subir quelque chose comme un examen, et qu’il fallait se montrer sous le meilleur jour possible.

— Oui — dis-je ; — l’amitié de Dmitri m’est utile, mais moi je ne puis lui être d’aucune utilité, il vaut mille fois mieux que moi. (Dmitri ne pouvait entendre ces paroles, sans cela j’aurais eu peur qu’il n’y sentît un manque de franchise.)

La princesse rit de nouveau, de ce rire forcé qui lui était naturel.

— Eh bien ! Et à l’en croire — reprit-elle, — c’est vous qui êtes un petit monstre de perfection.

« monstre de perfection, c’est admirable, c’est à prendre en considération ! — pensai-je

— Mais cependant, sans parler de vous, il est maître en cette matière — continua-t elle en baissant la voix, (ce qui m’était surtout agréable) ; et en montrant des yeux Lubov Sergueievna : — Il a découvert dans la pauvre tante, (c’est ainsi qu’on appelait chez eux Lubov Sergueievna), que je connais depuis vingt ans avec sa Suzetka, des qualités que je ne lui soupçonnais même pas... Varia, dis qu’on m’apporte un verre d’eau — ajouta-t-elle, en regardant de nouveau dans le lointain, trouvant probablement qu’il était encore trop tôt, ou tout à fait inutile de m’initier aux affaires de la famille. — Ou mieux, il ira ; il ne fait rien, et toi tu lis. Mon ami, allez, et tout droit après la porte, en faisant quinze pas, arrêtez-vous et dites à haute voix :

« Piotre, apporte à Maria Ivanovna un verre d’eau et de la glace,» — me dit-elle, riant de nouveau de son rire forcé.

« Elle veut probablement parler de moi » — pensai-je en sortant de la chambre. — « Elle veut dire sans doute qu’elle a remarqué que je suis un jeune homme très intelligent. » Je n’avais pas encore fait quinze pas, que la grosse essoufflée Sophie Ivanovna, cependant à pas rapides et légers, me rejoignit :

— Merci, mon cher — dit-elle ; — je vais moi-même là-bas, alors je le dirai.

 

XXIV. — L’AMOUR

Sophie Ivanovna, comme je l’ai reconnu plus tard, était une de ces rares femmes, plus jeunes, qui, nées pour la vie de famille mais privées de ce bonheur par la fortune, par suite, se décident tout à coup à déverser sur quelques élus l’amour, qui, longtemps gardé pour les enfants et le mari, a grandi et s’est fortifié dans leur cœur. Et cette réserve d’amour, chez les vieilles filles de cette espèce, est si inépuisable, que malgré un grand nombre d’élus, il leur reste encore beaucoup d’amour qu’elles dispersent sur tout leur entourage et sur les personnes, bonnes ou mauvaises, qu’elles rencontrent dans leur vie.

Il y a trois sortes d’amour :

L’amour esthétique.

L’amour dévoué.

L’amour actif.

Je ne parle pas de l’amour d’un jeune homme pour une jeune femme, ou inversement, — j’ai peur de ces affections, j’ai été si malheureux dans ma vie parce que je n’ai jamais vu dans cette sorte d’amour une étincelle de vérité, mais seulement le mensonge dans lequel la sensualité, les relations conjugales, l’argent, le désir de lier ou de délier les mains, se mêlent tellement au sentiment qu’on ne peut rien comprendre. Je parle de l’amour humain, de l’amour qui, grâce à la plus ou moins grande force de l’âme, se concentre sur un, ou sur plusieurs : de l’amour maternel, paternel, filial, fraternel, de l’amour envers les camarades, envers un ami, un compatriote, de l’amour humain.

L’amour esthétique consiste à aimer la beauté du sentiment même et son expression. Pour les personnes qui aiment de cette façon, l’objet aimé n’est aimable qu’autant qu’il excite ce sentiment agréable dont elles jouissent en conscience et en fait. Les personnes qui aiment d’un amour esthétique se soucient fort peu de la réciprocité, comme d’une circonstance qui n’a aucune influence sur la beauté et le charme du sentiment. Elles changent souvent l’objet de leur amour, puisque leur but principal consiste seulement en ce que le sentiment agréable de l’amour soit toujours éveillé. Pour conserver en elles ce sentiment agréable, elles parlent toujours, dans les termes les plus élégants, de leur amour à l’objet de l’amour lui-même et à tous ceux qui n’ont aucun intérêt à cet amour. Dans notre pays, les personnes d’une certaine classe qui aiment esthétiquement non seulement parlent de leur amour à tous, mais encore en parlent en français. C’est ridicule et étrange à dire, mais je suis convaincu qu’il y a eu et qu’il y a encore beaucoup de personnes d’un certain monde, surtout des femmes, dont l’amour envers les amis, le mari, les parents, disparaîtrait aussitôt si on leur défendait d’en parler en français.

L’amour de la deuxième sorte — l’amour dévoué — consiste à aimer les moyens du sacrifice de soi-même qu’on fait à l’objet aimé, sans se demander si c’est mieux ou pire de se sacrifier pour l’objet aimé. « Il n’y a tel ennui que je ne sois prêt à subir pour prouver à tout le monde, et à lui ou à elle, mon dévouement. » Voilà la formule de cette sorte d’amour. Les personnes qui aiment ainsi ne croient jamais à la réciprocité (parce que c’est encore plus beau de se sacrifier pour celui qui ne vous comprend pas.) Elles sont toujours malades, ce qui augmente aussi le mérite du sacrifice ; en général constantes, parce qu’il leur serait pénible de perdre le mérite des sacrifices qu’elles ont faits à l’objet aimé. Elles sont toujours prêtes à mourir pour prouver à lui ou à elle tout leur dévouement, mais elles négligent les petites preuves quotidiennes de l’amour, pour lesquelles il n’y a pas assaut particulier de sacrifice. Peu leur importe que vous ayez bien mangé ou bien dormi, que vous soyez gai et bien portant, et elles ne feront rien pour vous procurer ces commodités si elles sont en leur pouvoir ; mais affronter la mort, se jeter à l’eau, ou dans le feu, mourir d’amour, c’est à quoi elles sont toujours prêtes, si l’occasion s’en présente. En outre, les personnes enclines à l’amour dévoué sont toujours fières de leur amour, exigeantes, jalouses, soupçonneuses, et, c’est étrange à dire, elles souhaitent des dangers à l’objet de leur amour pour pouvoir les en tirer, pour les consoler, et même des vices pour les en corriger.

Vous vivez seul à la campagne avec votre femme qui vous aime d’un amour dévoué. Vous êtes bien portant, tranquille, vous n’avez que des occupations qui vous plaisent. Votre femme aimante est si faible qu’elle ne peut s’occuper du ménage, qui est aux mains des servantes, ni même des enfants qui sont confiés à des gouvernantes, ni même d’une chose quelconque qu’elle aime, car elle n’aime que vous. Elle est visiblement malade, mais pour ne pas vous attrister, elle ne veut pas vous le dire ; elle s’ennuie visiblement, mais pour vous, elle est prête à s’ennuyer toute sa vie ; elle souffre visiblement de ce que vous vous occupez trop de votre affaire (quelle qu’elle soit : chasse, livres, agriculture, service), elle voit que ces occupations vous perdent, mais elle se tait et souffre. Mais voilà, vous tombez malade, votre femme dévouée oublie sa maladie, et sans cesse, malgré vos prières de ne pas se tourmenter en vain, elle veille à votre chevet et à chaque seconde, vous sentez sur vous son regard de compassion qui vous dit : « Malgré ce que j’ai pu dire, n’importe ; quand même, je ne te laisserai pas. » Le matin vous allez un peu mieux, vous passez dans l’autre chambre, la chambre n’est ni chauffée ni préparée ; la seule soupe que vous puissiez manger n’est pas commandée au cuisinier, on n’a pas envoyé chercher l’ordonnance, mais votre femme aimante, fatiguée de la veille de la nuit, toujours vous regardant avec la même expression de pitié, marche sur la pointe des pieds et en chancelant donne aux valets des ordres incompréhensibles, vagues. Vous voulez lire, votre femme aimante vous dit avec un soupir qu’elle sait que vous ne l’écouterez pas, que vous vous fâcherez contre elle, qu’elle y est déjà habituée, mais qu’il vaut mieux pour vous ne pas lire. Vous voulez vous promener dans la chambre, elle dit qu’il serait meilleur pour vous de ne pas le faire. Vous voulez causer avec un ami qui est venu, elle dit qu’il est préférable que vous ne parliez pas. Dans la nuit, vous avez de nouveau des chaleurs, vous désirez vous assoupir, mais votre femme aimante, maigre, pâle et respirant lentement, dans la demi-lueur de la veilleuse est assise en face de vous, dans une chaise, et son moindre mouvement excite en vous des sentiments de dépit et d’impatience. Vous avez un valet qui est avec vous depuis vingt ans, auquel vous êtes habitué ; il vous sert avec adresse et bonne volonté, car dans la journée il dort et reçoit des appointements pour son service, mais elle ne lui permet pas de vous servir. Elle fait tout elle-même, de ses doigts faibles, inexpérimentés, et vous ne pouvez pas voir, sans une colère contenue, ou ses doigts blancs s’efforçant en vain d’ouvrir une bouteille, ou éteignant une bougie, ou versant la potion, ou vous touchant avec répugnance. Si vous êtes impatient, emporté et lui demandez de s’en aller, de votre oreille agacée, malade, vous l’entendez à travers la porte soupirer, pleurer et murmurer des absurdités à votre valet. Enfin, si vous ne mourez pas, votre femme aimante, qui n’a pas dormi de vingt nuits pendant votre maladie (ce qu’elle vous répète sans cesse), tombe malade, s’affaiblit, souffre et devient encore moins capable de n’importe quelle occupation. Et quand vous êtes dans votre état normal elle n’exprime son amour dévoué que par un doux ennui, qui involontairement se communique à vous et à tout l’entourage.

La troisième sorte d’amour — l’amour actif — consiste dans l’aspiration à satisfaire tous les besoins, tous les désirs, tous les caprices, les vices même de la créature aimée. Les gens qui aiment ainsi, aiment toujours pour toute la vie, parce que plus ils aiment, plus ils connaissent l’objet aimé, plus il leur est facile de l’aimer, c’est-à-dire de satisfaire ses désirs. Leur amour s’exprime rarement en paroles et s’ils parlent, ce n’est ni avec un air satisfait et avec éloquence, mais d’un air confus, maladroitement, car ils ont toujours peur de ne pas aimer assez. Ces personnes aiment jusqu’aux vices de la créature aimée, parce que ces vices leur donnent la possibilité de satisfaire encore de nouveaux désirs. Elles recherchent très volontiers la réciprocité ; même si elles se trompent, elles y croient et sont heureuses de l’avoir. Mais dans le cas contraire, elles aiment quand même, et non seulement désirent le bonheur de l’être aimé, mais par tous les moyens moraux et matériels, grands et petits, qui sont en leur pouvoir, elles tâchent toujours de lui donner ce bonheur.

Et cet amour actif pour son neveu, sa nièce, sa sœur, pour Lubov Sergueievna, pour moi-même, parce que Dmitri m’aimait, cet amour actif se montrait dans les yeux, dans chaque parole, dans chaque mouvement de Sophie Ivanovna.

Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai apprécié entièrement Sophie Ivanovna, et alors il me vint en tête cette question : pourquoi Dmitri, qui tâche de comprendre l’amour tout autrement que le comprennent d’ordinaire les jeunes gens, et qui a toujours eu devant les yeux cette bonne et aimante Sophie Ivanovna, s’est-il épris, tout d’un coup, passionnément, de l’étrange Lubov Sergueievna, et pourquoi n’accorde-t-il à sa tante que de bonnes qualités ? Le dicton : « Nul n’est prophète en son pays » est évidemment juste. De deux choses l’une : ou dans chaque homme il y a plus de mauvais que de bon, ou l’homme est plus accessible au mauvais qu’au bon. Il connaissait depuis peu Lubov Sergueievna, et l’amour de sa tante, il l’avait éprouvé depuis sa naissance.

 

XXV. — JE FAIS PLUS AMPLE CONNAISSANCE

Quand je revins dans la galerie, on n’y parlait pas du tout de moi comme je le supposais, mais Varenka ne lisait pas, et le livre mis de côté, elle discutait chaleureusement avec Dmitri, qui, en marchant de long en large, faisait des mouvements pour arranger sa cravate et clignait des yeux. Le sujet de la discussion était Ivan Iakovlevitch et la superstition, mais la discussion était trop chaude pour que la vraie cause ne fût pas quelque chose touchant de plus près toute la famille. La princesse et Lubov Sergueievna gardaient le silence, mais suivaient chaque parole et parfois désiraient visiblement prendre part à la discussion, mais elles se retenaient et laissaient parler à leur place, l’une Varenka, l’autre Dmitri. Quand j’entrai, Varenka me regarda avec une telle expression d’indifférence qu’il était évident que la discussion l’occupait beaucoup et qu’il lui était bien égal que j’entendisse ou non ce qu’elle disait. Le regard de la princesse, qui évidemment était du côté de Varenka, avait la même expression. Mais Dmitri en ma présence se mit à discuter avec plus d’ardeur encore et Lubov Sergueievna parut s’effrayer beaucoup de mon arrivée et prononça sans s’adresser particulièrement à quelqu’un : « Les vieux disent vrai : « si jeunesse savait, si vieillesse pouvait. »

Mais cette sentence ne mit pas fin à la discussion et me donna seulement l’idée que le côté de Lubov Sergueievna et de mon ami n’était pas celui qui avait raison. Bien qu’un peu gêné d’assister à une petite querelle intime, il m’était cependant agréable de voir les véritables relations de cette famille se montrer dans cette querelle, et de sentir que ma présence ne les empêchait pas de s’expliquer.

Il arrive souvent de ne voir une famille, pendant des années entières, que sous le voile uniforme, mensonger des convenances, tandis que les vraies relations entre ses membres restent pour vous un mystère. (J’ai même remarqué que plus ce voile est impénétrable et beau, plus grossières sont les relations vraies qu’il cache.) Mais il advient une fois, tout à fait à l’improviste, que dans l’intimité de cette famille se soulève une question quelconque, qui parfois semble même insignifiante ; une question sur une dame blonde ou sur une visite, ou sur les chevaux du mari, et sans aucune cause apparente la discussion devient de plus en plus brûlante, et le voile devient trop étroit pour cacher le champ de discussion et tout à coup, à l’horreur de ceux même qui discutent et à la grande surprise des assistants, toutes les relations vraies, grossières se font jour, le voile déjà ne couvre plus rien, il se balance entre les adversaires, et vous rappelle, seulement, combien vous fûtes longtemps trompé par lui. Parfois il est moins douloureux de se frapper un coup contre le mur que de frôler légèrement l’endroit sensible. Ce point douloureux et sensible existe dans presque chaque famille. Dans la famille des Nekhludov, c’était l’amour étrange de Dmitri pour Lubov Sergueievna, amour qui excitait chez la sœur et chez la mère sinon un sentiment d’envie, du moins un froissement de parentes. C’est pourquoi la querelle sur Ivan Iakovlevitch et la superstition avait pour eux tous une telle importance.

— C’est précisément en ce dont les autres se moquent et que tous méprisent — disait Varenka d’une voix sonore, en prononçant distinctement chaque lettre — que tu essayes toujours de trouver quelque chose de particulièrement bon. — Premièrement, il n’y a qu’une personne très légère qui puisse parler de mépris envers un homme si remarquable qu’Ivan Iakovlevitch — répondit Dmitri en tournant nerveusement la tête, du côté opposé à sa sœur, — et deuxièmement, c’est toi, au contraire, qui t’efforces de ne pas voir le bon qui est devant tes yeux.

Revenue près de nous, Sophie Ivanovna, de temps en temps, regardait avec effroi, tantôt le neveu, tantôt la nièce ou moi ; et deux fois, comme se parlant à elle-même, elle ouvrit la bouche et soupira péniblement.

— Varia, dépêche-toi de lire, je t’en prie, — fit-elle en lui tendant le livre et en lui caressant tendrement la main. — Je veux absolument savoir s’il l’a retrouvée (il me semble que dans le roman, il n’était pas du tout question que quelqu’un retrouvât un autre.) — Et toi, Mitia, tu ferais mieux d’envelopper ta joue, mon ami, il fait frais et tu auras de nouveau mal aux dents — dit-elle à son neveu, malgré le regard mécontent qu’il jeta sur elle, sans doute parce qu’elle avait interrompu la conclusion logique de ses preuves. La lecture continua.

Cette petite querelle ne dérangea nullement la tranquillité familiale et la concorde raisonnable dont ce petit cercle était plein.

Ce petit cercle, auquel la princesse Maria Ivanovna donnait visiblement le ton, avait pour moi un caractère tout nouveau, attrayant, raisonnable et en même temps simple, élégant. Ce caractère s’exprimait à mes yeux par la beauté, la propreté, le confort des objets — des sonnettes, des reliures des livres, des chaises, de la table, et dans la taille droite de la princesse soutenue par le corset, dans les boucles des cheveux gris sorties du bonnet, dans la façon de m’appeler tout simplement dès la première entrevue, Nicolas et lui ; dans leurs occupations, lecture, couture des robes, dans la blancheur extraordinaire des mains des dames. (Chez toutes, la main avait un même trait de famille qui consistait en ceci : la paume était d’une carnation vive, qui différait de la blancheur extraordinaire de la partie supérieure de la main, tranchée par une ligne droite, raide.) Mais le plus caractéristique, c’était leur façon à toutes trois de parler admirablement le russe et le français, en prononçant distinctement chaque lettre, et en finissant avec une exactitude pédantesque chaque mot, chaque proposition. Tout cela et le fait qu’on me traitait simplement et qu’on me prenait au sérieux, comme une grande personne avec qui on échange des opinions, m’était si peu habituel qu’en dépit de mes boutons brillants et de mon col bleu ; j’avais toujours peur qu’on ne me dît subitement : « Pensez-vous qu’on vous parle sérieusement ? Allez encore à l’école. » Tout cela produisait sur moi un tel effet, que dans cette société, je ne sentais aucune gêne, je me levais, j’allais d’une place à l’autre, je parlais hardiment avec tous, sauf avec Varenka, car je trouvais inconvenant et je regardais même comme une chose défendue de lui parler à une première visite.

Pendant la lecture, en écoutant sa voix sonore, agréable, et en regardant tantôt elle, tantôt les allées sablées du jardin sur lesquelles se formaient des taches de pluie rondes et foncées, tantôt les tilleuls dont les feuilles recevaient les rares gouttes de pluie du bord pâle, à peine bleuâtre des nuages qui nous entouraient, tantôt de nouveau Varenka, tantôt le dernier rayon rouge du soleil couchant qui éclairait les vieux bouleaux épais et mouillés de pluie et encore Varenka, j’ai pensé qu’elle n’était pas mal du tout, comme elle m’avait paru tout d’abord.

« C’est dommage que je sois amoureux et que Varenka ne soit pas Sonitchka ! Comme ce serait bien de devenir subitement membre de cette famille, j’aurais tout à coup, une mère, une tante, une femme. » Tandis que je pensais cela, je regardais fixement Varenka qui lisait et j’eus l’idée que je la magnétisais et qu’elle devait me regarder. Varenka leva la tête de dessus son livre, me regarda et rencontrant mes yeux se détourna.

— Cependant, la pluie ne cesse pas — fit-elle.

Et subitement j’éprouvai un sentiment étrange : je me rappelai que ce que j’éprouvais à ce moment était juste la répétition de ce que j’avais éprouvé une fois. Comme alors tombait une petite pluie, le soleil se couchait derrière les bouleaux, et je la regardais et elle lisait, et je la magnétisais et elle se retournait ; et je me rappelai même que c’était arrivé encore une autre fois avant.

« Serait-ce elle ? — pensai-je. — Est-ce le commencement ? »

Mais bientôt je décidai que ce n’était pas elle et que ce n’était pas encore le commencement. « Premièrement, elle n’est pas jolie et c’est une simple demoiselle, et je n’ai pas fait sa connaissance d’une façon extraordinaire — et elle doit être extraordinaire, — et de plus, cette famille me plaît ainsi parce que je n’en connais pas encore d’autre — raisonnai-je — et il y a sans doute beaucoup de familles pareilles, et j’en rencontrerai beaucoup dans ma vie. »

 

XXVI. — JE ME MONTRE SOUS LE JOUR LE PLUS FAVORABLE

Pendant le thé, la lecture cessa et les dames se mirent à causer entre elles de personnes et d’événements tout à fait inconnus pour moi, et à ce qu’il me semblait, elles faisaient cela, pour me faire sentir, malgré leur réception cordiale, la différence d’âge et de situation entre elles et moi. Mais dans les conversations où je pus prendre la parole et racheter mon silence précédent, je tâchai de montrer mon intelligence extraordinaire et mon originalité, ce à quoi m’obligeait surtout mon uniforme.

Quand la conversation tomba sur les maisons de campagne, je racontai soudain que le prince Ivan Ivanovitch possédait près de Moscou une si belle villa, qu’on était venu de Londres et de Paris exprès pour la regarder, qu’elle avait une grille qui coûtait 380,000 roubles ; et que le prince Ivanovitch était mon proche parent, que j’avais dîné chez lui aujourd’hui et qu’il avait beaucoup insisté pour que j’y passasse l’été avec lui, mais que j’avais refusé parce que je connaissais bien cette villa, que j’y étais allé souvent et que toutes ces grilles et ces ponts ne m’intéressaient nullement, car je détestais le luxe surtout à la campagne, et parce qu’enfin, j’aimais qu’à la campagne ce fût tout à fait la campagne.

En disant ces mensonges horribles et compliqués, je me troublai et rougis tant, que tous remarquèrent sans doute que je mentais. Varenka me donnait à cet instant une tasse de thé et Sophie Ivanovna me regardait pendant que je parlais ; toutes deux se détournèrent et se mirent à parler sur un autre sujet avec une expression de visage que j’ai souvent après rencontrée chez les personnes très bonnes quand un tout jeune homme se met à mentir effrontément à leur nez, et qui signifie : « Nous savons bien qu’il ment, pourquoi donc le fait-il, le pauvre !... »

J’ai dit que le prince Ivan Ivanovitch avait une villa, parce que je ne trouvais pas de meilleur prétexte pour parler de ma parenté avec lui et pour dire qu’aujourd’hui même j’avais dîné à sa table. Mais pourquoi ai-je parlé d’une grille valant 380,000 roubles, et pourquoi ai-je raconté que je le fréquente si souvent, alors que pas une seule fois je ne suis allé et ne pouvais aller chez le prince Ivan Ivanovitch qui vivait toujours à Moscou ou à Naples, ce que savaient très bien les Nekhludov ? Pourquoi ai-je dit cela, vraiment je ne peux m’en rendre compte. Ni dans l’enfance, ni dans l’adolescence, ni plus tard, dans l’âge mûr, je ne remarquai en moi le vice du mensonge, au contraire, j’étais plutôt trop sincère, trop franc ; mais à cette première époque de la jeunesse, souvent me prenait l’envie bizarre, sans cause évidente, de mentir de la façon la plus effroyable. J’ai dit précisément « de la façon la plus effroyable, » parce que je mentais sur de telles choses qu’il était facile de me confondre. Il me semble que le désir ambitieux de me montrer un tout autre homme que celui que j’étais, joint à l’espoir irréalisable dans la vie de mentir sans être convaincu de mensonge, étaient la cause principale de cette inclination étrange.

Après le thé, comme la pluie avait cessé et que le temps était doux et clair, la princesse proposa d’aller se promener au bas du jardin et d’admirer son endroit favori. Fidèle à mon principe de me montrer toujours original, et pensant que des personnes aussi intelligentes que moi et la princesse devaient être au-dessus de la politesse banale, je répondis que je détestais me promener sans but, et que si j’aimais la promenade, c’était tout à fait seul. Je ne m’aperçus pas du tout de ma grossièreté, mais de même qu’à cette époque il me semblait qu’il n’y avait rien de plus honteux qu’un compliment banal, je m’imaginais qu’il n’y avait rien de plus charmant et de plus original qu’une certaine franchise impolie.

Cependant, ravi de ma réponse, j’allai quand même me promener avec toute la société. L’endroit préféré de la princesse était tout à fait en bas, au fond du jardin, sur un petit pont jeté au-dessus d’une mare étroite ; la vue y était très bornée, mais en même temps très poétique et gracieuse. Nous sommes si habitués à mélanger l’art et la nature que très souvent les aspects de la nature que nous n’avons jamais vus en peinture nous semblent extraordinaires, comme si la nature n’était pas naturelle ; et au contraire les aspects qui se retrouvent très souvent dans la peinture nous semblent banals et quelques-uns, trop pénétrés de la même pensée et du même sentiment que nous rencontrons dans la réalité, nous semblent artificiels. L’aspect de l’endroit préféré de la princesse était de ce genre. Il était composé du petit étang entouré de verdure ; immédiatement derrière lui d’une colline à pic couverte de grands vieux arbres et de buissons qui mélangeaient leurs verts différents ; du vieux bouleau penché au dessus de l’étang et qui était fixé au pied de la colline par de grosses racines plongeant en partie dans son fond humide, de la cime il s’appuyait sur les hauts et élégants tilleuls, et penchait ses branches fourchues au-dessus de l’étang qui reflétait ses branches et son feuillage.

— Quelle merveille ! — dit la princesse en hochant la tête et ne s’adressant à personne en particulier.

— Oui, c’est merveilleux, mais toutefois il me semble que c’est horriblement décor — dis-je pour bien montrer que j’avais mon opinion personnelle.

La princesse, comme si elle n’eût pas entendu mon observation, continuait à admirer ce paysage et s’adressant à sa sœur et à Lubov Sergueievna, examinait les détails : la branche courbée vers le bas et son image lui plaisaient surtout.

Sophie Ivanovna trouvait tout admirable et dit que sa sœur passait des heures entières ici ; mais il était évident qu’elle parlait ainsi pour faire plaisir à la princesse.

J’ai remarqué que les personnes douées de la capacité de l’amour sont rarement sensibles aux beautés de la nature. Lubov Sergueievna admirait aussi et demandait entre autres choses « comment se tenait ce bouleau et s’il resterait longtemps ainsi ? » et sans cesse regardait sa Suzetka, qui en agitant sa queue épaisse courait sur ses petites pattes torses, d’un bout à l’autre du pont, avec une expression étonnée, comme si, pour la première fois, elle était sortie d’une chambre. Dmitri commença avec sa mère une discussion très logique, disant que la vue ne peut être absolument belle, quand l’horizon est borné. Varenka ne disait rien. Quand je la regardai, elle était appuyée sur la rampe du petit pont, debout, de profil et regardait en avant. Quelque chose sans doute l’occupait fortement et même la touchait, parce qu’elle s’oubliait visiblement et ne s’occupait ni d’elle, ni même de ce qu’on la regardait. Dans l’expression de ses grands yeux il y avait tant d’attention, de pensées tranquilles et pures, sa pose était si naturelle, et, malgré sa petite taille, si majestueuse, que de nouveau je fus frappé d’un souvenir d’elle et me demandai : « N’est-ce pas le commencement ? » Et de nouveau je me répondis que j’étais amoureux de Sonitchka et que Varenka était tout simplement une demoiselle, la sœur de mon ami. Mais en ce moment, elle me plaisait, et à cause de cela j’eus le désir vague de lui faire ou de lui dire quelque chose de désagréable.

— Sais-tu, Dmitri, — dis-je à mon ami en m’approchant de Varenka pour qu’elle pût entendre — je crois que s’il n’y avait pas de moucherons, cet endroit n’aurait rien de bon. Et maintenant — ajoutai-je en me frappant le front et en y écrasant un moucheron, — c’est tout à fait mal.

— Il me semble que vous n’aimez pas la nature — me dit Varenka sans tourner la tête.

— Je trouve que c’est une occupation vide et inutile — répondis-je, très content de lui avoir dit quelque chose de désagréable et d’assez original. Varenka, pour un instant à peine, souleva ses sourcils avec une expression de pitié, et continua à regarder tranquillement droit devant elle.

J’avais du dépit contre elle, mais malgré cela, la rampe grise déjà décolorée du petit pont, sur laquelle elle s’appuyait, le reflet dans l’étang sombre d’une branche penchée du bouleau qui semblait vouloir s’unir aux branches penchées de l’autre côté, l’odeur de l’étang, l’impression d’un moucheron écrasé sur mon front, son regard attentif, sa pose majestueuse, souvent, après, tout cela se représentait, spontanément, à mon imagination.

 

XXVII. — DMITRI

Quand, après la promenade, nous retournâmes à la maison, Varenka ne voulut pas chanter comme elle le faisait d’ordinaire le soir, et moi j’eus la vanité de croire que ce que je lui avais dit sur le petit pont en était cause. Les Nekhludov ne soupaient pas et se couchaient très tôt, et comme ce jour-là, Dmitri, suivant la prédiction de Sophie Ivanovna, avait en effet mal aux dents, nous allâmes dans sa chambre encore plus tôt qu’à l’ordinaire. Croyant avoir fait tout ce que demandaient de moi mon col bleu et mes boutons, et pensant avoir beaucoup plu à tous, j’étais très content de moi, et Dmitri, au contraire, à cause de la discussion et du mal de dents, était taciturne et sombre. Il s’assit près de la table, tira ses cahiers — le journal et le cahier sur lesquels il avait l’habitude d’écrire chaque soir ses occupations futures et passées, — et en fronçant sans cesse les sourcils et en portant sa main vers sa joue, il écrivit assez longtemps.

— Ah ! laissez-moi tranquille ! — cria-t-il à la femme de chambre venue de la part de Sophie Ivanovna pour lui demander comment allaient ses dents et s’il ne voulait pas faire de cataplasmes ? Puis, après avoir dit qu’on me ferait tout de suite un lit et qu’il allait revenir à l’instant, il alla chez Lubov Sergueievna.

« Comme c’est dommage que Varenka ne soit pas jolie et qu’en général, elle ne soit pas Sonitchka » — rêvai-je, resté seul dans la chambre ; — comme ce serait bien, en sortant de l’Université, de venir chez eux et de demander sa main. Je dirais : « Princesse, je ne suis plus jeune, je ne puis aimer passionnément, mais je vous aimerai toujours comme ma chère sœur ; et vous — dirais-je à la mère — je vous estime déjà ; et vous Sophie Ivanovna, croyez que je vous apprécie beaucoup. Alors dites-moi tout simplement et franchement, voulez-vous être ma femme ? — Oui. — Elle me donnera sa main. Je la serrerai et dirai : « Mon amour n’est pas en paroles, mais en actes». « Et si — me venait-il en tête — si Dmitri s’éprenait tout à coup de Lubotchka — Lubotchka est amoureuse de lui — et voulait l’épouser ? Alors l’un de nous ne pourrait pas se marier[9]. Alors, ce serait admirable ! Et, voici ce que je ferais : je le remarquerais aussitôt, je ne dirais rien, je viendrais chez Dmitri et lui dirais : « Mon ami, nous nous cacherions en vain l’un de l’autre, tu sais que mon amour pour ta sœur ne finira qu’avec ma vie, mais je sais tout, tu m’as privé de mon plus doux espoir, tu me rends malheureux, mais sache comment Nicolas Irteniev paye pour le malheur de toute sa vie ! Voilà ma sœur. » — Et je lui donnerais la main de Lubotchka. Il me dirait : « Non, jamais ! »... et moi, je répondrais : « Prince Nehkludov, c’est en vain que vous voulez être plus magnanime que Nicolas Irteniev, il n’y a pas au monde d’homme plus magnanime que lui. » Je saluerais et sortirais. Dmitri et Lubotchka en larmes, courraient derrière moi et me supplieraient d’accepter leur sacrifice. Et moi, je pourrais consentir, je pourrais être très heureux, si seulement j’étais épris de Varenka...» Ces rêves m’étaient si agréables que je désirais vivement les communiquer à mon ami, mais malgré notre serment de franchise réciproque, je sentis, je ne sais pourquoi, qu’il n’y avait pas de possibilité matérielle à dire cela.

Dmitri revint de chez Lubov Sergueievna, qui lui avait donné des gouttes pour mettre sur sa dent ; il souffrait davantage, et à cause de cela, était encore plus sombre. Mon lit n’était pas encore préparé et un jeune garçon, le valet de Dmitri, vint lui demander où je couchais.

— Va au diable ! — cria Dmitri en frappant du pied. — Vaska ! Vaska ! Vaska ! — cria-t-il, en haussant chaque fois la voix, dès que le garçon fût sorti, — Vaska, fais-moi le lit sur le parquet.

— Non, il vaut mieux que je couche sur le parquet, — dis-je.

— Eh bien ! cela m’est égal, fais-le quelque part, — continua Dmitri d’un ton aussi fâché. — Vaska, pourquoi ne fais-tu pas le lit ?

Mais évidemment Vaska ne comprenait pas ce qu’on lui demandait et restait debout sans se mouvoir.

— Eh bien ! Quoi ? fais donc le lit, Fais donc le lit ! Vaska ! Vaska ! — cria-t-il subitement avec rage.

Mais Vaska ne comprenait toujours rien, et ayant peur, il ne fit pas un mouvement.

— Alors tu as juré de me per... ! de me rendre furieux !

Et Dmitri, se levant de sa chaise, courut vers Vaska et de toutes ses forces lui donna plusieurs coups de poing sur la tête. Vaska en toute hâte s’enfuit de la chambre. En s’arrêtant près de la porte, Dmitri se retourna vers moi ; l’expression de fureur et de cruauté qui, une seconde avant, était sur son visage, avait fait place à une expression si timide, si confuse, si tendrement enfantine que j’eus pitié de lui et que malgré tout mon désir de me détourner de lui, je ne pus le faire. Il ne me dit rien, mais longtemps, en silence, il marcha dans la chambre, jetant rarement un coup d’œil sur moi, avec la même expression, implorant le pardon ; ensuite il tira de sa table son journal, et il y écrivit quelque chose, puis il ôta son veston, le plia soigneusement, s’approcha du coin où était l’icône, joignit sur sa poitrine ses longues mains blanches et se mit à prier. Il pria si longtemps que Vaska réussit, pendant ce temps, à apporter le matelas et à le mettre sur le parquet, ce que je lui expliquai à voix basse. Je me déshabillai et me couchai dans le lit fait sur le parquet, Dmitri continuait toujours à prier. En regardant le dos un peu courbé de Dmitri, et ses talons qui se montraient à moi quand du front il touchait la terre, j’aimais Dmitri encore plus qu’auparavant et je pensais sans cesse : « Oui ou non, faut-il lui dire ce que j’ai rêvé à propos de nos sœurs ? »

Sa prière finie, Dmitri s’allongea sur mon lit et appuyé sur la main, longtemps, en silence, avec un regard caressant et honteux, il me regarda. Évidemment cela lui était pénible, mais il le faisait comme pour se punir. Je souris en le regardant. Il sourit aussi.

— Et pourquoi donc ne me dis-tu pas que j’ai mal agi ? — remarqua-t-il. — Tu le penses maintenant ?

— Oui, répondis-je. — Je pensais à tout autre chose, mais il me semblait en effet que je pensais cela. — Oui, c’est très mal, je n’attendais pas cela de ta part, dis-je en sentant dans ce moment un plaisir particulier à le tutoyer. Eh bien ! Et tes dents ? — ajoutai-je.

— C’est passé. Ah ! Nicolas, mon ami, — fit Dmitri avec une telle tendresse que des larmes semblaient être dans ses yeux brillants, — je sais et je sens comme je suis mauvais, et Dieu voit comme je désire, comme je le supplie de me faire meilleur. Mais que faire, si j’ai un caractère si malheureux, si ignoble ! Que dois-je faire ? J’essaye de me retenir, de me corriger, mais c’est impossible tout d’un coup, ce m’est impossible à moi seul, il faut que quelqu’un me soutienne, m’aide. Voilà, Lubov Sergueievna, elle me comprend et m’a aidé beaucoup en cela. Je sais par mon journal que pendant l’année je me suis déjà beaucoup corrigé. Eh ! Nicolas, mon âme ! — continua-t-il avec une tendresse particulière tout à fait indicible, et d’un ton déjà plus tranquille après cet aveu, — Comme c’est salutaire l’influence d’une telle femme ! Mon Dieu, ce sera peut-être bien quand je serai tout à fait indépendant avec une pareille amie. Avec elle je suis un autre homme.

Et après cela Dmitri commença à développer ses plans de mariage, de vie à la campagne, et de perfectionnement perpétuel de soi-même.

— J’habiterai la campagne, tu viendras chez nous, peut-être seras-tu aussi marié avec Sonitchka et nos enfants joueront ensemble. Tout cela semble ridicule et bête, et cependant, peut arriver.

— Sans doute, c’est très possible, — répondis-je en souriant, et en pensant que ce serait encore mieux si j’étais marié avec sa sœur.

— Sais-tu ce que je te dirai, — fit-il en s’arrêtant un peu, — tu t’imagines seulement que tu es amoureux de Sonitchka, mais je crois que c’est enfantin, tu ne sais pas encore ce que c’est qu’un sentiment vrai.

Je ne le contredis pas, car j’étais presque de son avis. Nous nous tûmes un moment.

— Tu as sans doute remarqué qu’aujourd’hui, j’étais encore dans une mauvaise disposition d’esprit et que j’ai mal discuté avec Varenka. Après, ce me fut horriblement désagréable, surtout parce que cela s’était passé devant toi. Bien que sur beaucoup de choses elle ne pense pas comme il faut, c’est quand même une gentille fille et très bonne. Voilà, tu la connaîtras plus intimement.

Son changement de conversation, passant de ce fait que je n’étais pas amoureux, aux louanges de sa sœur, me réjouit beaucoup et me fit rougir, mais cependant je ne lui dis rien de sa sœur et nous continuâmes à parler d’autres sujets.

Nous bavardâmes ainsi jusqu’au deuxième chant du coq et l’aube pâle éclairait les fenêtres quand Dmitri alla se coucher et éteignit la bougie.

— Eh bien, maintenant, dormons.

— Oui, répondis-je, un mot seulement.

— Quoi ?

— C’est beau de vivre.

— C’est beau de vivre ! — répondit-il avec une telle voix que dans l’obscurité, il me sembla voir l’expression gaie, caressante, de ses yeux et de son sourire enfantin.

 

XXVIII. — À LA CAMPAGNE

Le lendemain, moi et Volodia partîmes en poste pour la campagne. En route, en repassant dans ma tête divers souvenirs de Moscou, je me rappelai Sonitchka Valakhina, mais il faut l’avouer, au soir seulement, quand nous avions déjà passé cinq stations. « Cependant c’est étrange, qu’étant amoureux j’aie pu l’oublier ; il faut penser à elle ». Et je me mis à penser à elle comme on pense le long de la route, c’est-à-dire, sans suite, mais avec intensité, et j’y songeais à tel point, qu’arrivé à la campagne, je crus nécessaire, pendant deux jours, de paraître triste et pensif devant tous les familiers et surtout devant Katenka que je considérais comme très connaisseuse en choses de ce genre et à qui je fis des allusions à l’état de mon cœur. Mais malgré tous mes efforts pour feindre devant les autres et moi-même, malgré l’adaptation intentionnelle de tous les indices que j’avais remarqués chez les personnes amoureuses, ce ne fut que pendant deux jours, et non d’une manière constante, mais dans la soirée surtout que je me rappelais que j’étais amoureux ; et enfin, aussitôt entré dans le nouveau train de la vie de la campagne et des occupations, j’oubliai tout à fait mon amour pour Sonitchka.

Nous étions arrivés à Petrovskoié pendant la nuit, et je dormais si profondément que je ne vis ni la maison, ni l’allée de bouleaux, ni personne des miens qui tous, déjà dispersés, dormaient depuis longtemps. Le vieux Foca, courbé, pieds nus, couvert d’une camisole ouatée, un bougeoir à la main, ôtait le verrou de la porte. En nous voyant, il tressaillit de joie, nous baisa l’épaule, à la hâte ôta sa camisole et commença à s’habiller. Je traversai le vestibule et montai l’escalier sans être bien éveillé ; mais, dans l’antichambre, les serrures de la porte, le verrou, la lame de parquet gondolée, la malle, le vieux bougeoir taché de suif, les ombres couchées de la chandelle que Foca venait d’allumer, la fenêtre double qui ne s’enlevait jamais, toujours poussiéreuse, derrière laquelle, je me le rappelais, poussait un sorbier, tout cela m’était si connu, éveillait en moi tant de souvenirs, nous étions si amis, comme unis dans une même pensée, que subitement je sentis sur moi la caresse de cette aimable vieille maison. Involontairement je me fis cette question : « Comment moi et la maison, avons-nous pu rester si longtemps l’un sans l’autre ? » Et je courus avec hâte de droite et de gauche pour voir si les autres chambres étaient toujours les mêmes. Rien n’était changé, mais seulement tout était plus petit, plus bas, comme si moi j’étais devenu plus haut, plus lourd, plus rude ; mais tel que j’étais la maison me recevait joyeusement dans son sein, et par chaque planche, par chaque fenêtre, par chaque marche de l’escalier, par chaque bruit, excitait en moi une foule d’images et de sentiments, de souvenirs du passé heureux à jamais disparu. Nous allâmes dans notre chambre à coucher d’enfants, de nouveau m’assaillirent toutes mes frayeurs enfantines des ténèbres, des coins et des portes. Nous traversâmes le salon ; le même amour, doux, tendre, maternel, enveloppe tous les objets qui sont là. Dans la salle, la gaieté bruyante, insouciante, enfantine, semblait s’être arrêtée et attendre qu’on l’animât de nouveau. Dans le divan, où nous introduisit Foca et où il m’avait préparé un lit, le miroir, le paravent, la vieille icône de bois, chaque saillie du mur tendu de papier blanc, tout semblait parler des souffrances de la mort, de ce qui ne serait plus jamais.

Nous nous couchâmes et Foca, nous souhaitant une bonne nuit, se retira.

— C’est pourtant dans cette chambre que maman est morte ! — fit Volodia.

Je ne lui répondis pas et feignis de dormir. Si j’avais dit quelque chose, j’aurais pleuré. Quand je m’éveillai le lendemain matin, papa, sans être habillé, en sabots de Torjok et en robe de chambre, le cigare aux lèvres, était assis sur le lit de Volodia et causait et riait avec lui ; avec un cri joyeux, il quitta Volodia, s’approcha de moi et me tapant de sa grande main sur le dos, il me tendit la joue et l’appuya contre mes lèvres.

— Eh bien ! Superbe ! Merci, diplomate, — dit-il avec une marque évidente de plaisir, et en me regardant fixement de ses petits yeux brillants. — Volodia dit que tu as bien passé l’examen ; c’est bien, mon gaillard. Si tu ne fais pas de bêtises, tu seras aussi un brave garçon. Merci, mon ami. Maintenant, nous vivrons bien ici, et l’hiver, peut-être partirons nous à Pétersbourg. C’est seulement dommage que la chasse soit terminée, autrement, je vous distrairais, mais tu pourras chasser avec le fusil de Voldemar, il y a une masse de gibier, peut-être moi-même irai-je avec toi quelque part. Eh bien !... Et si Dieu le veut, cet hiver nous irons à Pétersbourg, vous verrez du monde, vous vous créerez des relations. Vous êtes maintenant de grands garçons. Voilà, tout à l’heure je le disais à Voldemar, vous êtes maintenant sur pied et mon rôle est terminé ; vous pouvez vous diriger vous-mêmes et si vous voulez me demander conseil, faites-le. Je ne suis plus votre diatka[10], mais votre ami, du moins je veux être votre ami, votre camarade, votre conseiller si je le puis, et rien de plus. Comment trouves-tu cela avec ta philosophie, Coco ? Hein ! Bien ou mal, hein ?

Sans doute, je déclarai cela admirable, et en effet, je le trouvais tel. Papa ce jour-là avait une expression particulièrement attrayante, gaie, heureuse ; ses nouvelles relations avec moi, comme avec un égal, comme avec un camarade, me le faisaient aimer encore plus.

— Eh bien ! Raconte-moi ; as-tu été chez tous les parents ? Chez les Ivine ? As-tu vu le père ? Que t’a-t-il dit ? — m’interrogea-t-il. — As-tu été chez le prince Ivan Ivanovitch ?

Et nous causâmes si longtemps sans nous habiller que le soleil s’en allait déjà des fenêtres du divan et Iakov (qui était toujours le même vieillard, qui sans cesse agitait ses doigts derrière son dos et disait toujours : « quand même ») entra dans notre chambre et annonça à papa que la voiture était prête.

— Où vas-tu, papa ? — demandai-je.

— Ah ! j’ai tout à fait oublié, fit papa avec un mouvement de dépit et en toussottant. J’ai promis aux Epifanov d’être chez eux aujourd’hui. Tu te rappelles mademoiselle Epifanov, la belle flamande ? Elle fréquentait votre maman. Ce sont de braves gens. » Et papa, avec un mouvement d’épaules, de gêne comme il me sembla, sortit de la chambre,

Pendant notre bavardage, Lubotchka s’était plusieurs fois approchée de la porte et toujours demandait : — « Peut-on entrer chez vous ? » — Et chaque fois, papa lui criait a travers la porte : « C’est absolument impossible, parce que nous ne sommes pas habillés. »

— Quel malheur ! Ne t’ai-je pas vu en robe de chambre ?

— Mais il est impossible que tu voies tes frères sans les inexpressibles, lui cria-t-il — Et voilà, chacun d’eux te frappera dans la porte. Tu es contente ? Allons, vous autres ; parler, même avec toi, en un pareil négligé, ce n’est pas convenable.

— Ah ! comme vous êtes insupportables ! Au moins, dépêchez-vous de venir dans le salon, Mimi veut tant vous voir — nous criait Lubotchka derrière la porte.

Dès que papa fut sorti, je m’habillai vivement de mon costume d’étudiant et je descendis au salon ; Volodia, au contraire ne se hâtait pas, il resta longtemps en haut, parla avec Iakov des endroits où il y avait beaucoup de bécasses et de bécassines. Comme je l’ai déjà dit, il ne craignait rien autant que les tendresses avec petit frère, petite sœur, ou papa, comme il disait, et pour éviter toute expression de sentiment il tombait dans l’excès contraire, la froideur, qui souvent blessait vraiment les personnes qui en ignoraient la cause. Dans l’antichambre, je me croisai avec papa, qui à petits pas rapides allait se mettre en voiture. Il avait sa redingote de Moscou, neuve et à la mode, et il était très parfumé. En me voyant, il me fit un signe joyeux de la tête, qui semblait dire : « Tu vois, est-ce bien ? » Et de nouveau je fus frappé de l’expression heureuse de ses yeux, que j’avais déjà remarquée le matin.

Le salon était la même pièce haute et claire avec le petit piano anglais en bois jaune, les grandes fenêtres ouvertes derrière lesquelles on voyait les arbres verts et les allées jaune-rougeâtre du jardin. Après avoir embrassé Mimi et Lubotchka, en m’approchant de Katenka subitement il me vint en tête qu’il n’était plus convenable de l’embrasser, et en silence, rouge, je m’arrêtai. Katenka nullement confuse me tendit sa petite main blanche et me félicita de mon admission à l’Université. Quand Volodia entra au salon, il rencontra Katenka comme je l’avais fait moi-même. En effet, ayant grandi ensemble et se voyant chaque jour, il était difficile de savoir comment, après la première séparation, nous devions nous rencontrer. Katenka rougit beaucoup plus que nous tous. Volodia, nullement gêné, la saluant légèrement, s’approcha de Lubotchka, lui parla un peu, mais pas sérieusement et partit quelque part se promener seul.

 

 

XXIX. — NOS RELATIONS AVEC KATENKA ET LUBOTCHKA

Volodia avait des fillettes une opinion si étrange qu’il pouvait s’occuper de savoir si elles n’avaient pas faim, si elles avaient bien dormi, si elles étaient habillées convenablement, si elles ne faisaient point de fautes de français dont il aurait honte devant les étrangers, mais il n’admettait pas qu’elles pussent sentir ou penser quelque chose d’humain, et encore moins la possibilité de discuter avec elles sur n’importe quel sujet. Quand il leur arrivait de s’adresser à lui en lui posant une question sérieuse (ce qu’elles-mêmes tâchaient cependant d’éviter), si elles lui demandaient son opinion sur un roman ou l’interrogeaient sur ses occupations à l’Université, il leur faisait une grimace et s’éloignait sans répondre ou répondait par quelque phrase d’un français nègre, comme si ti joli etc. ; ou faisant un visage sérieux et intentionnellement bête, il prononçait un mot quelconque dénué de sens ou de rapport avec leur question ; il prononçait tout à coup en faisant des yeux hagards, les mots : le pain, ils sont partis ou le chou, ou autre chose de ce genre. Quand il m’arrivait de lui répéter les paroles que m’avaient dites Lubotchka ou Katenka, il me disait toujours :

— Hum... alors tu raisonnes encore avec elles ! Non, je vois que ça va encore mal.

Et il fallait le voir et l’entendre à ce moment, pour apprécier le mépris profond qui s’exprimait dans cette phrase. Depuis deux années déjà, Volodia était un grand et il s’amourachait sans cesse de toutes les jolies femmes qu’il rencontrait, mais bien qu’il vît chaque jour Katenka qui depuis deux ans portait des robes longues et embellissait de jour en jour, il ne lui venait pas en tête qu’il fût possible de s’éprendre d’elle. Était-ce dû à ce que les souvenirs prosaïques de l’enfance : la règle, les draps, les caprices, étaient trop frais à sa mémoire, ou au dédain que les très jeunes gens ont pour leurs familiers, ou à cette faiblesse commune à toute l’humanité de négliger le bon et le beau qu’on trouve sur sa route en se disant : « Bah ! j’en rencontrerai beaucoup d’autres dans ma vie » — mais en tous cas jusqu’ici Volodia ne regardait pas Katenka comme une femme.

Pendant tout cet été, visiblement, Volodia s’ennuya beaucoup ; son ennui provenait du mépris qu’il avait pour nous, et que, comme je l’ai dit, il n’essayait pas même de cacher. L’expression ordinaire de son visage semblait dire : « Oh ! comme je m’ennuie, il n’y a personne à qui parler ! » Il lui arrivait de partir dès le matin à la chasse avec son fusil, ou de rester dans sa chambre, sans s’habiller, jusqu’au dîner, et de lire un livre. Quand papa n’était pas à la maison, il lui arrivait même de venir à table avec son livre, et de continuer à le lire, sans parler à personne, et nous tous avions l’air de coupables, — coupables envers lui. Le soir aussi, il s’allongeait sur le divan du salon, dormait en s’appuyant sur la main, ou avec le visage le plus sérieux, racontait d’affreuses bêtises, parfois même assez inconvenantes et à propos desquelles Mimi se fâchait, devenait toute rouge, et nous, nous mourions de rire. Mais jamais avec personne de notre famille, sauf papa et très rarement moi, il ne daignait parler sérieusement. Moi, tout à fait involontairement, j’imitais mon frère dans ses rapports avec les fillettes, bien que je n’eusse pas peur comme lui des tendresses, et que mon mépris pour Katenka et Lubotchka ne fût ni si ferme, ni si profond.

Parfois même, durant cet été, par ennui, j’essayai de me rapprocher de Lubotchka et de Katenka et de leur causer ; mais, chaque fois, je rencontrai en elles une telle incapacité de réflexion, de logique, une telle ignorance des choses les plus simples, les plus ordinaires, par exemple de ce que c’est que l’argent, de ce qu’on enseigne à l’Université, de ce que c’est que la guerre, etc., et une telle indifférence de savoir toutes ces choses, que ces tentatives confirmaient encore la mauvaise opinion que j’avais d’elles.

Je me rappelle qu’un soir, Lubotchka répétait au piano pour la centième fois un passage qui m’agaçait horriblement, Volodia était au salon, couché sur le divan, et, de temps en temps, sans s’adresser à personne en particulier, disait avec une ironie méchante : « Ah ! elle tape !... musicienne !... Bithoven ! (Il prononçait ce nom avec une ironie particulière). — Bravo... Allons, encore une fois... C’est cela, etc. » — Katenka et moi étions devant la table à thé et je ne sais plus comment elle entama la conversation sur son thème favori — l’amour. J’étais d’humeur à philosopher, et je me mis à définir l’amour d’une façon élevée, comme le désir de trouver dans un autre ce qu’on n’a pas soi-même, etc. Mais Katenka me répondit qu’au contraire, ce n’est déjà plus l’amour si une fille désire épouser un homme riche, et que, pour elle, la fortune est la chose la plus insignifiante, et que le véritable amour c’est seulement celui qui peut supporter la séparation (je compris qu’elle faisait allusion à son amour pour Doubkov). Volodia, qui probablement entendit notre conversation, se souleva soudain sur le coude et s’écria : Katenka des Russes ?

— Toujours des bêtises ! — répondit Katenka.

— Dans la perechnitza ?[11] — continuait Volodia en accentuant chaque syllabe. Et je ne pouvais m’empêcher de penser que Volodia avait tout à fait raison.

À part les capacités générales plus ou moins développées dans les personnes, capacité d’esprit, de sensibilité, de sentiment artistique, il existe une capacité particulière plus ou moins développée dans les divers cercles de la société et surtout dans les familles, la capacité que j’appellerai la compréhension. Elle consiste essentiellement dans le sentiment conventionnel de la mesure, et dans le regard également conventionnel et limité qu’on porte sur des objets. Deux hommes du même cercle ou de la même famille qui ont cette capacité admettent toujours jusqu’au même point l’expression du sentiment, et au delà de ce point, tous deux sentent déjà une phrase ; dans le même moment, ils voient où finit l’éloge et où commence l’ironie, où finissent l’enchantement et la feinte, ce qui, pour les hommes d’une autre compréhension, peut paraître tout autrement. Pour les personnes de même compréhension, chaque objet sous un même aspect, leur paraît également ridicule, beau, répugnant. Pour faciliter cette égale compréhension entre hommes du même cercle ou de la même famille, il s’établit une langue particulière, une façon de se comprendre, même des mots qui définissent ces nuances de la compréhension qui pour les autres n’existent pas. Dans notre famille, entre papa et nous, les garçons, cette compréhension était développée au plus haut degré. Doubkov aussi s’était bien adapté à notre cercle et nous comprenait, mais Dmitri, bien qu’il fût beaucoup plus intelligent, était bête en cela ; mais en personne, autant qu’en Volodia, avec lequel nous nous étions développés dans les mêmes conditions, nous n’avons admiré cette capacité portée jusqu’à une telle finesse. Papa, même, maintenant était en retard sur nous, et beaucoup de choses qui, pour nous, étaient claires comme deux et deux font quatre, lui étaient incompréhensibles. Par exemple, de Volodia à moi s’était établie, Dieu sait comment, une corrélation entre les mots suivants et une certaine conception : raisin sec signifiait le désir ambitieux de montrer qu’on a de l’argent ; bosse (en prononçant ce mot, il fallait unir les doigts et accentuer particulièrement les deux s) signifiait quelque chose de frais, de sain, de gracieux, mais pas élégant ; les substantifs employés au pluriel indiquaient la partialité injuste envers un objet, etc. Mais cependant la signification dépendait pour beaucoup de l’expression du visage dans la conversation générale, de sorte que si l’un de nous inventait quelque nouvelle expression pour une nouvelle nuance, l’autre par une seule allusion le comprenait. Les fillettes n’avaient pas notre compréhension et c’était la cause princpale de notre désunion morale et du mépris que nous éprouvions pour elles.

Peut-être avaient-elles leur compréhension, mais elle correspondait si peu à la nôtre que là où nous avions vu déjà la phrase, elles voyaient le sentiment ; notre ironie était pour elles la vérité, etc. Mais à cette époque je ne comprenais pas qu’elles n’étaient nullement blâmables et que cette absence de compréhension ne les empêchait pas d’être des jeunes filles très gentilles et intelligentes, et je les méprisais. En outre, une fois, en m’attachant à l’idée de franchise, et en conduisant en moi-même ce concept jusqu’à l’extrême, j’accusai de cachotterie et de duplicité la nature calme et confiante de Lubotchka qui ne voyait aucune nécessité d’exhumer et d’analyser toutes ses pensées et tous les élans de son âme. Par exemple, ce fait que Lubotchka, chaque soir, faisait le signe de la croix sur papa, ou qu’elle et Katenka pleuraient dans la chapelle quand elles allaient à une messe pour maman, ce fait que Katenka soupirait et fermait les yeux en jouant du piano, tout cela me semblait d’une extraordinaire hypocrisie et je me demandais : quand ont-elles ainsi appris à feindre comme les grandes, et comment n’ont-elles pas honte ?

 

XXX. — MES OCCUPATIONS

Néanmoins, pendant cet été, je me rapprochai plus que les autres années des demoiselles, et cela à cause de la passion pour la musique qui se manifesta en moi. Au printemps, chez nous, à la campagne, nous eûmes la visite d’un voisin, d’un jeune homme, qui, dès en entrant au salon regardait toujours le piano, doucement y approchait une chaise, tout en causant avec Mimi et Katenka. Tout en parlant du temps, des agréments de la vie de campagne, il amenait artificiellement la conversation sur l’accordeur, sur la musique, sur le piano ; enfin il déclara qu’il jouait et très vivement, joua trois valses. Pendant qu’il jouait, Lubotchka, Mimi et Katenka très près du piano, le regardèrent. Après cela, ce jeune homme ne revint plus une seule fois, mais son jeu, sa pose devant le piano, sa façon de secouer les cheveux et surtout de prendre les octaves de la main gauche en écartant rapidement le petit doigt et le pouce, de la largeur de l’octave, ensuite lentement les rapprochant, et de nouveau les éloignant rapidement, me plurent beaucoup. Son geste gracieux, sa pose négligée, l’agitation de ses cheveux et l’attention que les dames accordaient à son talent, me donnèrent l’idée de jouer du piano. Grâce à cette idée, et convaincu d’avoir du talent et la passion de la musique, je me mis à étudier. En cela j’ai agi comme le font des milliers de personnes, hommes et femmes qui étudient sans un bon professeur, sans vraie vocation et sans la moindre idée de ce qu’est l’art et de ce qu’il faut faire pour qu’il donne quelque chose. Pour moi, la musique ou plutôt le piano était un moyen de charmer les demoiselles par ma sentimentalité. Avec l’aide de Katenka j’appris les notes et en cassant un peu mes gros doigts, ce à quoi j’employai deux mois d’un tel zèle que même pendant le dîner et au lit, sur les genoux et sur l’oreiller je travaillai l’annulaire peu obéissant, je commençai aussitôt à jouer des morceaux et sans doute avec âme, ce que Katenka avoua elle-même, mais tout à fait sans mesure.

Le choix des morceaux est connu — valses, galops, romances, arrangements, etc., — le tout provenant de ces charmants compositeurs dont tout homme un peu sensé, choisissant les œuvres chez un marchand de musique et les mettant en un petit tas, dira : « Voilà ce qu’il ne faut pas jouer parce que jamais rien de pire, de moins de goût et de plus bête que cela n’a été écrit sur du papier à musique » — et c’est probablement ce que vous trouverez sur le piano de chaque demoiselle russe. Il est vrai que nous avions aussi les malheureuses Sonates pathétiques et en si bémol de Beethoven — toujours écorchées par les demoiselles et que Lubotchka jouait en souvenir de maman, et encore d’autres belles choses que lui avait données son professeur de Moscou, mais il y avait aussi les œuvres de ce professeur, des marches absurdes et des galops que jouait aussi Lubotchka. Moi et Katenka n’aimions pas les choses sérieuses et préférions à tout Le Fou et le Rossignol que Katenka jouait de telle façon qu’on ne voyait plus ses doigts. Je commençais à jouer assez haut et distinctement, je m’adaptais le geste du jeune homme, et souvent je regrettais qu’il n’y eût pas d’étrangers pour me regarder jouer, mais bientôt Liszt et Kalkbrener dépassèrent mes forces, et je vis l’impossibilité de rattraper Katenka. M’imaginant à cause de cela que la musique classique était plus facile, et un peu par originalité, je décidai d’un coup que j’aimais la musique allemande savante, et je m’enthousiasmais quand Lubotchka jouait la Sonate pathétique, bien qu’à vrai dire, depuis fort longtemps, cette Sonate m’assommât au plus haut degré. Moi-même je me mis à jouer du Beethoven que je prononçais Be-e-e-ethoven. Derrière toutes ces manigances et cette feinte, comme je me le rappelle maintenant, il y avait cependant en moi quelque chose comme du talent, parce que, souvent, la musique m’impressionnait fortement, jusqu’aux larmes, et que je pouvais, sans musique, retrouver au piano un morceau qui me plaisait, de sorte que si, à cette époque, quelqu’un m’avait appris à considérer la musique comme un but, comme un plaisir indépendant et non comme un moyen de charmer les demoiselles par l’agilité et la sentimentalité de mon jeu, peut-être en effet serais-je devenu un bon musicien.

La lecture des romans français que Volodia avait apportés avec lui en grand nombre, fut ma deuxième occupation, pendant cet été-là. À cette époque venaient de paraître Monte-Christo et divers « Mystères » ; je me plongeai dans les romans de Sue, de Dumas et de Paul de Kock. Les personnages et les événements les plus extraordinaires étaient pour moi comme vivants, comme réels, et non seulement je n’osais pas soupçonner l’auteur de mensonges, mais l’auteur lui-même n’existait pas pour moi, et, dans le livre, je ne voyais que des hommes vivants, des événements réels. Et si je n’avais pas encore rencontré nulle part des personnages comme ceux dont je lisais l’histoire, pas pour une seconde, je ne doutais de les rencontrer.

Je trouvais en moi toutes les passions décrites et une ressemblance avec tous les caractères des héros et des malfaiteurs de chaque roman, comme un homme craintif, en lisant un livre de médecine, trouve en lui les indices de toutes les maladies. Dans ces romans, les idées fines, les sentiments ardents, les événements surnaturels, et les caractères excessifs me plaisaient : bon, alors tout à fait bon ; méchant, alors tout à fait méchant, comme je m’imaginais des hommes de la première jeunesse. Ce qui me charmait beaucoup, beaucoup, c’est que tout cela était en français et que je pouvais garder dans ma mémoire, pour m’en servir à l’occasion, dans une belle affaire, les paroles nobles que prononçaient les nobles héros. Avec l’aide de ces romans, combien inventais-je de belles phrases françaises pour M. Kolpikov, si jamais je le rencontrais, et pour elle quand je la rencontrerai enfin, et lui déclarerai mon amour ! Je me préparais à leur dire de telles choses qu’ils seraient tués en m’écoutant. Avec les romans, chez moi, se développa un nouvel idéal des qualités morales que je voulais acquérir. Avant tout je voulais être noble dans toutes choses et dans tous mes actes (je dis noble en français et non en russe, parce que le mot français a un autre sens, ce que les Allemands ont compris en adoptant le mot nobel et en ne confondant pas avec lui — la conception représentée par le mot ehrlich[12], après, être passionné, et enfin, ce à quoi, j’étais déjà porté à l’avance, je voulais être le plus possible comme il faut. Même par l’extérieur et par mes manières, je tâchais de ressembler aux héros qui avaient quelques-unes de ces qualités. Je me rappelle que dans l’un des romans, que je lus cet été par centaines, il y avait un héros extrêmement passionné, qui avait les sourcils très épais, et je désirais tant lui ressembler extérieurement (moralement je me sentais tout à fait comme lui) qu’en regardant mes sourcils devant le miroir, j’eus l’idée de les couper un peu pour qu’ils épaississent. Mais il advint que je coupai plus dans un endroit que dans l’autre et qu’il fallut égaliser, et l’opération finit ainsi, qu’avec horreur je me vis dans le miroir sans sourcils, et, grâce à cela très laid. Espérant toutefois que bientôt j’aurais des sourcils épais comme ceux d’un homme passionné, je me consolai et ne m’inquiétai plus que de l’explication à donner aux miens quand ils me verraient sans sourcils. Je pris de la poudre chez Volodia, je m’en frottai les sourcils et l’allumai. La poudre n’éclata pas, mais quand même je ressemblais assez à quelqu’un qui s’est brûlé pour qu’on ne découvrît pas ma ruse. Et en effet, alors que j’avais déjà oublié le héros passionné, mes sourcils avaient repoussé beaucoup plus épais.

 

XXI. — COMME IL FAUT

Plusieurs fois déjà, au cours de ce récit, j’ai fait allusion à la conception qui correspond à cette expression française, comme il faut, et maintenant je sens la nécessité de consacrer un chapitre entier à cette conception qui, dans ma vie, fut l’un des plus funestes mensonges inspirés par l’éducation et la société.

On peut établir parmi les hommes beaucoup de divisions : riches et pauvres, bons et mauvais, militaires et civils, intelligents et sots, etc. Mais chaque homme a une classification particulière dans laquelle il introduit inconsciemment chaque personne nouvelle.

Ma classification principale et préférée à l’époque sur laquelle j’écris, comprenait deux grands groupes : celui des hommes comme il faut, et celui des hommes non comme il faut. Le deuxième groupe se subdivisait ainsi : les hommes non comme il faut proprement dits et « la plèbe ». J’estimais beaucoup les hommes comme il faut, et je croyais digne d’avoir avec eux des relations d’égalité ; je feignais de mépriser ceux de la deuxième catégorie, mais, en réalité, je les haïssais et j’éprouvais envers eux un sentiment de personnalité blessée ; quant aux troisièmes, pour moi, ils n’existaient pas — je les méprisais complètement. Mon comme il faut consistait premièrement et principalement dans la parfaite connaissance et surtout dans la bonne prononciation du français. La personne qui prononçait mal le français, excitait tout de suite en moi un sentiment de haine. « Pourquoi donc veux-tu parler comme nous, quand tu ne le peux pas ? » lui demandais-je en pensée avec un sourire railleur. La deuxième condition du comme il faut était d’avoir les ongles longs, bien taillés et propres. La troisième, c’était de savoir saluer, danser et causer ; la quatrième, très importante, c’était l’indifférence pour tout, et l’expression perpétuelle d’un ennui élégant, méprisant. En outre, j’avais des indices généraux à l’aide desquels, sans parler à un homme, je savais dans quel groupe le classer. Le principal de ces indices, outre l’ameublement de la chambre, les gants, l’écriture, la voiture, c’étaient les jambes. L’harmonie des chaussures avec les pantalons, pour moi tranchait aussitôt la situation de l’homme. Des bottes sans talons, à bouts carrés, et des bas de pantalons étroits sans sous-pieds, c’était un simple ; les bottes à bouts étroits, arrondis, à talons, et les pantalons étroits du bas, à sous-pieds, embrassant la jambe, ou les pantalons larges à sous-pieds flottant sur le bout du soulier, comme un baldaquin, c’était un homme de mauvais genre, etc.

Il est étrange que cette conception se soit si bien assujettie en moi, car j’étais d’une incapacité absolue pour le comme il faut ; mais peut-être s’est-elle enracinée si fortement en moi, précisément parce qu’il me fallait un énorme travail pour acquérir ce comme il faut. Je suis effrayé en me rappelant combien j’ai perdu de temps précieux, le meilleur de la vie d’un jeune homme de seize ans, pour acquérir cette qualité. Chez tous ceux que j’imitais — Volodia, Doubkov, et la plupart de mes connaissances — cela semblait tout naturel. Je les regardais avec envie, et, en cachette, j’étudiais la langue française, l’art de saluer sans regarder qui on salue, la conversation, les danses ; je m’efforçais à l’indifférence en tout, à l’ennui ; je soignais mes ongles, et j’avais beau me couper la chair avec les ciseaux, je comprenais qu’il me restait encore beaucoup de travail pour atteindre le but. Et bien que faisant tous mes efforts pour m’en occuper malgré mon peu de goût pour les choses pratiques, je ne pouvais arriver à arranger ma chambre. ma table de travail, mon équipage, pour que ce fût comme il faut. Et chez les autres, sans aucun travail apparent, tout marchait admirablement, comme s’il n’en pouvait être autrement. Je me rappelle qu’une fois, après le travail pénible et inutile de mes ongles, je demandai à Doubkov, qui avait les ongles très beaux, s’il les avait ainsi depuis longtemps et ce qu’il fallait faire pour cela ? Doubkov me répondit : « Du plus loin que je me rappelle, je n’ai jamais rien fait pour qu’ils soient ainsi, et je ne comprends pas comment les ongles pourraient être autrement chez les hommes distingués. « Cette réponse m’attrista beaucoup. J’ignorais encore qu’une des conditions principales du comme il faut, c’est de cacher les moyens par lesquels on y arrive. Le comme il faut était pour moi non seulement un mérite important, une bonne qualité, la perfection que je voulais atteindre, mais c’était la condition nécessaire de la vie sans laquelle il ne pouvait y avoir ni bonheur, ni gloire, ni rien au monde. Je n’estimais ni un artiste célèbre, ni un savant, ni un bienfaiteur de l’humanité, s’il n’était comme il faut. L’homme comme il faut était de beaucoup au-dessus d’eux ; il leur laissait faire des tableaux, de la musique, des livres, du bien, il les en louait même — pourquoi ne pas louer le bien en quelque endroit qu’il se trouve ? — mais il ne pouvait se mettre à leur niveau : il était comme il faut, eux ne l’étaient pas, c’était assez. Il nie semble même que si mon frère, ou mon père ou ma mère n’eussent pas été comme il faut ; j’aurais dit que c’était un malheur, mais qu’entre eux et moi, il ne pouvait y avoir rien de commun. Mais ni la perte du temps précieux employé à ces soucis constants de la conservation de toutes les conditions difficiles du comme il faut, qui excluent toute occupation sérieuse, ni la haine et le mépris envers les neuf dixièmes du genre humain, ni l’absence d’attention à tout le bien qui se faisait en dehors du cercle des comme il faut, tout cela ne fut pas le mal principal que me causa cette idée. Le mal principal, c’était la conviction que le « comme il faut » est une situation privilégiée de la société, que l’homme ne doit pas essayer de devenir ou fonctionnaire, ou fabricant, ou soldat, ou savant, quand il est comme il faut, quand ayant atteint cette situation, il remplit déjà sa destinée et même devient supérieur à la plupart des hommes.

À une certaine époque de la jeunesse, après beaucoup de fautes et d’entraînements, chaque homme se met ordinairement dans la nécessité de prendre une part active à la vie sociale, choisit une branche quelconque du travail et s’y consacre ; mais avec un homme comme il faut cela arrive rarement ; j’ai connu et je connais beaucoup d’hommes vieux, orgueilleux, ambitieux, aux jugements sévères qui, si dans l’autre monde on leur posait ces questions : « Qui es-tu ? Qu’as-tu fait là-bas ? » ne pourraient que répondre : je fus un homme très comme il faut.

Et c’est là le sort qui m’attend.

 

XXXII. — LA JEUNESSE

Malgré l’embrouillement des conceptions qui cet été se heurtèrent dans ma tête, j’étais jeune, innocent, libre et, par suite, presque heureux.

Parfois, même assez souvent, je me levais de bonne heure (je dormais à l’air libre sur la terrasse et les rayons obliques et clairs du soleil du matin m’éveillaient), je m’habillais vivement, je prenais ma serviette sur mon bras, un roman français et j’allais, à une demi-verste de la maison, me baigner dans la rivière, à l’ombre des bouleaux. Là-bas je m’allongeais sur l’herbe, à l’ombre, et je lisais, ne levant que rarement les yeux du livre pour regarder la surface de la rivière violacée à l’ombre, et qui commençait à se moirer au souffle du vent du matin ; je regardais le champ d’orge jaunissante, qui s’étendait de l’autre côté de la rive ; la lumière matinale des rayons rouge vif, colorant de plus en plus bas les troncs blancs des bouleaux qui, cachés l’un derrière l’autre, s’éloignaient dans le lointain de la forêt profonde. Et je jouissais de la conscience de la force fraîche, jeune de la vie que tout autour de moi exhalait la nature. Quand le ciel était chargé des nuages gris du matin et que je frissonnais après le bain, souvent je marchais par les champs et les bois, et avec plaisir, au travers de mes bottes, je me mouillais les jambes de la fraîche rosée.

Il m’arrivait alors de rêver vivement aux héros du dernier roman que j’avais lu, et tantôt je me voyais grand capitaine, tantôt ministre, tantôt athlète extraordinaire, tantôt homme passionné, et en tremblant je regardais sans cesse autour de moi dans l’espoir de l’apercevoir tout à coup dans un champ ou derrière un arbre. Quand, dans ces promenades, je rencontrais des paysans et des paysannes au travail, bien que le simple peuple n’existât pas pour moi, j’éprouvais toujours une confusion inconsciente, forte, et je tâchais qu’on ne me vît pas. Quand il faisait déjà chaud, mais que les dames ne sortaient pas encore pour le thé, j’allais souvent au potager ou au jardin et mangeais là les légumes et les fruits qui étaient mûrs, et c’était un de mes principaux plaisirs. J’allais souvent au verger, au milieu même des hauts et épais framboisiers ; sur la tête le soleil chaud, clair ; autour, le feuillage vert pâle, piquant, des buissons de framboisiers mêlés aux mauvaises herbes. Une ortie d’un vert sombre dresse sa tige fleurie, élégante ; une large bardane aux feuilles hérissées, d’un violet étrange, se dresse lourdement au-dessus des framboisiers et même au-dessus de ma tête, et çà et là, avec l’ortie elle atteint même les larges branches vert pâle du vieux pommier au haut duquel, droit en face du soleil, mûrissent de petites pommes rondes, lisses et brillantes comme des noyaux. En bas, le jeune buisson de framboisiers, presque secs, sans feuilles, en se tordant, monte vers le soleil ; l’herbe verte, pointue et la jeune bardane, humides de rosée à travers les feuilles de l’année passée se dressent et poussent vigoureusement à l’ombre éternelle, comme s’ils ne savaient pas que sur les feuilles du pommier joue le clair soleil.

Dans ce fourré toujours humide s’exhale l’odeur de l’ombre épaisse et continue des toiles d’araignée, des pommes pourries qui, déjà noires, sont disséminées sur le sol, de la framboise, parfois de la punaise des bois qu’on avale par hasard avec le fruit et dont on se hâte de faire passer l’abominable goût en avalant un autre fruit. En marchant on effraye les moineaux qui peuplent toujours le fourré, on entend leur pépiement hâtif et le choc de leurs ailes petites et agiles contre les branches ; le bourdonnement d’une abeille qui tournoie à la même place, et quelque part, dans l’allée, les pas du jardinier, de l’innocent Akime, qui marmonne sans cesse entre ses dents. On pense : non, ni lui, ni personne au monde ne me trouvera ici... Des deux mains, à droite et à gauche, j’arrache les fruits bien mûrs, je les avale avec plaisir l’un après l’autre. Mes jambes sont mouillées jusqu’au dessus des genoux, une absurdité quelconque traverse ma tête (en pensée je répète mille fois de suite i : i i, po. o o o, cha. a. a. c. c c. etc.) Mes bras et mes jambes à travers les pantalons mouillés sont brûlés par les orties ; les rayons verticaux du soleil, qui se sont fait un chemin dans le fourré, commencent déjà à brûler ma tête ; mon appétit est depuis longtemps calmé et je reste toujours dans le fourré à regarder, à écouter, à penser, et les arrachant machinalement, j’avale les meilleurs fruits.

Ordinairement, vers onze heures, je descends au salon, en général après le thé quand les dames sont installées avec leurs ouvrages. Le store de toile écrue de la première fenêtre, du côté du soleil est baissé et à travers ses petits trous le soleil clair met sur tout ce qu’il rencontre sur sa route, des cercles de feu si brillants qu’on a mal aux yeux à les regarder. Près de cette fenêtre est placé un métier à broder, des mouches se promènent doucement sur l’étoffe blanche qu’il tend. Mimi est assise devant le métier, sans cesse elle secoue la tête avec colère et change de place à cause du soleil qui s’étant fait un chemin lui pose des taches rouges sur le visage ou sur les mains. Des trois autres fenêtres tombent sur le plancher les ombres des châssis et des carrés de lumière. Dans l’un de ces carrés, sur le plancher blanc du salon, comme à son habitude, est couchée Milka, et les oreilles dressées elle fixe son regard sur les mouches qui se promènent dans les places éclairées. Katenka, assise sur le divan, tricote ou lit, et, agacée chasse avec ses petites mains blanches les mouches qui semblent transparentes à cette lumière claire, ou, en fronçant les sourcils, elle secoue sa petite tête pour chasser une mouche qui s’est empêtrée dans ses épais cheveux dorés et qui s’y débat. Lubotchka va et vient dans la chambre, les mains croisées derrière le dos en attendant qu’on aille au jardin, ou elle joue au piano un morceau quelconque dont je connais chaque note depuis longtemps. Je m’assieds quelque part, j’écoute cette musique ou la lecture et j’attends le moment où je pourrai moi-même m’asseoir au piano. Après le dîner, parfois je daigne sortir à cheval avec les fillettes (je considérais la promenade à pied comme au-dessous de mon âge et de ma position sociale), et nos promenades, au cours desquelles je les conduis dans des endroits et des ravins extraordinaires, sont très agréables. Parfois, il nous arrive des aventures où je me montre brave, et les dames louent ma tenue et mon courage, et me considèrent comme leur protecteur. Quand il n’y a pas d’hôtes, le soir, après le thé que nous prenons dans la galerie ombreuse, et après une promenade avec papa, dans l’exploitation, je m’enfonce à ma vieille place, dans le fauteuil Voltaire, et en écoutant la musique de Katenka ou de Lubotchka, je lis et en même temps, je rêve comme autrefois. Resté seul au salon, quand Lubotchka joue un morceau de musique ancienne, il m’arrive quelquefois, de laisser involontairement mon livre, et par la porte ouverte du balcon, de regarder les branches chevelues et penchées des hauts bouleaux sur lesquels tombe déjà l’ombre du soir, et le ciel pur dans lequel, lorsqu’on le regarde fixement, se montrent subitement de petites taches poussiéreuses, jaunâtres, qui disparaissent bientôt. Et en écoutant les sons de la musique au salon, et le grincement des portes, et les voix des femmes, le bruit du troupeau qui rentre au bercail, spontanément, je me rappelle avec acuité Natalia Savichna et maman, et Karl Ivanovitch et pour un instant je deviens triste. Mais mon cœur est alors si plein de vie et d’espoir que ce souvenir me frôle seulement comme une aile et s’envole plus loin.

Après le souper ou après une promenade de nuit dans le jardin, avec quelqu’un — j’avais peur de marcher seul dans les allées obscures — je m’installais seul, pour dormir sur le plancher de la galerie, et malgré les milliers d’insectes nocturnes qui me dévoraient, j’éprouvais un grand plaisir. Au moment de la pleine lune, souvent je passais des nuits entières assis sur mon matelas, et je regardais les lumières et les ombres, j’écoutais le silence et les sons, rêvant à diverses choses, surtout au bonheur poétique, voluptueux, qui me semblait alors le plus grand bonheur de la vie, et que je regrettais de ne pouvoir jusqu’ici que m’imaginer. Parfois, dès que tous s’étaient dispersés, que les lumières du salon étaient dans les chambres d’en-haut, qu’on entendait les voix des femmes et le bruit des fenêtres s’ouvrant et se fermant, j’allais dans la galerie et je marchais là, en écoutant avidement tous les bruits de la maison qui s’endormait. Tant qu’il y a un faible espoir, le moins fondé, d’obtenir, même incomplet, le bonheur dont je rêve, je ne puis encore, avec calme, construire pour moi ce bonheur imaginaire.

À chaque bruit de pas nus, à chaque toux, à chaque soupir, à chaque bruit de fenêtre, à chaque frou-frou de robe, je saute du lit, j’écoute en cachette, je fixe mes regards et sans aucune cause évidente je commence à être ému. Mais voilà les feux qui disparaissent des fenêtres, le bruit des pas et des conversations fait place au ronflement ; le gardien de nuit commence à frapper ses planchettes, le jardin est devenu plus sombre et plus clair dès qu’ont disparu les lignes de lumière rouge des fenêtres. La dernière lumière de l’office vient dans l’antichambre et projette une raie lumineuse dans le jardin rosé, et à travers la fenêtre j’aperçois la figure courbée de Foca, qui, en robe de nuit, la chandelle à la main, va se coucher. Souvent je trouvais d’agréables sensations émotives, marchant furtivement dans l’herbe mouillée, dans l’ombre noire de la maison, à m’approcher des fenêtres de l’antichambre, et retenant mon souffle, à écouter le ronflement du garçon, les soupirs de Foca, qui ne pense pas que quelqu’un l’écoute et les sons de sa voix cassée quand il lit longtemps, longtemps les prières. Enfin sa chandelle, la dernière, s’éteignait, la fenêtre se refermait, je restais tout à fait seul, et me tournant timidement de côté, je regardais s’il n’y avait pas quelque part, près d’un massif ou près de mon lit, la femme en blanc, je courais au galop dans la galerie. Et seulement alors, je me mettais au lit, le visage tourné vers le jardin et en me garantissant le plus possible des mouches et des chauves-souris, je regardais dans le jardin, j’écoutais les sons de la nuit, je rêvais d’amour et de bonheur.

Alors tout recevait pour moi un autre sens : la vue des vieux bouleaux dont les branches chevelues brillaient du côté du ciel éclairé par la lune, et qui, de l’autre côté, couvraient de leurs ombres noires les buissons et la route ; l’éclat tranquille du lumineux croissant ; l’étang brillant ; le reflet de la lune sur les gouttes d’eau des plantes placées devant la galerie, qui mettaient aussi des ombres gracieuses dessinées par des touffes de fleurs ; et le cri de la caille derrière l’étang, et la voix d’un homme marchant sur la grand’route ; et le bruit léger, à peine perceptible des deux vieux bouleaux qui se frôlent, et le bourdonnement des moustiques que j’entends à travers les couvertures, et la chute d’une pomme qui est restée accrochée à une branche et qui est tombée sur les feuilles sèches, et le saut des grenouilles qui parfois viennent jusqu’aux marches de la terrasse et dont le dos verdâtre brille mystérieusement au clair de lune : tout cela prenait pour moi une signification étrange, un sens de beauté trop grande, de quelque bonheur infini. Et voici qu’elle paraît. Elle a une longue tresse brune, la poitrine forte, elle est toujours triste et belle, ses bras sont nus, ses caresses voluptueuses. Elle m’aime, et pour un moment d’amour je sacrifie toute ma vie. Mais la lune monte de plus en plus haut et devient de plus en plus claire ; l’éclat superbe de l’étang augmentant également devient aussi de plus en plus brillant ; les ombres se font plus noires ; la lumière plus transparente, et en regardant et en écoutant tout cela, quelque chose me dit qu’elle, avec ses bras nus et ses chaudes caresses, est loin d’être tout le bonheur ; que l’amour pour elle, est loin d’être tout le bien. Et plus je regardais l’astre de la nuit, plus la vraie beauté et le bien me semblaient plus purs et plus près de Lui, source de toute beauté et de tout bien, et des larmes, d’une joie non satisfaite mais émue, se montraient dans mes yeux.

Et toujours j’étais seul, et toujours il me semblait que la nature mystérieuse, majestueuse, que la beauté brillante de la lune qui s’approchait et s’arrêtait sur un endroit haut, indéfini du ciel bleu clair et qui en même temps semblait être partout et emplissait tout l’espace et moi-même, humble vermisseau déjà souillé de toutes les passions, pauvre, petit, humain, mais avec toute la force puissante et immense de l’amour — il me semblait en ce moment même que la nature, la lune et moi n’étions qu’un.

 

XXXIII. — LES VOISINS

J’avais été très étonné de ce que le premier jour de notre arrivée, papa eût appelé nos voisins, les Epifanov, de braves gens, et j’étais encore plus étonné de ce qu’il les fréquentât. Entre nous et les Epifanov, un litige à propos d’une terre existait depuis longtemps. Encore enfant, j’avais entendu maintes fois, comment papa se fâchait à propos de ce différend, injuriait les Epifanov et appelait diverses personnes, pour, comme je le comprenais alors, se défendre d’eux. J’avais entendu Iakov les appeler nos ennemis, des gens noirs, et je me rappelle que maman demanda que dans sa maison et devant elle, le nom même de ces gens ne fût pas prononcé.....

Par ces faits, dans mon enfance, je me représentais vivement et clairement que les Epifanov étaient des adversaires prêts à étouffer ou à étrangler non seulement papa, mais son fils, s’ils tombaient sous sa main, et qu’ils étaient à la lettre des gens noirs, si bien qu’en voyant l’année de la mort de maman, Avdotia Vassilievna Epifanova, la belle flamande qui soigna maman, j’avais peine à croire qu’elle fût de la famille des gens noirs. Néanmoins je conservais de cette famille l’idée la plus mauvaise. Bien que cet été, nous nous vîmes assez souvent, je restai particulièrement hostile à cette famille. En réalité, voici ce qu’étaient les Epifanov. Leur famille se composait : de la mère, veuve de cinquante ans, encore fraîche et gaie, d’une fille très belle, Avdotia Vassilievna, et d’un fils, bègue, Piotr Vassilievitch, célibataire, lieutenant en retraite et de caractère très sérieux.

Anna Dmitrievna Epifanova, séparée de son mari vingt ans avant la mort de celui-ci, vivait rarement à Pétersbourg où elle avait des parents, mais le plus souvent dans son domaine Mititschi, à trois verstes de distance du nôtre. Entre voisins on racontait de sa vie de telles horreurs, que, comparée à elle, Messaline était une enfant innocente. Pour cette raison, maman demandait que le nom de madame Epifanov ne fût jamais prononcé à la maison. À parler sérieusement, on ne pouvait croire la dixième partie des clabaudages de toutes sortes des voisins de campagne ; mais à l’époque où je connus Anna Dmitrievna, bien qu’elle eût dans sa maison un secrétaire, Mitucha, serf d’origine, qui, toujours pommadé et frisé, et en veston de tcherkess, pendant le dîner se tenait debout derrière sa chaise, et que souvent, devant lui, en français, elle invitât ses hôtes à admirer ses beaux yeux et sa bouche, il n’y avait en elle rien de semblable à ce que dénommaient les commérages des voisins. En effet, il paraît que depuis dix années, précisément quand Anna Dmitrievna fit venir près d’elle son fils le respectueux Petroucha, elle avait changé tout à fait sa vie. Le domaine d’Anna Dmitrievna était petit, en tout cent et quelques âmes, et pendant sa vie joyeuse, les dépenses furent fortes, de sorte que dix années avant, le domaine engagé et surengagé était arrivé au bout et devait être vendu publiquement. Dans ces circonstances extrêmes, supposant que la tutelle, la saisie du domaine et tous les autres désagréments, provenaient moins du paiement des intérêts que de ce qu’elle était femme, Anna Dmitrievna écrivit à son fils, alors au régiment, pour qu’il vînt sauver sa mère de ce malheur. Bien que le service de Piotr Vassilievitch fût en si bonne voie qu’il espérait gagner bientôt sa vie, il quitta tout, donna sa démission, et, en bon fils, qui croit de son premier devoir de faire tranquille lu vieillesse de sa mère (ce qu’il lui écrivit très franchement dans ses lettres), il vint à la campagne.

Malgré son visage laid, disgracieux et son bégaiement, Piotr Vassilievitch était un homme de principes très fermes et d’un esprit extraordinairement pratique. À l’aide de petits emprunts, de demandes et de promesses, il parvint à conserver le domaine. Devenu propriétaire rural, Piotr Vassilievitch endossa l’habit de son père, conservé dans le débarras, supprima les chevaux et les équipages, déshabitua les hôtes de venir à Mititschi, augmenta les champs d’exploitation, diminua les terres des paysans, fit couper et vendre les bois, et rétablit les affaires. Piotr Vassilievitch se jura — et il tint parole — de ne pas porter d’autre habit que celui de son père et le pardessus de coutil qu’il s’était fait, de ne pas aller autrement qu’en charrette et avec les chevaux des paysans, tant que toutes les dettes ne seraient pas payées. Il s’efforça d’imposer cette vie stoïque à toute la famille, autant que le lui permettait le respect filial qu’il regardait comme son devoir. Au salon, en bégayant, il s’empressait près de sa mère, prévenait tous ses désirs, grondait les serviteurs quand ils n’obéissaient pas à Anna Dmitrievna, et chez lui, dans son cabinet de travail, il punissait sévèrement pour avoir servi à table, sans son ordre, une dinde, ou pour avoir, sur l’ordre d’Anna Dmitrievna, envoyé un moujik prendre des nouvelles de la santé d’un voisin, ou pour avoir envoyé une paysanne chercher des framboises dans le bosquet, au lieu de la laisser travailler dans le potager.

Au bout de quatre années toutes les dettes étaient payées. Piotr Vassilievitch fit un voyage à Moscou, il revint avec des habits neufs et dans une voiture. Mais malgré la prospérité des affaires, il continua la même vie stoïque, dont il semblait fier devant les siens et devant les étrangers, et souvent en bégayant, il disait : « Celui qui désire vraiment me voir, sera content de me voir dans une demi-pelisse, et mangera mon tshi[13] et mon gruau. Je le mange bien, moi ! » — ajoutait-il. Chacune de ses paroles, chacun de ses mouvements décelait l’orgueil de s’être sacrifié pour sa mère, d’avoir sauvé le domaine, et le mépris pour les autres parce qu’ils n’avaient rien fait de semblable.

La mère et la fille étaient de caractères tout différents et en beaucoup de points tout à fait opposés. La mère était une femme des plus agréables, toujours également gaie en société. Tout ce qui était vraiment charmant, gai, la réjouissait. Même — trait de caractère qui ne se rencontre que chez les vieilles et très bonnes gens — elle avait, développé au plus haut degré, le privilège de se réjouir en voyant s’amuser la jeunesse. Sa fille Avdotia Vassilievna était au contraire de caractère sérieux ou plutôt indifférent, distrait et orgueilleux sans raison, ce qui est fréquent chez les filles belles non mariées. Quand elle voulait être gaie, sa gaîté était bizarre : tantôt elle se moquait d’elle même, tantôt de son interlocuteur, tantôt de tout le monde et cela, probablement, malgré elle. Souvent je m’étonnais et me demandais ce qu’elle voulait dire quand elle prononçait cette phrase : « Oui, je suis remarquablement belle, oui, tous sont amoureux de moi, etc. » Anna Dmitrievna était toujours active, elle avait la passion d’arranger sa petite maison, son jardin, elle aimait les fleurs, les serins, les jolis bibelots. Ses chambres et son jardin n’étaient ni grands ni riches, mais tout était arrangé si soigneusement, tout avait tellement le caractère de franche gaîté qu’exprime une jolie valse ou une polka, que le mot bijou, employé souvent par les hôtes, pour vanter sa maison, allait très bien au jardinet et aux chambres d’Anna Dmitrievna. Elle-même était un bijou : petite, mince, le teint frais du visage, de jolies petites mains, toujours gaie et bien mise ; seules les veines des mains, trop apparentes et de couleur violet foncé, dérangeaient le caractère général. Avdotia Vassilievna, au contraire, ne faisait presque jamais rien, et non seulement n’aimait pas à s’occuper de bibelots ou des fleurs, mais encore, s’occupait trop peu d’elle-même, et toujours, courait vite s’habiller quand arrivaient des visiteurs. Mais quand elle revenait dans la chambre, habillée, elle était extraordinairement belle, à part l’impression froide et monotone des yeux et des sourcils, expression commune à tous les visages très beaux. Son visage sévère, régulier et beau, sa figure gracieuse, semblait toujours dire : « Eh bien ! Vous pouvez me regarder. » Mais malgré le caractère réjoui de la mère et l’extérieur indifférent et distrait de la fille quelque chose vous disait que jamais la première n’avait rien aimé, sauf la gaîté, et qu’Avdotia Vassilievna était une de ces natures qui, dès qu’elles aiment, sacrifient toute leur vie à celui qu’elles ont élu.

XXXIV. — LE MARIAGE DE MON PÈRE

Mon père avait quarante-huit ans quand il se remaria avec Avdotia Vassilievna Epifanova.

Quand au printemps il arriva seul à la campagne avec les fillettes, je m’imagine qu’il se trouvait dans cette bonne disposition d’esprit, assez souvent particulière aux joueurs qui s’arrêtent sur un gros gain. Il sentait qu’il y avait encore en lui beaucoup de bonheur non dépensé, et qui, s’il ne voulait plus l’employer aux cartes, pouvait être utilisé aux joies de la vie. Et puis c’était le printemps, il avait tout à coup une masse d’argent, il était seul et s’ennuyait. En causant des affaires avec Iakov, il se rappela le litige immémorial avec les Epifanov et la belle Avdotia Vassilievna qu’il n’avait pas vue depuis longtemps. Je me représente comment il dit à Iakov : « Tu sais, Iakov Kharlampitch, au lieu de nous embarrasser de ce litige, je compte tout simplement leur abandonner ce maudit terrain, hein ? Qu’en penses-tu ? »

Je m’imagine comment Iakov, à pareil propos, dut agiter ses doigts derrière son dos, et comment il prouva que tout de même notre cause était juste, « Piotr Alexandrovitch ».

Mais papa donna l’ordre d’atteler la voiture, prit son habit olive, à la mode, peigna le reste de ses cheveux, plongea son mouchoir dans les parfums, et avec la joyeuse humeur que lui donnaient la conviction d’agir en grand seigneur, et surtout l’espoir de voir une jolie femme, il partit chez les voisins.

Je sais seulement qu’à sa première visite, papa ne trouva pas Piotr Vassilievitch, qui était dans les champs et qu’il resta deux heures seul avec les dames. Je me représente comment il se confondit en amabilités, comment il les charma en tapotant de son soulier, en sifflotant et en faisant ses petits yeux. Je m’imagine aussi comment, tout d’un coup, s’éprit tendrement de lui la joyeuse petite vieille, et quel fut le plaisir de sa froide et belle fille.

Quand la servante, tout essoufflée, courut annoncer à Piotr Vassilievitch que le vieil Irteniev lui-même était venu, je m’imagine comment il répondit avec colère : « Eh bien ! Qu’est-ce que cela fait qu’il soit venu ? » et comment, à cause de cela, il se dirigea vers la maison le plus lentement possible et peut-être rentrant dans son cabinet, mit-il exprès son vêtement le plus sale et fit-il savoir au cuisinier qu’il ne s’avisât point de rien ajouter au dîner, même si les dames l’ordonnaient.

Dans la suite, j’ai vu souvent papa et Epifanov ensemble, c’est pourquoi je me représente si vivement ce premier rendez-vous. Je m’imagine comment, malgré la proposition pacifique de papa, Piotr Vassilievitch resta sombre et fier, parce que lui avait sacrifié son avenir à sa mère et que papa n’avait rien fait de semblable ; comment rien ne l’étonnait, et comment papa, sans avoir l’air de remarquer cette gravité, se montrait gai, frivole, et le traitait comme un étonnant gaillard, ce dont Piotr Vassilievitch s’offensait parfois, et ce que, malgré tout, papa ne pouvait s’empêcher de faire.

Papa, avec son penchant à s’amuser de tout, appelait Piotr Vassilievitch, je ne sais pourquoi, colonel, et bien qu’une fois, devant moi, Epifanov bégayant plus fort qu’à l’ordinaire objecta, en rougissant de dépit, qu’il n’était pas co-co-co-lonel, mais lieu-lieu-lieu-tenant ; papa, cinq minutes après, l’appela de nouveau colonel.

Lubotchka me raconta qu’avant notre arrivée à la campagne elle voyait chaque jour les Epifanov et que c’était très gai. Papa, avec son habileté à tout arranger avec originalité et agrément, bien qu’avec simplicité et élégance, organisait tantôt une chasse, tantôt une pêche à la ligne, tantôt un feu d’artifice auxquels assistaient les Epifanov. Et c’eût été encore plus gai sans cet insupportable Piotr Vassilievitch, qui, disait Lubotchka, se fâchait en bégayant et dérangeait tout.

Depuis notre arrivée, les Epifanov n’étaient venus que deux fois à la maison, et, une fois, nous allâmes tous chez eux. Après la Saint-Pierre, jour de la fête de papa, pour laquelle vinrent les Epifanov et une foule d’invités, nos relations avec les Epifanov cessèrent tout à fait, et papa seul continua de les fréquenter.

Les rares moments pendant lesquels je vis papa avec Dounitchka[14], comme l’appelait sa mère, voici ce que je remarquai. Papa était toujours de l’excellente humeur qui m’avait frappé en lui le jour de notre arrivée. Il était si jeune, si gai, si débordant de vie, si heureux, que des rayons de ce bonheur se répandaient sur tous ceux qui l’entouraient, et involontairement leur communiquait la même disposition d’esprit.

Il ne s’éloignait pas d’Avdotia Vassilievna. Quand elle était dans la chambre, toujours il lui disait de si doux compliments que j’en étais honteux pour lui ; ou en silence, il la regardait, son tic d’épaule montrait la passion et le plaisir, il toussotait, souriait de temps en temps, même il lui parlait à voix basse, mais il faisait tout cela, de cet air de plaisanterie qui lui était particulier dans les affaires les plus sérieuses.

Avdotia Vassilievna semblait s’être adapté l’expression de bonheur qui, à cette époque, brillait presque toujours dans ses grands yeux bleus, sauf à certains moments, où elle était prise d’une telle timidité que moi, qui connaissais ce sentiment, j’avais pitié et peine à la regarder. Dans ces moments, on voyait qu’elle avait peur de chaque regard, de chaque mouvement, et qu’il lui semblait que tous la regardaient, s’occupaient d’elle, et trouvaient tout en elle inconvenant. Elle se regardait effrayée, sans cesse son visage changeait de couleur, et alors, très haut et hardiment, en général, elle commençait à dire des bêtises, et, sentant cela, et sentant que tous et papa l’entendaient, elle rougissait encore plus.

Mais en pareil cas, papa ne remarquait pas les bêtises, il la regardait toujours passionnément, il toussotait, ravi.

J’ai remarqué que ces accès de timidité, bien qu’ils prissent Avdotia Vassilievna sans aucune cause, parfois se montraient immédiatement, quand devant papa, on parlait de n’importe quelle femme, belle et jeune. Ses fréquents passages de la mélancolie à cette gaîté étrange et inhabile, dont j’ai parlé déjà, l’emploi répété des mots et des expressions favorites de papa, la continuation avec les autres des conversations commencées avec papa, tout cela, si mon père n’eût pas été en cause et si j’eusse été plus âgé, m’eût expliqué les relations de papa et d’Avdotia Vassilievna. Mais alors je ne soupçonnais rien, même quand, devant moi, papa, recevant une lettre de Piotr Vassilievitch, fut très troublé, et, jusqu’à la fin d’août, cessa ses visites chez les Epifanov.

À la fin d’août, papa recommença ses visites chez les voisins, et, la veille de notre départ (moi et Volodia) pour Moscou, il nous déclara qu’il se mariait avec Avdotia Vassilievna Epifanova.

 

XXXV. — COMMENT NOUS ACCUEILLÎMES LA NOUVELLE

La veille de cette déclaration officielle, tous dans la maison connaissaient déjà cet événement et le jugeaient diversement. Mimi garda la chambre toute la journée et pleura. Katenka resta avec elle et ne parut qu’au dîner avec un air blessé, emprunté évidemment à sa mère ; Lubotchka, au contraire, était très gaie, et déclara, pendant le dîner, qu’elle savait un merveilleux secret, mais qu’elle ne le dirait à personne.

— Ton secret n’a rien de bon, — fit Volodia qui ne partageait pas du tout son plaisir. — Si tu pouvais penser sérieusement à quoi que ce soit, tu comprendrais, au contraire, que c’est très mal.

Lubotchka, étonnée, le regarda fixement et se tut.

Après le dîner, Volodia voulut me prendre par le bras, mais craignant que cela ne ressemblât à de la tendresse, il me poussa le coude et me fit signe de venir au salon.

— Sais-tu de quel secret a parlé Lubotchka ? — demande-t-il après s’être assuré que nous étions seuls.

Volodia et moi causions rarement en tête-à-tête et de choses sérieuses, de sorte que, quand cela arrivait, nous éprouvions une certaine gêne réciproque, et, devant nos yeux, comme disait Volodia, des petits garçons commençaient à sauter. Mais maintenant, pour réponse à la confusion qui se lisait dans nos yeux, il continuait à me regarder fixement et sérieusement avec une expression qui disait : « Il n’y a pas à se gêner ici, quand même nous sommes frères et nous devons prendre conseil sur une importante affaire de famille ». Je compris, et il continua :

— Papa épouse mademoiselle Epifanov, tu le sais ?

Je fis signe de la tête parce que j’en avais déjà entendu parler.

— C’est très mal, — continua Volodia.

— Pourquoi donc ?

— Pourquoi ? — répondit-il avec dépit. — C’est très agréable d’avoir un oncle qui bégaie comme le colonel et toute cette parenté. Et elle aussi, maintenant, elle paraît bonne, mais qui sait ce qu’elle sera ? Pour nous, par exemple, c’est peu important, mais Lubotchka, elle doit bientôt aller dans le monde ; avec une telle belle-mère, ce ne sera pas très agréable, même elle parle mal le français, et quelles manières peut-elle lui donner ? C’est une poissarde et rien de plus, elle est peut-être bonne, mais quand même c’est une poissarde, — conclut Volodia, évidemment très content de cette épithète de «poissarde ».

Malgré ma surprise d’entendre Volodia juger si tranquillement le choix de papa, il me sembla qu’il avait raison.

— Pourquoi papa se marie-t-il ? — demandai-je.

— C’est une histoire obscure ; Dieu le sait. Je sais seulement que Piotr Vassilievitch l’exhortait à se marier, qu’il l’exigeait, que papa ne le voulait pas, mais qu’ensuite il lui vint en tête une fantaisie chevaleresque. C’est une histoire obscure. Maintenant je commence à comprendre père, — continua Volodia. (Je fus péniblement affecté de ce qu’il dit père et non papa. ) — C’est un homme charmant, bon, intelligent, mais si frivole, si léger ! C’est étonnant, il ne peut pas voir avec sang-froid une femme. Tu sais, il n’y pas de femme qu’il ait connue dont il n’ait été épris. Tu sais, Mimi, aussi.

— Quoi ?

— Je te le dis, j’ai reconnu récemment qu’il avait été amoureux de Mimi quand elle était jeune ; il lui écrivit des vers, il y eut entre eux quelque chose. Mimi en souffre jusqu’à présent.

Et Volodia rit.

— Pas possible, — dis-je avec étonnement.

— Mais surtout, — continua sérieusement Volodia, et tout à coup, parlant français, — comme ce mariage sera agréable à toute notre parenté ! Et sûrement elle aura des enfants.

Le bon sens et la prédiction de Volodia me frappèrent tant que je ne sus que répondre. À ce moment, Lubotchka s’approcha de nous.

— Alors, vous savez ? — demanda-t-elle avec un visage rayonnant.

— Oui, — dit Volodia. — Mais tu m’étonnes, Lubotchka. Tu n’es plus une enfant au maillot, quelle joie peux-tu avoir de ce que papa épouse une traînée quelconque ?

Lubotchka prit tout à coup une physionomie sérieuse et pensive.

— Volodia, pourquoi une traînée ? Comment oses-tu parler ainsi d’Avdotia Vassilievna ? Si papa se marie avec elle, alors ce n’est pas une traînée.

— Oui, pas une traînée, je le dis comme ça, mais quand même...

— Non, il n’y a pas de quand même, — interrompit Lubotchka en s’échauffant, — je n’ai pas dit que c’est une traînée, cette demoiselle dont tu étais amoureux ! Comment donc peux-tu parler ainsi de papa et d’une femme admirable ? Bien que tu sois le frère aîné, ne parle pas ainsi, tu n’en as pas le droit.

— Mais pourquoi ne peut-on pas raisonner sur...

— On ne peut pas raisonner, — interrompit de nouveau Lubotchka, — on ne peut pas raisonner sur un père tel que le nôtre. Mimi peut raisonner, mais pas toi, le frère aîné.

— Non, tu ne comprends encore rien, — dit Volodia avec mépris. — Comprends donc, est-ce que ce sera bien qu’une Epifanov, Dounitchka, remplace pour toi défunte maman ?

Lubotchka se tut un moment, et tout à coup des larmes parurent dans ses yeux.

— Je te savais orgueilleux, mais je ne te croyais pas si méchant, — fit-elle en s’éloignant de nous.

— Dans le pain, — dit Volodia en faisant une mine sérieuse et en clignant des yeux. — Voilà, va donc raisonner avec elle ! — continua-t-il, comme se reprochant de s’être oublié jusqu’à causer avec Lubotchka.

Le lendemain, le temps était très mauvais, et ni papa ni les dames n’étaient encore sortis prendre le thé quand je descendis au salon. Pendant la nuit, une petite pluie froide d’automne était tombée, au ciel couraient les derniers nuages qui s’étaient épuisés pendant la nuit, et au travers desquels brillait faiblement le soleil, déjà assez haut. Il faisait un vent humide. La porte du jardin était ouverte ; sur le parquet noir et mouillé de la terrasse séchaient les flaques de pluie de la nuit. Le vent faisait trembler la porte ouverte autour du crochet de fer, les allées étaient trempées et sales, les vieux bouleaux aux branches blanchâtres et nues, les buissons, les herbes, l’ortie, le groseillier, le sureau avec ses feuilles tournées de leur côté pâle, s’inclinaient du même côté et semblaient vouloir arracher leurs racines. Dans l’allée de tilleuls en tourbillonnant et s’attrapant l’une l’autre, volaient des feuilles jaunes et rondes, puis, imprégnées d’humidité, tombaient sur le sentier humide et sur l’herbe mouillée, vert sombre, des prairies. Mes pensées étaient occupées du futur mariage de mon père tel que l’envisageait Volodia.

L’avenir de ma sœur, de nous, de père même, ne me promettait rien de bon. J’étais révolté à l’idée qu’une femme étrangère et surtout jeune, sans y avoir droit, occuperait d’un coup la place... et quelle place ? Qu’une jeune demoiselle quelconque occuperait la place de feue maman ? J’étais très triste et le père me semblait de plus en plus coupable. À ce moment, j’entendis dans l’office sa voix et celle de Volodia. Je ne voulais pas voir le père maintenant et m’éloignai de la porte, mais Lubotchka vint me chercher et me dit que papa me demandait.

Il était au salon, debout, la main appuyée sur le piano, et à la fois nerveux et solennel, regardait de mon côté. Sur son visage n’était déjà plus cette expression de jeunesse et de bonheur que j’avais remarquée en lui pendant tout ce temps. Il était triste. Volodia, la pipe à la main, marchait dans la pièce. Je m’approchai de père et le saluai.

— Eh bien, mes amis, — fit-il résolument en levant la tête, et de ce ton bref avec lequel on dit toujours les choses évidemment désagréables, mais sur lesquelles il n’y a plus à revenir. — Vous savez, je pense, que j’épouse Avdotia Vassilievna.

Il se tut un moment.

— Je ne voulais point me remarier... après votre maman... mais...

Il s’arrêta de nouveau.

— Mais évidemment c’est la destinée. Dounitchka est bonne, charmante, elle n’est plus très jeune ; j’espère, mes enfants, que vous l’aimerez, et elle, elle vous aime déjà de tout son cœur. Elle est très bonne. Maintenant, — dit-il en s’adressant à moi et à Volodia et comme en se hâtant de parler pour que nous ne pussions l’interrompre, — pour vous il est temps de partir. Moi, je resterai ici jusqu’au nouvel an et je viendrai à Moscou...

Il s’arrêta encore.

— ... déjà avec ma femme et Lubotchka.

J’avais peine à voir père timide et comme coupable devant nous. Je m’approchai de lui, mais Volodia continuait de fumer, et baissant la tête, marchait toujours dans le salon.

— Voilà, mes amis, voilà ce que votre vieux a imaginé, — conclut papa en rougissant et toussotant. Il tendit ses mains à moi et à Volodia. Des larmes étaient dans ses yeux quand il prononça ces paroles, et je vis que la main qu’il tendait à Volodia, à ce moment à l’autre bout de la chambre, tremblait un peu. La vue de cette main tremblante me fit beaucoup de peine, et il me vint l’idée, qui m’attrista encore plus, que papa avait servi en 1812 et s’était acquis la réputation d’un courageux officier. Je pris sa longue main veinée et la baisai. Il serra fortement la mienne, puis sanglotant tout à coup, il prit à deux mains la petite tête brune de Lubotchka et se mit à lui baiser les yeux. Volodia fit tomber sa pipe exprès, et en s’inclinant pour la ramasser, en cachette, il essuya ses yeux avec son poing, et tâchant de n’être pas remarqué, il sortit de la chambre.

 

XXXVI. — L’UNIVERSITÉ

Le mariage devait avoir lieu dans deux semaines, mais nos cours commençaient, et moi et Volodia nous partîmes pour Moscou, au commencement de septembre. Les Nekhludov aussi étaient de retour de la campagne. Dmitri — en nous séparant, nous nous étions donné la promesse de nous écrire, mais naturellement nous ne l’avions pas fait une seule fois —, vint aussitôt chez moi et nous convînmes que le lendemain, pour le premier jour, il me conduirait aux cours de l’Université.

C’était un jour de beau soleil.

Dès que j’entrai dans l’auditoire, je sentis ma personnalité disparaître dans cette foule de jeunes physionomies gaies, qui, sous la lumière claire du soleil pénétrant par les hautes fenêtres, débouchaient houleusement de toutes les portes et de tous les couloirs. La conscience de faire partie de cette nombreuse société m’était très agréable. Mais parmi toutes ces personnes peu m’étaient connues et même avec celles-ci, la connaissance se bornait à un signe de tête et aux paroles : « Bonjour, Irteniev. » Autour de moi, on se serrait la main, on se bousculait et de tous côtés tombaient des paroles amicales, des sourires, des amabilités, des plaisanteries. Je sentais partout les liens qui unissaient cette jeune société et avec tristesse je compris qu’ils m’outrepassaient.

Mais ce ne fut que l’impression du moment. Grâce à cette impression et au dépit qu’elle excita en moi, bientôt je trouvai même, au contraire, qu’il était très bien de ne pas appartenir à cette société, que je devais avoir mon cercle à part d’hommes distingués, et je m’assis au troisième rang où étaient le comte B***, le baron Z***, le prince P***, Ivine et d’autres messieurs du même monde, parmi lesquels je connaissais Ivine et le comte B***. Mais ces messieurs me regardèrent d’une telle façon que je sentis que je n’appartenais pas tout à fait à leur société. Je continuai à observer tout ce qui se passait autour de moi. Sémenov, avec ses cheveux gris en désordre et ses dents blanches, en paletot déboutonné, était assis non loin de moi, accoudé et rongeait son porte-plume. Le lycéen, reçu premier à l’examen, était assis au premier banc ; la joue encore entourée d’un foulard noir, il jouait avec la petite clef d’argent de sa montre, qui pendait sur son gilet de satin. Ikonine, admis quand même à l’Université, en pantalon bleu clair à liseré qui couvrait tout son soulier, était assis au dernier rang et en éclatant de rire, criait qu’il était sur le Parnasse. Ilinka, qui, à mon étonnement, me salua non seulement froidement, mais même avec mépris, comme s’il voulait me rappeler qu’ici nous étions tous égaux, était assis devant moi et sans se gêner serrait ses jambes maigres sur le banc (il me sembla qu’il faisait cela contre moi) ; il causait avec un autre étudiant, et de temps en temps me regardait. Près de moi, la compagnie d’Ivine parlait français. Ces messieurs me semblaient horriblement sots. Chaque mot que j’entendais de leur conversation non seulement me paraissait insensé, mais incorrect, tout simplement non français. (ce n’est pas français, disais-je en pensée) ; et les attitudes, les paroles et les actes de Sémenov, d’Ilinka et des autres me semblaient manquer de noblesse, de distinction, de comme il faut.

Je n’appartenais à aucune coterie et me sentant seul et incapable de me lier, je me fâchai. Un étudiant, sur le banc au devant du mien, mangeait ses ongles qui étaient dépassés par la chair rouge, et cela me parut si dégoûtant que je me reculai de lui. Et je me rappelle que ce premier jour j’eus l’âme bien triste.

Quand le professeur entra et que tous s’agitèrent et se turent, je me rappelle que mon humeur satirique s’attaqua au professeur et je fus frappé de ce qu’il commença sa conférence par une phrase d’introduction qui, à mon avis, n’avait aucun sens. Je voulais que la conférence fût si remarquable d’un bout à l’autre, qu’on ne pût rien retrancher ou ajouter. Ainsi déçu, sous le titre « Première conférence », écrit sur un cahier joliment relié que j’avais apporté, je dessinai dix-huit profils qui se rejoignaient en cercle comme une fleur, et je mouvais rarement ma main sur le papier pour que le professeur (j’étais convaincu qu’il s’occupait beaucoup de moi), crût que j’écrivais son cours. À cette même conférence, convaincu qu’écrire tout ce que dirait chaque professeur ne serait pas nécessaire et même serait bête, je suivis cette règle jusqu’à la fin du cours.

Aux conférences suivantes, déjà je ne sentais plus si fortement ma solitude. Je fis beaucoup de connaissances ; je serrais des mains, je causais, mais toutefois, entre moi et les camarades, je ne sais pourquoi, ne s’établit pas un vrai rapprochement, et souvent il m’arriva d’être triste et de feindre. Avec les camarades d’Ivine, les aristocrates, comme tous les appelaient, je ne pouvais me mettre d’accord, parce que, comme je me le rappelle maintenant, j’étais avec eux sauvage et grossier et ne les saluais que quand ils me saluaient, et eux, évidemment, n’avaient pas grand besoin de ma connaissance. Avec la majorité des autres, cela provenait d’une autre cause. Aussitôt que je sentis que les camarades commençaient à être bien disposés pour moi, tout de suite je leur fis savoir que je dînais chez le prince Ivan Ivanovitch, que j’avais mes drojki. Je dis tout cela pour me mettre sous le jour le plus avantageux et pour que les camarades m’aimassent davantage ; mais au contraire, à cause des informations sur ma parenté avec le prince Ivan Ivanovitch et sur mes drojki, à mon grand étonnement, les camarades devinrent tout à coup orgueilleux avec moi et froids.

Il y avait un étudiant boursier, Operov, un jeune homme très modeste, très capable et très laborieux, qui tendait toujours la main comme une planche, sans plier les doigts, sans la mouvoir d’aucune façon, si bien que les camarades, en plaisantant, parfois tendaient la main de la même manière et appelaient cela « tendre la main à la planchette. » Presque toujours je m’asseyais près de lui et souvent nous causions. Operov me plut surtout par les libres opinions qu’il exprimait sur les professeurs. Il définissait avec clarté et justesse les qualités et les défauts de chacun d’eux, et même parfois les raillait. Ce qui me semblait le plus drôle et agissait le plus sur moi, c’est qu’il disait cela de sa petite voix basse sortant de sa bouche minuscule. Toutefois, malgré cela, de sa fine écriture, il prenait soigneusement tous les cours sans exception. Déjà je commençais à me rapprocher de lui, nous avions décidé de nous préparer ensemble, et ses petits yeux gris myopes, déjà se portaient sur moi avec plaisir quand j’allais m’asseoir à ma place près de lui. Mais une fois je trouvai nécessaire, dans la conversation, de lui expliquer que ma mère, en mourant, avait demandé à papa de ne pas nous mettre pensionnaires dans un établissement d’État, et que tous les élèves d’État sont peut-être très savants, mais pour moi... ce n’est pas cela, ce ne sont pas des gens comme il faut, avais-je dit en hésitant et en me sentant rougir. Operov n’objecta rien, mais au cours suivant, il ne me salua pas le premier, ne me tendit pas sa planche, ne me parla pas, et quand je m’assis, il pencha la tête de côté à un doigt de son cahier qu’il feignit de regarder. Je m’étonnai du refroidissement sans cause d’Operov. Mais, pour un jeune homme de bonne maison, je trouvai peu convenable de faire des avances au boursier Operov et je le laissai tranquille bien que, je l’avoue, sa froideur m’attrista. Une fois, j’arrivai avant lui, et comme c’était la conférence de notre professeur favori, à laquelle assistaient tous les étudiants qui n’avaient pas l’habitude devenir aux autres cours, toutes les places étaient occupées. Je pris celle d’Operov, je plaçai mes cahiers sur le banc et sortis. En rentrant dans l’auditoire, je vis mes cahiers placés sur le banc de derrière, et Operov assis à ma place ; je lui fis remarquer que j’avais placé mes cahiers ici.

— Je ne sais pas — répondit-il en s’enflammant tout à coup et sans me regarder.

— Je vous dis que j’avais placé mes cahiers ici — dis-je en m’échauffant exprès, pensant l’effrayer par mon audace. — Tous l’ont vu — ajoutai-je, en regardant les étudiants ; mais bien que beaucoup nous regardassent avec curiosité, pas un ne parla.

— Ici on n’achète pas de places, le premier arrivé s’installe — fit Operov, en s’installant en colère à sa place, et en me regardant un moment d’un regard révolté.

— Cela signifie que vous êtes impoli — dis-je. Je crois qu’Operov répondit quelque chose, je crois même qu’il murmura : « Et toi tu n’es qu’un sot », mais je ne l’entendis pas. Et quel besoin avais-je de l’entendre ? Pour s’injurier comme des manants, pas plus ? (J’aimais beaucoup le mot manant, il était pour moi la réponse et la solution de beaucoup de situations difficiles.) Peut-être aurais-je encore dit quelque chose, mais à ce moment s’ouvrit la porte et le professeur, en frac bleu, salua et monta hâtivement dans la chaire.

Cependant, avant l’examen, quand j’eus besoin des cahiers, Operov, se rappelant sa promesse, me proposa les siens et m’invita à travailler avec lui.

 

XXXVII. — LES AFFAIRES DE CŒUR

Les affaires de cœur me prirent assez de temps tout cet hiver. Je fus amoureux trois fois. La première fois, j’étais passionnément épris d’une très grande dame que je vis au manège de Freytag, c’est pourquoi, chaque mardi et chaque vendredi — elle venait au manège ces jours-là — j’y allais pour la voir ; mais j’avais toujours si peur qu’elle ne me vît que toujours je m’installais loin d’elle, et je m’enfuyais si rapidement de l’endroit où elle devait passer, je me détournais si négligemment quand elle regardait de mon côté, que même je ne distinguais pas bien son visage et que jusqu’ici je ne sais pas si elle était vraiment belle ou non.

Doubkov, qui connaissait cette dame, et qui, par Dmitri, savait ma passion, me trouvant une fois au manège, caché derrière les valets qui tenaient les pelisses, m’effraya tellement, en me proposant de faire connaissance avec cette amazone, qu’en toute hâte je me sauvai du manège, et à la pensée seule qu’il lui eût parlé de moi, je n’osai plus revenir, même où étaient les valets, dans la peur de la rencontrer.

Quand j’étais amoureux d’une femme que je ne connaissais pas, et surtout d’une femme mariée, j’éprouvais une timidité mille fois plus grande que celle que je ressentais avec Sonitchka. Ce que je craignais le plus au monde, c’était que l’objet de mon amour ne connût cet amour et même ne soupçonnât mon existence ; il me semblait que si elle apprenait le sentiment que je nourrissais pour elle, ce serait une offense qu’elle ne pourrait jamais me pardonner. Et en effet, si cette amazone savait, en détail, comment je la regardais derrière les valets, et comment j’imaginais de l’enlever, de l’amener à la campagne, d’y vivre avec elle, et ce que je ferais d’elle, peut-être serait-elle très blessée. Mais je ne pouvais comprendre clairement que, me connaissant, elle ne pût saisir d’un coup toutes mes pensées, et qu’ainsi il n’y eût eu nulle honte à faire sa connaissance.

Une seconde fois je fus épris de Sonitchka que je vis chez ma sœur. Mon deuxième amour pour elle était passé depuis longtemps, mais je fus épris une troisième fois parce que Lubotchka me donna un cahier de poésies copiées par Sonitchka, parmi lesquelles Le Démon de Lermontov, dont beaucoup de passages tristes, amoureux, étaient soulignés à l’encre rouge, et dont les pages étaient marquées avec des fleurs. Me rappelant comment, l’année passée, Volodia baisait la bourse de sa demoiselle, je tâchai de faire de même, et en effet, resté seul le soir dans ma chambre, je commençai à rêver en regardant les fleurs et, les approchant de mes lèvres, je me sentis dans un état agréable, pleurnicheur ; de nouveau je fus amoureux, ou du moins je le supposai, pendant quelques jours.

Enfin, cet hiver-là, je fus épris une troisième fois, et d’une demoiselle dont Volodia était amoureux et qui venait chez nous. Cette demoiselle, comme je me le rappelle maintenant, n’avait absolument rien de bien et précisément de ce bien qui me plaisait ordinairement. C’était la fille d’une dame de Moscou très connue et très savante ; elle était petite, maigre, avait de longues anglaises blondes, et un profil très aigu. Tout le monde disait que cette demoiselle était encore plus intelligente et plus savante que sa mère, mais je n’en pouvais nullement juger, parce que, pris d’une sainte frayeur pour son esprit et sa science, je ne lui parlai qu’une fois et avec un tremblement inexplicable. Mais l’enthousiasme de Volodia, que nulle présence n’empêchait de paraître, se communiquait à moi avec une telle force, que je tombai passionnément amoureux de cette jeune fille. Mais sentant qu’il serait désagréable à Volodia de savoir que deux petits frères étaient amoureux de la même jeune fille, je ne lui parlai pas de ma passion. À moi, au contraire, ce qui me plaisait le plus dans ce sentiment, c’était la pensée que notre amour était si pur, que nous restions amis bien qu’aimant la même créature charmante, et qu’au besoin, nous étions prêts à nous sacrifier l’un pour l’autre. Cependant, Volodia, me semblait-il, ne partageait pas tout à fait mon opinion quant à la disposition au sacrifice, car il était si passionnément amoureux qu’il voulut gifler et provoquer en duel un vrai diplomate qui, disait-on, devait épouser cette demoiselle ; et pour moi, peut-être était-il agréable de sacrifier mon sentiment parce que je n’avais parlé à cette personne qu’une seule fois, et sur les qualités de la musique savante, et que mon amour, malgré tous mes efforts pour l’enflammer, disparut la semaine suivante.

 

XXXVIII. — DANS LE MONDE

Les plaisirs mondains, auxquels, en entrant à l’Université, j’avais rêvé de m’adonner, en imitant mon frère, ne me donnèrent que désillusions cet hiver. Volodia dansait beaucoup, papa aussi fréquentait les bals avec sa jeune femme, mais moi, probablement on me trouvait trop jeune ou incapable de prendre part à ces plaisirs et personne ne me présentait dans les maisons où l’on donnait des soirées.

Malgré la promesse d’être sincère avec Dmitri, je ne dis à personne, ni à lui combien je désirais aller au bal et quel chagrin et quel dépit j’avais d’être oublié ; évidemment on me considérait comme un philosophe que, précisément à cause de cela, je feignais d’être.

Mais cet hiver la princesse Kornakov donna une soirée. Elle nous invita tous, moi y compris, et pour la première fois je devais aller au bal. Avant de sortir, Volodia vint dans ma chambre pour voir comment je m’habillais. Je fus très étonné et embarrassé de cette attention. Il me semblait que le désir d’être bien habillé était très honteux et devrait se cacher. Lui, au contraire, trouvait ce désir tellement naturel et nécessaire qu’il avoua tout à fait franchement sa crainte que je ne fisse une gaffe. Il m’ordonna de mettre absolument des souliers vernis, il fut effrayé quand je voulus prendre des gants de daim, il suspendit ma montre d’une façon particulière et m’emmena au Pont des Maréchaux chez le coiffeur. On me frisa. Volodia s’éloigna et me regarda de loin.

— Voilà, maintenant c’est bien, mais ne pourrait-on pas lisser ces mèches ? — dit-il en s’adressant au coiffeur.

Mais, monsieur Charles eut beau lisser mes cheveux avec une pommade quelconque, ils se dressèrent quand même quand je mis mon chapeau, et en général, ma tête frisée me semblait beaucoup plus mal qu’auparavant. Mon seul moyen de salut était d’affecter la négligence. De cette manière seule mon extérieur pouvait ressembler à quelque chose.

Volodia, je crois, était de mon avis, car il me demanda de me défriser, et quand je l’eus fait, et que ce ne fut pas encore bien, il ne me regarda plus et durant toute la route, jusque chez les Kornakov, il demeura silencieux et ennuyé.

J’entrai hardiment chez les Kornakov avec Volodia, mais quand la princesse m’invita à danser, moi qui n’étais venu qu’avec l’intention de danser le plus possible, je répondis, je ne sais pourquoi : « Je ne danse pas ». Je devins taciturne, et resté seul parmi des inconnus, je tombai dans ma timidité ordinaire et toujours croissante. En silence, je demeurai à la même place toute la soirée.

Pendant la valse une des princesses s’approcha de moi et avec l’amabilité « officielle » qui était commune à toute la famille, elle me demanda pourquoi je ne dansais pas ? Je me rappelle combien cette question m’intimida, mais en même temps, contre toute ma volonté, un sourire satisfait éclaira mon visage, et je commençai à prononcer en français et avec des phrases emphatiques, de telles sottises, que même maintenant, après des dizaines d’années, j’ai honte à me les rappeler. C’est sans doute la musique qui agissait ainsi sur moi, qui excitait mes nerfs, et étouffait, comme je le supposais, la partie de ma conversation qui n’était pas tout à fait compréhensible.

Je parlai de la haute société, de la bêtise des hommes et des femmes, et enfin, j’en arrivai au point de m’arrêter au milieu d’un mot, d’une phrase quelconque, qu’il était impossible de terminer.

Même la princesse, mondaine par nature, était confuse et me regardait d’un air de reproche. Je continuais à sourire. À ce moment critique, Volodia qui, en me voyant parler avec chaleur, désirait sans doute savoir comment je rachetais par la conversation mon refus de danser, s’approcha de nous avec Doubkov. En voyant ma physionomie souriante et la mine effrayée de la princesse, et en entendant l’affreuse bêtise par laquelle je terminais, il rougit et se détourna. La princesse se leva et s’éloigna de moi. Je souriais quand même, mais je souffrais tant de la conscience de ma bêtise, que j’étais prêt à rentrer sous terre, et que j’éprouvais, coûte que coûte, le besoin de me mouvoir, de dire quelque chose pour changer cette situation.

Je m’approchai de Doubkov et lui demandai s’il avait dansé beaucoup de valses avec elle. Je feignais d’être frivole et gai, mais en réalité je mendiais le secours de ce même Doubkov auquel j’avais crié, au dîner chez Iar : « Taisez-vous ! » Doubkov eut l’air de ne pas m’entendre et se détourna. Je m’approchai de Volodia et par un effort surnaturel je dis, en tâchant de donner à ma voix le ton de la plaisanterie : « Eh bien ! Volodia, es-tu esquinté ! » Mais Volodia me regarda d’un air de dire : « Tu ne parles ainsi avec moi que quand nous sommes seuls », et en silence il s’éloigna de moi, craignant évidemment que je ne m’accrochasse à lui : « Mon Dieu ! mon frère aussi m’abandonne ! » pensai-je.

Cependant, je n’avais pas la force de partir, je restai sombre, à la même place, jusqu’à la fin de la soirée, et seulement, quand tous, pour sortir, se trouvèrent massés dans l’antichambre et que le valet me mit le manteau sur le bord du chapeau, de sorte qu’il se souleva, moi, derrière les larmes, je souris maladivement et sans m’adresser à personne en particulier, je prononçai quand même : « comme c’est gracieux ! »

 

XXXIX. — LA NOCE

Bien que, grâce à l’influence de Dmitri, je ne m’adonnasse pas encore aux plaisirs habituels des étudiants, appelés noces, il m’était arrivé, cet hiver, de participer à une fête de ce genre, et l’impression que j’en gardai ne fut pas tout à fait agréable. Voici comment cela arriva.

Au commencement de l’année, pendant un cours, le baron Z***, un jeune homme grand, blond, au visage très régulier et grave, nous invita tous chez lui, à une soirée de camarades. Nous tous, c’est-à-dire tous les camarades plus ou moins comme il faut de notre année, parmi lesquels sans doute ne se trouvaient ni Grapp, ni Sémenov, ni Operov, ni tous ces messieurs de mauvais genre ; Volodia sourit avec mépris en apprenant que j’allais à une noce d’étudiants de première année, mais moi j’attendais un plaisir extraordinaire et très vif de ce passe-temps tout à fait inconnu pour moi, et ponctuellement, à huit heures, l’heure indiquée, j’étais chez le baron Z***

Le baron Z***, en veston déboutonné et gilet blanc, recevait ses invités dans la salle éclairée et dans le salon de la petite maison qu’habitaient ses parents, qui pour cette soirée lui avaient cédé les chambres de parade. Dans le corridor, on apercevait les robes et les têtes des femmes de chambre curieuses, et au buffet, passa la robe d’une dame que je pris pour la baronne elle-même. Il y avait en tout vingt invités, tous des étudiants sauf M. Frost qui accompagnait Ivine et un monsieur en civil, aux joues rouges, haut de taille, qui dirigeait l’ordonnance de la soirée et qu’on présentait à tout le monde comme un parent du baron, ancien étudiant de l’Université de Derpt. L’éclairage trop vif et l’ameublement ordinaire, officiel des salons, au commencement jeta un froid sur toute cette jeune compagnie, et tous, involontairement, se tenaient près des murs, sauf quelques courageux et l’étudiant de Derpt qui, ayant déjà déboutonné son gilet, semblait se trouver au même moment dans chaque chambre et dans chaque coin à la fois et paraissait remplir toutes les pièces de son organe de ténor agréable, sonore qui ne s’arrêtait pas d’un moment.

La plupart des camarades se taisaient ou causaient modestement des professeurs, des sciences, des examens, en général de sujets sérieux et intéressants. Tous sans exception regardaient la porte du buffet, et bien qu’ils fissent leur possible pour le cacher, leur expression disait : « Eh bien, il est temps de commencer. » Je sentis, aussi qu’il était temps de commencer et avec impatience j’attendis le commencement.

Après le thé que les valets servirent aux invités, l’étudiant de Derpt demanda à Frost, en russe :

— Sais-tu faire le punch, Frost ?

— O ja ! — répondit Frost, en agitant ses mollets ; mais l’étudiant de Derpt lui dit encore en russe :

— Alors charge-toi de cette besogne (ils se tutoyaient comme anciens étudiants de l’Université de Derpt). Frost, faisant de grands pas avec ses jambes arquées et musclées, commença à marcher du salon au buffet et du buffet au salon, et bientôt, sur la table apporta une grande soupière et un pain de sucre de dix livres et croisa au-dessus de la soupière trois épées. Pendant ce temps le baron Z*** s’approchait sans cesse de tous les invités réunis au salon et regardant la soupière avec une mine sérieuse demandait à tous à peu près la même chose : « Eh bien, messieurs, buvons tous à l’étudiant, en cercle, bruderschaft[15], car dans notre année, il n’y a pas de camaraderie. Mais déboutonnez-vous donc... ou ôtez tout à fait. Voilà, comme lui. » En effet, l’étudiant de Derpt avait ôté son veston et les manches blanches de sa chemise relevées jusqu’au dessus des coudes blancs, les jambes écartées, il allumait déjà le rhum dans la soupière.

— Messieurs, éteignez les bougies ! — cria tout à coup l’étudiant de Derpt, et aussi haut que si tous eussent crié ensemble. Nous tous, en silence, regardions la soupière, la chemise blanche de l’étudiant de Derpt, et sentions que le moment solennel était venu.

— Loschen sie die Lichter ans ! Frost — cria de nouveau, en allemand, l’étudiant de Derpt, sans doute trop échauffé. Frost et nous tous éteignîmes les bougies. La chambre devint obscure ; seules les manches blanches et les mains qui soutenaient le pain de sucre sur les épées étaient éclairées par la flamme bleuâtre. Le ténor aigu de l’étudiant de Derpt n’était plus isolé, car dans tous les coins de la chambre, on parlait et riait. Beaucoup enlevaient leurs vestons (surtout ceux qui avaient des chemises fines et tout à fait fraîches). Je fis de même et compris que c’était commencé. Bien qu’il n’y eût encore rien de gai, j’étais fermement convaincu que ce serait admirable quand nous boirions un verre de la boisson qui se préparait.

Le breuvage était prêt. L’étudiant de Derpt en salissant beaucoup la table, versa le punch dans les verres et cria : « Eh bien ! Messieurs, maintenant commençons. » Quand chacun de nous eut pris en main le verre plein, collant, l’étudiant de Derpt et Frost entonnèrent une chanson allemande dans laquelle venait souvent l’exclamation Jucke ! Nous tous, après eux, chantions en désordre, et nous commençâmes à trinquer, à crier, à vanter le punch, à boire l’un avec l’autre, bras dessus, bras dessous, ou simplement, la liqueur forte et douce. Maintenant il n’y avait rien de plus à attendre, la noce était en plein train. J’avais déjà bu un plein verre de punch, on m’en versa un autre. Mes tempes battaient, la lumière me semblait rouge foncé, autour de moi tout le monde criait et riait, et cependant non seulement ce n’était pas joyeux, mais j’étais convaincu que moi et tous les autres, nous nous embêtions, et que moi et tous les autres croyions seulement nécessaire, je ne sais pourquoi, d’avoir l’air très gai. Seul peut-être l’étudiant de Derpt ne feignait pas. Il devenait de plus en plus rouge, il remplissait tous les verres en salissant de plus en plus la table maintenant toute mouillée et poisseuse. Je ne me rappelle pas dans quel ordre les choses se passèrent ensuite, mais je me rappelle qu’en cette soirée, j’aimais fort l’étudiant de Derpt et Frost, que j’appris par cœur la chanson allemande et que je les embrassai tous deux, la bouche sucrée. Je me rappelle aussi que, cette même soirée, je détestai l’étudiant de Derpt, que je voulus lui lancer une chaise et que je me retins, je me rappelle qu’outre le même sentiment de désobéissance de tous mes membres que j’avais éprouvé au dîner chez Iar, ce soir-là, ma tête me faisait tant de mal et tournait tellement que j’avais peur de mourir sur-le-champ. Je me rappelle aussi que nous nous sommes tous assis sur le plancher, et qu’agitant les mains pour imiter le mouvement des rames nous chantions : « En descendant la mère Volga », et qu’à ce moment, je pensais qu’il ne fallait pas du tout faire cela. Je me rappelle encore, qu’étendu sur le plancher, je luttai à la manière des tziganes, que je cassai le cou à quelqu’un et que je pensai que cela ne serait pas arrivé si ce quelqu’un n’avait pas été ivre. Je me rappelle encore qu’on soupa et but encore autre chose, que je sortis dans la cour pour me rafraîchir, que j’avais froid à la tête et qu’en partant j’ai remarqué qu’il faisait horriblement noir, que le marchepied de la voiture était devenu glissant et penchait et qu’on ne pouvait se tenir à Kouzma car il était devenu très faible et fléchissait comme une guenille. Mais je me rappelle principalement que pendant toute cette soirée je sentis que j’étais idiot de feindre d’être gai, d’aimer beaucoup à boire et de n’être pas ivre, et je sentis vivement que les autres faisaient aussi une grande bêtise en feignant la même chose. Il me semblait que pour chacun à part soi, c’était désagréable comme pour moi, mais que croyant être seul à éprouver cette impression, chacun trouvait nécessaire de feindre d’être gai, pour ne pas troubler la gaîté générale ; de plus, c’est étrange à dire, je me crus obligé de feindre parce que dans la soupière on avait versé trois bouteilles de champagne de dix roubles chacune, et dix bouteilles de rhum, à quatre roubles, ce qui faisait soixante-dix roubles, sans compter le souper. J’étais si convaincu de cela, que le lendemain, au cours, je fus très étonné de ce que mes camarades qui assistaient à la soirée du baron Z***, non seulement n’avaient pas honte de se rappeler ce qu’ils avaient fait là-bas, mais racontaient cette soirée de façon à ce que les autres pussent l’entendre. Ils disaient que c’était une noce étonnante, que les étudiants de Derpt sont maîtres en cette affaire, que vingt personnes ont bu quarante bouteilles de rhum, que plusieurs sont restés sous la table ivre-morts. Je ne pouvais comprendre non seulement pourquoi ils racontaient cela, mais encore pourquoi ils mentaient.

 

XL. — L’AMITIÉ AVEC LES NEKHLUDOV

Cet hiver, je vis très souvent, non seulement Dmitri, qui venait fréquemment chez nous, mais toute sa famille avec laquelle je commençais à me lier.

Les dames Nekhludov — la mère, la tante et la fille — passaient toutes les soirées à la maison, et la princesse aimait que chez elle, le soir, vinssent des jeunes gens qui, disait-elle, pussent passer toute la soirée sans cartes et sans danses. Mais il y avait sans doute peu d’hommes pareils, car moi, qui venais presque chaque soir chez eux, j’y remontrais rarement des hôtes. J’étais habitué aux personnes de cette famille, à leurs diverses humeurs, je m’étais fait déjà une idée nette de leurs relations réciproques ; j’étais accoutumé aux chambres, aux meubles, et quand il n’y avait pas d’invités je me sentais tout à fait libre, sauf quand je restais seul avec Varenka. Il me semblait toujours qu’en fille pas très jolie, elle eût bien voulu que je devinsse amoureux d’elle. Mais cette confusion commençait à passer aussi. Elle montrait si naturellement qu’il lui était égal de causer avec moi, son frère ou Lubov Sergueievna que je pris l’habitude de la regarder tout simplement comme une personne qui ne voit ni honte, ni danger au plaisir que vous cause sa société. Pendant toute la durée de nos relations, je la trouvai tantôt très laide, tantôt pas très laide, mais je ne me demandai pas une seule fois : Suis-je épris ou non ? Il m’arrivait de lui parler directement, mais le plus souvent je causais avec elle en adressant, en sa présence, la parole à Lubov Sergueievna ou à Dmitri, et ce dernier moyen me plaisait surtout. Je trouvais un grand plaisir à parler devant elle, à l’écouter chanter et en général à me trouver dans la même chambre qu’elle, mais la pensée de mes relations futures avec Varenka, et celle de me sacrifier pour mon ami, s’il s’éprenait de ma sœur, me venaient rarement en tête. Et quand elles venaient, alors me sentant heureux du présent, inconsciemment je tâchais de chasser ces préoccupations d’avenir.

Cependant, malgré ce rapprochement, je continuais de croire de mon devoir strict de cacher à tous les Nekhludov et surtout à Varenka mes véritables sentiments et mon inclination, et je tâchais de me montrer tout autre que j’étais, et même tel qu’on ne pouvait être en réalité.

Je m’efforçais de paraître enthousiaste, passionné ; j’exclamais des ah ! je faisais de grands gestes passionnés quand quelque chose paraissait me plaire beaucoup ; et en même temps, je tâchais de me montrer indifférent pour toute chose extraordinaire que je voyais ou dont on me parlait, j’essayais de paraître railleur, méchant, impitoyable et en même temps fin observateur ; je tâchais de paraître logique dans tous mes actes, précis et ponctuel dans la vie et néanmoins dédaigneux de toutes les choses matérielles. Je puis affirmer que j’étais bien meilleur en réalité que cet être étrange que je m’efforçais de paraître. Mais cependant, tel que je me présentais, les Nekhludov m’aimaient et heureusement pour moi, il me semble qu’ils n’étaient pas dupes de ma feinte. Seule Lubov Sergueievna, qui me considérait comme le pire égoïste, athée et moqueur, ne m’aimait pas, je crois ; souvent elle discutait avec moi, se fâchait et me frappait de ses phrases courtes, illogiques. Mais Dmitri gardait toujours avec elle les mêmes relations bizarres, plus qu’amicales, et il disait que personne sauf elle, ne le comprenait et qu’elle lui faisait beaucoup de bien. Cette amitié continuait à attrister toute sa famille.

Une fois, Varenka, en causant avec moi de ce lien incompréhensible pour nous tous, me l’expliqua ainsi :

— Dmitri a beaucoup d’amour-propre. Il est trop fier et malgré tout son esprit, il aime beaucoup les louanges et l’admiration, il aime à être le premier et petite tante, dans l’innocence de son âme, est en admiration devant lui et n’a pas assez de tact pour lui cacher cette admiration ; il en résulte qu’elle le flatte sans feindre, très franchement.

Je me rappelle qu’après, en discutant ce raisonnement, je ne pus m’empêcher de penser que Varenka était très intelligente, et à cause de cela, je la haussai avec plaisir dans mon estime. Cette « réhabilitation » due à l’esprit que j’avais découvert en elle et à ses autres qualités morales, bien qu’elle me fît plaisir, fut mesurée sévèrement et jamais je ne la portai jusqu’à l’enthousiasme. Ainsi, quand Sophie Ivanovna, qui parlait toujours de sa nièce, me raconta que Varenka, encore enfant, il y a quatre ans, à la campagne, avait donné, sans permission, tous ses habits et ses souliers, aux enfants des paysans, si bien qu’il fallut les leur reprendre, je ne jugeai pas ce fait digne d’améliorer mon opinion sur elle, et même, en pensée, je me moquais de cette conception peu pratique des choses.

Quand il y avait des invités chez les Nekhludov, et entre autres, parfois, Volodia et Doubkov, moi, très content de moi-même, et avec une certaine conscience tranquille d’être un habitué de la maison, je m’éloignais au dernier plan, je gardais le silence et écoutais seulement ce que disaient les autres. Et ce qu’ils disaient me semblait si bête, qu’intérieurement je m’étonnais que des personnes si intelligentes et si sensées que la princesse et toute sa famille, pussent entendre de telles bêtises et y répondre. Si, alors, il m’était venu en tête de comparer à ce que disaient les hôtes, ce que je disais moi-même, quand j’étais seul, je n’aurais eu sans doute aucune surprise. J’eusse été encore moins étonné, si j’avais songé à ce que disaient nos familiers — Avdotia Vassilievna, Lubotchka et Katenka — qui n’étaient nullement inférieurs à la moyenne, lorsqu’ils causaient des soirées entières avec Doubkov en souriant gaiement ; quand, presque chaque fois, Doubkov, s’appuyant à quelque chose, déclamait avec sentimentalité les vers :

 

Au banquet de la vie, infortuné convive...

 

ou des extraits du Démon, et en général avec quel plaisir ils disaient des choses stupides pendant des heures consécutives.

Bien entendu, quand il y avait des invités, Varenka faisait moins attention à moi que quand nous étions seuls, et alors il n’y avait ni la lecture, ni la musique que j’aimais beaucoup entendre. En causant avec les invités, elle perdait pour moi son charme principal — du raisonnement tranquille et de la simplicité. Je me rappelle combien j’étais étrangement frappé de ses conversations avec mon frère, sur le théâtre et sur le temps, je savais que Volodia évitait et méprisait plus que tout au monde les banalités, et que Varenka, aussi, se moquait toujours des conversations dont l’intérêt était le temps, etc. — Pourquoi donc, quand ils se rencontraient, disaient-ils toujours les banalités les plus écrasantes, comme s’ils avaient honte l’un devant l’autre ? Après chaque conversation de ce genre, je me fâchais intérieurement contre Varenka ; le lendemain, je me moquais des invités, et je trouvais encore plus de plaisir à être seul dans la famille Nekhludov.

Quoi qu’il en soit, je commençais à trouver plus de plaisir à être avec Dmitri dans le salon de sa mère qu’avec lui seul, en tête-à-tête.

 

XLI. — L’AMITIÉ AVEC NEKHLUDOV

Précisément à cette époque, mon amitié avec Nekhludov ne tenait que par un cheveu. Il y avait déjà trop longtemps que je commençais à l’observer pour ne pas lui trouver des défauts, et comme dans la première jeunesse nous n’aimons que passionnément, nous n’aimons que les hommes parfaits. Mais dès que le brouillard de la passion commence à s’éclaircir, et qu’à travers lui les rayons clairs du raisonnement commencent à se faire un chemin et que nous voyons l’objet de notre passion sous son véritable aspect, avec ses qualités et ses défauts, seuls les défauts, comme la chose inattendue, se projettent, exagérés devant nos yeux clairs ; le désir de savoir, la nouveauté, et l’espoir que la perfection, chez un autre, n’est pas impossible, nous encouragent non seulement à la froideur, mais même au dégoût envers l’ancien objet de la passion, et sans pitié nous le délaissons et courons ailleurs chercher une nouvelle perfection. Si la même chose ne m’arriva pas avec Dmitri, je ne le dois qu’à son attachement obstiné, pédantesque, plus raisonné que cordial, que j’aurais eu honte de trahir. En outre notre principe étrange de franchise nous liait. En nous séparant, nous avions trop peur de laisser au pouvoir d’un autre tous les secrets confiés, honteux pour nous-mêmes. Cependant, depuis déjà longtemps, notre règle de franchise était visiblement négligée ; souvent elle nous gênait et nous faisait d’étranges relations.

Cet hiver-là, presque chaque fois que je venais chez Dmitri, je trouvais chez lui son camarade de l’Université, l’étudiant Bezobiedov, avec lequel il travaillait. Bezobiedov était petit, grêle, chétif, avec des mains minuscules, tachées de rousseur, et des cheveux roux, épais, non peignés ; il était toujours déchiré, sale, et, non seulement il était peu instruit, mais il travaillait très mal. Les relations de Dmitri avec lui, m’étaient aussi incompréhensibles que celles qu’il avait avec Lubov Sergueievna. La seule cause pour laquelle il l’avait choisi parmi tous ses camarades et s’était lié avec lui, ne pouvait être que celle- ci : dans toute l’Université, il n’y avait pas d’étudiant dont l’extérieur fût pire que celui de Bezobiedov. Mais, probablement pour cette raison, Dmitri avait le plaisir de lui donner, contrairement à tout le monde, son amitié. Dans toutes ses relations avec cet étudiant, on voyait cet orgueilleux sentiment : « Vous voyez, pour moi, peu importe ce que vous êtes, pour moi, tous sont égaux ; je l’aime, donc il est bon. »

J’étais étonné de ce que lui devait être pénible cette contrainte continuelle, et je me demandais comment le malheureux Bezobiedov supportait cette situation désagréable. Cette amitié me déplaisait beaucoup.

Une fois, je vins chez Dmitri pour passer la soirée avec lui dans le salon de sa mère, à causer ou à écouter le chant ou la lecture de Varenka. Mais Bezobiedov était en haut et Dmitri me répondit d’un ton raide « qu’il ne pouvait pas descendre », parce que, comme je le voyais, il avait un invité.

— Et qu’y a-t-il de gai en bas ? — ajouta-t-il. — C’est bien mieux de rester ici, causons.

Bien que la pensée de rester deux heures avec Bezobiedov ne me charmât pas du tout, je ne me décidai pas à descendre seul au salon, et dépité par l’originalité de mon ami, je m’installai dans le rocking-chair et, sans rien dire, me balançai. J’en voulais beaucoup à Dmitri et à Bezobiedov de me priver du plaisir d’être en bas. J’attendais pour savoir si Bezobiedov s’en irait bientôt, et, irrité contre lui et Dmitri, j’écoutais sans rien dire leur conversation. « Quel hôte agréable ! voilà, reste avec lui ! » — pensai-je quand le valet apporta le thé et quand Dmitri demanda cinq fois à Bezobiedov de prendre du thé, parce que celui-ci, timide au premier et au deuxième verre, croyait de son devoir de refuser et de dire : « Prenez vous-même ». Dmitri s’efforçait visiblement d’occuper son hôte par la conversation, dans laquelle il voulut en vain m’entraîner. Je me taisais lugubrement.

« Il n’y a rien à faire, j’ai un tel visage que personne ne peut même soupçonner que je m’ennuie », exprimait la physionomie de Dmitri ; et en silence, je continuais à me balancer sur la chaise. Avec un certain plaisir j’enflammais en moi, de plus en plus, un sentiment de haine sourde envers mon ami. « En voilà un sot — pensai-je — il pourrait passer une agréable soirée avec ses aimables parents ; mais non, il reste avec cet animal, et le temps passe et bientôt il sera trop tard pour aller au salon. » Et du fond de la chaise, je regardais mon ami. Sa main, sa pose, son cou, et surtout sa nuque et ses genoux me semblaient à un tel point insupportables et agaçants à voir, que, avec plaisir, en ce moment je lui aurais fait quelque sottise — même une grande sottise.

Enfin, Bezobiedov se leva ; mais Dmitri ne pouvait laisser partir ainsi un hôte à ce point agréable, et il lui proposa de rester pour coucher, ce que, par bonheur, Bezobiedov n’accepta pas ; et il partit.

Après l’avoir accompagné, Dmitri revint dans la chambre ; il avait un sourire satisfait, se frottait les mains — probablement parce que las de sa contrainte, il se sentait enfin débarrassé de l’ennui. — Il se mit à marcher dans la chambre, me regardant rarement. Il me déplaisait encore plus. « Comment ose-t-il marcher et sourire ? » pensais-je.

— Pourquoi te fâches-tu ? — dit-il tout à coup en s’arrêtant en face de moi.

— Je ne me fâche pas du tout — répondis-je, comme on répond en pareil cas, — mais seulement j’ai eu grand dépit de te voir feindre avec moi, avec Bezobiedov et avec toi-même.

— Quelle bêtise, je ne feins jamais devant personne.

— Je n’oublie pas notre promesse de franchise et je te dirai tout simplement ce que je pense. Bezobiedov t’ennuie comme il m’ennuie, parce qu’il est sot et que Dieu sait d’où il sort ; mais il t’est agréable de faire l’important devant lui.

— Non ! Et premièrement, Bezobiedov est un homme charmant...

— Et moi je dis : oui ! Je te dirai même que ton amitié avec Lubov Sergueievna vient de ce qu’elle aussi te considère comme un dieu.

— Et moi je te dis que non !

— Et moi, je te dis que oui ! parce que je le sais par moi-même — répondis-je avec la chaleur du dépit contenu ; — et voulant le désarmer par une franchise. Je te dis et je te répète que je crois toujours aimer les personnes qui me disent des choses agréables, et quand je réfléchis bien, je crois qu’il n’y a pas de véritable attachement.

— Non ! — continua Dmitri, en rajustant sa cravate par un mouvement méchant du cou, — quand j’aime, alors ni les louanges, ni les injures ne peuvent changer mon sentiment.

— Ce n’est pas vrai. Je t’ai avoué, n’est-ce pas, que quand papa m’appelait lâche, je le détestais pendant quelque temps et voulais sa mort. De même toi...

— Parle pour toi. C’est très regrettable que tu sois ainsi...

— Au contraire — criai-je en bondissant de la chaise et en le regardant droit dans les yeux avec le courage du désespoir, — ce n’est pas bien ce que tu dis. — Ne m’as-tu pas parlé de mon frère ? Je ne te rappelle pas cela, car ce serait malhonnête — ne m’as-tu pas parlé... Et moi je te dirai comme je te comprends maintenant...

Et moi, essayant de le piquer encore plus fort que lui, je commençai à lui prouver qu’il n’aimait personne, et lui exposai tout ce que, me semblait-il, j’avais le droit de lui reprocher. J’étais très content de lui avoir dit tout, en oubliant entièrement que le seul but possible, qui consistait en ce qu’il m’avouât le défaut dont je l’accusais, ne pouvait être atteint alors qu’il était si emballé. Et dans son état ordinaire, quand il pouvait avouer, jamais je ne lui parlais de cela.

La discussion commençait déjà à se transformer en querelle, quand subitement Dmitri se tut et quitta le chambre. Je le suivis en continuant de parler, mais il ne me répondit pas. Je savais que sur la liste de ses défauts figurait l’emportement et maintenant il était occupé à se vaincre. Je maudissais toutes ces listes.

Alors, voilà à quoi nous conduit notre règle de nous dire l’un à l’autre tout ce que nous sentons et de ne jamais parler l’un de l’autre à un tiers. Parfois, nous nous laissions entraîner par la franchise jusqu’aux aveux les plus humiliants et prenions, à notre honte, les suppositions et les rêves pour les désirs et les sentiments, par exemple comme ce que je lui disais tout à l’heure ; et ces aveux non seulement ne créaient pas de liens entre nous, mais desséchaient le sentiment même et nous désunissaient. Et maintenant, tout d’un coup, l’amour-propre ne lui permettait pas de faire l’aveu le plus simple, et dans la chaleur de la discussion, nous nous servions des armes que nous nous étions données l’un l’autre et qui faisaient horriblement mal.

 

XLII. — LA BELLE-MÈRE

Papa devait venir avec sa femme, à Moscou, seulement après le nouvel an ; mais il y arriva en automne, au mois d’octobre, quand il y avait encore de superbes chasses à courre. Papa déclara avoir changé d’avis, parce que son affaire devait être plaidée au Sénat ; mais Mimi racontait qu’Avdotia Vassilievna s’ennuyant à la campagne, parlait si souvent de Moscou et feignait tant d’être malade que papa avait résolu de satisfaire son désir. — Parce qu’elle ne l’a jamais aimé, et elle a rebattu les oreilles de tout le monde de son amour, car elle voulait épouser un homme riche — ajouta Mimi avec un soupir pensif qui semblait dire : « Ce n’est pas ce qu’ont fait pour lui certaines personnes, s’il pouvait seulement les apprécier. »

Certaines personnes, était injuste pour Avdotia Vassilievna ; son amour pour papa était passionné, dévoué, le sacrifice de soi-même se voyait dans chacun de ses mots, de ses regards, de ses mouvement. Mais cet amour ne l’empêchait nullement, tout en ne voulant pas se séparer de son mari adoré, de désirer un bonnet extraordinaire de chez madame Annette, un chapeau à plumes d’autruche d’un bleu remarquable, une robe de velours bleu de Venise qui laisserait voir la belle poitrine blanche et les bras qui ne s’étaient montrés jusqu’ici, qu’au mari et aux servantes. Naturellement Katenka était du côté de sa mère et entre nous et notre belle-mère, s’établirent d’un coup, dès le jour de son arrivée, des relations étranges et plaisantes. Dès qu’elle sortit de voiture, Volodia, avec une mine sérieuse et des yeux vagues, fit la révérence, s’approcha de maman et dit en plaisantant :

— J’ai l’honneur de féliciter à son arrivée notre charmante maman, et de baiser sa main.

— Ah ! mon cher fils ! — dit Avdotia Vassilievna en souriant de son joli et monotone sourire.

— N’oubliez pas aussi le deuxième fils — dis-je en m’avançant pour prendre sa main et en tâchant involontairement d’imiter l’expression et la voix de Volodia.

Si nous et notre belle-mère avions été convaincus d’attachement réciproque, cette expression eût pu faire croire à de la négligence dans la démonstration de notre affection ; si nous avions été mal disposés les uns envers les autres, elle eût pu indiquer l’ironie ou la négligence, la feinte ou le désir de cacher, en présence du père, nos vrais sentiments, ou encore beaucoup d’autres sentiments et pensées. Mais dans le cas présent, cette expression qui allait très bien à l’esprit d’Avdotia Vassilievna ne signifiait absolument rien, et cachait seulement l’absence de tout sentiment. Plus tard, j’ai souvent remarqué que dans les familles chez lesquelles les vraies relations ne sont pas tout à fait bonnes, s’établit le ton de la plaisanterie, et involontairement ce fut ce qui eut lieu entre nous et Avdotia Vassilievna. Nous n’en sortions presque jamais, nous gardions toujours envers elle une politesse affectée. Nous parlions français, nous faisions des révérences et l’appelions chère maman, à quoi elle répondait toujours par une plaisanterie du même genre et son sourire joli et monotone. Seule la pleurnicheuse Lubotchka, avec ses jambes de cane et ses conversations naïves, aimait la belle-mère, et parfois, naïvement ou maladroitement, tâchait de la rapprocher de toute la famille. C’est pourquoi la seule personne au monde pour qui, outre son amour passionné pour papa, Avdotia Vassilievna eût un peu d’attachement, était Lubotchka.

Même, elle lui montrait une sorte d’enthousiasme surprenant et un respect timide qui m’étonnait beaucoup.

Dans les premiers temps, Avdotia Vassilievna aimait, en s’appelant belle-mère, rappeler que toujours les enfants et la famille jugent mal la belle-mère et sont injustes pour elle, et comment à cause de cela, la situation de la belle-mère est pénible. Mais tout en prévoyant les désagréments de sa situation, elle ne fit jamais rien pour les éviter : flatter l’un, faire un cadeau à un autre, ne pas gronder, ce qui lui était très facile parce qu’elle était, par nature, très simple et très bonne. Et non seulement elle ne fit pas cela, mais au contraire, tout en prévoyant les désagréments de sa situation, sans attendre l’attaque, elle se préparait à la défense, supposant que tous les familiers voulaient par tous les moyens lui faire des ennuis et l’offenser. Elle voyait partout des embûches et croyait plus digne de tout supporter en silence ; et naturellement, par son attitude, au lieu de gagner l’affection de tous elle ne rencontrait qu’hostilité.

En outre, elle manquait absolument de cette capacité de compréhension, développée chez nous au plus haut degré et dont j’ai déjà parlé ; ses habitudes étaient si contraires à celles de notre maison, que ces faits seuls nous disposaient mal à son égard. Dans notre propre maison, elle vivait toujours comme si elle venait d’y arriver. Elle se levait et se couchait tantôt tard, tantôt de bonne heure, tantôt elle paraissait au dîner, tantôt elle n’y venait pas, tantôt elle soupait, tantôt non. Presque toujours, quand il n’y avait pas d’invités, elle restait à moitié habillée et ne se gênait pas pour se montrer à nous et aux valets en jupon blanc, avec un châle jeté sur ses épaules et les bras nus.

Tout d’abord cette simplicité me plut, mais bientôt précisément à cause de cette simplicité je perdis le reste de respect que j’avais pour elle. Une chose encore étrange : suivant qu’il y avait ou non deux hôtes, en elle étaient deux femmes différentes : l’une devant les invités, jeune, forte, froide, belle, richement habillée, ni sotte, ni spirituelle, mais gaie ; l’autre, quand il n’y avait pas d’invités, n’était déjà plus une jeune femme, mais paraissait fatiguée, ennuyée, négligée, très ennuyeuse bien qu’aimante. Souvent, en la regardant, quand souriante, rouge du froid de l’hiver, heureuse de la conscience de sa beauté, elle revenait de visites, et ôtant son chapeau, s’approchait pour se regarder dans le miroir, ou quand faisant du bruit quand, avec sa superbe robe de bal décolletée, honteuse et fière à la fois elle passait devant les valets, pour monter en voiture, ou bien à la maison, chez nous, quand il y avait de petites soirées et qu’elle était en robe de soie montante avec de fines dentelles autour de son cou délicat, et quand elle jetait de côté son sourire monotone mais joli, en la regardant, je pensais : que diraient ceux qui l’admirent s’ils la voyaient telle que je l’ai vue, le soir quand elle reste a la maison, attendant après minuit que son mari rentre du club, vêtue d’une robe de chambre, ses cheveux dépeignés, marchant comme une ombre dans la chambre mal éclairée ? Tantôt elle s’approche du piano et joue avec une attention convulsive l’unique valse qu’elle sait, tantôt prenant un roman, elle en lit quelques lignes au milieu et le jette ; tantôt, pour ne pas éveiller le valet, elle va au buffet et prenant elle-même du concombre et du veau froid, elle mange debout, près de la porte du buffet ; tantôt de nouveau fatiguée, ennuyée, elle marche, sans aucun but, d’une chambre à l’autre. Mais ce qui nous séparait le plus d’elle, c’était le manque de compréhension qui s’exprimait par une sorte d’attention indulgente quand on lui parlait de choses incompréhensibles pour elle. Elle n’était pas coupable d’avoir pris l’habitude inconsciente de sourire un peu, en penchant la tête, quand on lui racontait des choses peu intéressantes pour elle (et excepté elle et son mari, rien ne l’intéressait). Mais ce sourire et cette inclinaison de la tête, souvent répétés, étaient insupportables. Sa gaieté, comme si elle se fût moquée d’elle-même et des autres, était aussi gauche et ne se communiquait à personne, sa sensibilité était trop doucereuse. Et principalement, elle n’avait pas honte de parler sans cesse et à chacun de son amour pour papa. Elle ne mentait nullement en disant que toute sa vie était dans l’amour de son mari, et en effet toute sa vie le prouvait, mais selon notre compréhension, cette manière de redire sans cesse et sans aucune gêne l’expression de son amour était répugnante ; et quand elle en parlait devant des étrangers, nous avions honte pour elle autant que lorsqu’elle faisait des fautes de français.

Ce qu’elle aimait le plus au monde était son mari, et son mari l’aimait, surtout les premiers temps, quand il remarquait qu’elle ne plaisait pas qu’à lui seul. Le seul but de sa vie était de captiver l’amour de son mari, mais on aurait dit qu’elle faisait exprès tout ce qui pouvait lui être désagréable, et toujours afin de lui montrer et la force de son attachement et qu’elle était prête à se sacrifier elle-même.

Elle aimait la toilette, père aimait à la voir dans le monde comme une beauté qui excite les louanges et l’admiration. Elle sacrifiait son plaisir de la toilette à mon père et s’habituait de plus en plus à rester à la maison en blouse grise. Papa, qui considéra toujours la liberté et l’égalité comme une condition nécessaire des relations de famille, espérait que sa favorite Lubotchka et sa douce jeune femme se lieraient très franchement, très amicalement ; mais Avdotia Vassilievna sacrifiait sa personne et croyait nécessaire de montrer à la vraie maîtresse de la maison, comme elle appelait Lubotchka, un respect déplacé qui blessait beaucoup papa. Cet hiver il joua beaucoup, et, à la fin, il fit de grosses pertes, et, comme toujours, ne voulant pas mêler sa vie de joueur à sa vie de père de famille, il cachait ses affaires à tous les siens. Avdotia Vassilievna, toujours se sacrifiant, parfois malade, et même enceinte à la fin de l’hiver, croyait de son devoir, vêtue de sa blouse grise, les cheveux défaits, d’aller en se balançant à la rencontre de papa, à quatre ou cinq heures du matin, quand lui, fatigué, honteux d’avoir beaucoup perdu, revenait du club après la huitième amende. Elle lui demandait distraitement s’il était heureux au jeu, et avec une attitude indulgente, en souriant et hochant la tête, elle écoutait quand il racontait ce qu’il faisait au club, et que pour la centième fois il lui demandait de ne jamais l’attendre. Mais, bien qu’elle ne s’intéressât nullement à la perte ou au gain, desquels cependant, grâce au train dont allait le jeu, dépendait toute la fortune de papa, de nouveau, chaque fois, elle le rencontrait la première, quand il revenait du club. À ces rencontres, cependant, outre sa passion du sacrifice d’elle-même elle était poussée encore par une jalousie secrète dont elle souffrait au plus haut degré. Personne au monde ne pouvait la convaincre que lorsque papa rentrait aussi tard, c’était du club qu il venait et non de chez une maîtresse. Elle s’efforçait de lire sur le visage de papa ses secrets d’amour, et ne voyant rien, elle soupirait et s’abandonnait, avec une sorte de plaisir douloureux, à la contemplation de son malheur.

À cause de cela et de beaucoup d’autres mortifications, pendant les derniers mois de l’hiver où papa perdit beaucoup et souvent n’était pas de bonne humeur, ses rapports avec sa femme commencèrent à souffrir de ce sentiment intermittent de haine latente, d’aversion contenue envers l’objet de l’attachement, qui s’exprime par une tendance inconsciente à lui faire tous les petits désagréments moraux possibles.

 

XLIII. — NOUVEAUX CAMARADES

L’hiver passa inaperçu, de nouveau c’était le dégel, et, à l’Université, on avait déjà affiché la date des examens, quand je me rappelai tout à coup que j’avais à répondre à dix-huit sujets qui avaient été traités devant moi et dont je n’avais ni entendu, ni inscrit, ni préparé un seul. Il est bizarre que cette question si simple : comment passerai-je l’examen ? ne se fût pas présentée à moi une seule fois. Mais tout cet hiver, j’étais tellement troublé par le plaisir d’être grand et comme il faut, que lorsque je me disais : comment passerai-je l’examen ? Je me comparais alors à mes camarades et je pensais : « Ils passeront donc l’examen, et la plupart d’entre eux ne sont pas comme il faut, alors j’ai un avantage sur eux et je dois être reçu. Je venais aux cours seulement par habitude et parce que papa m’y envoyait. De plus, j’avais déjà beaucoup de connaissances, et souvent, je trouvais l’Université très gaie. J’aimais ce bruit, ce brouhaha, ces rires, dans l’auditoire. Pendant les cours, assis sur les derniers gradins, avec l’accompagnement des sons réguliers de la voix du professeur, j’aimais à rêver à quelque chose et à observer les camarades ; parfois, avec quelques-uns d’entre eux, chez Materne, j’aimais à boire de l’eau-de-vie, à manger, et à entrer dans l’auditoire, après le professeur, en faisant timidement grincer la porte, sachant que pour cela on peut attraper une réprimande. J’aimais à prendre part à quelqu’un de ces bons tours d’étudiant, où nous tous, éclatant de rire, restions dans le couloir. Tout cela était très gai.

Quand tout le monde commença déjà à fréquenter plus assidûment les cours, le professeur de physique termina ses conférences et fit ses adieux avant l’examen. Les étudiants se mirent alors à rassembler leurs cahiers et à se préparer par groupes. Je pensai alors que je devais aussi me préparer. Operov, avec lequel je continuais à échanger des saluts mais qui était avec moi en termes assez froids, comme je l’ai dit, non seulement me proposa ses cahiers, mais m’invita même à me préparer avec lui et d’autres étudiants. J’y consentis et le remerciai, espérant effacer complètement, par cet honneur, mon ancienne discorde avec lui, mais j’insistai pour que tous vinssent chez moi, chaque fois, puisque j’avais un bon appartement.

On me répondit qu’on travaillerait à tour de rôle, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, et où ce serait plus près. La première réunion eut lieu chez Zoukhine. C’était dans une petite chambre, derrière une cloison, dans une grande maison du boulevard Troubnoï. Au premier rendez-vous, je fus en retard, et quand j’arrivai, c’était déjà commencé. La petite chambre était tout enfumée, et même du tabac de la plus mauvaise qualité, que fumait Zoukhine. Sur la table, il y avait une bouteille d’eau de vie, un petit verre, du pain, du sel et un os de mouton.

Zoukhine, sans se lever, m’invita à boire de l’eau-de-vie et à enlever mon veston.

— Je pense que vous n’êtes pas habitué à tel festin, — ajouta-t-il.

Tous étaient en chemises de coton, sales, et en plastrons. Voulant ne pas montrer mon mépris pour eux, j’ôtai mon veston, et, comme mes camarades, m’allongeai sur le divan. En ne jetant que rarement les yeux sur le cahier, Zoukhine lisait, les autres l’interrompaient par des questions et il leur répondait par des explications courtes, intelligentes, précises. Je me mis à écouter, et, comprenant peu de choses, parce que je ne savais pas ce qui précédait, je posai une question.

— Eh ! mon cher, mais vous ne pouvez pas suivre si vous ne savez pas — dit Zoukhine. Je vous donnerai le cahier, vous repasserez cela pour demain, on n’a pas le temps de vous expliquer...

J’avais honte de mon ignorance, et, en même temps, comprenant toute la justesse de l’observation de Zoukhine, je cessai d’écouter et me mis à observer mes nouveaux camarades.

D’après ma division de l’humanité en ces deux classes d’hommes comme il faut et d’hommes non comme il faut, ils appartenaient évidemment à la seconde, et, à cause de cela, ils éveillaient en moi non seulement du mépris, mais une certaine animosité personnelle envers eux, parce que n’étant pas comme il faut, ils me considéraient non pas même comme leur égal, mais même avec bienveillance et me protégeaient. Ces sentiments étaient excités en moi par leurs jambes, leurs mains sales aux ongles rongés, et l’ongle long qu’Operov portait au cinquième doigt ; par leurs chemises roses et leurs plastrons, et les injures qu’ils s’adressaient réciproquement comme une caresse, et la chambre malpropre et l’habitude de Zoukhine de toujours renifler un peu en appuyant son doigt sur une narine, et surtout leur façon de parler en accentuant certaines expressions. Par exemple, ils employaient le mot idiot au lieu de sot, admirable au lieu de beau, etc., ce qui me semblait très pédantesque et très peu distingué, Mais l’accent avec lequel ils prononçaient certains mots russes et étrangers, excitait encore davantage en moi la haine des « non comme il faut ».

Cependant, malgré ces dehors repoussants, on pressentait quelque chose de bon dans ces hommes, et enviant cette camaraderie qui les unissait, j’éprouvais comme un attrait et voulais me rapprocher d’eux, quoique ce me fût difficile. Je connaissais déjà le doux et brave Operov, et maintenant Zoukhine, extraordinairement doué, et qui, évidemment, présidait cette compagnie, me plut beaucoup. C’était un petit brun, fort, au visage un peu gras et toujours luisant, mais remarquablement intelligent, vif et indépendant. Cette expression provenait surtout du front, pas très haut, mais bombé au-dessus des yeux profonds, noirs ; il avait les cheveux courts, raides, et une épaisse barbe noire qui semblait ne jamais être rasée. Il paraissait se préoccuper peu de lui-même (ce qui me plaisait toujours chez les hommes), mais on voyait que son esprit ne restait jamais inactif. Il avait une de ces physionomies expressives qui, quelques heures après que vous les avez vues pour la première fois, tout à coup se transforment à vos yeux. À la fin de la soirée, ce phénomène se passa devant moi avec la physionomie de Zoukhine. Tout à coup, sur son visage, se montrèrent de nouvelles rides, ses yeux s’enfoncèrent plus profondément, le sourire devint tout autre, et toute l’expression changea tellement que je ne l’aurais reconnu qu’avec peine.

Quand la lecture fut terminée, Zoukhine, les autres étudiants, et moi pour prouver mon désir de camaraderie, nous bûmes chacun un verre d’eau-de-vie, et, dans la bouteille, il ne resta rien. Zoukhine demanda qui avait vingt-cinq kopeks pour envoyer chercher de l’eau-de-vie par la vieille femme qui le servait, je proposai mon argent, mais Zoukhine, comme s’il ne m’avait pas entendu, s’adressa à Operov, et celui-ci, tirant une bourse en perles, lui donna la monnaie.

— Fais attention, ne t’enivre pas, — dit Operov, qui, lui-même, n’avait rien bu.

— N’aie pas peur, — répondit Zoukhine, en suçant la moelle de mouton. (Je me rappelle que j’eus alors la pensée que s’il était si intelligent, c’était parce qu’il mangeait beaucoup de moelle.) N’aie pas peur, — répéta Zoukhine en souriant un peu, et son sourire était tel qu’on le remarquait et qu’on lui en était reconnaissant. — Même si je bois, ce ne sera pas un malheur, mais regarde déjà, mon cher, qui dépassera l’autre. C’est prêt, mon ami, — ajouta-t il en se frappant le front. — Voilà Sémenov, pourvu qu’il ne s’effondre pas ; il fait beaucoup la noce maintenant.

En effet, ce même Sémenov, aux cheveux gris, qui, lors du premier examen, m’avait rempli de joie à cause de son extérieur pire que le mien, et qui, reçu avec le numéro deux, était venu régulièrement aux cours pendant les premiers mois, s’était laissé aller à la débauche encore avant les répétitions, et, vers la fin du cours, ne se montrait plus à l’Université.

— Où est-il ? demanda quelqu’un.

— Je l’ai déjà perdu de vue, — continua Zoukhine, — la dernière fois, nous avons démoli ensemble le cabaret de Lisbonne. C’était une belle histoire. Après, il lui arriva une aventure quelconque... En voilà une tête ! Quelle flamme dans cet homme ! Quel esprit ! C’est dommage qu’il se perde ainsi. Et il se perdra assurément, ce n’est pas un gamin, pour, avec ses élans, rester à l’Université.

Après avoir causé encore un peu, nous nous séparâmes en prenant rendez-vous pour le jour suivant chez Zoukhine, car son logement était le plus rapproché pour tous les autres. Quand nous fûmes tous dans la cour, j’eus un peu honte de ce que tous allaient à pied et moi seul en drojki, et je proposai à Operov de le conduire chez lui. Zoukhine sortit avec nous et empruntant un rouble à Operov, il partit quelque part pour toute la nuit. En route, Operov me parla beaucoup du caractère et de la vie de Zoukhine, et arrivé à la maison, longtemps je ne pus m’endormir en songeant à ces nouveaux hommes dont je venais de faire connaissance. J’hésitais entre l’estime pour eux, ce à quoi me disposaient leur savoir, leur simplicité, leur honnêteté et la poésie de la jeunesse, de la bravoure, et d’autre part entre la répulsion que m’inspirait leur extérieur vulgaire. Malgré tout mon désir, à cette époque, il m’était absolument impossible de me lier avec eux. Nos conceptions étaient tout à fait différentes. Une foule de nuances qui pour moi faisaient tout le charme et tout le sens de la vie, étaient pour eux incompréhensibles et inversement. Mais la cause principale de l’impossibilité de notre rapprochement, c’étaient mon veston en drap de vingt roubles le mètre, mes drojki et mes chemises en toile de Hollande. Ceci était surtout important pour moi : il me semblait que je les froissais involontairement par les marques de mon bien-être, je me sentais coupable devant eux et tantôt m’humiliant, tantôt me révoltant contre cette humiliation imméritée, je ne pouvais nullement entrer avec eux en relations égales, franches. Et le côté grossier, vicieux du caractère de Zoukhine, en ce temps était à un tel degré masqué à mes yeux par cette puissance, cette poésie de la bravoure que je sentais en lui, qu’il était loin de me faire une impression désagréable.

Pendant deux semaines, presque chaque soir, je vins travailler chez Zoukhine. Je travaillais très peu parce que, comme je l’ai déjà dit, j’étais en retard sur mes camarades et n’ayant pas la force de travailler seul pour les rattraper, je feignais seulement d’écouter et de comprendre ce qu’ils lisaient. Je crois que mes camarades devinaient cette feinte, et souvent je comprenais qu’ils sautaient les passages qu’ils savaient eux-mêmes, sans jamais me rien demander.

Chaque jour, j’excusais de plus en plus « le non comme il faut » de ce cercle d’étudiants et m’entraînant dans leur vie, j’y trouvais beaucoup de charme. Seule la parole d’honneur que j’avais donnée à Dmitri de n’aller nulle part faire la noce avec eux, me sauva de la tentation de partager leurs distractions.

Une fois, je voulus me vanter devant eux de mes connaissances en littérature, surtout en littérature française, et j’entamai la conversation sur ce sujet. À mon grand étonnement, il advint que, malgré leur prononciation en russe des titres étrangers, ils avaient lu beaucoup plus que moi, connaissaient et appréciaient les écrivains anglais et même espagnols, Lesage, dont je n’avais jamais entendu parler. Pouschkine et Joukovsky, c’était pour eux la littérature, (et non comme pour moi un livre relié en jaune, que j’ai lu et relu dans mon enfance). Ils méprisaient également Dumas, Sue et Féval, et je dois avouer que tous, Zoukhine surtout, jugeaient beaucoup mieux que moi et plus clairement la littérature. Je reconnus aussi qu’en musique je n’avais nul avantage sur eux. À ma grande surprise, Operov jouait du violon ; un autre étudiant qui travaillait avec nous jouait du violoncelle et du piano, et tous deux étaient de l’orchestre de l’Université ; ils connaissaient très bien la musique et savaient apprécier la bonne. En un mot, sauf la prononciation du français et de l’allemand, ils savaient tout ce par quoi je voulais me grandir à leurs yeux, et n’en étaient nullement fiers. Dans ma situation, j’aurais pu me vanter de mes relations mondaines, mais je n’en avais pas comme Volodia. Alors, quelle était donc cette hauteur avec laquelle je les regardais ! Ma connaissance avec le prince Ivan Ivanovitch ? Ma prononciation du français ? Mes drojki ? Mes chemises en toile de Hollande ? Mes ongles ? Mais n’est-ce pas une bêtise que tout cela ? — pensais-je parfois, timidement, sous l’influence de l’envie que me causaient cette camaraderie et cette franche gaieté que je voyais devant moi.

Tous se tutoyaient. La simplicité de leurs rapports allait jusqu’à la grossièreté, mais une grossièreté extérieure et sous laquelle perçait toujours le souci de ne point se froisser mutuellement. Parmi les expressions au moyen desquelles ils se manifestaient leur affection, celle de « lâche cochon » me chiffonnait un peu et me donnait un prétexte à moquerie ; mais ces paroles ne les blessaient pas et ne les empêchaient pas d’être ensemble sur le pied de la plus grande amitié.

Dans leurs rapports entre eux, ils étaient attentifs, délicats, comme seuls peuvent l’être les jeunes gens très pauvres et très jeunes. Je sentais surtout quelque chose de grand, de brave dans le caractère de Zoukhine, et même dans ses aventures au cabaret de Lisbonne, je pressentais que ses orgies, ses noces, devaient être tout autres que cette feinte avec le punch et le champagne à laquelle j’avais pris part chez le baron.

 

XLIV. — ZOUKHINE ET SÉMENOV

Je ne sais pas à quelle classe appartenait Zoukhine, mais je sais qu’il avait été au lycée de S..., qu’il était sans fortune et n’appartenait pas, je crois, à la noblesse. À cette époque, il avait dix-huit ans, mais il en paraissait bien davantage. Il était très spirituel et surtout comprenait très facilement : il lui était plus facile d’embrasser d’un coup d’œil un sujet très compliqué, d’en voir tous les détails et les conclusions, que de juger les lois d’après lesquelles on tire des conclusions. Il se savait intelligent, il en était fier, et grâce à cette fierté, dans ses relations avec tout le monde, il montrait la même simplicité, la même bonhomie. La vie, probablement, l’avait beaucoup éprouvé. Sa nature enthousiaste, impressionnable, déjà avait réussi à refléter l’amour, l’amitié, les affections, les soucis d’argent. Bien que placé sur un échelon social inférieur, il n’y avait pas de choses envers quoi il n’eût, et le prouvait, comme du mépris, de l’indifférence, de la négligence provenant de sa trop grande facilité à faire ce qu’il voulait. Il semblait se donner avec ardeur à tout ce qui était nouveau, mais dès qu’il avait atteint son but, il le méprisait, et sa nature bien douée atteignait toujours le but et acquérait par suite le droit de mépriser. Pour les sciences, c’était la même chose : les travaillant très peu, en ne prenant pas les cours, il savait remarquablement les mathématiques, et ne se vantait pas en disant qu’il pourrait coller le professeur. Il trouvait beaucoup de bêtises dans ce qu’on enseignait, mais avec la ruse consciente et pratique qui était dans sa nature, il s’accommodait de ce qui était nécessaire aux professeurs et tous ceux-ci l’aimaient. Il était loyal dans ses relations avec les autorités, mais les autorités l’estimaient. Non seulement il n’estimait et n’aimait pas les sciences, mais il méprisait même ceux qui s’en occupaient sérieusement, comme d’une chose qui, pour lui, était trop facile.

Les sciences, comme il les comprenait, n’absorbaient pas la dixième partie de ses facultés, sa vie d’étudiant ne lui offrait rien à quoi il pût s’adonner tout entier, et sa nature ardente, active, exigeait la vie, comme il disait ; aussi se jetait-il dans l’orgie autant que le lui permettaient ses moyens. Il s’y adonnait avec chaleur, avec le désir de s’y plonger le plus qu’il le pouvait. Maintenant, avant les examens, la prédiction d’Operov se réalisait, il disparut pendant deux semaines, si bien que dans les premiers temps, nous travaillâmes chez un autre étudiant. Mais au premier examen, pâle, fatigué, les mains tremblantes, il parut dans la salle, et d’une façon très brillante, passa l’examen pour la deuxième année.

Au commencement des cours, la bande des noceurs, en tête desquels était Zoukhine, comptait huit étudiants. De ce nombre étaient, au début, Ikonine et Sémenov, mais le premier quitta la bande, ne supportant pas cette orgie effrénée à laquelle il s’adonnait au commencement de l’année, et le deuxième en sortit également parce qu’elle lui semblait insuffisante. Les premiers temps, tous dans notre cours les regardaient avec effroi et se racontaient leurs actes héroïques. — Les principaux héros de ces noces étaient Zoukhine et à la fin de l’année Sémenov. Les derniers temps, tous regardaient même Sémenov avec effroi, et quand il venait dans l’auditoire, ce qui était très rare, l’auditoire éprouvait une certaine émotion.

Avant les examens, Sémenov finit la noce de la façon la plus forte et la plus originale, ce que je sus grâce à mes relations avec Zoukhine. Voici comment : une fois, le soir, à peine étions nous réunis chez Zoukhine, Operov, la tête penchée sur son cahier et ayant près de lui, outre la chandelle du chandelier, une chandelle dans une bouteille, commençait à lire de sa voix aiguë son cours de physique écrit de sa fine écriture, quand dans la chambre entra le propriétaire pour déclarer que quelqu’un venait d’arriver chez lui avec un billet.....[16]

 

XLV. — JE M’EFFONDRE

Enfin arriva le premier examen de calcul différentiel et intégral, et j’étais toujours dans un étrange brouillard, et je ne me rendais pas un compte exact de ce qui m’attendait. Dans la soirée, après la société de Zoukhine et des autres camarades, il me venait en tête qu’il y avait quelque chose à changer dans mes convictions, qu’il y avait quelque chose qui n’était pas bien. Mais le matin, avec la lumière du soleil, je devenais de nouveau comme il faut, j’en étais content et ne voulais plus rien changer.

C’est avec cette disposition d’esprit que j’arrivai au premier examen. Je m’assis sur le banc de côté où étaient les princes, les comtes, les barons, je me mis à causer avec eux en français, et, c’est étrange à dire, il ne me venait pas même à l’idée que j’aurais tout de suite à répondre sur un sujet que je ne connaissais pas du tout. Avec sang-froid, je regardais ceux qui revenaient de l’interrogation, et je me permettais même de me moquer de quelques-uns.

— Eh bien, Grapp ?— dis-je à Ilinka quand il revint de la table, — avez-vous eu peur ?

— Nous verrons comment vous répondrez ! — fit Ilinka qui, depuis l’entrée à l’Université, s’était révolté contre mon influence, ne souriait pas quand je lui parlais et était très mal disposé envers moi.

Je souris avec mépris à la réponse d’Ilinka, bien que le doute qu’il exprimait m’effrayât un moment. Mais de nouveau, le brouillard couvrit ce sentiment et je continuai à être distrait, indifférent, de sorte que je promis d’aller, aussitôt après l’examen, comme si c’eût été pour moi une simple bagatelle, manger chez Materne avec le baron Z***. Quand on m’appela avec Ikonine, je rajustai les pans de mon uniforme, et bien calme, je m’avançai à la table de l’examen. Ce ne fut que quand le jeune professeur, celui qui m’avait interrogé à l’examen d’entrée, me regarda droit dans le visage, et que je touchai les bouts de papier sur lesquels étaient écrites les questions, qu’un léger frisson de crainte courut dans mon dos. Ikonine, bien qu’il eût pris le billet avec le même balancement de tout le corps qu’aux examens précédents, répondit quelque chose, tant bien que mal, et moi, je fis ce qu’il avait fait au premier examen, je fis même pis, parce que je pris un second billet auquel je ne répondis pas davantage. Le professeur me regarda avec pitié et d’une voix basse, mais ferme, prononça :

— Vous ne passerez pas en deuxième année, monsieur Irteniev, ce sera mieux pour vous de ne pas continuer l’examen. Il faut épurer la Faculté. Et vous non plus, monsieur Ikonine, — ajouta-t-il.

Ikonine demanda comme une aumône de repasser l’examen, mais le professeur lui répondit qu’il ne pouvait faire en deux jours ce qu’il n’avait pas fait en une année et qu’il ne passerait d’aucune manière. Ikonine supplia même humblement, mais le professeur refusa de nouveau.

— Vous pouvez vous retirer, messieurs, — nous dit-il de la même voix, pas très forte, mais ferme.

C’est seulement alors que je me décidai à m’éloigner de la table, et j’avais honte, car, par ma présence silencieuse, j’avais l’air de prendre part aux supplications humiliantes d’Ikonine. Je ne me rappelle pas comment je traversai la salle pleine d’étudiants, ce que je répondis à leurs questions, comment je sortis dans le vestibule et comment j’arrivai à la maison. J’étais blessé, humilié, j’étais vraiment malheureux.

De trois jours je ne sortis pas de ma chambre, je ne vis personne, comme dans l’enfance je pris plaisir à mes larmes et je pleurai abondamment. Je cherchai des pistolets avec lesquels je pusse me tuer, je le désirais beaucoup, je pensais qu’Ilinka Grapp me cracherait au visage quand il me rencontrerait, et qu’en faisant cela il agirait tout à fait bien, qu’Operov était content de mon malheur et le racontait à tous, que Kolpikov avait tout à fait raison en se moquant de moi chez Iar, que ma stupide conversation avec la princesse Kornakov ne pouvait avoir d’autre suite, etc. Tous les moments pénibles de ma vie, tourmentés par l’amour-propre, l’un après l’autre me venaient en tête. Je voulais accuser quelqu’un de mon malheur. Je pensais que c’était un fait exprès. J’inventais contre moi une cabale entière, je me révoltais contre les professeurs, contre les camarades, contre Volodia et Dmitri, contre papa qui m’avait envoyé à l’Université. Je me révoltais contre la Providence qui me permettait de survivre à ma honte. Enfin sentant ma perte définitive aux yeux de tous ceux qui me connaissaient, je demandai à papa la permission d’entrer aux hussards ou d’aller au Caucase. Papa était mécontent de moi, mais devant ma douleur profonde il me consola en disant que ce n’était pas un malheur, qu’on pouvait le réparer en passant dans une autre faculté. Volodia, qui lui aussi ne voyait en mon malheur rien de terrible, disait qu’à une autre faculté au moins je n’aurais pas honte devant les nouveaux camarades.

Nos dames ne comprenaient pas du tout ou ne voulaient pas comprendre ce qu’était un examen et ce qu’il y avait d’ennuyeux à ne pas passer dans un autre cours, et elles me plaignaient seulement parce qu’elles voyaient ma peine.

Dmitri venait chez moi chaque jour, et sans cesse se montrait très doux et très tendre, mais précisément à cause de cela, il me semblait froid. J’étais toujours gêné et blessé quand, montant chez moi en silence, il s’asseyait tout près de moi un peu avec cette expression d’un bon docteur qui s’asseoit près du lit d’un malade gravement atteint. Sophie Ivanovna et Varenka m’envoyaient par lui des livres que j’avais désiré avoir et exprimaient le désir que j’allasse chez elles. Mais je voyais justement, dans ces intentions bienveillantes, l’indulgence blessante pour un homme tombé déjà trop bas. Au bout de trois jours, j’étais un peu calmé, mais jusqu’au départ à la campagne je ne sortis nulle part et m’absorbai dans ma douleur. Je marchais, oisif, d’une chambre à l’autre, en essayant d’éviter tous les familiers.

Je pensais, pensais, et une fois, très tard dans la nuit, étant seul en bas et écoutant la valse d’Avdotia Vassilievna, je sautai d’un coup, courus en haut, pris le cahier sur lequel était écrit « Règles de vie », je l’ouvris et j’eus un moment de repentir et d’élan moral. Je pleurai, mais ce n’étaient plus des larmes de désespoir. En me remettant, je pris encore la résolution d’écrire de nouveau des règles de vie, et j’étais fermement convaincu de ne jamais rien faire de mal tant que je ne resterais pas oisif un seul instant, et tant que je ne trahirais pas ces règles.

Cet élan moral dura-t-il longtemps ? en quoi consistait-il ? quelles bases nouvelles ai-je données à mon développement moral ?

Je le raconterai dans l’autre partie, plus heureuse, de ma jeunesse[17].

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 25 décembre 2011.

 

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Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.

 

Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Une verste vaut 1 kilom. 075.

[2] Le poud vaut 16 kil. 4.

[3] La livre russe vaut 0 kil. 45.

[4] Un archine, 0 m. 71 centimètres.

[5] Boisson fermentée à base de pain ou de pommes.

[6] Nom de rue.

[7] Armiak : sorte de limousine.

[8] Grosvater, grand-père. Nom d’une danse allemande.

[9] La religion orthodoxe ne permet pas le mariage entre beaux-frères.

[10] Domestique serf ou libre chargé près des enfants du rôle de sous-gouverneur.

[11] Poivrier.

[12] Honnête.

[13] Sorte de soupe aux choux.

[14] Diminutif d’Avdotia.

[15] La coutume des étudiants allemands est de boire ensemble, pour se tutoyer ensuite.

[16] Le texte original édité en 1857 se finissait ainsi. La fin de ce chapitre ne fut publiée qu’après la mort de Tolstoï. La traduction d’Arvède Barine (publiée dans la Revue bleue en 1886 puis en volume en 1887), fort incomplète, ignore totalement ce passage. (Note BRS)

[17] Cette seconde partie n’a jamais été écrite. (Note BRS)