LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Léon Tolstoï
(Толстой Лев Николаевич)
1828 – 1910
HADJI MOURAD
(Хаджи-Мурат)
Écrit entre 1896 et 1904 ; publié en 1912 (posthume)
Traduction de J. Wladimir Bienstock, Paris, Nelson,
1912.
TABLE
Pour rentrer à la maison, j’avais pris par les champs. On était en plein milieu de l’été. Déjà l’herbe était fauchée et l’on se préparait à couper le seigle. À cette époque de l’année, il y a une merveilleuse variété de fleurs : celles des trèfles, rouges ou blanches, parfumées et duvetées ; les blanches marguerites au cœur jaune vif ; la campanule jaune, à l’odeur agréable et épicée ; les pois, violets et blancs, avec leur senteur de miel et leur haute tige grimpante ; les scabieuses jaunes, rouges, roses ; le plantain lilas, au duvet légèrement rosé, au subtil et agréable parfum ; les bleuets, bleu vif au soleil lorsqu’ils viennent d’éclore, bleu rougeâtre le soir quand ils sont à leur déclin ; et les fleurs fragiles, éphémères, à l’odeur d’amande, de la cuscute.
J’avais cueilli un gros bouquet de ces différentes fleurs et rentrais chez moi, quand je remarquai dans le fossé une magnifique bardane violette, en pleine floraison, une de ces bardanes qu’on appelle chez nous « tatare », que le faucheur coupe avec soin, et qu’on rejette du foin, si par hasard elle s’y trouve, pour ne pas se piquer les mains. Il me vint l’idée d’arracher cette bardane et de la mettre au milieu de mon bouquet. Je descendis dans le fossé et, après avoir chassé un bourdon velu qui s’était accroché au milieu d’une fleur et s’y était endormi doucement, mollement, je me mis à arracher la plante. Mais c’était très difficile. Non seulement la tige piquait de tous côtés, même à travers le mouchoir dont j’avais entouré ma main, mais elle était si résistante que je luttai contre elle presque cinq minutes, la déchirant fibre par fibre. Quand enfin je l’eus détachée, la tige était en lambeaux et la fleur ne paraissait déjà plus ni aussi fraîche ni aussi belle. Outre cela, à cause de sa rudesse, de sa raideur, elle n’allait pas du tout avec les fleurs délicates de mon bouquet. J’eus du regret d’avoir détruit en vain la fleur qui était si belle sur sa tige et la jetai. « Quelle énergie ! Quelle vitalité ! me dis-je, me rappelant les efforts déployés pour l’arracher. Comme elle se défendait, et comme elle a chèrement vendu sa vie ! »
Pour rentrer chez moi, je devais traverser un champ de terre grasse fraîchement labourée, après avoir gravi la pente douce de la route poussiéreuse. Le champ était très vaste, de sorte que de chaque côté ainsi que devant, en montant, on ne voyait que la terre noire retournée avec une grande régularité. Le labourage était bon, et sur toute l’étendue du champ on ne voyait pas la moindre plante ni herbe, tout était noir. « Quel destructeur que l’homme ! Combien d’êtres vivants, sans compter les plantes, détruit-il pour assurer son existence ! » pensai-je, en cherchant malgré moi quelque chose de vivant dans ce champ noir et mort. Devant moi, à droite de la route, une touffe quelconque se dressait. Je m’en approchai et reconnus cette même « tatare » que j’avais arrachée en vain et dont j’avais jeté la fleur. La touffe était formée de trois tiges ; l’une d’elles avait été en partie arrachée et ce qui restait ressemblait à un bras coupé ; chacune des deux autres portait une fleur. Ces fleurs, primitivement rouges, étaient maintenant noirâtres. Une des tiges était brisée, et la partie supérieure, portant la fleur maculée, pendait vers le sol. L’autre, bien que couverte de boue noire, tenait encore debout. On voyait qu’elle avait été abattue par une roue, puis s’était redressée. Il semblait qu’on lui avait tranché une partie du corps, qu’on lui avait labouré les entrailles, arraché un bras, un œil et cependant elle restait debout, ne cédant pas à l’homme qui avait détruit autour d’elle toutes les plantes, ses sœurs.
« Quelle énergie ! pensai-je. L’homme est vainqueur, il a détruit des millions d’herbes, mais celle-ci n’a pas cédé ! »
Et je me rappelai une vieille histoire du Caucase, dont je fus témoin pour une partie, et que je tiens, pour l’autre, de témoins oculaires ; quant au reste, c’est mon imagination qui l’a créé. Cette histoire telle qu’elle s’est formée par l’union de mes souvenirs et de mon imagination, la voici.
C’était à la fin de 1851. Par une froide soirée de novembre, Hadji Mourad entrait dans l’aoul[1] Machnet, d’où se dégageait la fumée odorante du kiziak[2] ; c’était un aoul non pacifié de Tchetchenz, sis à vingt verstes des possessions russes.
Le chant monotone du muezzin venait de cesser, et dans l’air pur des montagnes, imprégné de l’odeur de la fumée du kiziak, on entendait distinctement, à travers les meuglements des vaches et les bêlements des brebis qui se dispersaient parmi les huttes de l’aoul accolées les unes aux autres comme des alvéoles, les sons gutturaux de voix qui discutaient, des voix d’hommes, de femmes et d’enfants qui revenaient des fontaines.
Ce Hadji Mourad était le caïd de Schamyl, célèbre par ses exploits. Il ne sortait jamais sans ses insignes ni sans être escorté de quelques dizaines de murides[3] qui galopaient autour de lui ; mais ce soir-là il était enveloppé d’un bachelik et d’un manteau de drap à col de fourrure sous lequel apparaissait son fusil, et accompagné d’un seul muride. S’efforçant de se faire remarquer aussi peu que possible, il fixait de ses yeux noirs et mobiles les visages des habitants qu’il rencontrait sur son chemin.
Parvenu au milieu de l’aoul, au lieu de prendre la rue qui menait à la place, Hadji Mourad tourna à gauche dans une ruelle étroite. Il s’arrêta devant la deuxième cabane qui se trouvait dans cette ruelle et regarda de tous côtés. Sous l’auvent, devant la cabane, il n’y avait personne, mais sur le toit, à côté des tuyaux fraîchement enduits d’argile, était couché un homme enroulé dans un manteau en peau de mouton. Hadji Mourad effleura l’homme avec sa cravache et fit claquer sa langue. Du manteau émergea un vieillard en bonnet et vêtu d’un vieux bechmet[4] luisant. Ses yeux étaient rouges, chassieux, sans cils, et il se mit à cligner les paupières pour les décoller. Hadji Mourad prononça le salut habituel : « Sélam-Aleikoum », et découvrit son visage.
« Aleikoum-Sélam ! » répondit le vieillard en souriant de sa bouche édentée, car il avait reconnu Hadji Mourad.
Il se dressa sur ses jambes maigres, chercha ses socques qui se trouvaient près du tuyau.
S’étant chaussé, il endossa sans se hâter son manteau usé et descendit à reculons l’échelle accotée au toit. Tout le temps qu’il s’habillait et descendait, le vieillard remuait la tête et son cou maigre, ridé et bruni, en mâchonnant de sa bouche édentée. Aussitôt à terre, il saisit hospitalièrement la bride du cheval de Hadji Mourad, ainsi que l’étrier droit. Mais le muride de Hadji Mourad, un homme leste et vigoureux, sauta rapidement de son cheval et écarta le vieux pour prendre sa place. Hadji Mourad descendit de cheval et s’avança sous l’auvent en boitant légèrement. Un garçon d’une quinzaine d’années sortit vivement sur le seuil à sa rencontre. Surpris, il contempla les voyageurs de ses yeux brillants et noirs comme des cassis.
« Cours à la mosquée, appelle ton père ! » lui ordonna le vieillard et, devançant Hadji Mourad, il ouvrit devant lui la légère porte grinçante donnant accès à la cabane.
Au moment où Hadji Mourad franchissait le seuil, il se trouva face à face avec une femme d’un certain âge, maigre, vêtue d’un bechmet rouge jeté sur une chemise jaune et d’un pantalon bleu. Elle portait des coussins.
« Bienvenue dans notre maison ! » dit-elle en s’inclinant profondément, et elle se mit à disposer les coussins contre le mur de devant, afin que les visiteurs pussent s’asseoir.
« Longue vie à tes fils ! » répondit Hadji Mourad en se débarrassant de son manteau, de son fusil et de son sabre, et remettant l’ensemble au vieillard.
Celui-ci accrocha avec précaution le fusil et le sabre à un clou près des armes du maître, entre deux grands plateaux brillants suspendus au mur peint avec soin et d’une blancheur éclatante.
Hadji Mourad, après avoir glissé son pistolet à sa ceinture, s’approcha des coussins rangés sur le sol, croisa soigneusement son vêtement et s’assit sur l’un d’eux. Le vieux prit place à côté de lui, ferma les yeux et leva les mains, les paumes en dehors. Hadji Mourad en fit autant, puis tous deux récitèrent des prières tout en passant sur leurs visages leurs mains qu’ils joignaient à l’extrémité de la barbe.
« Nié khabar ? (C’est-à-dire : Qu’y a-t-il de nouveau ?) demanda Hadji Mourad au vieillard.
– Khabar-Yok. (C’est-à-dire : Rien de nouveau), répondit le vieux en regardant de ses yeux rouges, éteints, non le visage de Hadji Mourad, mais sa poitrine. Je vis habituellement dans le rucher. Mais aujourd’hui, je suis venu prendre des nouvelles de mon fils. Il sait. »
Hadji Mourad comprit que le vieux ne voulait pas dire ce qu’il savait et que lui avait besoin de savoir, aussi lui fit-il un léger signe de tête et ne le questionna pas davantage.
« Il n’y a aucune bonne nouvelle, reprit le vieillard en grommelant. Comme d’habitude : le lièvre se demande toujours comment chasser les aigles. Et ceux-ci les capturent toujours. La semaine dernière, ces chiens de Russes – que le diable les emporte ! – ont incendié le foin chez les habitants de Miguitsk. »
Le muride de Hadji Mourad entra sans bruit et s’avança à grandes et solides enjambées sur le sol d’argile. Comme l’avait fait son maître, il ôta son manteau, son fusil et son sabre pour les suspendre au clou, et ne garda que son poignard et son pistolet.
« Qui est-ce ? demanda le vieillard à Hadji Mourad en désignant le nouveau venu.
– Mon muride. Il se nomme Eldar, répondit Hadji Mourad.
– Bon », dit le vieux, et il indiqua à Eldar une place sur le tapis, près de Hadji Mourad.
Eldar s’assit, les jambes croisées, et fixa silencieusement de ses beaux yeux de brebis le visage du vieillard qui se remit à parler. Il raconta comment son fils avait capturé, la semaine passée, deux soldats : il en avait tué un et envoyé l’autre à Schamyl.
Hadji Mourad ne lui prêtait qu’une oreille distraite et se tournait vers la porte pour entendre les bruits qui provenaient du dehors. Sous l’auvent, devant la cabane, des pas se firent entendre ; la porte grinça, et le maître du logis entra. Il s’appelait Sado. C’était un homme d’une quarantaine d’années ; il avait une petite barbiche, le nez long, les yeux aussi noirs, bien que moins brillants, que ceux de son fils, le garçon de quinze ans qui courait derrière lui et pénétra dans la cabane à la suite de son père pour aller s’asseoir près de la porte. Le chef de famille ôta ses socques sur le seuil, et rejeta sur sa nuque son vieux bonnet usé, découvrant ainsi une tête à la chevelure noire, qui n’avait pas été rasée depuis longtemps. Il s’accroupit ensuite en face de Hadji Mourad.
Ainsi que le vieux, il ferma les yeux, leva les mains, les paumes en dehors, les passa sur son visage, et commença alors seulement à parler. Il rappela l’ordre de Schamyl de se saisir à tout prix de Hadji Mourad, mort ou vif : ses émissaires n’étaient partis que la veille, mais le peuple avait peur de désobéir à Schamyl et il fallait donc être très prudent.
« Chez moi, assura Sado, personne de mon vivant ne touchera à mon kounak[5]. Mais dehors, qu’arrivera-t-il ? Il faut y songer sérieusement. »
Hadji Mourad écoutait attentivement et acquiesçait de la tête. Quand Sado eut terminé, il prit la parole : « Bon. Il faut envoyer aujourd’hui un homme porter une lettre aux Russes. Mon muride peut y aller mais il lui faut un guide.
– J’enverrai mon frère Bata, dit Sado. Appelle Bata », ordonna-t-il à son fils.
Le jeune garçon bondit sur ses jambes agiles comme sur un ressort et, balançant vivement ses bras, sortit de la cabane. Dix minutes après il était de retour avec un Tchetchenz au visage tanné par le soleil, musculeux et court sur jambes. Il était vêtu d’une tcherkeska jaune aux manches effrangées, déchirée de tous côtés et d’un pantalon noir tombant bas.
Hadji Mourad salua le nouveau venu, et sans paroles inutiles, lui exposa aussitôt sa requête : « Te sens-tu capable de conduire mon muride chez les Russes ?
– Parfaitement, répondit gaiement Bata. Aucun Tchetchenz ne peut rivaliser avec moi. Un autre se chargera de cette responsabilité, promettra tout et ne fera rien. Mais avec moi ce sera fait.
– Bien, fit Hadji Mourad. Pour ta peine, tu recevras trois… »
Et il lui montra trois doigts. Bata hocha la tête pour indiquer qu’il avait compris mais ajouta aussitôt que ce n’était pas la récompense qui l’attirait, qu’il était prêt à servir Hadji Mourad uniquement pour l’honneur.
« Tous, dans les montagnes, savent comment Hadji Mourad a tué ces cochons de Russes !
– Allons, allons, fit Hadji Mourad. La corde est bonne quand elle est longue, et le discours quand il est bref !
– Eh bien, je me tairai, dit Bata.
– À l’endroit où l’Argouna tourne en face du précipice, là-bas, dans la forêt, il y a une clairière où se trouvent deux meules. Tu connais ?
– Oui, je vois.
– Là-bas, trois de mes amis m’attendent, à cheval, dit Hadji Mourad.
– Aya ! fit Bata en hochant la tête.
– Tu demanderas Khan-Magom. Lui, il sait ce qu’il faut faire et dire. Il faudra le conduire au chef russe, au prince Vorontzoff. T’en sens-tu capable ?
– Oui, je le pourrai.
– Le conduire et le ramener ?
– Oui.
– Alors tu le conduiras, puis tu retourneras dans la forêt. J’y serai.
– Tout sera fait selon ta volonté », dit Bata. Il se leva, croisa les bras sur sa poitrine, s’inclina et sortit.
« Il faut aussi envoyer un homme à Tchekhi, dit Hadji Mourad au maître du logis, quand Bata fut sorti. Voici ce qu’il faudra faire », enchaîna-t-il en saisissant un bouton de sa tcherkeska ; mais aussitôt il baissa la main et se tut, car il venait d’apercevoir deux femmes entrer dans la cabane. L’une était la femme de Sado, cette même femme maigre d’un certain âge qui avait posé les coussins. L’autre était une toute jeune fillette en pantalons rouges et bechmet vert, une sorte de plastron fait de pièces d’argent lui couvrait toute la poitrine. À l’extrémité de sa courte natte noire, épaisse et serrée, qui tombait entre ses épaules sur son dos maigre, était attaché un rouble en argent. Les mêmes yeux que son père et son frère, noirs comme des cassis, éclairaient gaiement son jeune visage qu’elle essayait de rendre sérieux. Elle ne regarda pas les visiteurs, mais on voyait que leur présence l’intimidait.
La femme de Sado portait une table basse et ronde, sur laquelle se trouvaient du thé, des crêpes au beurre, du fromage, du pain coupé en tranches minces, et du miel. La fillette portait une cuvette, une cruche et des serviettes. Tout le temps que les femmes, en faisant tintinnabuler leurs piécettes, circulèrent à pas feutrés dans leurs souples pantoufles rouges sans semelle de cuir, pour placer devant les hôtes ce qu’elles avaient apporté, Sado et Hadji Mourad demeurèrent silencieux. Eldar, ses yeux de brebis baissés sur ses jambes croisées, resta immobile comme une statue tant que les femmes se trouvèrent dans la cabane, et il ne respira à l’aise qu’après qu’eut disparu derrière la porte le bruit léger de leurs pas.
Hadji Mourad tira une cartouche de la cartouchière de sa tcherkeska et saisit dans la gaine restée vide un billet qui s’y trouvait.
« Donne cela à mon fils, dit-il en montrant le billet.
– Où faudra-t-il apporter la réponse ? demanda Sado.
– Chez toi, et tu me la feras parvenir.
– Ce sera fait », dit Sado en glissant le billet dans une des gaines à cartouches de sa propre tcherkeska. Ensuite il prit la cruche et avança la cuvette vers Hadji Mourad. Celui-ci releva les manches de son bechmet au-dessus du poignet musclé de ses mains blanches et les plaça sous le jet d’eau froide et claire que Sado lui versa de la cruche ; puis il les essuya avec une serviette propre et rêche, et s’approcha des mets. Eldar fit de même. Pendant que ses hôtes mangeaient, Sado, assis en face d’eux, les remercia de leur visite. Le garçon, toujours assis près de la porte, contemplait Hadji Mourad de ses yeux noirs et brillants en souriant, comme pour confirmer les paroles de son père.
Hadji Mourad n’avait rien mangé depuis plus d’un jour ; cependant il ne prit qu’un peu de pain et de fromage, et tira un petit couteau de dessous son poignard pour le plonger dans le miel qu’il étendit sur son pain.
« Notre miel est très bon, et cette année il y en a beaucoup, dit le vieux, visiblement content que Hadji Mourad en ait pris.
– Merci », dit Hadji Mourad, et il s’éloigna des mets. Eldar aurait bien mangé davantage, mais, comme son chef, il s’éloigna de la table, puis lui présenta la cuvette et la cruche.
Sado savait qu’en les recevant il risquait sa vie, car depuis la querelle survenue entre Schamyl et Hadji Mourad, il était interdit à tout habitant de Tchetchnia, sous menace de mort, de l’héberger. Il savait que les gens de l’aoul pouvaient d’un moment à l’autre apprendre la présence de Hadji Mourad dans sa maison et exiger qu’il le livrât. Non seulement cela ne troublait pas Sado, mais il s’en réjouissait. Pour lui c’était un devoir de défendre son hôte, même si cela devait lui coûter la vie. Et il était fier de lui, parce qu’il agissait selon sa conscience.
« Tant que tu es dans ma maison et que ma tête reste sur mes épaules, personne ne te fera du mal », répéta-t-il à Hadji Mourad.
Ce dernier leva sur lui ses yeux brillants et, s’étant assuré qu’il disait vrai, déclara solennellement : « Que la joie et la vie te soient accordés ! »
Sado, sans mot dire, croisa ses mains sur sa poitrine en signe de reconnaissance pour cette bonne parole.
Après avoir fermé les volets de la cabane et préparé des branches pour le feu, le maître des lieux, d’humeur particulièrement gaie et animée, quitta la partie de sa demeure réservée aux hôtes pour se rendre dans celle où vivait sa famille. Les femmes ne dormaient pas encore et parlaient des hôtes dangereux qui passaient la nuit chez eux.
Cette même nuit, trois soldats accompagnés d’un sous-officier quittaient la forteresse d’avant-garde, Vozdvijenskaia, sise à quinze verstes de l’aoul où Hadji Mourad passait la nuit, derrière les portes de Chahguirinsk. Les soldats étaient en pelisse courte de peau de mouton et bonnets de fourrure, leurs manteaux roulés en travers des épaules, et ils étaient chaussés de bottes montant au-dessus du genou, comme les portaient alors les soldats du Caucase.
Le fusil à l’épaule, ils marchèrent d’abord sur la route ; au bout de cinq cents pas environ ils la quittèrent pour bifurquer sur leur droite. Ils avancèrent encore d’une vingtaine de pas, écrasant sous leurs bottes des feuilles sèches, puis s’arrêtèrent près d’un platane brisé dont on apercevait le tronc noir dans l’obscurité. C’était là, près de ce platane, qu’on envoyait ordinairement le guet. Les étoiles brillantes qui semblaient courir au-dessus de la cime des arbres pendant que les soldats marchaient dans la forêt, paraissaient maintenant immobiles entre les branches nues.
« Sacrebleu ! » lança rageusement le sous-officier Panoff en ôtant de son épaule son long fusil armé de la baïonnette pour le poser dans un cliquetis contre le tronc de l’arbre. Les trois soldats firent de même.
« Ça y est ! Je l’ai perdue ! grommela avec humeur Panoff. Je l’ai oubliée, ou perdue en route.
– Qu’est-ce que tu cherches ? demanda l’un des soldats d’un ton joyeux.
– J’ai perdu ma pipe, le diable sait où !
– Et le tuyau, tu l’as ? demanda la voix enjouée.
– Le tuyau ? Le voilà.
– Alors enfonce-le dans la terre.
– Mais non ! On ne va pas faire ça.
– Nous allons arranger cela en un tour de main. »
Il était normalement interdit au guet de fumer, mais celui-là n’était pas très rigoureux : c’était plutôt une garde d’avant-poste envoyée là afin que les montagnards ne pussent, comme ils l’avaient fait autrefois, avancer un canon et tirer sur la forteresse ; aussi Panoff ne trouvait-il pas nécessaire de se priver du plaisir de fumer, et finit par acquiescer à la proposition joyeuse du soldat.
Celui-ci sortit de sa poche un couteau et se mit à creuser dans le sol un petit trou dont il tassa soigneusement toutes les irrégularités ; puis il mit du tabac dans le trou, y ajusta le tuyau, et la pipe se trouva prête. Le briquet brilla, éclairant un instant le visage musclé du soldat couché sur le ventre. Un sifflement se fit entendre dans le tuyau et Panoff sentit l’odeur agréable du tabac.
« Ça y est ? fit-il, tandis que l’autre se relevait.
– Sans doute.
– Quel gaillard tu es, Avdéieff ! Un inventeur, ma foi ! Eh bien, à mon tour ! »
Avdéieff s’écarta pour laisser la place à Panoff, et souffla la fumée. Panoff se coucha sur le ventre et, après avoir essuyé le tuyau avec sa manche, se mit à fumer. Quand il eut fini, la conversation s’engagea entre les soldats.
« On dit que notre capitaine a de nouveau piqué dans la caisse, commença l’un des soldats d’une voix traînante. Il a perdu au jeu.
– Il rendra, dit Panoff.
– Sans doute. C’est un brave officier, confirma Avdéieff.
– Bon, bon, grommela celui qui avait entamé la conversation. Mais selon moi, il faut que la compagnie lui en touche un mot. S’il a pris de l’argent, il faut qu’il dise combien et quand il le rendra.
– La compagnie prendra bien une décision, rétorqua Panoff.
– Ce qui est certain, c’est que la compagnie réagira, confirma Avdéieff.
– Il faut acheter de l’avoine, de nouvelles bottes pour le printemps ; on a besoin d’argent, et comme il l’a pris…, insista le mécontent.
– La compagnie décidera, répéta Panoff. Ce n’est pas la première fois ; il a pris et rendra. »
À cette époque, au Caucase, chaque compagnie confiait la gestion de ses affaires à ses élus. Elle recevait de l’argent du trésor, six roubles cinquante kopecks par homme, mais se nourrissait elle-même, plantait des choux, fauchait le foin, avait ses chariots et était fière de ses chevaux gras et bien nourris. Quant à l’argent de la compagnie, il se trouvait dans une caisse dont le commandant avait la clef – et il arrivait souvent que celui-ci fît des emprunts à la caisse. C’était précisément ce qui venait de se produire et qui faisait l’objet de la discussion.
Le soldat mécontent, Nikitine, voulait qu’on exigeât des comptes du capitaine, mais Panoff et Avdéieff ne jugeaient pas la chose nécessaire.
Après Panoff, ce fut au tour de Nikitine de fumer. Il mit sous lui son manteau et s’assit, adossé à l’arbre. Les soldats redevinrent silencieux. On n’entendait que le frôlement du vent, très haut au-dessus des têtes, sur la cime des arbres. Tout à coup, à travers ce doux bruissement, retentirent les hurlements, les cris, les pleurs, le rire du chacal.
« Ah ! le maudit ! Comme il hurle ! dit Avdéieff.
– Il se moque de toi, à cause de ta gueule de travers », lança d’une voix aiguë de Petit-Russien le quatrième soldat.
De nouveau tout redevint calme ; seul le vent agitait les branches des arbres, découvrant et masquant les étoiles.
« Dis donc, Antonitch, demanda soudain à Panoff le joyeux Avdéieff, est-ce qu’il t’arrive de t’ennuyer ?
– Qu’est-ce que c’est que l’ennui ? répondit nonchalamment Panoff.
– Moi, il m’arrive de m’ennuyer tellement, tellement, qu’il me semble que je ne saurais même pas que faire de ma personne…
– Ah bon ? fit Panoff.
– L’argent que j’ai autrefois dépensé à boire, c’était à cause de l’ennui. Ça me saisit, ça me saisit, et je ne pense alors qu’à me soûler…
– Mais il arrive qu’après, ce soit encore pire.
– Oui, ça arrive, mais que peut-on y faire ?
– Mais pourquoi t’ennuies-tu ainsi ?
– Je crois que j’ai le mal du pays…
– Vraiment ! La vie était-elle à ce point agréable chez toi ?
– On n’était pas riches, mais on était à l’aise. C’était une bonne vie. »
Et Avdéieff se mit à raconter ce qu’il avait déjà raconté plusieurs fois au même Panoff : « Je me suis engagé de plein gré, à la place de mon frère. Il avait cinq enfants, tandis que moi je venais de me marier. C’est ma mère qui m’a supplié… Je me suis dit : au fond, qu’est-ce que ça peut me faire ; et puis, ils me regretteront peut-être… Je suis allé trouver notre maître. C’est un bon maître… Et il m’a dit : Tu es un brave garçon, va ! Et voilà, c’est comme ça que je me suis engagé pour mon frère.
– Félicitations ! fit Panoff.
– Oui, mais le croirais-tu, Antonitch, maintenant je m’ennuie. Et tout ça parce que je me suis engagé à la place de mon frère. Lui, maintenant, il vit comme un roi, et moi, voilà où j’en suis, je m’énerve. Et plus j’y songe, plus ça me tourmente. Évidemment c’est déjà un péché… »
Avdéieff se tut.
« Veux-tu encore fumer ? demanda-t-il.
– Je veux bien. Arrange-moi ça. »
Mais les soldats n’eurent pas le loisir de fumer. Pendant qu’Avdéieff se levait pour aller préparer de nouveau la pipe, on entendit, au milieu du bruit du vent, des pas sur la route.
Panoff saisit son fusil et poussa du pied Nikitine. Nikitine se leva et ramassa son manteau. Le troisième, Bondarenko, bondit également sur ses pieds : « Ah, mes amis, je faisais pourtant un si beau rêve ! »
Avdéieff lui fit signe de se taire et les soldats dressèrent l’oreille. Des pas sourds, d’hommes non chaussés de bottes, s’approchaient. On entendit de plus en plus distinctement dans l’obscurité, le craquement des feuilles et des branches sèches, puis l’écho d’une conversation en cette langue particulière, gutturale, des Tchetchenz. Les soldats pouvaient maintenant distinguer entre les arbres deux ombres qui se déplaçaient. L’une d’elles était ramassée, l’autre plus allongée. Quand les ombres furent tout près des soldats, Panoff mit son fusil en joue, et ses deux camarades bondirent sur la route.
« Qui va là ? cria Panoff.
– Un Tchetchenz pacifique », déclara le plus petit. C’était Bata. « Fusil yok ! Sabre yok ! dit-il en montrant ses mains vides. Il me faut arriver au prince ! »
L’autre, de plus haute taille, restait près de son compagnon sans mot dire. Lui non plus n’avait pas d’armes.
« C’est un émissaire envoyé au colonel, expliqua Panoff à ses camarades.
– Prince Vorontzoff… Grand besoin de lui… Affaire importante…
– Bon, bon, on va t’y conduire », dit Panoff. Puis il s’adressa à Avdéieff : « Toi et Bondarenko, conduisez-les, et quand vous les aurez remis au planton de service, revenez ici. Mais prends garde, ajouta-t-il, ordonne-leur de marcher devant vous.
– Et ça, c’est quoi ? rétorqua Avdéieff, en faisant semblant de les embrocher avec la baïonnette ajustée au canon de son fusil. Je pique une fois et après je tire.
– Ça ne sert à rien si tu les transperces, observa Bondarenko.
– Allons, en route ! »
Quand s’éteignit le bruit des pas des deux soldats qui accompagnaient les émissaires, Panoff et Nikitine regagnèrent leur poste.
« Le diable les emporte de s’amener en pleine nuit ! grommela Nikitine.
– Probablement une affaire urgente, dit Panoff. L’air est devenu frais », ajouta-t-il ; il déplia son manteau pour s’en couvrir et alla s’asseoir contre un arbre.
Avdéieff et Bondarenko revinrent deux heures plus tard.
« Alors, tu les as remis au colonel ? demanda Panoff.
– Oui. On ne dormait pas encore là-bas ; nous les avons amenés directement chez lui. De braves garçons, mais quelle drôle d’allure, continua Avdéieff. Qu’est-ce qu’on a bavardé avec eux !
– Toi, tu es un sacré bavard, dit Nikitine d’un ton bourru.
– Vraiment, ils ressemblent tout à fait à des Russes. L’un est marié. De braves garçons…
– Oui, braves ! lança Nikitine. Qu’ils te rencontrent seul, et ils te feront la peau !
– Le soleil ne va pas tarder à se lever, intervint Panoff.
– Oui, les étoiles commencent à s’éteindre », renchérit Avdéieff en s’installant.
Et de nouveau le silence se fit.
Les fenêtres de la caserne et des petites cabanes des soldats étaient noires depuis longtemps, mais celles d’une des plus importantes maisons de la forteresse étaient encore éclairées. Cette maison était occupée par le commandant du régiment de Kouransk, le prince Simon Mikhaïlovitch Vorontzoff, aide de camp de l’empereur, fils du général commandant en chef. Vorontzoff habitait là avec sa femme, Marie Vassilievna, célèbre beauté de Pétersbourg. Ils vivaient au sein de cette petite forteresse du Caucase dans un tel luxe que cela surprenait tous les habitants du pays. Vorontzoff, et surtout sa femme, avaient pourtant l’impression de mener ici une vie plus que modeste, faite même de privations.
À minuit, dans un grand salon au parquet recouvert de tapis, dont les lourdes portes étaient closes, les maîtres de maison et leurs hôtes se tenaient assis devant une table à jeu éclairée par quatre bougies, et jouaient aux cartes.
Le colonel Vorontzoff était blond et avait un visage allongé ; il portait les aiguillettes et le grade d’aide de camp de l’empereur. Son partenaire de jeu était un licencié de l’université de Pétersbourg, que la princesse Vorontzoff avait fait venir récemment pour être le précepteur de son fils né d’un premier mariage, un morne garçonnet à la lourde chevelure. En face d’eux étaient assis deux officiers : le premier, Poltoradski, au large visage rouge, qui appartenait à la garde, avait été nommé commandant d’une compagnie ; l’autre était l’aide de camp du colonel ; il se tenait très droit et son joli visage gardait une expression très froide.
La princesse Marie Vassilievna, quant à elle, était une femme élancée, avec de grands yeux, des sourcils noirs ; une vraie beauté. Elle était assise si près de Poltoradski que sa crinoline touchait le pied de ce dernier et elle pouvait même regarder son jeu. Ses paroles, ses regards, son sourire, les mouvements de son corps et les parfums qui s’exhalaient de sa personne faisaient tout oublier à Poltoradski, excepté la réalité de sa présence ; et il faisait faute sur faute, ce qui irritait de plus en plus son partenaire.
« Oh non ! Ce n’est pas vrai ! Il a encore laissé passer l’as ! » lâcha tout à coup l’aide de camp suite à une nouvelle faute de Poltoradski.
Celui-ci, comme s’il venait de s’éveiller et ne comprenait pas ce qui se passait, leva ses bons yeux noirs, largement écartés, sur l’aide de camp mécontent.
« Eh bien, pardonnez-lui, intervint Marie Vassilievna en souriant. Vous voyez, je vous l’avais bien dit, lança-t-elle à Poltoradski.
– Vous m’aviez dit juste le contraire, remarqua celui-ci avec un léger sourire.
– En êtes-vous bien sûr ? » fit-elle et elle lui sourit à son tour.
Ce sourire en retour émut et réjouit Poltoradski à un point tel qu’il en devint tout rouge. Saisissant les cartes, il se mit alors à les battre.
« Ce n’est pas à toi de donner », dit sévèrement l’aide de camp, qui prit les cartes de sa main blanche ornée de bagues, pour se mettre à les distribuer, comme s’il avait hâte de s’en débarrasser au plus vite.
Le valet de chambre du prince entra dans le salon et annonça que le soldat de service demandait le prince.
« Excusez-moi, messieurs, fit le prince, dans un russe teinté d’accent anglais. Marie, voulez-vous prendre ma place ?
– Vous permettez ? demanda la princesse, se redressant de toute sa haute taille en faisant froufrouter sa robe de soie et arborant son sourire lumineux de femme heureuse.
– Je permets toujours tout », dit l’aide de camp, enchanté d’avoir pour adversaire la princesse qui n’avait aucune idée du jeu. Poltoradski, quant à lui, ne put qu’écarter les bras en souriant.
Le rob touchait à sa fin quand le prince revint au salon. Il paraissait particulièrement excité. « Devinez ce que je vous propose !
– Quoi donc ?
– Buvons le champagne.
– Pour ces choses-là, je suis toujours prêt, dit Poltoradski.
– Mais, c’est une très bonne idée, renchérit l’aide de camp.
– Vassili, vous pouvez servir, ordonna le prince.
– Pour quelle raison vous a-t-on appelé ? demanda Marie Vassilievna.
– C’était le planton de service, et un autre homme.
– Qui ? Pourquoi ? insista vivement Marie Vassilievna.
– Je ne puis le dire, répondit Vorontzoff en haussant les épaules.
– Vous ne pouvez pas le dire ! répéta Marie Vassilievna. Nous verrons bien. »
On apporta le champagne. Chacun des hôtes en but une coupe. Puis ayant terminé le jeu et fait les comptes, ils commencèrent à prendre congé.
« C’est votre compagnie qui part demain en forêt ? demanda le prince à Poltoradski.
– Oui, c’est la mienne. Pourquoi ?
– Nous nous reverrons demain, fit le prince, un sourire imperceptible aux lèvres.
– J’en suis très heureux », dit Poltoradski, sans très bien comprendre ce que lui voulait Vorontzoff, soucieux seulement de la façon dont, tout à l’heure, il serrerait la main de Marie Vassilievna.
Marie Vassilievna, comme toujours, secoua avec force la main de Poltoradski et, après lui avoir rappelé encore une fois la faute qu’il avait faite en jouant carreau, elle le gratifia d’un sourire – un sourire que Poltoradski jugea charmant, tendre et significatif.
Ce dernier rentra chez lui dans cet état d’enthousiasme que seuls peuvent comprendre les hommes qui ont grandi, été élevés dans le monde, et qui, après des mois d’une vie militaire et solitaire rencontrent à nouveau une femme de leur ancien milieu, et qui plus est, une femme comme la princesse Vorontzoff !
Arrivé devant la petite maison qu’il partageait avec un camarade, il voulut pousser la porte d’entrée, mais elle était fermée. Il frappa ; personne n’ouvrit.
Irrité, il se mit à cogner du sabre et du pied dans la porte close. Des pas se firent entendre, et Vavilo, le domestique serf de Poltoradski, tira le verrou.
« Pourquoi as-tu fermé à clé ? Imbécile !
– Mais, est-il possible, Alexis Vladimirovitch…
– Tu es encore ivre. Je te montrerai, moi, si c’est possible ! »
Poltoradski voulut frapper Vavilo mais se ravisa. « Que le diable t’emporte ! Allume la chandelle.
– Tout de suite. »
Vavilo était ivre en effet. Il était allé à la fête d’un gardien de l’arsenal. Rentré à la maison, il s’était mis à réfléchir à sa vie et à la comparer à celle d’Ivan Matveievitch, le gardien de l’arsenal.
Ivan Matveievitch avait des revenus, était marié et dans un an prendrait sa retraite. Vavilo, lui, alors qu’il n’était encore qu’un enfant, avait été engagé pour le service des maîtres, et aujourd’hui il avait déjà plus de quarante ans, n’était pas marié et menait une vie de caserne avec son maître désordonné. Celui-ci était bon, ne le battait pas trop, mais quelle sorte de vie était-ce ? Il lui avait bien promis de l’affranchir à son retour du Caucase. « Mais où irais-je avec ma liberté ? avait songé Vavilo. C’est une vie de chien ! » Et une telle envie de dormir l’avait submergé, qu’il avait d’abord poussé le verrou par crainte des voleurs, puis il s’était endormi.
Poltoradski entra dans la chambre qu’il partageait avec son camarade Tikhonoff.
« Alors ! Tu as perdu ? lui demanda Tikhonoff qui s’éveilla.
– Non. J’ai gagné dix-sept roubles, et nous avons bu une bouteille de Cliquot.
– Et, bien sûr, tu as dévoré des yeux Marie Vassilievna ?
– Oui, j’ai regardé Marie Vassilievna, confirma l’intéressé.
– Il va falloir bientôt se lever, dit Tikhonoff. Notre compagnie sort à six heures.
– Vavilo ! cria Poltoradski, n’oublie pas de m’éveiller à cinq heures !
– Mais vous me battez !
– Je te dis de me réveiller ! Tu m’entends ?
– À vos ordres. »
Vavilo sortit, emportant les bottes et les effets de son maître, et Poltoradski se mit au lit ; le sourire aux lèvres, il alluma une cigarette et éteignit la chandelle. Dans l’obscurité il voyait devant lui le visage rayonnant de Marie Vassilievna.
Chez les Vorontzoff on ne se coucha pas tout de suite. Après le départ des hôtes, Marie Vassilievna s’approcha de son mari et se planta devant lui pour lui demander d’un ton sévère : « Eh bien, allez-vous à présent me dire ce qui se passe ?
– Mais, ma chère…
– Pas de “ma chère” ! C’est un émissaire, n’est-ce pas ?
– Je ne puis même pas vous le dire à vous.
– Vous ne pouvez pas ? Alors, c’est moi qui vais vous le dire !
– Vous ?
– C’est Hadji Mourad, n’est-ce pas ? » fit la princesse ; elle savait que, depuis quelques jours, il était question de pourparlers avec Hadji Mourad, et elle supposait que c’était celui-là même qui était venu chez son mari.
Vorontzoff ne put le nier, mais il ôta à sa femme toute illusion en lui apprenant que ce n’était pas Hadji Mourad en personne qui était venu, mais un simple émissaire l’informant que Hadji Mourad voulait le rencontrer demain, à l’endroit où l’on avait décidé de faire une coupe dans la forêt.
Vu la monotonie de la vie dans la forteresse, le jeune couple Vorontzoff se réjouit fort de l’événement. Ils discutèrent du plaisir que causerait à leur père cette nouvelle, puis allèrent se coucher ; il était trois heures du matin.
Après les trois nuits sans sommeil qu’il avait passées à fuir les murides que Schamyl avait lancés contre lui, Hadji Mourad s’endormit dès que Sado eut quitté la cabane, après lui avoir souhaité une bonne nuit. Il dormait tout habillé, appuyé sur son bras, le coude enfoncé dans le moelleux coussin rouge que le maître du logis lui avait apporté. Non loin de lui, près du mur, dormait Eldar. Il était couché sur le dos, ses jeunes membres vigoureux largement écartés, de sorte que sa poitrine bombée, recouverte de sa tcherkeska blanche à rayures noires, était surélevée par rapport à sa tête fraîchement rasée, bleuissante, qui retombait de l’oreiller. Sa lèvre supérieure, courte comme chez les enfants et surmontée d’un léger duvet, s’abaissait et se relevait de sorte qu’il paraissait boire. Comme Hadji Mourad, il dormait tout habillé, le pistolet et le poignard à la ceinture. Dans l’âtre, des branches achevaient de brûler et la veilleuse projetait seulement une faible lueur.
Au milieu de la nuit, la porte de la cabane réservée aux hôtes grinça ; Hadji Mourad se redressa aussitôt et se saisit de son pistolet. C’était Sado qui entrait dans la chambre, à pas feutrés.
« Qu’y a-t-il ? demanda Hadji Mourad, tout à fait réveillé.
– Il faut réfléchir, répondit Sado, en s’asseyant devant Hadji Mourad. Une femme, du haut du toit, t’a vu arriver. Elle l’a raconté à son mari et maintenant tout l’aoul est au courant. Tout à l’heure une voisine a accouru chez ma femme pour lui dire que les vieillards s’étaient réunis dans la mosquée et voulaient t’arrêter.
– Il faut partir, fit Hadji Mourad.
– Les chevaux sont prêts, dit Sado, et il sortit rapidement de la cabane.
– Eldar », chuchota Hadji Mourad.
Eldar, entendant son nom, et surtout la voix de son chef, bondit sur ses fortes jambes tout en remettant son bonnet.
Hadji Mourad prit ses armes et son manteau ; Eldar en fit autant ; et tous deux en silence sortirent de la cabane sous l’auvent. Le garçon aux yeux noirs amena les chevaux. Au bruit des sabots sur les pavés de la rue, une tête apparut à la porte d’une cabane voisine ; un homme courait en direction de la mosquée en faisant résonner ses socques.
Il n’y avait pas de lune. Les étoiles, seules, brillaient sur le ciel noir ; dans l’obscurité se profilaient les toits des cabanes de l’aoul que dominait la mosquée avec son minaret. De là-haut venait un bruit de voix.
Hadji Mourad empoigna son fusil, mit le pied à l’étrier gauche et, sans un bruit, enfourcha en un clin d’œil le haut coussin de la selle.
« Dieu vous récompense ! » dit-il au maître du logis, tout en cherchant machinalement l’autre étrier du pied droit ; puis avec sa cravache il effleura le garçon qui tenait le cheval pour lui indiquer de s’écarter. Le garçon recula, et le cheval, comme s’il savait de lui-même ce qu’il avait à faire, sortit rapidement de la ruelle sur la rue principale. Eldar allait au pas derrière lui. Sado, vêtu d’une pelisse, les suivait en courant d’un côté à l’autre de la rue étroite, en agitant vivement les bras. Tout à coup surgit sur la route une ombre qui se mouvait, puis une autre.
« Arrêtez ! Qui va là ? Arrêtez ! » cria une voix, et quelques hommes leur barrèrent la route. Au lieu d’obéir, Hadji Mourad tira son pistolet de sa ceinture, accéléra sa course et dirigea son cheval droit sur les hommes qui se dressaient sur son chemin. Ils s’écartèrent et Hadji Mourad, sans même se retourner, dévala au grand galop la route. Eldar le suivait à la même allure. Deux coups de fusil retentirent derrière eux et deux balles leur sifflèrent aux oreilles, mais ne les atteignirent ni l’un ni l’autre. Hadji Mourad, toujours au triple galop, finit au bout de trois cents pas par arrêter son cheval un peu essoufflé et tendit l’oreille. Devant lui, d’en bas, montait le bruit du torrent. Derrière, dans l’aoul, les coqs s’interpellaient, et à travers ces bruits on entendait le piétinement de chevaux qui s’approchaient et un bruit de voix. Hadji Mourad repartit au trot. Les cavaliers qui galopaient à ses trousses ne tardèrent pas à le rejoindre. Ils étaient une vingtaine. C’étaient les habitants de l’aoul qui avaient résolu d’arrêter Hadji Mourad, ou, tout au moins, histoire de pouvoir se justifier devant Schamyl, de feindre l’intention de l’arrêter. Quand ils furent suffisamment proches pour être visibles dans l’obscurité, Hadji Mourad s’arrêta, abandonna les rênes et, d’un geste qui lui était familier, déboucla de la main gauche l’étui de son fusil, et de la droite le sortit. Eldar fit la même chose.
« Que vous faut-il ? cria Hadji Mourad. Vous voulez me prendre ? Eh bien, allez-y ! » et il les mit en joue.
Les habitants de l’aoul s’immobilisèrent. Hadji Mourad, le fusil à la main, entreprit de descendre le ravin. Les cavaliers le suivirent à distance. Quand Hadji Mourad eut franchi le ravin, ses poursuivants lui crièrent d’écouter ce qu’ils voulaient lui dire. En guise de réponse, Hadji Mourad tira un coup de fusil et lança son cheval au galop. Quand il arrêta sa course, ni les hommes à ses trousses ni les coqs ne se faisaient plus entendre ; seul le murmure de l’eau montait plus distinctement des profondeurs des arbres et, de temps en temps, les ululements des hiboux. La lisière noire de la forêt où l’attendaient ses murides était toute proche.
Arrivé à la forêt, Hadji Mourad arrêta son cheval et, après avoir repris haleine, il siffla, puis prêta l’oreille.
Une minute après, le même sifflement lui répondit dans les bois. Hadji Mourad quitta la route et s’engagea sous les arbres. Quand il eut fait une centaine de pas, il aperçut un feu à travers les troncs, les ombres des hommes assis autour, et un cheval sellé et entravé, que les flammes éclairaient à mi-hauteur. Quatre hommes se trouvaient près du feu. L’un d’eux se leva rapidement et s’approcha de Hadji Mourad pour saisir sa bride et son étrier. C’était le frère d’armes de Hadji Mourad, qui lui servait d’intendant.
« Éteins le feu », dit Hadji Mourad, en descendant de cheval.
Les hommes se mirent à écarter les bûches et à piétiner les branches enflammées.
« Est-ce que Bata est venu ici ? demanda Hadji Mourad en s’approchant d’un manteau étalé au sol.
– Il est venu, mais il y a déjà longtemps qu’il est reparti avec Khan-Magom.
– Par où sont-ils partis ?
– Par là, répondit Khanefi, en indiquant la route opposée à celle par laquelle était arrivé Hadji Mourad.
– Bon », fit Hadji Mourad et, se délestant de son fusil, il se mit à le charger.
« Il faut être sur ses gardes. On me poursuit », ajouta-t-il à l’adresse de l’homme qui éteignait le feu. C’était un Tchetchenz, Gamzalo.
Gamzalo s’approcha du manteau pour prendre le fusil posé dessus et, sans mot dire, se rendit à l’extrémité de la clairière, là où Hadji Mourad avait débouché. Eldar, qui venait de descendre de cheval, attrapa les rênes de sa monture et de celle de Hadji Mourad et, en tirant haut les têtes des deux chevaux, les attacha à des arbres ; puis, comme Gamzalo, il prit son fusil et alla se poster à l’autre extrémité de la clairière.
Le feu était éteint et la forêt ne semblait plus aussi noire, bien que les étoiles n’éclairassent que faiblement dans le ciel.
Observant les étoiles qui déjà avaient parcouru la moitié du ciel, Hadji Mourad estima que minuit était passé depuis longtemps et qu’il était temps de dire la prière de la nuit. Il prit son manteau et se dirigea vers l’eau. Il ôta ses chaussures, fit ses ablutions, pieds nus sur le manteau, et s’assit ensuite sur ses talons, puis, se bouchant les oreilles et fermant les yeux, il prononça, en se tournant vers l’Orient, sa prière habituelle. Quand il en eut terminé, il rejoignit ses compagnons, s’assit sur son manteau, le coude appuyé sur ses genoux et la tête baissée, et se mit à songer. Hadji Mourad avait foi en son étoile. Chaque fois qu’il entreprenait quelque chose, il était d’avance fermement convaincu du succès et tout lui souriait. Il en avait été ainsi, à de rares exceptions près, pendant toute sa tumultueuse vie militaire. Il espérait qu’il en serait encore de même. Il imaginait comment, avec l’armée que lui donnerait Vorontzoff, il ferait campagne contre Schamyl, le capturerait, puis se vengerait ; il pensait à la récompense que le tsar russe lui donnerait, et comment, alors, il serait de nouveau à la tête, non seulement de l’Arabie, mais aussi de toute la Tchetchnia qui se soumettrait à lui.
Il s’endormit au milieu de ces pensées.
En rêve, il se voyait, avec ses soldats chantant et criant : « Hadji Mourad, en avant ! » s’élancer contre Schamyl, s’emparer de lui et de ses femmes, dont on entendrait les pleurs et les sanglots.
Il s’éveilla. La chanson « Laillakha », les cris « Hadji Mourad, en avant ! » et les pleurs des femmes de Schamyl, tout cela n’était en réalité que les cris, les pleurs et les rires des chacals, qui l’avaient réveillé.
Hadji Mourad leva la tête et regarda le ciel déjà clair, entre les arbres, du côté de l’orient, et il demanda au muride qui était assis non loin de lui où était Khan-Magom. Ayant appris qu’il n’était pas encore de retour, Hadji Mourad de nouveau inclina la tête et s’endormit.
La voix joyeuse de Khan-Magom revenant de sa mission avec Bata l’éveilla. Khan-Magom s’assit aussitôt à côté de Hadji Mourad, et entreprit de lui raconter comment les soldats les avaient abordés puis accompagnés auprès du prince lui-même ; il avait parlé au prince qui s’était réjoui de la nouvelle, et ce dernier avait promis de l’attendre ce matin à l’endroit où les Russes abattent la forêt, derrière Mitchine, dans la clairière de Chalinsk. Bata interrompait le récit de son compagnon pour y ajouter de nouveaux détails.
Hadji Mourad voulut savoir ce qu’avait exactement répondu Vorontzoff à sa proposition de se rallier aux Russes. Khan-Magom et Bata répétèrent d’une seule voix que le prince avait promis de recevoir Hadji Mourad comme son hôte et de faire en sorte que tout se passe très bien. Hadji Mourad s’informa encore de la route à prendre, et Khan-Magom lui ayant affirmé qu’il connaissait bien le chemin et le conduirait directement là-bas, il prit de l’argent, donna à Bata les trois roubles convenus puis ordonna aux siens de sortir du bissac ses armes incrustées d’or ainsi que son bonnet à turban et de les nettoyer, afin qu’il puisse se présenter aux Russes en belle tenue.
Pendant qu’on nettoyait les armes, les selles, les harnais et les chevaux, les étoiles s’étaient éteintes ; il faisait maintenant tout à fait clair, et un vent léger, précédant l’aube, soufflait.
Le matin de bonne heure, avant le jour, deux compagnies munies de haches sortirent sous le commandement de Poltoradski, pour se rendre à dix verstes au-delà des portes de Chahguirinsk. Là, une compagnie de fusiliers se dispersa et, dès que le jour commença à poindre, les soldats se mirent à couper les arbres. Vers huit heures, le brouillard commença à se lever, se confondant avec la fumée odorante des branches humides qui sifflaient et craquaient dans les feux. Les bûcherons, qui auparavant ne se voyaient pas à cinq pas mais entendaient seulement les coups de hache, purent enfin distinguer les feux et la route qui traversait la forêt jonchée d’arbres coupés. Le soleil apparaissait de temps à autre dans le brouillard comme une tache claire. Dans la clairière, à l’écart de la route, Poltoradski, assis sur un tambour, était en compagnie de son officier subalterne, Tikhonoff, de deux officiers de la 3e compagnie et d’un ancien officier de la garde, dégradé pour duel, un camarade de promotion de Poltoradski, le baron Frézé. Le sol près des tambours était jonché de papiers gras, de mégots et de bouteilles vides. Les officiers avaient bu de l’eau-de-vie, mangé, et maintenant ils s’attaquaient aux bouteilles de porter. Le tambour débouchait la troisième.
Poltoradski, bien qu’il eut peu dormi, était dans cet état particulier d’énergie morale, de franche gaieté insouciante, dans lequel il se trouvait toujours parmi ses soldats et ses camarades, quand il pouvait y avoir du danger. Une conversation animée s’était engagée entre les officiers à propos de la dernière nouvelle : la mort du général Slieptzoff. Aucun d’eux ne considérait cette mort comme le moment le plus important de son existence – sa fin et le retour à l’origine. Ils n’y voyaient que la bravoure d’un officier qui avait affronté courageusement les montagnards, l’épée à la main, et les avait massacrés farouchement.
Tous, surtout les officiers qui avaient déjà reçu le baptême du feu, savaient que dans cette guerre du Caucase, comme dans n’importe quelle guerre du reste, le corps à corps, l’épée à la main, n’est jamais tel qu’on l’imagine et le décrit – et que si une telle rencontre se produit seuls les fuyards sont massacrés. Mais les officiers l’imaginaient ainsi et cela leur donnait cet orgueil satisfait et cette gaieté qu’ils affichaient là, assis sur les tambours, les uns prenant des attitudes martiales, les autres, au contraire, affichant des poses plus modestes. Et ils fumaient, buvaient, plaisantaient, narguant la mort qui pouvait, d’un moment à l’autre, frapper l’un d’eux, ainsi qu’elle l’avait fait avec Slieptzoff. Comme pour confirmer leur attente, au beau milieu de leurs conversations, le claquement d’un coup de fusil retentit soudain du côté gauche de la route, et une balle siffla dans le brouillard pour ricocher contre un arbre. Quelques coups de fusil répondirent aux coups ennemis.
« Ah ! Ah ! cria d’une voix joyeuse Poltoradski. Cela se passe chez les fusiliers. Eh bien, mon cher Kostia, lança-t-il à Frézé, c’est ta chance. Retourne dans ta compagnie, nous allons livrer une superbe bataille ! Ça va être tout un spectacle. »
Le baron dégradé bondit sur ses jambes et se dirigea à pas rapides du côté de la fumée, où se trouvait sa compagnie. On amena à Poltoradski son petit cheval bai de Kabardine et, rassemblant ses hommes, il les conduisit dans la direction de la fusillade.
La troupe se tenait à la lisière de la forêt, au bord du ravin nu. Le vent soufflait dans les arbres, et la vue sur la descente du ravin et l’autre côté était dégagée. Quand Poltoradski arriva près des soldats, le soleil commençait à percer le brouillard, et sur l’autre bord du ravin, dans la nouvelle forêt qui commençait là-bas, on apercevait, à une centaine de sagènes, quelques cavaliers. C’étaient les Tchetchenz qui avaient poursuivi Hadji Mourad et voulaient assister à son arrivée chez les Russes. L’un d’eux fit feu, quelques soldats ripostèrent. Puis les Tchetchenz s’éloignèrent et la fusillade cessa. Mais quand Poltoradski arriva avec sa compagnie et ordonna de tirer, aussitôt, sur toute la ligne du front l’on entendit le crépitement ininterrompu des fusils, accompagné de la fumée de la poudre qui se dispersait avec légèreté. Les soldats, heureux de cette distraction, rechargeaient rapidement leurs armes et tiraient balle sur balle. Les Tchetchenz sentirent la provocation, et irrités, ils bondirent l’un après l’autre, pour à leur tour faire feu sur les soldats. L’un d’entre eux fut blessé. C’était ce même Avdéieff qui avait été envoyé au guet. Quand ses camarades s’approchèrent de lui, il était couché sur le ventre, tenant à deux mains sa blessure et, se balançant d’un mouvement régulier, il gémissait doucement.
« Je commençais juste à charger mon fusil, j’ai entendu claquer quelque chose, clac…, disait le soldat qui était dans le rang à côté d’Avdéieff. Je l’ai regardé et il a laissé tomber son fusil… »
Avdéieff appartenait à la compagnie de Poltoradski. Ayant remarqué le groupe qui s’était formé autour du blessé, Poltoradski s’en approcha.
« Eh bien ! camarade ! Tu as reçu le baptême du feu ? dit-il. Où as-tu mal ? »
Avdéieff ne répondit pas.
« Je commençais juste à charger mon fusil… J’ai entendu claquer quelque chose… clac… J’ai regardé dans sa direction, il a laissé tomber son fusil…, répéta le soldat.
– Ta, ta…, claqua de la langue Poltoradski. Eh quoi, Avdéieff, ça te fait mal ?
– Pas vraiment, mais ça m’empêche de marcher. Je prendrais bien du vin, Votre Seigneurie. »
On apporta l’alcool baptisé vin que buvaient les soldats au Caucase, et Panoff, en fronçant les sourcils d’un air grave, en donna une tasse à Avdéieff. Le blessé commença à boire, mais aussitôt repoussa la tasse.
« Je n’ai pas le cœur à boire. Bois-le, toi. »
Panoff vida la tasse.
De nouveau Avdéieff essaya de se soulever mais il retomba à terre. On déplia un manteau pour l’y installer.
« Votre Seigneurie, voici le colonel ! annonça un caporal qui s’avançait vers Poltoradski.
– Bon. Toi, veille sur lui », dit Poltoradski et, faisant siffler sa cravache, il partit au grand trot à la rencontre de Vorontzoff.
Vorontzoff, qui montait un trotteur anglais, un pur-sang à la robe rousse, était accompagné d’un aide de camp, d’un cosaque et d’un Tchetchenz interprète.
« Que se passe-t-il ici ? demanda-t-il à Poltoradski.
– Eh bien voilà : une bande de Tchetchenz s’est avancée et a attaqué le cordon, lui répondit Poltoradski.
– Bon, bon. C’est vous qui avez commencé tout cela ?
– Non, seigneur, ce n’est pas moi, expliqua Poltoradski en souriant. Ce sont eux qui nous ont provoqués.
– J’ai entendu dire qu’un soldat était blessé ?
– Oui ; et c’est dommage ; un brave soldat.
– Gravement ?
– Ça en a l’air ; dans le ventre.
– Et savez-vous où je me rends ? demanda Vorontzoff.
– Non, je l’ignore.
– Vous ne devinez pas ? Hadji Mourad vient ici ; nous devons nous rencontrer, dans un instant.
– Pas possible !
– Hier, l’émissaire est retourné le prévenir, dit Vorontzoff, s’efforçant de retenir un sourire de joie. Il sera bientôt au fond de la forêt, à m’attendre dans la clairière. Placez vos hommes jusque là-bas, et ensuite venez me rejoindre.
– À vos ordres », dit Poltoradski en portant la main à son bonnet.
Il rejoignit sa compagnie, conduisit lui-même le cordon sur la droite, et ordonna à un sergent-major de mener celui de gauche.
Pendant ce temps les soldats transportaient Avdéieff blessé à la forteresse.
Poltoradski était en route pour rejoindre Vorontzoff quand il aperçut, derrière lui, des cavaliers qui se dirigeaient de son côté. Il s’arrêta pour les attendre.
En tête s’avançait, monté sur un cheval à crinière blanche, un homme à l’air imposant en tcherkeska blanche, le turban surmontant le bonnet, et dont les armes étaient incrustées d’or. Cet homme était Hadji Mourad. Il s’approcha de Poltoradski et lui dit quelques mots en tatar. Poltoradski leva les sourcils, fit un geste de la main indiquant qu’il ne comprenait rien, et sourit. Hadji Mourad lui retourna un sourire qui frappa Poltoradski par sa bonté et sa naïveté enfantine. Poltoradski ne s’était pas représenté ainsi ce terrible montagnard. Il s’attendait à voir un homme morne, sec, lointain, et il avait devant lui un homme très simple, qui lui adressait un sourire si bon qu’il semblait être un ami de longue date. La seule chose extraordinaire chez lui, c’étaient ses yeux, très largement écartés, qui scrutaient attentivement, profondément, ceux des autres.
La suite de Hadji Mourad se composait de quatre hommes. D’abord ce Khan-Magom qui, la nuit dernière, était venu trouver Vorontzoff ; c’était un homme au visage cramoisi, rond, avec des yeux noirs brillants, sans paupières, affichant une expression pleine de joie de vivre. Ensuite venait un homme trapu et poilu, dont les sourcils se rejoignaient ; c’était un Abaze, nommé Khanefi, qui portait toutes les affaires de Hadji Mourad. Le cheval qu’il conduisait était chargé de sacs bien remplis. Mais c’était surtout les deux autres hommes de sa suite que l’on remarquait : l’un était jeune, avait la taille fine comme celle d’une femme, de larges épaules, une barbiche blonde, naissante, et des yeux de brebis. Ce beau garçon, c’était Eldar. L’autre, borgne, sans cils ni sourcils, la barbe rousse bien taillée, le visage balafré, était Gamzalo le Tchetchenz.
Poltoradski montra du doigt Vorontzoff qui débouchait sur la route. Hadji Mourad se dirigea vers lui en posant sa main droite sur sa poitrine, puis prononça quelques mots en tatar et s’arrêta.
Le Tchetchenz interprète traduisit ses paroles : « Je me rends à la volonté du tsar russe. Je veux le servir. Je le désirais depuis longtemps, mais Schamyl m’en empêchait. »
Vorontzoff tendit à Hadji Mourad sa main gantée. Hadji Mourad contempla cette main, eut une minute d’hésitation, mais la serra ensuite avec force et prononça encore quelques paroles, en regardant tantôt l’interprète, tantôt Vorontzoff.
« Il dit qu’il n’a accepté d’aller chez personne d’autre que chez toi, parce que tu es le fils du Sardar. Il a un grand respect pour toi. »
Vorontzoff remercia d’un signe de tête. Hadji Mourad poursuivit son discours en montrant sa suite.
« Il dit que ses hommes, ses murides, comme lui, serviront les Russes. »
Vorontzoff le regarda et acquiesça de la tête.
Le Tchetchenz aux yeux sans paupières, le joyeux Khan-Magom, hocha aussi la tête avant de dire quelque chose à Vorontzoff, et probablement quelque chose de très drôle, parce que l’Abaze poilu sourit en montrant des dents d’une blancheur éblouissante. Quant au roux Gamzalo, il se contenta de jeter un bref regard à Vorontzoff, pour aussitôt baisser de nouveau ses yeux rouges sur les oreilles de son cheval.
Tandis que Vorontzoff et Hadji Mourad, accompagnés de leur suite, retournaient à la forteresse, les soldats réunis en groupes échangeait leurs réflexions.
« Dieu sait combien d’âmes ce maudit a perdu, et maintenant, tu verras, il va être au centre de toutes les flatteries ! disait l’un.
– Comment en serait-il autrement ? Il était le premier commandant de Schamyl. Maintenant c’est autre chose.
– Il a l’air d’un brave. Il n’y a pas à dire, un vrai cavalier !
– Et as-tu vu le roux ? Il louche comme une bête.
– Ça doit être un vrai chien. »
Tous avaient particulièrement remarqué le roux.
Partout où l’on coupait des arbres, les soldats qui se trouvaient près de la route accouraient pour les regarder. Un officier leur cria de retourner à leur travail, mais Vorontzoff l’arrêta.
« Laisse-les regarder leur vieille connaissance ! Sais-tu qui c’est ? ajouta-t-il à l’intention du soldat qui se trouvait le plus près de lui, en prononçant lentement les mots avec un accent anglais.
– Non, Votre Excellence.
– C’est Hadji Mourad. As-tu déjà entendu ce nom ?
– Comment donc, Votre Excellence ! Nous l’avons battu plusieurs fois.
– Oui, mais il nous l’a aussi bien rendu.
– Parfaitement, Votre Excellence », répondit le soldat, ravi d’avoir discuté avec son chef.
Hadji Mourad comprit qu’on parlait de lui et un sourire de satisfaction brilla dans ses yeux. Quant à Vorontzoff, c’est dans la disposition d’esprit la plus joyeuse qu’il rentra à la forteresse.
Vorontzoff était fier d’avoir réussi à nouer le contact avec le principal et plus puissant ennemi de la Russie, après Schamyl. Une chose, toutefois, lui était désagréable : le commandant des troupes de la forteresse Vozdvijenskaia était le général Meller Zakomelski. L’ensemble de cette affaire aurait dû être menée par lui, or Vorontzoff avait agi à son insu, si bien que cela risquait de lui créer des problèmes. Cette pensée lui gâtait un peu son plaisir.
Arrivé à sa demeure, Vorontzoff confia à l’aide de camp les murides de Hadji Mourad, et invita personnellement celui-ci dans sa résidence.
La princesse Marie Vassilievna, élégante et souriante, accompagnée de son fils, un beau garçon de six ans aux cheveux bouclés, vint recevoir Hadji Mourad dans le salon. Hadji Mourad croisa ses deux mains sur sa poitrine et, un peu solennel, répéta plusieurs fois, par l’intermédiaire de l’interprète qui l’accompagnait, qu’il se considérait comme un véritable ami du prince puisque celui-ci l’avait reçu dans sa demeure, et que la famille d’un ami est aussi sacrée pour l’autre que pour l’ami lui-même.
La personne et les manières de Hadji Mourad plurent à Marie Vassilievna, et de le voir rougir quand elle lui tendit sa longue main blanche la disposa encore plus en sa faveur. Elle le pria de s’asseoir et, après lui avoir demandé s’il buvait du café, elle donna l’ordre de servir. Cependant Hadji Mourad refusa le café quand on le lui offrit. Il comprenait un peu le russe, mais ne pouvait le parler et, quand quelque chose lui échappait, il souriait. Et son sourire plaisait à Marie Vassilievna comme il avait plu à Poltoradski. Le fils de Marie Vassilievna s’appelait Boulka, il se tenait debout près de sa mère, et ne quittait pas des yeux Hadji Mourad dont il avait entendu parler comme d’un guerrier fameux.
Laissant Hadji Mourad en compagnie de sa femme, Vorontzoff se rendit à la chancellerie pour donner l’ordre de faire un rapport aux autorités sur le ralliement de Hadji Mourad. Après avoir rédigé un rapport pour le général Kozlovski, le chef du flanc gauche, à la forteresse Groznaia, ainsi qu’une lettre à son père, Vorontzoff se hâta de rentrer chez lui, craignant que sa femme ne fut mécontente de tenir compagnie seule à ce terrible étranger qu’il ne fallait ni offenser ni trop flatter. Mais sa crainte était vaine. Il trouva Hadji Mourad assis dans un fauteuil, tenant sur ses genoux son beau-fils Boulka, et écoutant attentivement, la tête inclinée, les paroles de Marie Vassilievna que lui traduisait l’interprète. Elle riait et lui disait que, si chaque fois qu’un ami convoitait un de ses biens, il le lui donnait, alors il lui faudrait bientôt se promener comme Adam.
À l’entrée du prince, Hadji Mourad fit descendre de ses genoux, pour se lever, un Boulka surpris et vexé et l’expression enjouée de son visage céda aussitôt la place à un air grave et sérieux.
Il ne se rassit qu’après Vorontzoff. Poursuivant la conversation, il répondit à Marie Vassilievna que leur loi était ainsi, que tout ce qui plaisait à un ami, il fallait le lui donner.
« Ton fils est mon ami ! ajouta-t-il en russe en caressant les cheveux bouclés de Boulka qui, de nouveau, grimpa sur ses genoux.
– Il est délicieux, ton brigand », dit en français Marie Vassilievna à son mari.
Hadji Mourad offrit alors à Boulka le poignard que celui-ci avait particulièrement admiré et le petit courut montrer le cadeau à son beau-père.
« C’est un objet de prix, remarqua Marie Vassilievna.
– Il faudra trouver l’occasion de lui faire un présent pour le remercier », dit Vorontzoff.
Hadji Mourad continuait à caresser la tête bouclée de l’enfant, et répétait : « Cavalier, cavalier.
– Un beau, très beau poignard, reprit Vorontzoff, dégainant à demi la lame effilée creusée d’une petite rainure. Merci. » Puis, à l’intention de l’interprète : « Demande-lui ce que je puis faire pour lui. »
L’interprète traduisit et Hadji Mourad répondit aussitôt qu’il n’avait besoin de rien, mais demanda seulement qu’on veuille bien le conduire dans un endroit où il pourrait prier.
Vorontzoff appela son valet de chambre et lui ordonna de se mettre à la disposition de Hadji Mourad. Dès qu’il se retrouva seul dans la chambre qui lui était destinée, son visage se transforma soudain : l’expression de plaisir, tantôt teintée de tendresse, tantôt solennelle, disparut pour faire place à un air soucieux. L’accueil de Vorontzoff était bien meilleur qu’il ne l’avait espéré, et il avait confiance en lui comme en ses officiers ; cependant il imaginait encore le pire : qu’on allait l’emprisonner, le mettre aux fers, le déporter en Sibérie, ou tout simplement le tuer. Aussi se tenait-il malgré tout sur ses gardes.
À Eldar qui vint le trouver, il demanda où l’on avait installé les murides et les chevaux, et si on ne leur avait pas pris leurs armes. Eldar lui fit savoir que les chevaux étaient dans l’écurie du prince, que les murides logeaient dans la grange, qu’on leur avait laissé leurs armes, et que l’interprète les régalait de thé et de victuailles.
Hadji Mourad, étonné, hocha la tête. Il se dévêtit et se mit à prier. Ses prières terminées, il ordonna qu’on lui apporte son poignard d’argent, s’habilla, mit sa ceinture et s’assit sur le divan pour attendre.
À quatre heures on vint le chercher pour dîner avec le prince. Pendant le repas Hadji Mourad ne mangea rien, sauf du pilau qu’il se servit lui-même juste à l’endroit du plat où Marie Vassilievna s’était servie.
« Il a peur que nous l’empoisonnions, souffla Marie Vassilievna à son mari. Il s’est servi juste au même endroit que moi. »
Puis s’adressant à Hadji Mourad par l’intermédiaire de l’interprète, elle lui demanda à quelle heure il prierait de nouveau.
Hadji Mourad leva cinq doigts et montra le soleil.
« Alors c’est bientôt », dit Vorontzoff. Il tira son chronomètre, et appuya sur le ressort. La montre sonna quatre heures et quart.
Hadji Mourad, visiblement étonné, lui demanda de la faire sonner une nouvelle fois et observa l’objet avec intérêt.
« Voilà l’occasion, donnez-lui la montre », suggéra Marie Vassilievna à son mari.
Vorontzoff s’empressa de l’offrir à Hadji Mourad. Celui-ci porta la main à sa poitrine et prit la montre. Plusieurs fois il pressa le ressort, écouta et hocha approbativement la tête.
Après le dîner on annonça au prince l’arrivée de l’aide de camp de Meller Zakomelski.
L’homme venait annoncer au prince que le général, qui venait d’apprendre le ralliement de Hadji Mourad, était très mécontent de ne pas en avoir été informé, et exigeait que Hadji Mourad lui fût immédiatement amené.
Vorontzoff répondit que l’ordre du général allait être exécuté sur-le-champ, fit connaître à son hôte la volonté du général et lui demanda de l’accompagner chez Meller.
Marie Vassilievna comprit à l’instant qu’une scène désagréable était à craindre entre son mari et le général, et souhaita, malgré toutes les objections du prince, les accompagner.
« Vous feriez mieux de rester. C’est mon affaire et non la vôtre.
– Vous ne pouvez cependant pas m’empêcher de rendre visite à madame la générale ?
– On pourrait choisir un autre moment.
– Et moi, je désire y aller aujourd’hui. »
Il n’y avait décidément rien à faire. Vorontzoff finit par consentir et ils partirent tous les trois.
À leur arrivée, Meller conduisit avec une courtoisie forcée Marie Vassilievna chez sa femme, et intima l’ordre à l’aide de camp d’accompagner Hadji Mourad dans la salle d’attente et de ne pas le laisser sortir sans son autorisation.
« Je vous en prie », dit-il enfin à Vorontzoff en ouvrant la porte de son cabinet de travail et en s’effaçant devant le prince pour le laisser passer.
Une fois dans son cabinet, il se planta devant lui et sans même le prier de s’asseoir, lui déclara de but en blanc : « C’est moi qui suis le chef militaire ici ; tous les pourparlers avec l’ennemi doivent donc se faire sous ma direction. Pourquoi ne m’avez-vous pas informé du ralliement de Hadji Mourad ?
– Un émissaire est venu chez moi et m’a informé du désir de Hadji Mourad de se rendre à moi, répondit Vorontzoff pâle d’émotion, attendant quelque grossièreté de la part du général bouillant de colère.
– Je vous demande pourquoi vous ne m’avez pas informé ?
– J’avais l’intention de le faire, baron, mais…
– Pour vous, je ne suis pas baron, mais Excellence ! » et subitement, l’irritation du baron, si longtemps contenue, s’épancha. Il déversa tout ce qu’il avait dans le cœur.
« Je ne sers pas depuis vingt-sept ans mon empereur pour que des hommes qui viennent à peine d’entrer à son service, profitant de leurs relations et de leur parenté, disposent sous mon nez de ce qui ne les regarde pas.
– Excellence, je vous en prie, ne soyez pas injuste, l’interrompit Vorontzoff.
– Je dis la vérité, reprit le général de plus en plus irrité, et ne permettrai pas… »
À cet instant Marie Vassilievna entra dans un froufrou de jupes, suivie d’une dame de taille moyenne, à la mise modeste, la femme de Meller Zakomelski.
« Je vous en prie, baron, Simon n’a point voulu vous être désagréable, intervint Marie Vassilievna.
– Mais, princesse, je ne dis pas cela.
– Eh bien, laissez donc tout cela. Une mauvaise paix vaut mieux qu’une bonne querelle. Allons bon, qu’est-ce que je raconte ! » Et elle partit d’un rire léger.
La colère du général ne put résister au rire charmant de la belle. Un sourire apparut sous sa moustache.
« Je reconnais que j’ai eu tort, dit Vorontzoff, mais…
– Eh bien, moi aussi j’ai eu tort de m’emporter », coupa Meller en tendant la main au prince.
Après avoir fait la paix, ils décidèrent que Hadji Mourad resterait momentanément chez Meller avant de rejoindre le chef du flanc gauche.
Hadji Mourad, assis dans la pièce voisine, ne comprenait pas ce qui se disait, mais il se rendit compte cependant qu’ils avaient discuté à son sujet et que le fait qu’il se soit retourné contre Schamyl était une chose capitale pour les Russes : par conséquent, ils ne le déporteraient pas ni ne le tueraient. Au contraire, il pourrait beaucoup exiger d’eux. Il comprit en outre que, même si le titre de chef revenait à Meller Zakomelski, ce dernier n’avait cependant pas l’importance de Vorontzoff, son subordonné. C’est pourquoi, quand Meller le fit appeler pour l’interroger, Hadji Mourad se tint devant lui plein de fierté et de solennité, et déclara qu’il avait quitté la montagne pour servir le tsar blanc, mais ne rendrait de comptes qu’à son sardar, c’est-à-dire au commandant en chef à Tiflis, le prince Vorontzoff.
Avdéieff, blessé, avait été transporté dans une petite maison de planches minces aménagée en hôpital, à la sortie de la forteresse, où on l’avait couché dans la salle commune, sur un des lits vides. Dans la salle il y avait quatre malades : le premier était atteint de la fièvre typhoïde ; le deuxième, tout pâle, les yeux cernés, fiévreux, ne cessait de bâiller ; les deux autres avaient été blessés au combat trois semaines auparavant : celui qui restait debout, au poignet, et l’homme assis sur son lit, à l’épaule. Tous, sauf le malade atteint de la fièvre typhoïde, entouraient le nouveau venu, interrogeant ceux qui l’avaient amené.
« Dire que quelquefois les balles pleuvent comme des pois, et il ne se passe rien, et cette fois-ci on n’a tiré que cinq coups ! racontait l’un des porteurs.
– Oui, à chacun sa destinée…
– Oh ! oh ! » gémit Avdéieff, s’efforçant de ne pas crier tandis qu’on l’installait sur sa couche. Quand il fut étendu, il fronça les sourcils et cessa de gémir mais se mit à remuer des pieds. Tenant sa blessure à deux mains, il finit par rester immobile, le regard fixe. Le médecin arriva et ordonna de retourner le malade pour voir si la balle n’était pas ressortie de l’autre côté.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda le médecin en découvrant de grandes cicatrices blanches qui se croisaient sur son dos et ses reins.
– C’est une vieille histoire, Votre Seigneurie », articula Avdéieff en gémissant.
C’étaient les traces d’une correction reçue pour avoir détourné de l’argent, qu’il avait dépensé à boire. On réinstalla Avdéieff sur le dos, et le médecin fouilla longtemps dans son ventre avec la sonde. Il trouva la balle mais ne put l’extraire et, après avoir bandé la blessure, il s’en alla. Pendant toute la durée des soins, Avdéieff demeura couché, les dents serrées et les yeux fermés. Quand le docteur fut parti, il rouvrit les yeux et regarda avec étonnement autour de lui. Ses yeux se portaient sur les malades et l’infirmier, mais il paraissait ne pas les voir. Il voyait autre chose, qui le surprenait.
Les camarades d’Avdéieff, Panoff et Seréguine, vinrent lui rendre visite. Il gisait toujours, immobile, le regard étonné. Il demeura longtemps sans reconnaître ses camarades, bien que ses yeux fussent fixés sur eux.
« Eh bien, Piotr, ne veux-tu pas faire parvenir un message chez toi ? » dit Panoff.
Avdéieff ne répondit pas, pourtant il regardait le visage de Panoff.
« Je te demande si tu ne veux pas envoyer un ordre quelconque chez toi ? » demanda de nouveau Panoff en touchant sa main large, froide et osseuse.
Avdéieff parut se réveiller.
« Ah ! C’est toi, Antonitch !
– Oui, tu vois. Je suis venu. Ne veux-tu pas faire parvenir un message chez toi ? Seréguine écrira.
– Seréguine…, répéta Avdéieff en levant avec peine ses yeux sur lui. Tu écriras… Alors écris : Votre fils, Piotr, a cessé de vivre. Voilà, j’étais jaloux de mon frère… Je l’ai raconté aujourd’hui. Et maintenant je suis content. Que Dieu l’assiste. Écris cela. »
Ayant prononcé ces paroles, il demeura longtemps silencieux, les yeux rivés sur Panoff.
« Eh bien, et la pipe, l’as-tu retrouvée ? » demanda-t-il tout à coup.
Panoff ne répondit pas.
« La pipe, te dis-je, l’as-tu retrouvée ? répéta Avdéieff.
– Elle était dans mon sac.
– C’était donc ça. Eh bien, maintenant donne-moi un cierge. Je vais mourir. »
À ce moment entra Poltoradski. Il venait prendre des nouvelles de son homme.
« Eh bien, mon cher, comment ça va ? » dit-il.
Avdéieff ferma les yeux et secoua la tête en signe de dénégation. Son visage aux pommettes saillantes était pâle et grave. Il ne répondit rien, mais répéta seulement de nouveau, en direction de Panoff : « Donne-moi un cierge. Je vais mourir. »
On lui donna un cierge, mais il n’arrivait plus à plier ses doigts. Il fallut donc lui placer le cierge entre les mains et le tenir. Poltoradski quitta les lieux. Cinq minutes après son départ, l’infirmier approcha son oreille de la poitrine d’Avdéieff et déclara que c’était fini.
Dans le rapport envoyé à Tiflis, la mort d’Avdéieff fut relatée de la façon suivante : « Le 23 novembre, deux compagnies du régiment de Kourinsk sortirent de la forteresse pour couper du bois. Au milieu de la journée, une horde de montagnards attaqua subitement les hommes. Le cordon commença à se replier, alors qu’une seconde compagnie chargeait à la baïonnette les montagnards et les mettait en déroute. Dans cette attaque, deux soldats furent blessés légèrement ; un fut tué. Quant aux montagnards, leurs pertes se chiffrent à plus de cent hommes tués ou blessés. »
Ce même jour, alors que Piotr Avdéieff rendait l’âme à l’hôpital de Vozdvijenskaia, son vieux père, la femme de son frère aîné pour lequel il s’était engagé, ainsi que la fille de ce frère, tout juste fiancée, battaient l’avoine sur l’aire.
La veille, une neige épaisse était tombée, et il y avait eu le matin une forte gelée. Le vieux s’était éveillé au chant du coq, et, voyant à travers la vitre gelée la lumière claire de la lune, il était sorti du lit, s’était chaussé, avait mis sa pelisse, son bonnet, et s’était rendu à la grange. Après avoir travaillé deux heures durant, le vieux était ensuite retourné à l’isba pour réveiller ses fils et les femmes. Quand elles arrivèrent à la grange, l’aire était bien nettoyée, la pelle de bois enfoncée dans la neige blanche qui commençait à fondre à côté d’un balai, planté la tête en haut, et les meules d’avoine disposées sur deux rangs, entourés de longues cordes. Chacun prit son fléau et se mit à battre la paille régulièrement, trois coups tour à tour. Le vieux frappait très fort, avec un lourd fléau, en écrasant la paille ; la jeune fille frappait après lui, et la bru ramassait le grain.
La lune se couchait ; le jour commençait à poindre, et le travail touchait à sa fin quand arriva le fils aîné, Akim, en pelisse de peau de mouton et coiffé d’un bonnet.
« Que fais-tu là, à fainéanter ! lui cria le père, s’arrêtant de battre et s’appuyant sur le fléau.
– Il faut bien que quelqu’un soigne les chevaux !
– Que quelqu’un soigne les chevaux ! singea le père. La vieille les soignera. Prends le fléau ; tu deviens trop gras, ivrogne !
– Ce n’est pas toi qui m’aurais donné à boire, grommela le fils.
– Comment ? » fit sévèrement le vieillard, fronçant les sourcils et manquant un coup.
Le fils, sans mot dire, s’empara d’un fléau, et ils se mirent à battre à quatre : tram, ta, pa, tam… Tram… frappait le lourd fléau du vieillard.
« Regarde sa nuque ; il s’est coiffé comme un monsieur, alors que moi, mon pantalon ne tient même plus », dit le vieux qui manqua encore un coup mais balança quand même en l’air le fléau pour ne pas perdre la mesure.
Une rangée était terminée, et les femmes se mirent à rassembler la paille avec des râteaux.
« Quel imbécile ce Piotr de s’être engagé pour toi ! Si tu avais été soldat, on te l’aurait chassée, ta paresse ! Et lui, s’il était resté à la maison, il en vaudrait cinq comme toi.
– Assez, père ! coupa la bru en rejetant les liens.
– Oui, il faut vous nourrir tous, six personnes, et aucun de vous n’est capable de travailler. Piotr, lui, travaillait pour deux. Ce n’est pas comme… »
Une vieille femme s’approchait par le sentier opposé à la cour en faisant grincer la neige sous ses lapti neufs entourant ses bandelettes de laine nouées très serrées. Les hommes mettaient le grain en tas ; la femme et la jeune fille les aidaient.
« L’ancien du village est arrivé ; nous devons tous amener des briques, pour la corvée, dit la vieille ; j’ai préparé le déjeuner. Allons, venez !
– Bon, attelle le cheval et vas-y, ordonna le vieux à Akim, et prends garde qu’on ne soit pas obligé comme l’autre jour de répondre pour toi. Rappelle-toi Piotr.
– Quand il était à la maison on l’injuriait, répondit Akim à son père ; et maintenant qu’il n’est plus là, c’est mon tour !
– Tu le mérites, déclara avec colère la mère. Ne te compare pas à Piotr.
– C’est bon, lâcha le fils.
– Comment ça, “c’est bon” ? Tu as vendu la farine pour boire, et maintenant tu oses encore dire “c’est bon” !
– Il ne faut pas parler deux fois du vieux levain », dit la bru.
La mésentente entre le père et le fils datait déjà d’un certain temps ; elle avait éclaté presque aussitôt après le départ de Piotr pour le régiment. Dès les premiers jours, le père sentit qu’il avait échangé le coucou contre l’épervier. Mais le vieux respectait la tradition, laquelle enseignait que le fils qui était sans enfants devait s’engager à la place de celui qui en avait. Akim avait cinq enfants, Piotr n’en avait pas. Mais Piotr travaillait aussi bien que le vieux, il était habile, intelligent, fort, patient et laborieux. C’était un travailleur acharné. S’il passait devant des gens en train de travailler, il faisait comme le vieux, il leur donnait un coup de main : il fauchait deux rangées, ramassait le fumier, coupait un arbre, ou fendait du bois. Le vieux le regrettait, mais il n’y avait rien à faire. Le service militaire, c’est comme la mort, un soldat c’est un membre retranché ; il ne faut pas se le rappeler, pour ne pas raviver la vieille blessure. Aussi n’était-ce que très rarement, et seulement pour faire des reproches à son fils aîné, comme aujourd’hui, que le vieux pensait à Piotr. La mère, elle, se rappelait souvent son fils cadet, et depuis longtemps, deux ans maintenant, elle demandait au vieux de lui envoyer de l’argent. Mais le vieux faisait la sourde oreille.
La famille des Kourenkoff était une famille aisée ; le vieux avait de l’argent caché quelque part, cependant pour rien au monde il ne se serait décidé à toucher à ses économies. Mais aujourd’hui, quand la vieille entendit qu’il parlait du fils cadet, elle résolut à nouveau de lui demander d’envoyer à son fils au moins un rouble, quand on vendrait l’avoine.
Quand elle se trouva seule avec le vieux, après que les jeunes gens furent partis à la corvée, elle arracha à son mari la promesse d’envoyer un rouble à Piotr sur l’argent de l’avoine. Quand douze tchetvert[6] d’avoine dans des sacs soigneusement fermés avec des épingles de bois furent montés sur le traîneau pour être portés en ville, elle remit alors au vieux une lettre écrite sous sa dictée par le sacristain, et le vieux lui promit d’ajouter à la lettre un rouble et de l’envoyer à son fils.
Le vieux, vêtu d’une pelisse neuve et d’un caftan, les jambes entourées de chaudes bandelettes de laine blanche, prit la lettre, la mit dans son calepin, et après avoir prié Dieu s’assit dans le traîneau de tête et prit le chemin de la ville. Son petit-fils conduisait le traîneau de derrière.
Une fois arrivé, le vieux demanda à un portier de lui lire la lettre, et il écouta avec attention en acquiesçant de la tête. Dans sa lettre, la mère de Piotr lui envoyait d’abord sa bénédiction, ensuite le salut de tout le monde, puis lui annonçait la nouvelle de la mort du parrain avant de lui expliquer qu’Axinia (la femme de Piotr) n’avait plus voulu vivre avec eux et était partie en service chez des étrangers : « On nous a dit qu’elle vivait bien et honnêtement. » La lettre mentionnait encore le cadeau – le rouble – et venait ensuite ce que la vieille toute triste, les larmes aux yeux, avait ordonné au sacristain d’écrire mot pour mot sous sa dictée : « Et enfin, mon cher enfant, mon petit pigeon, mon Piotr, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps sur ton sort. Mon soleil bien-aimé, à qui m’as-tu laissée ? » À ce passage la vieille s’était mise à sangloter et avait choisi de laisser cela ainsi. Et on l’avait laissé. Mais Piotr ne put recevoir ni la nouvelle du départ de sa femme, ni le rouble, ni les dernières paroles de sa mère. La lettre et l’argent revinrent avec un message annonçant que Piotr avait été tué à la guerre en défendant le tsar, la patrie et la religion orthodoxe, selon les mots du scribe militaire.
Quand la vieille apprit la nouvelle, elle cria sa douleur tant qu’elle put, puis se remit au travail. Le premier dimanche qui suivit, elle fit dire une messe et inscrire le nom de Piotr parmi les défunts, puis elle distribua des petits morceaux de pain béni aux braves gens afin qu’ils prient pour le serviteur de Dieu, Piotr.
Axinia pleura aussi en apprenant la mort de son mari bien-aimé, avec qui elle n’avait vécu qu’une année. Elle le plaignit car il avait gâché sa vie, et au milieu de ses sanglots, elle songeait aux boucles blondes de Piotr Mikhaïlovitch, à son amour, à sa triste vie avec l’orphelin Ivan, et reprochait amèrement à Piotr d’avoir davantage eu pitié de son frère que d’elle, qui était forcée de gagner son pain chez les étrangers. Mais au fond de son âme Axinia se réjouissait malgré tout de la mort de Piotr car elle était de nouveau enceinte de l’employeur chez qui elle travaillait ; désormais personne ne pourrait plus l’injurier, et son amant serait libre de l’épouser comme il le lui promettait quand il lui parlait d’amour.
Mikhaïl Sémionovitch Vorontzoff, fils de l’ambassadeur de Russie en Angleterre, avait été élevé dans ce pays et possédait une culture européenne, chose très rare à cette époque parmi les hauts fonctionnaires russes. C’était un homme ambitieux, doux et bienveillant dans ses rapports avec ses inférieurs, fin courtisan à l’égard de ses supérieurs. Il ne comprenait la vie qu’à travers des rapports de pouvoir et d’obéissance. Il possédait tous les grades supérieurs et hautes décorations, et était considéré comme un militaire très habile, vainqueur même de Napoléon sous Krasnoié.
En 1852 il avait soixante-dix ans mais c’était encore un homme alerte, à la démarche assurée, qui conservait un esprit fin et agréable, employé à maintenir son pouvoir, à consolider et à étendre sa popularité. Il était immensément riche, par lui-même et par sa femme née comtesse Branitzkaia, mais aussi grâce à la solde importante qu’il recevait en tant que général gouverneur ; malheureusement il dépensait la plus grande partie de ses revenus à construire et entretenir des palais et des jardins sur la côte méridionale de la Crimée.
Le soir du 4 décembre 1852, la troïka du courrier arriva à son palais de Tiflis. Un officier fatigué, tout noir de poussière, envoyé par le général Kozlovski pour faire savoir que Hadji Mourad s’était rallié aux Russes, en descendit. Après s’être dégourdi les jambes, il gravit le large perron du palais du général gouverneur sous l’œil des sentinelles. Il était six heures ; Vorontzoff s’apprêtait à dîner quand on lui annonça l’arrivée du courrier. Vorontzoff le reçut immédiatement, ce qui le mit en retard de quelques minutes pour le repas. Quand il entra au salon, les invités, une trentaine de personnes, assises autour de la princesse Elisabeth Xavierievna, ou debout groupées près des fenêtres, se tournèrent vers lui. Vorontzoff était en tunique d’uniforme noir, avec les pattes d’épaules sans épaulettes, et la croix blanche au cou. Son visage rusé, rasé de près, arborait un sourire agréable, et il clignait les yeux en regardant tous ses hôtes. Il s’avança d’un pas rapide et léger, s’excusant auprès des dames pour son retard, saluant les messieurs, puis s’approcha de la princesse grouzine Manane Orbeliani, une grande et belle femme de quarante-cinq ans, au type oriental, à qui il offrit son bras pour passer à table. La princesse Elisabeth Xavierievna donna elle-même le bras à un général roux, aux moustaches hérissées, qui était de passage à Tiflis. Le prince grouzine offrit son bras à la comtesse de Choiseul, amie de la princesse. Le docteur Andréievsky, les aides de camp et les autres messieurs, certains accompagnant des dames, d’autres pas, suivirent les premiers couples. Les valets en caftans, chaussés de bas et de souliers, reculaient et avançaient les chaises. Le maître d’hôtel versait solennellement la soupe fumante d’une soupière d’argent. Vorontzoff s’assit au milieu de la longue table ; la princesse et le général en face de lui ; à sa droite, la belle Orbeliani ; à sa gauche, une jeune princesse grouzine, élégante, brune, parée d’ornements brillants, et qui ne cessait de sourire.
« Excellentes, chère amie », répondit Vorontzoff à la princesse qui lui demandait quelles nouvelles avait apportées le courrier. « Simon a eu de la chance. » Et il se mit à raconter, de façon que tous les convives pussent l’entendre, la surprenante nouvelle – il était le seul à savoir que des pourparlers étaient engagés depuis longtemps déjà –, à savoir le ralliement aux Russes du plus célèbre et du plus courageux des officiers de Schamyl, Hadji Mourad, qui allait être conduit aujourd’hui ou demain à Tiflis.
Tous les convives, les aides de camp, les fonctionnaires, et même les jeunes gens, qui étaient assis tout au bout de la table et riaient une minute avant, tous se turent et écoutèrent.
« Et vous, général, avez-vous déjà rencontré ce Hadji Mourad ? demanda la princesse à son voisin, le général roux aux moustaches hérissées, quand le prince eut cessé de parler.
– Oui, et même plusieurs fois, princesse. »
Et le général raconta comment, en 1843, après la prise de Guergabel par les montagnards, Hadji Mourad affronta le détachement du général Palêne et faillit tuer sous leurs yeux le colonel Zolotoukhine.
Vorontzoff écoutait le général avec un sourire aimable, visiblement content de lui voir tenir la conversation. Mais, subitement, son visage se figea en une expression distraite et triste.
Le général, emporté par son récit, s’était mis à raconter comment il avait rencontré Hadji Mourad la seconde fois.
« Mais c’est lui, Votre Excellence, vous devez vous en souvenir, qui avait organisé le piège pendant cette expédition… la “délivrance”…
– Quand ça ? » demanda Vorontzoff en clignant les yeux.
Le général faisait allusion à cette affaire malheureuse de la campagne de Dharguinsk, où tout le détachement eût été pris en effet, et le prince Vorontzoff qui le commandait le premier, si un renfort de troupes – la « délivrance » – ne l’eût sauvé. Tous savaient parfaitement que cette campagne de Dharguinsk, dans laquelle les Russes, sous le commandement de Vorontzoff, perdirent beaucoup d’hommes, tués ou blessés, et quelques canons, était un événement qui n’avait rien de glorieux. C’est pourquoi, en présence de Vorontzoff, on ne parlait de cette campagne que dans les termes qu’il avait lui-même employés dans son rapport au tsar – comme un acte héroïque des armées russes. Le mot « délivrance », qu’avait prononcé le général, indiquait bien au contraire qu’il n’y avait point là d’acte héroïque, et que c’était une faute qui avait causé la perte de beaucoup d’hommes.
Tous le comprirent : les uns feignirent de ne pas remarquer la portée des paroles du général ; les autres, inquiets, se demandaient ce qui allait arriver. Quelques-uns échangeaient des sourires entendus. Seul le général roux aux moustaches hérissées ne remarqua rien et répéta tranquillement : « Lors de la délivrance, Votre Excellence… »
Lancé sur son thème favori, le général narra en détail comment Hadji Mourad avait si habilement coupé en deux un détachement que, si la « délivrance » n’était pas survenue, – il paraissait avoir une faiblesse particulière pour ce mot « délivrance » –, tout le monde y serait resté, parce que…
Mais il n’eut pas le temps d’achever. Madame Orbeliani, ayant compris de quoi il retournait, interrompit le récit du général pour lui demander s’il était commodément installé à Tiflis. Le général, interloqué, dévisagea tous les convives ainsi que son aide de camp assis au bout de la table qui dardait sur lui un regard obstiné et grave et, tout d’un coup, il comprit. Négligeant de répondre à la princesse, il fronça les sourcils, et se mit à manger hâtivement, sans mâcher, le morceau délicat qui était dans son assiette, sans même paraître en apprécier la saveur.
Tous se sentirent gênés, mais le prince grouzine répara la maladresse. C’était un homme stupide, mais qui savait flatter son monde de façon très habile. Il se trouvait placé de l’autre côté de la princesse Vorontzoff. Comme si de rien n’était, il se mit à raconter à très haute voix l’enlèvement de la veuve d’Akhmet Khan par Hadji Mourad. Pendant la nuit, celui-ci avait pénétré dans le village, s’était emparé de sa proie puis enfui avec tout son détachement.
« Mais pourquoi voulait-il précisément cette femme ? demanda la princesse.
– Il était l’ennemi de son mari ; il le poursuivait depuis un certain temps, mais le khan est mort avant qu’il ait pu le rencontrer. Alors, voilà, il s’est vengé sur sa veuve. »
La princesse traduisit cela en français à sa vieille amie, la comtesse de Choiseul, assise auprès du prince grouzine.
« Quelle horreur ! fit la comtesse en fermant les yeux et en secouant la tête.
– Mais non ! rétorqua Vorontzoff en souriant. On m’a raconté qu’il s’était conduit très respectueusement envers sa captive, et qu’ensuite il lui avait rendu la liberté.
– Oui, elle a été rachetée.
– Sans doute, mais tout de même il a agi noblement. »
Ces paroles du prince donnèrent le ton aux différents récits qui suivirent ensuite sur le compte de Hadji Mourad. Les courtisans avaient compris que plus ils accorderaient d’importance à Hadji Mourad ce soir, plus cela serait agréable au prince Vorontzoff.
« Le courage de cet homme est extraordinaire. C’est un homme remarquable.
– Sans aucun doute. En 49, il fit irruption à Temirkantchoura en plein jour et pilla toutes les boutiques ! »
Un Arménien assis en bout de table, qui se trouvait à cette époque à Temirkantchoura, narra les détails de cet exploit. Finalement, tout au long du dîner, il ne fut question que de Hadji Mourad. Tous, à l’envi, louèrent son courage, son esprit, sa magnanimité. Quelqu’un cependant raconta qu’un jour il avait ordonné d’exécuter vingt-six prisonniers. Mais à cela aussi on trouva une excuse : à la guerre comme à la guerre !
« C’est un grand homme !
– S’il était né en Europe il serait peut-être un nouveau Napoléon », renchérit le prince grouzine.
Il savait que toute allusion à Napoléon plaisait fort à Vorontzoff, qui avait remporté une victoire sur lui et portait pour cet exploit la croix blanche autour du cou.
« Enfin, plutôt un bon général de cavalerie, disons, répondit Vorontzoff ; à défaut de Napoléon, en tout cas, Murat.
– Et le même nom : Hadji Mourad.
– Hadji Mourad rallié, c’est la fin de Schamyl, remarqua quelqu’un.
– Ils sentent que maintenant (ce “maintenant” signifiait : maintenant que le prince Vorontzoff est là) ils ne pourront pas résister, dit un autre.
– Tout cela, grâce à vous », conclut Madame Orbeliani.
Le prince Vorontzoff tentait d’apaiser ces vagues de flatteries qui commençaient à le submerger. Mais la chose lui était cependant agréable, et il se sentit d’excellente humeur quand, après le dîner, il reconduisit sa dame au salon.
Après le dîner, alors qu’on prenait le café, servi au salon, le prince se montra particulièrement aimable avec tous, et s’approcha même du général aux moustaches rousses pour lui montrer qu’il n’avait pas relevé sa gaffe.
Quand il eut fait le tour des salons, le prince s’assit pour jouer à ce jeu de cartes ancien que l’on nomme l’« hombre ». Le prince avait pour partenaires le prince grouzine, le général arménien qui avait appris à jouer à l’hombre avec le valet de pied du prince, et le tout-puissant docteur Andréievsky.
Après avoir posé près de lui sa tabatière d’or ornée d’un portrait d’Alexandre Ier, Vorontzoff ouvrit le jeu, et alors qu’il allait étaler les cartes, son valet de pied, l’italien Giovanni, entra en portant un plateau d’argent sur lequel se trouvait un pli.
« Encore un courrier, Votre Excellence. »
Vorontzoff posa les cartes et, s’excusant, décacheta la lettre pour la lire. C’était une missive de son fils qui lui racontait le ralliement de Hadji Mourad et les ennuis qu’il avait eus avec Meller Zakomelski.
La princesse s’approcha et l’interrogea sur le contenu de la lettre.
« Toujours la même chose. Il a eu quelques difficultés avec le commandant de la place. Simon a eu tort. But all is well that ends well, dit-il en tendant la lettre à sa femme. Puis il invita ses partenaires, qui attendaient respectueusement, à tirer une carte.
Quand les cartes furent distribuées, Vorontzoff ouvrit sa tabatière et fit ce qu’il faisait toujours quand il était particulièrement bien disposé : de ses deux doigts blancs, il saisit une prise de tabac français, l’approcha de son nez et l’aspira.
Quand Hadji Mourad arriva le lendemain chez Vorontzoff, le salon de réception du prince était plein de monde : le général aux moustaches hérissées de la veille, à l’uniforme chargé de décorations, qui venait prendre congé ; un commandant de régiment menacé du conseil de guerre pour avoir largement profité des fournitures militaires ; un riche Arménien, protégé du docteur Andréievski, qui détenait le monopole des réserves d’eau-de-vie, et qui, maintenant, faisait des démarches pour obtenir le renouvellement de son privilège ; la veuve d’un officier, toute vêtue de noir, venue solliciter une pension ou au moins l’admission de ses enfants dans les écoles de l’État ; un prince grouzine ruiné, dans son magnifique costume national, cherchant à obtenir les biens expropriés d’une église ; un officier de police qui apportait dans une grande serviette le projet d’un nouveau plan de conquête du Caucase ; un khan, enfin, venu à seule fin de raconter aux siens qu’il avait été reçu chez le prince.
Tous attendaient leur tour. L’aide de camp, un beau jeune homme blond, les introduisait l’un après l’autre dans le cabinet du prince.
Quand Hadji Mourad, d’un pas alerte, en boitant légèrement entra dans le salon de réception, tous les regards se tournèrent vers lui et, de tous côtés, il entendit murmurer son nom.
Il était vêtu d’une longue tcherkeska blanche recouverte d’un bechmet brun bordé au col d’un fin galon d’argent. Il portait des sandales noires et des guêtres. Il était coiffé d’un bonnet entouré d’un turban, ce même turban qui avait permis à Akhmet Khan de le dénoncer au général Klugenau, à la suite de quoi il était passé au service de Schamyl.
Hadji Mourad se déplaçait à pas rapides ; s’il boitait c’était parce qu’une de ses jambes était plus courte que l’autre. Ses yeux, largement écartés, regardaient tranquillement devant lui, et semblaient ne voir personne. Le bel aide de camp, après avoir salué Hadji Mourad, lui proposa de s’asseoir pendant qu’il allait l’annoncer au prince. Mais Hadji Mourad refusa et demeura debout, la main posée sur le manche de son poignard, les jambes écartées, observant d’un air méprisant toutes les personnes présentes. L’interprète, le prince Tarkanoff, s’approcha de Hadji Mourad et se mit à causer avec lui. Hadji Mourad répondait avec nonchalance et brièvement. Du cabinet de Vorontzoff sortit un prince koumik, qui était venu se plaindre d’un officier de police ; l’aide de camp appela alors Hadji Mourad et l’introduisit auprès du prince.
Vorontzoff reçut Hadji Mourad debout près de la table. Le visage blanc du vieux général en chef n’était pas souriant comme la veille, mais plutôt sévère et solennel.
En entrant dans cette pièce immense, où trônait une grande table devant de larges fenêtres aux jalousies vertes, Hadji Mourad porta ses petites mains brunies à sa poitrine et, les yeux baissés, il prononça sans hâte, distinctement et respectueusement, un salut en idiome koumik, qu’il parlait fort bien.
« Je me mets sous la protection du grand tsar et sous la vôtre. Je promets de servir fidèlement, jusqu’à la dernière goutte de mon sang, le tsar blanc, et j’espère être utile à la guerre contre Schamyl, mon ennemi et le vôtre. »
Après avoir écouté l’interprète, Vorontzoff observa Hadji Mourad qui le fixa à son tour. Leurs regards se rencontrèrent et exprimèrent tout autre chose que les paroles qu’ils venaient d’échanger. Leurs yeux se disaient toute la vérité. Ceux de Vorontzoff révélaient qu’il ne croyait pas un traître mot du discours de Hadji Mourad, car il le savait ennemi de tout ce qui est russe ; il le demeurerait toujours et il ne se soumettait aujourd’hui que parce qu’il y était forcé. Hadji Mourad devinait tout cela, et cependant l’assurait de son dévouement. Ses propres yeux disaient que le vieillard ferait bien mieux de penser à sa mort qu’à la guerre ; mais malgré son âge, il était rusé et il fallait être prudent avec lui. Vorontzoff lisait tout cela dans son regard et néanmoins exposait à Hadji Mourad ce qu’il estimait nécessaire pour la réussite de la guerre.
« Dis-lui, fit Vorontzoff à l’interprète – il tutoyait tous les jeunes officiers –, dis-lui que notre empereur est aussi magnanime que puissant, et que, probablement, sur ma demande, il lui pardonnera et l’acceptera à son service. » Il regarda Hadji Mourad. « As-tu traduit ? reprit-il. Dis-lui aussi qu’en attendant la décision gracieuse de mon empereur, je prends sur moi de le recevoir et de lui rendre le séjour chez nous aussi agréable que possible. »
Hadji Mourad, de nouveau, porta les mains à sa poitrine, et se mit à parler avec animation. Il disait, d’après l’interprète, que même auparavant, quand il commandait en Abazie en 1839, il avait servi fidèlement la Russie et ne l’eût jamais trahie si son ennemi Akhmet Khan, qui voulait le perdre, ne l’avait calomnié devant le général Klugenau.
« Je sais, je sais », fit Vorontzoff – jamais il ne l’avait su ou l’avait oublié depuis fort longtemps. « Je sais », répéta-t-il en s’asseyant et indiquant à Hadji Mourad le divan, près du mur. Mais Hadji Mourad ne voulut pas s’asseoir et haussa ses épaules robustes pour montrer qu’il ne saurait le faire en présence d’un homme aussi considérable.
« Akhmet Khan et Schamyl furent tous deux mes ennemis, reprit-il à l’adresse de l’interprète. Dis au prince qu’Akhmet Khan est mort sans que j’aie pu me venger de lui ; mais que Schamyl est encore vivant, et que je ne mourrai pas sans m’être vengé. » Il fronça les sourcils et serra fortement les mâchoires.
« Oui, oui », acquiesça Vorontzoff avec nonchalance. Puis, se tournant vers l’interprète : « Comment donc veut-il se venger de Schamyl ? Mais dis-lui qu’il peut s’asseoir. »
De nouveau, Hadji Mourad s’y refusa et répondit qu’il était venu chez les Russes précisément pour les aider à anéantir Schamyl.
« Bon, bon, dit Vorontzoff. Mais que veut-il faire exactement ? Enfin, qu’il s’asseye ! »
Hadji Mourad finit par s’asseoir, et expliqua que, si on l’envoyait sur la ligne de Lezguine avec une armée, il promettait de soulever tout le Daghestan et de renverser Schamyl.
« Bon. C’est faisable. J’y réfléchirai. »
L’interprète traduisit les paroles de Vorontzoff. Hadji Mourad devint pensif.
« Dis au sardar, ajouta-t-il, que ma famille est entre les mains de mon ennemi, et que tant qu’elle sera dans la montagne je serai pieds et poings liés et ne pourrai le servir : Schamyl tuera ma femme, ma mère et mes enfants si je marche contre lui. Que le prince sauve ma famille, en l’échangeant contre des prisonniers, et alors je mourrai ou j’écraserai Schamyl.
– Bon, bon, dit Vorontzoff. Nous réfléchirons à cela aussi. Et maintenant, qu’on le conduise chez le chef de l’état-major, à qui il exposera en détail sa situation, ses intentions et ses désirs. »
Ainsi se termina la première entrevue de Hadji Mourad avec Vorontzoff.
Le même jour, dans la soirée, on donnait un opéra italien au nouveau théâtre, décoré en style oriental. Vorontzoff, installé dans sa loge, aperçut à l’orchestre la silhouette imposante de Hadji Mourad, boitillant et en turban. Accompagné de Loris Melikoff, un aide de camp de Vorontzoff attaché à sa personne, il prit place au premier rang. Il écouta le premier acte avec une dignité musulmane tout orientale, sans trahir le moindre étonnement, l’air parfaitement indifférent. Ensuite il se leva et observa tranquillement les spectateurs avant de quitter la salle, attirant sur sa personne l’attention de tout le public.
Le lendemain était un lundi, jour de réception hebdomadaire des Vorontzoff. Dans une grande salle brillamment éclairée, on entendait la musique émanant de manière diffuse du jardin d’hiver. Des femmes jeunes et moins jeunes, portant des toilettes qui laissaient leurs cous, leurs bras et leurs gorges à nu, tournoyaient dans les bras de messieurs aux uniformes éclatants. Près des buffets, des valets en habit rouge, culotte courte et souliers, versaient du champagne et offraient des bonbons aux dames. La femme du sardar, également très décolletée malgré son âge respectable, circulait parmi les invités en souriant avec amabilité et, par l’intermédiaire de l’interprète, prononça quelques paroles courtoises à l’adresse de Hadji Mourad, qui observait les invités avec la même indifférence que les spectateurs la veille au théâtre. Imitant la maîtresse de maison, d’autres femmes aux robes échancrées s’approchèrent de Hadji Mourad. Toutes, sans la moindre honte, lui demandèrent avec force sourires comment il les trouvait.
Vorontzoff lui-même, en épaulettes et aiguillettes d’or, la croix blanche au cou, le ruban en sautoir, vint lui poser une question identique, évidemment convaincu, comme toutes celles qui l’avaient interrogé avant lui, qu’il était impossible que tout ce qu’il voyait ce soir ne lui plût point.
Hadji Mourad répondit à Vorontzoff ce qu’il avait répondu à toutes, que chez lui, toutes ces choses-là n’existaient pas ; mais il ne précisa pas s’il trouvait cela bien ou mal. Il essaya ensuite de parler de son affaire à Vorontzoff, mais celui-ci, feignant de ne pas l’entendre, s’éloigna ; Loris Melikoff expliqua alors à Hadji Mourad que le lieu était mal choisi pour parler de ces sortes de choses.
Onze heures sonnèrent. Hadji Mourad, après avoir vérifié l’heure à la montre que lui avait offerte Marie Vassilievna, demanda à Loris Melikoff s’il pouvait se retirer. Ce dernier lui répondit que c’était possible mais qu’il serait préférable qu’il reste encore un moment. Hadji Mourad préféra néanmoins regagner, dans la voiture mise à sa disposition, l’appartement qui lui était réservé.
Hadji Mourad était depuis cinq jours à Tiflis quand Loris Melikoff, l’aide de camp de Vorontzoff, se rendit auprès de lui sur l’ordre du général en chef.
« Ma tête et mes mains sont heureuses de servir le sardar », dit Hadji Mourad, avec sa courtoisie diplomatique habituelle, la tête inclinée et les mains appuyées contre sa poitrine. « Je t’écoute », ajouta-t-il en posant un regard bienveillant sur Loris Melikoff.
Celui-ci s’assit dans un fauteuil qui se trouvait près de la table, tandis que Hadji Mourad prenait place en face de lui sur le divan bas, les mains posées sur ses genoux et la tête inclinée, prêt à écouter attentivement. Loris Melikoff, qui parlait couramment le tatar, annonça à Hadji Mourad que le prince, bien que connaissant déjà tout son passé, désirait entendre de sa bouche toute son histoire.
« Tu la raconteras, expliqua Loris Melikoff, et moi je l’inscrirai puis la traduirai en russe, et le prince enverra le tout à l’empereur. »
Hadji Mourad se taisait : jamais il n’interrompait son interlocuteur et il attendait toujours au cas où celui-ci souhaitait ajouter quelque chose. Il finit par relever la tête, repoussa son bonnet en arrière et sourit de ce sourire si particulier, enfantin, qui avait charmé Marie Vassilievna.
« Pourquoi pas, déclara-t-il, visiblement flatté à l’idée que l’histoire de sa vie serait lue à l’empereur.
– Raconte (en tatar le “vous” n’existe pas) depuis le commencement, sans te presser, dit Loris Melikoff, tirant de sa poche un carnet.
– Je veux bien. Mais il y a beaucoup, beaucoup à raconter. Il s’est passé de nombreux événements.
– Si tu ne peux pas tout raconter aujourd’hui, tu termineras un autre jour, dit Loris Melikoff.
– Faut-il commencer par le tout début ?
– Oui, dès ta naissance. Où tu es né, où tu as vécu… »
Hadji Mourad baissa la tête et demeura longtemps ainsi ; puis il saisit une baguette qui se trouvait près du divan et, tirant de dessous son poignard un petit couteau à manche d’ivoire incrusté d’or et aussi tranchant qu’un rasoir, il se mit à la tailler tout en parlant.
« Écris : Je suis né à Tselmess, un petit aoul, pas plus grand qu’une tête d’âne, comme on dit chez nous. Non loin de là, à deux portées de fusil, se trouve Khounzakh, lieu de résidence des khans. Notre famille était très liée avec eux. Quand ma mère mit au monde mon frère aîné, Osman, elle fut engagée comme nourrice pour le fils aîné du khan, Abounountzan Khan. Plus tard elle nourrit encore un autre de ses fils, Oulim Khan. Elle le fit très bien, mais mon second frère, Akhmet, mourut. Quand je naquis, la femme du khan mit elle aussi un troisième enfant au monde, Boulatch Khan. Cette fois, ma mère refusa d’aller le nourrir. Mon père le lui ordonna, mais ma mère refusa d’obtempérer. Elle disait : Cela tuerait encore le mien, je n’irai pas. Alors père, qui était très violent, la frappa de son poignard et l’eût tuée si quelqu’un ne fut venu à son secours. Ainsi, elle ne m’a pas abandonné. Par la suite, elle composa sur ce sujet une chanson. Mais cela, il ne faut pas le raconter…
– Si, si, il faut tout raconter », insista Loris Melikoff.
Hadji Mourad redevint pensif. Il se souvenait de sa mère, quand elle le couchait près d’elle sous sa pelisse, sur le toit de la cabane, et qu’il lui demandait de lui montrer la trace de la blessure au côté. Il se rappela la chanson : « Ton poignard aigu a déchiré ma poitrine blanche. Mais moi, j’ai approché de cette blessure mon soleil, mon petit garçon. Je l’ai lavé avec mon sang chaud, et la blessure s’est refermée sans herbes ni racines. Je n’ai pas eu peur de la mort, et mon fils, qui sera brave, lui non plus n’en aura pas peur. »
« Voilà ; ma mère est maintenant chez Schamyl, et il faut la sauver », dit Hadji Mourad.
Il se souvenait comme il s’accrochait au pantalon de sa mère quand il allait avec elle chercher de l’eau à la fontaine au pied de la montagne. Il se rappelait aussi la première fois qu’elle lui avait rasé le crâne et qu’il avait découvert avec étonnement sa tête ronde et bleuâtre, dans le plateau de cuivre brillant suspendu au mur. Il y avait encore le chien maigre, qui lui léchait le visage, et l’odeur particulière de fumée et de lait aigre, quand sa mère lui donnait des biscuits. Elle le portait à travers la montagne dans un panier sur son dos, pour aller au hameau où habitait son grand-père, un homme ridé à barbe blanche dont il revoyait les mains veinées qui travaillait l’argent ; et il se rappelait comment le vieillard l’obligeait à dire ses prières.
« Oui, ma mère n’a pas voulu nourrir le fils du khan, reprit-il en secouant la tête. La femme du khan engagea alors une autre nourrice ; mais cependant, elle aimait ma mère et quand nous étions petits, mon frère et moi, ma mère nous amenait dans le palais du khan où nous jouions avec ses enfants.
« Il y avait trois khans : Abounountzan Khan, frère de lait de mon frère Osman, Oulim Khan et Boulatch Khan, le cadet, celui que Schamyl a par la suite jeté dans un précipice.
« J’avais environ seize ans quand les murides commencèrent à venir dans les aouls. Ils frappaient les pierres avec des bâtons et criaient : “Musulmans ! Khazavat !” Tous les Tchetchenz passèrent aux murides, et les Abazes aussi commencèrent à se ranger de leur côté. Je vivais alors dans le palais, comme si j’étais le frère des khans. Je faisais ce que je voulais, j’étais devenu riche, j’avais des chevaux, des armes, de l’argent. Je vivais pour mon plaisir et ne me préoccupais de rien. Je vécus ainsi jusqu’au jour où l’on tua Khaza Mullah et qu’on nomma Gamzat à sa place. Gamzat envoya au khan des émissaires, pour lui dire que s’il n’acceptait pas le khazavat, il ruinerait Khazenzak. Il fallait prendre le temps d’y réfléchir. Mais le khan avait peur des Russes, il avait peur d’accepter le khazavat, et la femme du khan m’envoya avec son second fils Oulim Khan à Tiflis, pour demander au principal chef russe de les aider contre Gamzat. Le chef était le baron Rozen. Il ne voulut pas nous recevoir, mais nous fit savoir qu’il nous aiderait ; il n’en fit rien. Il envoya seulement ses officiers chez nous, qui se mirent à jouer aux cartes avec Oulim Khan. Ils lui faisaient boire du vin, le menaient dans de mauvais lieux et lui faisaient perdre aux cartes tout ce qu’il possédait. Oulim Khan était physiquement fort comme un bœuf et courageux comme un lion, mais son âme était faible et malléable. Il eût perdu ses derniers chevaux et ses armes, si je ne l’avais emmené. Après Tiflis je changeai d’idée, et commençai à presser la femme du khan et ses jeunes fils à accepter le khazavat.
– Pourquoi as-tu changé d’idée ? demanda Loris Melikoff. Les Russes t’ont-ils déplu ? »
Hadji Mourad garda le silence un instant. « Oui, ils m’ont déplu, reprit-il résolument en fermant les yeux. Et il y avait encore une autre raison.
– Laquelle ?
– Près de Tselmess, nous fûmes attaqués, le khan et moi, par trois murides : deux s’enfuirent ; je tuai le troisième d’un coup de pistolet. Quand je m’approchai de lui pour le dépouiller de ses armes, je m’aperçus qu’il était encore vivant. Il me regarda et me dit : “Toi, tu m’as tué. Mais je n’ai aucun regret. Tu es un musulman jeune et fort ; accepte le khazavat. Dieu l’ordonne.”
– Et bien, est-ce que tu l’as accepté ?
– Non, je ne l’ai pas accepté, mais j’ai commencé à réfléchir », répondit Hadji Mourad. Il poursuivit son récit.
« Quand Gamzat fut arrivé près de Khounzan, nous envoyâmes chez lui les vieillards avec mission de dire que nous consentirions à accepter le khazavat, s’il voulait d’abord nous envoyer quelqu’un de qualifié pour nous expliquer comment nous comporter. Gamzat donna l’ordre de raser les moustaches des vieillards, de leur percer les narines et de leur suspendre au nez des biscuits, puis il les renvoya. Les vieillards racontèrent que Gamzat était prêt à envoyer le cheik pour nous instruire du khazavat, à condition que la femme du khan lui envoie comme otage son fils cadet. La femme du khan lui fit confiance et lui envoya Boulatch Khan. Il le reçut bien et nous fit prier de nous rendre chez lui ainsi que le fils aîné. Il était soi-disant prêt à servir le khan, comme son père avait servi leur père. La mère des khans était une femme faible, stupide et impertinente, comme toutes les femmes qui vivent à leur guise. Elle eut peur d’envoyer ses deux fils, et n’en envoya qu’un, Oulim Khan. Je l’accompagnai. Une verste avant l’arrivée, nous rencontrâmes les murides. Ils chantaient, tiraient des coups de fusil, caracolaient autour de nous et, à notre arrivée, Gamzat en personne sortit de sa tente, s’approcha du cheval d’Oulim Khan et le reçut comme on reçoit un khan. Il lui dit : “Je n’ai fait à votre maison aucun mal et ne veux pas en faire. Si vous ne me tuez pas et ne m’empêchez pas d’amener des hommes au khazavat, je vous servirai avec toute mon armée, comme mon père a servi votre père. Laissez-moi vivre dans votre maison ; je vous aiderai de mes conseils et vous en ferez ce que vous voudrez.” Oulim Khan devenait stupide dès qu’il s’agissait de parler ; il ne savait que répondre et se taisait. Alors je dis que dans ces conditions, Gamzat devait venir à Khounzakh où les khans et leur mère le recevraient avec honneur. Mais on ne me laissa pas achever ; c’est à cette époque que Schamyl, pour la première fois, se dressa contre moi. Il se trouvait là, près de l’iman : “Ce n’est pas à toi que l’on parle, mais au khan”, me dit-il. Je me tus. Gamzat conduisit alors Oulim Khan dans sa tente. Ensuite il m’appela et m’ordonna de retourner avec mes envoyés à Khounzakh. Je pris le chemin du retour. Les émissaires se mirent à supplier la mère de laisser partir son fils aîné chez Gamzat. J’avais flairé la trahison et lui conseillai de ne pas l’envoyer. Mais il y a autant d’esprit dans la tête d’une femme que de cheveux sur un œuf. Elle leur fit confiance, et ordonna à son fils de partir. Comme Abounountzan s’y refusait, elle lui déclara : “Évidemment, tu as peur !” Comme la guêpe, elle savait en quel endroit la piqûre est la plus douloureuse… Abounountzan, piqué au vif, ordonna de seller les chevaux sans rien en dire à sa mère. Je partis avec lui. Gamzat nous reçut encore mieux qu’il n’avait reçu Oulim Khan. Il vint lui-même à notre rencontre à une distance de deux portées de fusil de sa demeure, au pied de la montagne. Des cavaliers portant des insignes le suivaient. Ils chantaient, tiraient des coups de fusil, caracolaient. Quand nous arrivâmes au camp, Gamzat introduisit le khan dans sa tente, tandis que moi je restais près des chevaux. Je me trouvais là, au pied de la montagne, quand, dans la tente de Gamzat, éclata une fusillade. J’accourus aussitôt. Oulim Khan était étendu sur le ventre, baignant dans une mare de sang. Abounountzan se battait contre les murides. La moitié de son visage était coupée et pendait. Il la retenait d’une main ; et de l’autre qui tenait un poignard, il frappait tout ceux qui s’approchaient de lui. Sous mes yeux il tua le frère de Gamzat et allait se jeter sur un autre quand un muride tira sur lui. Il tomba. »
Hadji Mourad interrompit son récit ; son visage tanné s’empourpra et ses yeux s’injectèrent de sang.
« Saisi de frayeur, je m’enfuis…
– Ah ! Ah ! fit Loris Melikoff. Moi qui pensais que tu n’avais jamais eu peur de rien !
– Par la suite jamais. Il suffit de me souvenir de cette honte pour ne plus avoir peur de rien. »
« Cela suffit pour aujourd’hui, dit Hadji Mourad. Il est temps de prier. »
Il tira de la poche intérieure de son vêtement la montre de Vorontzoff. Soigneusement, il en pressa le ressort, inclina la tête de côté et, retenant un sourire enfantin, il tendit l’oreille. La montre sonna douze coups et un quart.
« C’est un cadeau de mon ami Vorontzoff, expliqua-t-il en souriant.
– Quelle belle montre ! s’exclama Loris Melikoff. Eh bien, va donc faire tes prières ; je t’attendrai.
– Parfait », approuva Hadji Mourad ; et il passa dans sa chambre.
Resté seul, Loris Melikoff inscrivit dans son carnet l’essentiel de ce que lui avait raconté Hadji Mourad, puis alluma une cigarette en marchant de long en large dans l’antichambre. En s’approchant de la porte opposée à la chambre à coucher, Loris Melikoff perçut des voix d’hommes qui parlaient avec animation et très rapidement en tatar. Il devina que c’étaient les murides de Hadji Mourad et, ouvrant la porte, il entra chez eux.
La pièce qu’ils occupaient était imprégnée de cette odeur de cuir particulière, aigre, propre aux montagnards. Installé sur un manteau à même le parquet, le roux et borgne Gamzalo, en bechmet graisseux et déchiré, était occupé à fabriquer une bride tout en racontant avec animation quelque chose de sa voix rauque. À l’entrée de Loris Melikoff il se tut et continua sa besogne sans lui prêter la moindre attention. Le joyeux Khan-Magom se tenait debout juste en face de lui ; ses yeux noirs dépourvus de cils brillaient et il montrait ses dents blanches en répétant toujours les mêmes mots. Le bel Eldar, dont les manches retroussées laissaient voir ses bras musclés, nettoyait la sangle d’une selle suspendue à un clou. Khanefi, le principal muride, chargé de veiller aux détails de leur installation, ne se trouvait pas dans la chambre car il préparait le dîner dans la cuisine.
« De quoi parlez-vous ? demanda Loris Melikoff à Khan-Magom, après l’avoir salué.
– Il ne cesse de vanter Schamyl, répondit Khan-Magom, en tendant la main à Loris Melikoff. Il dit que c’est un grand homme, un savant, un saint, un brave.
– Alors pourquoi l’a-t-il quitté, s’il éprouve toujours autant d’admiration pour lui ?
– C’est comme ça, il le quitte et continue à le couvrir d’éloges, dit Khan-Magom, les yeux brillants, en montrant ses dents.
– Pourquoi le considères-tu comme un saint ? demanda Loris Melikoff à Gamzalo.
– S’il n’était pas saint, le peuple ne l’écouterait pas, lança l’intéressé.
– Ce n’est pas Schamyl qui est un saint, mais Mansour, répliqua Khan-Magom. Celui-ci était vraiment un saint. Quand il était iman, le peuple se comportait de tout autre manière. Il visitait tous les aouls et les gens sortaient pour venir à sa rencontre, baisaient le bas de ses vêtements, se repentaient de leurs péchés et juraient de ne plus rien faire de mal. Et les vieux racontaient que tous les hommes vivaient alors comme des saints, ne fumaient pas, ne buvaient pas, priaient sans cesse, se pardonnaient leurs offenses, même le meurtre. À cette époque, on suspendait à des poteaux l’argent et les biens pour les exposer sur la route. Dieu donnait alors au peuple le succès en tout ; ce qui n’est plus le cas en ce moment.
– Mais aujourd’hui, dans les montagnes, on ne boit pas et ne fume pas non plus, objecta Gamzalo.
– Ton Schamyl est un lamoreï », dit Khan-Magom, en lançant des clins d’œil à Loris Melikoff.
« Lamoreï » était une appellation méprisante chez les montagnards.
« Un montagnard lamoreï ! s’exclama Gamzalo. Dans la montagne ne vivent que des aigles.
– Bravo ! Bien répondu ! » applaudit Khan-Magom en découvrant ses dents, enchanté de l’habile réponse de son adversaire.
Remarquant le porte-cigarettes en argent que tenait Loris Melikoff, Khan-Magom lui demanda de quoi fumer. Loris Melikoff lui rappela d’abord que cela leur était défendu, mais il lui fit aussitôt un clin d’œil en indiquant la chambre d’un signe de tête : on pouvait bien fumer du moment que Hadji Mourad ne le voyait pas. Khan-Magom se mit à fumer à son tour en serrant ses lèvres rouges de manière malhabile pour rejeter la fumée.
« Ce n’est pas bien », dit sévèrement Gamzalo, et il sortit de la chambre.
Khan-Magom fit à son tour un clin d’œil dans sa direction tout en continuant de fumer et interrogea Loris Melikoff pour savoir à quel endroit on pouvait acheter un bechmet de soie et un bonnet blanc.
« Vraiment, tu as donc tant d’argent ?
– Oui, pas mal, répondit Khan-Magom.
– Demande-lui donc d’où vient cet argent ! lança Eldar en se tournant vers Loris Melikoff, un sourire éclatant aux lèvres.
– J’ai gagné au jeu », expliqua Khan-Magom.
Et il raconta que la veille, en se promenant à Tiflis, il avait aperçu un groupe de Russes et d’Arméniens qui jouaient à pile ou face. L’enjeu comprenait trois grandes pièces d’or et beaucoup d’argent. Khan-Magom avait aussitôt compris le jeu et, faisant tinter la monnaie qu’il avait dans sa poche, il s’était glissé dans le cercle pour déclarer qu’il misait le tout.
« Comment ! Le tout ? Avais-tu donc tant d’argent ? lui demanda Loris Melikoff.
– Non, je possédais en tout douze kopecks, répondit Khan-Magom avec un grand sourire.
– Ah bon ! Et si tu avais perdu ?
– Voilà !… fit Khan-Magom en montrant son pistolet.
– Tu aurais tout remboursé ?
– Moi, rembourser ? Je me serais enfui, et si quelqu’un avait voulu m’arrêter, je l’aurais tué. Voilà tout…
– Alors, tu as donc gagné ?
– Ayah ! J’ai tout ramassé et je suis parti. »
Loris Melikoff cernait parfaitement les caractères de Khan-Magom et d’Eldar. Le premier était un garçon joyeux et noceur qui ne savait à quoi dépenser l’excès de vie qu’il sentait en lui ; toujours gai, insouciant, jouant sa vie et celle des autres. C’était aussi par jeu qu’il était venu aujourd’hui chez les Russes, et demain, pour la même raison, il se pourrait qu’il retournât chez Schamyl.
Les pensées d’Eldar étaient tout aussi transparentes. C’était un jeune homme entièrement dévoué à son chef, calme et fort, à la volonté inébranlable.
Le seul que Loris Melikoff n’arrivait pas à comprendre, c’était Gamzalo le roux. Cet homme était non seulement un admirateur de Schamyl, mais il éprouvait aussi pour tous les Russes un dégoût invincible, du mépris et de la haine. Aussi Loris Melikoff ne s’expliquait-il pas pourquoi il s’était rallié aux Russes. Il avait imaginé, comme l’avaient fait certains chefs, que le ralliement de Hadji Mourad et sa prétendue hostilité envers Schamyl n’étaient qu’un leurre ; qu’il n’était venu chez les Russes que pour mieux observer leurs faiblesses, pour ensuite s’enfuir à nouveau dans les montagnes, d’où il dirigerait ses forces droit sur les points faibles des Russes. L’attitude de Gamzalo confirmait cette supposition. « Les autres et Hadji Mourad lui-même savent cacher leur jeu, pensait Loris Melikoff, mais celui-ci se trahit par une haine qu’il ne peut dissimuler. »
Loris Melikoff avait tenté de discuter avec lui. Il lui avait demandé s’il ne s’ennuyait pas, mais Gamzalo, sans quitter ses occupations, louchant de son œil unique sur Loris Melikoff, avait grommelé brièvement, d’une voix rauque : « Non, je ne m’ennuie pas. » Et il répondait de façon identique à toutes les autres questions.
Le quatrième muride de Hadji Mourad, Khanefi, entra à son tour. Il avait un visage de type abaze, aussi velu que son cou et sa poitrine bombée couverte de poils touffus comme de la mousse. Khanefi, toujours absorbé par son travail, réfléchissait peu et, comme Eldar, obéissait à son maître sans discuter.
Il venait chercher le riz. Loris Melikoff l’arrêta au passage et lui demanda d’où il était et s’il servait depuis longtemps Hadji Mourad.
« Depuis cinq ans, répondit Khanefi. Je suis du même aoul que lui. Mon père avait tué son oncle, si bien qu’ils voulurent me supprimer. » Il parlait tranquillement en observant Loris Melikoff par en dessous. Ses sourcils se rejoignaient. « Alors j’ai demandé d’être accepté comme frère.
– Qu’est-ce que cela veut dire, être accepté comme frère ?
– Pendant deux mois je ne me suis pas rasé la tête, je ne me suis pas coupé les ongles, et je suis venu chez eux. Ils m’ont laissé entrer chez Patimate, sa mère. Patimate m’a donné le sein, et je suis devenu le frère de Hadji Mourad. »
La voix de Hadji Mourad se fit entendre dans la chambre voisine. Eldar reconnut aussitôt l’appel de son maître. Il s’essuya vivement les mains et, à grands pas, se dirigea vers le salon.
« Il te demande », dit-il en se retournant vers Loris Melikoff.
Après avoir donné encore une cigarette au joyeux Khan-Magom, Loris Melikoff passa dans le salon.
Quand Loris Melikoff entra au salon, Hadji Mourad alla à sa rencontre d’un air enjoué.
« Eh bien, nous reprenons ? demanda-t-il en s’asseyant sur le divan.
– Certainement, répondit Loris Melikoff. Pendant ce temps, je suis allé voir tes serviteurs. J’ai causé avec eux. L’un d’eux est un joyeux drille !
– Oui ; Khan-Magom… un esprit léger, dit Hadji Mourad.
– Le jeune et beau garçon m’a plu davantage.
– Ah ! Eldar. Il est encore jeune, mais il a une volonté de fer. »
Ils se turent.
« Alors, nous reprenons ? fit Hadji Mourad.
– Oui, oui.
– J’ai déjà raconté comment les khans avaient été tués. Eh bien, Gamzat, après les avoir tués, rentra à Khounzakh et s’installa dans leur palais, poursuivit Hadji Mourad. La mère des khans s’y trouvait encore. Gamzat la fit appeler. Elle se mit à lui adresser des reproches. Il fit alors un signe de tête à son muride Asaldar, qui lui assena un grand coup d’épée par-derrière et la décapita.
– Pourquoi la fit-il tuer ? demanda Loris Melikoff.
– Que pouvait-il faire d’autre ? Une fois qu’on a fait avancer les jambes de devant, il faut faire avancer les jambes de derrière. Il fallait exterminer toute la famille. C’est ce qu’ils firent. Schamyl tua le cadet en le jetant du haut d’un précipice.
« Toute l’Abazie se soumit à Gamzat, mais mon frère et moi nous nous y refusâmes. Nous devions venger le sang des khans par le sang. Nous feignîmes de nous soumettre mais nous gardions au fond de nous-mêmes ce seul et unique espoir : nous venger de Gamzat. Après avoir demandé conseil à notre grand-père, nous résolûmes alors d’attendre Gamzat à la sortie du palais pour le faire tomber dans un guet-apens et le tuer. Quelqu’un qui avait eu vent de notre projet alla prévenir Gamzat. Celui-ci fit appeler notre grand-père et lui dit : “Prends garde ; s’il est vrai que tes petits-fils projettent un mauvais coup contre moi, tu seras pendu avec eux à la même potence. J’accomplis l’œuvre de Dieu, et nul ne peut m’en empêcher. Va, et souviens-toi de mes paroles.”
« Le grand-père vint tout nous raconter. Nous décidâmes de ne pas attendre plus longtemps et d’accomplir notre besogne le premier jour de fête, dans la mosquée. Nos camarades refusèrent de nous épauler ; nous restâmes donc seuls, mon frère et moi.
« Nous nous munîmes chacun de deux pistolets et, enveloppés dans nos manteaux, nous nous rendîmes à la mosquée. Gamzat y pénétra, escorté de trente murides, tous l’épée à la main. Asaldar, son muride favori, celui-là même qui avait tranché la tête de la mère des khans, nous aperçut alors. Il nous cria d’ôter nos manteaux et s’avança vers moi. J’avais mon poignard à la main : je le tuai. Puis aussitôt, je me jetai sur Gamzat. Mais mon frère Osman avait déjà tiré sur lui. Gamzat était encore vivant et, le poignard à la main, il voulait se précipiter sur mon frère : je l’achevai d’un coup à la tête. Il y avait trente murides et nous n’étions que deux. Ils tuèrent mon frère Osman, moi je me débattis et, bondissant par la fenêtre, je m’échappai.
« Apprenant que Gamzat était mort, tout le peuple se souleva et les murides s’enfuirent. Ceux qui ne réussirent pas à s’enfuir furent tués. »
Hadji Mourad interrompit son récit et respira profondément.
« Tout était pour le mieux, continua-t-il, mais bientôt cela se gâta. Schamyl prit la place de Gamzat. Il envoya chez moi un messager me demander de m’unir à lui pour marcher contre les Russes ; en cas de refus de ma part, il me menaçait de ravager Khounzakh et de me tuer. Je répondis que je n’irais pas chez lui et ne le laisserais pas entrer chez nous.
– Pourquoi donc n’es-tu pas allé chez lui ? »
Hadji Mourad fronça les sourcils et ne répondit pas tout de suite.
« C’était impossible. Schamyl avait sur lui le sang de mon frère Osman et celui d’Abounountzan. Je refusai donc d’aller chez lui. Le général Rozen m’éleva alors au grade d’officier et m’ordonna d’être le chef de l’Abazie. Tout aurait très bien marché si Rozen n’avait pas auparavant nommé chef de l’Abazie le khan de Nazikoumisk, Mahomet Mourza, et ensuite son frère Akhmet Khan. Celui-ci me haïssait. Il aurait souhaité que son fils épousât la fille du khan Saltanet et on ne la lui donna pas. Il pensa que c’était ma faute et envoya ses serviteurs pour me tuer. Je parvins à leur échapper. Alors il me dénonça au général Klugenau. Il lui raconta que j’interdisais aux Abazes de fournir du bois aux soldats. Il lui dit encore que j’avais mis le turban, celui-ci – Hadji Mourad désigna le turban qui entourait son bonnet – et que cela signifiait que j’étais entré au service de Schamyl. Heureusement le général ne le crut pas et ordonna de ne pas me toucher. Mais quand Klugenau partit pour Tiflis, Akhmet Khan mit à exécution un piège qu’il avait conçu : il me fit saisir par une compagnie de soldats qui m’enchaînèrent à un canon.
« Ils me gardèrent ainsi prisonnier pendant six jours. Le septième jour on me détacha pour me conduire à Temir Khan Choura. Quarante soldats armés de fusils chargés m’escortaient. On m’avait lié les poignets et ordre avait été donné de tirer sur moi à la moindre tentative de fuite. Je le savais. En approchant de Monstch, nous arrivâmes sur un chemin très étroit bordé à droite d’un précipice d’environ cinquante sagènes de profondeur.
« M’écartant des soldats, je marchai à droite, au bord du précipice. Un soldat voulut me ramener dans le rang ; je m’élançai dans le précipice en l’entraînant avec moi. Le soldat se tua, et moi, comme vous voyez, je suis resté vivant. Les côtes, la tête, les bras, les jambes, tous mes membres étaient brisés. Je voulus me traîner en rampant : impossible. La tête me tournait… je m’endormis. Lorsque je m’éveillai, j’étais tout trempé de sang. C’est un berger qui me découvrit ; il appela à l’aide et on me transporta dans l’aoul. Les côtes et la tête guérirent ; la jambe se cicatrisa aussi, mais elle est restée un peu plus courte que l’autre. » Hadji Mourad étendit sa jambe tordue. « Mais je puis m’en servir, et c’est le principal. Le peuple apprit qui j’étais et on commença à me rendre visite. Je guéris et m’installai à Tselmess.
« Les Abazes me demandèrent de nouveau d’être leur chef, ajouta Hadji Mourad avec un orgueil calme et sûr. J’y consentis. »
Soudain Hadji Mourad se leva et alla prendre dans un sac un grand portefeuille, duquel il tira deux lettres jaunies qu’il tendit à Loris Melikoff. Ces lettres étaient du général Klugenau. Loris Melikoff les lut.
La première disait : « Lieutenant Hadji Mourad, tu as servi sous mes ordres, j’étais content de toi et te considérais comme un brave. Le général Akhmet Khan vient de m’apprendre que tu es un traître, que tu portes le turban, que tu complotes avec Schamyl, que tu exhortes le peuple à ne pas obéir aux autorités russes. J’ai donné l’ordre de t’arrêter et de t’amener chez moi. Tu t’es enfui. Je ne sais pas si cela est mieux ou pire, car j’ignore si tu es coupable ou non. Maintenant, écoute-moi : Si tu as la conscience tranquille concernant le grand tsar, si tu n’es coupable en rien, viens chez moi, ne crains personne. Je suis ton défenseur. Le khan ne te menacera pas, lui-même est mon subordonné. Ainsi donc, tu n’as rien à craindre. »
Plus loin, Klugenau écrivait qu’il tenait toujours sa parole, qu’il était un homme juste, et exhortait Hadji Mourad à venir le rejoindre.
Quand Loris Melikoff eut terminé la première lettre, Hadji Mourad prit l’autre, mais avant de la remettre à Loris Melikoff, il lui raconta ce qu’il avait répondu à cette première lettre.
« Je lui écrivis que je portais le turban, non pas à cause de Schamyl, mais pour le salut de mon âme ; que je ne voulais point me rallier à Schamyl et que du reste cela m’était impossible, car il était responsable de la mort de mon père, de mon frère et de mes parents ; mais que je ne pouvais pas non plus me rallier aux Russes parce qu’on m’avait déshonoré. Un lâche m’avait en effet souillé à Khounzakh, alors que j’étais ligoté ; je ne pouvais évidemment pas me rallier aux Russes tant que cet homme n’aurait pas été châtié ; je craignais surtout ce menteur d’Akhmet Khan. Alors le général m’envoya cette autre lettre », dit Hadji Mourad en tendant à Loris Melikoff une autre feuille de papier jaunie.
« Je te remercie d’avoir répondu à ma lettre, lut Loris Melikoff. Tu m’écris que tu ne crains pas de revenir, mais qu’une souillure faite par un gaïour te l’interdit. Moi, j’affirme que la loi russe est juste ; j’affirme que, de tes yeux, tu verras le châtiment de celui qui a osé te souiller. J’ai déjà ordonné une enquête. Écoute, Hadji Mourad, j’ai le droit d’être mécontent de toi, parce que tu mets en doute et ma parole et mon honneur, mais je te pardonne, car je connais la méfiance du caractère montagnard. Si ta conscience est pure, si tu portes le turban uniquement pour le salut de ton âme, ta conduite est juste et tu peux garder la tête haute devant les représentants du gouvernement russe et devant moi. Quant à celui qui t’a déshonoré, je te promets qu’il sera puni ; tes biens te seront rendus : tu connaîtras et verras ce qu’est la loi russe. D’autant plus que les Russes jugent la chose différemment : à leurs yeux, la souillure d’un lâche ne peut déshonorer. J’ai permis moi-même aux Guillerintz de porter le turban et n’ai aucun préjugé contre eux. Je te répète que tu n’as rien à craindre. Viens chez moi avec l’homme que je viens de t’envoyer. Il m’est fidèle. Il n’est pas l’esclave de tes ennemis, c’est un homme qui jouit de l’estime particulière du gouvernement russe… »
Plus loin, Klugenau exhortait de nouveau Hadji Mourad à revenir aux Russes.
« Mais je ne l’ai pas cru, expliqua Hadji Mourad quand Loris Melikoff eut terminé la lecture de la lettre. Et je ne suis pas allé chez Klugenau. Je devais en premier lieu me venger d’Akhmet Khan et ce n’était pas avec les Russes que j’aurais pu y arriver. À ce moment-là, Akhmet Khan assiégeait Tselmess et voulait me faire prisonnier ou me tuer. J’avais trop peu d’hommes pour me défendre contre lui. Et voilà qu’à cet instant précis, Schamyl me fit parvenir une lettre. Il promettait de m’aider à me défendre contre Akhmet Khan, de le tuer, et de mettre toute l’Abazie sous mes ordres. Je réfléchis longuement et finis par me rallier à Schamyl. Dès lors, je n’ai cessé de guerroyer contre les Russes. »
Hadji Mourad se lança alors dans le récit de tous ses exploits militaires. Ils étaient fort nombreux et Loris Melikoff en connaissait la plupart. Toutes ses campagnes et incursions se caractérisaient par leur rapidité extraordinaire et par la hardiesse des attaques, toujours couronnées de succès.
« Il n’y a jamais eu d’amitié entre moi et Schamyl, conclut Hadji Mourad, mais il avait peur de moi et je lui étais nécessaire. Un jour quelqu’un me demanda qui serait iman après Schamyl. Je répondis que serait iman celui qui aurait l’épée la mieux affilée. On le répéta à Schamyl, qui résolut alors de se débarrasser de moi. Il m’envoya à Tabarassane. Je m’y rendis et volai là-bas mille moutons et trois cents chevaux. Il estima que je m’étais mal comporté, me retira mon commandement et m’ordonna de lui envoyer tout l’argent. Je lui expédiai mille pièces d’or. Ses murides saisirent tous mes biens. Schamyl exigeait que je vinsse chez lui. Mais je savais qu’il voulait me tuer, et refusait de m’y rendre. Il voulut s’emparer de moi de force. Je finis par m’enfuir pour rejoindre Vorontzoff. Mais je n’ai pas pu emmener ma famille. Ma mère, ma femme et mes enfants sont entre ses mains. Dis au sardar que tant que ma famille sera là-bas je ne pourrai rien entreprendre.
– Je le lui dirai, promit Loris Melikoff.
– Tâche d’arranger cela. Ce qui est à moi est à toi, accorde-moi seulement ton appui auprès du prince. Je suis lié et le bout de la corde est entre les mains de Schamyl. »
Et c’est sur ces paroles qu’Hadji Mourad termina son récit.
Le 20 décembre, Vorontzoff écrivit en français au ministre de la Guerre, Tchernecheff, la lettre suivante : « Je ne vous ai pas écrit par le dernier courrier, cher prince, parce que je désirais décider d’abord de ce que nous ferions de Hadji Mourad. Je me pose la question depuis deux ou trois jours. Dans ma dernière lettre je vous avais annoncé son arrivée ici. Il est venu à Tiflis le 8. Le lendemain j’ai fait sa connaissance, et pendant huit ou neuf jours, j’ai discuté avec lui et me suis demandé en quoi il pourrait nous être utile, aujourd’hui et par la suite. Il s’inquiète beaucoup du sort de sa famille et affirme en toute franchise que, tant qu’elle restera entre les mains de Schamyl, il sera paralysé et ne pourra en rien nous servir, ni nous exprimer sa reconnaissance pour le bon accueil que nous lui avons réservé et le pardon que nous lui avons accordé. L’incertitude qui plane sur le sort des personnes qui lui sont chères le plonge dans un état fiévreux, et ceux qui le servent ici m’affirment qu’il ne dort pas la nuit, ne mange presque rien et prie tout le temps, en ne demandant qu’une seule faveur : l’autorisation de se promener un peu à cheval avec quelques cosaques, seule distraction qu’il accepte parce qu’elle lui est indispensable. Chaque jour il vient chez moi pour s’informer du sort de sa famille et il me conjure de réunir tous les hommes que nous avons faits prisonniers sur les différents fronts et qui se trouvent aujourd’hui à notre merci pour les rendre à Schamyl en échange des siens. Il propose même d’adjoindre, s’il le faut, un peu d’argent. Il y a des gens qui lui en donneront pour cet usage. Il me répète tout le temps : “Sauvez ma famille, ensuite donnez-moi la possibilité de vous servir (le mieux, selon lui, serait sur le front de Lezguine), et si, au bout d’un mois, je ne vous ai pas rendu un grand service, punissez-moi comme vous le jugerez bon.” Je lui ai répondu que tout cela me paraissait très juste, et que plusieurs personnes ici n’auraient guère confiance en lui si sa famille restait dans les montagnes comme otage et non chez nous ; que j’avait fait tout mon possible pour réunir sur nos frontières les prisonniers, et que, même si je n’avais pas le droit, d’après nos lois, de lui donner de l’argent, en plus de celui qu’il pourrait se procurer lui-même pour racheter sa famille, je trouverais peut-être un autre moyen de lui venir en aide. Ensuite je lui ai avoué franchement que, selon moi, Schamyl ne lui rendrait jamais sa famille ; que peut-être il lui promettrait directement de lui accorder son pardon et de le rétablir dans ses fonctions, mais qu’il le menacerait, s’il ne revenait pas, de faire périr sa mère, sa femme et ses six enfants. Je lui ai demandé de me dire en toute sincérité ce qu’il ferait si jamais il recevait un tel ultimatum. Hadji Mourad a levé les bras et les yeux vers le ciel en me répondant que tout reposait entre les mains de Dieu, mais que de toute manière il ne se rendrait jamais à son ennemi, parce qu’il était convaincu que Schamyl ne lui pardonnerait pas et ne le laisserait donc pas longtemps en vie. En ce qui concerne l’extermination de sa famille, il ne pense pas que Schamyl puisse agir aussi légèrement. Tout d’abord, parce que celui-ci ne prendrait pas le risque d’exaspérer davantage son ennemi et de le rendre plus dangereux ; et ensuite, parce que cela pourrait détourner de lui des gens très influents en Daghestan.
« Enfin, il m’a répété plusieurs fois que, quelle que fut la volonté de Dieu pour l’avenir, une seule pensée le préoccupait désormais : le rachat de sa famille. Il me supplie, au nom de Dieu, de lui venir en aide et de lui permettre de retourner dans les environs de la Tchetchnia, où il pourrait, par l’intermédiaire de nos chefs, se mettre en rapport avec sa famille, avoir régulièrement de ses nouvelles et trouver les moyens de la délivrer. Plusieurs personnes dans cette partie du pays ennemi, même quelques naïbs, lui sont toujours plus ou moins fidèles. Au sein de toute cette population soumise ou non aux Russes, il lui serait facile d’établir avec notre aide des réseaux pour atteindre le but auquel il pense nuit et jour et dont la réussite le tranquilliserait, lui permettrait d’agir pour notre compte et de mériter notre confiance. Il nous demande de l’envoyer de nouveau à Groznaia avec une escorte de vingt à trente cosaques courageux, qui lui serviraient non seulement à se défendre contre l’ennemi, mais aussi à nous assurer de la sincérité de ses intentions.
« Vous comprenez, cher prince, que tout cela me met dans l’embarras puisque, quoi qu’on fasse, une grande responsabilité m’incombe. Il serait très imprudent d’avoir en lui une confiance absolue. Si nous voulons lui ôter tout moyen de fuite, nous devons l’enfermer, mais ce serait, selon moi, aussi injuste que maladroit. Une telle mesure, dont la nouvelle se répandrait bientôt dans tout le Daghestan, nuirait beaucoup à notre réputation là-bas auprès de tous ceux – et ils sont nombreux – qui sont prêts à marcher plus ou moins ouvertement contre Schamyl et qui s’inquiètent beaucoup du sort que nous ferons subir au courageux et habile iman forcé de se rendre à notre merci.
« Si nous agissons avec Hadji Mourad comme nous le faisons avec les prisonniers, nous n’en retirerons aucun avantage. C’est pourquoi je pense que je ne pouvais agir autrement que je ne l’ai fait. Je sais cependant qu’on pourrait m’accuser de faute grave si Hadji Mourad s’enfuyait à nouveau. Pour des affaires aussi embrouillées, il est difficile, pour ne pas dire impossible, de suivre une ligne directrice vraiment sûre quand on doit en assumer la responsabilité. Mais une fois que la route paraît droite, il faut la poursuivre, advienne que pourra.
« Je vous prie, cher prince, de soumettre tout cela à la considération de Sa Majesté l’Empereur et je serais heureux si Notre Auguste Souverain daignait approuver mes actes. Tout ce que j’ai écrit plus haut, je l’ai écrit également aux généraux Zavadovski et Kozlovski, en vue de relations directes entre Kozlovski et Hadji Mourad ; je l’ai prévenu que, sans l’approbation de Kozlovski, il ne pourrait rien entreprendre ni aller nulle part. Je lui ai expliqué que pour nous ce serait encore mieux s’il paraissait escorté de notre convoi, autrement Schamyl pourrait répandre le bruit que nous le tenons en captivité ; mais je lui ai fait promettre de ne jamais aller à Vozdvijenskaia, car mon fils, à qui il s’est rendu en premier et qu’il considère comme son ami, n’est pas le commandant de cette place et cela pourrait faire naître des malentendus. D’ailleurs Vozdvijenskaia est trop proche de cette population nombreuse hostile aux Russes ; Groznaia au contraire présente toutes les qualités requises pour les relations qu’il souhaite entretenir avec ses émissaires. En outre, vingt cosaques spécialement choisis, sur sa propre demande, ne le quitteront pas une minute. Je l’ai aussi confié au lieutenant Loris Melikoff, un officier digne et intelligent, qui parle le tatar et connaît fort bien Hadji Mourad, qui, paraît-il, lui fait une confiance absolue.
« Durant les dix jours que Hadji Mourad a passés ici, il a vécu dans la même maison que le lieutenant-colonel prince Tarkanoff, chef du district de Chouminsk, qui se trouve ici pour affaires de service. C’est un homme vraiment digne, en qui j’ai grande confiance. Lui aussi a su gagner la confiance de Hadji Mourad, et c’est uniquement par son intermédiaire, puisqu’il parle admirablement le tatar, que nous avons causé des affaires les plus délicates et les plus secrètes. J’ai interrogé Tarkanoff sur Hadji Mourad et nous sommes convenus qu’il fallait ou agir comme je l’ai fait, ou emprisonner Hadji Mourad et le surveiller très sévèrement car plus on le traiterait mal, plus il serait difficile à garder ; on pouvait encore l’expulser définitivement du pays. Mais ces deux dernières mesures non seulement détruiraient tout l’avantage que nous tirons de la querelle entre Hadji Mourad et Schamyl, mais arrêteraient aussi toute révolte des montagnards contre le pouvoir de Schamyl.
« Le prince Tarkanoff m’a affirmé être convaincu de la sincérité de Hadji Mourad ; il m’a également déclaré que celui-ci était certain que Schamyl ne lui pardonnerait jamais et qu’il donnerait l’ordre de l’exécuter, malgré sa promesse. La seule chose qui pourrait inquiéter Tarkanoff est l’attachement de Hadji Mourad à sa religion et il ne cache pas que Schamyl n’hésiterait pas à s’en servir pour faire pression sur le Tatar. Mais comme je l’ai déjà dit plus haut, jamais Schamyl ne parviendra à convaincre Hadji Mourad de sa bonne foi, ni maintenant ni après son retour…
« Voilà, cher prince, tout ce que je voulais vous dire concernant cet épisode des affaires du Caucase. »
Ce rapport fut expédié de Tiflis le 24 décembre et c’est la veille de la nouvelle année 1852, que le courrier, après avoir éreinté une dizaine de chevaux et battu jusqu’au sang une dizaine de postillons, vint le remettre au prince Tchernecheff, alors ministre de la Guerre ; le 1er janvier 1852, Tchernecheff joignit le rapport de Vorontzoff aux autres affaires qu’il devait présenter à l’empereur Nicolas.
Tchernecheff n’aimait pas Vorontzoff. Tout d’abord parce que celui-ci jouissait de l’estime générale grâce à son immense fortune, mais aussi parce qu’il était véritablement un grand seigneur, tandis que Tchernecheff demeurait, malgré tout, un parvenu. Mais surtout l’empereur parlait toujours de Vorontzoff avec une bienveillance particulière. Aussi Tchernecheff ne ratait-il aucune occasion de lui nuire.
Dans un rapport précédent sur les affaires du Caucase, il avait déjà réussi à provoquer le mécontentement de Nicolas contre Vorontzoff car, à cause de la négligence des officiers, les montagnards avaient détruit presque entièrement un petit détachement du Caucase. Aujourd’hui, Tchernecheff avait l’intention de présenter sous un jour désavantageux les mesures prises par Vorontzoff à l’égard de Hadji Mourad. Il voulait suggérer à l’empereur que Vorontzoff protégeait les indigènes, qu’il avait même une certaine faiblesse pour eux, toujours au détriment des Russes, comme c’était le cas avec Hadji Mourad. Tchernecheff se proposait de laisser entendre à l’empereur qu’en gardant Hadji Mourad au Caucase, Vorontzoff avait agi imprudemment : selon toutes probabilités, Hadji Mourad ne s’était rallié que pour étudier leurs moyens de défense, et en conséquence il valait mieux l’expédier dans le centre de la Russie, et se servir de lui seulement quand sa famille ne se trouverait plus dans les montagnes et qu’on pourrait alors avoir confiance en son dévouement.
Mais rien ne se déroula selon les plans de Tchernecheff ; ce matin du 1er janvier, Nicolas était particulièrement de mauvaise humeur et il aurait refusé toute proposition, quelle qu’elle fut, uniquement par esprit de contradiction.
L’empereur était d’autant moins prêt à écouter Tchernecheff, qu’il ne le tolérait à son service seulement parce que celui-ci était irremplaçable ; mais il savait fort bien de quelles manœuvres Tchernecheff avait usé lors du procès des Décembristes pour perdre Zakar Tchernecheff et accaparer sa fortune. Il le tenait donc pour une franche canaille. Ainsi, grâce à la mauvaise humeur de Nicolas, Hadji Mourad demeura au Caucase et son sort ne fut pas modifié comme il l’eût été, probablement, si Tchernecheff avait fait son rapport un autre jour.
Il était neuf heures et demie quand, dans la brume d’une gelée de vingt degrés au-dessous de zéro, arriva devant le perron du palais d’Hiver le gros cocher barbu de Tchernecheff, en bonnet de velours azur pointu, dans un petit traîneau pareil à celui dans lequel se promenait l’empereur Nicolas. Le cocher salua amicalement son ami, le cocher du prince Dolgorouki qui, après avoir déposé son maître, attendait depuis longtemps déjà devant le perron du palais, retenant les rênes sous son gros derrière ouaté, pour pouvoir frotter ses mains gelées.
Tchernecheff portait une cape à col de zibeline argentée très épaisse et un tricorne à plumes de coq, incliné selon la mode du moment. Rejetant le tablier en peau d’ours, il sortit avec précaution ses pieds glacés du traîneau. Sans galoches (il était fier de n’en pas connaître l’usage), en se redressant et en faisant sonner ses éperons, il franchit, foulant le tapis, la porte du vestibule ouverte respectueusement devant lui par le portier.
Dans le vestibule, Tchernecheff jeta son manteau dans les bras d’un vieux valet de chambre, s’approcha d’un miroir, souleva avec précaution son tricorne au-dessus de sa perruque frisée et, après avoir contemplé son reflet, il prit soin d’arranger comme à son habitude les mèches de ses tempes et son toupet, puis de rajuster sa croix, ses aiguillettes et ses grandes épaulettes chiffrées. Cela fait, il s’avança vers l’escalier d’un pas mal assuré sur ses vieilles jambes qui obéissaient mal, et commença à gravir les marches, heureusement point trop hautes, recouvertes d’un tapis. Enfin, passant devant les valets de chambre en uniforme de parade, rangés de chaque côté de la porte, le saluant avec obséquiosité, Tchernecheff entra dans le salon de réception.
L’officier de service, récemment nommé aide de camp de l’empereur, brillait de tout son uniforme neuf, de ses épaulettes, de ses aiguillettes ; son visage rouge, encore jeune, orné d’une petite moustache noire et de favoris, était encadré par les cheveux de ses tempes, ramenés vers les yeux, comme les portait l’empereur Nicolas. Il salua respectueusement Tchernecheff.
Le prince Basile Dolgorouki, adjoint du ministre de la Guerre, l’air ennuyé et stupide, portant les mêmes favoris, la même moustache et des mèches identiques sur les tempes, à la Nicolas, le salua.
« L’empereur ? demanda Tchernecheff à l’aide de camp en lui indiquant du regard la porte du cabinet de travail.
– Sa Majesté vient de rentrer », répondit l’aide de camp, attentif au son de sa propre voix qui lui procurait un plaisir visible. Il se déplaçait si doucement qu’un verre plein d’eau placé sur sa tête n’eût pas bougé. Il s’approcha de la porte qui s’ouvrit sans bruit et, le respect pour le lieu dans lequel il pénétrait émanant de toute sa personne, disparut derrière la porte.
Pendant ce temps, Dolgorouki avait ouvert sa serviette pour vérifier les papiers qui s’y trouvaient. Tchernecheff, les sourcils froncés, se mit à marcher pour se détendre les jambes en se remémorant tout ce qu’il avait à exposer à l’empereur. Il se trouvait près de la porte du cabinet quand elle s’ouvrit de nouveau sur l’aide de camp, encore plus rayonnant et gonflé de respect qu’auparavant. D’un geste il invita le ministre et son adjoint à passer chez l’empereur.
Le palais d’Hiver, qu’un incendie avait ravagé, était déjà reconstruit depuis longtemps et Nicolas y occupait l’étage supérieur. Le cabinet de travail où il recevait les rapports de ses ministres et des hauts fonctionnaires était une pièce très haute de plafond dotée de quatre grandes fenêtres. Un portrait de l’empereur Alexandre Ier trônait sur le mur principal. Deux bureaux étaient placés entre les deux fenêtres, quelques sièges s’alignaient près des murs. Le centre de la pièce était occupé par une immense table de travail, devant laquelle se trouvaient le fauteuil de Nicolas et des sièges pour les visiteurs.
Nicolas, en tunique noire sans épaulettes, était assis à cette table. Rejetant en arrière son long torse étroitement serré au niveau du ventre, il demeura immobile en fixant son regard sans vie sur les arrivants. Son visage pâle et allongé, dont l’énorme front fuyant ressortait entre ses tempes bien peignées, unies avec art à la perruque qui couvrait sa calvitie, était aujourd’hui particulièrement froid et rigide. Ses yeux, habituellement ternes, étaient plus mornes encore qu’à l’ordinaire. Ses lèvres pincées au-dessous de moustaches relevées, ses joues grasses, fraîchement rasées, soutenues par un col très haut, ses favoris enroulés en crans réguliers comme autant de petites saucisses, son menton également soutenu par le col, tout concourait à donner à son visage une expression de mécontentement voire de colère.
Cette humeur était due à la fatigue ; et la cause de cette fatigue était le bal masqué de la veille où, comme à son habitude, il s’était promené, coiffé de son casque de chevalier-garde surmonté d’un oiseau, parmi le public qui se pressait pour le voir avant de s’écarter timidement à l’approche de son imposante personne pleine d’assurance. Il y avait de nouveau rencontré cette femme masquée qui, au bal précédent, avait disparu après avoir réveillé, par la blancheur de son teint, son beau corps et sa voix tendre, sa sensualité sénile. Elle lui avait promis de revenir. Hier, de nouveau, elle s’était approchée de lui et, cette fois-ci, il ne l’avait plus lâchée. Il l’avait menée dans une loge spécialement aménagée pour un tête-à-tête avec une dame. Arrivé sans mot dire devant la porte de la loge, Nicolas avait regardé autour de lui, cherchant des yeux le valet ; mais il n’était pas là. Nicolas, fronçant les sourcils, avait fini par pousser lui-même la porte pour s’effacer devant sa dame.
« Il y a quelqu’un ! » s’était-elle écrié en s’arrêtant brusquement. La loge, en effet, était occupée. Sur le divan recouvert de velours, très près l’un de l’autre, se tenaient assis un officier de uhlans et une jeune et jolie personne blonde, aux cheveux bouclés, en domino, le masque ôté.
En apercevant l’empereur dressé de toute sa taille et furibond, la femme blonde avait précipitamment remis son masque tandis que l’officier, pétrifié d’horreur, sans même se lever du divan, avait fixé Nicolas d’un air hébété.
Quelque habitué que fût Nicolas à l’effroi qu’il provoquait chez les autres, cela lui était toujours agréable, mais, parfois, il aimait à frapper les gens que terrifiait sa personne par le contraste d’une bienveillante parole. Et c’était précisément ce qu’il avait fait alors.
« Eh bien, mon cher, tu es plus jeune que moi, dit-il à l’officier que l’effroi paralysait ; tu peux me céder la place. »
L’officier avait bondi sur ses pieds, pâlissant et rougissant tour à tour et, l’échine basse, sans proférer le moindre mot, était sorti de la loge, emboîtant le pas à sa compagne, laissant Nicolas seul avec sa dame.
Celle-ci était une jolie jeune femme âgée de vingt ans, encore pure, fille d’une gouvernante suédoise. Elle avait raconté à Nicolas qu’encore enfant, elle était tombée amoureuse de lui en voyant ses portraits, qu’elle était devenue folle de lui et avait décidé, coûte que coûte, d’attirer son attention. Elle avait atteint son but et maintenant, avait-elle affirmé, elle n’avait plus besoin de rien. Nicolas avait alors emmené la jeune fille au lieu habituel de ses rendez-vous galants où il passa avec elle plus d’une heure.
Mais cette même nuit, quand, de retour dans sa chambre, il se coucha sur son lit étroit et dur – inconfort dont il tirait une certaine fierté – en se couvrant de son manteau qu’il trouvait aussi remarquable que le chapeau de Napoléon, il avait mis bien longtemps à s’endormir. Il se rappelait tantôt l’expression effrayée et enthousiaste du visage blanc de la jeune fille, tantôt les fortes et grasses épaules de sa maîtresse attitrée, Madame Nelidoff, et comparait les deux femmes. Le caractère ignominieux de la débauche d’un homme marié ne l’effleurait même pas, et il aurait été fort étonné si quelqu’un l’en avait blâmé. Cependant, bien que convaincu d’agir convenablement, il ressentait comme un pincement désagréable, une sorte de remords et, pour étouffer ce sentiment, il s’était mis à songer au grand homme qu’il était, pensée qui le calmait toujours.
Bien qu’il se fût endormi tard, il se leva dès sept heures du matin. Après avoir fait sa toilette habituelle et frictionné son grand et gros corps avec de la glace, il récita les prières habituelles qu’il répétait depuis l’enfance : l’Ave, le Credo, le Pater Noster, sans attribuer aucun sens aux paroles prononcées, et sortit par le petit perron sur le quai, en manteau et casquette.
Au milieu du quai, il rencontra un élève de l’École de droit, tout aussi grand que lui, en uniforme et chapeau. Découvrant l’uniforme de cette école qu’il n’aimait pas à cause de son esprit libéral, Nicolas Pavlovitch fronça les sourcils, mais la grande taille, la tenue soignée de l’élève et le salut militaire qu’il lui adressa d’emblée, le coude tourné en avant, adoucirent son mécontentement.
« Ton nom ? demanda-t-il.
– Polosatoff, Votre Majesté.
– Tu es un brave. »
L’élève était resté droit, immobile, la main au chapeau.
« Veux-tu t’engager ?
– Non, Votre Majesté.
– Imbécile ! »
Et Nicolas s’éloigna de lui et prononça à voix haute les premiers mots qui lui passèrent par la tête.
« Kopervein, Kopervein », répéta-t-il à plusieurs reprises ; c’était le nom de la jeune fille de la veille. « Mauvais, mauvais. » Il ne pensait pas à ce qu’il disait, mais il étouffait son malaise moral en s’écoutant parler. « Oui, qu’adviendrait-il de la Russie sans moi ? » dit-il encore, sentant revenir un sentiment de mécontentement. « Oui, qu’adviendrait-il sans moi, non seulement de la Russie, mais aussi de toute l’Europe ? » Il songea à son beau-frère, le roi de Prusse, à sa faiblesse et sa sottise, et hocha la tête.
En rentrant au palais, il aperçut le landau d’Hélène Pavlovna qui, accompagnée d’un valet habillé de rouge, se dirigeait vers le perron Saltikovski. Hélène Pavlovna incarnait pour lui le type même de ces personnes stupides qui non seulement se mêlent de discuter de sciences et de poésie, mais se targuent en outre de tout connaître de la façon de diriger les hommes, s’imaginant pouvoir se diriger elles-mêmes, mieux que lui, Nicolas, ne le faisait pour elles. Il savait qu’il avait beau les écraser, ces personnes réapparaissaient toujours. Il se souvint de son frère, Michel Pavlovitch, récemment décédé, et un sentiment de dépit et de tristesse l’envahit. Il fronça subitement les sourcils et, l’air sombre, se mit de nouveau à marmotter les premiers mots qui lui venaient aux lèvres. Il ne cessa de marmonner de la sorte qu’une fois rentré au palais.
Dans sa chambre, il lissa devant la glace ses favoris, les cheveux de ses tempes, la perruque posée sur son crâne et redressa ses moustaches. Il passa ensuite dans le cabinet où il recevait les rapports.
Il donna d’abord audience à Tchernecheff. En découvrant l’expression du visage, et surtout des yeux de Nicolas, Tchernecheff comprit qu’il était particulièrement de mauvaise humeur aujourd’hui et, ayant eu vent de l’aventure de la veille, il en devina la raison. Nicolas salua froidement Tchernecheff, l’invita à s’asseoir et posa sur lui son regard vide.
La première affaire du rapport de Tchernecheff concernait un vol commis par des intendants militaires ; venait ensuite la question du déplacement des troupes à la frontière prussienne, puis celle de la fixation des récompenses à décerner à l’occasion de la nouvelle année à quelques personnes oubliées dans la première liste. Suivait le rapport de Vorontzoff sur le ralliement de Hadji Mourad, et enfin une affaire désagréable, relative à un étudiant de la faculté de médecine militaire qui avait attenté à la vie d’un professeur.
Nicolas, sans mot dire, les lèvres pincées, caressait des feuilles de papier de sa longue main blanche ornée d’une seule bague en or à l’annulaire, en écoutant le rapport de Tchernecheff sur le vol, et ne quittait pas des yeux le front et le toupet du ministre.
Nicolas était convaincu que tous cherchaient à le trahir. Il savait qu’il fallait punir sans délai les intendants militaires et il avait résolu de les faire tous incorporer dans des régiments comme simples soldats ; mais il n’ignorait pas que cela ne dissuaderait guère ceux qui seraient nommés à leur place de se comporter de façon identique. Le propre des fonctionnaires était de voler, et son devoir à lui consistait à les punir – bien que cela l’ennuyât profondément, il s’en acquittait consciencieusement.
« Évidemment, chez nous, en Russie, il n’existe qu’un seul homme honnête », déclara l’empereur.
Tchernecheff, comprenant aussitôt que ce seul honnête homme en Russie était Nicolas lui-même, acquiesça en souriant.
« Certainement, Votre Majesté !
– Laissons. Je mettrai la résolution après », dit Nicolas, s’emparant du document pour le placer à sa gauche sur la table.
Tchernecheff fit ensuite son rapport sur les récompenses puis sur le déplacement des troupes.
Nicolas prit la liste, biffa quelques noms, et ensuite, en quelques paroles brèves et résolues, donna l’ordre de faire avancer deux divisions sur la frontière prussienne. Nicolas ne pouvait pardonner au roi de Prusse la constitution accordée à ses sujets après 1848. C’est pourquoi, tout en assurant son beau-frère, dans ses lettres ou en paroles, de ses sentiments les plus amicaux, il jugeait nécessaire de placer des troupes sur la frontière prussienne. Ces troupes sauraient également être utiles en cas de soulèvement chez le peuple de Prusse (Nicolas voyait partout des préparatifs de révolte) ; il pourrait les faire avancer pour défendre le trône de son beau-frère, comme il l’avait fait pour défendre les Autrichiens contre les Hongrois. Cela permettait aussi à ses conseils de peser plus lourd auprès du roi de Prusse. « Oui, qu’adviendrait-il maintenant de la Russie, si je n’étais pas là ! » songea-t-il de nouveau.
« Eh bien, la suite ? demanda-t-il.
– Le courrier du Caucase », annonça Tchernecheff, et il entreprit de résumer ce que lui avait écrit Vorontzoff sur le ralliement de Hadji Mourad.
« Bien ! C’est un bon commencement, déclara Nicolas.
– Évidemment le plan arrêté par Votre Majesté commence à porter ses fruits », dit Tchernecheff.
Nicolas aimait particulièrement que l’on louât ses capacités militaires : il en était fier, même si, au fond de lui-même, il reconnaissait qu’il ne les possédait pas. Il souhaitait maintenant entendre des louanges plus détaillées sur sa personne.
« Que veux-tu dire ? demanda-t-il.
– Voici comment je vois les choses : si l’on avait suivi depuis longtemps le plan de Votre Majesté, c’est-à-dire avancer par étapes, même lentement, en abattant les forêts et en ravageant les champs, le Caucase serait conquis depuis longtemps. J’attribue le ralliement de Hadji Mourad à ce seul motif. Il a compris qu’ils ne pouvaient plus tenir.
– C’est vrai », acquiesça Nicolas.
Le plan d’une progression lente à travers le pays ennemi, grâce à la coupe des forêts et à la destruction des vivres, appartenait en réalité à Ermoloff et à Veliaminoff. Le plan de Nicolas consistait en une tactique complètement opposée : selon lui, il fallait envahir par surprise la résidence de Schamyl et détruire ce repaire de brigands. Ce plan avait été suivi en 1845 lors de l’expédition à Darguinsk et avait coûté beaucoup de vies humaines. Quoi qu’il en soit, Nicolas s’attribuait désormais le plan d’Ermoloff et Veliaminoff, et il en était fier, oubliant que c’était précisément lui qui, au contraire, avait favorisé les opérations militaires entreprises en 1845.
La flatterie permanente, grossière et mensongère des hommes qui l’entouraient l’avait mené si loin qu’il ne voyait déjà plus ses propres contradictions ; ses propos et ses actes lui semblaient toujours concorder avec la réalité, la logique ou même le simple bon sens, et il était intimement convaincu que toutes les mesures qu’il prenait, quelque stupides, injustes ou inconséquentes qu’elles fussent, devenaient sensées, justes et pertinentes, pour la simple et unique raison qu’il en était l’auteur.
Après le rapport sur le Caucase, Tchernecheff en vint à l’affaire de l’étudiant de l’Académie de médecine militaire.
Cette affaire se présentait ainsi : un jeune homme recalé à deux reprises déjà à un examen, le passa pour la troisième fois, et fut de nouveau refusé par l’examinateur. L’étudiant, qui était malade nerveusement, y vit une injustice ; il s’empara alors d’un canif qui se trouvait sur la table et dans une sorte d’accès de folie, il se jeta sur le professeur à qui il infligea quelques blessures sans aucune gravité.
« Quel est son nom ? demanda Nicolas.
– Brjezovski.
– Un Polonais ?
– D’origine polonaise et catholique », répondit Tchernecheff.
Nicolas fronça les sourcils. Il avait fait beaucoup de mal aux Polonais. Pour se justifier, il cherchait à se convaincre qu’ils étaient tous des crapules. Et de ce fait, il les haïssait en proportion du mal qu’il leur infligeait.
« Attends un peu », dit Nicolas, et il ferma les yeux en baissant la tête.
Tchernecheff, qui avait déjà assisté à cette scène plus d’une fois, savait que lorsque Nicolas devait résoudre une question importante, il lui suffisait de se concentrer un instant ; l’inspiration descendait alors sur lui et la solution la plus sûre se présentait d’elle-même, comme dictée par quelque voix intérieure.
Nicolas se demandait comment satisfaire au mieux cette animosité contre les Polonais qu’avait réveillée en lui l’histoire de l’étudiant. La voix intérieure lui souffla alors une décision. Il prit le rapport et, dans la marge, inscrivit de sa large écriture la chose suivante : « Il mérite la peine de mort. Mais, grâce à Dieu, nous n’avons pas la peine de mort. Et ce n’est pas moi qui l’établirai. Le faire passer douze fois devant une rangée de mille soldats. Nicolas. » Il signa de son paraphe énorme et artificiel.
Nicolas n’ignorait pas que douze mille coups de bâton c’était non seulement la mort assurée, mais surtout une mort des plus terribles ; c’était une cruauté tout à fait inutile puisque cinq mille coups suffisaient à tuer l’homme le plus vigoureux. Mais il lui était tout aussi agréable de se montrer impitoyable et cruel, que d’affirmer que la peine de mort n’existait pas en Russie. Quand il eut achevé d’écrire sa résolution sur l’affaire de l’étudiant, il remit le document à Tchernecheff.
« Voilà, dit-il, lis-le. »
Tchernecheff lut et inclina la tête en signe d’admiration respectueuse pour la sagesse de cette décision.
« Oui, et il faut aussi que tous les étudiants se rendent sur la place et assistent au châtiment, ajouta Nicolas. Cela leur sera utile – et j’extirperai cet esprit révolutionnaire. Je l’arracherai à la racine, songea-t-il.
– À vos ordres », dit Tchernecheff, avant d’en revenir, après un court silence, et en réajustant son toupet, sur les affaires du Caucase. « Alors qu’ordonnez-vous d’écrire à Mikhaïl Sémionovitch ?
– Il faut s’en tenir à la destruction des demeures et des vivres dans la Tchetchnia, et les harceler par des incursions, dit Nicolas.
– Et au sujet de Hadji Mourad, qu’ordonnez-vous ? demanda Tchernecheff.
– Mais Vorontzoff écrit qu’il veut l’employer au Caucase.
– Ne serait-ce pas risqué ? hasarda Tchernecheff, en évitant le regard de Nicolas. J’ai peur que Mikhaïl Sémionovitch ne soit trop confiant.
– Et toi, qu’en penses-tu ? l’interrogea brutalement Nicolas, lequel n’était pas dupe des intentions de Tchernecheff qui tenait à présenter sous un jour défavorable les dispositions de Vorontzoff.
– Il serait plus sûr de l’expédier en Russie.
– Vraiment ! s’exclama Nicolas d’un ton moqueur. Moi je ne le pense pas et je suis d’accord avec Vorontzoff. Écris-lui dans ce sens.
– À vos ordres », dit Tchernecheff, puis il se leva et prit congé.
Dolgorouki qui, pendant tout le rapport, n’avait prononcé que quelques mots à propos du déplacement des troupes en réponse à des questions que lui avait posées Nicolas, sortit également.
C’est Bibikoff qui fut introduit après Tchernecheff. Gouverneur général des provinces de l’Ouest, il était venu prendre congé de l’empereur. Ce dernier approuva les mesures qu’il avait prises contre les paysans révoltés qui ne voulaient pas se soumettre à l’orthodoxie, et lui ordonna de traduire devant un conseil de guerre tous ceux qui désobéiraient – ce qui signifiait qu’il les condamnait à la bastonnade entre deux rangs de soldats. Il donna encore l’ordre d’incorporer dans l’armée, comme simple soldat, le directeur d’un journal qui avait révélé que plusieurs milliers de paysans appartenant au Trésor avaient été enregistrés comme appartenant personnellement à l’empereur.
« J’ai fait cela parce que je le jugeais nécessaire, dit-il, et je ne permettrai pas que l’on discute mes actes. »
Bibikoff n’était pas dupe de la cruauté des mesures concernant les uniates, ni de l’injustice de ce transfert des paysans qui, d’hommes libres, devenaient ainsi paysans de la famille impériale, c’est-à-dire serfs de la famille. Mais il n’y avait rien à objecter. Montrer son désaccord avec l’ordre de Nicolas signifiait perdre cette situation brillante dont il jouissait aujourd’hui, acquise au terme de quarante années de labeur. Aussi inclina-t-il respectueusement sa tête aux cheveux noirs et grisonnants en signe d’obéissance, prêt à exécuter la volonté impériale, si cruelle, folle et malhonnête fût-elle.
Ayant donné congé à Bibikoff, Nicolas, avec la bonne conscience du devoir accompli, s’étira, regarda sa montre puis alla s’habiller pour la sortie. Il revêtit un uniforme à épaulettes, étincelant de décorations et de rubans.
Il se rendit ensuite dans le salon de réception où plus de cent personnes, les messieurs en uniforme, les dames en robe de gala, décolletées, tous rangés selon des places déterminées, attendaient sa venue avec inquiétude. Il s’avança, le regard terne, la poitrine bombée, le ventre saillant et, les sentant tous tremblants de servilité, leurs regards tournés vers lui, il prit un air encore plus solennel. Quand ses yeux rencontraient des visages connus, il se remémorait les noms, s’arrêtait, prononçait quelques mots soit en russe, soit en français, ou bien, posant sur ses interlocuteurs son regard méprisant, glacial et terne, il écoutait ce qu’on lui disait.
Après les félicitations, Nicolas se rendit à la chapelle. Dieu, par l’intermédiaire de ses serviteurs, le saluait et lui adressait des louanges, de même que les hommes ; et Nicolas recevait ces saluts et ces louanges comme une chose due, bien que cela l’ennuyât déjà. Mais il en devait être ainsi, car de lui seul dépendaient le bien-être et le bonheur de tout l’univers, et même si cela le fatiguait, il ne refusait pas au monde son aide bienveillante.
Quand, à la fin de l’office, un superbe diacre coiffé avec soin prononça le souhait de longue vie et que les chanteurs, de leurs belles voix, reprirent ses paroles, Nicolas se retourna et aperçut Madame Nelidoff qui se trouvait près de la fenêtre. Il jeta un regard sur ses épaules et établit en sa faveur la comparaison avec la demoiselle de la veille.
Après la messe, il se rendit chez l’impératrice et demeura quelques minutes avec sa famille, à plaisanter avec ses enfants et sa femme. Ensuite, il traversa l’Ermitage pour aller chez le ministre de la Cour, Volkonski, à qui il ordonna, entre autres, de payer sur sa cassette privée une pension annuelle à la mère de la demoiselle d’hier. Enfin, il sortit faire sa promenade habituelle.
Le dîner avait lieu ce soir-là dans la salle de Pompéi. Outre les fils cadets de Nicolas et de Michel, y étaient conviés le baron Liven, le comte Rjevuski, Dolgorouki, l’ambassadeur de Prusse ainsi que l’aide de camp du roi de Prusse.
En attendant l’arrivée du couple impérial, l’ambassadeur de Prusse et le baron Liven engagèrent une conversation des plus intéressantes à propos des nouvelles inquiétantes reçues de Pologne.
« Il nous faudrait cent mille hommes dans chacune de ces contrées de Russie que sont la Pologne et le Caucase », dit Liven.
L’ambassadeur prit un air étonné.
« Vous dites… la Pologne ? s’enquit-il.
– Parfaitement. Ah ! ce fut un coup de maître de la part de Metternich de nous l’avoir laissée sur les bras. »
À cet instant parut l’impératrice, tête inclinée, sourire figé, suivie de Nicolas.
Pendant le dîner, Nicolas évoqua le ralliement de Hadji Mourad et déclara que la guerre du Caucase serait bientôt terminée grâce aux ordres qu’il avait donnés d’exterminer les montagnards par la coupe des forêts et d’établir un système de fortifications.
L’ambassadeur échangea un rapide regard avec l’aide de camp prussien car, pas plus tard que ce matin, ils avaient critiqué les prétentions de fin stratège de l’empereur. Et Nicolas faisait une fois de plus étalage de ses plans histoire de prouver ses grandes capacités militaires.
Après le dîner, Nicolas assista au ballet où évoluaient, en maillots, une centaine de femmes. L’une d’elles lui plut particulièrement ; il fit appeler le maître du ballet – un Allemand – le remercia et lui donna une bague ornée d’un diamant avec ordre de la remettre à la danseuse.
Le lendemain, lors de son entrevue avec Tchernecheff, Nicolas demanda que l’on confiât à Vorontzoff la tâche de harceler la Tchetchnia et de l’assiéger en priorité, vu que Hadji Mourad était désormais leur allié.
Tchernecheff écrivit en ce sens à Vorontzoff, et un autre courrier, cravachant à mort les chevaux et maltraitant les postillons, partit pour Tiflis.
En exécution de l’ordre de l’empereur Nicolas, dès janvier 1852, les hommes de Vorontzoff attaquèrent la Tchetchnia.
Le détachement envoyé en incursion était composé de quatre bataillons d’infanterie, de deux sotnias de Cosaques et de huit canons. Cette colonne marchait au milieu de la route, tandis que, de chaque côté, s’échelonnait une chaîne ininterrompue de chasseurs, en hautes bottes et pelisses courtes, coiffés d’un bonnet de fourrure, le fusil à l’épaule et les cartouches en bandoulière, tantôt descendant, tantôt montant les côtes.
Comme toujours lorsqu’il s’avançait en terrain ennemi, le détachement observait le plus grand silence. Seul résonnait de temps à autre le bronze des canons secoués par les ornières ; parfois, un cheval, qui ne pouvait comprendre l’ordre de marcher en silence, s’ébrouait ou hennissait ; un chef, mécontent de l’un de ses subordonnés, criait, d’une voix rauque mais retenue, que la chaîne des chasseurs était trop lâche, qu’elle marchait trop près ou trop loin de la colonne. Une fois seulement, il se produisit une certaine agitation, parce qu’une chèvre au ventre blanc et au dos gris, et un bouc de même couleur avec de petites cornes recourbées en arrière, bondirent près d’un buisson d’ajoncs qui se trouvait entre la chaîne et la colonne. Les beaux et craintifs animaux fuirent à toute vitesse, mais ils passèrent si près de la colonne qu’un certain nombre de soldats les poursuivirent parmi les cris et les rires pour essayer de les tuer à la baïonnette. Les chèvres réussirent à se frayer un chemin à travers les soldats et disparurent dans les montagnes, poursuivies par quelques cavaliers et par les chiens de la compagnie, s’égaillant comme des oiseaux. C’était l’hiver encore, mais le soleil commençait à monter assez haut, et à midi, quand le détachement, parti de bonne heure, eut parcouru quatre verstes, il était très chaud et ses rayons si vifs que l’acier des baïonnettes et le cuivre des canons étincelaient comme autant de petits soleils qui faisaient mal aux yeux. Les soldats venaient de traverser un ruisseau rapide et clair ; devant eux s’étendaient des champs labourés et des prairies et, dans le lointain, s’élevaient les mystérieuses montagnes noires couvertes de forêts. Au-delà de ces montagnes sombres, d’autres se dessinaient encore, et plus loin, tout près de l’horizon, se dressait, toujours belle, toujours changeante, jouant avec la lumière comme un diamant, la montagne aux neiges éternelles.
La cinquième compagnie marchait derrière Boutler, un bel officier en tunique noire et bonnet de fourrure, le porte-épée en sautoir, qui, de la garde, était passé à l’armée du Caucase. Boutler éprouvait un sentiment excitant, mélange de joie de vivre face au danger de la mort, de désir d’action et de la conscience de participer à une chose importante, dirigée par une seule volonté. Il allait pour la deuxième fois au combat, et se disait que là, tout de suite peut-être, on allait commencer à tirer sur eux ; mais que lui ne baisserait pas la tête devant l’obus, ignorerait le sifflement des balles et, comme il l’avait déjà fait, redresserait la tête, un sourire dans les yeux, pour regarder ses camarades et les soldats, et leur parler de la voix la plus tranquille du monde de la pluie et du beau temps.
Le détachement quitta la grand-route et s’engagea dans un chemin peu fréquenté qui traversait des champs de maïs en se rapprochant de la forêt. Bientôt, dans un sifflement sinistre, sans qu’on ait vu d’où il venait, un obus vola et tomba en labourant le sol au milieu du train des équipages près de la route, dans le champ de maïs.
« Ça commence ! » lança gaiement Boutler en souriant au camarade qui marchait à côté de lui.
C’est alors qu’apparut en effet, sortant de la forêt, une foule dense de Tchetchenz à cheval, avec tous leurs fanions. Au milieu de cette armée se dressait un grand étendard vert, et le vieux caporal de la compagnie, dont la vue était perçante, confia à Boutler, qui était myope, qu’il s’agissait probablement de Schamyl lui-même. Une partie des Tchetchenz dévala la montagne, puis se profila sur la crête d’un ravin à droite et entreprit de le descendre. Un général de petite taille, en tunique noire et bonnet de fourrure, montant un grand amblier blanc, ordonna à Boutler de se porter à droite contre les cavaliers qui descendaient.
Boutler conduisit rapidement sa compagnie dans la direction indiquée mais, avant même d’avoir eu le temps d’arriver jusqu’au ravin, il entendit derrière lui, l’un après l’autre, dix coups de canon. Il se retourna : deux nuages de fumée blanche s’élevaient au-dessus de leurs deux canons, flottant le long du ravin. L’ennemi qui, évidemment, avait compté sans l’artillerie, battit en retraite. La compagnie de Boutler se mit alors à tirer sur les montagnards et toute la vallée fut envahie par la fumée de la poudre. On n’apercevait plus les montagnards qui fuyaient qu’au-dessus du ravin : ils tiraient sur les cosaques qui les poursuivaient. Le détachement put progresser dans la montagne, et dans le creux de la seconde vallée, ils découvrirent un aoul.
La compagnie de Boutler, lancée aux trousses des cosaques, entra dans l’aoul. Il était absolument désert. On ordonna aux soldats d’incendier le blé, le foin et même les cabanes ; dans tout l’aoul se répandit une fumée âcre, dans laquelle on apercevait des soldats occupés à sortir des cabanes ce qu’ils y trouvaient, attrapant et tuant les poules que les montagnards n’avaient pas réussi à emporter. Les officiers s’installèrent un peu à l’écart de l’aoul pour déjeuner et boire du vin. Le caporal leur apporta sur une planche quelques rayons de miel.
On n’entendait pas du tout les Tchetchenz. Peu après midi, les officiers donnèrent l’ordre au détachement de se retirer. La compagnie se rangea en colonne derrière l’aoul et Boutler se trouva posté à l’arrière-garde. À peine les Russes s’étaient-ils mis en route que les Tchetchenz réapparurent et poursuivirent la compagnie en tirant des coups de feu.
Quand le détachement arriva en terrain découvert, les montagnards disparurent à nouveau. Boutler n’avait pas de blessés ; rasséréné, il se sentait d’humeur fort gaie. Après que le détachement eut passé à gué la rivière traversée le matin, les soldats se dispersèrent dans les champs de maïs et les prairies ; les chanteurs de chaque compagnie se regroupèrent et des chants retentirent bientôt : « Regardez, regardez, les chasseurs, les chasseurs ! » reprenaient en chœur les soldats, tandis que le cheval de Boutler marchait d’un pas allègre au rythme de la musique. Le chien de la compagnie, Tresorka, un chien poilu et gris, courait la queue relevée, avec l’air soucieux d’un chef, devant les soldats de Boutler. Quant à ce dernier, il sentait le courage, la sérénité et la joie envahir son âme. Pour lui, la guerre signifiait s’exposer volontairement au danger, à la menace de la mort ; il méritait par conséquent une récompense, en sus du respect de ses camarades et amis de Russie. Quelque étrange que cela puisse sembler, cette facette sombre de la guerre – la mort, les blessures des soldats, des officiers ou des montagnards –, ne se présentait pas vraiment à son imagination, même inconsciemment, et il préférait ne jamais regarder ni les tués ni les blessés, afin de ne conserver que l’image poétique qu’il s’était forgée de la guerre. Ce jour-là, les Russes comptaient trois tués et douze blessés dans leurs rangs : Boutler passa sans s’arrêter devant les cadavres étendus sur le dos, et ne jeta qu’un bref coup d’œil sur une poitrine méconnaissable, des mains cireuses et une tache sombre, rougeâtre, à la tête. Quant aux montagnards, ce n’étaient pour lui que des cavaliers dont il fallait se défendre.
« Ah, voilà ce que c’est, mon cher, lui dit le major, profitant d’un silence entre deux chansons. Ce n’est pas comme chez vous, à Pétersbourg : Par le flanc droit ! Par le flanc gauche ! Ici, après les combats, on rentre à la maison, et notre Marie nous sert un gâteau ou de la bonne soupe. Ça, c’est une vie, n’est-ce pas ? Allons ! Quand l’aube parut ! » commanda-t-il aux soldats. C’était sa chanson préférée.
Il n’y avait pas de vent. L’air était frais, pur et si transparent que la montagne de neige qui se trouvait à une centaine de verstes paraissait toute proche ; quand les chanteurs se taisaient, on n’entendait plus que le bruit régulier des pas des soldats et le cliquetis des armes, qui auparavant semblaient accompagner les chants. La chanson que chantait la cinquième compagnie, celle de Boutler, avait été composée par un junker à la gloire du régiment sur un motif de danse, et avait pour refrain : « C’est autre chose, c’est autre chose, les chasseurs, les chasseurs ! »
Boutler chevauchait au côté de son supérieur hiérarchique, le major Petroff, chez qui il demeurait. Il se réjouissait d’avoir pris la décision de quitter la garde pour aller au Caucase. La raison principale de ce choix était qu’il avait perdu aux cartes à Pétersbourg une somme telle qu’il ne lui restait plus rien. Il avait eu peur de n’avoir plus la force de résister à la tentation du jeu en restant à la garde, en n’ayant pourtant plus rien à perdre. Maintenant tout cela était terminé : il y avait une autre vie, une vie belle et courageuse. Il avait maintenant complètement oublié sa ruine et ses dettes impayées ; le Caucase, la guerre, les soldats, les officiers, le major Petroff – un ivrogne, mais plein de bravoure et de courage –, tout cela lui plaisait tellement que, parfois, il avait peine à croire que c’était bien vrai, qu’il ne se trouvait plus à Pétersbourg, dans cette salle enfumée où il pontait, plein de haine pour le croupier, sentant une douleur qui lui meurtrissait la tête, mais qu’il était ici, dans ce pays merveilleux, parmi ces braves Caucasiens.
Le major avait pour compagne la fille d’un infirmier, qu’on appela d’abord tout simplement Marie, et ensuite Marie Dmitrievna. Marie Dmitrievna était une belle fille blonde, au visage couvert de taches de rousseur, âgée d’environ trente ans, et sans enfants. Quel qu’ait été son passé, elle était fidèle au major qu’elle soignait comme une nounou, attention indispensable, car souvent celui-ci s’enivrait jusqu’à perdre conscience.
De retour à la forteresse, tout se passa comme l’avait en effet prévu le major. Marie Dmitrievna lui servit, ainsi qu’à Boutler et à deux autres officiers du détachement, un bon dîner réconfortant. Le major but et mangea tellement qu’il ne pouvait plus parler et finit par se retirer dans sa chambre.
Boutler, épuisé lui aussi, mais fort content, ayant bu un peu trop de vin du pays, fit de même. À peine eut-il posé sa belle tête bouclée sur la paume de sa main après s’être déshabillé, qu’il s’endormit d’un sommeil profond, sans rêves ni réveils.
L’aoul détruit par l’incursion était ce même village où Hadji Mourad avait passé la nuit avant de se rallier aux Russes. Sado, son hôte, s’apprêtait à partir avec sa famille dans la montagne au moment où les Russes s’approchaient. Quand il retourna dans son aoul, il trouva sa cabane détruite : le toit enfoncé, la porte et les poteaux de la galerie brûlés et tout l’intérieur souillé. Et son fils, ce beau garçon aux yeux brillants qui regardait avec enthousiasme Hadji Mourad, venait d’être transporté, sans vie, à la mosquée, sur un cheval bai : il avait été transpercé d’un coup de baïonnette dans le dos. La femme à la mine accorte qui avait servi le repas lors de la visite de Hadji Mourad était maintenant vêtue d’une chemise déchirée sur la poitrine, qui découvrait ses seins vieillis et pendants. Les cheveux défaits, penchée sur le cadavre de son fils, se déchirant jusqu’au sang le visage, elle ne cessait de hurler sa douleur. Sado prit une pelle et une pioche pour aller avec ses parents creuser la tombe de son fils. Le vieux grand-père, assis près du mur de la cabane démolie, taillait une petite baguette en regardant stupidement devant lui. Il revenait de son rocher : les deux meules de foin qui se trouvaient là-bas avaient été incendiées. Les abricotiers, les cerisiers qu’il avait plantés et soignés, avaient été brisés et brûlés, ainsi que ses ruches. De tous côtés montaient les hurlements des femmes, les pleurs des jeunes enfants et les bêlements du bétail affamé que l’on ne pouvait plus nourrir. Les plus âgés des enfants ne jouaient pas, observant avec des yeux inquiets les grandes personnes. La fontaine avait été souillée, exprès bien évidemment, de sorte qu’on ne pouvait plus y puiser. De même, des ordures avaient été répandues dans la mosquée que le mullah et ses aides nettoyaient. Personne ne parlait de sa haine envers les Russes. Le sentiment qu’éprouvaient tous les Tchetchenz, des petits aux grands, était plus fort que la haine. Ce n’était pas de la haine. Il était impossible aux Tchetchenz de considérer ces chiens de Russes comme des êtres humains. C’était un sentiment infini de dégoût et d’horreur ; leur étonnement devant la cruauté stupide de ces créatures était tel, que le désir de les exterminer, comme on a le désir d’exterminer les rats, les araignées venimeuses ou les loups, les envahissait, en un sentiment aussi naturel que l’instinct de conservation.
Les habitants de l’aoul l’aoul se trouvaient maintenant face à un véritable dilemme : demeurer ici et reconstruire par des efforts inouïs tout ce qui avait coûté tant de travail et avait été détruit si facilement, si stupidement, et s’attendre à chaque moment à voir se répéter la même chose, ou bien se soumettre aux Russes, en dépit de la loi religieuse et du sentiment de dégoût et de mépris qu’ils leur inspiraient. Les vieillards se mirent à prier, puis décidèrent à l’unanimité d’envoyer des ambassadeurs à Schamyl pour lui demander aide et protection. Et, aussitôt, l’on se mit à reconstruire ce qui avait été détruit.
Le lendemain de l’attaque, assez tard déjà dans la matinée, Boutler sortit de la maison par le perron de derrière. Il avait l’intention de se promener, histoire de s’aérer avant le thé du matin qu’il prenait ordinairement avec Petroff. Le soleil était déjà au-dessus des montagnes et faisait étinceler les cabanes blanches à droite de la rue. Comme toujours, la vue sur la gauche était fort agréable et reposante : des montagnes sombres couvertes de forêts qui se succédaient dans le lointain, et une chaîne de pics couverts de neige, qui ressemblaient à des nuages. Boutler contemplait ces montagnes, respirant à pleins poumons et se réjouissant d’être en bonne santé et de vivre dans un si beau pays. Il était heureux d’avoir si bien mené le combat la veille, en particulier pendant la retraite, quand l’affaire était devenue plus dangereuse. Il se réjouissait fort aussi de la manière dont, à leur retour, Marie, ou plutôt Marie Dmitrievna, la compagne de Petroff, les avait régalés, et de sa façon de se montrer simple et charmante envers tous, et surtout, lui semblait-il, tendre avec lui.
Marie Dmitrievna, avec sa natte épaisse, ses larges épaules, sa forte poitrine, et ce sourire qui éclairait son bon visage couvert de taches de rousseur, attirait malgré lui Boutler, jeune célibataire vigoureux ; il lui semblait même ne pas lui être indifférent. Mais il ne voulait pas agir de façon malhonnête vis-à-vis de son brave et naïf camarade, et se comportait avec Marie Dmitrievna de la façon la plus simple et la plus respectueuse. Un sentiment de satisfaction envahit Boutler, occupant toute sa personne. Mais le bruit de sabots sur la route poudreuse le tira de ses rêveries : « On dirait plusieurs cavaliers. » Il leva la tête et aperçut en effet, au bout de la rue, un groupe de cavaliers qui s’avançaient au pas. À la tête de deux dizaines de cosaques chevauchaient deux hommes, l’un en tcherkeska blanche, coiffé d’un haut bonnet à turban, l’autre portant l’uniforme d’officier de l’armée russe, brun, au nez aquilin, tout couvert d’argent, jusqu’à ses armes. Le cavalier au turban montait un superbe alezan, à la tête petite et aux très beaux yeux. L’officier chevauchait un grand et élégant cheval du Karabakh. Boutler, amateur de chevaux, apprécia tout de suite les qualités rares du premier cheval, et demeura où il était pour savoir quels étaient ces hommes. L’officier vint s’adresser à lui.
« Est-ce la maison du chef ? » demanda-t-il en trahissant par son accent une origine étrangère.
Boutler répondit affirmativement. « Et qui est celui-ci ? ajouta-t-il en s’approchant de l’officier et lui désignant des yeux l’homme au turban.
– C’est Hadji Mourad. Il logera chez le chef », répondit-il.
Boutler avait entendu parler de Hadji Mourad et de son ralliement aux Russes, mais il ne s’attendait point à le voir ici, dans cette petite forteresse.
Hadji Mourad le regardait d’un air amical.
« Bonjour ! Kotkildi ! lança Bouder, prononçant le salut tatar qu’il avait appris.
– Saouboul ! » répondit Hadji Mourad, en secouant la tête.
Il s’approcha de Bouder, lui tendit sa main qui tenait la cravache.
« Le chef ? demanda-t-il.
– Non. Le chef est là. Je vais le prévenir », dit Boutler en s’adressant à l’officier. Il gravit les marches du perron et poussa la porte. Mais la porte du grand perron, selon l’expression de Marie Dmitrievna, était fermée. Boutler frappa. Ne recevant pas de réponse, il fit le tour pour passer par l’autre entrée. Il appela son ordonnance mais de nouveau personne ne répondit. N’ayant rencontré âme qui vive, il finit par entrer dans la cuisine. Marie Dmitrievna, le visage en feu, un fichu sur la tête, les manches relevées au-dessus de ses bras pâles et potelés, coupait de la pâte, aussi blanche que ses bras, pour faire des petits pâtés.
« Où sont passées les ordonnances ? lui demanda Boutler.
– Elles sont allées se soûler, répondit Marie Dmitrievna. Mais que voulez-vous ?
– Il faut ouvrir la porte. Il y a devant la maison une bande de montagnards. Hadji Mourad est arrivé.
– Vous en inventez des histoires ! fit Marie Dmitrievna en souriant.
– Je ne plaisante pas. Il est devant votre porte.
– Comment ! Est-ce possible ? dit-elle.
– Mais pourquoi est-ce que je mentirais ? Allez voir vous-même ; il est près du perron.
– En voilà une histoire ! fit Marie Dmitrievna en déroulant ses manches et tâtant avec ses mains les épingles de sa lourde natte. Alors je cours réveiller Ivan Matveievitch !
– Non, j’irai moi-même. Et toi, Bondarenko, va ouvrir la porte, ordonna Boutler.
– Fort bien », approuva Marie Dmitrievna qui se remit à sa cuisine.
Apprenant que Hadji Mourad venait d’arriver, Ivan Matveievitch, qui avait déjà entendu parler de lui à Groznaia, ne s’en montra nullement étonné. Il se leva, roula une cigarette, l’alluma, et se mit à s’habiller en toussant bruyamment et en maugréant contre les chefs qui lui envoyaient ce diable.
Quand il fut habillé, il demanda à son ordonnance sa potion. L’ordonnance, sachant que c’était l’eau-de-vie qu’il appelait potion, s’exécuta.
« Il n’y a pas de pire saleté, grommela-t-il, après avoir bu un verre et mangé du pain noir. Voilà, mon cher, j’ai bu du vin et j’ai mal à la tête. Eh bien, allons-y, je suis prêt ! »
Il se rendit au salon où Boutler avait déjà fait entrer Hadji Mourad et l’officier qui l’accompagnait.
Ce dernier remit à Ivan Matveievitch l’ordre du commandant du flanc gauche de recevoir Hadji Mourad et de lui permettre de communiquer avec les montagnards par l’intermédiaire d’émissaires, mais de ne pas le laisser sortir de la forteresse autrement qu’accompagné de cosaques.
Quand il eut achevé la lecture du document, Ivan Matveievitch observa Hadji Mourad et se pénétra du sens de cet ordre. Après avoir ainsi porté plusieurs fois ses regards du papier sur Hadji Mourad, il arrêta enfin ses yeux sur celui-ci et déclara : « Cakchi Iek Iakchi ! Qu’il s’installe ici ! Dis-lui que j’ai l’ordre de ne pas le laisser sortir et qu’un ordre est sacré. Eh bien, Boutler, qu’en penses-tu, où allons-nous le loger ? Dans la chancellerie ? »
Avant que Boutler ait eu le temps de répondre, Marie Dmitrievna, qui avait quitté la cuisine et se tenait dans l’embrasure de la porte, s’adressa à Ivan Matveievitch.
« Pourquoi donc ? Installez-le ici. Nous lui donnerons la chambre d’amis et le débarras ; au moins nous l’aurons à l’œil. » Elle examina Hadji Mourad, mais quand leurs regards se rencontrèrent, elle détourna hâtivement les yeux.
« Ma foi, je pense que Marie Dmitrievna a raison, dit Boutler.
– Eh bien alors, va-t’en maintenant ! Les femmes n’ont rien à faire ici », lança Ivan Matveievitch en fronçant les sourcils.
Pendant toute cette conversation Hadji Mourad était demeuré assis, la main sur le manche de son poignard, souriant avec un imperceptible mépris. Il affirma qu’il lui était égal de vivre ici ou là, que la seule chose qui lui importait, en accord avec le sardar, était la possibilité de se mettre en rapport avec les montagnards, et qu’il désirait, en conséquence, qu’on les laissât entrer chez lui.
Ivan Matveievitch lui en donna l’assurance, puis demanda à Boutler de tenir compagnie à son hôte pendant qu’on lui servirait une collation et préparerait les chambres, car lui-même devait aller à la chancellerie remplir les papiers nécessaires et donner des ordres.
Ce premier contact préfigurait les relations de Hadji Mourad avec ses nouvelles connaissances de façon très nette. En voyant Ivan Matveievitch, Hadji Mourad avait aussitôt ressenti pour lui du dégoût et du mépris, et à partir de cet instant il le prit toujours de haut. Mais Marie Dmitrievna, qui lui préparait et lui apportait ses repas, lui plaisait particulièrement. Il appréciait en elle sa simplicité et surtout sa beauté étrangère, ainsi que le penchant inconscient qu’elle éprouvait pour lui. Il tâchait de ne pas la regarder, de ne pas lui parler, mais ses yeux se tournaient vers elle malgré lui, suivant le moindre de ses mouvements. Quant à Boutler, dès leur première rencontre, il se lia d’amitié avec lui. Il prenait grand plaisir à discuter longuement, l’interrogeant sur sa vie, lui racontant la sienne et lui communiquant les nouvelles que lui apportaient les émissaires sur la situation de sa famille ; il allait même jusqu’à lui demander des conseils.
Les nouvelles n’étaient pas bonnes. Hadji Mourad était dans la forteresse depuis quatre jours ; les émissaires étaient déjà venus deux fois, et deux fois les informations qu’ils rapportèrent se révélèrent mauvaises.
Peu après le ralliement de Hadji Mourad aux Russes, sa famille fut amenée à l’aoul Dargo et tenue là-bas sous bonne garde, en attendant la décision de Schamyl. Les femmes, la vieille Patimate, les deux épouses de Hadji Mourad et leurs cinq enfants demeuraient dans la cabane du chef de troupe Ibrahim Rachid. Quant au fils de Hadji Mourad, Ioussouf, un jeune adolescent de dix-huit ans, il était emprisonné dans une sorte de fosse creusée dans le sol à plus d’une sagène de profondeur. Il se trouvait là en compagnie de sept criminels qui attendaient comme lui que l’on décidât de leur sort.
Aucune décision n’avait encore été prise parce que Schamyl était en campagne contre les Russes. Le 6 janvier 1852 il rentra chez lui, à Vedène, après une bataille contre les Russes où, d’après ceux-ci, il avait été écrasé et obligé de s’enfuir. Schamyl, au contraire, ainsi que tous ses murides, estimait avoir remporté la victoire et chassé les Russes. Dans cette bataille, Schamyl lui-même avait tiré, ce qui lui arrivait très rarement, et, brandissant son sabre, il avait voulu lancer son cheval sur les Russes, mais les murides qui l’accompagnaient l’avaient retenu. Deux d’entre eux avaient été tués à ses côtés.
Il était midi quand Schamyl, entouré d’un détachement de murides qui caracolaient autour de lui, tiraient des coups de fusil et de pistolet et criaient sans cesse : « La Iliak ! Il Allah ! » s’approcha de sa demeure.
Toute la population du grand aoul Dargo se trouvait dans la rue ou sur les toits, attendant son souverain, tirant elle aussi en signe de triomphe des coups de fusil et de pistolet. Schamyl montait un cheval arabe blanc qui s’ébrouait gaiement à l’approche de la maison. Le harnachement du cheval était des plus simples, sans ornements d’or ni d’argent : un bridon en cuir rouge finement travaillé, avec une petite rainure au milieu, des étriers de métal, et une couverture rouge posée sous la selle. L’iman portait une pelisse recouverte de drap brun, garnie de fourrure noire au col et aux manches ; sa taille longue et fine était prise dans une courroie noire à laquelle pendait un poignard. Il portait sur la tête un haut bonnet à fond plat orné d’un gland noir, entouré d’un turban blanc dont le bout retombait derrière son cou. Ses pieds étaient chaussés de sandales vertes et ses mollets enveloppés de guêtres noires bordées d’un simple ruban.
En général l’iman ne portait aucun objet brillant, sa haute personne droite, puissante, couverte d’habits sans ornements, entourée de murides dont les vêtements et les armes étaient ornés d’or et d’argent, suffisant à produire l’impression qu’il désirait produire et dont il connaissait l’influence sur le peuple. Son visage pâle encadré d’une barbe rousse bien taillée, où ses petits yeux clignaient constamment, était absolument immobile et semblait pétrifié. En traversant l’aoul il sentait, fixés sur lui, des milliers d’yeux, mais les siens ne regardaient personne.
Les femmes de Hadji Mourad, comme tous les habitants, sortirent sur le seuil de leur cabane pour assister à l’arrivée de l’iman. Seule la vieille Patimate, la mère de Hadji Mourad, ne voulut pas sortir. Elle demeura assise sur le sol de la cabane, ses cheveux blancs épars, entourant de ses longs bras ses genoux maigres. Clignant ses yeux noirs brûlants, elle regardait les braises dans l’âtre. Comme son fils, elle avait toujours haï Schamyl, et maintenant, moins encore qu’autrefois, elle ne voulait surtout pas le voir. Le fils de Hadji Mourad n’assista pas lui non plus à l’entrée triomphale de Schamyl. Il entendit seulement, du fond de son trou noir et puant, les coups de fusil et les chants, où il souffrait comme souffrent les jeunes gens pleins de vie privés de liberté dans un trou infect, avec pour seule compagnie des hommes sales et flétris, prisonniers qui, pour la plupart, se haïssaient les uns les autres. Maintenant il enviait passionnément les hommes qui jouissaient de l’air et de la lumière, caracolaient librement sur de beaux chevaux autour du souverain, tiraient des coups de fusil et chantaient « La Iliak ! Il Allah ! »
Après avoir traversé l’aoul, Schamyl pénétra dans une grande cour qui menait à une autre, intérieure, dans laquelle se trouvait son harem. Deux lezguines armés vinrent à sa rencontre près de la porte ouverte de la première cour. Elle était pleine de gens. Il y avait là des hommes venus de loin pour affaires personnelles, des quémandeurs ainsi que des gens appelés par Schamyl lui-même pour être entendus et jugés.
Quand Schamyl parut, tous ceux qui se trouvaient là se levèrent et saluèrent respectueusement l’iman, en croisant les mains sur leurs poitrines. Quelques-uns se mirent à genoux et gardèrent cette pose tandis qu’il traversait toute la première cour, de la porte extérieure à la porte intérieure. Schamyl reconnut parmi les personnes qui l’attendaient beaucoup d’individus qui lui étaient désagréables et nombre de quémandeurs ennuyeux qu’il fallait ménager ; mais malgré cela, il garda le même visage impassible en passant devant eux. Une fois parvenu dans la cour intérieure, il descendit de cheval, tout près de l’entrée, à gauche, devant le vestibule de sa demeure.
Les fatigues de la campagnes étaient moins physiques que morales ; Schamyl savait – même si, autour de lui, on parlait de sa campagne comme d’une victoire –, que c’était un échec car plusieurs aouls de Tchetchenz avaient été ruinés et incendiés, et ce peuple, changeant et léger, hésitait désormais sur l’attitude à adopter. Certains, surtout ceux dont les Russes s’étaient le plus rapprochés, étaient déjà prêts à passer de leur côté. Tout cela était grave et exigeait des mesures. Mais, pour le moment, Schamyl ne voulait penser à rien. Il ne désirait qu’une chose, le repos et le charme des caresses de l’une de ses compagnes, sa favorite, Aminete, une jeune femme de dix-huit ans, aux yeux noirs et aux jambes agiles.
Mais il n’était pourtant pas question de voir maintenant Aminete, qui se trouvait ici même, derrière la grille qui séparait, dans la cour intérieure, la demeure des femmes de celle des hommes – Schamyl était même convaincu qu’au moment où il descendait de son cheval, Aminete, avec d’autres femmes, regardait par une fente de la grille. Il ne pouvait aller chez elle, et encore moins s’allonger sur les coussins pour se reposer, car il fallait, avant tout, accomplir le rite exigé à midi, rite auquel il ne se sentait nullement disposé, mais qu’il ne pouvait négliger, vu sa situation de guide religieux du peuple. L’accomplissement de ces rites était pour lui aussi nécessaire que de s’alimenter chaque jour. Il fit donc l’ablution et la prière et, quand il eut terminé, il appela ceux qui l’attendaient.
Son beau-père et maître se présenta le premier. C’était un vieillard, haut de taille, aux cheveux et à la barbe blancs comme neige, au visage frais et rosé. Il se nommait Djemal Edip. Après avoir prié, il entreprit d’interroger Schamyl sur les événements de la campagne, puis lui raconta ce qui s’était passé dans les montagnes en son absence.
Parmi les événements de toutes sortes – meurtres par vengeance, vols de bétail, accusations d’inobservance des prescriptions de Tarikat (défense de fumer, de boire de l’alcool) –, Djemal Edip raconta que Hadji Mourad avait envoyé des hommes pour conduire sa famille chez les Russes ; mais on les avait déjoués et la famille avait été transférée à Vedène, où elle se trouvait maintenant sous bonne garde, en attendant la décision de l’iman.
Dans la pièce voisine, celle des hôtes, des vieillards étaient rassemblés pour juger toutes ces affaires, et Djemal Edip conseilla à Schamyl de tout régler aujourd’hui même afin de les laisser repartir, car ils attendaient là depuis trois jours déjà.
Après avoir mangé les mets que lui apporta Zaïdete, une femme noire au visage désagréable et au nez pointu, qu’il n’aimait pas mais qui était sa première femme, Schamyl passa dans la chambre du Conseil. Les six hommes qui composaient son conseil, des vieillards à barbes blanches, grises ou rousses, en hauts bonnets avec ou sans turban, en bechmets et tcherkeska neufs, ceints de courroies dans lesquelles étaient passés des poignards, se levèrent à sa rencontre. Schamyl les dominait tous d’une tête. Comme lui, ils levèrent leurs mains, les paumes en dehors et, fermant les yeux, dirent une prière ; puis ils passèrent leurs mains sur leurs visages, les faisant glisser jusqu’à l’extrémité de la barbe où elles se rejoignaient. Cela fait, tous s’assirent, Schamyl au milieu, sur un coussin plus élevé, et la discussion des affaires commença.
Celles concernant les accusations de crimes étaient résolues d’après la Charia : deux hommes furent condamnés pour vol, à avoir les mains coupées ; un autre, pour meurtre, à avoir la tête tranchée ; trois furent acquittés. Ensuite on se mit à discuter les affaires militaires, principalement les mesures à prendre pour empêcher les Tchetchenz de se rallier aux Russes. Djemal Edip proposa de leur envoyer le message suivant : « Je vous souhaite la paix éternelle en Dieu tout-puissant ! J’ai entendu dire que les Russes vous flattaient et vous appelaient à la soumission. Ne les croyez pas, ne vous soumettez pas et attendez. Si vous n’en êtes pas récompensés dans cette vie, vous en recevrez la récompense dans la vie future. Rappelez-vous ce qui s’est passé auparavant, quand on vous a pris vos armes. Si Dieu, alors, en 1840, ne vous avait pas donné raison, vous seriez déjà soldats et vos femmes ne porteraient plus le pantalon, et seraient souillées. Jugez l’avenir d’après le passé. Mieux vaut mourir dans les combats contre les Russes que de vivre avec les infidèles. Attendez, et moi, je viendrai avec le Coran et l’épée chez vous pour vous conduire contre les Russes. C’est pourquoi maintenant je vous ordonne sévèrement de ne pas suivre l’idée de vous soumettre aux Russes, serait-ce même en pensée. »
Schamyl approuva cette proclamation et, l’ayant signée, résolut de l’envoyer dans tous les aouls.
La discussion porta ensuite sur le cas de Hadji Mourad. Cette affaire avait beaucoup d’importance aux yeux de Schamyl, bien qu’il ne voulût pas l’avouer. Il n’ignorait pas que si Hadji Mourad, avec son habileté, son courage et sa bravoure, se fut trouvé à ses côtés, il ne lui serait pas arrivé ce qui venait de lui arriver en Tchetchnia. Il avait tout intérêt à se réconcilier avec Hadji Mourad pour profiter à nouveau de ses services. Mais si la chose étant impossible, on ne pouvait en aucun cas admettre qu’il apportât son aide aux Russes et il faudrait le faire tuer. On pouvait soit envoyer un homme à Tiflis qui l’exécuterait là-bas, soit le mander ici, et en finir avec lui. Pour le faire venir, on disposait d’un excellent moyen de pression : sa famille, et surtout son fils, que Hadji Mourad – Schamyl le savait – aimait passionnément. Il fallait donc agir par l’intermédiaire du fils.
Quand les conseillers abordèrent le sujet, Schamyl ferma les yeux et se tut. Ils savaient que, lorsqu’il fermait ainsi les yeux, leur iman écoutait la voix du Prophète, qui lui indiquait ce qu’il fallait faire. Au bout d’un silence solennel de cinq minutes, Schamyl rouvrit les yeux, cligna des paupières et dit : « Amenez-moi le fils de Hadji Mourad.
– Il est ici », répondit Djemal Edip.
Ioussouf, maigre et pâle, déguenillé et puant, mais toujours beau de corps et de visage, avec les mêmes yeux brûlants que sa grand-mère Patimate, se trouvait en effet déjà dans la cour extérieure, attendant qu’on l’appelât.
Ioussouf ne partageait pas les sentiments de son père envers Schamyl. Il ne connaissait pas tout le passé ou, du moins, il ne l’avait pas vécu, si bien qu’il ne comprenait pas pourquoi son père affichait une hostilité à ce point acharnée envers Schamyl. Lui ne désirait qu’une chose : continuer à mener cette vie facile et généreuse, qu’il menait à Khounzakh, étant fils de naïb ; à ses yeux, il ne servait de rien d’être ainsi l’ennemi juré de Schamyl. Contrairement à son père, il l’admirait particulièrement, et avait pour lui ce culte enthousiaste si répandu dans les montagnes.
Ce fut donc avec un sentiment d’adoration craintive pour l’iman qu’il entra dans la chambre. Il s’arrêta près de la porte et ses yeux rencontrèrent le regard obstiné des yeux clignotants de Schamyl ; il se tint immobile un instant, puis s’approcha de Schamyl dont il baisa la grande main blanche aux longs doigts. « Tu es le fils de Hadji Mourad ?
– Oui, iman.
– Tu sais ce qu’il a fait ?
– Je le sais, iman, et le regrette.
– Sais-tu écrire ?
– Je me préparais à être mullah.
– Alors, écris à ton père que s’il revient à moi, tout de suite, avant Baïram, je lui pardonnerai, et tout sera comme avant. Mais sinon, s’il choisit de rester chez les Russes, alors – Schamyl fronça sévèrement les sourcils – ta grand-mère, ta mère et toute ta famille seront envoyés en différents aouls, et toi, je te ferai couper la tête. »
Pas un seul muscle du visage de Ioussouf ne tressaillit. Il inclina la tête, en signe qu’il avait compris les paroles de Schamyl.
« Écris cela, et remets la lettre à mon envoyé. »
Schamyl se tut et observa longuement Ioussouf.
« Ajoute que j’ai eu pitié de toi, que finalement je ne te tuerai pas, mais que je te ferai crever les yeux, comme je le fais à tous les traîtres. Va. »
Ioussouf semblait calme en présence de Schamyl, mais quand on l’eut fait sortir de la pièce, il se jeta sur celui qui le conduisait, lui arracha son poignard et tenta de se tuer ; mais on parvint à lui saisir les mains, et les lui ayant attachées, on le ramena dans la prison.
Ce soir-là, quand la nuit fut tombée, une fois la prière dite, Schamyl, couvert d’une pelisse blanche, se rendit de l’autre côté de la grille dans cette partie de la cour où se trouvaient ses femmes et il se dirigea vers la chambre d’Aminete. Celle-ci ne s’y trouvait pas : elle était chez d’autres femmes. Schamyl, tâchant de faire le moins de bruit possible, se dissimula derrière la porte de la chambre pour l’attendre. Mais Aminete lui en voulait parce qu’il avait fait cadeau d’une étoffe de soie à Zaïdete et pas à elle. Elle le vit entrer et sortir de sa chambre, la chercher, et décida de ne pas retourner chez elle. Elle resta longtemps cachée près de la porte de la chambre de Zaïdete en riant doucement, à observer sa silhouette blanche qui tantôt entrait, tantôt sortait de la chambre. L’ayant attendue en vain, Schamyl retourna chez lui pour la prière de minuit.
Hadji Mourad vivait depuis une semaine dans la forteresse chez Ivan Matveievitch. Bien que Marie Dmitrievna eut souvent à se fâcher contre le velu Khanefi – Hadji Mourad n’avait amené avec lui que Khanefi et Eldar – et une fois dut même le chasser de la cuisine parce qu’il avait failli la tuer, elle nourrissait visiblement un sentiment particulier de respect et de sympathie pour Hadji Mourad. Désormais ce n’était plus elle qui lui servait ses repas ; elle avait laissé ce soin à Eldar, mais elle profitait de chaque occasion pour venir le voir et lui rendre service. Elle participait aussi vivement aux pourparlers engagés au sujet de sa famille. Elle savait combien il avait de femmes, connaissait le nombre de ses enfants et leur âge ; chaque fois que Hadji Mourad recevait la visite d’un émissaire, elle l’interrogeait autant que faire se pouvait sur le résultat des pourparlers.
Quant à Boutler, durant cette semaine, il s’était tout à fait lié d’amitié avec Hadji Mourad. Parfois ce dernier venait dans sa chambre, parfois c’était Boutler qui allait chez lui ; ils causaient ensemble par l’intermédiaire d’un interprète, ou s’entretenaient seuls, par signes ou par gestes, et surtout par des sourires.
Il était évident que Hadji Mourad appréciait Boutler. Cela se voyait d’ailleurs à la façon dont Eldar le traitait. Quand Boutler entrait dans la chambre de Hadji Mourad, Eldar venait à sa rencontre en souriant joyeusement de toutes ses dents brillantes et disposait hâtivement des coussins sur son siège, avant de le débarrasser de son épée, s’il en avait une.
Bouder avait fait aussi la connaissance du velu Khanefi, le frère de sang de Hadji Mourad, et s’était lié d’amitié avec lui. Khanefi connaissait beaucoup de chansons montagnardes et les chantait très bien. Hadji Mourad, pour faire plaisir à Boutler, ordonnait à Khanefi d’interpréter celles qui lui plaisaient. Khanefi avait une voix de ténor, très haute, et il chantait avec une netteté et une expression extraordinaires. Une des chansons qu’aimait particulièrement Hadji Mourad avait frappé Boutler par sa mélodie solennelle et triste. Il demanda à l’interprète de lui en traduire les paroles.
Le chant évoquait la vengeance du sang et les événements qui liaient Khanefi et Hadji Mourad : « La terre séchera sur ma tombe, et tu m’oublieras, ma mère ! Le cimetière se couvrira d’herbe, et l’herbe étouffera ta douleur, mon vieux père ! Les larmes sécheront dans les yeux de ma sœur. La douleur s’envolera de son cœur. Mais toi, mon frère aîné, tu ne m’oublieras pas, tant que tu n’auras pas vengé ma mort ! Tu ne m’oublieras pas non plus, mon second frère, tant que tu ne seras pas couché à mes côtés ! Tu es chaude, ô balle, et tu portes la mort. Mais n’étais-tu pas ma fidèle esclave ? Tu es noire, ô terre, tu me couvriras. Mais ne t’ai-je point foulée avec mon cheval ? Tu es froide, ô mort, mais je fus ton maître. C’est la terre qui prendra mon corps ; c’est le ciel qui prendra mon âme ! »
Hadji Mourad écoutait toujours cette chanson les yeux fermés et, quand elle s’achevait, après la longue note mourante de la fin, il disait toujours, en russe : « Bonne chanson, sage chanson. »
Depuis l’arrivée de Hadji Mourad et la naissance de son amitié avec lui et ses murides, la poésie de la vie particulière et énergique des montagnards enflammait Boutler. Il s’acheta un bechmet, une tcherkeska, des guêtres. Il avait l’impression d’être lui-même un montagnard et de vivre la même vie que ces hommes.
Le jour du départ de Hadji Mourad, Ivan Matveievitch réunit quelques officiers pour l’accompagner. Ils se trouvaient assis, les uns à la table où Marie Dmitrievna servait le thé, les autres à une table chargée d’eau-de-vie, de vin, de victuailles, quand Hadji Mourad, en costume de voyage, entra en boitant dans la chambre qu’il traversa à pas rapides et souples. Tous se levèrent, le saluèrent et lui serrèrent la main chacun à leur tour. Ivan Matveievitch l’invita à s’asseoir sur le divan, mais Hadji Mourad, après l’avoir remercié, s’installa sur une chaise près de la fenêtre.
Le silence qui s’était installé à son entrée ne paraissait point le troubler. Il examina attentivement tous les visages et posa un regard indifférent sur le samovar et les victuailles. Un officier au tempérament fort gai, Petrovski, qui rencontrait Hadji Mourad pour la première fois, lui demanda, par l’intermédiaire de l’interprète, si Tiflis lui avait plu.
« Ayah ! fit Hadji Mourad.
– Il dit que oui, traduisit l’interprète.
– Qu’est-ce qui lui a plu ? »
Hadji Mourad répondit que c’était surtout le théâtre. « Ah bon ! Et le bal chez le général commandant en chef, est-ce que cela lui a plu ? »
Hadji Mourad fronça les sourcils.
« Chaque peuple a ses coutumes. Chez nous les femmes ne s’habillent pas ainsi, dit-il en regardant Marie Dmitrievna.
– Qu’est-ce qui lui a déplu ?
– Nous avons un proverbe, reprit Hadji Mourad à l’adresse de l’interprète. Le chien nourrissait l’iman avec de la viande, et l’iman nourrissait le chien avec du foin. Tous les deux avaient faim. » Il sourit. « À chaque peuple correspond un mode de vie qui lui convient. »
Ensuite la conversation retomba. Les officiers se mirent à boire du thé et à manger. Hadji Mourad prit le verre de thé qu’on lui offrit et le posa devant lui.
« Voulez-vous de la crème ? du pain ? » demanda Marie Dmitrievna en lui avançant l’un et l’autre.
Hadji Mourad inclina la tête.
« Alors, adieu ! dit Boutler en lui touchant le genou. Quand nous reverrons-nous ?
– Adieu ! Adieu ! répéta Hadji Mourad en russe, le sourire aux lèvres. Ami, je suis ton fidèle ami. Mais il est temps de partir », ajouta-t-il en indiquant de la tête la direction qu’il devait prendre.
À la porte de la chambre parut Eldar portant un grand vêtement blanc sur son épaule et un sabre à la main. Hadji Mourad l’appela auprès de lui. Eldar s’approcha à grands pas et lui remit le manteau blanc et le sabre. Hadji Mourad se leva, prit le manteau et l’offrit à Marie Dmitrievna, en prononçant ces paroles que l’interprète traduisit : « Tu as trouvé ce manteau joli, prends-le.
– Mais, pourquoi ? demanda Marie Dmitrievna en rougissant.
– C’est ainsi, répondit Hadji Mourad.
– Eh bien, je vous remercie, dit Marie Dmitrievna en prenant le manteau. Que Dieu vous aide à sauver votre fils, ajouta-t-elle. Oulen Takyhi, dites-lui que je lui souhaite de sauver son fils. »
Hadji Mourad regarda Marie Dmitrievna et acquiesça de la tête. Ensuite, il saisit le sabre des mains d’Eldar et le remit à Ivan Matveievitch. Celui-ci prit le sabre et se tourna vers l’interprète : « Dis-lui qu’il prenne mon hongre bai. Je n’ai que cela pour le remercier. »
Hadji Mourad agita la main devant son visage signifiant qu’il n’avait besoin de rien et ne l’accepterait pas. Puis, montrant d’un geste la montagne et son cœur, il sortit. Presque tous lui emboîtèrent le pas. Les officiers qui étaient restés dans la chambre tirèrent aussitôt le sabre du fourreau pour en examiner la lame et en conclurent que c’était un vrai Gourda.
Boutler accompagna Hadji Mourad sur le perron. Il se produisit alors un incident imprévisible qui aurait pu entraîner la mort de Hadji Mourad, si celui-ci n’avait été aussi adroit.
Les habitants d’un aoul koumitzk, Tal-Katchou, qui tenaient en grande estime Hadji Mourad et étaient déjà venus plusieurs fois à la forteresse dans le seul but d’apercevoir le célèbre naïb, avaient envoyé, trois jours avant le départ de Hadji Mourad, des ambassadeurs pour le prier de se rendre le vendredi dans leur mosquée. Mais les princes de Koumitzk, qui demeuraient à Tal-Katchou, haïssaient Hadji Mourad et voulaient se venger de lui par le sang. Ayant appris sa venue, ils déclarèrent au peuple qu’ils ne lui permettraient pas de pénétrer dans la mosquée. Le peuple se révolta et une bagarre éclata entre eux et les partisans des princes. Les autorités russes étouffèrent la querelle des montagnards et intimèrent à Hadji Mourad l’ordre de ne pas se rendre dans la mosquée. Hadji Mourad avait obéi ; l’affaire semblait terminée lorsque au moment même du départ de Hadji Mourad, comme il sortait sur le perron au bas duquel attendaient ses chevaux, le prince koumitzk, Arelan Khan, que connaissaient Boutler et Ivan Matveievitch, parut à cheval devant la maison.
Ayant aperçu Hadji Mourad, il tira de sa ceinture un pistolet et le mit en joue. Mais avant qu’il ait eu le temps de tirer, Hadji Mourad, malgré sa claudication, bondit du perron comme un chat et se jeta sur lui. Le coup de feu partit mais n’atteignit point Hadji Mourad, qui d’une main saisit la bride de son cheval et de l’autre arracha son poignard à son adversaire en criant quelque chose en tatar. Boutler et Eldar, dans un même élan, accoururent vers les ennemis et leur saisirent les bras. Ayant entendu des coups de feu, Ivan Matveievitch sortit.
« Qu’est-ce donc, Arelan ? Tu oses commettre une lâcheté pareille dans ma maison ? dit-il, comme on venait de lui apprendre ce qui s’était passé. Ce n’est pas bien, mon cher. Dans les champs, faites ce que vous voudrez, mais ici, chez moi, organiser une tuerie pareille, ça non ! »
Arelan Khan était un homme très petit, à la moustache noire ; tout pâle et tremblant, il descendit de cheval, regarda avec colère Hadji Mourad et suivit Ivan Matveievitch à l’intérieur. Hadji Mourad retourna près de ses chevaux en respirant profondément, le sourire aux lèvres.
« Pourquoi a-t-il voulu te tuer ? lui demanda Boutler par l’intermédiaire de l’interprète.
– Il dit que chez eux, telle est la loi, transmit l’interprète. Arelan doit se venger de lui pour le sang versé.
– Et s’il te rattrape en route ? » s’inquiéta Boutler.
Hadji Mourad sourit.
« Eh bien ! S’il me tue, c’est que telle est la volonté d’Allah ! Allons, adieu ! » fit-il de nouveau en russe. Il saisit la crinière de son cheval et, comme il embrassait du regard tous ceux qui l’accompagnaient, ses yeux rencontrèrent avec tendresse ceux de Marie Dmitrievna.
« Adieu. Merci, lui dit-il. Merci.
– Que Dieu vous aide à sauver votre famille », lui répéta-t-elle.
Il ne comprit pas les mots, mais il sentit sa sympathie pour lui et lui fit un signe de la tête. « N’oublie pas ton ami ! dit Boutler.
– Dis-lui que je suis un ami fidèle, que je ne l’oublierai jamais », déclara-t-il à l’interprète.
Et, malgré sa jambe boiteuse, il sauta rapidement et légèrement sur sa monture dès qu’il eut engagé son pied dans l’étrier. Il s’installa sur la haute selle, tâta d’un geste machinal son pistolet et arrangea son sabre. Puis, il s’éloigna de la demeure d’Ivan Matveievitch, de cette allure fière et particulière de montagnard à cheval. Khanefi et Eldar enfourchèrent eux aussi leurs montures et après avoir amicalement pris congé de leurs hôtes et des officiers, ils suivirent au trot leur chef.
Comme de juste, on se mit à parler de celui qui venait de partir.
« Quel brave gaillard ! Il s’est jeté comme un loup sur Arelan Khan. Vous avez vu comme son visage s’est alors transfiguré !
– Il nous trompera. Ce doit être une belle canaille ! lâcha Petrovski.
– Dieu fasse qu’il y ait beaucoup de pareilles canailles parmi les Russes, intervint tout à coup avec humeur Marie Dmitrievna. Il a vécu chez nous une semaine et nous n’avons vu en lui que des qualités. Délicat, intelligent, juste.
– Mais d’où tenez-vous cela ?
– J’ai pu en juger.
– Elle est amoureuse de lui, dit Ivan Matveievitch qui arrivait tout juste. Ça c’est sûr.
– Amoureuse ! Eh bien, qu’est-ce que cela vous fait ? Pourquoi dire du mal d’un brave homme ? Il est tatar, mais c’est tout de même un brave homme.
– C’est vrai, Marie Dmitrievna, dit Boutler. Bravo de l’avoir défendu ! »
La vie des habitants des forteresses d’avant-garde sur la ligne de la Tchetchnia suivait son cours. Il y avait eu depuis deux attaques ; des miliciens et des compagnies de soldats avaient marché contre les montagnards, mais la deuxième fois ceux-ci s’étaient enfuis sans qu’on ait pu les rejoindre et, arrivés à Vozdvijenskaia, ils avaient volé huit chevaux aux cosaques, après avoir tué l’homme qui les conduisait à l’abreuvoir. Depuis que l’aoul avait été ruiné, il n’y avait pas eu d’offensive, mais on s’attendait à une grande expédition en Tchetchnia, suite à la nomination comme nouveau chef du flanc gauche du prince Bariatinski.
Dès que celui-ci, ami du général gouverneur, ancien commandant du régiment de Kabardine, arriva à Groznaia, il réunit un détachement afin d’appliquer les mesures prescrites par l’empereur, et que Tchernecheff avait transmises à Vorontzoff.
Le détachement, réuni à Vozdvijenskaia, partit dans la direction de Verkourinsk, où les troupes coupaient du bois. Le jeune Vorontzoff avait là une magnifique tente de drap, et sa femme, Marie Vassilievna, venait souvent au camp pour y passer la nuit. Les relations de Marie Vassilievna avec Bariatinski n’étaient un secret pour personne ; mais les officiers qui n’étaient pas de leur entourage immédiat et les soldats, entre eux, la traitaient de tous les noms car, lorsqu’elle se trouvait dans le camp, on les envoyait au guet pendant toute la nuit. Les montagnards avaient pris l’habitude d’avancer des canons et de lancer des obus dans le camp ; la plupart du temps, ces obus n’atteignaient pas leur but, aussi ne prenait-on d’ordinaire aucune mesure contre ces attaques. Mais pour empêcher que les montagnards ne tirent et n’effrayent ainsi Marie Vassilievna, on envoyait des soldats au guet. Et faire chaque nuit le guet pour que Madame ne soit pas effrayée, c’était humiliant et révoltant. Aussi les soldats et les officiers qui n’étaient pas reçus dans la haute société ne se gênaient guère pour injurier Marie Vassilievna.
Boutler se rendit un jour au camp pour revoir des camarades du corps des pages, ainsi que d’anciens camarades de régiment qui servaient dans celui de Kourinsk et les aides de camp qu’il connaissait de la forteresse. Il se sentit aussitôt d’humeur très enjouée. Il s’installa dans la tente de Poltoradski et retrouva beaucoup de connaissances qui l’accueillirent avec joie. Il alla aussi rendre visite à Vorontzoff qu’il connaissait un peu, parce qu’ils avaient tous deux servi un certain temps dans le même régiment. Vorontzoff le reçut très amicalement et le présenta au prince Bariatinski, qui l’invita au dîner d’adieu qu’il donnait pour l’ancien chef du flanc gauche, son prédécesseur, le général Kozlovski.
Le dîner fut splendide. On avait amené et installé une série de tentes, et disposé une table magnifiquement dressée tout le long de la rangée. Tout rappelait la vie de la garde à Saint-Pétersbourg. À deux heures on se mit à table. Au centre étaient assis face à face Kozlovski et Bariatinski. Kozlovski avait à sa droite Vorontzoff et à sa gauche la femme de celui-ci. Les officiers du régiment de Kabardine et de Kourinsk avaient pris place tout le long, de chaque côté. Boutler était placé à côté de Poltoradski ; tous deux bavardaient gaiement et buvaient avec leurs voisins. Quand on arriva au rôti, les ordonnances commencèrent à verser le champagne. Poltoradski animé d’une véritable crainte et de pitié dit alors à Boutler : « Notre Kozlovski ne va pas pouvoir s’en tirer.
– Pourquoi ?
– Il doit faire un discours. Mais que peut-il dire ? Oui, mon cher, prendre un retranchement sous les balles et se retrouver en présence d’une dame et de ces messieurs de la cour sont deux choses bien différentes. Vraiment il fait pitié à voir. »
Le moment solennel était arrivé. Bariatinski se leva, prit sa coupe et, s’adressant à Kozlovski, prononça un bref discours. Quand il en eut terminé, Kozlovski se leva et, d’une voix bégayante, un peu sourde, commença le sien : « Par la volonté de Sa Majesté, je m’en vais… Je me sépare de vous, messieurs les officiers… Mais, considérez-moi toujours comme l’un des vôtres… Vous, messieurs les officiers, vous savez bien qu’un soldat n’est jamais seul sur le champ de bataille. C’est pourquoi, de tout ce par quoi j’ai été récompensé dans mon service, de tout ce dont m’a gratifié la bienveillance de Sa Majesté, de toute ma situation ainsi que ma bonne réputation, de tout, absolument de tout… » Ici sa voix trembla. « Je vous suis redevable à vous seuls, mes amis ! » Et son visage ridé se crispa encore davantage. Un sanglot monta dans sa gorge et des larmes parurent dans ses yeux. « De tout mon cœur, je vous apporte ma reconnaissance la plus sincère et la plus cordiale. »
Kozlovski, incapable de prononcer un mot de plus, se mit à embrasser les officiers. La princesse se cacha le visage dans son mouchoir. Le prince Sémion Mikhaïlovitch, la bouche crispée, clignait les paupières. Plusieurs des officiers avaient les yeux humides. Boutler, qui connaissait pourtant très peu Kozlovski, ne pouvait non plus retenir ses larmes. Toute la scène l’avait beaucoup ému.
Ensuite on leva des toasts : pour Bariatinski, pour Vorontzoff, pour les officiers, pour les soldats ; et les officiers sortirent de ce dîner grisés par le vin et par l’enthousiasme militaire auquel ils étaient particulièrement réceptifs.
Le temps était merveilleux, agréable, ensoleillé ; l’air frais, vivifiant. De tous côtés les feux brûlaient en crépitant, des chansons retentissaient. Il semblait que tous fêtaient quelque chose. Boutler, l’esprit dispos, encore un peu ému, se rendit dans la tente de Poltoradski. Quelques officiers s’y étant réunis, on dressa une table pour le jeu et l’aide de camp mit en banque cent roubles. À deux reprises, Boutler sortit de la tente, la main sur sa bourse dans la poche de son pantalon. Mais, à la fin, il ne put plus tenir, et malgré la parole qu’il s’était donnée, et avait donnée à ses frères, de ne pas jouer, il se mit à ponter. Moins d’une heure après, tout rouge, en sueur, son uniforme taché de craie, il était assis les deux bras appuyés sur la table, occupé à marquer les chiffres de ses mises sur une carte froissée. Il avait tant perdu qu’il avait peur de compter. Du reste, sans compter, il savait qu’il avait perdu tous les appointements qu’il pouvait toucher d’avance et que, même en y ajoutant le prix de son cheval, il ne pourrait payer les sommes qu’avait inscrites l’aide de camp qu’il ne connaissait pas. Il aurait continué à jouer, si celui-ci, le visage sévère, n’avait déposé les cartes et s’était mis à compter la colonne des chiffres de Boutler.
Ce dernier, confus, demanda de l’excuser s’il ne pouvait payer sur-le-champ ce qu’il avait perdu, et dit qu’il enverrait l’argent de chez lui. Mais, comme il disait cela, il remarqua que tous avaient pitié de lui, et que tous, même Poltoradski, évitaient son regard. C’était sa dernière soirée ; il n’aurait pas dû jouer, mais aller chez Vorontzoff qui l’avait invité et tout aurait été parfait, pensait-il. Et maintenant, non seulement tout était loin d’être parfait, mais c’était une véritable catastrophe.
Ayant dit adieu à ses camarades et à ses connaissances, il partit chez lui. Aussitôt arrivé il se coucha et dormit dix-huit heures d’affilée, comme on dort habituellement après avoir perdu aux cartes.
Marie Dmitrievna, à qui il avait demandé de lui prêter cinquante kopecks pour le pourboire du cosaque qui l’avait accompagné, comprit devant sa triste mine et ses réponses brèves qu’il avait perdu, et elle reprocha à Ivan Matveievitch de l’avoir laissé partir.
Le lendemain Boutler s’éveilla à midi ; il se souvint alors de sa situation et voulut se replonger dans l’oreiller qu’il venait de quitter. Mais cela n’était pas possible. Il fallait prendre des mesures pour trouver les quatre cent soixante-dix roubles qu’il devait à un inconnu. Finalement, il écrivit d’abord à son frère : il se repentait de sa faute et le suppliait de lui envoyer pour la dernière fois cinq cents roubles, sur le compte de ce moulin qui restait encore en propriété indivise. Ensuite il écrivit à une parente très avare, en lui demandant de lui prêter, à n’importe quel taux, les mêmes cinq cents roubles. Ensuite il alla trouver Ivan Matveievitch, sachant que lui, ou plutôt Marie Dmitrievna, avait de l’argent et lui demanda de lui prêter cinq cents roubles.
« Moi je te les donnerais bien tout de suite, dit Ivan Matveievitch, mais Marie ne les donnera pas. Ces sacrées bonnes femmes sont si radines ! Et pourtant, que diable, il faut se tirer d’embarras ! On pourrait essayer chez ce satané vivandier. »
Mais il était hors de question de faire un emprunt chez le vivandier. De sorte que le salut de Boutler ne pouvait venir que de son frère ou de la parente avare.
N’ayant pas atteint son but en Tchetchnia, Hadji Mourad retourna à Tiflis, où chaque jour il venait chez Vorontzoff, et quand celui-ci le recevait, il le suppliait de réunir les prisonniers et de les échanger contre sa famille. Il répétait que sans cela il n’était pas libre et ne pouvait, comme il le désirait, servir les Russes et anéantir Schamyl. Vorontzoff promettait vaguement de faire tout ce qu’il pourrait, mais remettait l’affaire de jour en jour, prétextant qu’il prendrait une décision dès l’arrivée à Tiflis du général Argoutinski, avec lequel il en discuterait.
Voyant cela, Hadji Mourad demanda à Vorontzoff l’autorisation de vivre pour un certain temps à Noukha, petite ville de la Transcaucasie, où il pensait avoir plus de facilités pour continuer les pourparlers avec Schamyl et avec les gens qui lui étaient dévoués, à lui et à sa famille. En outre, à Noukha, ville musulmane, il y avait une mosquée, et il pourrait plus commodément accomplir tous les rites exigés par sa religion. Vorontzoff écrivit à ce sujet à Pétersbourg et, en attendant la réponse, il prit sur lui d’autoriser Hadji Mourad à séjourner à Noukha.
Pour Vorontzoff, pour les autorités de Pétersbourg, ainsi que pour la majorité des Russes qui connaissaient l’histoire de Hadji Mourad, cet événement n’était qu’un épisode heureux dans la guerre du Caucase ou, tout simplement, un événement intéressant. Mais pour Hadji Mourad, cela représentait, ces derniers temps surtout, un terrible tournant de sa vie. Malgré les difficultés, il avait réussi à s’enfuir des montagnes pour sauver sa vie et par haine pour Schamyl. Au début, il se réjouissait de ce résultat et méditait un plan pour attaquer Schamyl. Mais il s’avéra que le salut de sa famille était plus difficile à obtenir qu’il ne l’avait escompté. Schamyl s’était emparé des siens, les tenait en captivité et menaçait d’envoyer les femmes en différents aouls et de crever les yeux de son fils ou de le tuer.
Hadji Mourad se rendit donc à Noukha pour tenter, avec l’aide de ses partisans du Daghestan, d’arracher sa famille par la ruse ou par la force des mains de Schamyl. Les derniers émissaires qu’il reçut à Noukha lui apprirent que les Abazes, qui lui étaient dévoués, se préparaient à enlever les siens et à les conduire chez les Russes, mais comme ils étaient trop peu nombreux pour cette entreprise, ils ne pouvaient la risquer tant qu’ils seraient détenus à Vedène ; ils attendraient pour cette opération que la famille soit transportée à un autre endroit. Hadji Mourad ordonna de dire à ses amis qu’il y aurait trois mille roubles pour celui qui sauverait sa famille.
À Noukha on logea Hadji Mourad dans une petite maison de cinq pièces, située non loin de la mosquée et des palais du khan. Dans sa maison demeuraient aussi les officiers attachés à sa personne, l’interprète et ses serviteurs. La vie de Hadji Mourad se passait dans l’attente et la réception des émissaires montagnards et en promenades à cheval qu’il avait été autorisé à faire dans les environs.
Le 8 avril, en rentrant de la promenade, Hadji Mourad apprit qu’en son absence un fonctionnaire était arrivé de Tiflis de la part de Vorontzoff. Malgré tout son désir de savoir de quelles nouvelles il était porteur, Hadji Mourad, avant d’aller dans la pièce où celui-ci l’attendait en compagnie du commissaire de police, se rendit chez lui et fit sa prière de midi. Ce n’est qu’alors qu’il rejoignit la pièce qui servait de salon et de salle de réception. Le fonctionnaire qui venait de Tiflis était le conseiller d’État Kiriloff ; il demanda à Hadji Mourad au nom de Vorontzoff de revenir pour le 12 à Tiflis, afin qu’il puisse avoir une entrevue avec le général Argoutinski.
« Iakchi ! » dit avec humeur Hadji Mourad. Le fonctionnaire Kiriloff lui déplaisait. « Et l’argent, l’as-tu apporté ?
– Je l’ai apporté, répondit Kiriloff.
– Aujourd’hui, ça fait deux semaines, dit Hadji Mourad en montrant dix doigts, puis quatre. Donne.
– Tout de suite, dit le fonctionnaire en prenant une bourse dans sa sacoche. Et pourquoi diable lui faut-il de l’argent ? » ajouta-t-il en russe, pensant que Hadji Mourad ne le comprendrait pas. Mais Hadji Mourad avait compris, et il regarda avec colère Kiriloff.
En sortant l’argent, celui-ci, qui cherchait à engager la conversation avec Hadji Mourad afin de savoir ce qu’il devait dire au prince Vorontzoff à son retour, lui demanda, par l’intermédiaire de l’interprète, s’il ne s’ennuyait pas trop ici.
Hadji Mourad regarda de côté, avec mépris, le gros petit homme, en civil et sans armes, et ne répondit rien. L’interprète répéta la question.
« Dis-lui que je n’ai pas à lui parler ; qu’il donne l’argent. » Puis Hadji Mourad s’assit devant la table, se préparant à compter l’argent.
Kiriloff sortit de la bourse les pièces d’or qu’il disposa en sept petites piles de chacune dix pièces (Hadji Mourad recevait cinq pièces d’or par jour), et il les avança vers lui. Hadji Mourad fit glisser l’or dans la manche de sa tcherkeska, se leva et – geste tout à fait inattendu –, il donna une petite tape sur le crâne chauve du conseiller d’État, puis se dirigea vers la porte. Le conseiller d’État bondit et ordonna à l’interprète de dire que Hadji Mourad ne devait pas se permettre cela, car lui-même possédait un grade qui correspondait à celui de colonel. Le commissaire de police le confirma ; mais Hadji Mourad fit signe de la tête qu’il le savait et sortit.
« Que faire avec un homme pareil ? soupira le commissaire de police. Il te plongerait un poignard dans le dos, et voilà tout ; avec ces diables on ne peut pas parler. J’ai vu qu’il commençait à se fâcher. »
À la nuit arrivèrent deux émissaires montagnards, enfouis jusqu’aux yeux dans leur bachelik. Le commissaire de police les conduisit dans la chambre de Hadji Mourad. L’un des émissaires était un Taveline gras et noir ; l’autre, un vieillard très maigre. Ils n’apportaient pas de bonnes nouvelles pour Hadji Mourad. Ses amis, qui avaient voulu se charger de sauver sa famille, y renonçaient maintenant par peur de Schamyl, qui menaçait des supplices les plus épouvantables tous ceux qui viendraient en aide à Hadji Mourad.
Après avoir écouté le récit des émissaires, Hadji Mourad, les bras accoudés sur ses jambes croisées, la tête inclinée, demeura longtemps silencieux. Il se mit à réfléchir intensément. Il savait que c’était la dernière fois qu’il pouvait tenter quelque chose et qu’une solution immédiate était nécessaire. Hadji Mourad releva la tête, puis, prenant deux pièces d’argent en donna une à chacun des émissaires et leur dit : « Allez !
– Quelle sera la réponse ?
– La réponse sera celle que Dieu enverra. Allez ! »
Les émissaires se levèrent et partirent.
Hadji Mourad resta assis sur le tapis, les coudes appuyés sur les genoux. Il demeura ainsi longtemps. Il se demandait ce qu’il fallait faire. « Croire Schamyl et retourner chez lui ? C’est un renard, il me trompera. Et si même il ne me trompe pas, je ne peux pas me soumettre à ce menteur roux. D’ailleurs c’est impossible, car après mon ralliement aux Russes, il ne me fera plus confiance », pensait Hadji Mourad. Et il se rappela un conte taveline : un faucon, ayant été capturé, vécut quelque temps chez les hommes. Ensuite, il retourna à la montagne chez les siens. Mais il portait aux pattes des entraves auxquelles étaient attachés des grelots. Et les faucons ne voulurent point l’accueillir. « Va-t’en là-bas où l’on t’a mis des grelots d’argent. Nous n’avons pas de grelots, nous n’avons pas d’entraves. » Le faucon ne voulait pas quitter ses parents et resta. Mais les autres faucons s’obstinaient à ne pas vouloir de lui et ils le tuèrent à coups de bec.
« Ils me tueront aussi, pensa Hadji Mourad. Rester ici, soumettre au tsar russe le Caucase, mériter la gloire, les honneurs, la richesse !… Cela est possible, se dit-il, se rappelant ses entretiens avec Vorontzoff et les paroles flatteuses du prince. Mais il faut prendre une résolution immédiate, sans quoi il fera périr ma famille. »
Hadji Mourad ne dormit pas de la nuit. Il réfléchissait.
Au milieu de la nuit sa décision était prise. Il avait résolu de s’enfuir dans la montagne, puis avec les Abazes qui lui étaient dévoués, de fondre sur Vedène, et là, ou mourir ou délivrer sa famille. Hadji Mourad ne décida pas si, après avoir délivré sa famille, il retournerait chez les Russes ou s’il s’enfuirait avec les siens à Khounzakh et continuerait sa lutte contre Schamyl. Mais ce dont il était sûr, sans l’ombre d’un doute, c’est qu’il fallait tout de suite fuir les Russes et se rendre dans la montagne. Et mettre immédiatement ce projet à exécution.
Hadji Mourad prit son bechmet noir ouaté sous le coussin et se dirigea vers la chambre de ses serviteurs qui se trouvait à l’autre extrémité du vestibule. Dans le vestibule, dont la porte était ouverte, la fraîcheur d’une nuit de lune le saisit tandis que le sifflement et le chant de quelques rossignols dans un jardin voisin frappaient ses oreilles. Arrivé à l’autre bout du vestibule, Hadji Mourad ouvrit la porte de la chambre de ses serviteurs. Il n’y avait pas de lumière, seul le croissant de la jeune lune éclairait à travers la fenêtre la table et les deux chaises repoussées d’un côté, et les quatre serviteurs couchés sur des tapis et des manteaux étendus sur le plancher. Khanefi couchait dans la cour avec les chevaux. Gamzalo, en entendant le grincement de la porte, se dressa, se retourna vers Hadji Mourad, puis, l’ayant reconnu, se recoucha. Quant à Eldar, qui était couché à côté de lui, il se leva d’un bond pour endosser aussitôt son bechmet, attendant les ordres.
Khan-Magom et Bata dormaient. Hadji Mourad posa son bechmet sur la table, et au contact du bois, il rendit un son, comme si on avait posé sur la table quelque chose de dur. C’étaient les pièces d’or cousues à l’intérieur.
« Couds celles-ci aussi », dit Hadji Mourad en remettant à Eldar l’or qu’il avait reçu ce même jour. Eldar prit les pièces d’or, s’installa à la lumière, tira de dessous son poignard un canif et se mit à découdre la doublure du bechmet. Gamzalo se redressa et resta assis sur ses jambes croisées.
« Et toi, Gamzalo, ordonne aux hommes de vérifier les fusils, les pistolets, et de préparer des cartouches. Demain nous irons loin, dit Hadji Mourad.
– Il y a des balles et de la poudre, tout sera prêt », dit Gamzalo, et il hurla quelque chose d’incompréhensible. Gamzalo avait compris pourquoi Hadji Mourad ordonnait de nettoyer les fusils. Depuis le premier jour, il ne désirait qu’une seule chose : frapper, tuer le plus possible de ces chiens de Russes, et s’enfuir dans la montagne. Et, de jour en jour, ce désir avait grandi en lui. Il sentait maintenant que Hadji Mourad désirait la même chose et il en était heureux.
Quand Hadji Mourad se fut retiré, Gamzalo réveilla ses compagnons, et tous les quatre passèrent la nuit à inspecter des fusils, des pistolets, des chabraques et des briquets, remplaçant les mauvais, versant de la poudre neuve, aiguisant les sabres et les poignards, graissant de suif l’acier.
Avant l’aube Hadji Mourad alla de nouveau dans le vestibule pour prendre l’eau nécessaire à ses ablutions. Les rossignols chantaient à plein gosier avant le lever du soleil, encore plus fort et plus souvent que le soir, tandis que de la chambre des serviteurs lui parvenait le sifflement régulier de l’acier sur la pierre – les poignards qu’on aiguisait. Hadji Mourad puisa de l’eau dans le seau et, alors qu’il approchait de sa porte, il entendit dans la chambre de ses murides, outre le bruit de l’acier contre la pierre à aiguiser, la haute voix de Khanefi qui entonnait une chanson bien connue.
Hadji Mourad s’arrêta et prêta l’oreille. Cette chanson racontait comment le cavalier Gamzat, avec ses camarades, avait enlevé aux Russes un troupeau de chevaux blancs. Comment les princes russes les avaient rejoints ensuite derrière le Térek et les avaient cernés avec une armée grande comme la forêt. La chanson disait encore que Gamzat, après avoir tué les chevaux avec ses camarades, s’était caché derrière la tranchée sanglante des animaux morts, et qu’il avait combattu contre les Russes tant qu’il y avait eu des balles dans les fusils, des poignards aux ceintures, et du sang dans les veines. Avant d’expirer, Gamzat, apercevant des oiseaux dans le ciel, leur avait crié : « Volez vers nos maisons, et dites à nos sœurs, à nos mères, à toutes les filles blanches, que nous sommes tous morts pour le Khazavat ! Dites-leur que nos corps n’auront pas de sépulture, que les loups affamés disperseront et nettoieront nos os, que les corbeaux nous arracheront les yeux ! » Ainsi se terminait la chanson, et sur ces derniers mots, chantés sur un air triste, la voix énergique du joyeux Bata se joignit à celle de Khanefi. Tout à la fin de la chanson, il s’écria : « Laï laka, Illakha ! » et fit entendre un sifflement perçant. Puis les chansons cessèrent, et de nouveau on n’entendit plus que le chant du rossignol dans le jardin et, à travers la porte, le sifflement de l’acier glissant rapidement sur la pierre.
Hadji Mourad devint si pensif qu’il ne remarqua pas qu’il avait incliné sa cruche et que l’eau coulait. Il secoua la tête, mécontent de lui-même et retourna dans sa chambre. Après avoir fait son ablution du matin, Hadji Mourad s’assit sur son lit et se mit à examiner ses armes. Il n’y avait plus à hésiter. Mais pour partir il fallait demander l’autorisation du commissaire de police ; dans la cour il faisait noir et le commissaire dormait encore.
La chanson de Khanefi lui avait rappelé la chanson composée par sa mère : « Ton poignard aigu a déchiré ma poitrine blanche. Mais moi, j’ai approché de cette blessure mon soleil, mon petit garçon. Je l’ai lavé avec mon sang chaud et la blessure s’est fermée sans herbes ni racines. Je n’ai pas eu peur de la mort, et mon fils, qui sera brave, lui non plus n’en aura pas peur. » Et Hadji Mourad se souvint de sa mère, qui le couchait à côté d’elle dans sa pelisse sur le toit de la cabane, et lui chantait cette chanson. Il se remémora la fontaine au pied de la montagne où, s’accrochant au pantalon de sa mère, il allait avec elle puiser de l’eau. Il se rappela la première fois qu’elle lui avait rasé le crâne, quand il avait découvert avec étonnement sa tête bleuâtre dans le plateau de cuivre brillant suspendu au mur. Il se revit tout petit, et il se rappelait son fils préféré, Ioussouf, auquel il avait lui-même rasé la tête pour la première fois. Aujourd’hui Ioussouf était un jeune et beau cavalier. Il se le rappelait tel qu’il l’avait vu la dernière fois : c’était le jour où il était parti pour Tselmess ; son fils lui avait amené son cheval et avait demandé à l’accompagner. Il était habillé pour la route, armé, et tenait son cheval par la bride. Son jeune et beau visage empourpré et toute sa personne haute, élégante – il était plus grand que son père –, respiraient la bravoure, la jeunesse et la joie de vivre. Ses épaules larges, malgré son âge, ses hanches juvéniles et puissantes, sa taille fine et allongée, ses bras robustes, ainsi que la force et l’agilité de tous ses mouvements réjouissaient toujours Hadji Mourad, en admiration devant son fils. « Il vaut mieux que tu restes. Maintenant tu es seul à la maison ; veille sur ta mère et ta grand-mère », lui avait dit Hadji Mourad. Et il se rappelait l’expression de bravoure et d’orgueil de Ioussouf, rougissant de plaisir, quand il répondit que tant qu’il serait en vie personne ne ferait de mal à sa mère ni à sa grand-mère. Ioussouf avait toutefois accompagné son père jusqu’à la rivière, avant de s’en retourner à la maison. Depuis, Hadji Mourad n’avait revu ni sa femme, ni sa mère, ni son fils. Et c’était ce fils auquel Schamyl voulait crever les yeux ! Quant à ce qu’on ferait de sa famille, il ne voulait même pas y penser.
Submergé par ces souvenirs, Hadji Mourad était tellement ému qu’il ne pouvait plus tenir en place. Il se leva soudain, s’approcha en boitant mais d’un pas vif de la porte, l’ouvrit et appela Eldar. Le soleil ne se montrait pas encore, mais il faisait déjà tout à fait clair. Les rossignols chantaient toujours.
« Va dire à l’officier que je désire faire une promenade, et sellez les chevaux », dit-il.
La seule consolation de Boutler, pendant tout ce temps, c’était le charme de la vie guerrière à laquelle il s’abandonnait, non seulement pendant le service mais aussi dans la vie privée. Vêtu à la circassienne, il caracolait sur son cheval et deux fois accompagna Bogdanovitch en embuscade, mais ils ne prirent ni ne tuèrent personne. Bouder tirait satisfaction et fierté de sa liaison et de son amitié avec Bogdanovitch dont l’héroïsme était célèbre. Il avait finalement réglé sa dette en empruntant à un Juif à un taux énorme ; en fait, il n’avait fait que remettre à plus tard la difficulté inextricable, sans la résoudre. Il tâchait de ne pas penser à sa situation et, pour oublier ses soucis, outre le charme de la vie guerrière, il avait recours au vin. Il buvait de plus en plus et, de jour en jour, devenait moralement plus faible. Désormais il ne faisait plus le beau Joseph envers Marie Dmitrievna ; au contraire, il s’était mis à lui faire grossièrement la cour, et à son grand étonnement, il avait essuyé un refus des plus catégorique, ce qui l’avait rendu fort honteux.
À la fin d’avril arriva dans la forteresse un détachement que Bariatinski envoyait pour opérer un nouveau mouvement à travers la Tchetchnia, réputée infranchissable. Deux compagnies du régiment de Kabardine composaient ce détachement, et furent, comme le voulait la coutume établie au Caucase, reçues en amies par celles qui se trouvaient à Kourinskoié. Les soldats se répartirent dans les casernes, où on les régala non seulement de soupe, de gruau cuit et de viande, mais aussi d’eau-de-vie. Les officiers, eux, étaient les hôtes des officiers de la place qui firent honneur aux nouveaux venus. Le festin s’acheva sur une beuverie et des chansons.
Ivan Matveievitch, non plus rouge, mais la mine terreuse tellement il était ivre, était assis à califourchon sur une chaise, et faisait des moulinets avec son sabre qu’il avait tiré du fourreau contre des ennemis imaginaires. Tantôt il proférait des injures, tantôt éclatait de rire, embrassait les officiers, ou dansait sur le refrain de sa chanson favorite.
Boutler était présent également. Il essayait de retrouver en tout ceci un peu du charme de la vie guerrière, mais au fond de son âme il ressentait de la pitié pour Ivan Matveievitch, qu’il était impossible de contenir. Sentant que le vin lui montait lui aussi à la tête, Boutler sortit sans se faire remarquer pour se diriger vers la maison. La lune, haute dans le ciel, éclairait les maisonnettes blanches et les pierres de la route, et sa lumière était si vive que les cailloux, les brins de paille, le crottin de cheval, tout apparaissait de manière très distincte. Non loin de la maison, Boutler rencontra Marie Dmitrievna, un fichu sur la tête et autour du cou. Depuis le refus qu’elle lui avait infligé, Boutler, honteux, évitait de se trouver seul avec elle. Mais ce soir, grisé par le clair de lune et le vin, Boutler se réjouit de cette rencontre et fut repris du désir de lui conter fleurette.
« Où allez-vous ? demanda-t-il.
– Voir ce que fait mon vieux », répondit-elle amicalement.
Elle avait repoussé très sincèrement et très catégoriquement les avances de Bouder, mais elle regrettait maintenant qu’il l’évitât ainsi…
« Mais pour quoi faire ? Il rentrera bien de lui-même.
– Vous croyez ?
– Mais oui, ou bien quelqu’un le ramènera.
– Bien sûr, mais ce n’est pas bien… Que dois-je faire ? dit Marie Dmitrievna.
– N’y allez pas. Allons plutôt à la maison. »
Marie Dmitrievna retourna sur ses pas, au côté de Boutler. La lune éclairait si brillamment la nuit qu’une sorte d’auréole entourait les ombres sur la route. Boutler contemplait tout cela et voulait dire à Marie Dmitrievna qu’en dépit de tout, elle lui plaisait, mais il ne savait par où commencer. Quant à elle, elle attendait ce qu’il allait dire. Ils arrivèrent ainsi en silence non loin de la maison quand, au tournant, apparurent des cavaliers. C’était un officier menant un convoi.
« Qui nous envoie-t-on encore ? » s’interrogea Marie Dmitrievna en s’écartant de la route.
La lune éclairait les cavaliers par-derrière, de sorte qu’elle ne reconnut l’officier que lorsqu’il fut presque à côté d’eux. C’était Kamenieff. Il avait servi autrefois avec Ivan Matveievitch, c’est pourquoi Marie Dmitrievna le connaissait.
« Piotr Mikhaïlovitch, c’est vous ! lui dit-elle.
– C’est moi-même, répondit Kamenieff. Tiens, Boutler ! Bonjour. Vous ne dormez pas encore ? Vous vous promenez avec Marie Dmitrievna ? Prenez garde, Ivan Matveievitch n’est pas commode. Où est-il ?
– Tenez, vous entendez ? dit Marie Dmitrievna en indiquant le côté d’où venaient la musique et les chansons. Ils font la noce.
– Comment ! Ce sont les vôtres qui font la noce ?
– Non. Ceux qui sont venus de Kissif Iourta, et voilà, on leur a préparé un festin.
– Ah ! C’est bien. J’irai moi aussi. Je ne fais que passer.
– Vous avez quelque affaire ? s’enquit Boutler.
– Oui, une petite affaire.
– Bonne ou mauvaise ?
– Cela dépend pour qui. Pour nous c’est bon, mais pour quelqu’un d’autre c’est mauvais. » Kamenieff se mit à rire.
Tous trois rejoignirent la maison d’Ivan Matveievitch.
« Tchikhirieff ! cria Kamenieff. Viens ici. »
Un homme se détacha du groupe et s’approcha. Il portait l’uniforme ordinaire des cosaques du Don ; il était chaussé de bottes, couvert d’un manteau, et derrière sa selle pendait un sac.
« Eh bien, montre-nous ! » lança Kamenieff en descendant de cheval.
Le cosaque détacha son sac. Kamenieff y plongea la main.
« Alors, voulez-vous que je vous montre la nouvelle ? Vous n’aurez pas peur ? dit-il à l’adresse de Marie Dmitrievna.
– De quoi avoir peur ? fit-elle.
– Voilà ! déclara Kamenieff en retirant du sac une tête d’homme et la montrant au clair de lune. Vous le reconnaissez ? »
C’était une tête rasée, aux arcades sourcilières proéminentes, avec une barbe noire et des moustaches taillées. L’un des yeux était ouvert, l’autre à demi fermé. Le crâne, rasé, était ensanglanté, fendu, et il y avait du sang noir coagulé au bord des narines. Le cou était entouré d’une serviette sanguinolente. Malgré toutes ces blessures, le visage, dans le plissement des lèvres bleuies, gardait une expression douce et enfantine. Marie Dmitrievna le contempla et, sans mot dire, se détourna pour regagner à pas rapides la maison. Boutler ne pouvait détacher ses yeux de l’effroyable tête. C’était la tête de ce même Hadji Mourad avec lequel, si récemment, il passait ses soirées à converser amicalement.
« Comment est-ce arrivé ? Qui l’a tué ? demanda-t-il.
– Il a voulu s’enfuir. On l’a rattrapé », expliqua Kamenieff ; puis il rendit la tête au cosaque et entra dans la maison avec Boutler. « Et il est mort en brave, ajouta-t-il.
– Mais comment tout cela est-il arrivé ?
– Attendez. Quand Ivan Matveievitch sera là je raconterai tout en détail. On m’a envoyé exprès. Je parcours toutes les forteresses et les aouls et je montre la tête. »
On avait envoyé chercher Ivan Matveievitch. Complètement ivre, accompagné de deux officiers ayant eux aussi beaucoup bu, il se jeta dans les bras de Kamenieff en arrivant.
« Je vous ai apporté la tête de Hadji Mourad, dit Kamenieff.
– Tu mens ! On l’a tué ?
– Oui. Il a voulu s’enfuir.
– J’avais toujours dit qu’il nous tromperait. Alors où est-elle, cette tête ? Montre-la. »
On appela le cosaque, qui apporta le sac contenant la tête. On la retira du sac et Ivan Matveievitch la regarda longuement de ses yeux ivres.
« Tout de même c’était un brave ! dit-il. Donne, je veux l’embrasser.
– Oui, c’est vrai ; c’était un brave », renchérit l’un des officiers.
Quand tous eurent examiné la tête, on la remit de nouveau au cosaque, qui la replaça dans le sac, puis posa le sac sur le sol en tâchant de ne pas faire de bruit.
« Eh bien ! Kamenieff, est-ce que tu racontes ce qui est arrivé quand tu la montres ? demanda un officier.
– Non, laisse-moi, je veux l’embrasser. Il m’a fait cadeau d’un sabre ! » criait Ivan Matveievitch.
Boutler alla sur le perron. Marie Dmitrievna était assise sur la seconde marche. Elle leva les yeux vers Boutler, mais aussitôt se détourna avec colère.
« Qu’avez-vous, Marie Dmitrievna ? s’enquit-il.
– Vous êtes tous des assassins. Je vous déteste. Je ne puis le supporter. Des bouchers, de vrais bouchers ! lança-t-elle en se levant.
– Mais il peut nous arriver la même chose. C’est la guerre, reprit Boutler, ne sachant que dire.
– La guerre ! Quelle guerre ? Des assassins, voilà tout ! Un cadavre… il faut l’ensevelir, et eux, ils plaisantent ! De vrais assassins ! » répéta-t-elle ; elle descendit les degrés du perron et entra dans la maison par la porte de service.
Boutler retourna dans la chambre et demanda à Kamenieff de raconter en détail comment cela était arrivé.
Et Kamenieff commença son récit.
Hadji Mourad avait obtenu l’autorisation de faire des promenades à cheval dans les environs de la ville, à condition d’être accompagné de cosaques. À Noukha, il y en avait une cinquantaine environ, dont dix servaient comme ordonnances chez les officiers ; de sorte que pour faire escorte à Hadji Mourad, suivant l’ordre donné, on devait désigner dix hommes chaque jour. La première fois, dix cosaques l’accompagnèrent en effet, mais ensuite on décida que cinq suffiraient si toutefois Hadji Mourad n’emmenait pas tous ses serviteurs. Le 25 avril, il partit en promenade avec ses cinq hommes. Au moment où Hadji Mourad montait sur son cheval, l’officier remarqua que tous ses serviteurs se préparaient à l’accompagner et il lui fit observer qu’il n’en avait pas l’autorisation. Hadji Mourad feignit de ne pas entendre et fit avancer son cheval, si bien que l’officier n’insista pas.
Parmi les cosaques chargés de les surveiller se trouvait un certain Nazaroff, un garçon blond et fort, dans toute l’impétuosité de sa jeunesse, chevalier de la croix de Saint-Georges. Il était l’aîné d’une famille de Vieux Croyants ; il avait perdu son père étant enfant, et c’était lui qui faisait vivre sa vieille mère, ses trois sœurs et ses deux frères.
« Fais attention, Nazaroff, ne le laisse pas s’éloigner ! lui cria l’officier.
– J’y veillerai, Votre Seigneurie ! » répondit Nazaroff et, se soulevant sur ses étriers, il partit au trot sur son grand hongre bai, en retenant son fusil derrière son dos.
Quatre autres cosaques l’accompagnaient : Ferrapontoff, long et maigre, grand voleur – c’était celui qui avait vendu de la poudre à Gamzalo ; Ignatoff, un paysan d’un certain âge, vigoureux, qui se vantait de sa force et terminait son service militaire ; Michkine, encore tout jeune, assez faible, dont tout le monde se moquait ; et enfin Petrakoff, un jeune homme blond, fils unique, toujours calme et gai.
Le matin, il y avait eu du brouillard, mais à l’heure du déjeuner, le temps s’était mis au beau et le soleil brillait sur les jeunes frondaisons de la forêt, sur l’herbe nouvelle encore intacte, sur les champs de blé et à la surface de la rivière au cours rapide qu’on apercevait à gauche de la route. Hadji Mourad allait au pas, escorté de ses serviteurs et des cosaques.
Ils suivirent ainsi la route qui passait derrière la forteresse. En chemin, ils rencontrèrent des femmes avec des paniers sur la tête, des soldats dans des chariots, des charrettes grinçantes attelées de buffles. Après avoir parcouru deux verstes, Hadji Mourad cravacha son cheval et se mit à avancer si vite que ses serviteurs prirent le grand trot, ainsi que les cosaques.
« Quel bon cheval, dit Ferrapontoff. Si je l’avais rencontré avant qu’il ne devienne notre allié, je le lui aurais bien pris !
– Oui, mon ami ; à Tiflis on donnerait trois cents roubles pour ce cheval.
– Et moi, avec le mien, je parie que je peux le dépasser, se vanta Nazaroff.
– Vraiment ! » fit Ferrapontoff.
Hadji Mourad accélérait toujours sa course.
« Hé ! Ami ! On ne peut pas aller si vite ! Plus doucement ! » cria Nazaroff, s’efforçant de rejoindre Hadji Mourad. Celui-ci se retourna et, sans rien dire, garda la même allure.
« Fais attention ! Ils mijotent quelque chose, les diables, dit Ignatoff. Vois comme ils avancent. »
Ils parcoururent ainsi une verste en direction de la montagne.
« Je te dis que ce n’est pas permis ! » cria de nouveau Nazaroff.
Hadji Mourad ne répondit pas davantage, et ne se retourna même pas ; il accéléra l’allure et du trot, passa au galop.
« Ah ! Non ! Tu ne t’enfuiras pas ! » hurla Nazaroff, piqué au jeu. Il cravacha son grand hongre et, debout sur les étriers, penché en avant, il se lança au grand galop derrière Hadji Mourad.
Le ciel était si clair, l’air si pur, et la vie qui coulait dans ses veines animait si joyeusement Nazaroff que, ne faisant plus qu’un avec son bon et fort cheval, il volait sur la route derrière Hadji Mourad sans même que l’idée qu’un événement tragique, terrible puisse survenir, ne lui effleurât l’esprit. Il se réjouissait de voir que chaque bond le rapprochait de Hadji Mourad. Au bruit des sabots du grand cheval qui se rapprochait de lui, Hadji Mourad calcula que bientôt il le rejoindrait ; alors, saisissant de sa main droite son pistolet, de la gauche il commença à retenir un peu son cheval de Kabardine qui s’excitait en entendant derrière lui le piétinement de l’autre cheval.
« Je te dis que ce n’est pas permis ! » s’écria Nazaroff qui, presque à la hauteur de Hadji Mourad, tendait la main pour saisir son cheval par la bride. Mais avant qu’il ait eu le temps de terminer son geste, un coup de feu retentit.
« Qu’as-tu fait ? s’exclama Nazaroff en portant la main à sa poitrine. Mes amis ! Attrapez-les ! » cria-t-il encore ; puis, après quelques oscillations, il retomba sur l’arçon de sa selle.
Mais les montagnards avaient saisi leurs armes avant les cosaques, et vidaient déjà sur eux leurs pistolets ou les frappaient de leurs sabres. Nazaroff était cramponné à l’encolure de son cheval qui le portait auprès de ses camarades. Le cheval d’Ignatoff s’était effondré en lui brisant la jambe. Deux montagnards sortirent leurs sabres et, sans même descendre de cheval, le frappèrent à la tête et au bras.
Petrakoff courut au secours de ses camarades, mais deux coups, l’un dans le dos, l’autre au côté, l’abattirent et, comme un sac, il tomba de cheval.
Michkine tourna bride et s’élança en direction de la forteresse. Khanefi et Bata se jetèrent à sa poursuite, mais il était déjà loin, si loin que les montagnards ne purent le rejoindre. Désespérant de rattraper le cosaque, Khanefi et Bata retournèrent vers les leurs.
Gamzalo, après avoir achevé Ignatoff d’un coup de poignard, fit de même pour Nazaroff. Bata descendit son cadavre du cheval et lui prit son sac de cartouches. Khanefi voulut s’emparer du cheval de Nazaroff, mais Hadji Mourad lui cria de n’en rien faire avant de se lancer au galop sur la route. Les murides le suivirent en chassant le cheval de Nazaroff qui courait derrière eux. Ils étaient déjà à trois verstes de Noukha, au milieu des champs de riz quand retentit un coup de canon de la tour. C’était le signal d’alarme.
Petrakoff était couché sur le dos, le ventre ouvert, son jeune visage tourné vers le ciel ; la bouche béante comme un poisson, il rendit l’âme.
« Mes aïeux ! Mon Dieu ! Qu’ont-ils fait ! » s’écria le commandant de la forteresse en se prenant la tête à deux mains, quand on vint lui annoncer la fuite de Hadji Mourad. « Ils m’ont tué ! Ils ont laissé échapper le brigand ! » s’exclama-t-il en écoutant le récit de Michkine.
L’alarme fut donnée partout : on envoya à la poursuite des fugitifs non seulement tous les cosaques qui étaient présents, mais aussi tous les miliciens des aouls pacifiés qu’on put réunir. Mille roubles de récompense furent promis à celui qui ramènerait Hadji Mourad mort ou vif. Et deux heures après sa fuite, plus de deux cents cavaliers galopaient déjà derrière l’officier de police pour retrouver et arrêter les fuyards.
Après quelques foulées sur la grand-route, Hadji Mourad arrêta son cheval blanc qui était devenu gris de sueur et respirait péniblement.
Sur la droite on distinguait des cabanes et le minaret de l’aoul Benerdjik. À gauche, des champs s’étendaient jusqu’à la rivière. Le chemin de la montagne était sur sa droite, mais Hadji Mourad tourna du côté opposé, pensant que ceux qui le poursuivraient prendraient précisément à droite.
Il projetait, après avoir traversé l’Alazane, de poursuivre son chemin sur la grande route où personne ne l’attendrait jusqu’à la forêt, et alors seulement, après avoir de nouveau traversé la rivière, de gagner la montagne. Après réflexion, il tourna donc à gauche. Mais il était impossible d’arriver par là jusqu’à la rivière. Les champs de riz qu’il fallait traverser venaient d’être inondés, comme cela arrivait toujours au printemps, et étaient devenus de véritables mares dans lesquelles les chevaux s’embourbaient jusqu’au-dessus du paturon. Hadji Mourad et ses serviteurs bifurquaient d’un côté, puis de l’autre, espérant trouver un endroit plus sec, mais les champs étaient tous uniformément recouverts d’eau. Les chevaux, avec un bruit de bouteille qu’on débouche, tiraient leurs jambes de la boue où elles s’enfonçaient ; puis ils finirent par s’arrêter en respirant lourdement. La nuit commençait à venir et ils se trouvaient encore loin de la rivière. À gauche on apercevait un petit bois bien dense. Hadji Mourad résolut de s’y rendre et d’y rester jusqu’à la nuit, pendant que les chevaux se reposeraient.
Arrivés à la futaie, Hadji Mourad et ses hommes mirent pied à terre, entravèrent les jambes de leurs chevaux et les laissèrent paître, tandis qu’eux-mêmes mangeaient du pain et du fromage qu’ils avaient emportés. La lune, qui les éclairait, se cacha derrière la montagne. Et la nuit devint sombre. À Noukha, il y avait beaucoup de rossignols ; deux habitaient ce bois. Tant que Hadji Mourad et ses hommes firent du bruit en s’installant, les rossignols se turent, mais à peine cessèrent-ils, que ceux-ci se remirent à chanter, s’interpellant l’un l’autre. Hadji Mourad écoutait les bruits de la nuit et écoutait les rossignols.
Leur chant lui rappelait la chanson de Gamzat qu’il avait entendue la nuit précédente en allant chercher de l’eau. Maintenant, d’un moment à l’autre, il pouvait se trouver dans la même situation que Gamzat. Il pensait bien que cela se terminerait ainsi et, tout d’un coup, il devint soucieux. Il déplia son manteau et fit ses ablutions. À peine avait-il terminé qu’on entendit une cavalcade qui se rapprochait du bois. De nombreux chevaux traversaient le champ inondé.
Bata, qui avait une vue très perçante, courut à la lisière du bois et distingua, dans l’obscurité, une foule d’hommes, à pied ou à cheval. Khanefi aperçut une foule identique de l’autre côté. C’était Karganoff, un chef militaire, avec ses soldats.
« Eh bien, nous nous battrons comme Gamzat ! » pensa Hadji Mourad.
Une fois l’alarme donnée, Karganoff s’était lancé à la poursuite de Hadji Mourad avec une centaine de soldats et de cosaques, mais il n’avait trouvé ses traces nulle part. Déjà il rebroussait chemin sans plus aucun espoir quand, vers le soir, il rencontra un vieillard auquel il demanda s’il n’avait pas vu des cavaliers. Le vieillard répondit qu’il avait vu en effet six cavaliers tourner dans le champ de riz pour se retirer finalement dans cette futaie où lui-même ramassait du bois. Karganoff demanda au vieillard de l’accompagner et revint sur ses pas : les chevaux entravés lui confirmèrent que Hadji Mourad se trouvait bien là. La nuit venue il contourna le bois pour attendre le jour et s’emparer de lui, mort ou vif.
Comprenant qu’ils étaient cernés, Hadji Mourad, qui avait remarqué au milieu de la futaie un petit fossé, résolut de s’y retrancher et de se défendre tant qu’ils auraient des cartouches et des forces. Il fit part de sa résolution à ses compagnons et leur ordonna de construire une tranchée le long du fossé. Aussitôt les serviteurs entreprirent de couper des branches, de creuser la terre avec leurs poignards et de dresser un remblai. Hadji Mourad se joignit à eux.
À peine le jour commençait-il à poindre que l’officier s’approcha du bois et cria : « Hé ! Hadji Mourad, rends-toi ! Nous sommes plus nombreux que vous. »
En guise de réponse, la fumée de la poudre s’éleva au-dessus du fossé tandis qu’un coup de fusil retentissait et qu’une balle venait frapper un cheval qui vacilla, puis s’effondra. Aussitôt des coups de fusil éclatèrent à la lisière du bois, et leurs balles, sifflant et bourdonnant, coupèrent des feuilles, des branches, frappèrent le remblai, mais sans atteindre les hommes assis dans la tranchée. Le cheval de Gamzalo, qui s’était écarté, reçut une balle dans la tête. Il ne tomba pas mais, brisant ses entraves, il courut à travers les arbustes rejoindre les autres chevaux, et se serra contre eux en arrosant de son sang l’herbe nouvelle.
Hadji Mourad et ses hommes ne tiraient que lorsqu’un soldat s’avançait, et ils manquaient rarement leur but. Trois soldats, blessés, ne se décidaient pas à fondre sur Hadji Mourad et ses hommes : ils reculaient au contraire de plus en plus et ne tiraient que de loin, à l’aveuglette. Cela dura plus d’une heure.
Le soleil était maintenant assez haut dans le ciel, et Hadji Mourad songeait déjà à enfourcher son cheval pour essayer de se frayer un chemin jusqu’à la rivière quand on entendit les cris d’une grande troupe venue en renfort. C’était Hadji Haga, de Mektoulinsk, et ses hommes. Ils étaient deux cents. Ce Hadji Haga avait été autrefois l’ami de Hadji Mourad et avait séjourné avec lui dans les montagnes, mais il s’était ensuite rallié aux Russes. Avec eux se trouvait Akhmet Khan, le fils de l’ennemi de Hadji Mourad. Hadji Haga, comme l’avait fait Karganoff, commença par crier à Hadji Mourad de se rendre. Mais cette fois encore, un coup de feu fut l’unique réponse.
« À l’attaque, mes amis ! » cria Hadji Haga en brandissant son sabre.
Et l’on entendit les voix de centaines d’hommes qui se jetaient en criant dans la futaie. Les soldats couraient vers la tranchée d’où partaient des coups de fusil. Trois hommes tombèrent. Les attaquants n’allèrent pas plus avant et demeurèrent à la lisière du petit bois d’où ils commencèrent eux aussi à tirer. Ils vidaient leurs fusils en se cachant derrière les arbres, progressant peu à peu vers la tranchée. Certains réussirent la manœuvre, d’autres tombèrent sous les balles de Hadji Mourad et de ses hommes.
Hadji Mourad ne ratait jamais son coup ; de même Gamzalo tirait rarement sans résultat, et chaque fois qu’il estimait que sa balle avait touché son but, il faisait entendre un grognement de satisfaction. Khan-Magom, assis au bord de la tranchée, chantait « Iliaka Ilala ! » et tirait sans se hâter ; mais il atteignait rarement sa cible. Quant à Eldar, tout son corps tremblait d’impatience à l’idée de se jeter le poignard à la main sur les ennemis. Il tirait à tort et à travers et ne cessait de se retourner vers Hadji Mourad, en se montrant au-dessus de la tranchée.
Le velu Khanefi, les manches retroussées, faisait toujours office de serviteur. Il chargeait les armes que lui passaient Hadji Mourad et Khan-Magom, enfonçait soigneusement avec la baguette les balles entourées de capsules non huilées et mettait de la poudre sèche. Quant à Bata, il ne restait pas comme les autres à l’abri ; il courait de la tranchée aux chevaux pour les mener dans un endroit moins exposé, poussait des cris et tirait sans cesse. Il fut blessé le premier. Une balle le toucha au cou : il s’assit par terre en crachant le sang et en proférant des injures. Puis ce fut le tour de Hadji Mourad : une balle lui déchira l’épaule. Il arracha un peu d’ouate de son bechmet, en tamponna sa blessure et continua à tirer.
« Jetons-nous sur eux avec nos sabres ! » dit Eldar pour la troisième fois. Il jeta un œil de l’autre côté de la tranchée, prêt à fondre sur les ennemis, mais une balle l’atteignit. Il chancela et tomba à la renverse sur la jambe de Hadji Mourad. Hadji Mourad le regarda. Ses beaux yeux de brebis, fixes et sérieux, contemplaient Hadji Mourad ; sa bouche à la lèvre inférieure proéminente comme chez les enfants remuait sans s’ouvrir. Hadji Mourad dégagea sa jambe et continua à tirer. Khanefi se pencha sur le corps d’Eldar et retira de sa tcherkeska les cartouches non usées. Khan-Magom, pendant ce temps, chantait toujours, rechargeait son fusil calmement, et tirait. Les ennemis couraient d’un arbre à l’autre et se rapprochaient de plus en plus, en poussant des cris aigus. Une seconde balle frappa Hadji Mourad au flanc gauche. Il se coucha dans le fossé, arracha de nouveau un peu d’ouate de son bechmet et tamponna sa blessure. Mais cette blessure était mortelle ; il sentit qu’il s’en allait. Des souvenirs et des images, avec une rapidité extraordinaire, défilaient devant ses yeux. Il revoyait tantôt l’athlétique Abounountzan Khan, qui retenait d’une main sa joue fendue et pendante, pour se jeter, armé de son poignard, sur l’ennemi ; tantôt Vorontzoff, le vieillard anémié au visage pâle et rusé, dont il entendait la voix douce. Il revoyait aussi son fils Ioussouf, sa femme Sofiate, et aussi le visage pâle, la barbe rousse, et les yeux clignotants de son ennemi, Schamyl. Et tous ces souvenirs traversaient son imagination sans provoquer en lui la moindre émotion – ni pitié, ni colère, ni désir. Tout cela semblait insignifiant comparé à ce qui lui arrivait.
Cependant son corps vigoureux continuait son travail. Rassemblant ses dernières forces, il se souleva et tira un coup de pistolet sur un homme qui accourait. Il avait visé juste, l’homme tomba. Ensuite, il s’extirpa de la tranchée, le poignard à la main, en boitant lourdement, pour se diriger droit sur ses ennemis. Quelques coups de feu éclatèrent. Hadji Mourad chancela et tomba. Des soldats, avec des hurlements de triomphe, se jetèrent sur le corps abattu. Mais ce corps qui paraissait mort tout à coup remua ; ce fut d’abord la tête rasée, nue et ensanglantée, qui se souleva, puis le tronc, et enfin, s’accrochant à un arbre, Hadji Mourad se releva entièrement. Il paraissait si terrible que ceux qui se précipitaient sur lui s’arrêtèrent. Soudain, il tressaillit, se détacha de l’arbre et, comme la bardane, tomba face à terre et ne bougea plus. Il ne remuait plus mais ses sensations n’étaient pas encore mortes. Quand le premier qui s’approcha lui frappa la tête de son poignard, il sembla à Hadji Mourad que quelqu’un lui donnait un coup de marteau sur le crâne, mais il ne parvenait pas à comprendre qui le faisait et pour quelle raison. Ce fut la dernière conscience de son lien avec son corps.
Désormais il ne sentait plus rien ; ses ennemis piétinaient et sabraient ce qui déjà n’avait plus rien de commun avec lui. Hadji Haga mit le pied sur son dos ; en deux coups de sabre, il lui trancha la tête, puis, avec précaution, pour ne pas salir ses chaussures, la repoussa du pied. Le sang rouge vif jaillit des artères du cou ; un sang noir coula de la tête et se répandit dans l’herbe. Karganoff, Hadji Haga, Akhmet Khan et tous les soldats, comme des chasseurs autour de la bête tuée, firent cercle autour du corps de Hadji Mourad et de ses hommes. Ils ligotèrent Khanefi, Khan-Magom et Gamzalo et, se dispersant dans la futaie, noyés dans la fumée de la poudre, ils coururent, joyeux et triomphants.
Les rossignols, qui s’étaient tus pendant la fusillade, se remirent à chanter, d’abord un seul, tout près, puis les autres, dans le lointain.
La bardane écrasée au milieu du champ labouré m’a remis en mémoire cette mort.
3 décembre 1902.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave en association avec Ebooks Libres et Gratuits ; déposé sur le site de la Bibliothèque en décembre 2010.
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