LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Anton Tchekhov

(Чехов Антон Павлович)

1860 – 1904

 

 

 

 

L’ÉTUDIANT

(Студент)

 

 

 

1894

 

 

 

 

 


Traduction de Jean Moskal parue dans La Revue blanche, tome X, 1896.

 


 

 

 

 

 

 

 

 

Antoine Pétrovitch Tchékhov, qui est un des écrivains les plus en vue de la jeune littérature russe, a publié ses premiers contes dans des journaux quotidiens : Péterbourgskaïa Gazéta, Novoïé Vrémia, etc., tandis qu’il donnait aux revues, d’abord au Séverny Vestnik, puis à la Rousskaïa Mysl, des nouvelles plus développées. La plupart de ces contes et de ces nouvelles ont été réunis en volumes qui sont, par ordre de publication : Contes humoritiques (Pétersbourg, 1887) ; Entre chien et loup (Pétersbourg, 1887) ; Les Moroses (Pétersbourg, 1890) ; Contes bariolés (Pétersbourg, 1892) ; Nouvelles et contes (Moscou, 1895).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le temps avait été beau, très calme dès le commencement du jour. Des merles sifflaient ; plus loin, du côté des étangs, on entendait comme des plaintes : on eût dit de vivants souffles passant dans une bouteille vide. Une bécasse traversa l’air de son vol ; un coup de feu retentit, qui se répercuta en joyeux roulements dans l’air printanier... Mais voilà que, le dessous des bois se faisant déjà sombre, un mauvais vent d’est souffla, froid et pénétrant. De fines aiguilles de glace s’allongèrent sur les mares ; et la forêt devint plus sombre encore, inhospitalière, déserte, morte... C’était encore l’hiver.

Or un pauvre étudiant de l’académie ecclésiastique, Ivan Vélikopolski, le fils du sacristain, s’en revenait au logis après toute une journée d’affût. Il allait par les sentiers étroits des prairies inondées, les doigts gourds, le visage en feu des brûlures du vent. Ce brusque sursaut de froid lui semblait une anomalie : l’harmonie des choses en était rompue ; la nature elle-même se sentait mal à l’aise, et c’est pourquoi les ténèbres du soir s’étaient épaissies plus vite que de coutume. La campagne était vide, lugubre. Du coté de la rivière pourtant, dans le jardin des veuves, un feu brillait ; mais plus loin et jusque par delà le village, à quatre verstes, tout se noyait également dans l’ombre froide. L’étudiant se rappela que, le matin, quand il avait quitté la maison, sa mère, assise pieds nus sur le plancher, derrière la porte, nettoyait le samovar et que son père, couché sur le poêle, toussait, toussait continûment. C’était le vendredi saint ; on n’avait point fait de cuisine ce jour-là, et la faim le torturait. Il avait faim, il grelottait ; — et voilà que des tableaux du passé se présentaient à son souvenir : ainsi ce même vent glacial avait soufflé autrefois, du temps de Pierre le Grand connue du temps d’Ivan le Terrible, comme du temps de Rurik ; et, dès ces temps-là, c’était, sur la terre russe, la même misère abominable, le même dénûment, la même désolation des toits de chaume criblés de trous, dans les cœurs la même ignorance, la même angoisse de vivre, la même sensation d’écrasement, d’abandon, de ténèbres. Oui, toutes ces douleurs avaient déjà été, elles étaient encore, elles seraient toujours ; et l’écoulement d’un millier d’années ne rendrait point la vie meilleure... L’étudiant n’avait plus de hâte de rentrer à la maison. Arrivé au jardin des veuves, il s’arrêta.

Ce jardin était ainsi nommé des deux femmes qui le cultivaient, deux veuves, la mère et la fille. Le feu qu’elles avaient allumé flambait avec de brusques craquements, arrondissant sur les terres labourées un large cercle de lumière. Vassilissa, la mère, haute de taille, le visage bouffi, vêtue d’une demi-pelisse d’homme, se tenait debout près du feu, sans pensées, les yeux sur la flamme. Sa fille, Glycère, toute petite, grêlée de variole, l’air hébété, était assise par terre : elle lavait la marmite et les cuillers qui avaient servi à leur souper. On entendait des voix d’hommes : c’étaient les paysans du village qui faisaient boire leurs chevaux à la rivière.

— Bonsoir ! dit l’étudiant en s’approchant. Voilà l’hiver revenu !

La vieille tressaillit, puis sourit au jeune homme.

— Tu m’as fait peur, dit-elle. Je ne t’avais pas reconnu. Dieu te donne richesse !

La vieille Vassilissa, qui avait servi chez les riches, comme nourrice d’abord, puis comme bonne d’enfants, s’exprimait avec une certaine recherche ; quand elle parlait, un sourire sérieux et résigné demeurait sur ses lèvres. Sa fille n’avait jamais quitté le village : abêtie par une soumission épeurée à un mari brutal, son visage avait pris cette étrange expression habituelle aux sourds-muets ; de ses yeux clignotants elle considérait l’étudiant, mais ne disait mot.

Ivan tendit ses mains vers la flamme.

— C’est par une nuit pareille que l’apôtre Pierre est venu se chauffer dans la cour, dit-il. Oui. il devait faire froid aussi, cette nuit-là. Ah ! grand’mère, quelle nuit terrible, et si douloureuse, et si longue, si longue !

Il regarda tout autour de lui, vers les ténèbres, secoua nerveusement la tête et demanda :

— Tu es allée à l’office des douze évangiles ?[1]

— Oui, répondit Vassilissa, j’y suis allée.

— Te rappelles-tu que, le soir de la Sainte Cène. Pierre dit à Jésus : « Je suis prêt à te suivre et dans la prison et jusque dans la mort ? » Et le Seigneur lui répondit : « Je te le dis, en vérité, Pierre, cette nuit même, avant que le coq ait chanté, tu me renieras trois fois. » Après la Cène, le Christ veilla dans un jardin ; il était triste, triste mortellement, et il priait ; mais le pauvre Pierre, succombant à la fatigue, sentait s’alourdir ses paupières ; il ne put résister au sommeil : il dormit... Puis, tu te rappelles, c’est encore cette même nuit-là que Judas trahit son maître : il lui donna un baiser et le livra aux bourreaux. On le lia ; on l’emmena chez le grand-prêtre ; et, tandis qu’on l’emmenait, on le frappait. Et Pierre, brusquement tiré de son sommeil, brisé de fatigue, torturé d’angoisses, — tu comprends, il pressentait qu’une chose terrible allait s’accomplir en ce monde, — marchait par derrière... Il aimait Jésus immensément, et maintenant, de loin, il voyait comme on le frappait...

Glycère avait lâché sa marmite ; ses yeux, fixes sur l’étudiant, ne clignotaient plus.

— Ils arrivèrent chez le grand-prêtre, continua-t-il. On commença l’interrogatoire de Jésus et, pendant ce temps-là, les serviteurs allumèrent un grand feu dans la cour, parce qu’il faisait froid, et ils se chauffaient. Pierre était avec eux et lui aussi il se chauffait tout comme moi maintenant. Une servante, l’ayant aperçu, dit : « Celui-là aussi était avec Jésus », entendant par là : « Celui-là aussi, il faut le mener au grand-prêtre. » Et sans doute tous ces gens qui étaient près du feu le regardaient avec soupçon et méchanceté puisqu’il se troubla et dit : « Je ne le connais pas. » Un peu après quelqu’un d’autre le reconnut encore pour un des disciples de Jésus et lui dit : « Tu es l’un d’entre eux. » Mais il le nia encore ; et, comme un troisième, lui demandait : « N’est-ce pas toi que j’ai vu aujourd’hui même avec lui dans le jardin ? » Pierre, pour la troisième fois, jura qu’il ne connaissait point Jésus. Et aussitôt le coq chanta, et Pierre, ayant aperçu Jésus de loin, se rappela les paroles qu’il lui avait dites le soir à la Cène... Il se rappela tout... Alors, étant sorti, il se mit à pleurer. Oui, c’est écrit dans l’Évangile : « Il sortit et pleura amèrement. » Comprends-tu ? Un jardin très sombre, sans un bruit, et, dans ce calme, à peine entendus, des sanglots... de longs sanglots...

L’étudiant soupira et se tut, perdu dans sa pensée. Vassilissa souriait toujours ; mais, brusquement, un flot de larmes jaillit de ses yeux, de grosses larmes qui coulaient le long de ses joues, tandis que, honteuse de pleurer, elle cachait son visage dans sa manche comme pour l’abriter de la chaleur du feu. Glycère était devenue toute rouge : ses yeux restaient fixés sur l’étudiant ; ses traits avaient pris une expression de souffrance aiguë comme ceux d’un malade qui se retient pour ne pas crier...

Les paysans avaient fini de faire boire leurs bêtes ; ils rentraient au village. L’un d’eux, à cheval, passa tout près du feu ; les lueurs vacillantes de la flamme éclairèrent sa silhouette. L’étudiant souhaita le bonsoir aux deux veuves et se remit en route. De nouveau il marchait dans les ténèbres, et ses mains s’engourdissaient. Un vent âpre soufflait, un vent d’hiver ; et dans deux jours ce serait Pâques...

Le jeune homme pensait à Vassilissa... Si elle avait pleuré, c’est donc qu’il existait quelque lien entre cette vieille et la tragique histoire de l’apôtre Pierre...

Il se retourna. Le feu solitaire brillait dans l’obscurité ; mais on ne distinguait déjà plus aucune forme humaine. De nouveau il pensait à Vassilissa : si elle avait pleuré, si sa fille s’était troublée au récit qu’il venait de faire, à ce récit d’événements vieux de dix-neuf cents ans, c’est qu’il y avait un lien entre ces événements et le temps présent, ces deux femmes, ce village perdu, et lui-même, et tous les hommes ! Si la vieille avait pleuré, c’est que Pierre lui était proche, c’est que, de tout son être, elle prenait sa part des angoisses de Pierre en cette nuit terrible...

Et soudain une grande joie pénétra l’âme de l’étudiant ; l’émotion était si forte qu’il dut s’arrêter un instant pour reprendre haleine : « Oui, pensa-t-il, le présent est lié au passé par une chaîne ininterrompue d’événements continus. » Et, pour la première fois, il lui sembla qu’il avait vu les deux bouts de cette chaîne : il avait effleuré l’un de ces bouts, et l’autre avait vibré... Il traversa la rivière en bac ; puis, parvenu au sommet de la côte, il embrassa d’un même regard et les maisons de son village natal et l’étroite bande empourprée qui, comme par les soirs de grand froid, fermait l’occident...

« ... La vérité et la beauté ne passent point : cette vérité, cette beauté qui se sont manifestées au jardin des Oliviers et dans la cour de Caïphe sont demeurées les mêmes aujourd’hui qu’autrefois : comme autrefois elles sont l’essentiel dans la vie de l’humanité, dans la nature tout entière... »

Et peu à peu il sentait grandir en lui, garçon de vingt-deux ans, un sentiment nouveau de sa jeunesse, de sa santé, de sa force, l’attente ineffablement douce d’un bonheur mystérieux, d’un bonheur inconnu... La vie lui apparaissait comme un don magnifique, un miracle de grâce et de sens profond...

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 26 mars 2012.

 

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[1] Office de la liturgie orthodoxe, on le célèbre le soir du vendredi saint. (Trad.)