LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Fyodor Sologoub
(Сологуб Фёдор Кузьмич)
1863 – 1927
LE DÉMON MESQUIN
(Мелкий бес)
1905
Traduction de H. Pernot et L. Stahl, Paris, Bossard, 1922.
TABLE
Ce roman Le Démon Mesquin fut commencé en 1892 et terminé en 1902. Imprimé partiellement pour la première fois en 1905, dans le journal Les Problèmes de la Vie, il parut sous sa forme définitive en 1907 dans l’édition de l’Églantier.
Les critiques ont exprimé au sujet de ce roman deux opinions opposées.
Quelques-uns pensent que l’auteur est un homme mauvais qui a voulu faire son propre portrait et s’est représenté lui-même dans le personnage de Peredonov. La sincérité de l’auteur, pensent-ils, lui a interdit de se faire passer pour meilleur qu’il n’est ; aussi s’est-il peint sous les couleurs les plus sombres. Il a accompli cet acte étrange pour gravir une sorte de Golgotha et y souffrir pour une cause inconnue.
C’est ainsi que ce roman intéressant et inoffensif a vu le jour. Intéressant, car il montre jusqu’où peut aller la méchanceté des hommes ; inoffensif, car le lecteur dira : « Je n’ai rien de commun avec ces gens-là. »
Les autres critiques, moins sévères à l’égard de l’auteur, pensent que nombreux sont les Peredonov dans le monde. Ils vont même jusqu’à affirmer que chacun de nous, s’observant attentivement, peut découvrir en soi quelques traits du caractère de Peredonov.
C’est à la seconde de ces opinions que je donne ma préférence. Je n’ai point eu besoin d’imaginer quoi que ce soit. Tout ce qu’il y a d’anecdotique, de psychologique et de local dans mon roman est basé sur des observations très exactes. J’avais suffisamment de matériaux à ma disposition. Si j’ai mis si longtemps à façonner cet ouvrage, c’est uniquement parce qu’il était indispensable de ramener l’accidentel au nécessaire, pour que là où dominait Aïssa, semeuse d’anecdotes, régnât enfin l’implacable Ananke.
Il est vrai cependant que les hommes « aiment être aimés » et désirent qu’on mette en lumière les côtés nobles de leur âme. Jusque chez les malfaiteurs, ils veulent voir des lueurs de bien, « l’étincelle divine », comme on disait autrefois. Aussi quand on leur montre une image vraie, exacte, sombre, mauvaise, ils se refusent à croire et ont envie de dire : « l’auteur a parlé pour lui. »
Non, chers contemporains, c’est vous-mêmes que j’ai décrits dans le Démon Mesquin. Peredonov, Varia, les sœurs Routilov, Volodine, Puilnikov et les autres sont parmi vous. Ce roman est un miroir minutieusement poli. Je l’ai fourbi longtemps et avec un soin assidu. La surface en est lisse et la matière pure. J’ai pris les dimensions exactes. Les objets, en s’y réfléchissant, ne s’y déforment point. Le laid et le beau s’y reflètent avec une égale précision.
Après la messe du dimanche, les paroissiens se dispersaient pour rentrer chez eux. Quelques-uns s’étant arrêtés dans le jardin de l’église, derrière les murs de pierre blanche, bavardaient sous les vieux tilleuls. Parés de leurs habits du dimanche, ils se regardaient joyeusement les uns les autres. Il semblait que dans cette ville, on vécût d’accord et en paix. Même avec gaieté. Mais ce n’était qu’une apparence.
Le professeur de lycée, Peredonov, debout au milieu d’un cercle d’amis qu’il regardait d’un air morne, avec ses petits yeux derrière ses lunettes d’or, disait :
— La princesse Voltchanskaia l’a promis elle-même à Varia, c’est sûr. Aussitôt qu’il vous aura épousée, a-t-elle dit, je lui procurerai un poste d’inspecteur.
— Mais comment peux-tu épouser Varvara Dmitrievna ? — demanda Falastov au visage rubicond. — N’est-elle pas ta sœur ? Y a-t-il une nouvelle loi qui permette d’épouser ses sœurs ?
Tout le monde éclata de rire. Le visage rouge, habituellement indifférent et assoupi de Peredonov devint féroce.
— Elle n’est pas ma sœur… ma cousine… — grommela-t-il d’un air méchant, évitant de regarder ses interlocuteurs.
— C’est à toi personnellement que la princesse l’a promis ? — demanda Routilov, homme grand et pâle vêtu avec une certaine recherche.
— Pas à moi… à Varia.
— Et tu y crois ! — répliqua vivement Routilov. — On peut raconter tout ce qu’on veut. Pourquoi n’es-tu pas allé toi-même chez la princesse ?
— Mais j’y suis allé avec Varia, seulement nous ne l’avons pas trouvée chez elle. Il s’en est fallu de cinq minutes. Elle était partie pour la campagne où elle devait rester trois semaines. Je ne pouvais attendre, il me fallait revenir pour les examens.
— C’est drôle, — fit Routilov ; il rit en montrant ses dents gâtées.
Peredonov se prit à réfléchir. Les amis se séparèrent, le laissant seul avec Routilov.
— Certes, — dit Peredonov, — je peux épouser n’importe quelle fille, celle que je voudrai. Il n’y a pas que Varvara.
— Ça va sans dire, Ardalion Borissitch, n’importe laquelle, serait contente de se marier avec toi, — confirma Routilov.
Ils sortirent du jardin et traversèrent lentement la place non pavée et poussiéreuse.
Peredonov dit :
— Seulement, comment ferai-je avec la princesse ? Elle se fâchera si j’abandonne Varvara.
— Que t’importe la princesse ! — fit Routilov. — Tu n’as pas de petits chats à baptiser avec elle. Qu’elle te procure d’abord la place, tu auras toujours le temps de te marier. On n’agit pas comme cela à l’aveuglette.
— Tu as raison, — acquiesça Peredonov pensif.
— Et dis-le directement à Varvara, — insistait Routilov, — la place d’abord, autrement je n’y crois guère. Et quand tu l’auras, tu épouseras qui tu voudras. Prends plutôt une de mes sœurs. J’en ai trois, choisis celle qui te plaît le mieux. Ce sont des jeunes filles instruites et intelligentes ; soit dit sans les flatter. Il n’y a pas de comparaison avec Varvara. Elle ne leur va pas à la cheville.
— Hum, hum,… mugit Peredonov.
— C’est évident, — ta Varvara ? Voilà… Routilov s’étant baissé arracha une tige de jusquiame, froissa entre ses doigts les feuilles et les fleurs blanchâtres et les fourra sous le nez de Peredonov. L’odeur lourde et nauséabonde fit faire à celui-ci la grimace.
Routilov continua :
— Que faire de cela ? le jeter. Ta Varvara, c’est la même chose. Entre elle et mes sœurs, la différence est trop grande, mon cher. Ce sont des demoiselles vives et gaies, choisis celle que tu voudras, tu ne t’ennuieras pas avec elles. Et puis elles sont jeunes aussi ; l’aînée est trois fois moins âgée que ta Varvara.
Selon son habitude, Routilov débitait toutes ces choses très vite et en souriant, — grand, étroit de poitrine, il paraissait frêle et maladif. Ses cheveux courts et rares dépassaient piteusement sous son chapeau neuf à la dernière mode.
— Trois fois ! oh ! tu exagères, — répliqua avec indolence Peredonov enlevant et essuyant ses lunettes d’or.
— Certainement ! prends garde plutôt de ne pas laisser échapper l’occasion tant que je suis en vie. Elles ne manquent pas d’ambition. Ensuite, quand tu seras disposé, ce sera peut-être trop tard. En tout cas, tu peux être sûr que chacune d’elles t’épouserait avec le plus grand plaisir.
— Oui, toutes les filles tombent amoureuses de moi, ici, — dit Peredonov avec une sombre vanité.
— Alors, tu vois bien, profite du moment, — insista Routilov.
— Pourvu surtout qu’elle ne soit pas maigre ! — s’exclama d’une voix angoissée Peredonov. — J’aimerais une femme grassouillette.
— Ne t’inquiète donc pas, — répliqua avec ardeur Routilov, — mes sœurs sont déjà bien potelées et si elles ne sont pas encore assez rondes, ça viendra. Une fois mariées, elles engraisseront comme leur sœur aînée Larissa ; tu sais toi-même quelle boule cela fait.
— Pour moi, je me marierais bien, — déclara Peredonov, — mais j’ai peur que Varia ne fasse un grand scandale.
— Si tu as peur du scandale, sais-tu ce que tu devrais faire ? — dit avec un sourire malin Routilov, — marie-toi aujourd’hui ou demain, rentre chez toi avec ta jeune femme et tout sera dit. Veux-tu que j’arrange tout pour demain soir ? Laquelle veux-tu ?
Peredonov éclata soudain d’un rire bruyant et saccadé.
— Alors, c’est décidé ? — interrogea Routilov.
Peredonov cessa brusquement de rire et d’une voix basse et morne, presque en murmurant, dit :
— Elle me dénoncera, cette charogne.
— Bien sûr que non, il n’y a rien à dénoncer.
— Ou bien, elle m’empoisonnera, — murmura craintivement Peredonov.
— Aie confiance en moi, — insista chaleureusement Routilov, — j’arrangerai habilement toutes choses.
— Sans dot, je ne prends pas de femme, — grommela Peredonov.
Ce brusque saut de pensée chez son morne interlocuteur ne surprit point Routilov. Toujours avec la même animation, il répondit :
— Que tu es drôle ! Elles ne manquent pas de dot. Eh bien, ça va ? Je cours tout arranger. Seulement, gare ! pas un mot à personne, tu entends, à personne !
Il serra fortement la main à Peredonov et partit en courant. Sans proférer mot, Peredonov le suivit du regard. Les demoiselles Routilov, gaies et malicieuses se présentèrent à son esprit. Une pensée sensuelle fit naître sur ses lèvres quelque chose d’impudique semblable au sourire, qui apparut un instant et disparut aussitôt. Une vague inquiétude s’empara de lui.
« Mais comment ferai-je avec la princesse ? » — pensa-t-il. — « Elles ont quelques sous de dot, mais aucune protection. Si j’épouse Varvara, je peux devenir inspecteur, et avec le temps peut-être même proviseur. » Il regarda courir Routilov très affairé et, avec une joie méchante, pensa : « Laissons-le courir. »
Cette idée lui procura une sorte de plaisir trouble et morose. Fatigué d’être seul, il rabattit son chapeau sur ses yeux, fronça les sourcils et se dirigea en hâte vers la maison à travers les rues non pavées et désertes.
Quelqu’un l’appela à voix basse : — Ardalion Borissitch, entrez donc chez nous.
Peredonov leva les yeux et jeta un regard irrité vers la haie qui bordait le jardin. Derrière la porte, se trouvait Nathalia Affanassievna, une femme maigrelette, à la peau brune, tout de noir vêtue, les sourcils et les yeux noirs. Elle fumait une cigarette et souriait à fleur de lèvres comme si elle savait une chose qu’on ne dit pas mais à laquelle on sourit. C’est moins par les paroles que par les gestes rapides et légers qu’elle invitait Peredonov à entrer dans son jardin ; elle ouvrit la porte et recula, engageante et sûre d’elle-même, elle souriait en l’invitant d’un geste de la main : « Entrez donc, — semblait-elle dire, — qu’est-ce que vous attendez ? »
Peredonov obéissant à ces gestes muets et charmeurs entra. Mais il s’arrêta à l’entrée de l’allée jonchée de feuilles mortes. — C’est l’heure du déjeuner, — bougonna-t-il regardant sa montre. Bien qu’il eût cette montre depuis longtemps, il éprouvait toujours quelque vanité à en contempler devant autrui la boîte d’or massif. Il était midi moins vingt. Peredonov décida qu’il pouvait s’arrêter quelques instants. Morne, triste, il marchait derrière Verchina, à travers les sentiers, longeant les groseilliers, les framboisiers et les cassis déjà dépouillés de leurs feuilles.
Le jardin jauni par le soleil était rempli de fleurs et de fruits d’automne aux couleurs variées. Il y avait beaucoup d’arbres fruitiers et de simples arbustes : des pommiers nains aux larges branches, des poiriers aux feuilles arrondies, des tilleuls, des cerisiers, des chèvrefeuilles. Les baies rougissaient sur les sureaux. Sous la haie, fleurissaient des géraniums de Sibérie, petites fleurs d’un rose pâle veiné de pourpre. Les chardons dressaient leurs menues têtes violacées et épineuses à travers les arbrisseaux. Dans un coin s’élevait une maison de bois à un étage. Petite, grise, avec une large terrasse donnant sur le jardin, elle paraissait charmante. Par derrière, on apercevait une partie du potager. Les urnes sèches des pavots, les coiffes blanches et dorées des grosses marguerites s’y balançaient, les têtes jaunes des tournesols s’inclinaient pour se flétrir ; parmi les herbes fleurissaient l’aconit jaune et l’euphorbe.
— Êtes-vous allé à la messe ? — demanda Verchina.
— Oui, répondit sèchement Peredonov.
— Marthe aussi vient de rentrer de la messe, elle va beaucoup à l’église. Souvent, je lui demande en riant : pour qui allez-vous prier, Marthe ? Elle rougit et ne répond pas. Allons nous asseoir dans le kiosque, — dit-elle brusquement, passant sans transition d’un sujet à un autre.
Au milieu du jardin, parmi les érables touffus, se dressait un vieux kiosque grisâtre, — trois petites marches, un vieux perron couvert de mousse, des murs bas, six colonnes lisses et ventrues, un petit toit hexagonal.
Marthe encore parée comme pour la messe était assise dans le kiosque. Elle avait une robe claire garnie de petits nœuds qui lui allait mal. Les manches courtes laissaient voir ses coudes rouges et anguleux et ses mains de paysanne. Cependant Marthe n’était pas laide. Les taches de rousseur ne la défiguraient pas. Elle passait même pour jolie, surtout parmi les Polonais, — et il y en avait pas mal dans la ville.
Marthe roulait les cigarettes de Verchina. Elle souhaitait impatiemment que Peredonov fît attention à elle et subît son charme. Ce désir s’exprimait sur son visage bonasse par une affabilité inquiète. Non qu’elle fût amoureuse de Peredonov, mais Verchina voulait la caser ; la famille de Marthe était nombreuse et Marthe désirait contenter Verchina qui lui donnait l’hospitalité ainsi qu’à son jeune frère collégien.
Verchina et Peredonov entrèrent dans le kiosque. Peredonov maussade salua Marthe et s’assit. Il choisit sa place de manière que son dos fût protégé par une colonne contre le vent et ses oreilles contre le courant d’air. Il jeta un regard sur les souliers jaunes à pompons roses que Marthe avait aux pieds et pensa qu’elle voulait le séduire. Toutes les fois qu’il voyait des jeunes filles coquettes avec lui, il avait la même idée. Il ne remarqua que les défauts de Marthe : trop de taches de rousseur, les mains fortes et grossières. Il savait que le père de la jeune fille, petit gentilhomme polonais, prenait à ferme quelques parcelles de terrain à cinq verstes de la ville. Les revenus étaient maigres, les enfants si nombreux ! Marthe avait fait ses études dans un pensionnat de jeunes filles ; le fils aîné était au lycée, les autres enfants encore petits.
— Permettez-moi de vous verser un peu de bière, — proposa vivement Verchina.
Sur la table, il y avait des verres, deux bouteilles de bière, du sucre en poudre dans une boîte en fer blanc et une cuillère en métal baignant dans la bière.
— Oui, je veux bien, — dit Peredonov d’un ton saccadé.
Verchina lança un coup d’œil à Marthe. Celle-ci emplit un verre et le tendit au visiteur. Sur son visage, jouait un sourire étrange. Était-ce la peur, était-ce la joie ?
— Mettez du sucre dans votre bière, — jeta Verchina.
Marthe offrit le sucre à Peredonov. Mais celui-ci avec dépit :
— Du sucre, quelle saloperie !
— Comment, mais c’est très bon, — laissa tomber Verchina.
— C’est très bon, — fit Marthe.
— Une saloperie, — répéta Peredonov, regardant le sucre avec colère.
— Comme vous voudrez, — concéda Verchina et du même ton, sans arrêt ni transition, elle commença à parler d’autre chose. — Tcherepnine me court après, — dit-elle se mettant à rire. Marthe rit aussi. Indifférent, Peredonov regardait devant lui. Les affaires des autres ne l’intéressaient point, — il n’aimait pas les hommes et ne pensait à eux que pour en tirer avantage ou profit.
Verchina, avec un sourire de satisfaction, continua : — Il pense que je l’épouserai.
— Quel impertinent ! — ajouta Marthe, non qu’elle le pensât vraiment mais elle voulait flatter Verchina et lui faire plaisir.
— Hier, il m’a épiée par la fenêtre, — racontait Verchina. Il s’est introduit dans le jardin pendant que nous dînions et pour mieux nous voir, il avait grimpé sur une cuve que nous avions placée là pour recueillir l’eau de pluie, — la cuve était pleine mais couverte d’une planche, — on ne voyait pas l’eau. Il nous épiait par la fenêtre. Nous avions la lampe allumée, — il nous voyait mais nous ne le voyions pas. Tout à coup, — un grand bruit. Effrayés, nous nous précipitons dans le jardin ; c’était lui qui était tombé dans l’eau. Mais il en était sorti avant notre arrivée et s’était enfui tout mouillé. Nous ne vîmes que les traces humides de ses pas sur le chemin. Mais nous avions reconnu sa silhouette.
Marthe riait d’un rire joyeux et léger, comme rient les enfants bien élevés. Infatigable, Verchina contait tout cela rapidement et d’une voix monotone, — comme elle le faisait toujours, — elle s’arrêta brusquement et sourit du bout des lèvres. Les rides se creusaient sur son visage brun et sec ; on apercevait ses dents jaunies par la fumée.
Peredonov restait songeur. Soudain, il éclata de rire. C’était sa manière. Il ne sentait pas tout de suite le ridicule ; sa sensibilité était lente et obtuse.
Verchina fumait cigarette sur cigarette ; elle ne pouvait vivre sans avoir sous le nez la fumée du tabac.
— Nous serons bientôt voisins, — annonça Peredonov.
Verchina regarda Marthe. Celle-ci rougit légèrement ; craintive, elle regarda Peredonov et tourna aussitôt les yeux du côté du jardin.
— Vous déménagez ? — demanda Verchina, — pourquoi ?
— C’est trop loin du lycée.
Verchina sourit, incrédule. Il veut sans doute être plus près de Marthe, — pensa-t-elle.
— Mais il y avait longtemps déjà que vous habitiez là.
— La propriétaire est une garce, — rétorqua avec colère Peredonov.
— Vraiment ? — interrogea Verchina, méfiante et souriant de travers.
Peredonov s’anima :
— Elle a fait mettre de nouveaux papiers, mais ils sont très mal posés. Les morceaux sont dépareillés. Dans la salle à manger, au-dessus de la porte, il y a un dessin différent de tous les autres. Dans la chambre, le papier est à ramages et à petites fleurs, tandis qu’au-dessus de la porte, il est rayé et à pois. Les couleurs mêmes sont dissemblables. Au début, nous ne nous en sommes pas aperçus, mais Falastov est venu un jour chez nous et, l’ayant remarqué, a éclaté de rire. Maintenant tout le monde s’en moque.
— Je vous crois, c’est une abomination, — remarqua Verchina.
— Nous ne disons pas à la patronne que nous voulons changer d’appartement. Aussitôt que nous en aurons trouvé un, nous décamperons sans l’avertir.
— Naturellement.
— Autrement, elle ferait du scandale et puis… payer encore un mois pour cette horreur.
Peredonov éclata joyeusement de rire à la pensée de s’en aller sans s’acquitter de son loyer.
— Mais elle réclamera son argent, — objecta Verchina.
— Elle aura beau l’exiger, elle ne l’aura pas : Quand nous sommes allés à Pétersbourg, nous n’avons pas joui de l’appartement.
— Mais il est resté à votre disposition.
— Qu’est-ce que cela fait ? Elle a voulu faire des réparations. Sommes-nous obligés de payer pour les mois où nous étions absents ? D’ailleurs, c’est une insolente !…
— Quant à cela, c’est la faute de votre… sœur, qui est trop vive, — insinua Verchina, — soulignant légèrement le mot « sœur ».
Peredonov fronça les sourcils, ferma à demi les yeux et regarda devant lui. Il tira de sa poche un caramel, le débarrassa du papier qui l’enveloppait et se mit à le mâcher. Ses yeux ayant par hasard rencontré Marthe, il crut deviner que la jeune fille l’enviait et aurait bien voulu avoir aussi des caramels.
« Faut-il lui en donner ou non ? » — se demanda-t-il. — « Elle ne le mérite pas… Si, je lui en donnerai pourtant afin qu’on ne pense pas que je suis avare. » Il tira de sa poche une poignée de bonbons et les tendit à Marthe et à Verchina.
— Prenez, — dit-il, — ils sont bons, mes caramels, ils coûtent cher, trente kopecks la livre.
Les deux femmes en prirent chacune un. Peredonov insista :
— Prenez-en davantage, j’en ai beaucoup, ils sont excellents.
— Merci, c’est assez, — répondit Verchina avec indifférence ; son amie répéta les mêmes paroles.
Incrédule, Peredonov tendit à Marthe une poignée de caramels, celle-ci les accepta sans mot dire, sourit et baissa la tête.
« Elle est mal élevée, — pensa Peredonov, — elle ne sait même pas remercier comme il faut. »
Il ne savait au juste de quoi parler avec Marthe. Elle était pour lui sans intérêt, comme tous les êtres et toutes les choses desquels il ne tirait ni plaisir ni profit.
On versa dans le verre du visiteur la bière qui restait. Verchina fit un signe à Marthe.
— Je vais en chercher une autre bouteille, — dit aussitôt la jeune fille qui devinait toujours les désirs de son amie.
— Envoyez-y votre frère, il est au jardin, — conseilla Verchina.
Marthe appela Ladislas.
— Me voici, — répondit le garçon de si près qu’on eût dit qu’il était au guet et prêtait l’oreille à la conversation.
— Apporte-nous deux bouteilles de bière, — dit Marthe. — Tu les trouveras dans le coffre du vestibule.
Ladislas revint rapidement ; sans faire de bruit, il tendit les bouteilles à sa sœur par la fenêtre du kiosque et salua son professeur.
— Bonjour, — répondit Peredonov d’une voix morose. — Combien de bière avez-vous avalée aujourd’hui ? — demanda-t-il à son élève. L’enfant sourit gauchement et répliqua :
— Je ne bois pas de bière.
C’était un garçon d’environ quatorze ans ; le visage criblé de taches de rousseur, gauche et lourd comme Marthe. Il portait une blouse de toile grossière. Il commença à parler à voix basse avec sa sœur, tous deux riaient.
Peredonov soupçonneux les regardait de temps à autre. Quand on riait en sa présence sans qu’il sût pourquoi, il supposait toujours qu’on se moquait de lui. Verchina inquiète était sur le point de faire un signe à Marthe, lorsque Peredonov lui-même d’une voix irritée demanda :
— Pourquoi riez-vous ?
La jeune fille tressaillit, se tourna vers Peredonov, ne sachant que répondre.
— C’est une impolitesse de rire ainsi en présence des visiteurs. Est-ce de moi que vous vous moquez ?
Marthe rougit. Ladislas eut peur.
— Excusez-moi, — répondit Marthe, — ce n’est pas de vous que nous rions. Cela ne regarde que nous…
— Un secret, — cria avec colère Peredonov. — C’est impertinent de parler comme ça tout bas devant autrui.
— Mais non, ce n’est pas un secret ; nous rions parce que mon frère est nu-pieds et ne peut entrer dans le kiosque, il se gêne.
Peredonov se calma et commença à plaisanter sur le compte de Ladislas. Il lui offrit un caramel.
— Marthe, apportez-moi mon châle noir et regardez à la cuisine ce que devient le gâteau, — dit Verchina.
La jeune fille comprit que son amie désirait rester seule avec Peredonov et obéit. Elle était contente de n’avoir pas à se dépêcher.
— Et toi, va-t’en, — dit Verchina à Ladislas. — Tu n’as rien à chercher ici.
L’enfant s’éloigna. On entendit le sable crier sous ses pieds nus.
À travers la fumée de sa cigarette, Verchina jeta un coup d’œil furtif et prudent sur son interlocuteur. Celui-ci, silencieux, les yeux ternes, mâchouillait un caramel et regardait devant lui. Il était content que Marthe et son frère fussent partis. Ils auraient ri encore peut-être. Bien qu’il eût la certitude qu’on ne s’était pas moqué de lui, il éprouvait un sentiment d’aigreur, — la brûlure de l’ortie se fait sentir longtemps encore après qu’on s’est piqué.
— Pourquoi ne vous mariez-vous pas ? — demanda brusquement Verchina. — Qu’attendez-vous, Ardalion Borissitch ? Votre Varvara n’est pas une femme pour vous, pardonnez-moi de vous le dire si franchement.
Peredonov passa la main dans ses cheveux châtains, légèrement en désordre et d’un ton grave et sombre :
— Il n’y a personne ici qui fasse mon affaire.
— Vous êtes bien difficile, — observa Verchina. — Il y a ici bien des femmes meilleures que Varvara. N’importe laquelle serait contente de vous épouser. D’un petit geste énergique, comme pour appuyer son affirmation, elle fit tomber les cendres de sa cigarette.
— Je n’ai que faire d’une femme quelconque.
— Il ne s’agit pas d’une femme quelconque, — rétorqua vivement Verchina. — Vous n’avez pas besoin d’une grosse dot. Pourvu que ce soit une bonne fille. Grâce à Dieu, vous gagnez suffisamment vous-même.
— La princesse a promis sa protection à Varia. Elle me procurera une bonne place, — répliqua Peredonov avec une sombre animation.
Verchina sourit légèrement. Son visage brun et ridé, comme enfumé par le tabac, exprimait un doute condescendant :
— C’est à vous-même que la princesse l’a promise ? — demanda-t-elle appuyant sur vous-même.
— Non, pas à moi, à Varvara, mais c’est la même chose.
— Vous accordez trop de foi aux paroles de votre sœur, — dit avec malice Verchina. — Mais dites-moi une chose, elle est beaucoup plus âgée que vous ? D’une vingtaine d’années au moins, sinon plus ? Elle doit être tout près de la cinquantaine ?
— Qu’est-ce que vous dites ? — répliqua Peredonov avec dépit. — Elle n’a pas encore trente ans.
Verchina éclata de rire.
— C’est que, — dit-elle, — avec une ironie qu’elle ne cherchait pas à dissimuler, elle paraît beaucoup plus âgée que vous. Ça ne me regarde pas, c’est vrai. Seulement, ça fait de la peine de voir un jeune homme aussi bien vivre d’une manière qui ne convient ni à sa beauté ni à ses qualités.
Peredonov se regarda avec complaisance. Seulement son visage rouge restait impassible. Il semblait affligé que tout le monde ne le comprît pas aussi bien que Verchina. Celle-ci continua : — Vous irez très loin, même sans protection. Comment vos supérieurs ne savent-ils pas vous apprécier ? Vous n’avez pas besoin de vous accrocher ainsi à Varvara. Les demoiselles Routilov non plus ne vous conviennent pas. Ce sont des jeunes filles légères et vous avez besoin d’une femme sérieuse. Vous devriez prendre ma Marthe.
Peredonov consulta sa montre.
— Il est temps de rentrer à la maison, — dit-il en se levant pour prendre congé.
Verchina était persuadée que Peredonov s’en allait parce qu’il avait été touché au vif et que seul son irrésolution l’empêchait de parler tout de suite de Marthe.
Les vêtements en désordre mais fardée avec soin, Varvara Dmitrievna Malochina, la maîtresse de Peredonov, l’attendait.
On préparait pour le déjeuner des gâteaux aux confitures : Peredonov les aimait. Varvara perchée sur ses hauts talons courait de-ci de-là à travers la cuisine, se hâtant de tout préparer avant le retour de Peredonov. Elle craignait que la servante, la grosse Nathalia au visage grêlé par la petite vérole, ne chipât des gâteaux. Aussi ne quittait-elle pas la cuisine et, selon son habitude, se querellait avec la bonne. Son visage ridé, conservant des traces d’une joliesse fanée, avait toujours une expression hargneuse et cupide.
Chaque fois que Peredonov rentrait chez lui, il était envahi par un sentiment d’ennui et de tristesse. Il entra bruyamment dans la salle à manger, jeta son chapeau sur le devant de la fenêtre, s’assit à table et cria :
— Varvara, tu sers ?
Varvara, trébuchant dans ses étroits souliers, apporta les plats de la cuisine. C’était toujours elle qui servait Peredonov. Quand elle posa le café devant le maître de maison, celui-ci s’inclina sur son verre fumant et le flaira. L’inquiétude saisit Varvara :
— Qu’as-tu, Ardalion Borissitch ? Est-ce que mon café sent mauvais ?
Peredonov lui jeta un coup d’œil maussade et dit avec irritation :
— Je sens s’il n’y a pas de poison.
— Mais qu’est-ce que tu as, grand Dieu ! Qu’est-ce qui te passe sur la tête ? Quel intérêt aurais-je à t’empoisonner ? As-tu bientôt fini de faire le polichinelle ?
Après qu’il eût longtemps flairé son café, Peredonov se calma et dit :
— S’il y avait du poison, j’en aurais bien senti la lourde odeur. Il n’y a qu’à respirer en pleine vapeur.
Il se tut un instant, puis avec une irritation mêlée d’ironie :
— Et la princesse ?
Varvara se troubla. — Eh bien quoi, la princesse ?
— Mais oui, — repartit Peredonov, — qu’elle me donne d’abord la place, ensuite, je me marierai. Tu peux le lui écrire.
— Tu sais bien, Ardalion Borissitch, répliqua Varvara d’une voix persuasive, — que la princesse a promis de te procurer la place seulement après notre mariage. Avant, c’est gênant pour elle…
— Écris-lui que nous sommes déjà mariés, — insinua Peredonov enchanté de sa trouvaille.
Légèrement déconcertée, Varvara se ressaisit bientôt et objecta :
— Pourquoi mentir ? La princesse peut très bien apprendre que ce n’est pas vrai. Ne vaudrait-il pas mieux que tu fixes le jour du mariage ? D’ailleurs, il faut que je me fasse une robe de noce.
— Quelle robe ?
— Crois-tu que je puisse me marier dans ces guenilles, — hurla Varvara, — donne-moi de l’argent pour ma robe.
— Est-ce pour ta tombe que tu la prépares ? — demanda avec colère Peredonov.
— Animal !
Soudain, Peredonov eut envie de taquiner sa maîtresse.
— Varvara, sais-tu où je suis allé ?
— Où donc ? — demanda Varvara inquiète.
— Chez Verchina.
— Belle compagnie en vérité, — cria Varvara avec rage, — il n’y a rien à dire.
— J’ai vu Marthe, — continua-t-il.
— Elle est couverte de taches de rousseur, — riposta Varvara de plus en plus furieuse, — elle a la bouche fendue jusqu’aux oreilles comme une grenouille.
— En tout cas, elle est plus belle que toi, — assura Peredonov — et qui sait si je ne l’épouserai pas.
— Essaye, essaye, — cria Varvara cramoisie et frémissante, — je lui arracherai les yeux.
— J’ai envie de te cracher à la figure, — dit avec calme Peredonov.
— La salive te manquerait.
— Que non, tu vas voir.
Il se leva et, d’un air stupide et indifférent, lui cracha en plein visage.
— Cochon ! — lança Varvara assez calme ; on eût dit que ce crachat l’avait rafraîchie.
Elle s’essuya avec une serviette. Peredonov se taisait. Depuis quelque temps, il était devenu encore plus grossier que de coutume avec sa maîtresse. Enhardie par son silence, elle haussa le ton :
— Un vrai cochon… en pleine figure !
On entendit dans l’antichambre une voix bêlante comme celle d’un mouton.
— Ne gueule pas, — conseilla Peredonov, — voici des visites.
— Oh, ce n’est que Pavlouchka, — répliqua Varvara en ricanant.
Volodine entra en riant bruyamment. C’était un jeune homme dont le visage et les manières ressemblaient étrangement à ceux d’un mouton. Les cheveux frisés comme la laine des brebis, les yeux à fleur de tête et stupides ; tout tenait du mouton. Un garçon bête. Tout d’abord menuisier, il avait fait ses études dans une école professionnelle ; maintenant, il enseignait la menuiserie dans une des écoles de la ville.
— Ardalion Borissitch, mon cher ami, — cria-t-il joyeusement, — te voilà chez toi, tu bois ton café. J’arrive juste à point.
— Nathalia, apporte la troisième cuillère, — cria Varvara.
On entendit dans la cuisine le bruit que faisait la servante avec la dernière cuillère qui lui restait ; les autres étaient cachées.
— Allons, sers-toi, Pavel, — dit Peredonov qui avait visiblement envie d’offrir à déjeuner à Volodine ; tu sais, mon cher, je serai bientôt inspecteur, la princesse l’a promis à Varvara.
Volodine ravi éclata de rire.
— Ah ! le futur inspecteur prend son café, — fit-il, en tapant sur l’épaule de Peredonov.
— Tu crois que c’est facile de devenir inspecteur ? Si on me dénonce, je suis fichu.
— Qu’y a-t-il à dénoncer ? — demanda Varvara en ricanant.
— N’importe quoi. Par exemple que j’ai lu Pissarev, cela suffit.
— Vous n’avez qu’à cacher votre Pissarev, — conseilla Volodine en riant.
Peredonov, légèrement effrayé, regarda le jeune homme et dit :
— Et si je n’ai jamais eu ce Pissarev chez moi ? Veux-tu boire, Pavlouchka ?
Volodine avança la lèvre inférieure, prit l’air important de quelqu’un conscient de sa valeur et répondit baissant la tête comme un mouton :
— En bonne compagnie, je suis toujours prêt à boire.
Quant à Peredonov, il ne demandait pas mieux que d’avaler un petit verre.
Ils burent de l’eau-de-vie et mangèrent des gâteaux. Tout à coup, Peredonov flanqua contre le mur le reste de son café. Volodine écarquilla ses petits yeux de mouton et regarda avec étonnement autour de lui. Les papiers étaient sales et déchirés. Il demanda :
— Qu’est-ce qui est arrivé à ces papiers ?
Peredonov et Varvara riaient à gorge déployée.
— C’est pour faire enrager la propriétaire, — répondit Varvara. — Nous changerons bientôt d’appartement, mais ne le dites à personne.
— Très bien, — approuva Volodine en riant de plaisir.
Peredonov se mit à essuyer ses semelles au mur ; Volodine imita son exemple.
Le maître de maison dit : — Quand nous mangeons, nous souillons toujours les murs, il faut bien laisser un souvenir à la propriétaire.
— Oh ! oh ! quelles magnifiques taches ! — s’exclama Volodine avec enthousiasme.
— Notre Irichka en sera épatée, — fit Varvara avec un petit rire méchant.
Et tous trois debout devant le mur crachaient sur les tapisseries, arrachaient les papiers et les piétinaient. Enfin las et satisfaits, ils s’éloignèrent.
Peredonov se baissa, attrapa le chat, un gros chat blanc et laid. Il commença à le maltraiter, à le tirer par les oreilles, par la queue, à le secouer par la peau du cou. Volodine ricanait et suggérait à Peredonov quelque nouveau et méchant tour :
— Ardalion Borissitch, souffle-lui dans les yeux, caresse-le à rebrousse poil. Le chat soufflait, essayant de se libérer. Il n’osait montrer ses griffes car on l’aurait cruellement battu. À la fin, cette distraction fatigua Peredonov. Il jeta le chat à terre.
— Écoute, Ardalion Borissitch, j’ai quelque chose à te dire, — commença Volodine, — j’y ai pensé tout le long du chemin pour m’en souvenir et j’ai cependant, failli l’oublier. Tu aimes les douceurs, n’est-ce pas ? Je connais un plat, un plat, tu t’en lécheras les doigts.
— Je connais tous les bons plats, — bougonna Peredonov.
Volodine prit un air piqué :
— Peut-être, connaissez-vous tous les bons plats qu’on fait dans votre pays, mais comment pourriez-vous connaître ceux de mon pays, puisque vous n’y êtes jamais allé ?
Et tout triomphant d’avoir trouvé une objection aussi convaincante, Volodine bêla.
— Dans ton patelin, on bouffe des chats crevés, — dit Peredonov avec irritation.
— Permettez, Ardalion Borissitch, — répliqua Volodine sur un ton de fausset, — c’est peut-être chez vous qu’on bouffe des chats crevés, mais laissons cela. Avez-vous jamais mangé du « ierly » ?
— Non, — avoua Peredonov.
— Qu’est-ce que c’est ? — interrogea Varvara.
— Voici, — commença Volodine, — connaissez-vous le millet aux raisins secs ?
— Qui ne le connaît ? — répondit ironiquement Varvara.
— Alors, du millet, des raisins secs, du sucre et des amandes. Voilà le « ierly ».
Et avec une grande abondance de détails, Volodine raconta comment on préparait le « ierly » dans son pays.
Peredonov l’écoutait avec ennui.
« Du millet aux raisins secs, — pensait-il, — qu’est-ce que cela signifie ? Me prend-il pour un moribond ? »
Volodine proposa :
— Si vous voulez que ce soit réussi, donnez-moi tout ce qu’il faut et je le préparerai moi-même.
— Introduisez donc ce loup dans la bergerie, — dit Peredonov irrité. — « Ils veulent m’empoisonner » — pensait-il.
Volodine fut vexé.
— Si vous avez peur que je vous chipe du sucre, Ardalion Borissitch vous vous trompez, je n’ai pas besoin de votre sucre.
— Mais finissez donc de faire le polichinelle, — interrompit Varvara, — vous connaissez bien ses caprices. Venez et faites la cuisine.
— Tu la mangeras toi-même, — grommela Peredonov.
— Pourquoi ? — questionna Volodine d’une voix tremblante d’indignation.
— Parce que ce sera une saloperie.
— Comme vous voulez, Ardalion Borissitch, — dit Volodine en haussant les épaules, c’était pour vous faire plaisir, — si ça ne vous va pas, c’est bien.
— Raconte-nous donc comment le général t’a envoyé promener, — demanda Peredonov.
— Quel général ? — interrogea Volodine rougissant et avançant la lèvre inférieure.
— Oui, oui, nous savons déjà l’histoire, — repartit Peredonov.
Varia ricanait.
— Permettez, Ardalion Borissitch, — interrompit avec véhémence Volodine, — vous savez l’histoire, mais pas jusqu’au bout. Je vais vous raconter ce qui s’est passé.
— Vas-y, — fit Peredonov.
— Il y a de cela trois jours, à cette heure-ci à peu près. Vous savez que l’on fait actuellement des réparations dans l’atelier de notre école. Veriga accompagné de l’inspecteur est venu visiter l’atelier, pendant que nous travaillions dans la salle voisine. Pourquoi Veriga est-il venu ? je n’en sais rien et ce n’est pas mon affaire. Je n’ignore pas qu’il est maréchal de la noblesse, mais ce qui se passe dans notre école ne le regarde pas. Enfin, c’est bon, — laissons cela. Il est venu, — c’est bien, nous continuons à travailler, — tout à coup, ne vous déplaise, Veriga, bonnet en tête, entre dans notre salle.
— Il t’a fait cette impolitesse ? — maugréa Peredonov d’une voix sombre.
— Vous devez savoir, — poursuivit Volodine satisfait, — qu’il y a une icône dans la salle, aussi restons-nous toujours nu-têtes. Soudain, il s’amène comme un butor. Je me suis permis de lui dire avec calme et dignité : « Excellence, veuillez enlever votre bonnet devant l’icône. » Ai-je bien fait ? — demanda Volodine interrogeant Peredonov du regard.
— Bravo ! Pavlouchka, — cria Peredonov, — tu lui as donné une bonne leçon.
— Certainement, — appuya Varvara, — il ne faut pas tout leur permettre ! Bravo, Pavel Vassilievitch.
Volodine, de l’air d’un innocent accusé injustement, continua :
— Il m’a répliqué par le proverbe : à chaque grillon son sillon. Puis, il m’a tourné le dos et s’en est allé. Voilà toute l’affaire.
Volodine cependant se sentait héroïque. Pour le consoler, Peredonov lui donna un caramel.
Sur ce, entra une autre visiteuse, Sophie Efimovna Prepolovenskaia, la femme d’un conservateur des forêts, grasse, au visage rusé et bonasse en même temps, aux gestes lents et arrondis. On l’invita à déjeuner. Malicieuse, elle demanda à Volodine :
— Qu’est-ce que cela signifie, Pavel Vassilievitch, pourquoi venez-vous si souvent voir Varvara Dmitrievna ?
— Je ne suis pas venu voir Varvara Dmitrievna, — répondit modestement Volodine, — mais Ardalion Borissitch.
— N’êtes-vous pas amoureux par hasard ? — interrogea Prepolovenskaia.
Tout le monde savait que Volodine cherchait une fiancée avec une jolie dot, qu’il avait fait des propositions de mariage à plus d’une jeune fille, mais qu’il avait toujours essuyé des refus. La plaisanterie de Prepolovenskaia lui parut déplacée. D’une voix tremblante, évoquant par tous ses gestes un petit mouton auquel on aurait fait du mal, il répondit :
— Si je suis amoureux, Sophie Efimovna, cela ne regarde que moi et la personne intéressée et vous n’avez rien à y voir.
Mais Prepolovenskaia ne s’en tint pas là.
— Prenez garde, vous allez rendre Varvara Dmitrievna amoureuse de vous. Alors qui est-ce qui fera les gâteaux d’Ardalion Borissitch ?
Volodine fit la lippe, fronça les sourcils ne sachant que répondre.
— Il ne faut pas être si timide, — continua Prepolovenskaia ; — vous êtes vraiment un fiancé accompli, jeune, beau…
— Peut-être que Varvara Dmitrievna elle-même ne voudrait pas de moi, — insinua en ricanant Volodine.
— Comment donc ! — répliqua Prepolovenskaia, — vous êtes trop modeste.
— Ou peut-être, est-ce moi qui ne voudrais pas d’elle. Cela ne me plairait peut-être pas tant que cela d’épouser les « sœurs » des autres. Moi aussi, j’ai peut-être une nièce qui grandit pour moi dans mon pays !
Volodine commençait à croire que Varvara serait contente de l’épouser.
Varvara se fâcha ; elle tenait Volodine pour un imbécile ; d’ailleurs, il gagnait quatre fois moins que Peredonov. Prepolovenskaia, au contraire, voulait faire épouser sa sœur à Peredonov, aussi essayait-elle de semer la zizanie entre lui et Varvara.
— De quoi vous mêlez-vous, — répliqua Varvara irritée, — arrangez donc plutôt le mariage de votre cadette avec Volodine.
— Mais je ne veux pas vous le prendre, — répliqua en plaisantant Prepolovenskaia.
Les taquineries de la nouvelle visiteuse donnèrent un autre cours aux pensées de Peredonov encore frappé par l’histoire du « ierly ». Pourquoi Volodine avait-il tout à coup inventé ce plat ? Peredonov n’aimait pas à réfléchir. Il croyait toujours du premier coup tout ce qu’on lui racontait, c’est ainsi qu’il crut que Volodine était amoureux de Varvara. Il pensait : c’est cela, ils lui feront épouser Varvara et quand nous partirons pour prendre possession du poste d’inspecteur, ils m’empoisonneront avec le « ierly » et ils mettront Volodine à ma place. Moi, ils m’enseveliront sous le nom de Volodine et c’est cet imbécile qui deviendra inspecteur. Bien inventé !
Soudain on entendit du bruit dans l’antichambre. Peredonov et Varvara eurent peur. Peredonov clignant des yeux, restait les regards fixés sur la porte. Varvara se glissa vers la porte du salon, l’entr’ouvrit, jeta un coup d’œil et doucement, sur la pointe des pieds, en balançant les bras, un sourire indécis sur les lèvres, revint vers la table. Dans l’antichambre, on entendait du bruit et des cris aigus, comme si on s’y battait. Varvara murmura :
— Jerchova, — archi-saoule, — Nathalia ne veut pas la laisser entrer, mais elle va forcer la porte.
— Que faire ? — demanda Peredonov apeuré.
— Il faut passer au salon afin qu’elle n’entre pas ici, — répondit Varvara.
Ils passèrent au salon et fermèrent avec soin la porte derrière eux. Varvara alla dans l’antichambre avec le faible espoir d’y retenir la propriétaire ou de la faire asseoir à la cuisine. Mais cette femme effrontée fit tout de même irruption au salon. Les mains sur les hanches, elle s’arrêta sur le seuil et, en guise de salut, cracha des injures. Peredonov et Varvara s’empressaient autour d’elle, essayant de la faire asseoir loin de la salle à manger.
— Varvara alla chercher à la cuisine de l’eau-de-vie, de la bière et des gâteaux qu’elle apporta sur un plateau.
Mais la propriétaire refusa de s’asseoir et de prendre quoi que ce soit. Elle voulait à toute force pénétrer dans la salle à manger, mais n’arrivait pas à trouver la porte. Elle était rouge, échevelée, sale et puait l’eau-de-vie à plein nez. Elle gueulait :
— Non, laisse-moi m’asseoir à ta table. Pourquoi me sers-tu sur un plateau ? Je veux manger sur une nappe. Ne suis-je pas la propriétaire ? tu me dois le respect. Ça ne te regarde pas si je suis saoule, mais je suis honnête et je suis la femme à mon mari.
Varvara sourit lâchement et répliqua avec effronterie :
— Oui, nous le savons bien.
Jerchova jeta un coup d’œil à la dérobée à Varvara, rit d’un rire rauque et, d’un geste hardi, fit claquer ses doigts. Elle devenait de plus en plus arrogante.
— Une sœur, — cria-t-elle, — nous, savons quelle espèce de sœur tu es. Pourquoi la femme du proviseur ne vient-elle pas te voir ? hein ? pourquoi ?
— Ne crie donc pas, — dit Varvara.
Jerchova cria encore de plus belle. — Comment oses-tu me donner des leçons de politesse ! Je suis dans ma maison et j’y fais ce que je veux. Si cela me plaît, je vous fiche immédiatement à la porte, qu’il ne reste pas trace de vous ici. Mais je suis indulgente. Vivez en paix. Ça ne fait rien. Seulement… pas de chichi.
Pendant ce temps » Volodine et Prepolovenskaia, assis humblement près de la fenêtre, ne soufflaient mot. Prepolovenskaia, avec un petit sourire ironique, regardait à la dérobée, la mégère, tout en feignant d’observer ce qui se passait dans la rue. Volodine conservait une expression de dignité offensée.
Jerchova se calma un instant. Avec un rire d’ivrogne, elle dit à Varvara en lui tapant sur l’épaule :
— Non, écoute-moi. Voici ce que je vais te dire : fais-moi asseoir à ta table et tiens-moi une conversation comme à une dame. Sers-moi des douceurs. Montre que tu sais faire honneur à ta propriétaire. Voilà ce qu’il faut faire, ma belle.
— Voici des gâteaux, — répliqua Varvara, — mangez.
— Je ne veux pas de gâteaux, je veux des friandises de marque, — hurla Jerchova gesticulant et souriant d’un air béat, — les bourgeois bouffent de très bonnes, d’excellentes friandises.
— Je n’ai pas de douceurs pour toi, — répliqua Varvara, — devenant plus effrontée à mesure que la propriétaire devenait plus gaie. Voilà, voilà, des gâteaux pour toi, bouffe-les.
Soudain, Jerchova découvrit la porte de la salle à manger. Alors, elle poussa un hurlement furieux :
— Laisse-moi passer, vipère !
Bousculant Varvara, elle se précipita vers la porte. On n’eut pas le temps de la retenir. Tête basse, poings crispés, elle ouvrit la porte avec fracas et fit irruption dans la salle à manger.
Sur le seuil, elle s’arrêta, aperçut les papiers salis et lança un coup de sifflet aigu. Les poings sur les hanches, elle jeta avec bravade le pied de côté et hurla comme une furie.
— Ah, alors, c’est donc vrai, vous voulez changer de maison ?
— Mais, qu’est-ce qui te passe par la tête ? Irina Stepanovna, — répondit d’une voix tremblante Varvara, — nous n’y pensons même pas. As-tu bientôt fini de faire le polichinelle.
— Nous ne nous en irons pas, — assurait Peredonov, — nous sommes très bien ici.
La propriétaire n’écoutait pas. Brandissant les poings, elle se précipita sur Varvara. Peredonov s’était caché derrière sa maîtresse, il se serait volontiers enfui, si la curiosité ne l’eût retenu. Il voulait voir Varvara et la propriétaire se crêper le chignon.
— Je te saisirai par les jambes et je te déchirerai en deux, — vociférait Jerchova.
— Mais, finis donc, Irina Stepanovna, finis, — insistait Varvara, — nous avons des visites.
— Sers-les moi ici tes visites, — ce sont elles justement que je cherche.
Jerchova titubant se rua dans la salle à manger et changea subitement de contenance et de propos.
En saluant Prepolovenskaia si bas que pour un peu, elle serait tombée par terre, elle dit d’un air soumis.
— Chère Madame, Sophie Efimovna, pardonnez-moi. Une sale ivrogne. Mais écoutez, pourquoi venez-vous chez eux ? Savez-vous ce qu’ils disent de votre sœur ? Et à qui ? À moi, à une savetière ivre. Et pourquoi ? pour que j’aille le raconter à tout le monde. Voilà pourquoi.
Varvara écarlate rétorqua :
— Je ne t’ai rien raconté du tout.
— Tu ne m’as rien raconté, charogne ? — et les poings crispés elle se rua sur Varvara.
— Bon, bon, tais-toi, — balbutia celle-ci confuse.
— Non, non, je ne me tairai pas, — hurlait Jerchova vindicative, — en se tournant de nouveau vers Prepolovenskaia. Elle dit que votre sœur couche avec votre mari. Voilà ce que m’a raconté cette ordure.
Prepolovenskaia jeta sur Varvara un coup d’œil méchant et rusé, rit d’un rire forcé et lui dit :
— Très humblement merci, je ne m’y attendais pas.
— Tu mens, cria avec haine Varvara à Jerchova.
Celle-ci trépigna, menaça Varvara et se retournant vers Prepolovenskaia :
— Et Monsieur, savez-vous ce qu’il raconte de vous ? Que vous avez d’abord fait le trottoir et qu’ensuite vous vous êtes mariée. Voilà comment sont ces sales gens. Crachez-leur à la gueule, ma bonne dame et ne venez plus chez eux.
Prepolovenskaia rougit. Sans proférer une parole, elle se dirigea vers l’antichambre. Peredonov lui courut après en s’excusant :
— Elle ment, ne la croyez pas ; une seule fois, j’ai dit en sa présence que vous étiez sotte et encore c’était dans un mouvement de colère ; ensuite, je vous jure que je n’ai plus rien dit. C’est elle qui a tout inventé.
Prepolovenskaia répondit tranquillement :
— Mais oui, Ardalion Borissitch, je vois bien moi-même qu’elle est saoule et qu’elle ne sait pas ce qu’elle dit. Seulement pourquoi permettez-vous que de telles scènes se passent chez vous ?
— Que faire avec elle ? — répliqua Peredonov.
Prepolovenskaia irritée mit sa jaquette. Peredonov n’eut même pas l’idée de lui venir en aide. Il continuait à baragouiner des excuses qu’elle n’écoutait pas.
Il revint au salon. Jerchova commença à lui faire des reproches. Varvara courut sur le perron pour consoler Prepolovenskaia :
— Vous savez comme il est bête, il ne sait pas lui-même ce qu’il dit.
— Mais cela n’a pas d’importance, ne vous inquiétez pas. Une femme saoule peut raconter beaucoup de blagues.
Autour de la maison, dans la cour près du perron, croissaient des orties hautes et touffues. Prepolovenskaia sourit du bout des lèvres et la dernière ombre de mécontentement s’effaça de son visage blanc et rond. Elle redevint cordiale et aimable comme auparavant avec Varvara. L’offense sera vengée, et sans querelle. Ensemble elles descendirent dans le jardin, attendant que la propriétaire s’en allât.
Prepolovenskaia ne quittait pas des yeux les orties qui croissaient abondamment le long de la haie. Enfin, elle dit :
— Que d’orties vous avez ! Elles ne vous servent à rien.
Varvara rit et répliqua :
— Que voulez-vous que j’en fasse ?
— Si vous le permettez, j’en couperai chez vous ; nous n’en avons pas, dit Prepolovenskaia.
— À quoi vous servent-elles ? — demanda Varvara étonnée.
— Elles me sont utiles, — répliqua en souriant Prepolovenskaia.
— Chérie, — implora Varvara, — dites-moi à quoi ?
Prepolovenskaia s’inclina et murmura à l’oreille de Varvara :
— Quand on se frictionne avec des orties, on reste toujours bien en chair. Si ma sœur est si grassouillette, c’est aux orties qu’elle le doit.
On savait que Peredonov préférait les femmes grasses et méprisait les maigres. Varvara était très affligée d’être si grêle et de maigrir constamment. Comment engraisser ? C’était là son principal souci. Elle demandait à tout le monde qu’on lui indiquât quelque remède.
Or, Prepolovenskaia était certaine que Varvara, suivant son conseil, se frictionnerait régulièrement avec des orties ; ainsi, elle se punirait elle-même.
Peredonov et Jerchova descendirent dans la cour. Peredonov balbutiait.
— En voilà une histoire !
Jerchova criait à tue-tête ; elle était de bonne humeur. Tous deux se préparaient à danser.
Prepolovenskaia et Varvara se glissèrent dans les chambres à travers la cuisine et s’assirent devant la fenêtre pour regarder ce qui se passerait dans la cour.
Peredonov et Jerchova s’enlacèrent et se mirent à danser sur l’herbe autour du poirier. Le visage de Peredonov restait toujours immobile et sans expression. Il dansait comme un pantin ; sur son nez, les lunettes d’or et sur sa tête, les cheveux courts sautaient comme sur une chose morte. Jerchova vociférait, sifflait, remuait bras et jambes, titubait :
Elle cria à Varvara par la fenêtre :
— Eh bien toi, mam’zelle, viens danser. Est-ce que notre compagnie te dégoûte ?
Varvara détourna la tête.
— Que le diable t’emporte ! je suis éreintée ; me vl’à tout en sueur, — cria Jerchova et elle s’affala sur l’herbe, entraînant avec elle Peredonov.
Ils restèrent assis enlacés pendant quelque temps, puis se remirent à danser.
Et ainsi plusieurs fois de suite. Ils dansaient, se reposaient sur le banc sous le poirier ou simplement sur l’herbe, puis dansaient de nouveau.
Volodine s’amusait de tout cœur à les observer par la fenêtre. Il s’esclaffait, faisait des grimaces et des contorsions grotesques, jetait les genoux en avant et s’écriait de temps à autre :
— Comme ils dansent ! — c’est à mourir de rire.
— Sale garce ! — lança Varvara avec rage.
— Oui, c’est une sale garce, — consentit Volodine en ricanant. — Attends voir, ma belle, je vais te jouer un tour. Allons souiller les murs du salon. Aujourd’hui, elle n’y remettra pas les pieds ; quand elle n’en pourra plus, elle ira dormir.
Il rit d’un rire bêlant et sauta comme un mouton. Prepolovenskaia l’excitait :
— C’est cela, Pavel Vassilievitch, salissez tout, on s’en fout comme de sa première chemise. Si elle revient, on lui dira que c’est elle qui a tout fait quand elle était saoule.
Volodine riant et sautant se précipita au salon et se mit à essuyer ses semelles contre les murs.
— Varvara, Dmitrievna, donnez-nous une corde, — cria-t-il.
Varvara, se dandinant comme une cane, traversa le salon et alla dans la chambre à coucher. Elle en rapporta un bout de corde sale et emmêlée. Volodine fit un nœud, plaça une chaise au milieu du salon et attacha la corde à la suspension.
— Voilà pour la propriétaire ! — hurlait-il, — pour qu’elle puisse se pendre de rage après votre départ.
Les deux dames étouffaient à force de rire.
— Un petit bout de papier aussi, — vociférait Volodine, — et un crayon.
Varvara fouilla encore un instant dans la chambre à coucher et apporta un morceau de papier et un crayon. Volodine écrivit : « Pour la propriétaire » et attacha le papier à la ficelle. Il accompagnait tout cela de gestes grotesques. Puis de nouveau, il se mit à sauter le long des murs comme un forcené, à y essuyer ses semelles en secouant tout son corps. Ses hurlements et ses rires remplissaient toute la maison.
Le gros matou à qui la peur faisait baisser les oreilles regardait furtivement de la chambre à coucher. Il ne savait où fuir.
Peredonov se débarrassa enfin de Jerchova et rentra seul chez lui. La propriétaire fourbue alla dormir chez elle. Volodine tout rayonnant s’élança à la rencontre de Peredonov en criant :
— Nous avons souillé aussi le salon. Hourrah !
— Hourrah, — reprit Peredonov riant d’un rire bruyant et saccadé comme s’il jetait toutes les réserves de son rire.
Les dames aussi applaudissaient. L’hilarité devint générale. Peredonov lança :
— Pavlouchka, viens danser.
— Oui, Ardalion Borissitch, dansons, — répondit l’autre avec son rire stupide.
Ils valsèrent sous la corde ; tous deux jetaient leurs jambes en l’air dans des mouvements incohérents. Le plancher tremblait sous les pas pesants de Peredonov.
— Comme il s’est emballé, notre Ardalion Borissitch ! — remarqua Prepolovenskaia en souriant légèrement.
— Oh, ne m’en parlez pas, il a de ces fantaisies ! — grogna Varvara bien qu’au fond, elle admirât Peredonov.
Elle croyait sincèrement qu’il était beau et brave. Ses gestes les plus stupides lui paraissaient pleins de dignité. Son ami n’était à ses yeux ni ridicule ni repoussant.
— Enterrons la propriétaire ! — hurla Volodine. — Apportez un coussin.
— Mon Dieu, quelles inventions ! — fit en riant Varvara.
Elle lança de la chambre à coucher un oreiller de coutil sale. On le posa par terre, — l’oreiller devait figurer la propriétaire, — et de leurs voix stridentes et sauvages, ils entonnèrent des hymnes funèbres. Puis ils appelèrent Nathalia et lui firent tourner le petit orgue. Tous quatre dansèrent un quadrille grotesque en faisant des grimaces et en lançant leurs pieds en l’air.
Après cette bacchanale, Peredonov devint prodigue. Sur son visage épais se reflétait une excitation terne et morose. Une sorte d’audace presque mécanique s’empara de lui, — effet probable d’une activité musculaire trop tendue. — Il tira de sa poche son portefeuille, compta quelques billets de banque et d’un air orgueilleux et satisfait les jeta à Varvara.
— Prends, — cria-t-il, — c’est pour ta robe de noce.
Les billets s’éparpillèrent sur le plancher. Varvara les ramassa avec précipitation sans s’offenser de la manière dont le cadeau lui était fait. Prepolovenskaia pensait méchamment : « Oh ! nous verrons bien qui l’emportera », — et sur ses lèvres grimaça un sourire menaçant et malin. Volodine n’eut même pas l’idée d’aider Varvara à ramasser l’argent.
Prepolovenskaia s’en alla peu après. Dans l’antichambre, elle croisa une nouvelle visiteuse.
La jeune veuve, Maria Ossipovna Grouchina, avait l’air prématurément vieillie. Elle était mince, sa peau sèche sillonnée de rides menues paraissait couverte de poussière. Le visage n’était pas dépourvu de charme, mais les dents étaient sales, — les mains fines, les doigts effilés, les ongles noirs.
À première vue, elle paraissait peut-être sale ou plutôt elle faisait l’impression de ne jamais se laver et de se faire battre avec ses habits sur le dos pour en faire sortir la poussière. On eût dit que si on lui avait donné un seul coup de baguette, un nuage de poussière serait sorti de ses vêtements et se serait élevé jusqu’au ciel.
Ses robes pendaient sur elle toutes chiffonnées comme si on venait, à l’instant même, de les retirer d’un paquet où elles auraient été serrées pendant longtemps.
Grouchina vivait d’une modeste pension, rendait de menus services et prêtait de l’argent sur gage. Elle aimait les conversations scabreuses et, cherchant un mari, se cramponnait aux hommes. Elle louait toujours une de ses chambres à quelque fonctionnaire célibataire.
Varvara ayant besoin de Grouchina, l’accueillit avec une grande joie. Elles se mirent aussitôt à chuchoter entre elles et à parler de la servante. Volodine, curieux, s’assit près d’elles et tendit l’oreille. Peredonov, sombre et solitaire, restait à table et chiffonnait dans ses mains le coin de la nappe.
Varvara se plaignait de Nathalia. Grouchina lui indiqua une autre domestique, Klavdia, de qui elle faisait grand éloge. On décida d’aller la chercher sur-le-champ, dans le quartier de Samorodina où elle vivait chez un fonctionnaire qui venait d’être nommé dans une autre ville. Seul le nom arrêtait Varvara. Un peu embarrassée, elle demanda :
— Klavdia ? mais comment l’appellerai-je ? Klatchka ? quoi ?
Grouchina conseilla de l’appeler Klavdiuchka.
Cela plut à Varvara. Elle répéta :
— Klavdiuchka, diuchka.
Elle rit d’un rire grinçant. — Il faut remarquer que dans notre ville, on appelait les cochons « diuchka ». Volodine poussa des grognements. On rit.
Diuchka, Diuchenka, — balbutiait Volodine entre ses éclats de rire, faisant une mine d’idiot et avançant ses lèvres.
Il grogna et grimaça jusqu’à ce qu’on lui dît qu’on en avait assez. Alors, l’air offensé, il s’éloigna et prit place à côté de Peredonov. Il baissa ses yeux de mouton et braqua ses regards sur la nappe couverte de taches.
En allant chercher Klavdia, Varvara décida d’acheter en même temps l’étoffe pour sa robe de noce. Elle allait toujours dans les magasins avec Grouchina qui l’aidait à choisir et à marchander.
En cachette de Peredonov, Varvara emplit les poches de Grouchina de petits pâtés, de friandises et autres victuailles pour les enfants de son amie. Grouchina devina qu’aujourd’hui Varvara aurait grand besoin de ses services.
Varvara ne pouvait marcher beaucoup parce qu’elle portait des souliers étroits à hauts talons. Elle se fatiguait vite. Aussi, bien que les distances à l’intérieur de la ville ne fussent pas grandes, prenait-elle volontiers une voiture. Ces derniers temps elle était allée si souvent, chez Grouchina, que les cochers, — ils n’étaient pas plus d’une vingtaine, — en aidant Varvara à monter en fiacre, ne lui demandaient même plus où ils devaient la conduire.
Les deux femmes montèrent en voiture et se rendirent chez les patrons de Klavdia pour prendre sur elle des renseignements. Bien que la pluie eût cessé depuis la veille au soir, les rues étaient sales. Tantôt la calèche grinçait, sur les cailloux, tantôt elle s’enfonçait dans la boue visqueuse des rues non pavées. On entendait sans cesse la voix claironnante de Varvara accompagnée du caquet compatissant de Grouchina.
— Mon dindon est encore allé chez Marthe, — dit Varvara.
Grouchina répondit avec une colère de compassion :
— Elles essayent de lui tendre un piège. Je vous crois ! un fiancé comme celui-là ! surtout pour Marthe. Elle n’en a jamais vu de pareil, même en rêve.
— Je ne sais plus que faire, — se plaignait Varvara, — il est devenu comme un hérisson. Croyez-moi si vous voulez, j’en perds la tête. Il va se marier et il me fout… dehors.
— Voyons, ma petite âme, Varvara Dmitrievna, — dit Grouchina essayant de la consoler. Il ne faut pas penser à cela. C’est sûr qu’il n’épousera personne d’autre que vous.
— Parfois, il s’en va à la nuit tombante, alors je ne peux fermer l’œil, — contait Varvara. — Qui sait, peut-être qu’à cette heure, il se marie, me dis-je à moi-même. Tout le monde se le dispute, aussi bien les cavales Routilov qui se jettent au cou de tous les hommes qu’Eugénie à la gueule bouffie.
Varvara se lamenta ainsi pendant longtemps. D’après toute cette conversation, Grouchina comprenait clairement que Varvara avait encore quelque chose sur le cœur, une prière à lui adresser. Et d’avance, elle se réjouissait du profit qu’elle en pourrait tirer.
Klavdia plut. La femme du fonctionnaire en fit grand éloge. Comme ses patrons partaient le même jour, elle fut engagée pour le soir.
Enfin, on arriva chez Grouchina. Celle-ci vivait dans une petite maison assez malpropre qui lui appartenait ; ses trois enfants étaient sales, déguenillés, stupides et méchants, comme trois petits chiens galeux. Alors seulement commença le dialogue à cœur ouvert.
— Mon dindon d’Ardalion, — exige que j’écrive de nouveau à la princesse. À quoi bon ? Elle ne répondra même pas ou dira des choses qui ne conviendront point. Notre amitié ne va pas jusque-là.
La princesse Voltchanskaia chez qui Varvara avait travaillé autrefois comme couturière aurait pu protéger Peredonov ; sa fille avait épousé le Conseiller d’État Chepkine, une personnalité importante dans le monde de l’enseignement. L’année auparavant, elle avait déjà répondu à Varvara, que si l’occasion s’en présentait, elle s’occuperait de son mari mais pas de son fiancé. Cette lettre n’avait pas satisfait Peredonov, parce qu’elle ne donnait que de vagues espérances et ne disait pas clairement que la princesse s’engageait à lui procurer, coûte que coûte, un poste d’inspecteur.
Pour éclaircir ce malentendu, Peredonov et Varvara s’étaient rendus à Pétersbourg ; Varvara était allée voir la princesse et y avait emmené Peredonov, mais elle avait pris soin de lambiner et de l’y conduire à un moment où la princesse était déjà partie. Elle avait compris que la princesse se serait bornée, tout au plus, à leur conseiller de se marier au plus tôt et à faire quelques promesses imprécises qui n’auraient pas donné satisfaction à Peredonov. Aussi avait-elle résolu de ne pas montrer son ami à la princesse.
— J’ai confiance en vous comme dans le bon Dieu, — dit Varvara, — aidez-moi, ma petite âme, Maria Ossipovna.
— Comment puis-je vous aider, ma petite âme, Varvara Dmitrievna ? — interrogea Grouchina. Vous savez que pour vous je suis prête à faire n’importe quoi. Voulez-vous que je vous tire les cartes ?
— Oh, vos cartes, que peuvent-elles ? — répondit en riant Varvara, — non, c’est autrement qu’il faut m’aider.
— Mais comment ? — demanda Grouchina inquiète et joyeuse.
— C’est très simple, — répliqua Varvara en souriant, — faites comme si vous étiez la princesse, écrivez une lettre en contrefaisant son écriture et je la montrerai à Ardalion Borissitch.
— Ma petite âme, que dites-vous ? — c’est impossible, — s’écria Grouchina simulant l’effroi, — si on découvre cette affaire, songez à ce qui m’arrivera.
Varvara ne se laissa nullement intimider par cette réponse ; elle tira de sa poche une lettre chiffonnée et dit :
— Voyez, je vous ai apporté comme modèle la lettre de la princesse.
Grouchina s’obstinait dans son refus.
Varvara voyait clairement que Grouchina céderait volontiers pourvu qu’on lui donnât une meilleure récompense. Or Varvara voulait donner le moins possible. Peu à peu, avec prudence, elle augmentait ses offres, promettait toute sorte de petits cadeaux ; une vieille robe de soie… Enfin, Grouchina comprit que son amie ne donnerait pas davantage. Et comme Varvara ne cessait de se plaindre, Grouchina fit semblant d’avoir pitié d’elle. Elle consentit et prit la lettre.
La salle de billard était pleine de fumée ; Peredonov, Routilov, Falastov, Volodine et Mourine, — ce dernier de taille énorme, l’air stupide, propriétaire d’un petit domaine, habile en affaire, la bourse bien garnie, — tous les cinq ayant fini de jouer se disposaient à sortir.
Le soir approchait. Sur une table malpropre se trouvaient plusieurs bouteilles vides. Les joueurs qui avaient beaucoup bu étaient cramoisis et braillaient. Routilov, qui buvait moins que les autres, après ces libations abondantes, paraissait encore plus pâle.
Des mots grossiers volaient dans l’air. Personne ne songeait à s’en offenser : on les disait par amitié.
Peredonov avait perdu comme de coutume ; il jouait mal au billard. Sombre, il payait de mauvais gré.
Soudain, Mourine mit Peredonov en joue avec sa queue de billard et cria :
— Feu !
Peredonov poussa un cri d’épouvante et se baissa. Une pensée stupide lui avait traversé l’esprit : « Mourine veut me tuer. » Tout le monde éclata de rire. Peredonov, avec dépit, balbutia :
— Je déteste ce genre de plaisanteries.
Mourine se repentait déjà d’avoir effrayé Peredonov ; son fils faisait ses études au lycée, aussi considérait-il comme son devoir de contenter les professeurs. Il fit ses excuses à son compagnon de jeu et lui offrit du vin et de l’eau de Seltz.
— J’ai les nerfs un peu tendus, — avoua Peredonov, — je suis mécontent de notre proviseur.
— Le futur inspecteur a perdu au jeu, — bêla Volodine, — ça l’embête de tirer ses sous de sa poche.
— Malheureux au jeu, heureux en amour, — ricana Routilov découvrant ses dents gâtées.
Peredonov était déjà de méchante humeur, parce qu’il avait perdu et qu’on lui avait fait peur. Voilà qu’on commençait à le taquiner au sujet de Varia.
— Je me marie et envoie Varvara au diable, — s’écria-t-il.
Ses amis éclatèrent de rire.
— Tu n’oseras pas.
— Demain au plus tard, j’irai faire ma demande en mariage.
— Parions, veux-tu, — proposa Falastov, — dix roubles ?
Mais Peredonov regrettant à l’avance l’argent qu’il pourrait perdre, détourna la tête et garda un silence obstiné.
À la porte du café, les amis se saluèrent. Chacun s’en alla de son côté. Routilov et Peredonov partirent ensemble.
Routilov essayait de convaincre son compagnon. « Tu devrais épouser tout de suite une de mes sœurs, — disait-il, — j’ai déjà tout arrangé. »
— Mais les publications ne sont pas faites, — objecta Peredonov cherchant à s’esquiver.
— Je te répète que j’ai tout arrangé. J’ai trouvé un prêtre qui sait que vous n’êtes pas parents.
— Et les garçons d’honneur !
— Quelle bêtise ! nous n’avons qu’à les envoyer chercher et ils viendront directement à l’église. Ou bien j’irai moi-même. C’était impossible de le faire d’avance. Ta sœur l’aurait appris et aurait empêché le mariage.
Peredonov se taisait. Il regardait de côté avec angoisse les rares maisonnettes obscures et silencieuses, parmi les jardins assoupis.
— Attends-moi sous le porche, — dit Routilov, — je t’amènerai celle que tu voudras. Écoute, je vais te prouver que tu dois absolument épouser ma sœur. Deux et deux font quatre, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Eh bien, aussi vrai que deux et deux font quatre, tu épouseras ma sœur.
Ce raisonnement frappa Peredonov. « C’est vrai, tout à fait vrai, deux et deux font quatre, c’est incontestable. » Il regarda avec respect le judicieux Routilov. « Rien à faire, — pensa-t-il, — il me faudra épouser sa sœur. »
Sur ce, les deux amis s’approchèrent de la maison des Routilov et s’arrêtèrent près de la porte cochère.
Peredonov se ravisant, — mais c’est impossible comme cela de vive force ! — s’exclama-t-il avec fureur.
— Bêta, elles t’attendent avec impatience, je t’assure.
— Et si je n’en veux pas ?
— Tu n’en veux pas ? Allons donc ; as-tu l’intention de rester toute ta vie garçon ? Ou bien, veux-tu entrer au couvent ? N’es-tu pas dégoûté de ta Varvara ? Pense seulement à la gueule qu’elle fera quand tu amèneras chez toi ta jeune femme.
Peredonov éclata de rire mais se renfrogna aussitôt.
— Et si c’est elles qui ne veulent pas de moi ?
— Mais comment pourraient-elles n’en pas vouloir ?
— Elles sont fières, — riposta Peredonov inventant des prétextes. — Elles sont moqueuses.
— Eh bien, tant mieux. Elles se moqueront des autres mais pas de toi.
— Qu’est-ce que j’en sais ?
— Mais, crois-moi. Quel intérêt aurais-je à te tromper ? Elles ont de l’estime pour toi. Tu n’es pas un Pavlouchka pour qu’on se moque de toi.
— Oui, mais comment le croire ? Je veux avoir moi-même la preuve qu’elles ne se moqueront pas de moi.
— Que tu es drôle ! Quelles preuves veux-tu ?
Peredonov réfléchit un instant :
— Qu’elles viennent immédiatement causer avec moi, — dit-il.
— Bon, ça peut se faire.
— Toutes les trois, — continua Peredonov.
— Bien, d’accord.
— Et que chacune d’elles me dise ce qu’elle compte faire pour m’être agréable.
— Mais pourquoi donc ? — demanda Routilov étonné.
— Comme ça, je verrai ce qu’elles veulent. Autrement, vous me mènerez par le bout du nez, — expliqua Peredonov.
— Personne ne te mènera par le bout du nez.
— Peut-être veulent-elles se payer ma tête, — raisonnait Peredonov. — Qu’elles viennent ! Et si elles se fichent de moi, tu verras comme je me ficherai d’elles.
Routilov réfléchit quelques minutes, rejeta son chapeau sur la nuque, puis le ramena de nouveau sur le front.
— Bon, — dit-il, — attends ici, je vais leur faire ta commission. Quel pitre ! Seulement, entre dans la cour, quelqu’un pourrait passer dans la rue et te voir.
— Je m’en fous, — jeta Peredonov tout en pénétrant sous le porche.
Et tandis que Peredonov stationnait dans la cour, Routilov alla à la maison chercher ses sœurs.
Les quatre sœurs causaient au salon. Roses, gaies, jolies, elles se ressemblaient entre elles et ressemblaient à leur frère. La jeune mariée, Larissa, calme, agréable et potelée, — Daria, vive et frétillante, la plus grande et la plus svelte, — Ludmila au rire facile, — Valeria, petite et tendre, d’aspect fragile. Elles grignotaient des noix et des raisins secs et semblaient attendre quelque chose. Très agitées, elles riaient plus que de coutume, se racontaient les derniers potins de la ville et se moquaient de tout le monde. Dès le grand matin, elles se tenaient prêtes à aller aux épousailles. Il ne leur restait qu’à passer la robe de mariée, à ajuster le voile et les fleurs d’oranger. Pendant toute la journée, elles n’avaient soufflé mot de Varvara, comme si cette dernière n’eût pas existé, — ce seul fait prouvait que ces impitoyables railleuses qui passaient tout le monde au crible, étaient obsédées par la pensée de Varvara.
— Le voilà, — annonça Routilov entrant brusquement au salon. — Il attend en bas sous la porte cochère.
Anxieuses, les sœurs se levèrent et commencèrent à rire et à parler toutes à la fois.
— Mais il y a une difficulté, — dit Routilov en riant.
— Laquelle ? — interrogea Daria.
Avec dépit, Valeria fronça ses beaux sourcils bruns.
— Dois-je le dire ? — demanda Routilov.
— Mais oui, vite, vite, — insista Daria impatiente.
Légèrement embarrassé, Routilov raconta ce que désirait leur prétendant. Les jeunes filles crièrent à qui mieux et insultèrent Peredonov, mais leurs cris d’indignation furent bientôt suivis de rires et de plaisanteries.
Daria fit une mine morose et imita Peredonov :
— Voilà, c’est comme cela qu’il attend sous le porche. — C’était ressemblant et comique.
Les trois sœurs se penchèrent à la fenêtre. Daria s’enquit :
— Ardalion Borissitch, est-ce permis de vous le dire par la fenêtre ?
— Non, impossible, — répondit une voix sourde.
Bien vite, Daria ferma la fenêtre ; ses sœurs prises d’un fou rire coururent dans la salle à manger afin qu’on ne les entendît pas. Dans cette joyeuse famille, on savait passer de l’humeur la plus rechignée au rire et à la plaisanterie. Souvent une parole légère décidait d’une affaire.
Peredonov attendait toujours. Il était triste et avait peur. Quelque part, au loin, on entendait jouer du piano. Les sons faibles et tendres traversaient l’air calme et obscur du soir évoquant de douces rêveries et revêtant les choses de tristesse.
Les songes de Peredonov prirent d’abord un tour érotique. Il s’imaginait les demoiselles Routilov dans les attitudes les plus séduisantes. Mais plus l’attente se prolongeait, plus croissait son irritation. Pourquoi l’obligeait-on à attendre ? La musique, après avoir effleuré légèrement ses sentiments grossiers, s’éteignit.
Autour de lui tombait la nuit pleine de frémissements et de murmures sinistres. L’obscurité lui paraissait plus épaisse parce qu’il se trouvait dans un endroit éclairé par les lampes du salon. La cour était traversée par deux bandes lumineuses qui allaient s’élargissant vers la balustrade, derrière laquelle on apercevait les murs sombres de la maison voisine. Au fond de la cour, les arbres murmuraient quelque chose de suspect. Tout près, dans la rue, retentissaient des pas lents et lourds. Peredonov eut peur qu’on ne vînt l’attaquer, le voler, peut-être même le tuer. À demi mort de frayeur, il se tapit contre le mur, dans l’obscurité pour ne pas être vu et attendit.
Mais voici que des ombres longues et minces traversent les raies lumineuses, les portes battent. On entend des voix sur le perron. Peredonov se ranima. « Elles viennent, » — pensa-t-il, — et de nouveau les images charmantes des jolies sœurs remuèrent paresseusement dans sa tête, — fruits abjects de sa stérile imagination.
Les jeunes filles restèrent dans le vestibule. Routilov se dirigea vers la porte cochère, inspecta la cour, la rue, ne vit et n’entendit rien.
— Voici mes sœurs, — dit-il à Peredonov, — elles vont te dire tout de suite ce que tu désires.
Peredonov, le nez collé à la porte, regardait par une fente ; son visage maussade exprimait l’épouvante. Soudain tous les rêves et toutes les pensées s’éteignirent dans son esprit, faisant place à de vagues et lourds désirs.
Daria, la première, s’approcha de la porte entr’ouverte.
— Comment pourrai-je vous faire plaisir ? — demanda-t-elle. — Voici : je vous ferai de très bonnes crêpes, bien chaudes. Seulement, il ne faudra pas vous étrangler en les mangeant.
Par-dessus ses épaules, Ludmila cria :
— Moi, j’irai tous les matins me promener en ville, je recueillerai, pour vous les raconter, tous les commérages. Ce sera très amusant !
Entre les têtes joyeuses des deux sœurs apparut un instant le visage fin et capricieux de Valeria, on entendit sa voix frêle :
— Et moi, je ne veux pour rien au monde vous dire comment je vous ferai plaisir, devinez vous-même.
Les sœurs s’enfuirent en courant ; leurs cris et leurs rires moururent derrière la porte.
Peredonov se retourna. Il n’était pas satisfait :
— Voilà, elles ont disparu, — pensait-il, — elles auraient mieux fait de me remettre de petits billets. Maintenant, il est trop tard, je ne peux plus attendre.
— Alors, tu les as vues ? — interrogea Routilov, — laquelle veux-tu ?
Peredonov se plongea dans de profondes réflexions. « Naturellement, — pensait-il, — c’est la plus jeune qu’il faut choisir. Épouser la plus âgée ça ne vaut pas la peine. »
— Amène-moi Valeria, — dit-il résolument.
Routilov retourna à la maison.
De nouveau, Peredonov passa dans la cour.
Ludmila regardait à la dérobée par la fenêtre, essayant mais en vain, d’entendre ce qu’ils disaient.
Des pas résonnèrent dans la cour ; les sœurs furent saisies d’inquiétude ; troublées, elles attendaient.
Enfin Routilov entra et déclara :
— C’est Valeria qu’il a choisie. Il attend là sous le porche.
Les trois sœurs de s’agiter, de ricaner.
Valeria pâlit légèrement. — Voilà, voilà, — répétait-elle, — croyez-vous que j’y tienne.
Ses mains tremblaient. On commença à la vêtir. Les trois sœurs s’empressaient autour d’elle. Selon son habitude, Valeria lambinait et faisait des manières. Ses sœurs la pressaient, et, tout en l’enviant, lui offraient leurs félicitations. Routilov excité, ravi, babillait sans arrêt. Il était content d’avoir déployé une si grande habileté.
— As-tu commandé les voitures ? — demanda Daria soucieuse.
Routilov répondit avec aigreur : c’est impossible, toute la ville serait accourue ! Varvara aurait arraché les cheveux à Peredonov.
— Alors, comment ?
— Nous irons deux à deux jusqu’à la place, là nous trouverons des fiacres. C’est très simple. Tu iras avec la fiancée, — Larissa avec Peredonov, — Ludmila et moi prendrons Falastov et Volodine en passant.
Les sœurs enviaient Valeria ; elles le manifestaient par de petites railleries, de légers coups qu’elles lui donnaient pour sa lenteur et ses caprices. Enfin Valeria dit :
— Mais qu’avez-vous ? ce n’est pas un morceau bien friand. Qui sait, peut-être même que je n’en voudrai pas.
Et elle fondit en larmes.
Après avoir échangé un coup d’œil, les sœurs se mirent à la consoler, l’embrasser, la caresser.
— Qu’est-ce qui te prend, petite sotte, — s’exclama Daria, — c’était pour plaisanter.
D’une voix douce et calme, Larissa dit : tu le mèneras par le bout du nez. Qu’il t’épouse seulement !
Valeria se consolait peu à peu.
Resté seul, Peredonov s’abandonna à de douces rêveries. Valeria lui apparut dans le charme de la nuit nuptiale, dévêtue, pudique mais vive et joyeuse, — toute frêle et délicate…
Tout en songeant, il tirait de temps à autre des caramels de sa poche et les suçait.
Puis il se souvint que Valeria était très coquette. Il lui faudra des meubles, des robes, jamais on ne pourra mettre un sou de côté ; il faudra même dépenser les épargnes. Puis elle fera la difficile, refusera de veiller sur la cuisine. Alors, on pourra mettre du poison dans les aliments, — Varvara, pour se venger, corrompra la cuisinière.
D’ailleurs elle est trop fine cette Valeria ! Comment la brusquer ? Comment l’injurier ? Elle se desséchera à force de pleurer et me déshonorera aux yeux de toute la ville. Non, c’est dangereux de l’épouser. Ludmila peut-être ?… Celle-ci est plus simple. Si je la prenais ?
Il s’approcha de la croisée et frappa contre le carreau avec sa canne.
— Routilov passa le nez à la fenêtre.
— Qu’est-ce que tu veux ? — demanda-t-il inquiet.
— J’ai changé d’idée, — bougonna Peredonov.
— Oh, oh ! — s’écria Routilov consterné.
— Amène-moi Ludmila.
Routilov se retira de la fenêtre et retourna auprès de ses sœurs.
Valeria reçut la nouvelle avec joie.
— Tu en as de la chance, Ludmila, — dit-elle en battant des mains.
Ludmila s’esclaffa, s’affala sur un fauteuil, se renversa sur le dossier. Elle riait, riait… le souffle lui manquait.
— Que dois-je lui répondre ? — demanda Routilov, — es-tu d’accord ou non ?
Pour toute réponse Ludmila, que le rire étouffait, agitait les bras.
— Bien sûr qu’elle consent, — dit Valeria répondant pour sa sœur. Va tout de suite le dire à Peredonov, autrement, il n’aura pas la patience d’attendre, cet imbécile !
Routilov passa au salon et à voix basse par la fenêtre :
— Attends, — dit-il, — elle sera bientôt prête.
— Qu’elle se dépêche, — cria Peredonov furieux, — pourquoi lambine-t-elle ?
On mit bien vite à Ludmila la robe de mariée. En cinq minutes, elle fut prête.
Peredonov pensait à elle. Elle est gaie et potelée. Seulement elle aime trop à rire. Elle se moquera de moi. Cela m’inquiète. Daria malgré sa vivacité est peut-être plus calme et plus posée. Elle est belle aussi. Il vaut mieux la prendre.
De nouveau, il frappa à la fenêtre.
— Encore un coup, — s’écria Larissa, — c’est toi qu’il veut, Daria ?
— En voilà un diable ! — grommela Routilov se précipitant à la fenêtre.
— Qu’y a-t-il ? As-tu changé d’avis encore une fois ?
— Amène-moi Daria.
Peredonov évoqua l’image de Daria. Une fois encore, l’admiration passagère céda le champ à la peur. Elle est trop vive et trop impertinente. Je n’aurai jamais de répit avec elle. Et enfin pourquoi rester ici à l’attendre ? Je peux prendre froid. Peut-être quelqu’un se dissimule-t-il dans la rue ou dans l’herbe derrière la haie. On peut se précipiter sur moi tout à coup et me tuer. L’angoisse l’étreignit.
Ces filles n’ont pas de dot, — pensa-t-il, — elles sont sans protections dans le monde de l’enseignement. Varvara ira se plaindre à la princesse. Depuis longtemps, déjà, le proviseur a une dent contre moi.
Et Peredonov s’irrita contre lui-même. Mais que diable fais-je donc ici avec ce Routilov ? C’est à croire qu’il m’a ensorcelé. Ensorcelé… mais oui, c’est possible. Il faut réagir immédiatement. Aussitôt, il se mit à tourner sur place, autour du même point et à cracher aux quatre vents, prononçant des paroles magiques.
Son visage avait pris une expression attentive et sévère comme pour l’exécution d’un rite solennel. Une fois la cérémonie accomplie, il se sentit hors de danger et prémuni contre toutes les diaboliques suggestions de Routilov.
Alors, il frappa résolument avec sa canne contre la vitre et murmura :
— Je pourrais le dénoncer ; ils ont cherché à me jouer. Non, décidément, je ne veux pas me marier aujourd’hui, — cria-t-il à Routilov qui se penchait à la fenêtre.
— Voyons, qu’as-tu, Ardalion Borissitch ? Tout est déjà prêt.
— Je ne veux pas, — répéta résolument Peredonov. Allons chez moi jouer aux cartes.
— Quel fou ! Il ne veut plus se marier, il a la frousse, — dit Routilov à ses sœurs. — Mais j’aurai raison de cet imbécile. Il me demande d’aller chez lui jouer aux cartes.
Ses sœurs, toutes à la fois poussèrent les hauts cris et insultèrent Peredonov.
— Et tu iras chez ce coquin ? — fit Valeria irritée.
— Bien sûr ; il faut qu’il me paye une amende. Vous verrez qu’il ne nous échappera pas.
Le dépit des jeunes filles ne tarda pas à se changer en cris et en rires. Routilov partit. Ses sœurs se précipitèrent à la fenêtre.
— Ardalion Borissitch, — cria Daria, — pourquoi êtes-vous si indécis ? Ce n’est pas permis.
On entendit les éclats de rire de Ludmila.
Peredonov s’offensa. Il trouvait que les jeunes filles auraient dû être affligées et pleurer parce qu’il les avait refusées. « Elles feignent », — pensa-t-il, et, sans proférer mot, il s’en alla.
Les trois sœurs coururent aux fenêtres qui donnaient sur la rue et poursuivirent Peredonov de leurs railleries jusqu’à ce que celui-ci eût disparu dans l’obscurité.
L’angoisse oppressait Peredonov. Il n’avait même plus de caramels dans sa poche, ce qui l’attristait et l’irritait. Tout le long de la rue, Routilov parla seul et chanta les louanges de ses sœurs. Une seule fois, Peredonov s’adressa à lui et lui demanda avec colère :
— Un bœuf a-t-il des cornes ?
— Oui, et après ? — répondit Routilov étonné.
— Eh bien, je ne veux pas être un bœuf.
— Toi, Ardalion Borissitch, tu ne seras jamais un bœuf, tu es un vrai cochon[1].
Routilov se pâmait de rire. Peredonov peureux et irrité regardait Routilov à la dérobée. Il dit :
— Tu m’as conduit exprès parmi les plantes enchantées ; tu as voulu m’ensorceler pour me faire épouser tes sœurs. Comme si je n’avais pas assez d’une sorcière et s’il me fallait en épouser trois d’un coup.
— Tu es bête, et moi alors, pourquoi ne suis-je pas ensorcelé aussi ? — demanda Routilov.
— Tu connais les paroles magiques, — répliqua Peredonov. — Peut-être as-tu respiré par la bouche en te pinçant le nez ? Ou bien tu as prononcé des incantations, mais moi je ne connais pas de remède contre l’ensorcellement. Je ne suis pas un magicien. Je suis resté là hébété jusqu’à ce que l’idée me vînt de prononcer des exorcismes.
Routilov riait aux éclats.
— Raconte-moi comment tu as fait, — demanda-t-il.
Mais de nouveau Peredonov était plongé dans le silence.
— Pourquoi t’accroches-tu comme ça à Varvara ? — reprit Routilov. — Penses-tu que tu seras heureux lorsqu’elle t’aura procuré la place ? Tu verras comme elle te fera marcher.
Peredonov ne pouvait comprendre cela.
« Au fond, c’est pour elle-même que Varvara travaille, — songeait-il. — Quand je serai inspecteur, j’aurai beaucoup d’argent. Elle sera la première à en profiter. Et alors ce ne sera pas à lui mais à elle à le remercier. En tout cas, je suis plus à l’aise avec elle qu’avec une autre. »
Peredonov était habitué à Varvara. Il se sentait attiré vers elle, — peut-être seulement parce qu’elle autorisait chez lui l’agréable habitude de la railler. Il n’y en avait pas deux comme elle au monde.
Il était déjà tard. Les lampes étaient allumées chez Peredonov, les fenêtres brillaient dans les ténèbres de la rue.
Les hôtes étaient assis autour de la table : Grouchina, — qui désormais allait chaque jour chez Varvara, — Volodine, Prepolovenskaia et son mari, Constantin Petrovitch, homme taciturne, d’une quarantaine d’années, haut de taille, le teint mat et pâle, les cheveux noirs. Varvara, coquette, avait mis une robe blanche. On prenait le thé, on causait. Comme de coutume, Varvara était inquiète parce que Peredonov tardait à rentrer. Volodine avec son rire bêlant et joyeux raconta qu’il l’avait laissé en compagnie de Routilov, ce qui augmenta encore les craintes de Varvara.
Enfin Peredonov et Routilov arrivèrent. On les accueillit par des cris, des rires et des plaisanteries stupides et équivoques.
— Varvara, où est la vodka ? — cria Peredonov en colère.
Varvara se précipite hors de la chambre. Un sourire coupable sur les lèvres, elle apporta vivement la vodka dans une grande carafe de verre taillé.
— Buvons, — proposa Peredonov morose.
— Attends, — dit Varvara, — Klavdiuchka va apporter les hors-d’œuvre. Allons, lambine, — cria-t-elle à la servante, — remue-toi.
Mais Peredonov versait déjà l’eau-de-vie dans les verres et balbutiait :
— Pourquoi attendre ? Le temps n’attend pas.
Ils burent et mangèrent des gâteaux aux confitures. Pour amuser ses hôtes, Peredonov n’avait rien d’autre que les cartes et la vodka. Et comme on ne pouvait encore se mettre à jouer, il fallait d’abord prendre le thé, — il ne restait plus que l’eau-de-vie.
La servante apporta les hors-d’œuvre. Ce fut une nouvelle occasion de boire. Klavdia en sortant oublia de fermer la porte. Peredonov fut pris d’inquiétude.
— Toujours les portes grandes ouvertes, — grogna-t-il.
Il craignait les courants d’air, — on pouvait attraper froid. C’est pour cela que dans l’appartement, on suffoquait et ça sentait le renfermé.
Prepolovenskaia prit un œuf :
— Ils sont beaux vos œufs, — où les trouvez-vous ?
Peredonov répondit :
— Rien d’extraordinaire. — Chez nous, dans la propriété de mon père, il y avait une poule qui pondait deux œufs par jour, toute l’année.
— En voilà un prodige ! — riposta Prepolovenskaia. Il n’y a vraiment pas de quoi se vanter ! À la campagne, nous avions une poule qui pondait chaque jour deux œufs et une cuillerée de beurre.
— Oui, oui, chez nous aussi, — répliqua Peredonov sans remarquer qu’on se moquait de lui. Si les autres poules pondent du beurre, pourquoi la nôtre n’en pondrait-elle pas ? C’était une poule remarquable.
Varvara partit d’un éclat de rire.
— Quels polichinelles ! — dit-elle.
— J’ai mal aux oreilles à force d’entendre leurs bêtises, — déclara Grouchina.
Peredonov lui lança un regard féroce et riposta avec exaspération :
— Si elles vous font mal, vous n’avez qu’à les arracher.
Grouchina se troubla.
— Vous avez toujours quelque chose de désagréable à dire, Ardalion Borissitch, — fit-elle plaintive.
Les autres riaient compatissants. Volodine, clignant de l’œil et secouant la tête, expliqua ironiquement :
— Si vos oreilles vous font mal, elles se faneront. Il faut absolument les arracher. Pensez donc à ce que ce serait si elles se desséchaient complètement et pendaient en loques.
Volodine montra avec ses doigts comment les oreilles desséchées pendraient en loques et se balanceraient de-ci de-là. Grouchine gronda :
— Vous ne savez rien inventer vous-même. Vous chipez toujours les plaisanteries des autres.
Volodine offensé répondit avec dignité :
— Moi aussi, Maria Ossipovna, je sais plaisanter mais, en bonne compagnie, pourquoi ne pas relever les bons mots d’autrui ? Si ça vous déplaît, tant pis.
— Tu as raison, Pavel Vassilievitch, — approuva en riant Routilov.
— Il saura se défendre ce garçon, — remarqua Prepolovenskaia avec malice.
Tout en riant Varvara coupait du pain bis. Attentive aux blagues de Volodine, elle restait le couteau à la main. La lame brillait. Peredonov fut saisi d’effroi. « Si l’idée lui venait subitement de me couper la gorge. » Il hurla :
— Varvara, pose ton couteau sur la table.
Varvara tressaillit.
— Pourquoi cries-tu ? tu m’as fait peur ! — dit-elle en posant le couteau. — Vous savez, il a toute espèce de manies, — expliqua-t-elle au mari taciturne de Prepolovenskaia, remarquant qu’il se lissait la barbe et se préparait à dire quelque chose.
— Cela arrive, — répondit d’une voix douce et triste Prepolovenski — j’ai connu quelqu’un qui avait peur des aiguilles ; il craignait qu’on ne le piquât et que l’aiguille ne lui entrât dans les intestins. Et pensez donc, il avait une telle frousse, lorsqu’il apercevait une aiguille…
Quand Prepolovenski avait commencé à parler, il ne pouvait plus s’arrêter et racontait toujours les mêmes choses jusqu’à ce qu’on l’interrompît. Alors il se plongeait de nouveau dans le silence.
Grouchina mit la conversation sur des sujets érotiques. Elle raconta que son feu mari était jaloux d’elle et comment elle le trompait. Puis elle rapporta une histoire entendue chez un de ses amis, l’histoire de la maîtresse d’un grand personnage qui, se promenant un jour en voiture, rencontra son protecteur dans la rue : Elle lui cria : « Bonjour, mon petit Jean ! — en pleine rue ! pensez donc, » — contait Grouchina.
— Je vous dénoncerai, — cria Peredonov avec colère. — Comment peut-on raconter pareilles niaiseries sur des personnages importants ?
Grouchina effrayée balbutia :
— Mais, je ne sais pas, moi… on me l’a raconté. Je le donne pour ce que ça vaut.
Peredonov irrité se taisait. Les coudes appuyés sur la table, il buvait le thé dans sa soucoupe. Il pensait qu’il n’était pas convenable qu’on tînt, dans la maison du futur inspecteur, des propos irrévérencieux sur le compte d’aussi grands personnages. Il était fâché contre Grouchina. Volodine l’irritait aussi et lui inspirait des soupçons ; trop souvent, il appelait Peredonov « futur inspecteur ». À la fin Peredonov s’emporta :
— Eh bien, mon vieux, tu es jaloux, quoi ? Oui, tu ne seras jamais inspecteur tandis que moi, je le serai.
À quoi Volodine, l’air grave, répliqua :
— Chacun sa partie, Ardalion Borissitch, — vous êtes compétent dans votre domaine comme moi dans le mien.
— Notre Nathalia, — communiqua Varvara, — à peine sortie de chez nous, est entrée au service du commandant de gendarmerie.
Peredonov frémit. L’effroi se peignit sur son visage.
— Tu mens, — jeta-t-il d’une voix troublée.
— Pourquoi mentirais-je ? — répliqua Varvara. — Va toi-même le lui demander.
Grouchina confirma cette désagréable nouvelle. Peredonov fut stupéfait. « Dieu sait ce qu’elle lui racontera. Le commandant de gendarmerie se tiendra pour averti et écrira peut-être au ministère. Mauvaise affaire ! »
À ce moment, les regards de Peredonov se posèrent sur un petit rayon au-dessus de la commode où se trouvaient des livres : quelques-uns, minces, c’étaient les œuvres de Pissarev, d’autres plus épais : — « Le bulletin patriotique ». Peredonov pâlit et s’exclama :
— Il faut cacher ces livres, autrement on pourrait nous dénoncer. — Auparavant, il les avait mis en évidence pour montrer qu’il avait des idées libérales, — bien qu’en réalité, il n’eût ni opinion ni même désir d’en avoir. Il n’avait pas lu ces ouvrages. Depuis très longtemps, il ne lisait rien et n’était abonné à aucun journal, — il prétendait n’avoir pas le temps et c’était ses amis qui lui communiquaient toutes les nouvelles. D’ailleurs qu’avait-il à apprendre ? Rien dans le monde extérieur ne l’intéressait. Il se moquait des personnes abonnées aux journaux et les considérait comme prodigues de leur temps et de leur argent. Son temps lui paraissait si précieux !
Il s’approcha du rayon en balbutiant :
— C’est comme ça dans notre ville, — on est immédiatement dénoncé. Allons, Pavel Vassilievitch, aide-moi.
Volodine l’air sérieux et compétent s’approcha, prit avec précaution les livres que lui tendait Peredonov. Celui-ci passa à Volodine le paquet le plus lourd, prit le plus léger et alla au salon. Volodine le suivit.
— Où voulez-vous les cacher, Ardalion Borissitch ? — demanda-t-il.
— Tu verras, — répondit Peredonov morose comme de coutume.
— Qu’est-ce que vous emportez, Ardalion Borissitch ? — questionna Prepolovenskaia.
— Des livres rigoureusement interdits. Si on les voyait, on me dénoncerait.
Au salon, Peredonov s’accroupit devant le poêle et jeta les livres à terre, — Volodine l’imita, — Peredonov fourra les livres l’un après l’autre dans l’ouverture étroite du fourneau. Volodine accroupi restait à côté de Peredonov et lui tendait les livres. Son visage de mouton aux lèvres proéminentes et son front fuyant penché sous le poids des idées gardaient une expression sévère et pensive.
De temps à autre Varvara jetait un coup d’œil à travers la porte.
— Le voilà qui fait encore le polichinelle !
Mais Grouchina l’arrêta :
— Non, ma petite âme, Varvara Dmitrievna, vous avez tort, — vous pourriez avoir de graves désagréments si on venait à le savoir. Surtout pour un professeur. Les autorités ont très peur que les professeurs n’incitent la jeunesse à la révolte.
Ils burent du thé et jouèrent aux cartes, — tous sept autour d’une table au salon. Peredonov jouait mal mais avec acharnement. À chaque fin de mois, il était obligé de payer ses dettes à ses compagnons, surtout à Prepolovenski qui touchait pour sa femme et pour lui-même. Les Prepolovenski gagnaient plus que les autres. Ils avaient entre eux des signes convenus : — petits coups frappés, toux légère, — grâce auxquels ils se renseignaient sur les cartes qu’ils avaient en main.
Ce jour-là Peredonov n’eut pas de veine. Il était pressé de prendre sa revanche. Volodine, au contraire, distribuait lentement les cartes et les battait avec soin.
— Pavlouchka, dépêche-toi, — cria avec impatience Peredonov.
Volodine se sentant au jeu une personne aussi importante que les autres prit un air grave et releva :
— Que signifie ce Pavlouchka ?… Est-ce par amitié ou non que vous le dites ?
— Oui, par amitié, — répéta nonchalamment Peredonov. — Donne vite les cartes.
— Si vous dites vrai, c’est bien, je suis content, très content, assura Volodine en distribuant les cartes, avec un rire satisfait et stupide, — tu es un brave homme, Ardacha, et je t’aime beaucoup. Si tu ne l’avais pas dit par amitié, c’eût été autre chose. Mais si c’est comme cela je suis heureux. Aussi vois-tu, je te donne un as, — dit Volodine en retournant l’atout.
L’as se trouvait vraiment entre les mains de Peredonov, mais ce n’était pas un as d’atout et il lui fallut faire la remise.
— Bien réussi ! — bougonna Peredonov, — c’est un as mais pas le bon. Que puis-je faire avec un as de pique ?
Routilov bavardait sans cesse, racontait des anecdotes parfois très équivoques. Afin de taquiner Peredonov, il dit :
— Les collégiens se conduisent mal, surtout ceux qui logent chez des particuliers ; ils fument, boivent de la vodka, et courtisent les filles. Peredonov le crut. Grouchina soutenait Routilov. Ces histoires lui procuraient un plaisir tout particulier : elle aussi, après la mort de son mari, aurait bien voulu avoir en pension deux ou trois étudiants, mais le proviseur, malgré les sollicitations de Peredonov, ne l’y avait pas autorisée, car Grouchina avait une mauvaise réputation. Elle partit en guerre contre toutes les logeuses qui avaient des collégiens chez elles.
— Elles donnent de l’argent au proviseur, — affirma-t-elle.
— Toutes les logeuses sont des garces, — déclara Volodine avec conviction, — la mienne surtout. Lorsque j’ai loué ma chambre chez elle, nous convînmes qu’elle me donnerait trois verres de lait chaque soir… Bon… le premier et le second mois, elle a tenu parole.
— Et ça ne t’a pas fait de mal ? — interrogea Routilov moqueur.
— Pourquoi ? — répondit Volodine offensé, — le lait est très bon pour la santé. Je me suis ainsi habitué à en boire trois verres tous les soirs. Un jour, on ne m’en apporte que deux. Pourquoi cela ? — demandé-je. La servante me répond : — Anna Michaïlovna vous prie de l’excuser car la vache donne en ce moment très peu de lait. — Mais ça ne me regarde pas ! Le contrat vaut plus que l’argent, si la vache ne donnait plus de lait, devrais-je pour autant rester sans manger ? Eh bien, lui répondis-je, dites à Anna Michaïlovna que s’il n’y a pas de lait, je la prie de me donner un verre d’eau. Je suis habitué à boire trois verres, deux ne me suffisent pas.
— Pavlouchka, tu es un héros, — dit Peredonov. — Raconte-nous, mon vieux, ta prise de bec avec le général.
Volodine répéta volontiers son récit. Mais cette fois, on le tourna en ridicule. Il prit un air offensé et fit la lippe.
À table, ils se saoulèrent tous, même les femmes. Volodine proposa de souiller à nouveau les murs. L’idée leur plut. Ils se mirent immédiatement à l’œuvre sans même finir de manger et s’amusèrent comme des fous. Ils crachaient sur les tapisseries, les arrosaient de bière, lançaient contre les murs et le plafond des flèches de papier imbibées d’huile, collaient au plafond de petits diables en mie de pain. Puis ils eurent l’idée d’arracher des bandes de papier et parièrent à qui arracherait les plus longues. À ce jeu, les Prepolovenski gagnèrent encore un ou deux roubles.
Volodine avait perdu. L’ivresse et la malchance l’avaient plongé dans la tristesse. Il commença à se plaindre de sa mère, prit une mine contrite et montrant la terre du doigt :
— Pourquoi m’a-t-elle mis au monde ? À quoi a-t-elle pensé alors ? Quelle vie est la mienne ? Elle n’est pas une mère pour moi, elle n’a fait que me mettre au monde. Une vraie mère prend soin de son enfant, la mienne s’est contentée de me donner le jour et m’a envoyé, dès ma plus tendre enfance, dans un établissement d’État.
— Mais c’est grâce à cela que vous avez appris quelque chose, que vous êtes devenu un homme, — dit Prepolovenskaia.
Volodine baissa le front et ajouta :
— Non, quelle vie est la mienne ? — la plus misérable. Pourquoi m’a-t-elle mis au monde ? À quoi a-t-elle songé alors ?
Le « ierly » d’hier revint à la mémoire de Peredonov.
« Voilà, — pensait-il, — il se plaint de sa mère, se demande pourquoi elle lui a donné le jour. — Il ne veut plus être Pavlouchka. Certainement, il m’envie. Peut-être espère-t-il épouser Varvara et se glisser dans ma peau. » Ainsi songeait Peredonov en regardant Volodine avec angoisse.
« Si on pouvait le marier ! »
La nuit, dans la chambre à coucher, Varvara dit à Peredonov :
— Crois-tu que toutes les filles qui te courent après sont aussi jolies que jeunes ? Elles ne valent rien. Je suis la plus belle de toutes.
Elle se dévêtit en hâte et, souriant avec impudeur, montra à Peredonov son corps légèrement maquillé, beau et svelte.
Varvara était tellement ivre qu’elle tenait à peine sur ses jambes ; son visage lascif et décrépit aurait inspiré le dégoût à quiconque, mais son corps était magnifique, un corps de tendre nymphe auquel les forces ténébreuses auraient donné une tête de prostituée flétrie. Et cet admirable corps n’inspirait à ces deux êtres saouls et ignobles que de vils désirs.
Il en est souvent ainsi. En vérité, de nos jours, il sied à la beauté d’être outragée et foulée aux pieds.
Peredonov riait d’un rire lugubre en contemplant sa maîtresse nue.
Toute la nuit, il rêva de femmes hideuses et impudiques.
Varvara croyait que les frictions d’orties qu’elle s’était faites d’après les conseils de Prepolovenskaia lui avaient fait du bien. Il lui semblait qu’elle avait pris de l’embonpoint. À tous ses amis, elle demandait :
— J’ai engraissé, n’est-ce pas ?
Et elle espérait que Peredonov, la voyant mieux en chair et ayant en main la lettre contrefaite de la princesse, se déciderait enfin à l’épouser.
Mais les idées de Peredonov étaient bien loin d’être aussi aimables. Depuis quelque temps déjà, il était persuadé que le proviseur lui était hostile, — et, en effet, ce dernier le considérait comme un professeur paresseux et peu doué. Peredonov croyait qu’il incitait les élèves à lui désobéir, — ce qui, en réalité, n’était qu’une invention absurde. Mais grâce à cela, Peredonov avait la certitude qu’il lui fallait se défendre contre le proviseur. Plusieurs fois, il l’avait dénigré en classe, ce que certains élèves avaient trouvé à leur goût.
Depuis que Peredonov s’était mis en tête de devenir inspecteur, l’hostilité de son chef lui paraissait encore plus insupportable. Il est vrai que si la princesse le voulait, elle pourrait toujours le protéger contre ces intrigues. Mais celles-ci n’en restaient pas moins dangereuses.
Et dans la ville, — comme Peredonov avait pu l’observer ces jours derniers, — il y avait encore d’autres gens qui lui étaient hostiles et qui voulaient l’empêcher de devenir inspecteur.
Volodine, par exemple, ce n’est pas pour rien qu’il répète toujours : « le futur inspecteur ». D’ailleurs n’y a-t-il pas des cas où les hommes s’emparent du nom d’autrui et vivent après d’une vie heureuse ? Il est vrai qu’il serait peu aisé de se substituer à Peredonov, mais un imbécile comme Volodine ne peut-il avoir les fantaisies les plus absurdes ? Il faut être sur ses gardes avec un homme méchant.
Et puis les Routilov, Verchina avec sa Marthe, les collègues envieux, — tous seraient enchantés de lui faire du mal. Et comment ? C’est clair comme bonjour. Il n’y avait qu’à le compromettre aux yeux des autorités et à le représenter comme un homme déloyal.
Ainsi deux idées tourmentaient Peredonov : prouver sa loyauté et se mettre en garde contre Volodine en lui faisant épouser une femme riche.
Un jour Peredonov proposa à Volodine :
— Veux-tu que j’arrange ton mariage avec Mademoiselle Adamenko ? Ou bien, pleures-tu encore ta Marthe ? N’es-tu pas encore consolé depuis un mois ?
— Pleurer Marthe ? oh non, — répondit Volodine. — Je lui ai fait une honnête proposition de mariage, elle l’a refusée. Peu m’importe. J’en trouverai une autre. Je peux trouver autant de fiancées que je veux.
— Ce qui n’empêche pas que Marthe t’a fait un pied de nez — répliqua Peredonov pour le taquiner.
— Oui, je ne sais sur quel fiancé elle compte, — dit Volodine offensé, — si au moins elle avait une grosse dot, mais elle n’a que quelques sous. Elle a le béguin pour toi, Ardalion Borissitch.
— À ta place, j’enduirais sa porte de goudron… — conseilla Peredonov.
Volodine poussa un léger bêlement mais se calma aussitôt et dit :
— Si on me prenait sur le fait, j’aurais des ennuis.
— Fais-le faire par un autre.
— Oui, ça vaut la peine… ma foi, ça vaut la peine — répliqua avec animation Volodine. — Elle ne veut pas se marier honnêtement, mais elle laisse les jeunes gens entrer chez elle par la fenêtre. Elle n’a ni honnêteté ni pudeur.
Le lendemain, Peredonov et Volodine allèrent chez Mademoiselle Adamenko. Volodine fit un brin de toilette, — mit sa nouvelle redingote étriquée, une chemise empesée propre et une cravate mouchetée, il enduisit ses cheveux de pommade, se parfuma, — il avait l’âme en fête.
Nadejda Vassilievna Adamenko habitait avec son frère une petite maison en briques rouge qui lui appartenait ; elle possédait à proximité de la ville une propriété qu’elle louait. Depuis que ses études au collège étaient terminées, elle passait tout son temps étendue sur le divan à lire des livres de toute sorte et à morigéner son frère, un collégien de onze ans qui n’opposait à ses rigueurs qu’une seule riposte bourrue :
— « Du vivant de maman, c’était beaucoup mieux. Maman ne mettait au coin que son parapluie. »
Une des tantes de Nadejda Vassilievna vivait avec elle ; un petit être sans personnalité, décrépit, sans aucune autorité dans la maison. Nadejda Vassilievna choisissait ses amis avec beaucoup de circonspection. Peredonov allait rarement chez elle, et, c’est seulement parce qu’il la connaissait peu, qu’il avait pu supposer que cette jeune fille voudrait jamais épouser Volodine.
Cette visite imprévue étonna beaucoup Nadejda Vassilievna, cependant elle reçut avec une grande affabilité les hôtes inattendus. Comme il fallait causer, elle pensa que le meilleur sujet de conversation pour un professeur de russe était : la pédagogie, la réforme des collèges, l’éducation des enfants, la littérature, le symbolisme, les revues russes. Elle effleura tous ces thèmes, mais ne recevant que des réponses brèves et sèches, elle comprit que ces questions n’intéressaient pas ses interlocuteurs. Une seule conversation était possible avec eux : les potins de la ville. Nadejda Vassilievna fit encore une tentative.
— Avez-vous lu l’« Homme dans l’Étui » de Tchekhov ? — demanda-t-elle. — Quelle finesse ! quelle analyse ! n’est-ce pas ?
Comme elle avait adressé cette question à Volodine, celui-ci sourit aimablement et demanda :
— Est-ce un roman ou un article ?
— C’est une nouvelle, — expliqua Nadejda Vassilievna.
— C’est de M. Tchekhov, comme vous venez de le dire, — s’informa Volodine.
— Oui, de Tchekhov, — répondit Nadejda Vassilievna en souriant.
— Où a-t-elle paru ? — continuait à questionner Volodine.
— Dans la « Pensée Russe », — répondit la jeune fille avec amabilité.
— Dans quel numéro ?
— Je ne me rappelle pas exactement, dans un des numéros de cet été, — dit Nadejda Vassilievna du même ton aimable mais légèrement étonné.
Le petit collégien passa sa tête à travers la porte :
— Dans le numéro de mai — dit-il, retenant la porte d’une main et promenant un regard joyeux sur sa sœur et sur les visiteurs.
— Vous êtes encore trop jeune pour lire des romans — bougonna méchamment Peredonov, — il vous faut étudier et ne pas lire d’histoires scabreuses.
Nadejda Vassilievna jeta sur son frère un regard sévère :
— C’est charmant d’écouter aux portes, — dit-elle et, levant les bras en l’air, elle forma avec ses petits doigts un angle droit.
Le collégien fronça les sourcils et disparut. Il se retira dans sa chambre et regarda sa montre ; deux petits doigts réunis en angle droit signifiaient — rester dix minutes au coin. « Non, — pensait-il avec dépit, — du vivant de maman, c’était beaucoup mieux, maman ne mettait au coin que son parapluie. »
Cependant, au salon, Volodine consolait la maîtresse de maison en lui promettant de se procurer le fascicule de mai de la « Pensée Russe » et de lire la nouvelle de Tchekhov. Peredonov écoutait, son visage exprimait un ennui qu’il ne cherchait pas à dissimuler. Enfin, il dit :
— Moi non plus, je ne l’ai pas lue ; je ne perds pas mon temps à ces bagatelles. Dans les romans et les nouvelles, on n’écrit que des bêtises.
Nadejda Vassilievna sourit aimablement :
— Vous jugez trop sévèrement la littérature moderne. On écrit aussi de bons livres aujourd’hui.
— J’ai déjà lu tous les bons livres, — déclara Peredonov. — Vous ne voudriez tout de même pas que je lise tout ce qu’on publie actuellement.
Volodine regardait Peredonov avec respect. Nadejda Vassilievna poussa un léger soupir et, faute de mieux, se mit à caqueter et à raconter comme elle pouvait les potins de la ville. Bien que cette conversation lui fût désagréable, elle la soutenait avec l’habileté et l’entrain d’une jeune fille bien élevée. Les visiteurs s’animèrent, Nadejda Vassilievna s’ennuyait à mourir. Mais ses hôtes la trouvant extrêmement aimable avec eux s’imaginaient que le charme et la beauté de Volodine avaient fait impression sur elle.
Lorsqu’ils furent dans la rue, Peredonov félicita Volodine de son succès. Celui-ci riait et gambadait. Il avait déjà oublié toutes les filles qui l’avaient refusé en mariage.
— As-tu bientôt fini de ruer, — lui dit Peredonov, — tu gambades comme un mouton. Attends, tu recevras encore des coups sur le nez.
Mais Peredonov disait tout cela en plaisantant, au fond de son âme, il croyait profondément à la réussite de son projet.
Grouchina passait chaque jour chez Varvara, celle-ci l’allait voir plus souvent encore, — elles étaient presque inséparables. Varvara perdait patience, Grouchina traînait, — assurait qu’il était très difficile d’imiter l’écriture pour qu’elle fût tout à fait ressemblante.
Peredonov s’obstinait à ne pas fixer le jour du mariage. De nouveau, il exigeait qu’on lui donnât d’abord la place d’inspecteur. Songeant aux nombreuses fiancées qui l’attendaient, bien des fois, comme l’hiver dernier, il menaça Varvara :
— Je vais me marier tout de suite ; demain matin, j’amène ma femme ici et toi, — à la porte. C’est la dernière fois que tu couches chez moi.
Sur ces mots, il partait jouer au billard. Quelquefois, il rentrait chez lui le soir, mais le plus souvent, il passait la nuit dans quelque infâme taudis à faire la bombe avec Routilov et Volodine. Ces nuits-là, Varvara ne fermait pas les yeux ; elle avait la migraine. Si Peredonov rentrait à une ou deux heures de la nuit, alors c’était bien, — elle pouvait respirer librement. Mais s’il ne revenait qu’au matin, alors Varvara était malade toute la journée.
Enfin Grouchina prépara la lettre et la montra à Varvara. Ensemble, elles l’examinèrent longuement, la comparant avec la lettre écrite par la princesse l’année précédente. Grouchina affirmait que l’écriture était si bien imitée que la princesse elle-même s’y méprendrait. Et bien qu’en réalité, la ressemblance fût minime, Varvara la crut. Elle comprenait aussi que Peredonov ne pourrait pas se rappeler assez exactement une écriture qui lui était peu familière pour s’apercevoir de la contrefaçon.
— Enfin ! — dit-elle avec joie, — j’attendais, j’attendais, j’étais à bout de patience. Et l’enveloppe ? s’il me la demande, que lui dirai-je ?
— Impossible de contrefaire l’enveloppe, les cachets de la poste, — repartit Grouchina souriante en lançant à Varvara un regard de ses yeux malins et dissemblables, — l’œil droit, un peu plus grand, — l’œil gauche légèrement plus petit.
— Alors, comment faire ?
— Ma petite âme, Varvara Dmitrievna, dites-lui tout simplement que vous l’avez brûlée. Que pourriez-vous faire d’une enveloppe ?
Varvara reprit espoir. Elle dit :
— Qu’il m’épouse seulement, alors, je ne marcherai plus. Non, non, c’est moi qui resterai assise et c’est lui qui trottera.
Le samedi après dîner, Peredonov alla jouer au billard. Ses pensées étaient lourdes et tristes.
Il songeait :
« Il ne fait pas bon vivre parmi des gens envieux et hostiles. Mais, — que faire ? — tout le monde ne peut pas devenir inspecteur ! — La lutte pour la vie. »
À l’angle d’une rue, il croisa un officier de gendarmerie. Désagréable rencontre !
Le lieutenant-colonel Nicolas Vladimovitch Roubovsky était un petit homme robuste, trapu, aux sourcils épais, aux yeux gris toujours riants. Il boitait légèrement c’est pourquoi ses éperons sonnaient d’une manière inégale.
Très affable, il était aimé de toute la société. Il connaissait tous les habitants de la ville, leurs affaires et leurs relations ; il aimait à écouter les potins, mais était lui-même muet comme une tombe. Il ne causait d’ennuis à personne.
Après s’être arrêtés, ils se saluèrent, échangèrent quelques mots. Peredonov renfrogné jeta un coup d’œil autour de lui et, non sans une certaine appréhension, dit :
— J’ai entendu raconter que notre Natacha était entrée à votre service ; ne croyez pas tout ce qu’elle vous raconte sur moi.
— Je ne recueille pas les commérages des domestiques, — répondit Roubovsky, — avec dignité.
— C’est une fille de rien, — continua Peredonov, sans faire attention à la réplique de Roubovsky, — elle a pour amant un Polonais ; c’est peut-être à dessein qu’elle est entrée à votre service pour surprendre quelque secret.
— Ne vous inquiétez pas, — riposta sèchement le colonel, — je ne garde pas chez moi les plans des forteresses.
Ce mot de forteresse jeta le trouble dans l’âme de Peredonov. Il lui sembla que le colonel faisait allusion à ce qu’il pourrait l’emprisonner.
— La forteresse est encore loin, — balbutia-t-il, — mais en général, on raconte sur moi quantité de bêtises, par jalousie la plupart du temps. N’en croyez rien, ils me dénoncent pour détourner d’eux les soupçons, mais moi aussi, si je voulais, je pourrais les dénoncer.
Roubovsky n’y comprenait rien.
— Je vous assure, — dit-il en haussant les épaules et en faisant sonner ses éperons, — personne ne vous a dénoncé. Peut-être quelqu’un vous a-t-il menacé de le faire, en plaisantant, sans doute, — mais on dit parfois des choses…
Peredonov ne le crut pas. Il pensait que l’officier dissimulait. La peur l’étreignit.
Chaque fois que Peredonov passait devant la maison de Verchina, celle-ci l’arrêtait et, par ses paroles et ses gestes d’enjôleuse, l’attirait dans son jardin. Il entrait comme malgré lui, subjugué par ce charme enveloppant. Peut-être Verchina saurait-elle mieux que les Routilov parvenir à ses fins ? — Peredonov était également éloigné de tous les hommes. Pourquoi n’épouserait-il pas Marthe ? — Mais gluant et visqueux était le marais où il était embourbé et tous les charmes étaient impuissants à le replonger dans un autre.
Après qu’il eut quitté Roubovsky, Peredonov passa devant le jardin de Verchina ; celle-ci, vêtue de noir comme toujours, l’attira :
— Marthe et Vladia vont pour une journée à la campagne, — dit-elle, en jetant sur Peredonov un regard caressant à travers la fumée de sa cigarette, — pourquoi n’iriez-vous pas avec eux ? Un valet est venu les chercher avec une télègue.
— Il n’y a pas assez de place, — bougonna Peredonov d’un air sombre.
— Comment ? — pas assez de place, — riposta Verchina, — vous vous caserez tous très bien. Même si vous étiez un peu à l’étroit, ce ne serait pas un mal. Ce n’est pas loin, six verstes à peine.
À ce moment, Marthe accourut de la maison pour demander quelque chose à Verchina. Le va-et-vient du départ avait légèrement secoué sa paresse et sa figure semblait plus gaie et plus animée que de coutume. Toutes deux insistèrent pour que Peredonov allât à la campagne.
— Vous vous caserez tous très bien, — assurait Verchina, — vous vous assoirez avec Marthe sur le banc de derrière ; Vladia et Ignace se mettront devant. Regardez, la calèche est déjà dans la cour.
Peredonov suivit Marthe et Vladia. Le collégien s’empressait auprès de la voiture ; celle-ci était spacieuse, mais Peredonov, après l’avoir examinée d’un air morne, déclara :
— Non, je ne partirai point. Pas de place. Quatre personnes et encore des bagages !
— Eh bien, si vous avez peur d’être trop serré, Vladia pourra aller à pied.
— Bien sûr, — assura Vladia avec un sourire doux et discret. — J’en ai à peine pour une heure et demie, si je pars tout de suite, j’arriverai avant vous.
Alors Peredonov prétexta qu’on serait cahoté, il n’aimait pas cela. On retourna au kiosque. Tout était déjà prêt, mais le valet Ignace mangeait encore à la cuisine, s’empiffrant avec calme et lenteur.
— Comment vont les études de Vladia ? — s’enquit Marthe.
Elle ne parlait jamais d’autre chose avec Peredonov et Verchina lui avait plus d’une fois reproché de ne savoir l’intéresser.
— Mal, — déclara Peredonov, — il est paresseux et désobéissant.
Verchina qui aimait à ronchonner se mit à réprimander Vladia. Celui-ci, toujours souriant, rougit, se recoquilla comme s’il avait froid et, selon son habitude, levait une épaule plus haut que l’autre.
— L’année scolaire est à peine commencée, — dit-il, — j’ai encore le temps.
— C’est dès le début qu’il faut travailler, — dit Marthe d’un ton de sœur aînée en rougissant légèrement.
— Et puis, il n’est pas sage, — se plaignait Peredonov, — hier, ils se sont conduits en vrais gamins. Il est impoli aussi, jeudi dernier, il m’a dit des grossièretés.
Le visage de Vladia s’empourpra, il commença à parler avec chaleur, sans pourtant cesser de sourire.
— Je n’ai pas été grossier, je n’ai dit que la vérité ; dans plusieurs cahiers, vous avez laissé passer au moins cinq fautes, tandis que dans le mien, vous les avez toutes soulignées et bien que j’eusse écrit mieux que les autres, vous m’avez donné une note inférieure.
— Vous m’avez dit encore d’autres insolences, — insistait Peredonov.
— Non, pas d’insolence, mais seulement que j’irais me plaindre à l’inspecteur, — riposta Vladia avec emportement, — pourquoi accepterais-je une note injuste ?
— Vladia, tu t’oublies, — dit Verchina en colère, — au lieu de t’excuser, tu recommences.
Vladia se rappela tout à coup qu’on ne devait pas irriter Peredonov parce qu’il pouvait devenir le prétendant de Marthe. Il rougit davantage, tirailla sa ceinture et prononça timidement :
— Excusez-moi, j’ai voulu seulement vous demander de me donner une meilleure note.
— Tais-toi, mais tais-toi donc, — l’interrompit Verchina, — j’ai horreur de ces raisonnements, j’en ai horreur, — répéta-t-elle, — et son petit corps desséché frissonna légèrement. — Quand on te fait une observation, tu n’as qu’à te taire.
Et Verchina fumant toujours, souriant de travers selon son habitude, déversa sur Vladia toute une pluie de reproches.
— Il faudra le dire à ton père pour qu’il te punisse, — conclut-elle.
— Il faut le rosser, — dit Peredonov en regardant avec colère son offenseur.
— Oui, il faut le fouetter, — déclara à son tour Marthe en rougissant de plus belle.
— J’irai aujourd’hui même voir votre père, — affirma Peredonov, — et je le prierai de vous rosser en ma présence et vertement.
Vladia regardait en silence ses bourreaux ; il serrait les épaules et souriait à travers ses larmes. Son père était dur. L’enfant essayait de se consoler en espérant que ce n’était que menaces. Serait-il possible qu’on lui gâtât son jour de fête ? Un jour de fête n’est-il pas un jour à part, un jour de joie qui ne ressemble à aucun autre ?
Peredonov aimait à voir pleurer les jeunes garçons, — surtout à les faire pleurer et demander pardon en même temps. Le désappointement de Vladia, les larmes timides qui roulaient sur ses joues et son sourire timide, coupable réjouissaient Peredonov. Il se décida à partir avec Marthe et Vladia.
— C’est bien, j’irai avec vous, — dit-il à Marthe.
Celle-ci éprouvait un contentement mêlé de crainte. Elle désirait naturellement que Peredonov les accompagnât, — ou plutôt c’était Verchina qui lui avait suggéré ce désir. Mais maintenant que Peredonov avait décidé de partir, Marthe se sentait gênée, — elle plaignait Vladia. Celui-ci eut peur. Serait-il possible que Peredonov partît à cause de lui ? Pour attendrir son persécuteur, il proposa :
— Ardalion Borissitch, si vous pensez que nous serons trop serrés, j’irai volontiers à pied.
Peredonov jeta sur lui un regard soupçonneux :
— Si on vous laisse partir tout seul, vous vous sauverez encore. Non, nous vous conduirons nous-mêmes chez votre père pour qu’il vous administre une bonne raclée.
Vladia rougit et poussa un soupir. Il se sentait malheureux et éprouvait de l’humeur contre cet homme morose qui prenait plaisir à le torturer. Il décida cependant d’installer commodément Peredonov sur le siège espérant ainsi le rendre plus humain.
Et il se dirigea vivement vers la télègue. Verchina le suivit du regard, avec un sourire oblique et, fumant la cigarette, elle dit doucement à Peredonov :
— Ils ont tous peur de leur père qui est très sévère.
Marthe rougit.
Vladia s’était proposé d’emporter à la campagne sa nouvelle ligne à pêcher, une ligne anglaise achetée avec ses économies ; il aurait aimé prendre aussi d’autres choses avec lui. Mais comme il n’y avait pas de place, il rapporta tout son bagage à la maison.
Il faisait frais. Le soleil se couchait. Comme il avait plu le matin, il n’y avait pas de poussière sur la route. La télègue emportant les quatre voyageurs roulait doucement sur le gravier ; le petit cheval gris trottinait sans s’apercevoir du poids qu’il avait à traîner. Ignace taciturne et paresseux dirigeait sa course par des mouvements perceptibles seul à un œil très exercé.
Peredonov était assis à côté de Marthe ; on lui avait donné tant de place qu’il n’en restait presque plus pour sa voisine. Mais il ne s’en aperçut pas et même s’il l’eût remarqué, il aurait pensé que c’était tout naturel. N’était-il pas l’invité ?
Se sentant très à l’aise, il décida de causer, de plaisanter gentiment avec la jeune fille et de l’amuser. Il commença ainsi :
— Eh bien, vous allez bientôt vous révolter ?
— Nous révolter ? Pourquoi ?
— Vous autres Polonais, vous êtes toujours prêts à vous insurger, mais c’est inutile ça n’aboutira à rien.
— Je ne pense même pas à cela, — répondit Marthe, — et personne parmi nous n’y pense.
— Vous le dites, mais en réalité vous détestez les Russes.
— Pas du tout, — jeta Vladia en se tournant du côté de Peredonov.
— Nous savons que vous y pensez. Seulement, nous ne vous rendrons pas votre Pologne. Vous êtes les vaincus. Nous avons été si bons pour vous. Mais on a beau soigner et cajoler le loup, il regarde toujours du côté de la forêt.
Marthe ne répliqua rien. Après un silence, Peredonov lâcha brusquement :
— Les Polonais sont sans cervelle.
Marthe rougit.
— Oh, il y a de tout chez les Russes comme chez les Polonais.
— Non, — insista Peredonov, — les Polonais sont stupides. Ils ne font que jeter de la poudre aux yeux. Les Juifs eux sont intelligents.
— Oh, les Juifs sont des filous… ils ne sont pas intelligents, — repartit Vladia.
— Si, les Juifs sont très intelligents. Un Juif roulera toujours un Russe tandis qu’un Russe ne roulera jamais un Juif.
— Mais ce n’est pas bien de rouler les gens, — déclara Vladia, — est-ce qu’être intelligent signifie nécessairement tromper et tricher ?
Peredonov lança à Vladia un regard farouche :
— Être intelligent veut dire pouvoir étudier. Et vous n’étudiez pas.
Vladia soupira, se retourna et se remit à contempler la course monotone et tranquille du cheval. Peredonov continua :
— Les Juifs sont intelligents en tout, dans les études comme ailleurs. S’ils étaient admis comme professeurs, il n’y aurait plus que des professeurs juifs. — Toutes les Polonaises sont des souillons.
Il regarda Marthe et ayant remarqué qu’elle avait rougi il en éprouva du plaisir et dit par amabilité :
— Ne pensez pas que je dise cela pour vous. Je sais que vous serez une bonne ménagère.
— Toutes les Polonaises sont de bonnes ménagères, — répondit la jeune fille.
— Oh oui, — répliqua Peredonov, — bonnes ménagères ! — d’extérieur elles sont propres mais leurs jupons sont sales. En revanche, vous avez eu votre Mickiewicz. Il est supérieur à notre Pouchkine. J’ai suspendu son portrait chez moi. Auparavant, j’y avais suspendu Pouchkine, ensuite, je l’ai mis dans les cabinets, — au fond il n’était qu’un courtisan.
— Puisque vous êtes Russe, — dit Vladia, — que vous importe notre Mickiewicz ? Mickiewicz est bien et Pouchkine est bien aussi.
— Mickiewicz est supérieur — répliqua Peredonov, — les Russes sont des imbéciles. Ils n’ont inventé que le samovar, et rien d’autre.
Peredonov regarda Marthe en clignant des yeux et dit :
— Vous avez trop de taches de rousseur. Ce n’est pas joli.
— Qu’y puis-je ? — fit Marthe en souriant.
— Moi aussi, j’ai des taches de rousseur, — lança Vladia en se retournant sur son siège étroit et heurtant le taciturne Ignace.
— Pour un garçon, ça n’a pas d’importance, — dit Peredonov, — l’homme n’a pas besoin d’être beau, mais vous, — continua-t-il en se tournant vers Marthe, — c’est autre chose. Ça vous va mal. Personne ne voudra vous épouser. Il faut vous laver la figure avec du jus de concombres salés.
Marthe remercia pour le conseil.
Vladia regardait Peredonov en souriant.
— Qu’avez-vous à sourire ? — dit Peredonov, — attendez un peu… nous arriverons bientôt. Vous verrez quelle bonne volée vous allez recevoir !
Tourné du côté de Peredonov, Vladia l’examinait, essayant de deviner s’il plaisantait ou parlait sérieusement. Or Peredonov ne pouvait supporter qu’on le regardât fixement.
— Qu’avez-vous à me reluquer ? — demanda-t-il avec grossièreté. — Il n’y a pas de dessins sur ma figure. Voulez-vous jeter sur moi le mauvais œil ?
Vladia effrayé détourna les yeux.
— Excusez-moi, — implora-t-il timidement, — je ne l’ai pas fait exprès.
— Est-ce que vous croyez au mauvais œil ? — demanda Marthe.
— C’est une superstition, — bougonna méchamment Peredonov, — mais c’est très impoli de fixer ainsi ses regards sur quelqu’un.
Il y eut quelques minutes d’un silence embarrassant.
— Vous êtes pauvres au fond, — fit Peredonov.
— Oh, sans êtres pauvres, nous ne sommes pas riches, — dit Marthe, — nous avons tous un peu d’argent de côté.
Peredonov incrédule l’examinait du coin de l’œil.
— Mais si, je sais bien que vous êtes pauvres. Vous allez pieds nus les jours de semaine.
— Ce n’est pas par pauvreté que nous le faisons, — riposta vivement Vladia.
— C’est peut-être parce que vous êtes riches ? — interrompit brusquement Peredonov en riant aux éclats.
— Ce n’est pas du tout par pauvreté, — insista Vladia écarlate, — mais c’est très bon pour la santé et puis c’est très agréable quand il fait chaud.
— Pardon, vous mentez, — dit grossièrement Peredonov. — Les riches ne vont jamais nu-pieds. Votre père a une floppée d’enfants et ne gagne que quelques sous. Les souliers coûtent cher.
Varvara ignorant où était allé Peredonov passa une nuit de cruelles angoisses.
Rentré en ville le matin, Peredonov, sans aller chez lui, se fit conduire à l’église, — c’était l’heure de la messe. Il lui paraissait dangereux de manquer souvent l’office, on aurait pu le dénoncer.
À l’entrée de l’église, il croisa un joli petit collégien, aux joues roses, au visage franc, aux yeux bleus et chastes. Peredonov lui dit :
— Ah, Maroussia, bonjour, ma gosse.
Micha Koudriavtzev peiné rougit. Peredonov le taquinait souvent en l’appelant d’un nom de fille, Maroussia, — Koudriavtzev ne comprenait pas pourquoi et n’osait se plaindre, Quelques-uns de ses camarades, de sots gamins, rirent des paroles de Peredonov. Cela les amusait aussi de taquiner Micha.
La vieille église dédiée au prophète Élie, construite sous le règne du tzar Michel, se dressait sur la place en face du collège. Les jours de fête, à l’heure de la messe et des vêpres, les élèves étaient obligés de se rassembler et de se placer en rangs, sous la surveillance d’un de leurs professeurs, dans l’aile gauche de l’église, près de l’autel de Sainte-Catherine.
Un peu plus au centre du temple prenaient place les professeurs du collège, l’inspecteur, le proviseur et leurs familles. Presque tous les élèves orthodoxes se réunissaient dans cette église ; seuls quelques-uns avaient reçu la permission d’aller avec leurs parents dans leur paroisse.
Le chœur des collégiens chantait bien, aussi l’église était-elle très fréquentée par les commerçants riches, les fonctionnaires et les familles de propriétaires fonciers. Le menu peuple y allait peu, d’autant moins que, conformément au désir du proviseur, on y disait la messe plus tard qu’ailleurs.
Peredonov prit sa place habituelle. De là, il pouvait voir tous les chantres. Il les observait en clignant des yeux et trouvait qu’ils se tenaient tous pêle-mêle. S’il avait été l’inspecteur, il les aurait tancés bel et bien. Voyez Kramarenko, ce petit noiraud, mince, frétillant, — il se tourne de tous côtés, chuchote, rit, — on ne lui dit rien. Comme si ça ne regardait personne !
« Quelle infamie, — pensait Peredonov, — ces chantres sont tous des vauriens ; ce gamin noiraud, parce qu’il a un soprano pur et sonore, pense qu’il a le droit de chuchoter et de rire même à l’église. »
Et Peredonov devint sombre.
Serge Potapovitch Bogdanov, inspecteur des écoles communales, arrivé un peu plus tard que Peredonov, prit place à côté de lui. C’était un vieillard au visage brun et stupide, — l’expression de quelqu’un qui veut expliquer à autrui une chose qu’il n’est pas encore parvenu lui-même à comprendre. Personne ne s’étonnait et ne s’effrayait aussi facilement que Bogdanov ; à peine entendait-il quelque chose d’inquiétant ou de nouveau, que son front se plissait, trahissant un pénible effort intérieur, et que des exclamations confuses et incohérentes jaillissaient de ses lèvres.
Peredonov se pencha vers lui et lui glissa à l’oreille :
— Une de vos institutrices porte une blouse rouge.
Bogdanov eut peur. Sa barbiche blanche se mit à trembler.
— Voyons, voyons, que dites-vous ? — balbutia-t-il d’une voix rauque, — qui est-ce ?
— Mais celle-là, — la grosse, celle qui est forte en gueule — comment s’appelle-t-elle ? — je ne sais pas, — murmurait Peredonov.
— Forte en gueule, — essayait de se rappeler Bogdanov déconcerté, — c’est Scobotchkina, oui, c’est elle.
— Justement, — confirma Peredonov.
— Mais comment est-ce possible ? — s’exclamait à demi voix Bogdanov, — Scobotchkina en blouse rouge ! Vous l’avez vue vous-même ?
— Oui, moi-même. On raconte qu’elle va à l’école ainsi parée. Elle fait pis encore, met quelquefois une sarafane et se balade comme une simple paysanne.
— Tiens, tiens, il faut que je me renseigne. On ne peut tolérer cela. Il faut la renvoyer, oui la renvoyer, — balbutiait Bogdanov. — D’ailleurs, elle a toujours été comme ça.
La messe était terminée. Tout le monde quittait l’église. Peredonov s’adressa à Kramarenko :
— Espèce de petit moricaud, pourquoi as-tu rigolé à l’église ? Attends un peu, je le dirai à ton père.
Peredonov tutoyait parfois les élèves qui n’étaient pas d’origine noble ; aux enfants de la noblesse, il disait toujours « vous ». Il s’enquérait au secrétariat des conditions de famille des collégiens et ces distinctions s’ancraient solidement dans sa mémoire.
Kramarenko regarda Peredonov avec étonnement et s’enfuit en courant, sans dire mot. Il appartenait au nombre des élèves, — et c’était la majorité, — qui trouvaient Peredonov grossier, stupide et injuste, le détestaient et le méprisaient. Peredonov croyait que c’était le proviseur qui, lui-même ou par l’intermédiaire de ses fils, les excitait contre lui.
Dans la rue, Volodine accosta Peredonov avec un chevrotement joyeux, — le visage béat comme celui d’un jeune marié, le melon rejeté sur la nuque, il jonglait avec sa canne :
— Sais-tu ce que je vais te dire, Ardalion Borissitch, j’ai réussi à persuader à Tcherepnine de badigeonner la porte cochère de Marthe avec du goudron.
Peredonov se tut un instant, comme s’il méditait ; puis il éclata soudain d’un rire morne. Volodine redevint sérieux, fit une mine modeste, ramena son melon sur le front, et, tout en jouant de sa canne, regarda le ciel et dit :
— Quel beau temps ! — Il pleuvra peut-être sur le soir, mais qu’importe, nous passerons la soirée à la maison avec le futur inspecteur.
— Je ne peux guère rester à la maison, — objecta Peredonov, — j’ai des affaires, il faut que j’aille en ville.
Volodine fit mine de comprendre, bien que naturellement, il ne sût pas quelles affaires pouvait tout à coup avoir Peredonov. Ce dernier pensait qu’il était indispensable qu’il fît quelques visites. Sa rencontre fortuite de la veille avec l’officier de gendarmerie lui avait suggéré une idée qui lui paraissait très heureuse : faire le tour de toutes les autorités de la ville et les persuader de son loyalisme. Ainsi, le cas échéant, Peredonov trouverait toujours dans la ville des défenseurs qui témoigneraient de sa façon correcte de penser.
— Mais où allez-vous, Ardalion Borissitch ? — demanda Volodine en voyant que Peredonov ne prenait pas le chemin habituel pour rentrer, — n’allez-vous pas chez vous ?
— Si, je rentre, — répondit Peredonov, — seulement aujourd’hui, j’ai peur de passer par cette rue.
— Pourquoi donc ?
— Il y croît trop de belladone ; l’odeur en est lourde et me grise. J’ai les nerfs faibles ! Trop d’embêtements !
De nouveau, Volodine fit mine de comprendre et de compatir.
Chemin faisant, Peredonov cueillit quelques têtes de chardon et les fourra dans sa poche.
— Pourquoi cueillez-vous ces chardons ? — demanda Volodine qui sourit en montrant ses dents.
— Pour le chat, — répliqua Peredonov morose.
— Vous allez les lui ficher dans la peau ?
— Oui.
Volodine s’esclaffa.
— Ne le faites pas sans moi, — dit-il, — ce sera si amusant !
Peredonov l’invita à entrer tout de suite chez lui, mais Volodine prétexta des affaires ; il sentit tout à coup qu’il n’était pas convenable d’être toujours libre. Stimulé par les paroles de Peredonov, il jugea à propos d’aller de sa propre initiative chez Mademoiselle Adamenko pour l’avertir qu’il avait des dessins nouveaux et élégants pour des cadres. Peut-être voudrait-elle y jeter un coup d’œil. En même temps, Volodine espérait que Mademoiselle Adamenko lui offrirait une tasse de café.
Ainsi fit Volodine. Une autre idée lumineuse lui vint à l’esprit ; il proposa à Nadejda Vassilievna de donner à son frère des leçons de travaux manuels. La jeune fille croyant que Volodine avait besoin d’argent, consentit immédiatement. Ils convinrent de trois leçons de deux heures par semaine au prix de trente roubles par mois.
Volodine était rayonnant, — de l’argent et la possibilité de rencontrer souvent Nadejda Vassilievna.
Sombre comme de coutume, Peredonov rentra chez lui. Varvara se taisait. Elle avait dans les mains la lettre de la princesse. Une lettre contrefaite, c’est vrai, mais enfin…
À déjeuner, elle dit avec un sourire :
— Pendant que tu vadrouillais avec Marthe, j’ai reçu la réponse de la princesse.
— Tu lui avais donc écrit ? — interrogea Peredonov.
Une faible lueur d’espoir raviva son visage.
— Pourquoi fais-tu l’idiot ? — répondit Varvara en riant, — c’est toi-même qui m’as dit de lui écrire.
— Eh bien, qu’est-ce qu’elle dit ? — interrogea Peredonov inquiet.
— Voici sa lettre, lis-la toi-même.
Varvara fouilla dans ses poches feignant de chercher la lettre égarée. Enfin, elle l’en tira et la tendit à Peredonov. Celui-ci cessa de manger, se jeta avidement sur la lettre, la lut et se réjouit. Enfin c’était une promesse claire, positive. Aucun doute ne lui traversa l’esprit. Il termina à la hâte son déjeuner et sortit pour montrer la missive à ses amis et connaissances.
Sombre et agité, il se précipita dans le jardin de Verchina. Celle-ci, comme d’habitude, se tenait près de la porte de son jardin et fumait. Elle se réjouit : auparavant, c’était elle qui devait attirer Peredonov, cette fois-ci, il était entré de lui-même.
« Voilà ce que signifie faire une promenade avec une demoiselle, — pensa Verchina, — il n’est resté qu’un instant avec elle, — et maintenant, il accourt ! Peut-être vient-il demander la main de Marthe », — elle était tout à la fois radieuse et inquiète.
Peredonov lui enleva aussitôt toutes ses illusions et lui montra la lettre.
— Voyez, — dit-il, — vous qui doutiez toujours, voici ce qu’écrit la princesse. Lisez vous-même.
Verchina incrédule jeta un coup d’œil sur la lettre, y lançant quelques rapides bouffées de fumée ; souriant de travers, elle demanda vivement :
— Et l’enveloppe, où est-elle ?
Peredonov fut effrayé. Il pensa que Varvara l’avait trompé, — c’était peut-être elle-même qui avait écrit la lettre. Il fallait lui demander l’enveloppe et au plus tôt.
— Je ne sais pas, — répondit-il, — je vais la lui demander.
Prestement, il salua Verchina et retourna chez lui. Il fallait aussi vite que possible s’assurer de l’origine de la lettre, — le doute qui vous saisit inopinément est si cuisant !
De la porte de son jardin, Verchina accompagna Peredonov du regard ; tout en souriant de travers, elle tirait de nombreuses et rapides bouffées de fumée ; on eût dit qu’elle se hâtait de terminer à temps une tâche qu’on lui avait donnée pour aujourd’hui.
Le visage défait, désespéré, Peredonov se précipita à la maison et de l’antichambre, cria d’une voix forte et rauque :
— Varvara, où est l’enveloppe ?
— Quelle enveloppe ? — demanda Varvara d’une voix tremblante.
Elle regardait Peredonov avec effronterie ; elle aurait rougi si elle n’avait été maquillée.
— L’enveloppe de la princesse, de la lettre qu’on a apportée aujourd’hui, — expliquait Peredonov en lui lançant un regard furieux.
Varvara rit d’un rire forcé.
— Je l’ai brûlée, — que puis-je faire d’une enveloppe ? — dit-elle. — Je n’en fais pas collection. Ça ne se revend pas. Ce n’est que pour les bouteilles vides qu’on rend l’argent dans les bistrots.
Peredonov sombre allait de chambre en chambre et grommelait :
— Il y a des princesses de toute sorte. Nous en savons quelque chose. — Peut-être cette princesse habite-t-elle ici même.
Varvara faisait semblant de ne pas comprendre ; au fond elle avait affreusement peur.
Lorsqu’à la nuit tombante, Peredonov passa devant le jardin de Verchina, celle-ci l’arrêta : — Et l’enveloppe, l’avez-vous trouvée ?
— Varia dit qu’elle l’a brûlée.
Verchina rit. De petits nuages de fumée blancs et subtils oscillèrent devant elle dans l’air calme et tiède.
— C’est drôle, — dit-elle, — comme votre sœur est imprudente ! — une lettre d’affaire, sans enveloppe. Le cachet de la poste indiquerait au moins quand et d’où la lettre a été expédiée.
Peredonov éprouvait un amer dépit. Vainement Verchina l’invita à entrer dans son jardin, vainement elle s’offrit à lui tirer les cartes.
Peredonov s’en alla.
Il montra cependant cette lettre à ses amis et connaissances et continua à s’en glorifier. Ceux-ci y ajoutèrent foi.
Quant à lui, il ne savait s’il devait ou non y croire. En tout cas, il décida de commencer le mardi suivant ses visites aux personnalités de la ville. Impossible de commencer le lundi, — c’est un mauvais jour.
Aussitôt que Peredonov fut allé jouer au billard, Varvara se rendit chez Grouchina. Après avoir longuement discuté, elles résolurent enfin d’arranger les choses en écrivant une seconde lettre. Varvara savait que Grouchina avait des amis à Pétersbourg. Par leur intermédiaire, il ne serait pas difficile de faire expédier de là-bas une lettre confectionnée par elles ici.
Grouchina, tout comme la première fois, feignait de ne pas vouloir prendre sur elle la responsabilité.
— Ma petite âme, Varvara Dmitrievna, — disait-elle, — la première lettre me fait encore trembler, le cœur me bat sans cesse. Il suffit que j’aperçoive le commissaire près de ma maison, — je pâlis, je frissonne, je pense : — on vient me chercher, on va me mettre en prison.
Une heure durant, Varvara s’efforça de persuader son amie, elle lui promit des cadeaux, versa à l’avance une petite somme. Enfin Grouchina consentit. Elles décidèrent de procéder ainsi : Varvara dirait d’abord à Peredonov qu’elle avait écrit à la princesse pour la remercier. Quelques jours après, arriverait une nouvelle lettre de la princesse dans laquelle serait annoncé encore plus clairement qu’il y avait des places d’inspecteur en vue et que, si Peredonov se mariait bientôt, on pourrait dès maintenant lui en procurer une. Grouchina écrirait cette lettre comme la première : toutes deux la cachèteraient et colleraient dessus un timbre de cinq kopeks ; Grouchina la mettrait dans la lettre de son amie de Pétersbourg ; celle-ci l’expédierait de là-bas.
Grouchina et Varvara se rendirent dans une boutique située dans la partie opposée de la ville et y achetèrent un paquet d’enveloppes étroites doublées d’un fin papier de couleur. Elles achetèrent tout le papier et toutes les enveloppes de ce format afin qu’il n’en restât plus dans la boutique, — précaution inventée par Grouchina pour dissimuler sa fraude. Elles choisirent des enveloppes étroites afin que la lettre contrefaite entrât plus facilement dans l’autre.
Aussitôt de retour chez Grouchina, elles composèrent la lettre. Lorsque celle-ci fut prête deux jours après, elles la parfumèrent au Chypre. Le reste du papier et des enveloppes fut brûlé pour faire disparaître toute pièce à conviction…
Grouchina écrivit à son amie, lui indiqua le jour précis où elle devait mettre la lettre à la poste, — tout avait été calculé pour qu’elle arrivât un dimanche ; alors le facteur l’apporterait en présence de Peredonov qui aurait ainsi une preuve de plus de son authenticité.
Le mardi, Peredonov s’arrangea pour rentrer plus tôt du lycée. Le hasard lui vint en aide ; il faisait son dernier cours dans une salle dont la porte donnait sur le couloir juste en face de la pendule auprès de laquelle veillait un gardien, brave caporal en retraite dont la fonction était de sonner à intervalles déterminés. Peredonov envoya le gardien chercher le registre dans la salle des professeurs et, profitant de son absence, avança la pendule d’un quart d’heure. — Personne ne s’en aperçut.
À la maison, Peredonov refusa de déjeuner et commanda le repas pour une heure plus tardive, — il avait des courses à faire.
« C’est eux qui embrouillent tout et après c’est moi qui dois démêler », — pensait-il avec colère, se rappelant toutes les intrigues que ses ennemis ourdissaient contre lui.
Il endossa son frac qu’il mettait rarement et dans lequel il se sentait serré et mal à l’aise ; avec l’âge, son corps avait pris de l’embonpoint et l’habit était devenu trop étroit. Peredonov était dépité de n’avoir pas de décoration. Tous les autres en avaient, même Falastov de l’école municipale, et lui, — non. Ce sont des niches du proviseur, jamais, il ne m’a proposé pour une décoration… Je monte en grade, ça, il ne peut pas l’empêcher, mais à quoi bon si personne ne le voit. Avec le nouvel uniforme, on le verra car j’aurai des épaulettes indiquant mes grades. Ça aura l’air important, — des épaulettes avec une grande étoile comme celles d’un général. Dans la rue, chacun verra tout de suite que c’est un Conseiller d’État qui passe.
« Il faut commander le plus vite possible un nouvel uniforme », — conclut Peredonov.
Une fois dans la rue, il se demanda par qui il fallait commencer.
Il lui semblait que, dans sa situation, les personnes les plus indispensables étaient le commissaire de police et le procureur du tribunal. C’est par eux qu’il faudrait commencer. Ou peut-être par le maréchal de la noblesse. Mais Peredonov n’avait pas le courage d’aller d’abord chez eux. Le maréchal Veriga est général, il aspire au poste de gouverneur. Quant au commissaire et au procureur, — ce sont des représentants terribles de la police et du tribunal.
« Mieux vaut choisir quelque autorité moins importante », — songeait Peredonov, — afin de prendre le vent, d’examiner un peu la situation. Il verrait quels sentiments on avait à son égard et ce qu’on disait de lui. »
Il décida donc que le meilleur serait d’aller d’abord voir le maire. Bien que celui-ci ne fût qu’un commerçant et qu’il n’eût fait d’études qu’à l’école primaire, chacun allait chez lui, il était reçu par toute la société et jouissait de l’estime générale. Il avait dans d’autres villes et même dans la capitale des relations assez influentes.
D’un pas résolu, Peredonov se dirigea vers la maison du maire.
Le temps était gris. Des arbres, tombaient les feuilles lasses et résignées. Peredonov avait peur.
Dans la maison du maire, ça sentait les parquets fraîchement cirés et un léger fumet de cuisine, à peine perceptible mais agréable. Le silence et l’ennui y régnaient. Les enfants du maire, un fils collégien et une fillette d’environ quatorze ou quinze ans — je la fais dresser par une gouvernante, — disait le père, — restaient décemment dans leurs chambres. Tout y était confortable, paisible et gai, les fenêtres prenaient jour sur le jardin, les meubles étaient commodes ; les jeux d’intérieur et de plein air étaient variés. Les voix des enfants retentissaient claires et vibrantes.
Au contraire, dans les appartements d’apparat et de réception du deuxième étage donnant sur la rue, tout était rigide et froid. Les meubles d’acajou semblaient des jouets agrandis. Pour le commun des visiteurs ils étaient très incommodes. En s’y asseyant, on avait l’impression de tomber sur une pierre. Mais le maître de maison épais et lourd s’en accommodait à merveille ; il choisissait sa place avec amour et, après s’y être effondré de tout son poids, s’y trouvait à l’aise.
Le prieur du monastère voisin, qui fréquentait souvent chez le maire, déclarait que ces fauteuils et ces divans étaient très favorables au salut de l’âme, ce à quoi le maire répondait :
— Oui, je n’aime pas toutes ces délicatesses féminines, — dans certaines maisons, on est à peine assis qu’aussitôt on commence à tressauter, — vous tressautez vous-même, les meubles tressautent. — À quoi bon tout cela ? D’ailleurs, les médecins n’approuvent pas non plus les sièges moelleux.
Le maire de la ville, Jacques Anikitch Skoutchaiev, reçut Peredonov au seuil du salon. C’était un homme gros et gras, très haut de taille, aux cheveux noirs coupés ras ; sa tenue était digne ; son amabilité n’excluait pas un léger mépris pour les gens peu aisés.
Peredonov prit place dans un large fauteuil et après avoir répondu aux premiers compliments du maître de maison, dit :
— Je viens pour affaire.
— À votre service, avec plaisir. En quoi puis-je vous être utile ? — s’enquit le maire avec amabilité.
Une légère lueur de mépris brilla dans ses yeux noirs et rusés. Il pensa que Peredonov était venu lui demander de l’argent et décida de ne pas lui prêter plus de cent cinquante roubles. Plusieurs fonctionnaires de la ville devaient à Skoutchaiev des sommes plus ou moins importantes. Ce dernier ne demandait jamais qu’on lui remboursât l’argent avancé, en revanche, il ne faisait plus crédit aux débiteurs négligents. La première fois, il prêtait toujours volontiers dans la mesure de ses disponibilités et de la solvabilité de l’emprunteur.
— En qualité de maire, Jacques Anikitch, vous êtes le premier personnage de cette ville, — dit Peredonov, — et j’ai besoin de vous parler.
Skoutchaiev prit un air important et, tout en restant assis dans son fauteuil, inclina légèrement la tête.
— On fait courir en ville, toutes sortes de bruits sur mon compte, — dit Peredonov, — mais ce ne sont que des blagues.
— On ne peut pas mettre un cadenas à la bouche des gens, — dit le maître de maison, — d’ailleurs dans notre patelin, les commères n’ont rien d’autre à faire qu’à aiguiser leurs langues.
— On raconte que je ne vais pas à l’église, ce n’est pas vrai, — j’y vais. J’ai manqué l’office le jour de Saint-Élie, mais c’est parce que j’ai eu mal au ventre, autrement j’y vais toujours.
— Ça, c’est exact, — déclara le maître de maison, — je dois dire qu’il m’est arrivé de vous y rencontrer. D’ailleurs, je ne vais pas toujours dans votre église. Je vais plutôt au monastère. C’est de tradition dans notre famille.
— On débite toute espèce de balivernes, — se lamentait Peredonov, — on prétend que je raconte aux élèves des obscénités. C’est une calomnie. Naturellement, il m’arrive parfois de dire quelque chose d’amusant pour égayer la leçon. Vous qui avez un fils au collège, dites-moi s’il vous a jamais raconté quelque chose de semblable sur mon compte ?
— Non, jamais, — affirma Skoutchaiev, — jamais rien de pareil. D’ailleurs ces mâtins sont rusés, ils ne diront jamais ce qu’ils doivent taire. Il est vrai que le mien est encore trop petit et, par naïveté, il aurait pu nous le rapporter. Cependant, il n’a rien raconté.
— Quant aux élèves des classes supérieures, ils en savent long, — dit Peredonov, — mais d’ailleurs là non plus, je ne dis pas de vilains mots.
— En cela vous avez raison, — répondit Skoutchaiev, — il est évident qu’un collège n’est pas un champ de foire.
— Notre société est terrible, — se plaignait Peredonov, — elle peut inventer des histoires de l’autre monde. Je m’adresse à vous, vous êtes le maire de la ville.
Skoutchaiev était très flatté. Il ne voyait guère où l’on voulait en venir ni de quoi il retournait. Mais par politique, il ne le laissait pas voir.
— Et puis, on dit encore du mal de moi, parce que je vis avec Varvara. On prétend qu’elle n’est pas ma sœur, mais ma maîtresse. Or, devant Dieu, elle est ma cousine au quatrième degré ; on peut se marier avec de telles cousines. Je vais l’épouser.
— Naturellement, — approuva Skoutchaiev, — le mariage arrange tout.
— Je n’ai pas pu le faire avant, j’avais des empêchements, très graves. C’était impossible. S’il n’avait dépendu que de moi, je serais marié depuis longtemps. Croyez-moi.
Skoutchaiev prit un air important, fronça légèrement les sourcils et tapotant de ses doigts blancs et potelés sur le tapis de la table, dit :
— J’ai confiance en vous. S’il en est vraiment ainsi, c’est autre chose. Maintenant, je vous crois. Car, je l’avoue, cela paraissait peu convenable que vous viviez avec… passez-moi le mot, avec votre maîtresse, sans l’avoir épousée. Cela paraissait peu convenable, car, vous comprenez, les enfants… c’est très malins. Autant c’est difficile de leur enseigner le bien, autant le mal entre aisément. Oui, c’était un peu équivoque. Mais du reste, ça ne regarde personne, — c’est mon opinion. Je suis très honoré que vous avez daigné venir me voir, car bien que je ne sois qu’un ignorant et que je n’aie pas été au delà de l’école primaire, pourtant je suis honoré de la confiance de la société. C’est la troisième fois que je suis réélu maire, aussi ma parole a-t-elle du poids auprès de messieurs les bourgeois.
Skoutchaiev parlait et s’embrouillait de plus en plus dans ses idées, il lui semblait qu’il n’en finirait jamais de dévider son rouleau. Il interrompit pourtant son discours et pensa avec angoisse :
« D’ailleurs, nous avons l’air de transvaser du vide. Quelle misère que ces savants ! — Pas moyen de comprendre ce qu’ils veulent. Dans leurs livres, ils voient clair, mais dès qu’ils fourrent leur nez ailleurs, ils s’embrouillent et embrouillent les autres. »
Embarrassé, il fixa les yeux sur Peredonov ; son regard perçant s’éteignit, son corps replet s’affaissa, il ne ressemblait plus à l’homme solide et actif de tout à l’heure mais paraissait un vieillard abruti.
De son côté, Peredonov, comme médusé par les paroles du maire, garda un moment le silence, puis clignant de l’œil, l’expression indécise et maussade, dit :
— Vous qui êtes maire de la ville, vous pouvez affirmer que tout ça c’est des bêtises.
— C’est-à-dire, à propos de quoi ? — s’enquit avec prudence Skoutchaiev.
— Voici, — expliqua Peredonov, — si quelqu’un me dénonce aux autorités, sous prétexte que je ne vais pas à l’église ou sous quelque autre prétexte et si on vient chez vous chercher des renseignements.
— Quant à cela, avec le plus grand plaisir, — assura le maire. — Vous pouvez être absolument tranquille. Nous saurons vous défendre au besoin. Pourquoi ne dirait-on pas un mot en faveur d’un homme de bien ? Le cas échéant, la municipalité pourra même vous présenter des félicitations. C’est très facile. Ou, par exemple, le titre de citoyen honoraire. Pourquoi pas, si besoin est. Tout cela peut se faire.
— Je peux donc compter sur vous, — dit Peredonov d’un air morne, comme s’il répondait à quelque chose qui ne lui était pas tout à fait agréable, — car le proviseur me crée des ennuis.
— Tiens, tiens ! — s’écria Skoutchaiev branlant la tête avec compassion. — Je suppose qu’on lui aura rapporté des calomnies sur votre compte. Nicolas Vlassievitch paraît être un homme sensé qui ne fait de mal à personne. Je le vois bien par mon fils. Un homme sérieux, austère. Pourquoi êtes-vous en désaccord ?
— Divergence d’opinions, — expliqua Peredonov. — Il y a au collège beaucoup de personnes qui m’envient. Ils veulent tous devenir inspecteur. Or, la princesse Voltchanskaia m’a promis de me procurer une place d’inspecteur. Ils en crèvent d’envie.
— Oui, oui, — répondit avec prudence Skoutchaiev. — Mais d’ailleurs pourquoi causons-nous à sec ; si nous faisions un petit gueuleton bien arrosé.
Skoutchaiev appuya sur le bouton de la sonnette électrique près de la suspension.
— Très commode ce truc. — Vous devriez changer de ministère, — conseilla-t-il à Peredonov.
Puis s’adressant à la belle fille aux proportions athlétiques apparue à son coup de sonnette, il commanda :
— Dachenka, apportez-nous quelque chose à manger, du café bien chaud. Vous avez compris ?
— Bien Monsieur, — répondit Dachenka. Elle sourit et quitta la chambre d’un pas extrêmement léger qui contrastait avec sa robuste taille.
— Oui, dans un autre ministère — répéta Skoutchaiev, — s’adressant de nouveau à Peredonov. Par exemple, dans le ministère des cultes. Si vous preniez la soutane, vous feriez un prêtre sérieux et très correct. Là je pourrais vous aider, j’ai de bonnes relations parmi les Éminences.
Skoutchaiev nomma quelques évêques et vicaires généraux.
— Non, je ne veux pas être pope, — répondit Peredonov, — je ne supporte pas l’encens ; l’odeur m’en fait mal à la tête et au cœur.
— Dans ce cas, vous pourriez entrer dans la police, — conseilla Skoutchaiev. — Faites-vous commissaire, par exemple. Sans indiscrétion, quel grade avez-vous ?
— Je suis Conseiller d’État, — répondit gravement Peredonov.
— Oh ! — s’écria Skoutchaiev, — quel grade élevé ! Et tout cela parce que vous instruisez les enfants. Ce que veut dire la science ! Cependant, il y a de nos jours des personnes qui s’élèvent contre la science, mais sans elle on ne peut pas vivre… Ainsi moi, par exemple, je n’ai fait que des études primaires mais je veux envoyer mon fils à l’Université. Au collège, on les fait travailler à coups de bâtons, mais après ils marchent tout seuls. Vous savez, quand il est paresseux et qu’il mérite quelque pensum, je ne le fouette jamais. Je le prends par les épaules, le conduis près de la fenêtre d’où l’on aperçoit les bouleaux de notre jardin. Je les lui montre. « Tu vois ! » — lui dis-je. — « Oui, petit père, je vois, je ne recommencerai plus. » Et en effet, c’est comme si je lui avais donné le fouet. Oh ces enfants ! ces enfants ! — termina Skoutchaiev poussant un gros soupir.
Peredonov resta chez le maire environ deux heures. La conversation d’affaire fut suivie d’un copieux régal.
Skoutchaiev faisait les honneurs, — comme tout ce qu’il faisait d’ailleurs, — très posément et avec beaucoup de dignité. On eût dit qu’il s’agissait d’une chose très importante. Il usait de toutes sortes de ruses. On apporta le « punch » dans de grands verres et le maître de maison le baptisa « café ». La vodka fut servie dans des verres auxquels on avait soigneusement coupé les pieds pour qu’on ne pût les poser sur la table.
— J’appelle cela « verse et avale », — expliqua le maître de maison. Il arriva encore un autre visiteur, le marchand Tichkov, un homme petit de taille, aux cheveux grisonnants, gai et bravache, avec une longue redingote et des bottes. Il buvait beaucoup d’eau-de-vie, parlait très vite et débitait toute espèce de fadaises rimées. Sans aucun doute, il était très satisfait de lui-même.
Peredonov décida enfin qu’il était temps de rentrer chez lui et prit congé.
— Mais vous n’êtes pas pressé, — dit le maître de maison, — restez encore un instant.
— Non, il faut que je parte, j’ai à faire, — répliqua Peredonov, — d’un air préoccupé.
— Il faut qu’il se dépêche, sa sœur l’attend, — jeta Tichkov en clignant de l’œil à Skoutchaiev.
— J’ai des affaires, — riposta Peredonov.
— À bons travailleurs rendons les honneurs, — jeta lestement Tichkov.
Skoutchaiev accompagna Peredonov jusqu’à l’antichambre. Avant qu’il partît, il le prit dans ses bras et l’embrassa. Peredonov était satisfait de sa visite.
Le maire est pour moi, — songeait-il. Il en était sûr.
Revenu auprès de Tichkov, Skoutchaiev dit :
— C’est à tort qu’on calomnie cet homme.
— On le calomnie à tort sans améliorer son sort, — releva aussitôt Tichkov en se versant d’un geste rapide un verre d’eau-de-vie.
On voyait qu’il n’écoutait pas du tout ce qu’on lui disait et qu’il ne songeait qu’à saisir les mots au vol pour leur accrocher quelque rime.
— Il n’est pas mal, il a du cœur et il sait caresser la bouteille, — poursuivit Skoutchaiev, se versant de la vodka et sans prêter la moindre attention aux bouts rimés de Tichkov.
— Pour caresser la bouteille, certes il n’a pas son pareil, — fit Tichkov en avalant prestement la vodka.
— Et quant à ses amours avec mam’zelle… ça c’est son affaire après tout, — continuait Skoutchaiev.
— Chez toutes les mam’zelles les puces sont comme chez elles, — répondit Tichkov.
— Qui ne pèche pas devant Dieu ? Qui n’est pas fautif devant le tsar ?
— Nous voulons tous pécher car nous voulons tous aimer.
— Et lui, il veut réparer sa faute par le mariage.
— Aujourd’hui fiançailles, demain bataille.
Ainsi parlait Tichkov quand il ne s’agissait pas de ses propres affaires. Il aurait assommé tout le monde mais on y était habitué et on ne le remarquait même plus. Quelquefois seulement on le lâchait sur un novice.
Il importait peu à Tichkov qu’on l’écoutât ou non. Il ne pouvait s’empêcher de saisir au vol les paroles d’autrui et d’y accrocher quelque rime. Il se livrait à cet exercice avec la promptitude et la régularité d’une machine. À regarder longtemps ses gestes saccadés et précis, on aurait pu croire qu’il n’était point un homme vivant mais qu’il était déjà mort ou plutôt qu’il n’avait jamais vécu et qu’il ne voyait et n’entendait rien autre dans ce monde que des mots sonnant dans le vide.
Le lendemain Peredonov se rendit chez le procureur Avinovitzsky. Ce jour-là encore le temps était gris ; le vent soufflait par rafales et soulevait dans les rues des tourbillons de poussière. Le soir approchait. Une lumière blafarde et triste, tamisée par les nuages, semblant ne pas venir du soleil, tombait sur la ville. Le calme des rues inspirait l’angoisse. Toutes ces bâtisses chétives, venues au monde, on ne sait pourquoi, délabrées irrémédiablement, semblaient faire timidement allusion à la vie ennuyeuse et misérable qui se cachait derrière leurs murs. De temps à autre, — quelques passants. — Ils cheminaient avec lenteur, comme si rien ne les poussait et comme s’ils avaient à peine assez de force pour vaincre le sommeil qui les menait vers l’anéantissement. Seuls les enfants, coupes éternelles et inépuisables de la joie divine sur terre, étaient vivants, ils couraient et jouaient. Mais eux aussi étaient déjà frappés de torpeur ; déjà pesait sur eux un monstre invisible, sans face, accroupi sur leurs épaules et qui jetait quelquefois un regard menaçant sur leurs visages soudain abêtis.
Parmi cette détresse des rues et des maisons, dans cet éloignement du ciel, sur cette terre impure et stérile, Peredonov marchait… accablé d’une vague terreur. Le ciel ne lui offrait pas de consolation et la terre ne lui donnait pas de joie, — car aujourd’hui comme toujours, il regardait le monde avec des yeux morts, — tel un démon languissant de terreur et d’ennui dans sa lugubre solitude.
Sa sensibilité était obtuse et sa conscience n’était qu’un appareil avilissant et corrupteur. Tout ce qui parvenait jusqu’à elle devenait ordure et fange. En tout, il ne voyait que les défauts et s’en réjouissait. S’il passait devant un poteau droit et propre, il était aussitôt saisi de l’envie de le courber et de le souiller. Il riait de contentement quand on salissait quelque chose en sa présence. Il méprisait et tourmentait les collégiens bien lavés, les gratifiant de sobriquets ridicules. Les élèves sales lui plaisaient davantage. Peredonov n’aimait aucune chose ni aucun être humain. La nature ne pouvait agir sur sa sensibilité que d’une seule manière, en l’accablant. Il en était de même dans ses rencontres avec les hommes, surtout avec les étrangers et les inconnus à qui il ne pouvait dire de grossièretés. Être heureux signifiait, pour lui, ne rien faire, se renfermer en lui-même et soigner son ventre.
Et voici que maintenant, — il était contraint, malgré lui, d’aller s’expliquer. Quel fardeau ! quel ennui ! — Et encore, s’il avait pu faire quelque saloperie là où il allait ; mais, non, il n’avait même pas cette consolation.
La maison du procureur augmenta et précisa la terreur et l’angoisse de Peredonov.
En effet, cette maison avait l’air méchant et rébarbatif. Le toit élevé descendait tristement sur les fenêtres basses. La façade en planches et le toit étaient autrefois badigeonnés de couleurs vives et gaies. Mais le temps et la pluie les avaient rendus gris et sombres. Le portail massif, énorme, semblant destiné à repousser les attaques ennemies, restait constamment clos. Par derrière, grinçait une chaîne, — un chien à la voix sourde aboyait aux passants.
Autour de la maison du procureur, des terrains vagues, des potagers, des masures chancelantes. En face, une grande place hexagonale, affaissée au milieu, non pavée et couverte d’herbes. Près de la maison, un réverbère, l’unique de la place.
Peredonov gravit lentement et à contre-cœur les quatre marches inclinées du perron abrité d’un petit toit en planches et tira la poignée en cuivre terni de la sonnette. Tout près retentit un son fêlé — on entendit des pas étouffés. Quelqu’un s’approcha sur la pointe des pieds, s’arrêta sans bruit ; sans doute, on regardait à travers quelque imperceptible fissure. Enfin la barre de fer grinça, la porte s’ouvrit ; sur le seuil apparut une fille aux cheveux noirs, à l’air morne. Le visage grêlé, les yeux furtifs et soupçonneux.
— Qui demandez-vous ? — fit-elle.
Peredonov répondit qu’il était venu chez Avinovitzsky pour affaire. La fille le laissa entrer.
En franchissant le seuil, Peredonov prononça à part soi des exorcismes. Il fit bien de se dépêcher, car il n’avait pas encore enlevé son pardessus qu’on entendit dans le salon la voix stridente et hargneuse d’Avinovitzsky. La voix du procureur était toujours menaçante, — il ne pouvait parler autrement. À ce moment, d’un ton aigre et courroucé, il criait depuis le salon des paroles de bienvenue à Peredonov et lui exprimait sa joie de ce que ce dernier se fût enfin décidé à venir le voir.
Avinovitzsky était un homme d’aspect sombre, comme si la nature l’avait prédestiné à menacer et à crier sans cesse. — D’une santé de fer, — il prenait des bains dans la rivière d’une glace à l’autre, — bien qu’il semblât plutôt maigre tant il était couvert d’une barbe noire à reflets bleus.
À tout le monde, il inspirait sinon la peur du moins un sentiment de malaise, parce qu’il grondait et menaçait sans cesse de Sibérie et de bagne.
— Je suis venu pour affaire, — dit Peredonov gêné.
— Est-ce pour avouer un crime ? — Avez-vous tué un homme ? — incendié une maison ? dévalisé la poste ? — criait Avinovitzsky d’une voix rageuse, en faisant entrer Peredonov au salon. — Ou bien êtes-vous victime de quelque délit ? Ce qui est plus que possible dans notre ville, — sale ville en vérité, et la police y est encore pire. Je m’étonne qu’on ne trouve pas chaque matin des cadavres gisants sur cette place. — Eh bien ! je vous en prie, asseyez-vous. Quelle affaire vous amène ? Êtes-vous le criminel ou la victime ?
— Non, répondit Peredonov, — je n’ai rien commis de semblable. C’est le proviseur qui serait ravi de me faire condamner, mais je n’ai rien commis de ce genre.
— Alors vous ne venez pas avouer un crime ? — demanda le procureur.
— Non, rien de semblable, — murmura Peredonov effrayé.
— Alors, si vous n’avez rien fait de semblable, — dit Avinovitzsky, accentuant chaque mot avec férocité, — je vais vous offrir quelque chose.
Il prit une sonnette sur la table et sonna. — Personne. — Avinovitzsky saisit la sonnette des deux mains et se mit à carillonner désespérément. Puis, il la jeta à terre, frappa du pied et cria d’une voix sauvage :
— Mélanie, Mélanie, démons, diables, ogres !
On entendit des pas lents. Le fils d’Avinovitzsky, un collégien d’environ treize ans, bien bâti, aux cheveux noirs, aux gestes sûrs et dégagés, entra.
Il salua Peredonov, ramassa la sonnette qu’il posa sur la table et, alors seulement, dit avec calme :
— Mélanie est au potager.
Avinovitzsky s’apaisa aussitôt et, regardant son fils avec une tendresse qui contrastait avec son visage poilu et méchant, il dit :
— Alors, mon enfant, cours la chercher et dis-lui qu’elle nous serve à manger et à boire.
Le jeune garçon sortit du salon sans se hâter. Le père le contemplait avec un sourire satisfait et orgueilleux. Lorsque l’enfant fut sorti, Avinovitzsky redevint soudain farouche et, d’une voix terrible qui fit tressaillir Peredonov, cria :
— Vite.
Le collégien se mit à courir. On entendit claquer les portes ouvertes et fermées avec fracas. Le père tendit l’oreille, sourit de ses lèvres rouges et épaisses et, de sa voix irritée, jeta :
— Mon héritier. Il est bien, hein ! Que deviendra-t-il ? Qu’en pensez-vous ? Un imbécile, peut-être, mais un vaurien, un lâche, une guenille, jamais.
— Oui, certes, — balbutia Peredonov.
Aujourd’hui, les hommes ne sont qu’une parodie de l’espèce humaine, — tonnait Avinovitzsky. La santé n’est pour eux qu’une chose futile. Le boche a inventé la flanelle. J’aurais envoyé ce boche au bagne. Une flanelle à mon Vladimir ! Mais l’été, à la campagne, il ne met jamais de souliers ; il ne manquerait plus que cela que je lui mette une flanelle ! Au cœur de l’hiver, il saute tout nu d’un bain de vapeur et se roule dans la neige. Lui, une flanelle ? Cent coups de verges chaudes à ce sacré boche !
Du boche inventeur de flanelle, Avinovitzsky passa à d’autres criminels.
— La peine de mort, très honoré monsieur, n’est pas un reste de barbarie. La science a reconnu qu’il y avait des criminels nés. Avec ça, mon cher, tout est dit. Il faut les supprimer et ne pas les nourrir aux frais de l’État. Voilà un malfaiteur, on lui assure pour toute sa vie un coin bien chaud à la prison. Il a tué, incendié, violé et le contribuable doit l’entretenir de sa poche. Non, — pendre, — c’est bien plus juste et meilleur marché.
* * *
À la salle à manger, la table ronde était couverte d’une nappe blanche à bord rouge. Il y avait des assiettes avec des saucissons bien gras et autres victuailles salées, fumées et marinées, des carafes et des bouteilles de toute forme et de tout calibre contenant des eaux-de-vie et des liqueurs de toute sorte. Tout dans cet appartement était au goût de Peredonov jusqu’à une certaine malpropreté qu’il affectionnait.
Le maître de maison continuait à tonner. À propos de victuailles, il partit en guerre contre les fournisseurs et, soudain, on ne sait pourquoi, parla de l’hérédité.
— L’hérédité, c’est une chose énorme, — cria-t-il avec rage, — vouloir transformer les paysans en messieurs, c’est bête, ridicule, immoral, — c’est un mauvais calcul aussi. La campagne s’appauvrit, les villes regorgent de voyous. La disette, l’ignorance, le suicide, qu’est-ce que vous dites de tout cela ? Instruisez le paysan tant que vous voudrez mais ne lui conférez pas de grades pour autant. Le village perd ses meilleurs enfants et il ne lui reste que le médiocre et le pire. De son côté, la noblesse souffre de cette affluence d’éléments incultes. Chez lui, le paysan était peut-être meilleur que les autres ; dans la noblesse, il introduit quelque chose de vulgaire et de servile. En premier lieu, les intérêts du ventre ; non, mon cher, les castes étaient une sage institution.
— Chez nous au collège, c’est tout pareil ; le proviseur laisse pénétrer toute la canaille, — dit Peredonov d’un ton mécontent. — Il y a même des fils de paysans et beaucoup de petits bourgeois.
— Une bonne affaire ! Il n’y a vraiment rien à dire, — cria le maître de maison.
— Une circulaire ministérielle interdit l’accès du collège à tout ce menu fretin, — se plaignait Peredonov, — mais lui n’en fait qu’à sa guise. Il ne refuse presque personne. « La vie est bon marché dans notre ville, — dit-il, — et pourtant, il y a peu de collégiens. » Eh bien, qu’est-ce que cela fait qu’il y en ait peu ? Moins ils sont, mieux ça vaut. On a juste le temps de corriger les cahiers ; pas moyen de lire un livre. Les élèves, dans leurs compositions, emploient exprès des mots douteux, il faut tout le temps chercher dans le dictionnaire.
— Tâtez un peu de cette eau-de-vie, — offrit Avinovitzsky, — alors quelle affaire vous amène ?
— J’ai des ennemis, — balbutia Peredonov, regardant mélancoliquement avant de boire son petit verre rempli d’une eau-de-vie jaune.
— Un cochon vivait sans ennemi, — répliqua Avinovitzsky, — et tout de même, on l’a égorgé. Goûtez-en, c’était un bon cochon.
Peredonov prit une tranche de jambon et dit :
— On fait courir sur mon compte toutes sortes d’histoires.
— Oh, quant aux potins, je puis dire qu’il n’y a pas de ville pire que la nôtre, — cria le maître de maison féroce. — En voilà une ville ! À peine a-t-on fait une saloperie que tous les cochons se mettent à grogner.
— La princesse Voltchanskaia a promis de me procurer une place d’inspecteur, et on fait des cancans, ça peut me nuire. Tout cela par jalousie. Le proviseur a tué la discipline au collège. Les élèves qui sont dans des pensions privées boivent, fument et font la cour aux collégiennes. Mais, parmi ceux qui vivent chez leurs parents, il y en a d’aussi dévergondés. C’est le proviseur qui leur a accordé toute cette liberté et moi, il me poursuit. Sans doute, on m’a calomnié devant lui ; on continuera à médire de moi jusqu’à ce que ça arrive aux oreilles de la princesse.
Peredonov parla longuement et avec incohérence de ses inquiétudes. Avinovitzsky irrité écoutait et, de temps à autre, s’exclamait avec fureur :
— Canailles ! Voyous ! Fils d’Hérode !
— Ai-je l’air d’un nihiliste ? — interrogea Peredonov, — c’est ridicule. J’ai une casquette à cocarde ; il est vrai que je ne la mets pas toujours, — le proviseur, lui aussi porte un chapeau mou. Et si j’ai suspendu chez moi le portrait de Mickiewicz, c’est pour ses vers et non parce qu’il s’est insurgé. Je n’ai même pas lu sa « Cloche ».
— Ah, en voilà une bonne ! — dit sans ménagement Avinovitzsky. — C’est Herzen et non Mickiewicz qui éditait la « Cloche » !
— C’est une autre « Cloche », — riposta Peredonov, — Mickiewicz lui aussi éditait une « Cloche ».
— Connais pas. Publiez ça. Une découverte scientifique. Vous deviendrez célèbre.
— Ça ne peut pas s’imprimer, — répliqua Peredonov fâché, — je ne dois pas lire les livres défendus, d’ailleurs je ne les lis jamais, je suis patriote.
Après les longues jérémiades de Peredonov, Avinovitzsky comprit enfin que quelqu’un essayait de lui tendre un piège et, dans ce but, faisait courir toute sorte de cancans pour l’effrayer et le faire chanter. Que tous ces commérages ne fussent pas encore parvenus jusqu’à ses oreilles, le procureur se l’expliquait ainsi : le malandrin n’opérait que dans le cercle le plus intime de Peredonov, n’ayant besoin d’agir que sur ce dernier. Avinovitzsky demanda :
— Qui soupçonnez-vous ?
Peredonov réfléchit. Par hasard, le nom de Grouchina lui vint à l’esprit. Il se souvenait vaguement d’une conversation récente avec elle, quand il avait coupé son récit en menaçant de la dénoncer. Le fait d’avoir menacé Grouchina de la dénoncer se confondait dans son esprit avec l’idée générale et vague de délation. Serait-ce lui ou elle qui dénoncerait ? Ce n’était pas clair. Peredonov ne voulut pas faire effort pour se rappeler les faits nettement. Une seule chose était évidente : Grouchina était l’ennemie, et ce qui était plus terrible encore, c’est qu’elle avait vu où il avait caché Pissarev. Il fallait le cacher ailleurs.
Peredonov dit :
— Il y a une certaine Grouchina…
— Connais, — canaille de premier ordre, — coupa court Avinovitzsky.
— Elle est sans cesse fourrée chez nous, — se plaignait Peredonov, — elle a les yeux plus grands que la panse. Elle fourre son nez partout. Sa cupidité est sans bornes ; il faut tout le temps lui donner. Peut-être veut-elle que je la paye pour ne pas dénoncer que j’avais les œuvres de Pissarev. Peut-être aussi veut-elle que je l’épouse. Mais moi, je ne veux rien lui donner et j’ai une autre fiancée. Elle n’a qu’à me dénoncer, je suis innocent. Ce qui m’embête, c’est qu’on fera toute une histoire et que ça peut nuire à ma nomination.
— Grouchina est une canaille avérée, — dit le procureur, — elle a commencé par dire la bonne aventure, par mystifier les imbéciles. J’ai dit à la police que c’était inadmissible, qu’il fallait mettre fin à tout cela. Pour une fois, la police a été intelligente et a obéi.
— Mais elle tire encore les cartes, — riposta Peredonov, — elle m’a prédit une lettre officielle et un long voyage.
— Elle sait bien ce qu’il faut dire à chacun. Attendez un peu ; elle est en train de tresser le filet et après elle réclamera de l’argent. Alors, venez directement chez moi. Je lui administrerai cent coups de verges chaudes, — c’était le dicton préféré d’Avinovitzky.
Il ne fallait pas prendre cette menace au pied de la lettre, cela signifiait seulement qu’il lui laverait bien la tête.
Le procureur promit à Peredonov de le défendre. Cependant, celui-ci sortit de chez son hôte accablé de vagues terreurs ; les discours bruyants et menaçants d’Avinovitzsky n’avaient fait qu’augmenter ses craintes.
Chaque jour, avant le dîner, Peredonov faisait une visite. Il ne pouvait pas en faire plus d’une, car partout, il lui fallait donner des explications détaillées. Le soir, il allait habituellement jouer au billard. Comme par le passé, Verchina continuait à l’enjôler de ses appels ; comme par le passé, Routilov lui vantait ses sœurs. À la maison, Varvara l’engageait à se marier au plus tôt, mais il ne s’y décidait pas. — « Certes, — pensait-il, — le plus avantageux serait d’épouser Varvara ; cependant, si la princesse la trompait, on se moquerait de lui dans la ville. » Cette idée le retenait.
La chasse que lui faisaient les filles, — la jalousie plutôt imaginée que réelle de ses camarades, — les persécutions auxquelles il se croyait en butte, tout cela rendait sa vie maussade et triste comme le temps qui depuis quelques jours restait gris et morne avec ses pluies lentes, avares mais persistantes et froides. « La vie s’arrange mal », — songeait Peredonov ; mais il croyait qu’il deviendrait bientôt inspecteur et qu’alors tout irait pour le mieux.
Le jeudi suivant, Peredonov se rendit chez le maréchal de la noblesse.
La maison du maréchal faisait penser à une de ces spacieuses villes de Pavlovsk ou de Tzarskoe Selo, aménagées pour l’hiver. Le luxe ne sautait pas aux yeux, mais certains détails paraissaient inutilement et exagérément modernes.
Bien qu’Alexandre Mikaïlovitch Veriga attendît Peredonov dans son cabinet de travail, il fit semblant de se hâter à sa rencontre.
Veriga se tenait extraordinairement droit, même pour un officier de cavalerie en retraite. On disait de lui qu’il portait un corset. Son visage soigneusement rasé était uniformément rose ; on eût dit qu’il se fardait. Ses cheveux étaient coupés ras, — moyen commode de dissimuler sa calvitie. Les yeux gris aimables et froids. Dans ses relations, il était, avec tout le monde, excessivement affable ; sévère et ferme dans ses opinions. Tous ses mouvements révélaient une excellente discipline militaire ; de temps à autre, il affectait les manières d’un futur gouverneur.
Peredonov, assis devant une table en chêne sculptée, lui expliquait :
— Voici, il court sur mon compte mille bruits ridicules. Je m’adresse à vous comme gentilhomme. Oui, Votre Excellence, on raconte sur moi toutes sortes de sornettes, — des choses qui ne sont jamais arrivées.
— Je n’ai rien entendu, — répondit Veriga, — et tout en souriant aimablement, il appuya sur Peredonov ses yeux gris et attentifs.
Peredonov regardait obstinément dans le coin et disait :
— Socialiste, je ne l’ai jamais été et si quelquefois, il m’est arrivé de trop parler… — mais qui ne s’emballe dans sa jeunesse ?… Aujourd’hui, je ne pense plus rien de semblable.
— Alors, vous étiez quand même un grand libéral ? — interrogea Veriga avec son sourire aimable. — Vous étiez pour la constitution, n’est-ce pas ? Nous tous, dans notre jeunesse, nous avons rêvé de la constitution. — Vous fumez ?
Veriga tendit à Peredonov la boîte de cigares. Celui-ci n’osa pas accepter. Veriga alluma un cigare.
— Certainement, Votre Excellence, — avoua Peredonov, — à l’Université moi aussi… mais, même alors, je désirais une constitution différente des autres.
— C’est-à-dire ? — questionna Veriga, une nuance de mécontentement dans la voix.
— Une constitution mais sans parlement, — au parlement, on ne fait que se battre.
Une légère admiration brilla dans les yeux de Veriga.
— La constitution, sans parlement ! — répéta-t-il rêveur. — C’est très pratique, savez-vous ?
— Mais, il y a très longtemps de cela, — dit Peredonov — et maintenant plus rien.
Il jeta un regard plein d’espoir sur le maréchal. Celui-ci laissa échapper un filet de fumée et, après un instant de silence, dit lentement :
— Vous êtes professeur, — or, ma situation dans le district m’oblige à m’occuper aussi des écoles. Quel est votre point de vue ? Qu’est-ce que vous préférez, les institutions religieuses ou les écoles des zemstvos ?
Veriga secoua les cendres de son cigare et fixa sur Peredonov ses yeux aimables mais trop attentifs. Le visiteur promena ses regards dans tous les coins, fronça les sourcils et dit :
— Les écoles des zemstvos sont mal tenues.
— Mal tenues, — reprit Veriga d’un ton incertain, — tiens, tiens !
Et il baissa les yeux sur son cigare, comme s’il s’apprêtait à entendre de longues explications.
— Tous les professeurs y sont nihilistes, — racontait Peredonov — et toutes les institutrices athées. Elles se mouchent à l’église.
Le maréchal leva rapidement les yeux sur Peredonov, sourit et remarqua :
— Mais, vous savez, c’est quelquefois indispensable.
— Oui, mais elles se mouchent en coup de trompette, — les chanteurs rigolent, — bougonnait méchamment Peredonov. — Il y en a même une qui le fait exprès. C’est une certaine Scobotchkina.
— Oui, elle a tort, — répliqua Veriga. — Mais chez Scobotchkina, c’est plutôt manque d’éducation. C’est une fille qui n’a pas de manières, mais comme institutrice, elle est très zélée. En tout cas, évidemment, elle a tort. Il faut le lui dire.
— Elle se promène aussi en blouse rouge. Quelquefois même, elle marche nu-pieds et en sarafane. Elle joue aux quilles avec les gosses. Il y a trop de liberté dans leurs écoles, — poursuivait Peredonov — aucune discipline. Ils sont opposés à toute punition. Or, c’est impossible de traiter les enfants des moujiks comme les enfants des nobles. Il faut les rosser.
Veriga regarda tranquillement Peredonov. Puis, comme s’il se sentait mal à l’aise d’avoir entendu un propos si déplacé, — baissa les yeux et, d’un ton froid, presque d’un ton de gouverneur, commença :
— Je dois vous dire que j’ai observé beaucoup de bonnes qualités parmi les enfants des écoles primaires. Sans contredit, ils travaillent, pour la plupart, très consciencieusement. Il leur arrive comme à tous les enfants de commettre des fautes. Étant donné le manque d’éducation du milieu auquel ils appartiennent, ces fautes peuvent prendre des formes assez grossières, d’autant plus que les sentiments de devoir et de respect pour la propriété d’autrui sont peu développés parmi les paysans russes. L’école, à l’égard de ces fautes, doit être attentive et sévère. Quand la faute est grave et qu’on a épuisé tous les moyens de persuasion, on peut, pour éviter le renvoi de l’élève, recourir aux mesures extrêmes. Et ceci doit être appliqué à tous les enfants, même aux nobles. Mais je suis de votre avis, l’éducation dans ces sortes d’écoles laisse vraiment à désirer. Madame Steven, dans son livre, — très intéressant d’ailleurs, — vous l’avez lu ?…
— Non, Votre Excellence, — répondit Peredonov confus, — je n’ai pas le temps, trop de travail au lycée. Mais je le lirai.
— Oh, ce n’est pas indispensable, — dit en souriant aimablement Veriga, comme s’il autorisait Peredonov à ne pas lire ce livre. — Alors, cette Madame Steven raconte avec grande indignation que le tribunal de sa commune a condamné aux verges deux de ses élèves, gars de dix-sept ans. Or, vous savez, ces gars sont fiers ! — ce que nous avons enduré tout le temps que la condamnation pesait sur eux ! — après on a cassé le jugement. Et moi, je vous dirai qu’à la place de Madame Steven, j’aurais eu honte de raconter cet événement à toute la Russie ; ces élèves ont été condamnés pour avoir volé des pommes. J’attire votre attention, pour avoir volé ! Et elle ose encore écrire que c’étaient ses meilleurs élèves. Belle éducation ! Il ne reste qu’à avouer franchement que nous nions le droit de propriété.
Veriga, très agité, se leva, fit quelques pas, mais se maîtrisa et se rassit :
— Si je deviens inspecteur des écoles primaires, les choses marcheront autrement, — affirma Peredonov.
— Vous comptez le devenir ? — demanda Veriga.
— Oui, la princesse Voltchanskaia me l’a promis.
Le maréchal prit un air aimable.
— Je serai heureux de vous féliciter. Je ne doute pas qu’entre vos mains, tout ira beaucoup mieux.
— Mais, voilà, Votre Excellence, on raconte sur moi toutes sortes de balivernes, — peut-être, ira-t-on jusqu’à me dénoncer, rendant ainsi ma nomination impossible, — mais je suis innocent.
— Qui soupçonnez-vous ? — interrogea Veriga.
Peredonov se troubla et balbutia :
— Qui dois-je soupçonner ? Je ne sais. On fait des cancans. Je ne le rapporte que parce que cela peut nuire à ma carrière.
Veriga pensa que n’étant pas gouverneur il n’avait pas besoin de savoir de qui il s’agissait. De nouveau, il reprit son rôle de maréchal de la noblesse et prononça un discours que Peredonov écouta en proie à la terreur et à l’angoisse.
— Je vous remercie pour la confiance que vous m’avez témoignée en sollicitant, — Veriga aurait voulu dire ma protection, mais il se retint, — ma médiation entre vous et les milieux où circulent des bruits qui vous sont défavorables. Ces rumeurs ne sont pas arrivées jusqu’à moi, et vous pouvez vous réjouir de ce que ces calomnies n’osent pas s’élever des bas-fonds de la société et rampent, pour ainsi dire, dans l’obscurité et le mystère. Mais je constate avec plaisir que, tout en occupant un poste auquel votre nomination vous donne droit, vous sentez en même temps la valeur et l’importance de l’opinion publique, la dignité de la situation que vous occupez en qualité d’éducateur de la jeunesse. C’est à vos soins éclairés que, nous autres parents, nous confions notre bien le plus précieux, nos enfants héritiers de notre nom et de notre labeur. Comme fonctionnaire, vous avez votre supérieur, votre très distingué proviseur ; mais en tant que gentilhomme et membre de la société, vous avez le droit, dans toutes les questions qui concernent votre honneur et votre dignité, de compter sur l’appui du maréchal de la noblesse.
Tout en continuant à parler, Veriga se leva et, appuyant avec force son bras sur le bord de la table, il regardait Peredonoy avec une attention aimable et indifférente, — cette même attention que témoignent à la foule les autorités lorsqu’elles prononcent leurs bienveillants discours. Peredonov se leva à son tour et, morne, les mains sur le ventre, regardait le tapis sous les pieds de son hôte. Veriga reprit :
— Je suis heureux que vous vous soyez adressé à moi. Il est utile aujourd’hui que les membres de la classe dirigeante se rappellent toujours et en toute occasion qu’ils appartiennent à la noblesse. Il est indispensable de sauvegarder non seulement les droits mais aussi les devoirs et l’honneur du gentilhomme. Comme vous le savez très bien vous-même, la noblesse en Russie est une caste presque entièrement au service de l’État. Strictement parlant, toutes les fonctions d’État, — les inférieures exceptées, — doivent être entre les mains de la noblesse. Le fait que la roture a accès aux situations officielles est sans aucun doute une des causes de ces événements regrettables, comme ceux qui viennent de troubler votre quiétude. La calomnie et la délation sont les armes des gens de race inférieure qui n’ont pas été élevés dans les saines traditions de la noblesse. Mais j’espère que l’opinion publique se prononcera avec fermeté en votre faveur et, dans ce cas, vous pouvez absolument compter sur moi.
— Très humblement merci, Votre Excellence, — dit Peredonov, — alors, je compterai sur vous.
Le maréchal sourit aimablement mais resta debout pour montrer que la conversation était terminée. Il sentit tout à coup que son discours était hors de propos et que Peredonov n’était rien autre qu’un poltron à l’affût d’une bonne place et qu’il assiégeait les gens pour obtenir leur protection. Il prit congé de son visiteur avec ce mépris froid qu’il éprouvait pour lui et pour sa vie désordonnée.
Pendant que le valet de chambre l’aidait à mettre son pardessus, Peredonov entendit au loin les sons d’un piano. Il songeait : « Dans cette maison vivent luxueusement des gens fiers ayant d’eux-mêmes une haute estime, — il vise au poste de gouverneur » et l’envieux Peredonov éprouvait un étonnement respectueux.
Dans l’escalier, il croisa les deux fils du maréchal qui rentraient de promenade accompagnés de leur précepteur. Peredonov les considéra avec une sombre curiosité.
« Ce qu’ils sont propres, — pensait-il, — pas un brin de poussière même dans leurs oreilles. Et, si vifs… bien qu’ils soient dressés à la baguette. On ne doit jamais les battre. »
Morose, Peredonov les suivit du regard, — ils montèrent rapidement l’escalier, causant gaiement entre eux. Et il semblait étrange à Peredonov que leur précepteur fût comme leur égal, ne fronçât pas les sourcils, ne les morigénât pas.
Rentré chez lui, Peredonov trouva Varvara au salon, un livre en main, ce qui lui arrivait rarement. C’était un livre de cuisine, — le seul qu’elle ouvrît de temps à autre. Le livre était vieux, déchiré. La reliure noire sauta aux yeux de Peredonov et le plongea dans la tristesse.
— Qu’est-ce que tu lis ? Varvara, — grogna-t-il.
— Qu’est-ce que je lis ? C’est facile à deviner, — le manuel de cuisine. Je n’ai pas le temps de lire des bêtises.
— Un manuel de cuisine, pourquoi ? — s’exclama Peredonov terrifié.
— Comment, pourquoi ? Pour faire ton dîner. Ne fais-tu pas toujours la fine bouche, — expliqua Varvara fière et contente.
— Pas de recettes du livre noir ! — cria résolument Peredonov, arrachant le livre des mains de Varvara et l’emportant dans la chambre à coucher.
— Un livre noir ! pour faire ma cuisine… — songeait-il avec terreur. — Il ne manquait que ça, qu’on essayât ouvertement de le faire périr à l’aide de la magie noire. Il faut détruire ce livre terrible, — pensait-il sans faire attention à la voix de crécelle de Varvara.
Le vendredi, Peredonov alla voir le Président de l’Assemblée des Zemstvos.
Tout dans la maison du Président témoignait du désir sincère de mener une vie simple et bonne et de travailler au bien commun. Divers objets rappelant la vie simple, la vie rustique attiraient d’abord les regards : le fauteuil au dossier arqué, aux bras en forme de haches ; les encriers en fer à cheval, un cendrier-sabot. Au salon, sur les fenêtres, les tables, par terre, quantité de mesures contenant des échantillons de graines différentes et par-ci par-là, un morceau de « pain de famine », — mottes ignobles ressemblant à de la tourbe. Des croquis et des modèles de machines agricoles remplissaient le petit salon. Le cabinet de travail était encombré de livres traitant d’économie rurale et de pédagogie. Sur la table, des papiers étalés, des comptes rendus imprimés ; des boîtes avec des fiches de grandeurs différentes. Beaucoup de poussière, pas un seul tableau.
Le maître de maison, Ivan Stephanovitch Kirilov, l’air préoccupé, cherchait à être très aimable, — aimable à l’européenne, — mais sans vouloir déroger à sa dignité de maître du district. Il était étrange ; deux êtres contradictoires semblaient avoir fusionné en lui. D’après tout ce qui l’entourait, on voyait qu’il travaillait beaucoup et bien. Mais si on ne regardait que lui seul, il semblait que toute cette activité dépensée dans les zemstvos n’était pour lui qu’une distraction. Ses vraies préoccupations étaient ailleurs, dans l’avenir, — vers lequel se tournait parfois le regard mat de ses yeux sans vie. On eut dit qu’on lui avait enlevé son âme pour la cacher quelque part, bien loin, et qu’on avait mis à sa place un petit mécanisme agile et souple.
Il était petit, mince, jeune, tellement jeune et rose que, par instant, il ressemblait à un petit garçon qui se serait collé une barbe et qui s’amuserait à imiter les gestes des grands. Ses mouvements étaient rapides et précis. En saluant, il ployait le torse, faisait des révérences et ramenait les talons de ses élégantes bottines. On aurait même cru qu’il avait mis un costume d’enfant : une petite veste grise, une chemise en batiste souple, une cravate de cordonnet bleu, un pantalon étroit, des chaussettes grises. Sa conversation, toujours infiniment polie, était inégale ; il parlait quelquefois posément, — puis soudain, un sourire d’enfant naïf, un geste gamin. Et si on le regardait la minute d’après, il était redevenu calme et modeste.
Sa femme, un être doux et posé, paraissant plus âgée que lui, entra plusieurs fois dans la chambre pendant que Peredonov était là pour demander des renseignements exacts sur leurs travaux communs.
Leurs affaires étaient embrouillées, — chez eux c’était un perpétuel va-et-vient, on prenait le thé sans cesse. À peine Peredonov avait-il eu le temps de s’asseoir qu’on lui apporta une tasse de thé tiède et des brioches sur une assiette.
Il y avait déjà un visiteur qui était arrivé avant lui et qu’il avait rencontré auparavant. Peut-il y avoir quelqu’un d’inconnu dans notre ville ? — Tout le monde s’y connaît. — Seulement certains, après s’être querellés, feignent de s’ignorer.
C’était le docteur du zemstvo, Georges Semenovitch Trepetov, — petit, — encore plus petit que Kirilov, — au visage pointu et insignifiant, couvert de boutons. Il portait des lunettes bleues et regardait toujours par-dessous ou de côté, comme s’il voulait esquiver les regards de son interlocuteur. Minutieusement honnête, il n’avait jamais cédé un seul sou au profit d’autrui. Il méprisait profondément tous les fonctionnaires, leur tendait quelquefois la main, s’il les rencontrait, mais évitait obstinément de causer avec eux. Ce qui le faisait passer pour une forte tête, — comme Kirilov, — bien qu’il sût peu de choses et soignât mal ses malades. Il s’était de tout temps préparé à embrasser la vie des moujiks, observant comment les paysans se mouchaient, se grattaient la nuque, s’essuyaient la bouche avec la paume de la main. Quand il était seul, il les imitait quelquefois, — mais il remettait sans cesse sa conversion à l’été suivant.
Ici, comme partout ailleurs, Peredonov répéta ses plaintes habituelles contre les calomniateurs et les envieux qui voulaient l’empêcher de devenir inspecteur. Kirilov se sentit d’abord flatté qu’on se soit adressé à lui. Il s’exclamait :
— Vous voyez maintenant ce que c’est que le milieu provincial ! Je disais toujours que le seul moyen de vivre pour les intellectuels c’était de s’unir et je me réjouis que vous en soyez enfin venu à partager mon opinion.
Trepetov, l’air blessé, renifla méchamment. Kirilov craintif jeta un regard de son côté.
— Les intellectuels !… fit Trepetov avec mépris. — Je ne sais pas, — dit-il après une minute de silence, si les gens raisonnables peuvent servir la cause du classicisme pourri ?
Kirilov, indécis, remarqua :
— Georges Semenovitch, vous ne voulez pas vous rendre compte que l’homme n’est pas toujours libre de choisir sa profession.
Trepetov renifla avec dédain et se plongea dans un profond silence. L’aimable maître du logis était déconcerté.
Kirilov s’adressa à Peredonov. Ayant entendu celui-ci parler du poste d’inspecteur, il s’inquiéta. Il pensait que Peredonov voulait devenir inspecteur dans le district. Or, le zemstvo avait conçu le projet d’élire lui-même inspecteur des écoles et de soumettre cette élection à l’approbation du Ministère de l’Instruction publique. Les membres du zemstvo avaient déjà leur candidat, un professeur du séminaire de la petite ville voisine.
— J’ai des protections, — assurait Peredonov, — mais ici le proviseur me gâte tout… et les autres aussi. On fait courir sur moi toutes sortes de bruits. Alors, en cas d’enquête sur mon compte… je vous avertis que tout ce qu’on dit de moi n’est que sornettes. Ne croyez pas ces messieurs.
Kirilov, vif et alerte, répondit :
— Ardalion Borissitch, je n’ai pas le temps de faire attention aux potins de la ville, je suis surchargé d’occupations. Si ma femme ne m’aidait pas, je ne sais comment j’en viendrais à bout. Je ne vais nulle part, ne vois personne, n’entends rien. Mais je suis convaincu que tout ce qu’on dit de vous… — je n’ai rien entendu, parole d’honneur, — n’est que calomnie, j’en suis persuadé. Mais la nomination de l’inspecteur ne dépend pas de moi seul.
— On peut s’adresser à vous pour vous demander… — risqua Peredonov.
Kirilov le regarda avec étonnement et répliqua :
— On s’adressera à moi, certainement, c’est tout naturel. Mais nous avons en vue…
À cet instant, Madame Kirilov apparut sur le seuil de la porte :
— Une minute, Stéphane Ivanovitch…
Kirilov alla vers elle. Soucieuse, elle lui glissa dans l’oreille :
— Il vaut mieux, je pense, ne pas dire à cet individu que nous avons Kressilnikov en vue pour le poste d’inspecteur. Ce monsieur me paraît suspect, — il pourrait jouer quelque mauvais tour à notre candidat.
— Tu crois ? — demanda vivement Kirilov. — Oui, oui, tu as peut-être raison. Comme c’est désagréable !
Il se prit la tête dans les mains. Sa femme inquiète le regarda avec compassion et dit :
— Ne lui parle pas de cela, fais comme s’il n’y avait pas de place.
— Oui, oui, tu as raison, — murmura-t-il. — Mais je cours le rejoindre. C’est impoli.
Il se hâta de rentrer dans son bureau et se répandit en paroles affables et en révérences.
— Alors, en cas de besoin, — commença Peredonov, — vous…
— Soyez tranquille, soyez tranquille, je penserai à vous, — dit Kirilov, — nous n’avons pas encore décidé cette question.
Peredonov ne comprenait pas de quelle question parlait Kirilov. La peur et l’angoisse l’oppressaient. Le maître de maison continua :
— Nous sommes en train d’organiser tout un réseau d’écoles. Nous avons fait venir un spécialiste de Pétersbourg ; cela nous a coûté neuf cents roubles. Nous préparons cette question pour la soumettre à l’Assemblée des zemstvos. Le travail est extrêmement minutieux, — on a évalué toutes les distances, marqué les localités où il faudra fonder des écoles.
Et Kirilov se mit à parler longuement du réseau scolaire, c’est-à-dire de la division du district en petits rayons, chacun pourvu d’une école. Peredonov n’y comprenait rien. Ses pensées s’embrouillaient dans les mailles du réseau que Kirilov tressait habilement devant lui.
Enfin, il prit congé et s’en alla en proie à une angoisse sans issue. Dans cette maison, — pensait-il, — on n’avait voulu ni le comprendre ni même l’écouter. Kirilov bafouillait des choses incompréhensibles. Trepetov reniflait avec mépris sans qu’on sût pourquoi. La maîtresse de maison entrait et sortait sans façons. D’étranges gens habitent cette maison, — songeait Peredonov. — Une journée perdue.
Le samedi, Peredonov décida d’aller chez le commissaire de police. Il pensait : Mintchoukov n’est pas un aussi gros bonnet que le maréchal de la noblesse mais il peut nuire plus que n’importe qui ; ce qui n’empêche que, s’il le voulait, il pourrait être très utile en donnant de bonnes recommandations aux autorités. La police est une chose importante.
Peredonov tira du carton sa casquette à cocarde. Il décida qu’à partir d’aujourd’hui, il ne porterait plus qu’elle. Le proviseur peut mettre un chapeau mou, il est bien vu des autorités, tandis que lui doit encore lutter pour obtenir le poste d’inspecteur. Compter sur les protections, c’est très bien, mais il faut aussi se faire valoir soi-même. Il s’était déjà dit cela il y a quelques jours, avant de commencer l’assaut des autorités, mais son chapeau lui tombait tout le temps sous la main. Cette fois-ci, Peredonov s’arrangea autrement : il jeta son chapeau derrière le poêle, — comme ça, ce serait plus sûr… le chapeau ne se trouverait plus sur mon chemin.
Varvara était sortie. Klavdia lavait les planchers. Peredonov entra à la cuisine pour se laver les mains. Sur la table, il aperçut un paquet bleu d’où tombèrent quelques grains de raisin sec. C’était la livre de raisin qu’on venait d’acheter pour le gâteau. Peredonov se jeta dessus et le mangea tel quel, sans le nettoyer, il dévora avidement toute la livre. Debout près de la table, il regardait furtivement la porte, de crainte que Klavdia n’apparût inopinément. Puis, il plia soigneusement le sac bleu, l’emporta sous sa veste dans l’antichambre, le mit dans la poche de son paletot pour le jeter ensuite dans la rue et détruire toutes traces de son crime.
Il sortit. Klavdia ne tarda pas à s’apercevoir que le raisin avait disparu, se mit à le chercher et ne le trouva pas. Varvara rentra, apprit la disparition du raisin et accabla Klavdia d’injures, persuadée que c’était elle qui l’avait mangé.
Il y avait du vent… un vent léger et doux. De temps à autre accouraient de petits nuages. Les flaques avaient séché. Le ciel pâle était en joie. Mais l’angoisse serrait le cœur de Peredonov.
Chemin faisant, il entra chez son tailleur, — qu’il fît le plus vite possible l’uniforme qu’il lui avait commandé l’avant-veille.
En passant devant une église Peredonov ôta sa casquette et se signa trois fois avec ardeur, d’un ample signe de croix. Que tous ceux qui peuvent voient le futur inspecteur passer devant l’église. Auparavant il ne se signait pas mais maintenant il fallait se tenir sur ses gardes. Peut-être sur ses pas marche tout doucement un espion ; peut-être quelqu’un se niche derrière un arbre et l’observe.
Le commissaire de police habitait une des rues les plus éloignées de la ville. Près de la porte grande ouverte, Peredonov aperçut un sergent de ville, — rencontre qui le plongea dans un état d’extrême abattement. Dans la cour, il vit quelques moujiks, mais des moujiks extraordinaires, différents de ceux qu’on voit partout ailleurs, — ils étaient infiniment doux et taciturnes. La cour était sale. Çà et là, des charrettes couvertes de nattes.
Dans le vestibule obscur, Peredonov rencontra encore un sergent de ville, petit, sec, correct, triste. Il se tenait debout, immobile ; sous le bras, un livre relié de cuir noir. Une fille, nu-pieds, échevelée accourut de la porte latérale, arracha le pardessus de Peredonov et le conduisit au salon en disant :
— Faites-nous l’honneur d’entrer ; Semeon Grigorievitch va venir tout de suite.
Le plafond bas du salon oppressait Peredonov. Les meubles se serraient étroitement contre les murs, le plancher était couvert de nattes. À gauche, à droite, derrière les murs, on entendait des chuchotements, de légers frôlements. Des têtes de femmes pâles et d’enfants scrofuleux apparaissaient dans le cadre des portes ; tous aux yeux fiévreux et avides. Parfois, parmi le murmure général… des questions et des réponses distinctes :
— J’ai apporté…
— Où faut-il le mettre ?
— Où est-ce qu’il faut que je le pose ?
— C’est de Jermochkine, Sidor Petrovitch.
Enfin apparut le commissaire de police. Un sourire mielleux sur les lèvres, il boutonnait son uniforme.
— Excusez-moi de vous avoir fait attendre, — dit-il en serrant la main de Peredonov dans ses deux pattes énormes et crochues, — toute sorte de visiteurs pour affaires. Impossible d’ajourner notre travail.
Semeon Grigorievitch Mintchoukov, long, bien musclé, brun et chauve se tenait légèrement courbé, les bras pendants, les doigts en pattes d’araignée. Il souriait souvent de l’air de quelqu’un qui vient de manger à l’instant un fruit défendu mais agréable et s’en lèche les lèvres — des lèvres d’un rouge écarlate, le nez charnu, le visage affairé et stupide.
Peredonov fut troublé par tout ce qu’il voyait et entendait. Il balbutiait des paroles inintelligibles et, assis dans un fauteuil, essayait de tenir sa casquette de façon que le commissaire vît la cocarde. Mintchoukov, assis en face de lui, de l’autre côté de la table, se tenait droit, souriait de son sourire sucré, tandis que ses pattes d’araignée remuaient lentement sur ses genoux, se serraient et se desserraient.
— On raconte sur moi toute sorte de sornettes. — disait Peredonov, — ce qui n’est jamais arrivé. Or moi aussi je pourrais les dénoncer. Moi, je n’ai rien fait… mais je connais des choses sur eux. Derrière mon dos ils disent toute espèce de balivernes et ils me rient au nez. Convenez vous-même, que ma situation est un peu délicate. J’ai des protections et ils me jouent des tours. Ils m’épient inutilement, ne font que perdre leur temps et me gêner. Je ne peux me montrer nulle part, toute la ville est au courant. Alors j’espère qu’au cas échéant, vous me soutiendrez.
— Naturellement, naturellement, avec le plus grand plaisir, — dit Mintchoukov, avançant ses larges pattes, — évidemment, nous autres la police, nous devons être au courant de tout ce qui se fait de mal.
— Moi, je m’en fous, — dit Peredonov grognon, — qu’ils jacassent, mais j’ai peur qu’ils nuisent à ma carrière. Ils sont rusés… ils bavardent trop… ça ne fait rien… par exemple ce Routilov, qu’en savez-vous, il veut peut-être miner la trésorerie ? Il ne cherche qu’à rejeter la faute sur un autre.
Mintchoukov crut d’abord que Peredonov était légèrement ivre et radotait. Mais après avoir écouté avec plus d’attention, il comprit que Peredonov se plaignait de quelqu’un qui le diffamait et le priait de prendre des mesures contre le calomniateur.
— Des jeunes gens, — continuait Peredonov, en songeant à Volodine, — mais ils se croient beaucoup. Ils complotent contre les autres, mais eux non plus ne sont pas sans reproches. Il est clair, que les jeunes gens s’emballent. Quelques-uns servent dans la police et tout de même se mêlent de cela.
Et Peredonov parla longuement des jeunes gens, sans vouloir, on ne sait pourquoi, nommer Volodine. Quant aux jeunes fonctionnaires de police, il les avait mentionnés à tout hasard, pour faire comprendre à Mintchoukov qu’il avait aussi des renseignements défavorables sur ses employés. Mintchoukov crut comprendre que Peredonov faisait allusion à deux fonctionnaires de la police, tous deux très jeunes, aimant à rire, faisant la cour aux demoiselles. L’agitation et la crainte de Peredonov se communiquaient involontairement à Mintchoukov.
— Je surveillerai avec plus d’attention, — dit-il préoccupé, réfléchit un instant et se remit à sourire. — J’ai deux jeunes fonctionnaires, à peine sevrés. L’un d’eux est encore mis au coin par sa maman, parole d’honneur.
Peredonov rit d’un rire saccadé.
Entre temps Varvara était allée voir Grouchina où elle avait appris une nouvelle qui l’avait beaucoup frappée.
— Ma petite âme, Varvara Dmitrievna, — commença vivement Grouchina, à peine Varvara avait-elle franchi le seuil de sa maison, — si vous saviez quelle nouvelle je vais vous raconter ! Vous en serez épatée.
— De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce que cela peut être ? — demanda en riant Varvara.
— Voyez, jusqu’où va la bassesse des gens ! Quels tours ils inventent pour parvenir à leurs fins.
— Mais qu’y a-t-il ?
— Un instant… je vais vous le raconter.
Mais la maligne Grouchina offrit d’abord du café à Varvara et expulsa sa marmaille de la maison. L’aînée des fillettes s’obstinait à rester.
— Petite salope ! — cria Grouchina.
— Salope toi-même, — riposta avec impertinence la fillette, en tapant du pied.
Grouchina attrapa l’enfant par les cheveux, la jeta dehors et ferma la porte à clef.
— Quelle créature capricieuse ! — se plaignit-elle à Varvara, — ces enfants, c’est une misère ! Toute seule je ne puis les mater. Il leur faudrait un père.
— Attendez, vous vous marierez et ils en auront un, — dit Varvara pour la consoler.
— Ma colombe, Varvara Dmitrievna, peut-on savoir sur qui on tombe, un autre serait capable de les tyranniser.
À ce moment, la fillette s’approcha de la fenêtre et jeta une poignée de sable sur la tête et la robe de sa mère. Grouchina se pencha par la fenêtre et cria :
— Attends, salope, je te rosserai quand tu reviendras à la maison, tu verras, mauvaise gale !
— Gale toi-même, grosse gourde ! — criait de la rue l’enfant en sautant sur un pied et en menaçant sa mère de ses petits poings sales.
Grouchina cria à sa fille :
— Attends un peu, tu vas voir…
Elle ferma la fenêtre, s’assit tranquillement et, comme si de rien n’était, commença son récit.
— Oui, j’ai voulu vous raconter une nouvelle mais j’hésite un peu. Ne vous tourmentez pas, ils ne réussiront point.
— Mais qu’est-ce qu’il y a ? parlez donc, — demanda Varvara effrayée. La tasse de café tremblait dans ses mains.
— Vous savez, il y a un élève qui vient d’entrer au lycée directement en cinquième, c’est Puilnikov, on dit qu’il est de Rouban. Sa tante a acheté une propriété dans notre commune.
— Oui, je sais, — répondit Varvara, — je l’ai vu, il est arrivé avec sa tante… tout mignon, il ressemble à une fillette et rougit sans cesse.
— Ma colombe, Varvara Dmitrievna, comment ne ressemblerait-il pas à une fille puisque c’est une jeune fille déguisée en garçon.
— C’est impossible ! — s’écria Varvara.
— Ils l’ont fait exprès, pour tendre un piège à Ardalion Borissitch, — racontait en se dépêchant et en gesticulant Grouchina joyeuse de communiquer une nouvelle aussi importante. — Voyez-vous, cette jeune fille a un cousin, orphelin, et c’est lui justement qui faisait ses études à Rouban, la mère a retiré son fils du lycée et y a envoyé sa fille avec les papiers du jeune garçon. Et remarquez qu’ils l’ont placée chez une logeuse où il n’y a pas d’autres collégiens, espérant ainsi enterrer l’affaire.
— Et vous, comment l’avez-vous appris ? — demanda Varvara incrédule.
— Ma colombe, Varvara Dmitrievna, les nouvelles se répandent. Et puis, du premier jour il paraissait suspect. Tous les autres sont comme des garçons mais celui-ci est si doux, si timide ! Quand on le regarde en face, — un brave garçon, des joues roses, la poitrine bombée. Et si modeste ! Ses camarades prétendent qu’il suffit de lui dire un mot pour qu’il rougisse. Ses camarades le taquinent en l’appelant « la demoiselle », seulement, ils le font pour rire, sans savoir que c’est la vérité. Et voyez, comme les parents sont malins, la propriétaire elle-même ignore tout.
— Mais vous ? comment avez-vous pu l’apprendre ? — répéta Varvara.
— Ma colombe, Varvara Dmitrievna, y a-t-il chose que je ne sache ? Je connais tout le monde dans le district. D’ailleurs personne n’ignore qu’ils ont encore un garçon à la maison, du même âge que celui-ci. Pourquoi ne les ont-ils pas envoyés tous deux au lycée ? On raconte que le garçon a été malade cet été, et qu’il est obligé de se reposer une année avant de reprendre ses études. Des histoires ! — c’est lui naturellement qui est le collégien. Tout le monde sait aussi qu’ils avaient une jeune fille ; mais eux prétendent qu’elle s’est mariée et qu’elle est partie au Caucase. Purs mensonges, elle n’est pas partie au Caucase mais vit simplement ici sous le nom de ce garçon.
— Mais quel intérêt auraient-ils à faire tout cela ? — demanda Varvara.
— Comment, quel intérêt ? — répliqua Grouchina avec animation. — Attraper un des professeurs, — nous en avons plus d’un qui n’est pas encore marié, — ou n’importe qui. Déguisée en garçon, elle peut même venir chez eux et Dieu sait ce qu’elle peut faire !…
Varvara effrayée demanda :
— Est-elle jolie, la fille ?
— Et comment ! une beauté accomplie, — affirma Grouchina, — maintenant elle se gêne, mais attendez un peu, lorsqu’elle sera habituée, elle fera tourner la tête à toute la ville. Mais comme ils sont malins ! Aussitôt que j’ai appris cette affaire, je suis allée voir la logeuse du garçon, — ou plutôt de la demoiselle, — je ne sais même plus comment dire.
— Un vrai loup-garou, que Dieu me pardonne ! — objecta Varvara.
— Je suis allée aux vêpres dans leur paroisse, à Saint-Pantelemon, — elle est dévote. Olga Vassilievna, que je lui dis, pourquoi n’avez-vous plus maintenant qu’un seul pensionnaire ? Ça ne doit pas être avantageux pour vous. — Que ferais-je avec plusieurs ? me répondit-elle, ils ne donnent que des tracas. — Mais les années précédentes vous en aviez toujours deux ou trois ? Et elle de répondre, — pensez donc, ma colombe, Varvara Dmitrievna, — « les parents m’ont posé comme condition que Sachenka serait mon seul pensionnaire. Ce sont des gens aisés, ils payent plus que les autres, ils ont peur que le petit ne se gâte en compagnie d’autres garçons. » — Quelles gens ?
— En voilà des coquins ! — dit Varvara irritée. — Eh bien, lui avez-vous dit que c’était une jeune fille ?
— Je lui ai dit : — faites attention, Olga Vassilievna, ne vous a-t-on pas donné une jeune fille à la place d’un garçon ?
— Et qu’a-t-elle répondu ?
— Elle pensait que je plaisantais et a ri. Alors, je lui ai dit plus sérieusement, — ma colombe, Olga Vassilievna, vous savez, on dit que c’est une fille. Mais elle ne m’a pas cru. Des blagues, répondit-elle, comment pourrait-elle être une fille je ne suis tout de même pas aveugle…
Ce récit frappa Varvara. Elle crut immédiatement que toute l’histoire était vraie et qu’on dressait un nouveau piège à son fiancé. Il fallait coûte que coûte démasquer au plus vite la jeune fille. Elles discutèrent longuement comment elles pourraient s’y prendre mais n’imaginèrent rien.
* * *
À la maison, la disparition du raisin sec troubla encore davantage Varvara.
Lorsque Peredonov rentra chez lui, Varvara, très agitée, lui conta rapidement que Klavdia avait volé une livre de raisin sec et ne voulait pas l’avouer.
— Et puis, elle vient encore d’ajouter, — racontait Varvara de méchante humeur, — c’est peut-être Monsieur qui l’a mangé. Monsieur, dit-elle, est allé à la cuisine pendant que je lavais les planchers et il y est resté longtemps.
— Longtemps ?… pas du tout, — riposta Peredonov morose, — je me suis seulement lavé les mains ; quant au raisin, je ne l’ai même pas vu.
— Klavdiuchka, Klavdia, — cria Varvara, — Monsieur dit qu’il n’avait même pas vu le raisin — alors tu l’avais déjà caché auparavant.
On aperçut le visage de Klavdia, rouge et gonflé par les larmes.
— Je n’ai pas pris vos raisins, — cria-t-elle en sanglotant, — je vous les rembourserai, seulement je ne les ai pas pris.
— Bien sûr que tu me les rembourseras, bien sûr ! — gronda Varvara en colère, — je ne suis pas obligée de t’engraisser avec des raisins.
Peredonov éclata de rire et objecta :
— Duchka a bouffé toute une livre de raisins !
— Malhonnêtes, — vociféra Klavdia en claquant la porte.
Pendant le dîner, Varvara ne put se retenir et raconta tout ce qu’elle avait entendu au sujet de Puilnikov. Elle ne se demanda même pas si cela était utile ou nuisible, ni comment Peredonov prendrait la chose, — poussée par la colère, elle raconta tout.
Peredonov essaya de se rappeler nettement ce Puilnikov, mais il n’y réussit pas. Jusqu’à présent il avait prêté peu d’attention à ce nouvel élève, qu’il méprisait pour son gentil minois, sa propreté et parce qu’il était modeste, travaillait bien et était le plus jeune de la cinquième. Le récit de Varvara alluma sa curiosité lascive. Des images indécentes remuèrent dans sa pauvre tête.
« Il faut aller aux vêpres, — songea-t-il, — pour voir cette fille déguisée. »
Klavdia, jubilante, entra en courant et lança sur la table le sac de papier bleu chiffonné.
— Voilà, — hurla-t-elle, — vous m’avez accusée d’avoir mangé les raisins, et ça qu’est-ce que c’est ? Pensez-vous que j’aie besoin de vos raisins ?
Peredonov comprit de quoi il s’agissait ; il avait oublié de jeter le sac dans la rue et Klavdia l’avait trouvé dans la poche de son pardessus.
— Diable ! — s’écria-t-il.
— Qu’est-ce ? d’où ça vient-il ? cria Varvara.
— Je l’ai trouvé dans la poche d’Ardalion Borissitch, — répondit Klavdia avec une joie méchante. — C’est lui qui les avait mangés et il m’a accusée injustement. Tout le monde sait qu’Ardalion Borissitch est très gourmand, mais pourquoi accuser les autres ?…
— Ça y est, — grommela Peredonov, — tu mens. Tu me l’as passé toi-même, je n’ai rien pris.
— Pourquoi l’aurais-je fait ? que Dieu soit avec nous ! — répondit Klavdia déconcertée.
— Comment oses-tu fouiller dans les poches ! — hurla Varvara, — est-ce de l’argent que tu y cherches ?
— Je ne fouille pas dans les poches, — répondit grossièrement Klavdia. — J’ai pris le paletot pour le nettoyer, il était tout couvert de boue.
— Et pourquoi as-tu fouillé dans les poches ?
— Mais le papier est tombé tout seul, pourquoi regarderais-je dans les poches ? — riposta Klavdia essayant de se défendre.
— Tu mens, duchka, — dit Peredonov.
— Je ne suis pas une duchka, de quel droit m’offensez-vous ? — cria Klavdia. — Que le diable vous emporte ! je vous rembourserai votre raisin, puissiez-vous vous étrangler avec ! — ils ont tout bouffé eux-mêmes et c’est moi qui dois payer. C’est bien, je l’achèterai, vous n’avez ni foi ni loi, et par-dessus le marché, on vous appelle des messieurs.
Klavdia s’en alla dans la cuisine en pleurant et en grondant.
— Comme elle s’est rebiffée.
— Qu’elle l’achète, — dit Varvara, — si on leur pardonne trop, ils boufferont tout, ces diables affamés.
Longtemps encore ils raillèrent Klavdia d’avoir mangé toute une livre de raisins secs. Ils retinrent le prix du raisin sur son mois et racontèrent à tous leurs amis cette comique histoire.
Le chat, attiré par les cris, quitta la cuisine, et, se serrant contre le mur, s’approcha de Peredonov. Il s’assit à côté de lui, le regardant de ses yeux avides et méchants. Peredonov se baissa pour l’attraper. Le chat renifla, furieux, griffa la main de Peredonov, s’enfuit et se tapit sous l’armoire. On voyait là-bas ses yeux obliques se pailleter d’étranges lueurs vertes.
— Un vrai loup-garou, — pensa Peredonov apeuré.
Cependant Varvara, que la pensée de Puilnikov ne quittait plus, dit :
— Au lieu d’aller tous les soirs jouer au billard, tu ferais bien de visiter quelquefois les élèves à leur domicile. Ils savent que les professeurs vont très rarement chez eux ; quant à l’inspecteur, il ne se montre même pas une fois l’an. Il se passe chez eux des choses scandaleuses : ils jouent aux cartes, s’enivrent. Tu pourrais aller voir cette fille déguisée. Vas-y tard vers le soir, à l’heure du coucher ; alors tu pourras la confondre.
Peredonov réfléchit et partit d’un éclat de rire.
Varvara est une fine bête, — songea-t-il, — elle s’y entend à donner des conseils.
Peredonov alla aux vêpres à l’église du lycée. Là, il se mit derrière les élèves et observa attentivement leur conduite. Il lui semblait que quelques-uns se tenaient mal, se poussaient, chuchotaient, riaient… Il les remarqua, tâcha de se les graver dans la mémoire. Comme ils étaient nombreux, Peredonov regretta de n’avoir pas pensé à prendre chez lui un morceau de papier et un crayon pour noter leurs noms. Il était affligé de la mauvaise conduite des élèves et que personne n’y prît garde, bien que le proviseur et l’inspecteur fussent présents avec leurs femmes et leurs enfants.
En réalité, les collégiens se tenaient avec décence et modestie, — quelques-uns faisaient le signe de croix machinalement en pensant à autre chose ; les autres au contraire priaient avec ferveur. Rarement, très rarement, quelqu’un d’entre eux chuchotait un mot à son voisin, — deux ou trois paroles presque sans tourner la tête, — et le voisin répondait aussi à voix basse, d’un mot, ou même d’un geste rapide, d’un haussement d’épaules, d’un regard, d’un sourire. Ces petits mouvements, inaperçus du surveillant, donnaient à la sensibilité obtuse mais bouleversée de Peredonov l’illusion d’un grand désordre. Même lorsqu’il était calme, Peredonov, comme tous les gens grossiers, ne pouvait évaluer avec précision les menus faits : ou il ne les remarquait pas, ou il en exagérait l’importance. Maintenant qu’il était excité par l’attente et la peur, sa sensibilité le servait encore plus mal et peu à peu toute la réalité se voilait d’une brume de méchantes et perfides illusions.
D’ailleurs qu’étaient de tout temps les collégiens pour Peredonov ? Seulement des instruments à barbouiller du papier et à répéter dans une langue barbare ce qui avait été dit auparavant dans une langue humaine ! Au cours de toute sa carrière de professeur, Peredonov n’avait vraiment jamais compris et jamais pensé que les élèves étaient des hommes comme les autres. Seuls les collégiens barbus chez qui s’éveillait l’inclination pour les femmes devenaient subitement à ses yeux des égaux.
Après être resté derrière et avoir recueilli suffisamment d’impressions tristes, Peredonov s’avança vers les rangs du milieu. À l’extrémité du rang, à droite, se trouvait Sacha Puilnikov. Il priait avec humilité et s’agenouillait souvent. Peredonov l’observait de temps à autre : il aimait surtout à le voir à genoux, comme en pénitence, les regards tournés vers les portes étincelantes de l’autel ; l’humilité et la supplication sur le visage ; la tristesse et la prière dans ses yeux noirs ombragés de longs cils noirs jusqu’à paraître bleus. Le teint mat, élancé, — ce qu’on remarquait lorsqu’il était à genoux, tranquille et droit, comme observé par un œil sévère, — la poitrine haute et large, il parut à Peredonov une vraie jeune fille.
Peredonov décida d’aller chez lui le jour même après les vêpres.
On sortait de l’église ; on remarqua que Peredonov n’avait pas son chapeau mou comme auparavant mais une casquette à cocarde. Routilov lui demanda en riant :
— Pourquoi as-tu arboré la cocarde, Ardalion Borissitch ? Voilà ce que ça signifie de prétendre au poste d’inspecteur.
— Les soldats vont-ils vous présenter les armes maintenant ? — dit Valeria avec une feinte naïveté.
— Quelles bêtises, — bougonna Peredonov.
— Tu ne comprends rien, Valeria, — dit Daria. Pourquoi les soldats ? Ce sont les collégiens qui auront pour Ardalion Borissitch plus de respect qu’auparavant.
Ludmila riait aux éclats. Peredonov se hâta de prendre congé et de les saluer pour être délivré de leurs railleries.
Aller chez Puilnikov, il était trop tôt, retourner chez lui, il n’en avait pas envie. Peredonov marchait à travers les rues sombres, cherchant où il pourrait bien passer cette heure. Il y avait beaucoup de maisons, les lumières brillaient aux fenêtres, par moment on entendait des voix. Dans les rues cheminaient les gens qui revenaient de l’église ; on entendait s’ouvrir et se fermer les portes des maisons et des jardins. Partout vivaient des hommes étrangers, hostiles à Peredonov ; en ce moment, peut-être quelqu’un complote contre lui. Peut-être quelque autre s’étonne-t-il de le voir seul à une heure si tardive et se demande-t-il où il va. Il semblait à Peredonov qu’on le suivait et se faufilait derrière lui. Il eut le cœur serré et pressa le pas sans but.
Il pensait : Chaque maison a ses morts. Et tous ceux qui habitaient dans ces vieilles maisons depuis longtemps déjà sont morts.
Quand quelqu’un meurt, — songeait avec angoisse Peredonov, — il faudrait brûler sa maison, autrement elle fait peur.
Olga Vassilievna Kokovkina chez qui vivait le collégien Sacha Puilnikov était la veuve du trésorier. Son mari lui avait laissé une pension et une maisonnette assez spacieuse pour qu’elle pût louer deux ou trois chambres. Elle préférait, comme locataires, les élèves du lycée : il advint qu’on plaça en pension chez elle les jeunes gens les mieux élevés, ceux qui travaillaient bien et terminaient leurs études au lycée ; tandis que dans les autres pensions on plaçait des élèves qui pour la plupart avaient erré d’école en école, sans rien apprendre.
Olga Vassilievna, une vieille maigrelette, grande, droite, le visage bonasse auquel elle cherchait cependant à donner une expression sévère et Sacha Puilnikov, un garçon bien nourri et sévèrement dressé par sa tante, étaient assis autour de la table et prenaient le thé. C’était aujourd’hui le tour de Sacha à offrir les confitures envoyées de la campagne. Se sentant maître de maison, il faisait avec gravité les honneurs de la table à Olga Vassilievna. Ses yeux noirs brillaient.
Un coup de sonnette, — Peredonov apparut dans la salle à manger. Kokovkina fut surprise d’une visite si tardive.
— Eh bien, je suis venu voir notre collégien, comment il se trouve ici.
Kokovkina offrit le thé au visiteur qui refusa. Il lui tardait qu’on eût fini pour rester seul avec Sacha. Lorsqu’on eût terminé on passa dans la chambre du collégien ; mais Kokovkina ne les lâchait pas et bavardait sans fin. Peredonov regardait Sacha d’un air sombre : l’enfant gêné se taisait.
Il ne sortira rien de cette visite, — pensa Peredonov avec dépit. — La servante appela Kokovkina. Elle sortit. Sacha la suivit tristement du regard. Ses yeux s’obscurcirent sous les paupières mi-closes, on eût dit que ses cils trop longs jetaient une ombre sur tout son visage mat soudain plus pâle. Il se sentait gêné avec cet être morne. Peredonov s’assit à ses côtés, lui passa gauchement un bras autour de la taille et conservant l’expression immobile de son visage, dit :
— Eh bien, la petite Sacha a bien prié le bon Dieu ?
Sacha, confus, effrayé, le regardait et se taisait.
— Oui, — répondit enfin Sacha.
— Quelles belles couleurs vous avez sur les joues — dit Peredonov, — avouez que vous êtes une fille, une petite friponne.
— Non, je ne suis pas une fille, — dit Sacha, et tout à coup fâché d’être si timide, il ajouta d’une voix sonore : — en quoi est-ce que je ressemble à une fille ? Ce sont vos collégiens qui ont imaginé de me taquiner avec ça parce que j’ai peur des gros mots ; pour rien au monde je ne pourrais en dire. À quoi bon dire des saletés.
— Votre mémère vous punirait ? — demanda Peredonov.
— Je n’ai pas de mère, — dit Sacha, — maman est morte depuis longtemps, je n’ai que ma tante.
— Alors c’est votre tante qui vous punirait ?
— Certainement, elle me punirait si je commençais à dire de vilains mots. Est-ce bien d’être grossier ?
— Mais comment votre tante pourrait-elle le savoir ?
— C’est moi qui ne le veut pas, — dit tranquillement Sacha. — D’ailleurs ma tante pourrait l’apprendre de bien des manières. Peut-être que ça m’échapperait à moi-même.
— Et quels sont ceux de vos camarades qui disent des gros mots.
Sacha rougit et se tut.
— Allons, dites, insista Peredonov. — Il faut me les nommer, vous n’avez pas le droit de les taire.
— Personne n’en dit, — affirma Sacha troublé.
— Mais vous venez de vous plaindre !
— Je ne me suis pas plaint.
— Alors, vous niez, — dit Peredonov méchamment.
Sacha se sentit pris au piège. Il répliqua :
— Je vous ai seulement expliqué pourquoi certains camarades m’appellent « demoiselle ». Mais je ne veux pas les dénoncer.
— Ah ! vraiment, et pourquoi ? — demanda Peredonov en colère.
— Parce que ce n’est pas beau, — répondit Sacha avec un sourire de dépit.
— Je le dirai au proviseur et il vous obligera à parler, — dit avec une joie méchante Peredonov.
Sacha le regarda avec des yeux où brillait la colère.
— Non, je vous en prie, ne le dites pas, Ardalion Borissitch, — implora-t-il.
Sa voix saccadée révélait qu’il faisait effort pour implorer Peredonov, alors qu’il aurait voulu lui crier des insultes et des menaces.
— Au contraire, je le lui dirai. Vous verrez alors ce que c’est que de cacher les vilenies. Vous auriez dû vous plaindre tout de suite. Attendez un peu, vous serez puni.
Sacha se leva, et dans son trouble tiraillait sa ceinture. Kokovkina entra.
— Eh bien, votre sainte-nitouche, il est bien sage, en vérité ! — lança Peredonov en colère.
Kokovkina s’effraya. Elle s’approcha vivement de Sacha, et s’assit près de lui, — quand elle était troublée, ses jambes chancelaient. Craintive, elle demanda :
— Qu’y a-t-il, Ardalion Borissitch ? Qu’a-t-il fait ?
— Demandez-le lui, — répondit avec une sombre méchanceté Peredonov.
— Mon petit Sachenka qu’est-ce que tu as fait ? — interrogea Kokovkina, en prenant Sacha par le bras.
— Je ne sais pas, — répondit Sacha en se mettant à pleurer.
— Mais qu’est-ce qu’il y a, qu’as-tu, pourquoi pleures-tu ? — insistait la vieille.
Elle lui mit les mains sur les épaules et l’attira vers elle, sans remarquer qu’il était gêné. Sacha se tenait debout, courbé devant elle, tête baissée, son mouchoir sur les yeux. Peredonov expliqua :
— On lui apprend à l’école à dire de vilains mots, et il ne veut pas dire qui. Il ne doit pas le cacher. Il apprend des saletés et couvre les autres.
— Oh ! Sachenka, Sachenka comment est-ce possible ? comment as-tu pu faire cela ? — dit Kokovkina éperdue, en lâchant l’enfant.
— Je n’ai rien fait, — répondit Sacha en sanglotant, — rien de mal. Ils me taquinent justement parce que je ne peux pas dire de gros mots.
— Et qui dit des gros mots ? — interrogea de nouveau Peredonov.
— Personne, — s’écria Sacha désespéré.
— Voyez, comme il ment, — dit Peredonov. Il faut le punir et sévèrement. Il faut qu’il nomme ceux qui disent des saletés, sinon, notre lycée aura une mauvaise réputation et nous n’y pourrons rien.
— Écoutez, Ardalion Borissitch, excusez-le, — dit Kokovkina, — comment pourrait-il dénoncer ses camarades ? Après ils lui feraient une vie d’enfer.
— C’est son devoir de le dire, — assura Peredonov en colère, — il n’en résultera que du bien. Nous prendrons des mesures de correction.
— Mais ils le battront ? — dit Kokovkina hésitante.
— Ils n’oseront pas. S’il a peur, qu’il me le dise en secret.
— Eh bien, Sachenka, dis-le lui en secret, personne n’en saura rien.
Sacha, silencieux, continuait à pleurer.
Kokovkina l’attira vers elle, lui mit les bras autour du cou et lui murmura quelque chose à l’oreille. Il hocha la tête.
— Il ne veut pas, — dit Kokovkina.
— Il faudrait lui faire tâter des verges, alors il parlera, — Apportez-moi une verge, je le ferai parler.
— Olga Vassilievna, mais pourquoi ? — s’exclama Sacha.
Kokovkina se leva et l’embrassa.
— Ne pleure plus, — dit-elle avec tendresse et sévérité, — personne ne te touchera.
— Comme vous voudrez, — dit Peredonov, — mais dans ce cas je devrai en référer au proviseur. Je voulais arranger cela en famille, c’eût été mieux pour lui. Mais peut-être votre Sacha est-il aussi un voyou. Nous ne savons pas encore pourquoi on l’appelle « demoiselle », — peut-être, pour une raison tout à fait autre. Il se pourrait bien que ce fût lui qui corrompît ses camarades. Peredonov se fâcha et quitta la chambre en colère. Kokovkina le suivit et avec reproche :
— Comment pouvez-vous mortifier ainsi cet enfant, sans aucune raison. C’est encore heureux qu’il ne comprenne pas ce que vous dites.
— Bonsoir, — bougonna méchamment Peredonov, — j’en parlerai au proviseur. Il faut éclaircir cette histoire.
Il partit. Kokovkina alla consoler Sacha. L’enfant, tristement assis près de la fenêtre, regardait le ciel étoilé. Calmes et étrangement tristes étaient ses yeux noirs. Kokovkina lui caressa la tête en silence.
— C’est de ma faute, — dit-il, — ça m’a échappé, j’ai dit pourquoi on me taquinait et il a saisi cela. Il est extrêmement grossier. Aucun des collégiens ne l’aime.
Le jour suivant Peredonov et Varvara emménagèrent enfin dans leur nouvel appartement. Jerchova se tenait sous la porte cochère et s’engueulait furieusement avec Varvara. Peredonov se dissimulait derrière les fourgons.
Dans le nouveau local, on chanta aussitôt un Te Deum. Il était nécessaire, d’après les calculs de Peredonov, de montrer qu’il était un croyant. Durant l’office, l’odeur de l’encens lui fit tourner la tête et lui suggéra un vague désir de prière.
Un événement bizarre le troubla. On ne sait d’où accourut une créature étrange, aux contours indéfinis, — petite, grise, alerte. Elle riotait, tremblait et tournait autour de Peredonov. Chaque fois qu’il tendait la main pour la saisir, elle se dérobait vivement, s’enfuyait derrière la porte ou sous l’armoire et, l’instant d’après, réapparaissait, tremblait, ricanait, — grise, sans face, alerte.
Comme l’office touchait à sa fin, Peredonov eut l’idée de murmurer des exorcismes. La créature siffla tout doucement, se pelotonna et roula derrière la porte. Peredonov poussa un soupir de soulagement.
« Oui, c’est bien, si elle a complètement disparu. Mais, peut-être qu’elle habite ici quelque part, sous le plancher, et qu’elle reviendra encore se moquer de moi. »
Le froid et l’angoisse se saisirent de Peredonov.
Pourquoi y a-t-il au monde tous ces esprits malins ? pensa-t-il.
Lorsque le service fut terminé et que les visiteurs s’en furent allés, Peredonov se demanda longtemps où pouvait être cachée la menue créature.
Varvara alla chez Grouchina, et Peredonov se mit à chercher et à fourrer sens dessus dessous les affaires de sa maîtresse.
« Peut-être Varvara l’a-t-elle emportée dans sa poche. Lui faut-il beaucoup de place ? Elle n’a qu’à se cacher dans une poche et y rester, jusqu’à l’heure voulue. »
Une des robes de Varvara attira son attention. Toute en volants, avec des nœuds et des rubans, elle paraissait faite exprès pour dissimuler quelque chose.
Peredonov l’examina longuement et, avec effort, à l’aide d’un couteau, il coupa la poche et la jeta dans le poêle. Puis il commença à couper et déchirer la robe en mille morceaux. De vagues et étranges idées s’agitaient dans sa tête. Son âme était en proie à une angoisse infinie.
Varvara revint bientôt, — Peredonov était encore en train de taillader les lambeaux de la robe. Le croyant ivre, elle commença à l’injurier.
Peredonov l’écouta longtemps : enfin, il dit :
— Pourquoi aboies-tu, imbécile ! — peut-être que tu portes le diable dans ta poche. Ne dois-je pas veiller à ce qui se passe ici ?
Varvara resta bouche bée. Satisfait de l’impression qu’il avait produite, il se hâta de chercher son chapeau et partit jouer au billard. Varvara le rattrapa dans l’antichambre et tandis que Peredonov mettait son pardessus, cria :
— C’est peut-être toi qui portes le diable, dans ta poche. Moi, je n’en ai pas. Où veux-tu que je le prenne ?
Le jeune fonctionnaire Tcherepnine, celui qui, d’après le récit de Verchina, l’avait regardée à la dérobée par la fenêtre, avait commencé à lui faire la cour après la mort de son mari. Celle-ci n’était pas opposée à se remarier, mais Tcherepnine lui paraissait un trop médiocre parti. Tcherepnine, qui lui avait voué sa haine, accepta avec joie l’idée que lui suggéra Volodine d’enduire de goudron les portes de Verchina.
Après avoir consenti, il fut pris de doute. Si on allait le surprendre ? Ce serait gênant, il était quand même fonctionnaire. Il décida de faire faire cette besogne par quelqu’un d’autre. Ayant dépensé vingt-cinq kopecks pour corrompre deux gamins, il leur en promit encore à chacun quinze, s’ils menaient à bien cette affaire. Par une nuit sombre le plan fut accompli.
Si, dans la maison de Verchina, quelqu’un avait ouvert la fenêtre après minuit, il aurait entendu dans la rue un frôlement de pieds nus sur le pavé, et un murmure… et d’autres bruits comme si on balayait le long du mur ; puis un léger tintement et une course, de plus en plus rapide, des mêmes pieds, un rire lointain, l’aboiement inquiet des chiens…
Mais personne n’avait ouvert la fenêtre. Et le matin… la porte, le mur du jardin et de la cour étaient barbouillés de larges taches brunes. Sur la grande porte étaient écrits au goudron des mots obscènes. Les passants s’esclaffaient, le bruit s’était répandu, les curieux accouraient.
Verchina allait de-ci de-là dans son jardin, fumait, souriait encore plus obliquement que de coutume et murmurait des menaces.
Marthe ne quittait pas la maison et pleurait amèrement. La servante Maria tâchait de laver le goudron et échangeait des injures avec les badauds qui regardaient, criaient et se moquaient.
Tcherepnine raconta le jour même à Volodine qui avait exécuté la besogne. Celui-ci en fit part immédiatement à Peredonov. Tous deux connaissaient ces gamins réputés pour leur toupet et leurs polissonneries.
En allant jouer au billard, Peredonov passa chez Verchina. Le temps était gris. Verchina et Marthe étaient au salon.
— On a badigeonné votre porte de goudron, — dit Peredonov.
Marthe rougit. Verchina raconta vivement comment le matin en se levant, elles avaient vu des gens rire devant leur maison et comment la servante avait essayé de laver la porte.
— Je sais qui l’a fait, — dit Peredonov.
Verchina perplexe le regardait.
— Comment l’avez-vous appris ? — demanda-t-elle.
— Je vous dis que je le sais.
— Mais, qui est-ce ? dites, — demanda Marthe avec irritation.
Elle était devenue tout à fait laide, parce qu’elle avait maintenant les yeux méchants et les paupières rougies et gonflées par les larmes. Peredonov répondit :
— Certainement, je le dirai, c’est pour cela que je suis venu. Il faut donner une leçon à ces vauriens, mais vous devez me promettre de ne dire à personne qui vous a renseignées.
— Mais pourquoi, Ardalion Borissitch ? — demanda Verchina avec étonnement.
Après un moment de silence solennel, il expliqua :
— Ce sont de tels voyous ! Ils me casseront la gueule s’ils apprennent que c’est moi qui les ai dénoncés.
Verchina promit de se taire.
— Vous non plus, ne racontez pas que c’est moi qui vous ai renseignée — dit Peredonov à Marthe.
— Bien, je me tairai, — consentit vivement la jeune fille qui brûlait d’envie de connaître au plus vite les noms des coupables.
Il lui semblait qu’il fallait les soumettre à un châtiment cruel et honteux.
— Jurez-le plutôt, — dit Peredonov craintif.
— Devant Dieu, je jure de ne le dire à personne, — assura Marthe.
Vladia écoutait derrière la porte. Il était content d’avoir eu l’idée de ne pas entrer au salon : ainsi on ne lui extirperait pas de promesse et il pourrait tout raconter à qui il voudrait. Il souriait déjà à l’idée de se venger de Peredonov.
— Hier, vers une heure du matin, je traversais votre rue en rentrant chez moi, — commença Peredonov, — soudain, j’entends du bruit près de votre porte. J’ai pensé que c’étaient des voleurs. Que faire ? me demandai-je. Tout à coup j’entends quelqu’un courir au-devant de moi. Je me tapis contre le mur, ils ne m’ont pas aperçu, mais moi je les ai reconnus. L’un avait un pinceau et l’autre, un petit seau à la main. De fieffés gredins ! les fils du serrurier Avdiev. Tout en courant, l’un disait à l’autre : « Nous n’avons pas perdu notre nuit, nous avons gagné cinquante-cinq kopecks. » J’aurais voulu en attraper un, mais j’ai eu peur qu’ils ne me machurent la gueule et puis, j’avais mon pardessus neuf.
À peine Peredonov eut-il tourné les talons que Verchina se rendit chez le commissaire de police.
Le commissaire de police Mintchoukov envoya un agent chercher Avdiev et ses fils.
Les garçons vinrent tranquillement, supposant qu’on les accusait de quelque ancienne polissonnerie. Avdiev, vieillard triste et maigre, était persuadé que ses fils avaient fait quelques nouvelles saloperies.
À Avdiev le commissaire expliqua de quoi ses fils étaient accusés. Le vieillard déclara :
— Je ne puis en venir à bout. Faites-en ce que vous voudrez. J’ai les mains écorchées à force de les battre.
— Ce n’est pas nous qui l’avons fait, — riposta énergiquement l’aîné, un gars aux cheveux roux ébouriffés, du nom de Nil.
— On met tout sur notre dos, quand ce sont les autres, — dit en pleurnichant le cadet, aux cheveux ébouriffés lui aussi, mais blonds. Pour une fois que nous avons fait une bêtise, il nous faut maintenant répondre de tout.
Mintchoukov sourit avec douceur, hocha la tête et dit :
— Avouez plutôt sincèrement.
— Nous n’avons rien à avouer, — dit Nil d’un ton impertinent.
— Vraiment ? Et qui vous a donné les cinquante-cinq kopecks pour la besogne ?
En voyant le trouble fugitif des garnements, Mintchoukov comprit qu’ils étaient coupables. Il dit à Verchina :
— C’est eux. C’est clair.
Les gamins continuèrent à nier. On les conduisit dans une chambrette pour les rosser. Ne pouvant supporter la douleur, ils avouèrent leur crime, mais se refusèrent à dire qui leur avait donné l’argent.
— C’est de notre propre initiative.
On les fouetta posément, l’un après l’autre, jusqu’à ce qu’ils avouassent que c’était Tcherepnine qui les avait payés. On remit les garçons à leur père.
Le commissaire dit à Verchina :
— Voilà, nous les avons châtiés, c’est-à-dire, c’est leur père qui les a châtiés. Maintenant, vous savez qui vous a joué ce vilain tour.
— Je ne pardonnerai pas à Tcherepnine, — affirma Verchina. — Je porterai plainte au tribunal.
— Je ne vous le conseille pas, Nathalia Affanassievna, — dit Mintchoukov avec douceur. Laissez plutôt tomber cette affaire.
— Comment ! pardonner à une pareille canaille ? Pour rien au monde, — clama Verchina.
— Avant tout, nous n’avons aucune preuve, — dit tranquillement le commissaire.
— Comment, aucune preuve, puisque les garçons eux-mêmes ont avoué ?
— Leur aveu ne signifie rien. Devant le juge, ils nieront tout, on ne les fouettera pas là-bas.
— Comment pourraient-ils nier ? Les agents sont témoins, — dit Verchina d’un ton moins ferme.
— Quels témoins ? Quand on arrache la peau à un homme, il avoue même ce qu’il n’a pas commis. Ce sont sûrement des canailles, ils ont reçu ce qu’ils méritent, mais par le tribunal vous n’obtiendrez rien.
Mintchoukov, souriant de son sourire doucereux, regardait avec calme Verchina.
Celle-ci sortit très mécontente de chez le commissaire. Mais, réflexions faites, elle comprit qu’il serait difficile de porter plainte contre Tcherepnine et que ça ne lui amènerait que honte et désagrément.
Vers le soir, Peredonov se rendit chez le proviseur, — parler d’affaires.
Le proviseur, Nicolas Vlassievitch Khripatch, avait un certain nombre de règles si bien adaptées à la vie qu’il était aisé de les suivre. Dans son service, il se conformait avec calme à tout ce qu’ordonnaient les lois et les règlements de ses supérieurs ainsi qu’aux prescriptions du libéralisme modéré généralement admis.
C’est pourquoi les autorités, les parents et les élèves étaient également satisfaits du proviseur. Il ne connaissait ni doute, ni hésitation. À quoi bon ? On peut toujours s’en référer au conseil de discipline ou au décret d’un supérieur. Dans ses relations personnelles, il avait le même calme et la même régularité. Son extérieur donnait une impression de bonhomie et de fermeté : petit, robuste, alerte, les yeux vifs, le parler sûr, il semblait avoir bien organisé sa vie et avoir l’intention de l’organiser mieux encore. Les rayons de son bureau étaient chargés de livres. De quelques-uns, il faisait des extraits. Quand il avait réuni un certain nombre d’extraits, il les classait et les répétait dans son propre langage. Ainsi venait au monde un manuel, qui une fois imprimé, se vendait assez bien. Quelquefois, il écrivait des compilations, surtout d’après des livres étrangers ; compilations respectables et inutiles qu’il publiait dans une revue également respectable et inutile.
Il avait beaucoup d’enfants ; tous, garçons et filles, manifestaient les germes de talents les plus divers : celui-ci dessinait, celui-là faisait des vers, le troisième faisait en musique de rapides progrès.
Peredonov dit d’un air morne :
— Voilà, Nicolas Vlassievitch, vous m’accusez toujours ; peut-être m’a-t-on calomnié devant vous, pourtant, je n’ai rien fait.
— Excusez-moi, — interrompit le proviseur, — je ne comprends pas à quelles calomnies vous faites allusion. Dans la direction du lycée qu’on m’a confiée, je me base sur mes observations personnelles et j’ose espérer que mon expérience est suffisante pour me permettre de discerner avec justesse ce que je vois et entends. Surtout étant donné l’attention avec laquelle j’accomplis mon travail et que je considère comme une règle de première nécessité, — disait Khripatch d’un ton vif et net ; sa voix vibrait, sèche et claire, pareille au bruit que font les barres de zinc quand on les courbe. — En ce qui concerne mon opinion personnelle sur vous, je persiste à penser que, dans votre service, il y a des choses qui laissent beaucoup à désirer.
— Oui, — répondit Peredonov d’un air morne, — vous vous êtes mis en tête que je ne valais rien, mais je veille constamment sur les intérêts du lycée.
Khripatch leva les sourcils avec étonnement et posa sur Peredonov un regard interrogateur.
— Vous ne remarquez pas, — continua Peredonov, — qu’il peut arriver un scandale au lycée sans que personne ne s’en doute ; moi seul m’en suis aperçu.
— Quel scandale ? — demanda avec un petit rire sec Khripatch en arpentant rapidement son bureau. — Vous m’intriguez, bien que sincèrement je ne croie pas beaucoup qu’il puisse arriver un scandale dans notre lycée.
— Voilà, vous ne savez même pas qui vous avez admis cette année, — insinua Peredonov avec une joie si méchante que Khripatch s’arrêta et l’examina avec attention.
— Je peux facilement énumérer tous les nouveaux élèves, — dit-il sèchement. — Ceux qui ont été admis dans la plus basse classe n’ont évidemment pas été renvoyés d’un autre lycée ; le seul qui soit entré en cinquième nous est arrivé avec des recommandations qui excluent toute supposition défavorable.
— Oui, cependant ce n’est pas chez nous qu’il fallait le mettre, mais dans un autre établissement, — laissa tomber Peredonov d’une voix sombre.
— Expliquez-vous, s’il vous plaît, Ardalion Borissitch — insista Khripatch, — j’espère que vous ne voulez pas dire qu’il faudrait envoyer Puilnikov dans une maison de correction pour mineurs.
— Cette créature, il faudrait l’expédier dans un « pensionnat sans langues classiques », — assura avec méchanceté Peredonov. La colère brillait dans ses yeux.
Khripatch mit ses mains dans les poches de son veston de travail et regarda Peredonov avec un extrême étonnement. — Quel pensionnat ? — demanda-t-il. — Ignorez-vous quelle sorte d’établissements on désigne sous ce nom ? Si vous le savez, comment vous êtes-vous permis de faire cette allusion inconvenante. Khripatch était devenu tout rouge, sa voix vibrait plus sèche et plus nette. En toute autre circonstance, le courroux du proviseur aurait troublé Peredonov, mais maintenant, il ne se sentait même pas gêné.
— Vous croyez tous que c’est un garçon, — insinua-t-il en clignant ironiquement des yeux, — mais voilà, ce n’en est pas un ; c’est une fille et quelle fille !
Khripatch rit d’un rire bref et sec, comme forcé, — c’est toujours ainsi qu’il riait.
— Ha ! ha, ha ! — faisait-il nettement. Il s’affala dans un fauteuil, renversa la tête, comme n’en pouvant plus.
— Eh bien, vous m’avez étonné, — très estimé Ardalion Borissitch, — Ha, ha, ha ! — Ayez l’amabilité de me dire sur quoi vous fondez votre supposition, — si les faits qui vous ont amené à cette conclusion ne constituent pas un secret. Ha, ha, ha !
Peredonov fit le récit de tout ce que lui avait raconté Varvara et en profita pour dire du mal de Kokovkina. Khripatch l’écoutait et de temps à autre éclatait d’un rire bref et sec.
— Votre imagination est bien folâtre, aimable Ardalion Borissitch, — dit-il en se levant et en frappant légèrement sur le bras de Peredonov. — Beaucoup de mes estimés collègues et moi avons des enfants ; nous ne sommes pas nés d’hier. Comment pouvez-vous penser que nous avons pris pour un garçon une fillette déguisée ?
— Vous prenez la chose ainsi, — mais s’il arrive quelque histoire, qui sera responsable ? — interrogea Peredonov.
— Ha, ha, ha ! — riait Khripatch, — quelles conséquences craignez-vous ?
— Le lycée tombera dans la débauche, — affirma Peredonov.
Khripatch fronça les sourcils et répliqua :
— Vous allez trop loin. Rien de ce que vous m’avez dit jusqu’à présent ne m’autorise à partager vos soupçons.
Le même soir, Peredonov s’empressa de faire le tour de tous ses collègues, depuis l’inspecteur jusqu’aux surveillants. À tous il raconta que Puilnikov était une fille déguisée en garçon. On rit et ne le crut pas. Mais après son départ plusieurs se prirent à douter. Presque toutes les femmes des professeurs ajoutèrent immédiatement foi au récit de Peredonov.
Le lendemain matin, beaucoup de professeurs vinrent faire leurs cours en pensant que Peredonov avait peut-être raison. Ils ne l’avouaient pas ouvertement, mais ne discutaient plus avec lui et se bornaient à lui donner des réponses indécises et équivoques. Chacun avait peur de passer pour un imbécile s’il commençait à discuter, — tout de même, si Peredonov avait dit vrai !… La plupart désiraient connaître l’opinion du proviseur. Mais celui-ci, contrairement à son habitude, n’était pas encore aujourd’hui sorti de son appartement.
Il alla très en retard faire en troisième son unique cours de la journée qu’il prolongea de cinq minutes et rentra chez lui directement et sans se montrer à personne.
Enfin, avant la quatrième heure, le vieil aumônier du lycée, accompagné de deux professeurs, passèrent dans le bureau du proviseur, sous un prétexte quelconque. Et le révérend Père mit avec prudence la conversation sur le sujet de Puilnikov. Mais le proviseur rit avec tant de sûreté et de bonhomie que tous trois furent convaincus que c’était une blague.
Khripatch passa à d’autres sujets et raconta les dernières nouvelles de la ville ; il se plaignit d’un violent mal de tête et dit qu’il serait probablement forcé de prier le médecin du lycée, Eugène Ivanovitch, de passer chez lui. Puis il ajouta avec bonne humeur que son cours d’aujourd’hui avait encore aggravé son mal de tête, parce que Peredonov se trouvait dans la salle voisine et qu’à plusieurs reprises, ses élèves avaient ri très bruyamment. Avec son petit rire sec, Khripatch ajouta :
— Cette année, le sort ne m’est pas clément, — trois fois par semaine, je dois faire mon cours dans la salle voisine de celle d’Ardalion Borissitch, — imaginez-vous ! — c’est un rire continuel et quel rire ! On pourrait croire qu’Ardalion Borissitch n’est pas un personnage si plaisant et pourtant quelle hilarité il provoque !
Sans donner à personne le temps de lui répondre, Khripatch entama un nouveau thème. En vérité, on riait beaucoup ces derniers temps au cours de Peredonov. — Non que cela lui fît plaisir. Au contraire, le rire des enfants l’irritait toujours. Mais il ne pouvait se retenir de lâcher quelque propos malpropre ou déplacé : tantôt, il racontait une anecdote stupide ; tantôt il taquinait un des élèves les plus dociles. Il y avait toujours quelques garçons prêts à faire du désordre, — et chaque gaudriole de Peredonov soulevait de formidables éclats de rire.
Vers la fin des cours, Khripatch fit appeler le médecin, prit son chapeau et se rendit au jardin situé entre le lycée et le fleuve. Le jardin était vaste et ombreux. Les petits élèves l’aimaient beaucoup. Pendant les récréations, ils s’y répandaient de tous côtés, aussi les surveillants craignaient-ils qu’il n’arrivât quelque accident. Mais le proviseur avait ordonné aux élèves d’y passer leurs récréations. Il y tenait pour la beauté de ses comptes rendus.
En traversant le corridor, Khripatch s’arrêta près de la salle de gymnastique dont la porte était ouverte. Il resta là un instant, baissa la tête et entra. À voir son visage fatigué et sa démarche lente, tout le monde comprit immédiatement qu’il avait mal à la tête.
Les élèves de cinquième se préparaient pour la gymnastique. Ils étaient déjà en rangs ; le professeur, un lieutenant du bataillon de réserve en garnison dans la ville était sur le point de donner un ordre ; ayant aperçu le proviseur, il alla au-devant de lui.
Khripatch lui serra la main, jeta sur les élèves un coup d’œil distrait et demanda :
— Êtes-vous content d’eux ? Est-ce qu’ils se donnent de la peine ? Ne se fatiguent-ils pas trop ?
Le lieutenant méprisait du fond de l’âme les élèves du lycée qui, selon lui, n’avaient et ne pouvaient avoir une tenue militaire. S’ils avaient été des cadets, il aurait dit franchement ce qu’il pensait d’eux. Mais à quoi bon dire une vérité déplaisante au sujet de ces fainéants à l’homme de qui dépendaient ses leçons ? Un sourire affable sur ses lèvres fines, regardant le proviseur avec douceur et gaîté, il dit :
— Oh oui, de braves garçons.
Le proviseur fit quelques pas devant les rangs des élèves, puis se tourna vers la porte ; là, il s’arrêta subitement comme s’il se souvenait de quelque chose.
— Et le nouvel élève ? En êtes-vous content ? Est-il appliqué ? Ne se fatigue-t-il pas ? — demanda-t-il nonchalamment en portant la main à son front.
Le lieutenant, pour changer et parce qu’il s’agissait d’un nouveau, répondit :
— Un peu indolent, il se fatigue vite.
Mais déjà le proviseur ne l’écoutait plus et avait quitté la salle. L’air frais soulagea peu Khripatch. Il revint au bout d’une demi-heure, s’arrêta de nouveau quelques instants près de la salle de gymnastique et entra. On travaillait aux agrès. Deux ou trois garçons inoccupés pour le moment et qui n’avaient pas vu entrer le proviseur, se tenaient appuyés contre le mur, profitant de ce que le lieutenant n’avait pas l’œil sur eux.
Khripatch s’approcha d’eux.
— Eh bien, Puilnikov, — demanda-t-il, — pourquoi êtes-vous affalé contre le mur ?
Sacha rougit et se redressa. Il se taisait.
— Si ça vous fatigue tellement, peut-être que la leçon de gymnastique vous fait du mal ? — demanda sévèrement Khripatch.
— Excusez-moi, je ne suis pas fatigué, — répondit Sacha craintif.
— De deux choses l’une, — continua Khripatch, — ou bien n’allez pas aux leçons de gymnastique, ou bien… d’ailleurs, passez chez moi après le cours.
Il sortit en hâte. Sacha resta confus et effrayé.
— Tu t’es fait pincer, — lui dirent ses camarades. Il va te sermonner jusqu’au soir.
Khripatch aimait à faire de longues réprimandes et les lycéens redoutaient par-dessus tout ses invitations.
Après la leçon, Sacha se rendit timidement chez le proviseur.
Khripatch le reçut immédiatement. Il se précipita à sa rencontre comme s’il roulait sur ses courtes jambes, s’approcha tout près de lui et le regardant droit dans les yeux, demanda :
— Est-ce que vraiment les leçons de gymnastique vous fatiguent, Puilnikov ? Vous avez l’air d’un garçon robuste. Mais « l’apparence est souvent trompeuse ». N’avez-vous aucune maladie ? Peut-être la gymnastique ne vous vaut-elle rien ?
— Non, Nicolas Vlassievitch, je vais très bien, — répondit Sacha tout rouge de confusion.
— Mais, — objecta Khripatch, — le professeur de gymnastique lui-même se plaint de votre indolence et assure que vous vous fatiguez vite ; moi aussi, j’ai remarqué que vous aviez l’air un peu las. Est-ce que je me trompe ?
Sacha ne savait où tourner les yeux pour ne pas rencontrer le regard perçant de Khripatch. Troublé, il murmura :
— Pardon, je ne recommencerai plus, c’est par paresse que je me tenais mal. Je suis vraiment en bonne santé et je me donnerai de la peine au cours de gymnastique.
Et, soudain, sans s’y attendre, il fondit en larmes.
— Vous voyez, — insista Khripatch, — il est évident que vous n’êtes pas en très bon état. Vous pleurez comme si je vous avais sévèrement grondé. Calmez-vous.
En mettant la main sur l’épaule de Sacha, il dit :
— Je ne vous ai pas fait appeler pour vous adresser des reproches, mais pour que nous nous expliquions… Asseyez-vous, Puilnikov, je vois que vous êtes las.
Sacha se dépêcha de s’essuyer les yeux avec son mouchoir et répéta :
— Je vous assure que je ne suis pas fatigué.
— Asseyez-vous, asseyez-vous, — insista Khripatch en lui avançant une chaise.
— Mais vraiment, je me porte très bien, — affirma Sacha.
Khripatch le prit par les épaules, le fit asseoir et s’assit en face de lui.
— Voyons, Puilnikov, parlons avec calme. Vous ignorez peut-être vous-même l’état de votre santé ; — vous êtes sous tous rapports un garçon brave et intelligent, aussi est-il aisé de comprendre que vous ne veuillez pas être exempté des leçons de gymnastique. À propos, j’ai prié aujourd’hui notre docteur de passer chez moi, parce que je ne me sens pas très bien. Il aura en même temps l’occasion de vous examiner. J’espère que vous n’avez rien contre ?…
Khripatch regarda sa montre et, sans attendre de réponse, demanda à Sacha comment il avait passé ses vacances.
Peu après arriva Eugène Ivanovitch Sourotzev, le médecin du lycée, un petit homme noir, alerte, aimant les discussions politiques et les potins. Il n’avait pas de connaissances très étendues mais, attentif à ses malades, il préférait aux drogues la diète et l’hygiène et obtenait ainsi de bons résultats.
On fit dévêtir Sacha ; le médecin l’examina attentivement et ne lui trouva aucun défaut, — et Khripatch put se convaincre que Sacha n’était point une fille. Il en était persuadé déjà auparavant, mais il estimait opportun de prendre des mesures pour que le médecin du lycée pût témoigner sans examen ultérieur au cas où l’on aurait à répondre à quelque demande du ministère.
En congédiant Sacha, Khripatch lui dit avec douceur :
— Maintenant, nous savons que vous êtes en bonne santé, je dirai à votre professeur de gymnastique qu’il n’ait pour vous aucun ménagement.
Peredonov était persuadé que le fait d’avoir révélé qu’un des lycéens était une fillette attirerait sur lui l’attention des autorités et lui vaudrait non seulement de l’avancement, mais encore une décoration. Cela l’incitait à observer avec vigilance la conduite des élèves. En outre, le temps, ces jours derniers, était sombre et froid, — on venait peu jouer au billard, — il ne restait qu’à rôder à travers la ville et à aller voir chez eux les collégiens, même ceux qui habitaient chez leurs parents.
Peredonov choisit les familles les plus simples : il s’amenait, se plaignait du collégien. Celui-ci fouetté, Peredonov était content. C’est ainsi qu’il accusa Joseph Kramarenko devant son père, tenancier d’une brasserie, d’avoir été polisson à l’église. Le père le crut et punit son fils. Le même sort fut réservé à plusieurs élèves. Peredonov n’alla pas chez les parents qui, selon lui, auraient pris la défense de leurs enfants ; ils auraient pu porter plainte au ministère.
Chaque jour, il passait au moins chez un élève. Là, il se conduisait en maître, grondait, ordonnait, menaçait. Mais les lycéens se sentant chez eux plus indépendants, lui répondaient parfois par des grossièretés. Cependant une dame grande, énergique, à la voix sonore, une certaine Flavitzka, sur les instances de Peredonov, fouetta avec cruauté son petit pensionnaire, Vladimir Boultiakov.
Le jour suivant, Peredonov faisait en classe le récit de ses exploits ; il ne nommait pas les élèves, mais les victimes se dénonçaient elles-mêmes par leur trouble.
Le bruit que Puilnikov était une fille déguisée en garçon se répandit rapidement par la ville. Les Routilov furent parmi les premiers à l’apprendre. Ludmila, curieuse, aimait à tout voir de ses propres yeux. Elle brûlait d’envie de connaître Puilnikov. Naturellement, il lui fallait absolument voir cette polissonne déguisée. Rien de plus facile, elle connaissait Kokovkina. Aussi, un jour, vers le soir, elle dit à ses sœurs :
— J’irai voir cette demoiselle.
— Curieuse ! — lui cria méchamment Daria.
— Elle s’est fait belle, — remarqua Valeria avec un petit rire contenu.
Elles étaient fâchées de n’avoir pas eu elles-mêmes cette idée ; aller à trois était gênant.
Ludmila s’était habillée avec plus de soin que de coutume, — pourquoi ? elle ne le savait pas elle-même. D’habitude, elle aimait à se parer et s’habillait d’une façon plus libre que ses sœurs : bras et épaules plus décolletés, jupe plus courte, souliers plus légers, bas plus transparents, plus fins, couleur chair. À la maison elle aimait à rester en jupon et nu-pieds, — chemise et jupon étaient toujours surchargés d’ornements.
Le temps était froid ; il y avait du vent, les feuilles sèches flottaient sur l’eau crispée des mares. Ludmila marchait vite, et ne sentait pas le froid sous sa cape légère.
Kokovkina et Sacha prenait le thé. Ludmila les examina de ses yeux perçants, — rien d’extraordinaire, ils sont modestement assis, prennent le thé, mangent des gâteaux et causent. Ludmila embrassa la maîtresse de maison et dit :
Je suis venue vous voir pour affaire, ma chère Olga Vassilievna, mais nous en parlerons plus tard. En attendant donnez-moi un peu de thé pour me réchauffer. Tiens, quel est ce jeune homme, que vous avez chez vous ?
Sacha rougit et la salua gauchement. Kokovkina le présenta à la visiteuse. Ludmila s’assit à table et se mit à raconter les nouvelles avec animation. Les gens de la ville aimaient à la recevoir, elle savait tout et s’entendait à conter avec charme et simplicité. La casanière Kokovkina, sincèrement contente de la voir, lui faisait les honneurs avec cordialité. Ludmila bavardait gaiement, riait, quittait sa place pour imiter quelqu’un et taquinait Sacha. Elle dit :
— Vous vous ennuyez, ma colombe, — pourquoi restez-vous toujours à la maison avec ce petit collégien pincé ? Ne pourriez-vous venir chez nous quelquefois ?
— Oh, ce n’est plus pour moi, je suis trop vieille pour faire des visites, — répondit Kokovkina.
— Quelles visites ! — répliqua Ludmila caressante, — venez, vous serez comme chez vous, voilà tout. Ce bébé n’a pas besoin d’être emmailloté.
Sacha prit un air offensé et rougit.
— Oh, quel maladroit ! dit Ludmila, légèrement provocatrice, en tiraillant Sacha. Vous devriez causer avec votre hôte.
— Il est encore petit, — dit Kokovkina, — et très timide.
Ludmila moqueuse la regarda :
— Moi aussi, je suis timide.
Sacha rit et dit avec simplicité :
— Vous ?… timide ?
Ludmila partit d’un éclat de rire. Dans son rire, comme toujours, se mêlaient la passion et la gaîté. En riant, elle rougissait, ses yeux devenaient polissons et fuyaient les interlocuteurs.
Sacha se troubla, puis se ressaisit et commença à se justifier :
— Mais non, j’ai voulu dire que vous étiez vive et non que vous n’étiez pas timide.
Mais sentant que ce qu’il disait n’était pas très clair, il se troubla encore davantage et rougit.
— Quelles impertinences il me dit ! — s’exclama en riant Ludmila. — C’est tout à fait charmant.
— Vous avez complètement troublé mon Sachenka, — dit Kokovkina, en regardant les deux jeunes gens avec une égale douceur.
Ludmila se courba d’un geste de chatte, et caressa la tête de Sacha. Il rit d’un rire sonore, glissa de ses mains et s’enfuit dans sa chambre.
— Ma colombe, trouvez-moi un fiancé, — dit Ludmila sans aucune transition.
— En voilà une idée ! je suis une mauvaise marieuse, — répondit en souriant Kokovkina, — mais on voyait à son expression qu’elle se serait chargée de l’affaire avec joie.
— Et pourquoi pas ? Suis-je une fiancée à dédaigner ? Vous n’auriez pas à rougir de moi.
Ludmila, les poings sur les hanches, esquissa quelques pas de danse devant la maîtresse de maison.
— Assez, assez, — s’exclama Kokovkina, — petite frivole !
Ludmila dit en riant :
— Occupez-vous de cela rien que pour vous amuser.
— Quel fiancé voulez-vous ? — demanda Kokovkina souriante.
— Qu’il soit… qu’il soit brun, — ma colombe, parfaitement brun, — gazouillait Ludmila — d’un brun profond. Je vous donne un exemple, — comme votre lycéen, — les sourcils aussi noirs, les yeux langoureux, les cheveux noirs jusqu’à en être bleus et les cils épais, épais. Des cils d’un noir bleuâtre. Votre Sacha est une beauté, une vraie beauté. Trouvez-m’en un qui lui ressemble.
Peu après, Ludmila se prépara pour sortir. La nuit tombait. Sacha alla l’accompagner.
— Jusqu’à la voiture seulement ! — pria Ludmila d’une voix tendre ; elle regardait Sacha avec ses yeux caressants et rougissait comme si elle était coupable.
Dans la rue, Ludmila se fit de nouveau un peu plus hardie et commença à questionner Sacha.
— Alors, vous passez votre temps à préparer vos leçons ? Lisez-vous, au moins ?
— Oui, je lis aussi, j’aime lire, — répondit Sacha.
— Les contes d’Andersen ?
— Pourquoi des contes ? toutes sortes de livres. J’aime l’histoire et la poésie.
— Ah, ah, la poésie. Et quel est votre poète préféré ? — demanda sévèrement Ludmila.
— Nadson, naturellement, — répondit Sacha, profondément persuadé que toute autre réponse était impossible.
— Vraiment, — dit Ludmila d’un ton encourageant, — moi aussi, j’aime Nadson, mais le matin seulement ; le soir je m’amuse à me parer. Et vous, qu’est-ce que vous faites ?
Sacha la regardait de ses yeux noirs et caressants, qui devinrent soudain humides, — et dit doucement :
— J’aime les caresses.
— Oh, oh, tu es bien câlin, — dit Ludmila lui mettant le bras autour du cou, — tu aimes les caresses. Et vous aimez à vous baigner ?
Sacha riotait.
— Dans l’eau tiède ? — poursuivait Ludmila.
— Dans l’eau tiède et dans l’eau froide, — dit le garçon, un peu honteux.
— Et quel savon préférez-vous ?
— Le savon à la glycérine.
— Et le raisin, l’aimez-vous aussi ?
Sacha éclata de rire.
— Comme vous êtes drôle ! Ce sont des choses toutes différentes, et vous employez le même mot. Mais vous ne m’attraperez pas.
— Comme si j’en avais besoin, — riposta en riant Ludmila.
— Je sais bien, vous tournez tout le monde en ridicule.
— Comment le savez-vous ?
— Tout le monde le dit.
— Quel cancanier ! — dit avec une sévérité feinte Ludmila.
Sacha rougit.
— Tiens, voilà un fiacre ! Cocher, — cria Ludmila.
— Cocher, — répéta Sacha.
Le fiacre s’approcha en cahotant. Ludmila donna son adresse. Le cocher réfléchit et demanda 40 kopecks.
— Mais qu’as-tu, mon cher ? Ce n’est pas loin, tu ne connais pas le chemin.
— Et combien voulez-vous me donner ?
— Prends la moitié que tu préfères.
Sacha éclata de rire.
— Elle est guillerette la demoiselle, dit le cocher en riant, vous mettrez bien 5 kopecks de plus.
— Merci de m’avoir accompagnée, chéri, — dit Ludmila, en serrant fortement la main de Sacha et s’asseyant dans la voiture.
Sacha courut à la maison, pensant gaîment à la gaie jeune fille.
Ludmila rentra chez elle joyeuse et souriante, rêvant à de douces choses. Ses sœurs l’attendaient. Elles étaient assises à la salle à manger, autour de la table ronde, éclairée par une suspension. La bouteille brune de sherry se détachait sur la nappe blanche. Le goulot givré de sucre scintillait sous la lumière. La bouteille était entourée d’assiettes remplies de pommes, de noix et de halva. Daria était légèrement grise, rouge, échevelée, à demi vêtue, elle chantait à pleine voix. Ludmila entendit l’avant-dernier couplet de la chanson bien connue :
Où est la robe, où est le chalumeau ?
Le berger entraîne la bergère hors de l’eau.
La frayeur chasse la pudeur,
La pudeur chasse la frayeur,
La bergère supplie, tout en pleurs,
« Oublie ce que tu as vu tout à l’heure. »
Larissa était aussi à la maison, — parée, calme, joyeuse, elle mangeait une pomme, qu’elle coupait en tranches minces, et souriait :
— Eh bien, — demanda-t-elle, — tu l’as vu ?
Daria se tut et regarda Ludmila.
Valeria, s’appuya sur son coude, écarta son petit doigt, et baissa la tête, imitant le sourire de Larissa. Mais elle était mince, frêle et son sourire était inquiet.
Ludmila emplit son petit verre de liqueur rouge-cerise et dit :
— Blagues que tout cela ! Un vrai gamin, — et très sympathique. D’un brun profond, les yeux brillants, il est petit, il a encore toute sa pureté.
Et soudain, elle éclata d’un rire bruyant. Ses sœurs en la regardant se mirent à rire aussi.
— Des blagues inventées par Peredonov, — dit Daria en faisant un geste de la main. Elle resta un instant pensive, les coudes appuyés sur la table, la tête inclinée. Il vaut mieux chanter, — dit-elle. Et d’une voix haute et perçante, elle entonna un couplet.
Une morne animation vibrait dans ses glapissements. Si on avait laissé sortir un mort de sa tombe, à condition qu’il chantât sans trêve, c’est bien ainsi qu’il eût chanté. Les sœurs étaient déjà habituées aux piaillements de Daria et de temps à autre l’accompagnaient de leurs voix stridentes.
— Comme vous hurlez ! dit Ludmila, en riant.
Non que cela lui déplût, mais elle aurait préféré parler et être écoutée. Daria fâchée l’interrompit, et lui cria méchamment :
— Qu’est-ce que cela te fait ; je ne te gêne pas.
Et aussitôt elle reprit la chanson à l’endroit où elle l’avait interrompue. Caressante Larissa dit :
— Laisse-la chanter.
Il a plu… pauvre fille
Je ne sais où m’asseoir,
chantait Daria d’une voix criarde en défigurant les sons en ajoutant des syllabes, comme font les chanteurs du peuple, pour émouvoir davantage.
Les sons non accentués traînaient… l’impression devenait poignante. Et chacun à entendre cette chanson eût été envahi par une angoisse mortelle…
Oh, angoisse mortelle, emplissant les champs, les bourgs, les vastes espaces de mon pays natal. Angoisse incarnée dans les hurlements sauvages. Angoisse dévorant de ses flammes sordides le verbe vivant, tu as réduit la chanson jadis vivante à n’être plus qu’un hurlement insensé. Oh, angoisse mortelle ! Oh, chère vieille chanson russe, est-il vrai que tu te meures ?
Et tout à coup Daria, les poings sur les hanches se lança dans une danse effrénée en claquant des doigts et en scandant un joyeux couplet :
Va-t’en gars, va-t’en,
Je suis fille de brigand.
Que m’importe que tu sois beau,
Je te planterai un couteau dans la peau.
Je n’ai que faire d’un paysan,
Je préfère un brigand.
Daria chantait et dansait et ses yeux, pareils à des lunes mortes, immobiles sur son visage, suivaient les mouvements de sa danse. Ludmila riait avec éclat, et son cœur se serrait, s’engourdissait. Était-ce la joie ? Était-ce le sherry doux et perfide ? Valeria riait doucement d’un rire cristallin. Elle regardait jalousement ses sœurs : elle aussi aurait voulu être gaie, et pourtant, elle était triste, — : elle songeait qu’elle était venue au monde la dernière, « le déchet » — faible et malheureuse. Et elle riait comme sur le point de pleurer.
Larissa leva les regards sur elle, lui cligna de l’œil, — soudain tout apparut à Valeria gai et amusant. Larissa quitta sa place, fit un léger mouvement d’épaules, — et, en un clin d’œil, les quatre sœurs, comme saisies de folie, se mirent à tourner. Elles hurlaient les paroles stupides de chansons toujours nouvelles, plus rapides et plus incohérentes. Les sœurs étaient jeunes, belles, leurs voix vibraient sonores et sauvages, — les sorcières du Mont Lissagora auraient envié cette ronde.
Toute la nuit, Ludmila eut des songes ardents et passionnés !
Tantôt, elle se voyait étendue dans une pièce où la chaleur était suffocante. La couverture glisse, et laisse apparaître son corps brûlant ; voici qu’un serpent à la peau squameuse, roulé en spirale, pénètre dans sa chambre, grimpe et rampe vers l’arbre, vers les branches de ses belles jambes nues.
Tantôt elle rêvait d’un lac, par une chaude soirée d’été, sous les lourds nuages d’un orage imminent. Elle est étendue sur la rive, une couronne d’or sur le front. Ça sent l’eau tiède et stagnante, la vase et l’herbe languissant sous la chaleur, — sur les eaux profondes, calmes et perfides glisse un cygne blanc, robuste, d’une majesté royale. Avec fracas il bat des ailes, siffle, s’approche, l’étreint, — une sensation douce, langoureuse, l’envahit. Elle a peur…
Et le serpent, et le cygne, penchés sur Ludmila, ont le visage de Sacha, d’une pâleur bleuâtre, les yeux foncés, mystérieux et tristes, — les cils noirs, jusqu’à être bleus, ombrageant jalousement son regard fascinant, s’abaissent lourds, terribles…
Ensuite Ludmila vit en songe une magnifique salle, aux voûtes basses, écrasantes, où se pressaient en foule des adolescents nus, robustes, très beaux. Le plus beau de tous était Sacha. Ludmila est assise très haut. À tour de rôle les adolescents nus se flagellent. Quand ils étendent à terre Sacha, le visage tourné vers Ludmila et le flagellent, il rit d’un rire sonore et pleure, — elle rit comme on rit parfois en songe, quand subitement le cœur se met à battre avec violence, et qu’on rit longuement d’un rire d’oubli et de mort…
Le lendemain, après tous ces rêves, Ludmila se sentit passionnément amoureuse de Sacha. Un impatient désir de le revoir la saisit, mais la pensée qu’il serait vêtu l’irritait.
C’est stupide que les garçons n’aillent pas dévêtus ! Ou au moins nu-pieds comme, en été, les gamins des rues, que Ludmila aimait à contempler parce qu’ils marchaient pieds nus, les jambes très découvertes.
Comme si c’était honteux d’avoir un corps, — pensait Ludmila, — les garçons eux-mêmes cachent le leur.
Volodine allait régulièrement chez les Adamenko pour les leçons. Ses rêves ne se réalisèrent pas : la jeune fille ne lui offrit pas de café comme il l’avait espéré. Chaque fois, on le conduisait directement dans l’atelier réservé aux travaux manuels.
D’habitude, Micha, déjà en tablier, se tenait debout près de l’établi où il avait préparé tout ce qui était nécessaire à la leçon. Il accomplissait docilement, mais sans entrain, tout ce que lui ordonnait Volodine.
Pour travailler le moins possible, Micha cherchait à entraîner Volodine dans une conversation. Celui-ci voulant être consciencieux résistait.
— Michenka, veuillez d’abord travailler deux petites heures et après, si vous le désirez, nous causerons. Alors, tout ce que vous voudrez, mais pas maintenant, le travail avant tout.
Micha soupirait légèrement et se mettait au travail. Une fois la leçon terminée, il n’avait plus aucune envie de causer : il assurait n’avoir pas le temps et beaucoup de devoirs à préparer.
Quelquefois Nadejda Vassilievna venait à la leçon pour voir comment Micha travaillait. Micha avait remarqué, — et il en profitait, — qu’en présence de sa sœur, Volodine parlait beaucoup plus volontiers. Mais dès que Nadejda Vassilievna s’apercevait que son frère ne travaillait pas, aussitôt elle lui en faisait la remarque :
— Micha, ne sois pas paresseux ! — et elle sortait en disant à Volodine :
— Excusez-moi de vous avoir dérangé ; Micha est volontiers paresseux, si on le laisse faire.
Au début, Volodine fut un peu étonné de l’attitude de Nadejda Vassilievna. Puis, il pensa qu’elle n’osait pas lui offrir le café par crainte des cancans. Ensuite, il songea qu’elle aurait très bien pu se dispenser de venir à ses leçons et, pourtant, elle y apparaissait, — n’était-ce pas parce qu’il lui était agréable de le voir ? Volodine interpréta, également en sa faveur, le fait que Nadejda Vassilievna avait consenti immédiatement à ce qu’il donnât des leçons à son frère, sans en discuter le prix. Peredonov et Varvara l’encourageaient dans cette croyance.
— C’est clair, elle est amoureuse de toi, — disait Peredonov.
— Quel autre fiancé peut-elle vouloir ? — ajoutait Varvara.
Volodine faisait une mine modeste et se réjouissait de ses propres succès. Peredonov lui dit un jour :
— Tu es fiancé et tu portes une cravate râpée ?
— Je ne suis pas encore fiancé, Ardacha, — répliqua Volodine judicieusement, tout en frémissant de joie, — quant à la cravate, je peux en acheter une neuve.
— Achète-toi une cravate à ramages, — conseilla Peredonov, — pour qu’on voie bien que l’amour chante dans ton cœur.
— Une cravate rouge, somptueuse, — ajouta Varvara, — et une épingle. L’épingle, on peut l’avoir à bon marché et même avec une pierre. Ce sera très chic.
Peredonov pensa que Volodine n’avait peut-être pas assez d’argent, ou que par avarice il achèterait une simple cravate noire. Ça fera mal tourner l’affaire, pensait-il : Mademoiselle Adamenko est une jeune fille du monde ; si on va lui demander sa main, avec une cravate quelconque, elle pourrait s’en offenser et refuser. Peredonov dit :
— Pourquoi acheter à bon marché ? Tu m’as bien gagné l’argent de la cravate. À propos, combien te dois-je ? Un rouble quarante ?
— Quarante kopecks, ça c’est juste, — répliqua Volodine en faisant le pitre, — seulement ce n’est pas un rouble, mais deux.
Peredonov savait lui-même que c’était deux roubles, mais il aurait aimé n’en payer qu’un. Il riposta :
— Deux roubles ?… tu mens !
— Varvara Dmitrievna est témoin, — affirma Volodine.
Varvara dit en riant :
— Il n’y a rien à faire, Ardalion Borissitch, une fois l’argent perdu, il faut le donner. Je me rappelle aussi que c’était deux roubles quarante kopecks.
Peredonov pensa : Varvara défend Volodine, donc elle prend fait et cause pour lui. Il s’assombrit, tira l’argent de sa poche et dit :
— Soit, deux roubles quarante, ça ne me ruinera pas. Tu es un pauvre gars, Pavlouchka. Tiens, prends…
Volodine prit les sous, les compta, puis l’air offensé et le front bas, fit la lippe et d’une voix fêlée bêla comme un mouton :
— Vous, Ardalion Borissitch, vous me devez de l’argent, vous êtes tenu de me payer. Ma pauvreté n’a rien à faire ici. Jusqu’à présent je n’ai mendié mon pain chez personne et vous devez savoir que seul le diable est pauvre qui ne mange pas de pain. Or, comme je mange encore du pain, voire même avec du beurre, donc je ne suis pas pauvre.
Tout à fait consolé, il rougit de plaisir d’avoir si bien répondu et se mit à rire en faisant la moue.
Enfin Peredonov et Volodine décidèrent d’aller demander la main de Nadejda Vassilievna.
Tous deux se mirent en grande tenue, plus solennels et plus stupides que de coutume. Peredonov mit autour de son cou un foulard blanc, Volodine un foulard bigarré, rouge à raies vertes.
Peredonov raisonnait ainsi :
Je vais faire une demande en mariage pour autrui, mon rôle est sérieux, le cas est exceptionnel, je dois mettre une cravate blanche, et toi, le fiancé, tu dois montrer tes sentiments ardents.
Raides et compassés, Peredonov et Volodine prirent place dans le salon de Mademoiselle Adamenko : Peredonov sur le canapé, Volodine dans un fauteuil. Nadejda Vassilievna regardait avec étonnement ses visiteurs qui parlaient du temps et des potins avec l’air de gens venus pour une commission délicate et ne savent comment s’y prendre. Enfin, Peredonov toussa, fronça les sourcils et commença :
— Nadejda Vassilievna, nous sommes venus pour affaire.
— Oui, pour affaire, — fit écho Volodine, l’air important, en avançant les lèvres.
— C’est de lui qu’il s’agit, — dit Peredonov, montrant Volodine avec le pouce.
— Oui, de moi, — affirma Volodine, en se frappant la poitrine avec le pouce.
Nadejda Vassilievna sourit.
— Je vous en prie, — dit-elle.
— Je parlerai pour lui, — dit Peredonov, — il est timide, il n’ose pas. C’est un homme digne, sobre et bon. Il gagne peu mais qu’est-ce que ça fout. Ça dépend ce qu’on veut, les uns cherchent l’argent, les autres l’homme. Eh bien, tu restes coi, — s’adressa-t-il à Volodine, — dis quelque chose.
Volodine baissa la tête et d’une voix tremblante, tel un mouton, bêla :
— C’est certain, je ne reçois pas de grands appointements ; mais j’aurai toujours un morceau de pain. Il est vrai, que je n’ai pas suivi de cours à l’université, mais je ne vis pas mal, Dieu merci. Je n’ai rien à me reprocher, — mais, après tout, que chacun juge comme il l’entend. Quant à moi je suis content de moi.
Il écarta les bras, inclina la tête comme s’il se préparait à cosser et se tut :
Alors, — reprit Peredonov, — c’est un homme jeune, il ne lui sied pas de vivre ainsi. Il doit se marier. Il vaut tout de même mieux être marié.
— Si la femme convient, que peut-il y avoir de mieux, — approuva Volodine.
— Et vous, vous êtes demoiselle, — continua Peredonov, — vous aussi, vous devez vous marier.
Derrière la porte on entendit un bruit léger, des sons brefs et étouffés, comme si quelqu’un s’efforçait de retenir ses soupirs ou son rire.
Nadejda Vassilievna regarda sévèrement du côté de la porte.
— Vous avez trop d’attention pour moi, — dit-elle froidement, soulignant avec irritation le mot « trop ».
— Vous n’avez pas besoin d’un mari riche, — continua Peredonov, — vous êtes riche vous-même. Il vous faut un mari qui vous aime et vous satisfasse en tout. Et vous le connaissez, vous avez pu l’apprécier. Vous ne lui êtes pas indifférente et lui ne vous l’est peut-être pas non plus. Alors, voilà, j’ai l’acheteur et vous avez la marchandise, — plutôt, c’est vous-même la marchandise.
Nadejda Vassilievna rougissait et se mordait les lèvres pour ne pas rire. On entendit derrière la porte le même bruit. Volodine baissa modestement les yeux. L’affaire lui semblait aller bon train.
— Quelle marchandise ? — interrogea avec précaution Nadejda Vassilievna, — excusez-moi, je ne comprends pas.
— Comment, vous ne comprenez pas ! — dit Peredonov incrédule. Alors je vais vous parler franchement. Pavel Vassilievitch demande votre main et votre cœur. Et moi, je les demande pour lui.
Derrière la porte quelque chose tomba à terre, roula en reniflant et en soupirant. Nadejda Vassilievna, rougissant de l’effort qu’elle faisait pour contenir son rire, regardait ses hôtes. La proposition de Volodine lui paraissait d’une grotesque impertinence.
— Oui, Nadejda Vassilievna, je demande votre main et votre cœur, — dit Volodine.
Il rougit, se leva, fit la révérence, en ramenant les talons, salua et se rassit aussitôt. Puis, se releva, mit la main sur son cœur et regardant la demoiselle d’un air attendri :
— Nadejda Vassilievna, permettez-moi de m’expliquer ! Je vous aime et même beaucoup, est-ce possible que vous restiez insensible ?
Il se précipita en avant, tomba sur un genou aux pieds de la jeune fille et lui baisa la main.
— Nadejda Vassilievna, croyez-moi ! Je vous le jure ! — s’écria-t-il en levant la main et en se donnant dans la poitrine un grand coup, qui retentit sourdement au loin.
— Mais qu’avez-vous ? Relevez-vous, s’il vous plaît, — dit Nadejda Vassilievna confuse, — pourquoi tout cela ?
Volodine se releva, revint à sa place, l’air froissé. Là, il appliqua ses deux mains sur sa poitrine et s’exclama :
— Nadejda Vassilievna, croyez-moi ! Jusqu’à la tombe, de toute mon âme.
— Pardonnez-moi, — dit Nadejda Vassilievna, — mais vraiment, je ne peux pas, il faut que je m’occupe de l’éducation de mon frère ; il est là qui pleure derrière la porte.
— L’éducation de votre frère ? — dit Volodine, en avançant ses lèvres d’un air offensé, — ce n’est pas un obstacle, il me semble.
— En tout cas, ça le regarde, — dit Nadejda Vassilievna se levant précipitamment. — Il faut l’interroger. Attendez un instant.
Elle sortit vivement du salon, on entendit le frou-frou de sa robe jaune clair ; derrière la porte, elle saisit Micha par les épaules, l’entraîna jusqu’à sa chambre, et là, debout, toute haletante de la course et du rire réprimé, elle dit d’une voix entrecoupée :
— Il est donc tout à fait, tout à fait impossible d’obtenir que tu n’écoutes pas aux portes ? Faudra-t-il en venir aux mesures les plus sévères ?
Micha l’enlaça par la taille et appuya sa tête contre elle, tout secoué par le rire qu’il s’efforçait de maîtriser. Sa sœur le poussa dans la chambre, s’assit sur une chaise près de la porte et partit d’un éclat de rire.
— As-tu entendu ce qu’a inventé ton Pavel Vassilievitch ? — demanda-t-elle. — Viens au salon avec moi, et surtout ne ris pas. Je te poserai la question devant eux, et toi, tu ne dois pas consentir. C’est compris ?
— Ho, ho, ho… mugissait Micha, en enfonçant son mouchoir dans sa bouche pour ne pas rire, mais il ne pouvait se retenir.
— Couvre tes yeux avec ton mouchoir, quand tu auras envie de rire, — conseilla la sœur ; elle le conduisit au salon par l’épaule.
Là, elle le fit asseoir sur un fauteuil et s’assit à côté de lui sur une chaise. Volodine regardait, l’air vexé, penchant la tête comme un petit agneau.
— Voyez, — dit Nadejda Vassilievna en montrant son frère, — c’est à peine si j’ai pu sécher ses larmes, pauvre enfant ! Je lui tiens lieu de mère et il pense que je vais soudain l’abandonner.
Micha se couvrit le visage de son mouchoir. Tout son corps tremblait. Pour dissimuler son rire, il geignait douloureusement :
— Ho, ho, ho…
Nadejda Vassilievna l’embrassa, lui pinça le bras en cachette.
— Ne pleure pas, mon petit, ne pleure pas !
Micha avait tellement mal que des larmes brillèrent dans ses yeux. Il laissa tomber son mouchoir et fâché regarda sa sœur.
Et si tout à coup, pensait Peredonov, le gamin allait s’emporter et me mordre ! On dit que la salive humaine est venimeuse.
Il s’approcha de Volodine pour se cacher derrière lui en cas de danger.
Nadejda Vassilievna dit à son frère :
— Pavel Vassilievitch me demande ma main…
— La main et le cœur, — corrigea Peredonov.
— Et le cœur, — répéta avec dignité et modestie Volodine.
Micha se couvrit les yeux avec son mouchoir et suffoquant de rire dit :
— Non, non, ne l’épouse pas. Autrement qu’est-ce que je deviendrai ?
Volodine, offensé et d’une voix tremblante d’émotion :
— Je m’étonne, Nadejda Vassilievna, que vous demandiez la permission à votre frère qui, par-dessus le marché, n’est qu’un gamin. Même s’il était déjà un jeune homme, vous auriez pu vous passer de son conseil. Mais que vous l’interrogiez maintenant, cela m’étonne, j’en suis même stupéfié.
— Demander conseil à des gamins… ça me semble ridicule, — dit Peredonov rechigné.
— À qui voulez-vous que j’en demande ? Ma tante ne s’intéresse pas à cela. C’est moi qui dois faire l’éducation de Micha. Alors comment voulez-vous que je vous épouse ? Peut-être que vous le maltraiterez ? N’est-ce pas, Micha, tu as peur de ses cruautés ?
— Non, Nadia, — répondit Micha en montrant un œil par-dessus son mouchoir, — non, je n’ai pas peur de ses cruautés, mais je crains que Pavel Vassilievitch ne me gâte trop et ne te permette plus de me mettre au coin.
— Croyez-moi, Nadejda Vassilievna, — dit Volodine en serrant ses mains sur son cœur, — je ne gâterai pas Micha. Je pense qu’il ne faut pas gâter un garçon ! Le nourrir, l’habiller, le chausser, oui, mais le gâter, non, non. Moi aussi, je peux mettre au coin. Je peux même faire davantage. Comme vous êtes fille, c’est-à-dire demoiselle, c’est gênant pour vous, mais moi, je peux aussi lui donner quelques coups de verges.
— Vous me mettrez tous les deux au coin, — pleurnichait Micha, en se tamponnant les yeux. — Voilà comment vous êtes, et encore « quelques coups de verges » par-dessus le marché, non, ce n’est pas avantageux pour moi. Non, Nadia, il ne faut pas que tu l’épouses.
— Vous avez entendu ? Décidément, je ne peux pas.
— C’est étrange, Nadejda Vassilievna, que vous agissiez de la sorte, — dit Volodine. — Je viens à vous de tout mon cœur, je peux dire avec ardeur même, et vous, à cause de votre frère… Si vous le faites, pour votre petit frère, une autre le fera pour sa petite sœur, une troisième pour son neveu, ou quelqu’autre parent : ainsi, personne ne s’épousant, le genre humain s’éteindra.
— Ne vous préoccupez pas de cela, Pavel Vassilievitch, — dit Nadejda Vassilievna, — pour le moment le monde n’est pas encore sous la menace d’un tel péril. Je ne veux épouser personne sans le consentement de Micha, et, comme vous l’avez entendu, il le refuse. Et ça se comprend, dès la première parole, vous lui avez promis des verges. Qui sait, peut-être, me battrez-vous moi aussi.
— Miséricorde ! Nadejda Vassilievna, comment pouvez-vous penser que je sois capable d’une telle grossièreté ! — gémit désespérément Volodine.
Nadejda Vassilievna sourit :
— Mais je n’ai aucune envie de me marier, — dit-elle.
— Peut-être voulez-vous vous faire religieuse, — demanda Volodine d’un air offensé.
— Dans la secte des Tolstoïens, — rectifia Peredonov, — fumer la terre.
— Pourquoi devrais-je m’en aller ? — demanda sévèrement Nadejda Vassilievna, en se levant, — je me trouve fort bien ici.
Volodine se leva aussi et avec une moue vexée :
— Après tout cela, si Micha me témoigne de tels sentiments et si vous le consultez, il faut que je renonce à mes leçons. Comment pourrais-je venir chez vous, maintenant ?
— Non, pourquoi ? — répliqua Nadejda Vassilievna, — ce sont des choses différentes.
Peredonov pensa qu’il fallait encore essayer de persuader la demoiselle ; peut-être finirait-elle par consentir. Il lui dit d’un air sombre :
— Réfléchissez bien, Nadejda Vassilievna. Il ne faut pas agir ainsi de but en blanc. C’est un brave homme. C’est mon ami.
— Non, — répondit Nadejda Vassilievna, — il n’y a rien à réfléchir ici. Je remercie beaucoup Pavel Vassilievitch pour l’honneur qu’il m’a fait, mais je ne puis.
Peredonov regarda avec rage Volodine et se leva. Il pensait que Volodine était un imbécile, qu’il n’avait même pas su tourner la tête à la demoiselle.
Volodine demanda avec amertume :
— Alors, c’est définitif, Nadejda Vassilievna ? S’il en est ainsi, — dit-il, en faisant un geste de la main, — que Dieu vous bénisse ! C’est donc ma triste destinée ! Eh ! Un gars aimait une jeune fille qui ne l’aimait point. Que Dieu me soit témoin. Et bien, je pleurerai un peu et voilà tout.
— Vous dédaignez un brave homme. On ne sait sur qui vous tomberez, — dit d’un ton dogmatique Peredonov.
— Eh ! — s’exclama encore une fois Volodine, en se dirigeant vers la porte. — Mais il décida soudain d’être magnanime, revint sur ses pas prendre congé et tendre la main à la demoiselle et même à Micha qui l’avait offensé.
Dans la rue, Peredonov pesta méchamment. Tout le long du chemin, Volodine raisonnait d’une voix fêlée et offensée, comme s’il bêlait :
— Pourquoi as-tu renoncé aux leçons ? — grognait Peredonov. — En voilà un richard !
— Moi, Ardalion Borissitch, j’ai dit seulement, que si c’était comme ça, je devrais y renoncer, et elle m’a répondu qu’il ne le fallait pas, et comme je n’ai rien répliqué ça veut dire qu’elle m’a convaincu. Maintenant tout dépend de moi, — si je veux, je refuse, — si je veux, je continue.
— Pourquoi y renoncer ? — dit Peredonov. — Vas-y comme si de rien n’était. « Qu’il gagne au moins un peu ici, pensait-il, il m’enviera moins. »
L’âme de Peredonov était triste. Volodine n’est toujours pas casé, il faudra le surveiller des deux yeux pour qu’il ne se colle pas avec Varvara. Et peut-être que Mademoiselle Adamenko sera fâchée contre lui, Peredonov, pour avoir voulu la marier avec Volodine. Elle a des parents à Pétersbourg, elle pourrait leur écrire et lui nuire ainsi.
Le temps était désagréable. Le ciel s’assombrissait. Des corbeaux volaient et croassaient au-dessus de la tête de Peredonov — comme pour le narguer et lui prophétiser de nouveaux et pires malheurs. Il enroula son écharpe autour de son cou, pensant que par un temps pareil on risquait de prendre froid.
— Qu’est-ce que c’est que ces fleurs, Pavlouchka ? — demanda-t-il en montrant de petites fleurs jaunes qui croissaient le long de la haie.
— C’est de l’aconit, Ardacha, — répondit avec tristesse Volodine.
Peredonov se rappela qu’il y avait beaucoup de ces fleurs dans leur jardin. Quel nom effrayant elles ont ! Peut-être qu’elles sont vénéneuses ? Et si Varvara en prenait une poignée pour en faire une infusion, au lieu de thé, pour l’empoisonner, — après quand sera arrivée la nouvelle de la nomination, — elle l’empoisonnera pour lui substituer Volodine. Peut-être se sont-ils déjà entendus. Ce n’est pas pour rien qu’il connaît le nom de cette fleur.
Cependant Volodine disait :
— Que Dieu la juge ! Pourquoi m’a-t-elle offensé ? Elle attend un aristocrate, et ne pense pas qu’il y en a aussi de toutes sortes, qu’elle peut tomber sur quelqu’un qui la fera pleurer ; tandis qu’un homme simple et bon pourrait la rendre heureuse. Et moi j’irai à l’église, je ferai brûler un cierge pour elle et prierai Dieu de lui envoyer un mari qui se saoulera, la battra, mangera toute sa fortune et la réduira à mendier son pain. Alors, elle se souviendra de moi, mais ce sera trop tard. Elle se mordra les doigts et dira : « J’ai été bête de refuser Pavel Vassilievitch. Alors, je n’avais personne pour me faire entendre raison. C’était un brave homme. »
Ému de ses propres paroles, Volodine sentait les larmes lui monter aux yeux. Il les essuyait du revers de ses mains.
— Tu n’as qu’à briser ses carreaux, la nuit, — conseilla Peredonov.
— Non, — dit tristement Volodine, — que Dieu lui pardonne. On pourrait me pincer. Et le gamin ! Mon Dieu, que lui ai-je fait, pour qu’il cherche à me nuire ? Moi, qui me donnais tant de peine pour lui. Et lui a ourdi une telle intrigue contre moi. Qu’est-ce donc que cet enfant ? Qu’adviendra-t-il de lui ?
— Oui, — dit méchamment Peredonov, — tu n’as même pas pu venir à bout d’un gamin. En voilà un fiancé !
— Qu’est-ce que cela fait ? — repartit Volodine, — certainement que je suis un fiancé, j’en trouverai une autre. Qu’elle ne s’imagine pas que je vais la pleurer.
— Quel fiancé tu me fais, — le taquinait Peredonov. — Et encore ça met une cravate… avec ton groin…
— Eh bien, je suis le fiancé et toi le marieur, — rétorqua Volodine posément, — Tu m’as encouragé et n’as pas su m’aider. Beau marieur !
Ils se prirent à se chamailler. Longtemps ils se firent l’un à l’autre des reproches, se donnant des airs de conférer sur une affaire grave.
Après avoir accompagné ses visiteurs, Nadejda Vassilievna était revenue au salon. Micha, étendu sur le canapé, riait aux éclats. Sa sœur le prit par le bras, le fit descendre et dit :
— Tu as oublié qu’il ne faut pas écouter aux portes. Elle leva les mains et voulait joindre ses deux petits doigts, mais éclata soudain de rire… les petits doigts ne se rejoignaient pas. Micha se précipita vers elle, — ils s’embrassèrent et rirent longtemps.
— Quand même, dit-elle, — pour avoir écouté… au coin…
— Non, il ne faut pas, — dit Micha, — je t’ai délivrée d’un fiancé, tu dois m’être reconnaissante.
— Oh, il faudrait encore savoir quel est celui qui a sauvé l’autre ! Tu as entendu, comme il voulait te donner les verges ? Va-t’en au coin.
— Alors, je resterai plutôt ici, — dit Micha.
Il s’agenouilla aux pieds de sa sœur et mit la tête sur ses genoux. Elle le caressait et le chatouillait.
Micha riait en rampant à genoux sur le plancher.
Tout à coup, sa sœur le repoussa et s’assit sur le divan. Micha resta seul quelques minutes à genoux, interrogeant sa sœur du regard.
Elle s’installa plus commodément, prit un livre comme pour lire, mais surveillait son frère du coin de l’œil.
— Je suis déjà fatigué, — dit-il d’un ton piteux.
— Je ne te retiens pas, c’est toi-même qui t’es mis à genoux, — répondit la sœur souriant derrière son livre.
— Mais je suis puni, pardonne-moi, — implorait Micha.
— Mais est-ce que c’est moi qui t’ai fait mettre à genoux ? — répondit avec une feinte indifférence Nadejda Vassilievna, — pourquoi m’ennuies-tu ?
— Je ne me relèverai pas avant que tu ne m’aies pardonné.
Nadejda Vassilievna sourit, mit son livre de côté et attira son frère vers elle.
Micha poussa un cri de joie, la couvrit de baisers en s’exclamant :
— La fiancée de Pavlouchka ! La fiancée de Pavlouchka !
Le gamin aux yeux noirs s’était emparé de toutes les pensées de Ludmila. Souvent, elle parlait de lui aux siens et à ses amis ; — quelquefois mal à propos. Presque chaque nuit, il lui apparaissait en songe, tantôt timide et simple mais le plus souvent au milieu d’une scène féerique et sauvage. Le récit de ses rêves était devenu pour elle chose si habituelle que ses sœurs lui demandaient chaque matin comment Sacha lui était apparu.
Tous ses loisirs étaient peuplés de ces rêves. Le dimanche, Ludmila persuada ses sœurs d’inviter Kokovkina à venir chez elle après la messe et de la retenir le plus longtemps possible. Elle voulait trouver Sacha seul chez lui, aussi n’alla-t-elle pas à l’église.
— Vous lui direz que je me suis levée trop tard, — expliqua-t-elle à ses sœurs.
Celles-ci sourirent de son invention mais consentirent. Elles vivaient en bon accord. D’ailleurs, ce projet faisait leur affaire, — pendant que Ludmila s’occuperait du gamin, elle leur laisserait les vrais fiancés.
Elles tinrent parole et invitèrent Kokovkina à venir après la messe.
Pendant ce temps, Ludmila se préparait pour sortir. Elle se para gaîment, se fit belle, se parfuma de lilas doux et tendre d’Atkinson, mit dans une de ses poches un flacon de parfum non décacheté, dans l’autre un petit vaporisateur, et se blottit au salon derrière le rideau de la fenêtre, afin de voir arriver Kokovkina. Depuis longtemps déjà, elle avait décidé d’emporter des parfums, de parfumer le collégien afin qu’il perdît sa désagréable odeur de latin, d’encre et de gamin. Ludmila aimait les parfums ; elle en faisait venir de Pétersbourg et en consommait beaucoup. Elle aimait aussi les fleurs odorantes. Dans sa chambre, ça sentait toujours très bon, — les fleurs, les pins, et, au printemps, les branches fraîches de bouleaux.
Voici venir les sœurs et Kokovkina avec elles.
Ludmila radieuse traversa en courant la cuisine, le jardin potager, passa la petite porte et tourna dans une ruelle pour ne pas tomber sur Kokovkina. Elle souriait gaîment, se dirigeait vive et alerte vers la maison de Sacha en jouant de son ombrelle blanche. Cette tiède journée d’automne la rendait joyeuse ; elle semblait porter et répandre autour d’elle cette gaîté qui lui était naturelle.
La servante de Kokovkina lui annonça que la maîtresse de maison n’était pas chez elle. Ludmila éclata de rire et se mit à plaisanter avec la fille aux joues rouges qui lui avait ouvert la porte.
— Qui sait si tu ne me trompes pas, — peut-être ta maîtresse se cache-t-elle ?
— Ha, ha, ha, pourquoi se cacherait-elle ? — répondit la servante en riant, — allez voir vous-même dans les chambres, si vous ne me croyez pas.
Ludmila jeta un coup d’œil au salon et cria :
— Y a-t-il quelqu’un ici ? — Tiens, le collégien !
De sa chambre, Sacha regarda à la dérobée aperçut Ludmila et s’en fit une fête. La joie de Ludmila s’accrut en voyant le regard enchanté du gamin. Elle demanda :
— Où est Olga Vassilievna ?
Sacha répondit :
— Elle n’est pas à la maison. Elle n’est pas encore revenue. Sans doute, elle a fait une course après la messe. Je suis déjà de retour et elle non.
Ludmila feignit d’être étonnée. Elle jouait avec son ombrelle. L’air contrarié, elle dit :
— Comment cela se fait-il ? Tout le monde est déjà rentré de l’église. D’habitude elle est toujours chez elle et, aujourd’hui justement… Est-ce vous, jeune savant, qui, à force de vacarme, obligez la pauvre vieille à fuir son gîte ?
Sacha sourit en silence. Il était heureux d’entendre la voix de Ludmila, son rire cristallin. Il se demandait comment il pourrait faire pour l’accompagner, — rester encore avec elle quelques minutes, la regarder, l’écouter…
Mais Ludmila ne songeait guère à s’en aller. Elle regarda Sacha avec un sourire malin et dit :
— Pourquoi ne me priez-vous pas de m’asseoir, mon beau monsieur ? Je suis fatiguée, savez-vous. Laissez-moi me reposer un instant.
Et tout en riant et caressant Sacha de ses yeux vifs et tendres, elle entra au salon. Sacha se troubla, rougit, tout pénétré de joie, — elle restait encore avec lui… — Voulez-vous que je vous parfume ? — demanda vivement Ludmila, — voulez-vous ?
Elle sortit le vaporisateur de sa poche, fit passer devant les yeux de Sacha le petit flacon en cristal rouge incrusté d’or et la petite poire en caoutchouc :
— Voyez-vous, — dit-elle, — je viens d’acheter un nouveau vaporisateur.
De son autre poche, elle tira un grand flacon de parfum Pao-Rosa de chez Guirlin, à étiquette bariolée. Sacha remarqua :
— Comme vos poches sont profondes !
Et Ludmila gaîment :
— C’est tout, il n’y a plus rien, je ne vous ai pas apporté de gaufrettes.
— Des gaufrettes ! — répéta ironiquement Sacha.
Il regarda avec curiosité Ludmila déboucher le flacon et demanda :
— Comment verserez-vous le parfum sans entonnoir ?
Et Ludmila avec joie :
— Mais c’est vous qui m’en donnerez un.
— Je n’en ai pas, — riposta Sacha tout confus.
— Comme vous voulez, mais il m’en faut un — insista en riant Ludmila.
— Je pourrais prendre celui de Mélanie, mais il sent le pétrole, — dit Sacha.
Ludmila partit d’un joyeux éclat de rire.
— Quel empoté ! Donnez-moi un morceau de papier, s’il vous plaît, — ça fera un entonnoir.
— Ah oui, c’est vrai, — s’écria Sacha ravi. — On peut en faire un avec du papier. Je vous en apporte tout de suite.
Sacha courut dans sa chambre.
— Puis-je en arracher de mon cahier ? — cria-t-il de là-bas.
— Ça m’est égal, — riposta joyeusement Ludmila, — d’un livre même, arrachez une feuille de la grammaire latine, — je n’en aurai aucun regret.
Sacha rit et répliqua :
— Non, d’un cahier plutôt.
Il prit un cahier propre, arracha une feuille du milieu et voulait courir au salon, — mais déjà Ludmila était sur le seuil de la porte :
— Peut-on entrer chez toi, patron ? — interrogea-t-elle folichonne.
— Je vous en prie, je suis très heureux.
Ludmila s’assit devant la petite table de Sacha, fit un entonnoir avec le papier, et, l’air préoccupé et grave, se mit à verser le parfum : du flacon dans le vaporisateur. L’entonnoir s’imbiba de liquide et prit une teinte sombre. Le liquide odorant stagnait dans l’entonnoir et coulait lentement. Une tiède et douce senteur de rose mélangée à l’âcre odeur de l’alcool se répandit dans la chambre.
Ludmila transvasa dans le vaporisateur la moitié du flacon et déclara :
— Maintenant, c’est assez.
Elle vissa le vaporisateur, puis froissa le papier humide et le frotta dans ses mains.
— Sens, — dit-elle à Sacha en lui appliquant sur le visage la paume de la main.
Sacha se pencha, ferma à demi les yeux et respira. Ludmila riait. Légèrement, elle tapota sur les lèvres de Sacha avec sa main qu’elle maintenait sur la bouche du jeune homme. Sacha rougit et, de ses lèvres frémissantes, effleura la main tiède et parfumée de Ludmila. La jeune fille poussa un soupir, une expression languide apparut sur son charmant visage pour faire place aussitôt à son habituelle gaîté.
— Maintenant, gare à toi, je vais t’arroser, — dit-elle en pressant la poire en caoutchouc.
Une poussière odorante se répandit dans l’air et sur la blouse de Sacha. Celui-ci riait, se tournait docilement, obéissant aux petits gestes de Ludmila.
— Ça sent bon, n’est-ce pas ? — demanda-t-elle.
— Très bon, — répondit gaîment Sacha. — Comment s’appelle ce parfum ?
— Bébé, lis sur le flacon et tu le sauras, — dit pour le taquiner Ludmila.
Sacha rit et répéta :
— Oui, ça sent bon, l’huile de roses.
— L’huile, — reprit d’un ton de reproche Ludmila en donnant une légère tape sur le dos de Sacha.
Celui-ci poussa un rire aigu et tira la langue.
Ludmila se leva et fouilla parmi les livres et les cahiers de Sacha.
— Puis-je regarder ?… — demanda-t-elle.
— Je vous en prie.
— Où sont tes notes, tes zéros, tes uns, montre-les moi.
Sacha offensé répondit :
— Jusqu’à présent, je n’ai pas eu d’aussi belles notes.
— Oh, tu mens, — dit Ludmila d’un ton résolu. — C’est votre métier d’attraper des zéros. Tu les as sans doute cachés.
Sacha sourit en silence.
— Le latin, le grec, ce que vous devez en avoir assez ! — dit Ludmila.
— Non, pourquoi ? — riposta Sacha, — mais, on voyait que parler de livres et d’études le plongeait dans un ennui mortel. C’est assez ennuyeux d’étudier, — avoua-t-il, — mais j’ai une bonne mémoire. Faire des problèmes, voilà, ça j’aime bien.
— Viens chez moi demain après déjeuner, — dit Ludmila.
— Merci, j’irai, — répondit en rougissant Sacha.
Il était content que Ludmila l’ait invité chez elle.
— Tu sais où j’habite ? tu viendras ? — interrogea-t-elle.
— Oui, je sais. C’est bon, j’irai, — assura Sacha tout heureux.
— Sans faute, — répéta sévèrement Ludmila. — Je t’attendrai, tu entends.
— Et si j’ai beaucoup de leçons à préparer, — objecta Sacha, plutôt par excès de scrupules.
— Quelle bêtise, viens quand même, — insistait Ludmila, — on ne te tuera pas.
— Et pourquoi faire ? — interrogea Sacha en souriant.
— Comme ça, il le faut. Viens, j’ai des choses à te dire et d’autres à te montrer, — dit Ludmila en fredonnant et en sautillant. Elle tiraillait sa jupe, écartait ses doigts roses, — viens, petit, mon chéri, mon trésor…
Sacha riait.
— Dites-les moi aujourd’hui.
— Aujourd’hui, impossible. Et puis comment te les dire maintenant ? — alors tu ne viendrais pas demain, tu prétexterais que ça n’est plus nécessaire.
— C’est bien, j’irai si on me laisse sortir.
— Voyons, bien sûr qu’ils te laisseront venir. Est-ce qu’on te tient enchaîné ?
En partant, Ludmila baisa Sacha sur le front, porta sa main jusqu’aux lèvres du jeune garçon. Il lui fallut bien la baiser. Sacha éprouvait du plaisir à baiser encore une fois cette main blanche et douce, — et aussi un peu de honte… Comment ne pas rougir ?
Ludmila riait, tendre et malicieuse. Elle se retourna plusieurs fois.
« Comme elle est charmante ! » — songeait Sacha.
Il resta seul.
— « Comme elle s’en est allée vite ! Elle s’est levée soudain sans me laisser le temps de me ressaisir, et maintenant, elle n’est plus là. Si seulement, elle était restée encore un peu. » Il eut honte de ne pas lui avoir offert de l’accompagner.
« Faire encore quelques pas avec elle ! — rêvait Sacha. Et si je la rejoignais ? Est-elle déjà loin ? Si je me mets à courir, je la rattraperai vite. »
— « Mais, elle se moquera de moi, peut-être, — qui sait si je ne la dérangerai pas. »
Il n’eut pas le courage de lui courir après. Il était à la fois ennuyé et troublé. Le goût du baiser expirait sur ses lèvres et la caresse de Ludmila lui brûlait le front.
« Comme ses baisers sont tendres ! — rêvait Sacha, — comme ceux d’une sœur chérie. »
Les joues de Sacha étaient brûlantes. C’était si doux et pourtant, il avait honte. De vagues rêves naissaient en lui.
« Si elle était ma sœur, — songeait-il attendri, — je pourrais aller chez elle, l’embrasser, lui dire des mots caressants, l’appeler « Ludmilotchka » ma chérie. Ou même lui donner un petit nom : Bouba ou Libellula. Et elle répondrait. Quelle joie ce serait ! »
« Mais voilà, — pensait Sacha avec tristesse, — c’est une étrangère. Elle m’est chère mais c’est une étrangère. Elle est venue, elle est partie et peut-être ne pense-t-elle plus à moi. Elle n’a laissé qu’une suave odeur de lilas et de roses, le goût de deux tendres baisers et un vague trouble dans l’âme qui fait naître de doux songes comme de l’onde jaillit Aphrodite. »
Bientôt revint Kokovkina.
— Pouah ! ça empeste ici ! — s’exclama-t-elle.
Sacha rougit.
— Ludmilotchka est venue, — répondit-il, — mais comme vous n’étiez pas là, elle est restée un instant, m’a parfumé et s’en est allée.
— En voilà des mamours ! — s’exclama la vieille avec étonnement.
Sacha sourit confus et s’enfuit dans sa chambre. Kokovkina pensait que les sœurs Routilov étaient des jeunes filles gaies et gentilles, — par leurs caresses, elles charment vieux et jeunes.
Le lendemain, dès le matin, Sacha se réjouissait d’avoir été invité. Il attendait avec impatience l’heure du déjeuner. Après le repas, tout rouge d’émotion, il demanda à Kokovkina la permission d’aller chez les Routilov et d’y rester jusqu’à sept heures. Kokovkina fut étonnée mais lui donna l’autorisation.
Sacha, soigneusement peigné et pommadé, s’en alla en courant et tout joyeux. Il était content et inquiet tout à la fois, comme s’il allait se passer une chose grave et agréable. Il se plaisait à penser à la manière dont il se présenterait. Voici, il viendrait, baiserait la main de Ludmila, elle lui rendrait son baiser sur le front. Et après, quand il partirait, il l’embrasserait de nouveau. Tendrement il rêvait de la main douce et blanche de Ludmila.
Les trois sœurs accueillirent Sacha dans l’antichambre. Elles aimaient à rester assises près de la fenêtre et à regarder dans la rue, aussi l’avaient-elles aperçu de loin. Joyeuses, parées, babillant toutes ensemble, elles l’enveloppèrent de leur bruyante gaîté, — Sacha se sentit tout de suite à l’aise.
— Voici le mystérieux jeune homme ! — s’écria Ludmila ravie.
Sacha lui baisa la main avec beaucoup de grâce et de plaisir. Par la même occasion, il baisa aussi les mains de Daria et de Valeria, — et trouva que c’était très agréable aussi. D’autant plus que toutes trois lui avaient donné un baiser sur la joue, — Daria l’avait embrassé très fort mais avec indifférence comme elle aurait embrassé un morceau de bois, — Valeria tendrement, — elle baissa les yeux, ses yeux malins, — sourit légèrement et l’effleura à peine de ses lèvres joyeuses, — telle une tendre fleur de pommier odorante, qui serait tombée sur la joue de Sacha. Quant à Ludmila, elle fit résonner un gros et joyeux baiser.
— C’est mon hôte, — dit-elle résolument. Elle prit Sacha par les épaules et l’emmena dans sa chambre.
Daria se fâcha immédiatement.
— S’il est à toi, allez vous embrasser ! — cria-t-elle en colère. Quel beau trésor ! Personne ne te le prendra.
Valeria ne dit rien, sourit seulement, — comme si cela pouvait être intéressant de causer avec un gamin ! Qu’est-ce qu’il comprend ?
La chambre de Ludmila est gaie et spacieuse, éclairée par deux grandes fenêtres légèrement voilées de tulle jaune et donnant sur le jardin. Un agréable parfum y est répandu. Tous les meubles sont clairs et élégants. Les chaises et les fauteuils couverts d’étoffe d’un jaune d’or avec un léger dessin blanc. Des flacons de parfums de toutes sortes, de l’eau de toilette, de petits vases, des éventails et quelques livres russes et français.
— Je t’ai vu cette nuit en rêve, raconta Ludmila en riant, — tu nageais sous le pont de la ville, et moi, j’étais sur le pont, je t’ai pris à l’hameçon.
— Et vous m’avez mis dans un petit pot ? — interrogea Sacha rieur.
— Pourquoi dans un pot ?
— Et où donc alors ?
— Où ? Je t’ai tiré les oreilles et je t’ai rejeté dans le fleuve.
Ludmila riait, riait…
— Voilà comme vous êtes, — répliqua Sacha. — Et que vouliez-vous me dire aujourd’hui ?
Sans répondre, Ludmila continuait à rire.
— Vous m’avez trompé, sans doute, — dit Sacha. — Et puis, vous m’aviez promis de me montrer quelque chose, — ajouta-t-il sur un ton de reproche.
— Oui, je te le montrerai. Veux-tu manger ?
— J’ai déjeuné, remercia Sacha. Comme vous êtes menteuse !
— Pourquoi te mentirais-je ? Attends, il me semble que tu sens la pommade, — remarqua-t-elle soudain.
Sacha rougit.
— Je déteste la pommade — déclara Ludmila contrariée. — Voyez un peu cette demoiselle empommadée.
— Elle lui passa la main dans les cheveux et lui donna une légère tape sur la joue.
— Je t’interdis de te pommader.
Le garçon se troubla.
— C’est bon, je ne le ferai plus, — reprit-il. Mais quelle sévérité ! Vous employez bien des parfums.
— Les parfums, oui, mais pas la pommade, petit sot. Quelle comparaison — riposta Ludmila d’un ton persuasif. — Je ne me mets jamais de pommade. À quoi bon se coller les cheveux ? Les parfums, c’est différent. Tiens, je vais te parfumer. Veux-tu ? Du lilas ? — ça te plaît ?
— Oui, je veux bien, — dit Sacha en souriant.
Il lui était agréable de penser qu’il rapporterait avec lui à la maison l’odeur qui étonnerait de nouveau Kokovkina.
— Qui veut du parfum ? — interrogea Ludmila, — prenant le flacon et regardant Sacha d’un œil malicieux et interrogateur.
— C’est moi, — répondit Sacha.
— Alors, c’est vrai, tu le veux, — le taquinait Ludmila.
Tous deux riaient gaîment.
— Tu n’as pas peur que je t’étrangle ? — demanda Ludmila. — Te rappelles-tu la frousse que tu as eue hier ?
— La frousse, pas du tout, — riposta Sacha avec ardeur. Le sang lui monta aux joues.
Tout en riant et en taquinant le garçon, Ludmila le parfumait. Sacha la remercia et lui baisa la main.
— Et puis, je t’en prie, fais-toi couper les cheveux, — ordonna sévèrement Ludmila, — les boucles, ce n’est pas si joli que cela. Ça fait peur aux chevaux.
— Bien, je les ferai couper, — consentit Sacha. — Mais quelle sévérité. Mes cheveux ont à peine un demi-centimètre de long, l’inspecteur ne m’a rien dit encore à ce propos.
— J’aime les jeunes gens aux cheveux ras. Tiens-toi-le pour dit — déclara gravement Ludmila le menaçant du doigt. — Et puis, tu sais, je ne suis pas l’inspecteur, moi, il faut m’obéir.
Depuis lors, Ludmila prit l’habitude d’aller de plus en plus souvent chez Kokovkina. Au début, elle tâchait de venir quand la maîtresse de maison était absente. Parfois même, elle usait de ruse et faisait exprès de faire sortir la vieille.
Daria dit un jour à sa sœur :
— Poltronne, tu as peur d’une vieille femme ! Va voir ton gamin quand elle est à la maison et emmène promener Sacha.
Ludmila, docile, se rendit à n’importe quelle heure chez Kokovkina. Si elle la rencontrait, elle restait un moment avec elle puis entraînait Sacha dans une promenade, — mais ne le retenait que quelques instants.
Ludmila et Sacha se lièrent bientôt d’une amitié tendre mais inquiète. Sans qu’elle-même le remarquât, Ludmila éveillait déjà en Sacha de vagues et précoces désirs.
Sacha baisait souvent les mains de Ludmila, ses fins poignets, — à la peau douce et souple, — à travers le tissu d’un rose-jaunâtre apparaissaient les veines bleues, petites et sinueuses. Et plus haut les bras, — longs et minces, — il était facile de les baiser jusqu’aux coudes en remontant les larges manches.
Parfois, Sacha cachait à Kokovkina les visites de Ludmila. Il ne mentait pas, — il se taisait seulement. Et comment aurait-il pu mentir ? La servante l’aurait dénoncé. Mais il n’était pas facile pour lui de garder le silence sur les visites de Ludmila. Le rire de la jeune fille tintait à ses oreilles. Il avait envie de parler d’elle. Mais sans qu’il sût pourquoi, il avait honte.
Sacha se lia rapidement d’amitié avec les autres sœurs. À chacune il baisait la main, bientôt il appela les jeunes filles par leurs petits noms, Dachenka, Ludmilotchka et Valerotchka.
Ayant un jour rencontré Sacha dans la rue, Ludmila lui dit :
— C’est demain la fête de la fille aînée du proviseur, — ta vieille y va-t-elle ?
— Je ne sais — répondit Sacha.
Et déjà un léger espoir, plus qu’un espoir, un désir même, naissait dans son âme : Kokovkina s’en irait, Ludmila viendrait juste au même moment et passerait le temps avec lui.
Le soir, il rappela à Kokovkina la fête du lendemain.
— J’avais failli l’oublier, — dit Kokovkina, — j’irai. C’est une jeune fille charmante.
Et, en vérité, lorsque Sacha revint du lycée, Kokovkina était déjà partie chez les Khripatch. Sacha se réjouissait d’avoir réussi cette fois à éloigner Kokovkina. Il était sûr que Ludmila trouverait le temps de venir le voir.
En effet, Ludmila vint. Elle baisa Sacha sur la joue, lui permit de baiser sa main et partit d’un joyeux éclat de rire. Sacha s’empourpra, les vêtements de Ludmila exhalaient une odeur des fleurs, moite, suave, — « Rosiris », le sensuel et voluptueux iris, mêlé à la rose tendre et rêveuse.
Ludmila avait apporté une boîte étroite enveloppée de papier de soie, à travers lequel on apercevait un dessin jaunâtre. Elle s’assit, posa la boîte sur ses genoux et jeta un regard malicieux sur Sacha.
— Aimes-tu les dattes ? — demanda-t-elle.
— Comme ça, — dit Sacha avec une grimace ironique.
— Eh bien, je vais t’en offrir, — répliqua gravement Ludmila.
Elle ouvrit la boîte.
— Mange, — dit-elle.
Elle prenait les fruits un à un, les mettait dans la bouche de Sacha et se faisait chaque fois baiser la main. Sacha dit :
— Mes lèvres sont poisseuses.
— Qu’est-ce que cela fait, embrasse quand même, — répondit gaîment Ludmila, — je ne m’en fâcherai pas.
— Je vais vous donner tous les baisers d’un coup, — proposa Sacha en riant.
Et il tendit la main pour prendre une datte.
— Tu tricheras, tu tricheras, — s’écria Ludmila ; elle ferma vivement la boîte en donnant un petit coup sur les doigts de Sacha.
— En voilà encore une, je suis un garçon honnête, moi, je ne triche jamais, — protesta Sacha.
— Non, non, je ne te crois pas.
— Voulez-vous que je vous donne les baisers d’avance ? — proposa Sacha.
— Ça, c’est sérieux, — dit Ludmila, joyeuse, — eh bien, embrasse !
Elle tendit sa main à Sacha. Celui-ci prit les doigts longs et effilés, les baisa une fois, et, sans les lâcher, demanda avec un sourire câlin :
— Et vous, Ludmilotchka, ne tricherez-vous pas ?
— Suis-je malhonnête moi ? — n’aie pas peur, je ne mentirai pas, embrasse sans crainte.
Sacha se pencha sur la main de Ludmila et la couvrit de baisers en faisant claquer ses lèvres. Il lui était agréable de pouvoir embrasser tant qu’il voulait. Ludmila comptait attentivement les baisers. Quand Sacha en eut donné dix, elle observa :
— Tu n’es pas à ton aise debout, tu es obligé de te baisser.
— Bien, je vais m’installer plus commodément.
Il se mit à genoux et continua à lui baiser la main avec ferveur.
Sacha était gourmand. Les douceurs que Ludmila lui apportait lui faisaient plaisir. Il l’en aimait plus tendrement.
Ludmila arrosa Sacha d’un parfum suave et doux. L’odeur en étonna Sacha ; douce mais étrange, enivrante, telle une aube vaguement dorée, qui se lève malsaine à travers la brume. Sacha dit :
— Comme ce parfum est bizarre !
— Mets-en un peu sur ta main, — conseilla Ludmila.
Et elle lui tendit un flacon aux angles arrondis. Sacha le regarda à la lumière, — une liqueur d’un jaune éclatant. Une grande étiquette, chamarrée à l’inscription française, — le cyclamen de Piver. Sacha enleva le bouchon en cristal et respira le parfum. Puis, imitant Ludmila, il appliqua la paume de la main sur le goulot, renversa le flacon d’un geste rapide et le retourna aussitôt. Il frotta les gouttes de cyclamen entre ses mains, — l’alcool se volatilisa, il ne resta qu’un arôme pur. Ludmila le regardait avec une impatiente inquiétude. Sacha, hésitant, dit :
— Ça sent la punaise sucrée.
— Voyons, voyons, pas de bêtise, s’il te plaît, — fit Ludmila avec dépit.
Elle versa aussi un peu de parfum sur sa main. Sacha répéta : ça sent la punaise, vraiment.
Ludmila rougit, de petites larmes brillèrent dans ses yeux, elle frappa Sacha sur la joue et cria :
— Méchant gamin ! voilà pour ta punaise !
— Quelle gifle ! — fit Sacha en riant et en baisant la main de Ludmila. — Pourquoi vous fâcher, ma petite Ludmilotchka ! Qu’est-ce que ça sent, d’après vous ?
La gifle ne l’irritait nullement, — il était tout à fait charmé par Ludmila.
— Qu’est-ce que ça sent ? — demanda Ludmila, saisissant Sacha par l’oreille, — voilà, je vais te le dire tout de suite, seulement, je te tirerai d’abord les oreilles.
— Oh, oh, oh, ma petite Ludmilotchka chérie, je ne le ferai plus ! — dit Sacha en grimaçant de douleur et en se courbant.
Ludmila lâcha l’oreille qui était devenue toute rouge, attira lentement Sacha vers elle, l’assit sur ses genoux et dit :
— Écoute, — trois esprits habitent le cyclamen, — une douce ambroisie s’exhale de la pauvre fleur, — c’est pour les laborieuses abeilles. Tu sais, en russe on l’appelle driakva.
— Driakva, — répéta Sacha en riant, — drôle de nom.
— Ne ris pas, polisson, — dit Ludmila, — elle saisit l’autre oreille du garçon et continua : — une douce ambroisie, — la fleur, — et autour d’elle bourdonnent les abeilles : c’est sa Joie. Elle sent encore la suave vanille, et ceci n’est plus pour les abeilles mais pour celui de qui on rêve ; c’est son Désir, — la fleur, — et au-dessus d’elle le soleil d’or. Elle sent encore la chair tendre et douce, pour celui qui aime : c’est son Amour, — la pauvre fleur, — et la chaleur accablante de midi. Abeille, soleil, chaleur, — comprends-tu, mon trésor ?
Sacha inclina la tête en silence. Son brun visage flambait et ses longs cils noirs frémissaient. Ludmila, rêveuse, le visage en feu, regardait au loin et disait :
— Il se réjouit le tendre cyclamen ensoleillé, il éveille des désirs dont on se pâme, dont on a honte ; il trouble. Comprends-tu cela, mon chéri ? on est heureux, on a de la joie et cela fait mal, et on a envie de pleurer. Comprends-tu ? C’est ainsi qu’est le cyclamen.
En un long baiser elle écrasa ses lèvres sur celles de Sacha…
Ludmila rêveuse regardait devant elle. Soudain, un sourire malicieux glissa sur ses lèvres. Légèrement, elle repoussa Sacha et demanda :
— Aimes-tu les roses ?
Sacha soupira, ouvrit les yeux, sourit avec tendresse et dit doucement :
— Je les aime.
— Les grandes ? — demanda Ludmila.
— Toutes, petites et grandes, — répondit vivement Sacha et, d’un mouvement leste de gamin, il quitta les genoux de Ludmila.
— Et aimes-tu qu’on te rosse ? — demanda Ludmila avec tendresse, et sa voix sonore tremblait d’un rire contenu.
— Oui, j’aime, — répondit Sacha.
Ludmila rougit et éclata de rire :
— Petit sot, tu aimes à être rossé, mais il n’y a personne pour le faire, — s’écria-t-elle.
Tous deux riaient et rougissaient.
Ces naïves excitations étaient pour Ludmila le plus grand charme de ses relations avec Sacha. Elles la troublaient. — Elles étaient si loin des plaisirs grossiers et répugnants.
Ils discutèrent qui des deux était le plus fort » Ludmila dit :
— Eh bien soit, tu es le plus fort, et après ? C’est l’adresse qui importe.
— Je suis adroit aussi, — se vanta Sacha.
— Vraiment, il prétend être adroit ! — s’écria Ludmila en le taquinant.
Longtemps, ils se disputèrent. Enfin, Ludmila proposa :
— Eh bien, luttons !
Sacha rit d’un air provocant :
— Vous ne serez pas la plus forte.
Ludmila se mit à le chatouiller.
— Ah, c’est ainsi ! — clama Sacha en pouffant de rire ; il se dégagea, et passa son bras, autour de la taille de Ludmila.
Ce fut un grand vacarme. Ludmila vit du premier coup que Sacha l’emporterait, et qu’elle n’aboutirait à rien par force. Rusée, elle saisit le moment propice et donna un croc-en-jambe à Sacha, qui tomba en l’entraînant. Ludmila se dégagea lestement et pressa Sacha contre le plancher. Sacha criait, désespéré :
— C’est malhonnête !
Ludmila mit son genou sur la poitrine de Sacha qui se débattait éperdument. Elle le chatouillait. Le rire sonore de Sacha se mêlait au rire de Ludmila. Elle-même à force de rire dut lâcher sa proie. Sacha se releva brusquement. Tout rouge, en colère.
— Roussalka[2], — cria-t-il.
La Roussalka étalée par terre riait.
Ludmila assit Sacha sur ses genoux. Las tous deux après cette lutte, ils se regardaient gaîment dans les yeux et se souriaient.
— Je suis trop lourd pour vous, — dit Sacha, — je vous ferai mal aux genoux, laissez-moi descendre.
— Ça ne fait rien, reste tranquille, — répondit Ludmila câline. Tu as dit toi-même que tu aimais à être caressé.
Elle lui caressa les cheveux. Sacha se serra contre elle tendrement. Ludmila dit :
— Que tu es beau, Sacha !
Sacha rougit, tout confus.
— Qu’est-ce que vous inventez ? — répliqua-t-il.
Il était troublé qu’on parlât de sa beauté : jamais encore il ne s’y était intéressé. Il ignorait s’il était beau ou laid aux yeux d’autrui.
Ludmila pinça la joue de Sacha. Celui-ci sourit. Une tache rouge apparut sur la joue. C’était joli. Ludmila pinça l’autre aussi, Sacha ne lui opposait aucune résistance. Il prit seulement la main de la jeune fille, la baisa et dit :
— Ne me pincez plus, vous me faites mal et vous fatiguez vos petits doigts.
— Oh la la, ça fait mal, — dit Ludmila en traînant ses mots. — Voyez, on est devenu complimenteur.
— Je suis pressé, j’ai beaucoup de devoirs. Caressez-moi encore un peu, pour que ça me porte bonheur, et que j’obtienne un 20 en grec.
— Alors, tu me renvoies, — dit Ludmila.
Elle saisit le bras de Sacha et retroussa la manche jusqu’au coude.
— Vous voulez me donner des tapes ? — demanda Sacha en rougissant comme un coupable.
Ludmila admirait le bras du garçon, elle le retournait de tous côtés.
— Quels beaux bras tu as ! — dit-elle d’une voix forte et joyeuse, et, soudain, elle lui baisa le bras au-dessus du coude.
Le sang monta aux joues de Sacha, il retira son bras, — mais Ludmila le retint et le baisa plusieurs fois encore. Sacha restait silencieux, baissait les paupières ; ses lèvres éclatantes souriant à demi eurent une expression étrange, — et sous l’ombre de ses cils épais, les joues ardentes commencèrent à pâlir.
Ils se dirent adieu. Sacha accompagna Ludmila jusqu’à la porte du jardin. Il serait volontiers allé plus loin, mais elle ne le permit pas. Il s’arrêta près de la porte et dit :
— Reviens, chérie, plus souvent, apporte-moi des gaufrettes !
Le premier « tu » sonna dans les oreilles de Ludmila comme une douce caresse. Impétueuse, elle prit Sacha dans ses bras, lui donna un baiser et s’enfuit. Sacha resta seul, comme abasourdi.
Sacha avait promis de venir. L’heure convenue était passée. — Sacha n’était pas là… Ludmila attendait avec impatience, — s’agitait, languissait, regardait sans cesse par la fenêtre. À peine entendait-elle des pas dans la rue, elle se penchait au dehors. Ses sœurs se moquaient d’elle. Émue, et irritée, elle leur dit :
— Finissez, laissez-moi tranquille !
Puis, furieuse, elle se jeta sur elles en les accablant de reproches, — qu’avaient-elles à rire ?
Il était clair que Sacha ne viendrait plus. De dépit et de chagrin Ludmila fondit en larmes.
Elle sanglotait et dans son désespoir oubliait de se fâcher contre ses sœurs qui l’avaient taquinée.
— C’est cette vieille sorcière, qui ne l’a pas laissé sortir, elle le tient sous sa jupe, pour qu’il apprenne ce maudit grec.
Daria, qui manquait peut-être un peu de finesse, dit, compatissante :
— Mais c’est lui qui est maladroit : il n’a pas su se dérober.
— Tu t’es liée avec un bébé, — lança Valeria méprisante. Malgré leurs railleries, les deux sœurs compatissaient au chagrin de Ludmila.
Elles s’aimaient d’un amour tendre mais sans force. L’amour tendre est superficiel ! Daria dit :
— Est-ce que ça vaut la peine de s’abîmer les yeux pour un poupon. Vraiment c’est le cas de dire que le diable s’est accointé avec un nourrisson.
— Qui est le diable ? — cria Ludmila avec emportement ; elle devint pourpre.
— Mais toi, ma petite mère, — répondit tranquillement Daria, — bien que tu sois jeune…
Daria, sans achever sa phrase, poussa un sifflement perçant.
— Des blagues ! — répondit Ludmila d’une voix qui vibrait étrangement.
Un sourire bizarre, cruel, éclaira son visage à travers les larmes, tel un rayon flamboyant du soleil à son coucher à travers les dernières gouttes de pluie.
Daria demanda avec dépit :
— Mais, dis-moi, s’il te plaît, ce qu’il a d’intéressant.
Ludmila, gardant toujours le même sourire énigmatique, répondit lentement :
— Il est si beau ! Et il y a en lui tant de forces en puissance !
— Oh, ça ne vaut pas cher, — dit résolument Daria. — Tous les garçons ont cela.
— Si, ça vaut cher, répondit Ludmila, avec dépit. — Il y en a qui sont sales.
— Et celui-ci, il est donc pur ? — demanda Valeria en traînant dédaigneusement sur le mot « pur ».
— Que peux-tu comprendre ! — cria Ludmila, — mais aussitôt elle se mit à parler à voix basse comme si elle rêvait : — il est innocent.
— Il ne manquerait plus que cela ? — dit Daria moqueuse.
— Le plus bel âge pour les garçons, — reprit Ludmila, — c’est quatorze, quinze ans. Ils ne peuvent encore rien, ne comprennent rien, mais pressentent tout, absolument tout. Et ils n’ont pas cette méchante barbe.
— Beau plaisir ! — jeta Valeria avec une grimace de dépit.
Elle était triste. Il lui semblait qu’elle était petite, faible, fragile, elle enviait ses sœurs, — le rire gai de Daria, et même les larmes de Ludmila. Celle-ci continua :
— Vous n’y entendez rien. Je ne l’aime pas du tout à la façon que vous croyez. Il vaut bien mieux aimer un garçon que de s’amouracher d’un visage plat à petites moustaches.
— Je l’aime d’un amour innocent. Je ne veux rien de lui.
— Si tu ne veux rien, pourquoi l’attires-tu ? — répliqua grossièrement Daria.
Ludmila rougit. Une expression coupable pesa lourdement sur son visage. Daria la prit en pitié, s’approcha d’elle :
— Ne boude pas, nous ne le disons pas par méchanceté.
De nouveau Ludmila pleura, se serra contre l’épaule de Daria et dit amèrement :
— Je sais que je n’ai rien à espérer, seulement un peu de ses caresses, un tout petit peu.
— Oh, que de tristesse ! — dit Daria irritée et, s’éloignant de Ludmila, elle mit ses poings sur ses hanches et, d’une voix sonore, chanta :
Hier, j’ai laissé mon chéri
Passer avec moi toute la nuit.
Valeria riait d’un rire frêle, sonore. Les yeux de Ludmila s’allumèrent de gaîté et de luxure, elle passa vivement dans sa chambre, se parfuma de « Kerylopsis », — l’odeur lourde, âcre et voluptueuse l’envahit de son charme insinuant.
Elle sortit dans la rue, parée et troublée. Une séduction indiscrète se dégageait d’elle. — Peut-être le rencontrerai-je, pensait-elle. Et elle le rencontra.
— C’est du joli, cria-t-elle d’un ton de reproche où perçait la joie.
Sacha se troubla et se réjouit.
— Je n’ai pas eu le temps, dit-il confus, — les leçons… vraiment, il fallait les préparer, j’étais occupé.
— Tu mens, mon chéri, — maintenant, rentrons vite.
Sacha refusait en riant, mais on voyait qu’il était heureux d’être emmené par Ludmila. Elle le conduisit chez elle.
— Le voici ! — dit-elle triomphante à ses sœurs, et, prenant Sacha par les épaules, elle l’emmena dans sa chambre.
— Attends, je vais me venger, et elle ferma la porte au verrou. — Maintenant personne ne pourra te défendre.
Sacha, les mains passées dans sa ceinture, se tenait gauchement au milieu de la chambre. Il éprouvait du plaisir et de la peur. Une odeur inconnue flottait dans l’air, c’était doux comme le frôlement de joyeux petits serpents frétillants et rugueux.
Peredonov rentrait chez lui après une visite au domicile d’un de ses élèves. Soudain, il fut surpris par une pluie fine. Il se demandait où aller pour ne pas gâter la soie de son parapluie neuf. Du côté opposé de la rue, sur une maison de pierre à deux étages, il aperçut un panonceau : étude du notaire Goudaievski. Le fils du notaire était au lycée en septième. Peredonov décida d’entrer chez eux ; il en profiterait pour se plaindre du garçon. Chez les Goudaievski, il trouva le père et la mère qui l’accueillirent en se trémoussant, — tout se faisait de la sorte dans cette famille. Nicolas Mikaïlovitch Goudaievski était un homme de taille moyenne, trapu, brun et chauve, avec une grande barbe. Ses mouvements étaient toujours précipités et inattendus ; on eût dit qu’il ne marchait pas mais sautillait comme un moineau. Impossible de deviner d’après son visage ou son attitude ce qu’il ferait la minute suivante. Au cours d’une discussion sérieuse, il pouvait faire un geste qui amusait moins qu’il n’étonnait par son imprévu. Chez lui ou en visite, le voilà tranquillement assis ; tout à coup, il bondit sans aucune nécessité apparente, arpente la chambre, pousse un cri, donne un coup contre un meuble. Dans la rue, il marche, il marche… et soudain s’arrête, ploie les genoux, fonce en avant ou fait quelque autre mouvement de gymnastique, et poursuit son chemin.
Sur les actes qu’il rédigeait ou légalisait, Goudaievski aimait à écrire des remarques comiques, par exemple, au lieu d’Ivan Ivanovitch Ivanov, vivant sur la place de Moscou, dans la maison de Ermolov, il écrivait Ivan Ivanovitch Ivanov, sur la place du marché, dans un quartier réputé pour sa puanteur. Quelquefois, il énumérait les poules et les oies de la personne dont il légalisait la signature.
Julia Petrovna Goudaievska, passionnée, férocement sentimentale, longue, maigre, sèche et — chose étrange étant donné la diversité de leur extérieur, — ressemblait à son mari quant aux gestes : mêmes mouvements, même disproportion avec ceux d’autrui. Elle s’habillait toujours trop jeune et d’étoffes bigarrées. Ses gestes rapides faisaient voleter de tous côtés les longs rubans multicolores dont elle aimait à orner à profusion ses vêtements et ses cheveux.
Antocha, un garçon alerte et frêle, fit poliment la révérence. On pria Peredonov de s’asseoir au salon où il commença immédiatement à se plaindre du gamin, — paresseux, inattentif en classe, il n’écoute pas, bavarde, rit, fait des polissonneries pendant les récréations.
Antocha s’étonna, — il ignorait être aussi méchant, — et commença à se défendre avec ardeur. — Ses parents s’agitèrent :
— Permettez, — criait le père, — dites-moi en quoi consistent ses polissonneries ?
— Nika, ne prends pas son parti, — piaillait la mère, — il ne faut pas qu’il soit polisson.
— Mais qu’a-t-il fait ? — insistait Goudaievski courant comme s’il roulait sur ses courtes jambes.
— En général, il est polisson, met tout sens dessus dessous, se bat, — dit Peredonov d’un air renfrogné, — toujours polisson.
— Je ne me suis pas battu, — s’exclamait piteusement Antocha, — demandez à qui vous voudrez, je ne me suis jamais battu avec aucun camarade.
— Il ne laisse à personne ni trêve ni repos, — affirma Peredonov.
— Bien, j’irai moi-même au lycée et je demanderai à l’inspecteur, — dit résolument Goudaievski.
— Nika, Nika, pourquoi ne crois-tu pas ce qu’on te dit, — clamait Julia Petrovna. — Tu veux donc faire d’Antocha un vaurien ? Il faut le fouetter.
— Absurdité, absurdité, — hurlait le père.
— Je le fouetterai, je le fouetterai absolument, — vociféra la mère. — Elle saisit son fils par les épaules et le traîna. — Viens à la cuisine, Antocha, viens mon chéri, je vais te fouetter.
— Je te le défends, — déclara le père en arrachant l’enfant.
La mère ne voulait pas céder. Antocha gémissait éperdument, les parents se bousculaient.
— Aidez-moi, Ardalion Borissitch, — cria Julia Petrovna, — retenez ce monstre que j’en finisse avec Antocha.
Peredonov voulait l’aider, mais Goudaievski arracha son fils, repoussa brusquement sa femme, bondit sur Peredonov et tonna :
— De quoi vous mêlez-vous ? Quand deux chiens se battent, le troisième n’a pas à s’en mêler. Ou je vous…
Cramoisi, ébouriffé, suant, soufflant, il brandissait les poings. Peredonov reculait, murmurant des paroles indistinctes.
Julia Petrovna courait autour de son mari, essayant d’attraper Antocha. Le père le cachait derrière lui, le tirait par le bras tantôt à droite tantôt à gauche. Les yeux de Julie Petrovna lançaient des éclairs, elle vociférait :
— Vous en ferez un brigand, — il passera par la prison, — finira au bagne.
— Je te souhaite la pépie. Tais-toi, méchante bête !
— Ah tyran ! — siffla Julie Petrovna bondissant sur son mari et, lui assénant un coup de poing dans le dos, elle s’élança au salon.
Goudaievski serra les poings et sauta sur Peredonov.
— Vous êtes venu ici semer la discorde, — hurlait-il. — Antocha, des polissonneries ? Vous mentez, il n’est pas polisson du tout. S’il l’avait été, je l’aurais bien su sans vous ; je ne veux même plus vous parler. Vous parcourez la ville, bernez les imbéciles, fouettez les gamins, vous voulez obtenir un diplôme de « père fouettard ». Vous êtes mal tombé ici, mon cher Monsieur, sortez, je vous en prie.
Tout en disant cela, il s’élança sur Peredonov et l’obligea à reculer dans un coin.
Peredonov effrayé se serait volontiers enfui, mais, dans l’ardeur de la colère, Goudaievski n’avait même pas remarqué qu’il lui barrait la sortie.
Antocha tirait son père par des pans de sa redingote.
— Chcht ! — lui cria le père en ruant.
Preste, le garçon fit un bond de côté sans lâcher l’habit de son père.
— Chcht ! — répéta le père. — Antocha, ne t’oublie pas.
— Petit père, — dit Antocha en continuant à tirailler son père ; tu empêches Ardalion Borissitch de passer.
Goudaievski sauta vivement en arrière. Antocha eut à peine le temps de s’esquiver.
— Pardon, — dit Goudaievski, — en montrant la porte. Par ici la sortie. Je n’ose vous retenir.
Peredonov quitta le salon en toute hâte. Goudaievski lui fit un pied de nez, leva la jambe en l’air comme pour chasser le visiteur à coup de pied.
Antocha ricanait.
— Antocha, ne t’oublie pas, — cria le père en colère. — Prends garde, j’irai demain au lycée et s’il a dit vrai, je te livrerai à ta mère pour qu’elle te corrige.
— Je n’ai pas fait de polissonneries, il ment, — pleurnichait Antocha.
— Antocha, ne t’oublie pas, — répéta le père. — On ne dit pas : il ment, on dit : il se trompe. Seuls les petits mentent, les grands ne peuvent que se tromper.
Cependant Peredonov, dans l’antichambre obscure, trouvait avec peine son pardessus. Agité, effrayé, il ne parvenait pas à enfiler les manches. Personne ne lui venait en aide.
Tout à coup, par une porte latérale, accourut Julia Petrovna. Elle agitait les bras, sautait sur la pointe des pieds, faisant froufrouter ses longs rubans ; elle murmurait avec ardeur des paroles que Peredonov ne comprit pas tout d’abord.
— Comme je vous suis reconnaissante ! — entendit-il enfin — C’est si noble de votre part, si noble, une telle attention ! Les hommes sont si indifférents. Et vous, au contraire, vous avez été touché par la situation d’une mère malheureuse. C’est si difficile d’élever les enfants, si difficile ! Vous n’en avez pas idée. J’ai deux enfants, j’en perds la tête. Mon mari est un tyran, un homme terrible, terrible… N’est-ce pas ? Vous l’avez vu vous-même.
— Oui, — balbutia Peredonov, — votre mari, pourquoi est-il ainsi ?… ça ne se peut pas, je me donne de la peine et lui…
— Oh ! ne m’en parlez pas. C’est un homme terrible. Il me fera périr et en sera heureux. Il corrompra mes enfants, mon cher petit Antocha, mais je suis sa mère, je ne le permettrai pas, je le fouetterai quand même.
— Il ne le permettra pas, — affirma Peredonov en désignant les chambres du regard.
— Quand il partira au cercle, il ne pourra pas emmener l’enfant ! Tant qu’il sera là, je me tairai, comme si j’étais d’accord avec lui, mais aussitôt qu’il sera parti, je donnerai les verges à Antocha. Et vous m’aiderez, vous m’aiderez, n’est-ce pas ?
Peredonov réfléchit un instant et répondit :
— Oui, mais comment en serai-je averti ?
— Je vous enverrai chercher, murmura avec joie Julia Petrovna. Attendez, dès qu’il aura tourné les talons, je vous ferai appeler.
Vers le soir, on apporta à Peredonov un billet de Madame Goudaievska. Il lut :
« Très estimé Ardalion Borissitch,
« Mon mari est parti au cercle ; je suis maintenant et jusqu’à une heure de la nuit délivrée de sa barbarie. Rendez-moi le service de venir chez moi le plus tôt possible pour m’aider à corriger mon chenapan de fils. Je comprends qu’il est nécessaire d’extirper ses vices alors qu’il est encore petit, après ce serait trop tard.
« Avec ma profonde estime.
« Julia Goudaievska. »
P.-S. — « Je vous prie de venir très vite, autrement Antocha serait endormi et il faudrait le réveiller. »
Peredonov s’habilla en toute hâte, s’emmitoufla dans une écharpe et sortit.
— Où vas-tu si tard dans la nuit, Ardalion Borissitch ? — demanda Varvara.
— Des affaires, — bougonna Peredonov d’une voix morne. Il s’en alla rapidement.
Varvara pensait avec angoisse qu’elle passerait encore une nuit blanche. Si seulement on pouvait le forcer à se marier au plus tôt ! Alors, on pourrait dormir, dormir, nuit et jour, — quel bonheur !
Dans la rue, un doute envahit Peredonov. Et si c’était un piège ? Si Goudaievski était chez lui ? Si on allait s’emparer de lui et le battre ? Ne vaudrait-il pas mieux s’en retourner ?
— Non, allons jusqu’à leur maison, là, on verra.
La nuit calme, fraîche, sombre l’enveloppait de toute part et l’obligeait à ralentir le pas. Des champs voisins, soufflait un vent léger. Dans l’herbe, le long des haies, de légers bruits, des murmures s’élevaient. Autour de lui, tout paraissait étrange, suspect… Quelqu’un peut-être le filait, l’épiait…
Tous les objets se cachaient derrière l’obscurité, — étranges, inconnus, — comme si en eux s’éveillait une autre vie, une vie nocturne, incompréhensible et hostile à l’homme.
Peredonov cheminait lentement à travers les rues et ronchonnait.
— Il n’y a rien à épier ; je ne vais pas faire une mauvaise action, mais accomplir mon devoir… oui… c’est cela.
Il arriva enfin devant la maison des Goudaievski. Une seule des fenêtres donnant sur la cour était éclairée ; les quatre autres étaient obscures.
Peredonov gravit les marches à pas de loup ; arrivé sur le perron, il resta immobile un instant, appuya l’oreille contre la porte et écouta… Tout était silencieux. Il tira légèrement la sonnette… Un bruit fêlé, faible, lointain… Mais quelque faible que fût ce bruit, il effraya Peredonov, comme s’il devait tirer de leur sommeil et précipiter contre lui toutes les puissances ténébreuses.
Il dégringola rapidement le perron, se tapit contre le mur et se cacha derrière un poteau. Quelques courts instants s’écoulèrent… le cœur de Peredonov se serrait et battait lourdement. Des pas légers… le bruit d’une porte qui s’ouvre. Julia Petrovna regarde dans la rue. Ses yeux noirs et passionnés brillent dans l’obscurité.
— Qui est là ? — murmura-t-elle.
Peredonov se détacha légèrement du mur et, d’en bas, jeta un coup d’œil à travers la porte entre-bâillée, — là derrière, tout était calme et sombre. Il demanda tout bas, sa voix tremblait :
— Nicolas Mikaloïvitch est-il sorti ?
— Oui, il est parti, — répondit joyeusement Julia Petrovna.
Apeuré, épiant autour de lui, Peredonov la suivit dans l’antichambre obscure.
— Excusez-moi, — chuchotait Julia Petrovna, — je suis sans lumière pour que personne ne me voie. Autrement on bavarderait.
Précédant Peredonov, elle monta l’escalier, suivit le couloir où était suspendue une petite lampe qui jetait une clarté trouble sur les marches supérieures.
Julia Petrovna riait doucement d’un rire gai. Secoués par son rire, tous ses rubans ondulaient et frissonnaient.
— Il est sorti, — murmura-t-elle, se retournant et enveloppant Peredonov d’un regard ardemment passionné. — Je craignais qu’il ne restât à la maison. Il était d’humeur si batailleuse. Mais il n’a pu se passer de son bridge. J’ai envoyé promener les domestiques ; seule la bonne de Lisa est restée, — autrement, ils nous auraient gênés, vous savez comme sont les gens aujourd’hui…
Un souffle ardent émanait de Julia Petrovna et toute sa personne était brûlante, sèche comme un tison. Par moment, elle saisissait Peredonov par la manche ; à ses rapides et secs contacts naissaient de menues flammes rapides et sèches qui circulaient par tout le corps de Peredonov.
Tout doucement, sur la pointe des pieds, ils traversèrent le couloir, passèrent devant plusieurs portes et s’arrêtèrent à la dernière…
Peredonov la quitta à minuit au moment où elle attendait le retour de son mari. Triste, morne, il cheminait par les rues ténébreuses. Il lui semblait que quelqu’un l’avait guetté près de la maison et maintenant le suivait. Il balbutiait :
— C’est par devoir que j’y suis allé ; je ne suis pas coupable. C’est elle qui l’a voulu. Non, tu ne m’attraperas pas. Je ne me laisserai pas prendre.
Quand il rentra à la maison, Varvara ne dormait pas encore ; les cartes étaient étalées devant elle. Il semblait à Peredonov que quelqu’un avait pu pénétrer en même temps que lui… Varvara elle-même avait peut-être laissé entrer l’ennemi… Il dit :
— Tu me jetteras le mauvais sort avec tes cartes pendant que je dormirai. Donne-les-moi. Il les lui arracha et les cacha sous l’oreiller.
Varvara sourit ironiquement :
— Tu fais le polichinelle. Est-ce que je sais jeter le mauvais sort ? Comme si j’en avais besoin !
Le sourire de Varvara irritait son amant et l’effrayait ! « Qui sait ? Elle peut même m’ensorceler sans les cartes », songeait-il.
Voici le chat blotti sous le lit, ses yeux verts brillent, — si on le caresse dans l’obscurité, il en jaillit des étincelles… elle peut m’ensorceler avec ce chat…
Voici sous la commode la menue créature grise. Elle apparaît et disparaît. Serait-ce Varvara qui l’appelle, la nuit, par le sifflement léger de sa respiration ?
Peredonov fit un songe abject, épouvantable. Puilnikov lui apparut debout sur le seuil de la porte, il l’attirait et souriait. Une force inconnue poussait Peredonov vers lui. Puilnikov l’entraînait à travers des rues sombres et malpropres ; et le chat courait à côté d’eux. Ses prunelles vertes luisaient.
La conduite étrange de Peredonov inquiétait chaque jour davantage Khripatch. Il consulta le médecin du lycée pour savoir si Peredonov n’avait pas perdu la raison. Le docteur répondit en riant que Peredonov n’avait rien à perdre, et que s’il faisait des sottises, c’était tout simplement parce qu’il était bête. Les plaintes affluaient de toute part. Mademoiselle Adamenko fut la première à envoyer au proviseur le cahier de son frère à qui Peredonov avait donné un zéro pour un bon devoir.
Pendant la récréation, le proviseur pria Peredonov de passer chez lui.
« Il a vraiment l’air d’un fou », pensa Khripatch, voyant le trouble et la terreur empreints sur le visage sombre et obtus de Peredonov.
— J’ai à me plaindre de vous, — commença-t-il de sa voix sèche. — Chaque fois que je suis obligé de donner ma leçon dans la salle voisine de la vôtre, j’ai la tête littéralement cassée, — tant vos élèves rient. Puis-je vous prier de donner des leçons un peu moins amusantes ? « Blaguer, toujours blaguer, où en trouvez-vous la force ? »
— Ce n’est pas de ma faute s’ils rient, — bougonna Peredonov. — D’ailleurs, on ne peut pas parler indéfiniment de l’orthographe et des satires de Kantemir. Il m’arrive parfois de lâcher une plaisanterie et eux, de pouffer de rire aussitôt. Ils sont très démoralisés. Il faudrait les tancer dûment.
— Il est désirable et même indispensable que les travaux en classe aient un caractère sérieux, — dit sèchement Khripatch. — Ah, oui, encore une chose.
Khripatch montra à Peredonov deux cahiers et dit :
— Voici deux cahiers, appartenant tous deux aux élèves de la même classe. L’un à Adamenko, l’autre à mon fils. Obligé de les comparer, j’ai dû constater un manque d’attention de votre part. Vous avez donné un zéro à Adamenko pour un devoir très satisfaisant, et un quatre à mon fils pour un devoir inférieur. Il est clair que vous vous êtes trompé, que vous avez mis à un élève la note de l’autre et vice versa. Bien qu’il soit naturel à l’homme de se tromper, je vous prie d’éviter de pareilles erreurs. Elles provoquent — et à juste titre, — le mécontentement des parents et des élèves.
Peredonov balbutia quelque chose d’inintelligible.
Il revint en classe furieux et se mit à taquiner les élèves punis à la suite de ces plaintes. Il s’attaqua particulièrement à Kramarenko. Le petit restait silencieux, le visage blême sous son hâle, ses yeux étincelaient.
Au sortir du lycée, Kramarenko ne se dépêcha pas de rentrer chez lui. Il se blottit près de la porte cochère et surveilla la sortie. Lorsque Peredonov apparut, Kramarenko le suivit à une certaine distance, laissant passer les rares piétons.
Peredonov marchait lentement. Le temps sombre le plongeait dans l’angoisse. Son visage s’alourdissait de jour en jour. Ses regards tantôt erraient étrangement, tantôt s’arrêtaient au loin, comme s’ils fouillaient par delà les choses qui, à ses yeux, se dédoublaient, se confondaient, se multipliaient.
Qui cherchaient-ils ?
Les dénonciateurs. Ils se cachaient derrière toutes choses, chuchotaient, riaient. Les ennemis avaient lancé contre Peredonov toute une armée de délateurs. Parfois Peredonov essayait de les surprendre. Mais ils s’enfuyaient toujours à temps, — comme s’ils s’enfonçaient sous terre…
Peredonov entendit derrière lui des pas rapides et audacieux. Il se retourna effaré, — Kramarenko était tout près de lui, le regardant résolument, la colère brillait dans ses yeux ; pâle et mince, tel un petit sauvage prêt à bondir sur l’ennemi.
Ce regard glaça le cœur de Peredonov.
« Et s’il allait me mordre ? » songea-t-il.
Il accéléra le pas, — Kramarenko en fit autant, Peredonov alla plus lentement, — et Kramarenko ralentit sa marche. Peredonov s’arrêta et dit brutalement :
— Qu’as-tu à me bousculer, sale moricaud ! Je vais te conduire immédiatement chez ton père.
Kramarenko s’arrêta à son tour sans quitter des yeux Peredonov. Ils étaient face à face sur la chaussée de bois branlante, dans une rue déserte, près d’une muraille grise et indifférente.
Tout tremblant, Kramarenko siffla :
— Canaille !
Et, moqueur, il se retourna pour s’en aller.
Après avoir fait trois pas, il s’arrêta, tourna la tête et répéta plus fort :
— Canaille ! vipère !
Il cracha et s’en retourna. Peredonov sombre le regarda et s’en alla à son tour. Des pensées vagues, peureuses, remuaient lentement dans sa tête.
Verchina l’appela. Debout derrière la grille de son jardin, enveloppée d’un grand châle noir, elle fumait. Peredonov ne la reconnut pas tout d’abord. Il lui semblait voir un être fatidique, quelque noire sorcière qui répandait autour d’elle une fumée magique et jetait le mauvais sort. Peredonov cracha et fit des exorcismes. Verchina rit et demanda :
— Qu’avez-vous, Ardalion Borissitch ?
Peredonov fixa sur elle un regard absent.
— Ah, c’est vous ! Je ne vous avais pas reconnue.
— C’est de bon augure. Je serai bientôt riche sans doute, — dit Verchina.
Peredonov ne trouva pas la prédiction à son goût, il aurait voulu devenir riche lui-même.
— Voilà encore, — bougonna-t-il grossier, — vous, devenir riche ? Vous en avez suffisamment.
— Attendez, je gagnerai bientôt 200.000 roubles, — répliqua Verchina, avec son sourire oblique.
— Non, c’est moi qui les gagnerai les 200.000 roubles, — prétendit Peredonov.
— Moi d’abord, au premier tirage, vous, au second, — répliqua Verchina.
— Vous mentez, — interrompit grossièrement Peredonov. — Deux gagnants dans une même ville, ça n’arrive pas. C’est moi qui gagnerai, je vous le dis.
Verchina, voyant qu’il se fâchait, coupa court à la discussion. Elle ouvrit la porte et attirant Peredonov lui dit :
— Pourquoi restons-nous ici ? Entrez, Mourine est chez nous.
Le nom de Mourine sonna agréablement à l’oreille de Peredonov, il lui rappela la bamboche et la boustifaille. Il entra.
Au salon assombri par les arbres, se tenaient Marthe, un fichu rouge autour du cou, les yeux brillants de gaîté, — Mourine, joyeux et plus échevelé que de coutume, — et le vieil écolier Vitkevitch. Ce dernier faisait la cour à Verchina, la croyait amoureuse de lui, et rêvait de quitter le lycée, de l’épouser et de gérer sa petite propriété.
Mourine se précipita à la rencontre de Peredonov en poussant des exclamations de joie exagérées ; son visage prit une expression encore plus mielleuse, ses yeux devinrent plus doucereux. Ces façons contrastaient singulièrement avec son extérieur robuste, ses cheveux ébouriffés parsemés de brins de paille.
— Je brasse des affaires, — commença-t-il d’une voix de rogome, — j’ai partout des affaires. En même temps ces charmantes dames me régalent de thé.
— Oh oui, des affaires, je comprends — répondit Peredonov bougon, — est-ce que vous avez des affaires ? Vous ne travaillez pas et gagnez de l’argent, les affaires, ça me connaît.
— Mais voyons, les affaires c’est justement l’argent d’autrui, — répliqua Mourine en éclatant de rire.
Verchina souriait de travers et préparait une place à Peredonov près de la table. Sur une table ronde, devant le canapé, s’empilaient les verres et les tasses à thé ; le rhum, les confitures de mûres, un panier en argent recouvert d’une petite serviette et rempli de gâteaux et de biscuits aux amandes.
Le verre de Mourine exhalait une forte odeur de rhum, tandis que Vitkevitch avait rempli de confiture une petite assiette en cristal en forme de coquillage. Marthe avec un plaisir manifeste mangeait une brioche à petites bouchées. Verchina offrit du thé à Peredonov, — il refusa.
Ils sont capables de m’empoisonner, — pensa-t-il. — Empoisonner quelqu’un c’est tout ce qu’il y a de plus facile ! On boit sans faire attention, le poison peut être sucré, on rentre chez soi et on claque tout simplement.
Il était vexé. Pourquoi avait-on offert des confitures à Mourine, et pourquoi, quand il était arrivé, personne n’avait-il songé à lui apporter de meilleures confitures. Elles doivent avoir autre chose que de la marmelade de mûres, elles ont dû faire des confitures de toute sorte.
Verchina avait l’air de faire la cour à Mourine. Voyant qu’elle devait renoncer à Peredonov, elle cherchait d’autres fiancés pour Marthe. Maintenant elle s’employait à séduire Mourine. Le petit hobereau, abruti par l’âpre course au gain, se laissait volontiers prendre à l’hameçon : Marthe lui plaisait.
Marthe était contente, — c’était son rêve constant : trouver un fiancé, se marier, avoir son ménage, une maison comme une coupe pleine. Et elle contemplait Mourine avec des yeux amoureux. Cet homme d’une quarantaine d’années, énorme, la voix rauque, le visage niais, lui apparaissait dans chacun de ses mouvements comme un modèle de force masculine, de bravoure, de beauté, de bonté même.
Les regards amoureux qu’échangeaient entre eux Mourine et Marthe n’échappèrent pas à Peredonov, — il les remarqua parce qu’il s’attendait à ce que Marthe fût aux petits soins pour lui.
Irrité, il jeta à Mourine.
— Tu es là comme un fiancé, tu rayonnes.
— C’est la joie, — répondit Mourine d’une voix gaie et émue, — j’ai bien arrangé mon affaire.
Il cligna de l’œil aux maîtresses de céans. Toutes deux souriaient, joyeuses. Peredonov, agacé, regarda Mourine avec mépris de ses yeux mi-clos et demanda :
— As-tu trouvé une fiancée ? A-t-elle une grosse dot ?
Mourine parlait comme s’il n’entendait pas toutes ces questions :
— Voici : Nathalia Affanassievna, que Dieu lui donne une longue vie, a bien voulu prendre mon Vania chez elle. Il vivra ici comme un coq en pâte, et mon cœur sera tranquille, le garçon ne sera pas gâté.
— Vladia et lui feront des bêtises, — dit Peredonov morose, — ils mettront le feu à la maison.
— Ils n’oseront pas ! — cria résolument Mourine, — ne vous inquiétez pas, ma petite mère, Nathalia Affanassievna, vous le ferez marcher à la baguette.
Pour terminer cette conversation, Verchina dit avec son sourire oblique :
— Voulez-vous de l’airelle avec des pommes ?
— Je vais en apporter, — dit Marthe, en se levant vivement.
— C’est une idée, apportez-en !
Marthe quitta la chambre en courant. Verchina, habituée à accepter les services de Marthe comme chose due, ne daigna même pas la regarder. Profondément enfoncée dans le canapé, elle restait tranquille, faisait des ronds de fumée et comparait entre eux les hommes qui conversaient : Peredonov triste et rechigné, Mourine — animé et gai.
Elle préférait de beaucoup Mourine. Il a un visage bonasse, tandis que Peredonov ne sait même pas sourire. Mourine de tout point lui plaisait, — grand, gros, engageant, il parle d’une voix basse, agréable et lui manifeste beaucoup de respect. Par moment, elle se demandait même s’il ne vaudrait pas mieux s’arranger en sorte que Mourine demandât sa main à elle et non celle de Marthe. Mais, réflexion faite, elle cédait généreusement Mourine à son amie.
— Quant à moi, — songeait-elle, — chacun serait heureux de m’épouser. J’ai de l’argent, je peux choisir qui me plaît. Par exemple, si je prenais ce jeune homme, — pensait-elle, et ce n’était pas sans plaisir qu’elle arrêtait son regard sur la figure verdâtre et impertinente, mais pourtant jolie, de Vitkevitch. Celui-ci parlait peu, mangeait beaucoup, jetait des coups d’œil à Verchina et souriait effrontément.
Marthe apporta dans un bol de l’airelle et des pommes et se mit à raconter ses songes de la dernière nuit : — demoiselle d’honneur à une noce, elle mangeait de l’ananas et des beignets au miel ; dans un beignet elle trouva un billet de cent roubles ; on le lui avait arraché et elle avait pleuré. Elle s’était réveillée tout en larmes.
— Il fallait les cacher, pour que personne ne les vît, — dit méchamment Peredonov, — même en rêve vous n’avez pas su garder l’argent, quelle ménagère vous faites !
— Ça ne vaut pas la peine de les regretter, — remarqua Verchina. — Que ne voit-on pas en songe !
— Et moi, je les regrette amèrement, — fit Marthe en toute simplicité. — Cent roubles !
Des larmes brillèrent dans ses yeux ; elle s’efforça de sourire pour ne pas pleurer. D’un geste rapide, Mourine se mit à fouiller dans sa poche en s’exclamant :
— Ma petite mère, Marthe Stanislavovna, ne les regrettez pas, ça ne vaut pas la peine, nous allons arranger cela tout de suite.
Il sortit de son portefeuille un billet de cent roubles, le posa sur la table devant Marthe et tapant dessus avec la main dit :
— Prenez ! Celui-là, personne ne vous l’arrachera.
Marthe, d’abord réjouie, rougit profondément et dit toute confuse :
— Voyons, Vladimir Ivanovitch, je ne l’ai pas dit pour cela ! Je ne les prendrai pas, voyons !
— Non, ne me faites pas cette peine, — riposta Mourine, en souriant et sans toucher à l’argent, — que le rêve s’accomplisse.
— Mais non, comment donc. J’ai honte, pour rien au monde je ne les prendrai, — refusait Marthe, en jetant sur les cent roubles des regards avides.
— Ne faites pas la difficile, on vous les donne, — remarqua Vitkevith, — il y a des gens à qui les cailles tombent toutes rôties dans la bouche, — dit-il avec un soupir d’envie.
Mourine s’assit en face de Marthe et s’écria d’une voix persuasive :
— Petite mère, Marthe Stanislavovna, croyez-moi, c’est de bon cœur, prenez, s’il vous plaît ! Si vous ne voulez pas les accepter pour rien, alors que ce soit pour mon Vania. Ce dont nous avons convenu avec Nathalia Affanassievna restera tel quel, et ceci, c’est pour vous, — pour la garde de l’enfant.
— Mais c’est trop, — dit Marthe indécise.
— Pour les premiers six mois, — dit Mourine, en saluant Marthe profondément, — ne m’offensez pas, acceptez, et soyez une sœur aînée pour mon petit.
— Eh bien, Marthe, prenez, — dit Verchina, — remerciez Vladimir Ivanovitch.
Marthe, confuse et rougissante, prit l’argent. Mourine la remercia chaleureusement.
— Vas-y, fais ta proposition de mariage, — jeta Peredonov furieux, — ça te coûtera moins cher, — voyez un peu ce prodigue !
Vitkevitch pouffa de rire, les autres firent mine de n’avoir rien entendu. Verchina commença à raconter son rêve, — Peredonov, sans écouter jusqu’au bout, prit congé. Mourine l’invita chez lui pour le soir.
— Il faut que j’aille aux vêpres, — répondit Peredonov.
— D’où vous vient cet ardent désir de prières ? — remarqua Verchina avec un petit rire sec et bref.
— J’ai toujours été ainsi, — répondit Peredonov, — je crois en Dieu, je ne suis pas comme les autres, moi. Je suis le seul peut-être dans tout le lycée. C’est pour cela qu’on me persécute. Le proviseur est un athée.
— Choisissez vous-même le jour où vous serez libre.
Peredonov, irrité, dit en chiffonnant sa casquette :
— Je n’ai pas le temps de faire des visites.
Mais aussitôt, se souvenant que chez Mourine on faisait bonne chère, il se reprit :
— Bien, je pourrai aller lundi.
Mourine, ravi, invita aussitôt Marthe et Verchina. Mais Peredonov remarqua :
— Non, pas de dames. Quand on est ivre, on peut lâcher quelque gros mot, devant des dames ça ne va pas.
Lorsque Peredonov fut parti, Verchina dit en se moquant :
— Il est bizarre notre Ardalion Borissitch. L’envie de devenir inspecteur le démange et Varvara le mène par le bout du nez. C’est pour cela qu’il fait des excentricités.
Vladia, — il se cachait lorsque Peredonov était là, — apparut et dit avec une joie méchante :
— Quelqu’un a raconté aux fils du serrurier que c’était Peredonov qui les avait dénoncés.
— Ils casseront ses vitres ! — s’exclama avec un rire joyeux Vitkevitch.
Dans la rue tout semblait à Peredonov hostile et de mauvais augure. Un mouton planté au carrefour, fixa sur lui ses yeux stupides.
Ce mouton ressemblait tellement à Volodine que Peredonov eut peur. Il pensa que peut-être Volodine se métamorphosait en mouton pour l’épier.
« Qu’en savons-vous, — songeait-il, — c’est peut-être possible ; la science n’est pas encore arrivée jusque-là, mais peut-être quelqu’un sait-il déjà le faire. Les Français par exemple — ce sont des gens savants, et ils ont à Paris des mages et des sorcières. »
La peur l’étreignit.
« S’il allait ruer », — pensa-t-il.
Le mouton bêla, on eût dit le rire de Volodine, strident, aigu, désagréable.
Peredonov tomba de nouveau sur l’officier de gendarmerie, s’approcha de lui et murmura :
— Surveillez un peu Mademoiselle Adamenko. Elle est en correspondance avec des socialistes, d’ailleurs elle est socialiste elle-même.
Roubovsky, étonné, regarda Peredonov sans mot dire.
Celui-ci passa son chemin, et songeait angoissé : « pourquoi est-il toujours à mes trousses ? Il m’épie sans cesse. Il a posté des flics partout. »
Les rues sales, le ciel gris, les baraques piteuses, les enfants déguenillés, abattus, — un sentiment d’angoisse se dégageait de toutes choses — d’angoisse, d’abandon, de tristesse infinie.
« C’est une mauvaise ville, — pensait Peredonov, — les gens d’ici sont méchants, mauvais ; partir au plus tôt dans une autre ville, où tous les professeurs me salueraient très bas, où tous les élèves murmureraient effrayés : voilà l’inspecteur. Ah ! oui, les supérieurs ont une tout autre existence ! »
— « Monsieur l’inspecteur du deuxième district du gouvernement de Rouban, — grommelait-il entre ses dents, — conseiller d’État Peredonov. C’est bien nous ! Qu’on le sache ! Son Excellence, monsieur le directeur des écoles communales du gouvernement de Rouban, conseiller d’État Peredonov. Chapeaux bas ! Donnez tous votre démission ! À la porte ! Je vous dresserai, moi. »
Le visage de Peredonov prit une expression hautaine. Dans sa stérile imagination, il détenait déjà une partie du pouvoir.
Rentré chez lui, Peredonov, en enlevant son paletot, entendit un bruit strident qui venait de la salle à manger, — c’était le rire de Volodine. Le cœur lui manqua.
« Comment ? il a déjà eu le temps d’accourir ici, — pensa-t-il — peut-être complote-t-il avec Varvara pour me rouler, c’est pour ça qu’il rit, il est heureux que Varvara ait pris son parti.
Triste et méchant, il entra dans la salle à manger. Le dîner était déjà servi. Varvara, l’air préoccupé, vint à sa rencontre.
— Ardalion Borissitch, quel événement ! s’exclama-t-elle. — Le chat a disparu !
— Impossible ! — cria Peredonov, saisi d’effroi. — Pourquoi l’avez-vous laissé partir ?
— Dois-je le coudre à ma jupe ? — demanda Varvara piquée.
Volodine s’esclaffa. Peredonov pensa que peut-être le chat était parti chez l’officier de gendarmerie pour lui ronronner tout ce qu’il savait sur son compte : pourquoi Peredonov sortait la nuit et où il allait : il lui révélerait tout et même ce qui n’avait jamais été. Malheur ! Peredonov s’assit à table, baissa la tête et chiffonnant le coin de la nappe se plongea dans de tristes réflexions.
— C’est ainsi, les chats retournent toujours dans leur ancien logis, — remarqua Volodine. C’est au lieu et non au maître qu’ils s’habituent. Avant de transporter un chat, il faut le faire tourner comme une toupie et ne pas lui montrer le chemin, autrement, il se sauve.
Peredonov l’écoutait, consolé.
— Alors tu penses, Pavlouchka, qu’il s’est enfui dans notre ancien logement ? — demanda-t-il.
— Mais bien sûr, Ardacha, — répondit Volodine.
Peredonov se leva et proposa :
— Alors, buvons, Pavlouchka !
Volodine ricana :
— Volontiers, Ardacha, — dit-il, — on peut toujours boire.
— Quant au chat, il faut le faire revenir de là-bas ! — décida Peredonov.
— Le beau trésor ! — fit Varvara moqueuse, — après le dîner j’enverrai Klavdiuchka le chercher.
Ils s’assirent à table. Volodine était gai, bavardait, riait. Son rire sonnait à l’oreille de Peredonov comme le bêlement du mouton qu’il avait rencontré dans la rue.
« Qu’est-ce qu’il complote ? — songeait-il, — qu’est-ce qu’il veut ?
Et Peredonov pensa que peut-être il serait bon de lui graisser la patte.
— Écoute, Pavlouchka, — dit-il, — si tu ne me nuis pas, je t’achèterai une livre de caramels par semaine ; des caramels de première qualité, tu les suceras à ma santé.
Volodine partit d’un éclat de rire, mais aussitôt fit une mine offensée et objecta :
— Je n’ai aucun désir de vous nuire, Ardalion Borissitch, et quant à vos caramels, je n’en ai pas besoin, je ne les aime pas.
Peredonov s’attrista. — Varvara moqueuse remarqua :
— Cesse de faire le polichinelle, Ardalion Borissitch. En quoi peut-il te nuire ?
— Le premier imbécile venu peut jouer de mauvais tours, — bougonna Peredonov morose.
Volodine offusqué fit la lippe, balança la tête et dit :
— Si vous le prenez sur ce ton, il ne me reste qu’à vous remercier très humblement. Que dois-je faire ? Comment dois-je interpréter vos paroles ? dans quel sens ?
— Allons vide ton verre, Pavlouchka, et emplis le mien, — répondit Peredonov.
— Ne faites pas attention à lui, Pavel Vassilievitch, — essayait de le consoler Varvara, — il dit ces choses sans y penser, — son âme ne sait pas ce que sa langue débite.
Volodine se tut et gardant l’air offensé, versa l’eau-de-vie dans les verres. Varvara remarqua avec un sourire :
— Comment se fait-il, Ardalion Borissitch, que tu n’aies pas peur de boire l’eau-de-vie qu’il a versée ? Peut-être l’a-t-il ensorcelée ? Regarde comme il remue ses lèvres.
L’effroi se peignit sur le visage de Peredonov. Il saisit le verre que Volodine venait d’emplir et jeta l’eau-de-vie à terre.
— Tchour, tchour, tchour ! Charmes contre charmes ! — que la langue méchante se dessèche, que l’œil mauvais soit crevé ! Qu’il périsse ! et que je sois sauvé ! Tchour, tchour, tchour !
Puis, se tournant du côté de Volodine, le visage décomposé par la fureur, il lui fit la figue et dit :
— Tiens, goûte-moi ça ! Tu es malin mais je suis encore plus rusé que toi.
Varvara se tordait. Volodine, vexé, chevrotait de sa voix fêlée :
— C’est vous-même, Ardalion Borissitch, qui connaissez les paroles magiques, c’est vous-même qui savez les prononcer, mais moi, je ne me suis jamais occupé de magie noire. Je n’ai jamais eu la moindre envie d’ensorceler votre vodka, c’est plutôt vous qui jetez le sort sur mes fiancées.
— Ça y est — le voilà parti ! — grommela Peredonov, — qu’ai-je à faire de tes fiancées ? J’en trouverai de plus propres.
— Vous m’avez souhaité d’avoir l’œil crevé, — c’est plutôt à vous de faire attention à vos lunettes.
Effrayé, Peredonov tâta ses lunettes.
— Qu’est-ce que tu bafouilles, — marmotta-t-il, — tu ferais mieux de retenir ta langue.
Varvara regarda Volodine avec circonspection et jeta :
— Ne faites pas le malin, Pavel Vassilievitch, mangez votre soupe, autrement elle sera froide. Quelle méchante langue !
Elle réfléchit que peut-être Peredonov n’avait pas eu tort de se prémunir contre les sorcelleries de Volodine. Celui-ci se mit à manger sa soupe. Le silence régna quelques moments, enfin Volodine d’un ton piqué remarqua :
— Ce n’est pas pour rien que j’ai rêvé cette nuit que l’on m’avait enduit tout le corps de miel. Vous aussi, vous m’avez enduit de miel, Ardalion Borissitch.
— Il aurait fallu vous enduire d’autre chose, — dit Varvara, — tout à fait en colère.
— Mais pourquoi, qu’ai-je fait enfin ? — permettez-moi de vous le demander. Il me semble que je ne suis pas coupable, — se défendait Volodine.
— Parce que vous avez une mauvaise langue, — expliqua Varvara. — On ne peut pas débiter tout ce qui vous passe par la tête, — l’heure n’est pas toujours propice.
Le soir, Peredonov alla au cercle ; on l’invita à jouer aux cartes. Le notaire Goudaievski, avec qui Peredonov avait eu récemment une vive altercation, au sujet de son fils, était là. En l’apercevant, Peredonov eut peur. Mais l’attitude calme de Goudaievski le rassura.
On joua longtemps, on but beaucoup. Tard dans la nuit, au buffet, Goudaievski se précipita inopinément sur Peredonov et, sans aucune explication, le frappa plusieurs fois en plein visage, brisa ses lunettes et quitta vivement le cercle.
Peredonov n’opposa à son agresseur aucune résistance, feignit d’être ivre, se laissa choir et commença à ronfler.
On le réveilla brusquement et on le renvoya chez lui.
Le jour suivant, toute la ville parlait de cette bagarre.
Le même soir, Varvara trouva l’occasion de voler à son ami la première lettre contrefaite. Grouchina l’avait exigée d’elle pour que plus tard, lorsqu’on confronterait les deux lettres, on ne pût pas s’apercevoir d’une différence d’écriture. Peredonov portait constamment cette lettre sur lui, mais aujourd’hui, par hasard, il l’avait laissée à la maison. En changeant de vêtement, il l’avait sortie de sa poche, fourrée sur la commode, sous un manuel et oubliée là.
Varvara brûla la lettre chez Grouchina à la flamme de la bougie.
Lorsque tard dans la nuit, Peredonov rentra à la maison et que Varvara s’étonna de voir ses lunettes cassées, il lui raconta qu’elles s’étaient brisées d’elles-mêmes. Varvara le crut et pensa que la méchante langue de Volodine en était cause. Peredonov crut aussi à cette langue néfaste.
Cependant le jour suivant, Grouchina raconta la bagarre à Varvara avec force détails.
Le lendemain, en s’habillant, Peredonov s’aperçut de la disparition de la lettre et en resta épouvanté. D’une voix sauvage, il hurla :
— Varvara, la lettre ?
Varvara se troubla.
— Quelle lettre ? — demanda-t-elle en regardant son ami avec des yeux effrayés et mauvais.
— Celle de la princesse.
Varvara se ressaisit et souriant effrontément riposta :
— Qu’est-ce que j’en sais ? Tu l’as sans doute jetée dans la corbeille et Klavdia l’aura brûlée. Cherche dans tes papiers.
Peredonov alla au lycée d’humeur morose. Il se remémorait les ennuis de la veille. Il songeait à Kramarenko. Comment ce méchant gamin avait-il eu l’audace de l’appeler canaille ? Peredonov ne lui inspirait donc aucune crainte. Ou peut-être Kramarenko connaissait-il quelque chose sur son compte… Oui, c’est cela… il sait quelque chose et veut le dénoncer.
En classe, Kramarenko, le regard fixé sur Peredonov, souriait. La frayeur de Peredonov redoubla.
Pendant la troisième récréation, Peredonov fut de nouveau appelé chez le proviseur.
Il y alla, pressentant vaguement quelque incident désagréable.
De toute part affluaient chez Khripatch les récits des exploits de Peredonov. Le matin même, on lui avait raconté ce qui s’était passé au cercle la veille. Hier, après la leçon, Boultiakov, qui, sur les instances de Peredonov, avait été rossé par sa logeuse, s’était adressé à lui. Craignant une seconde visite de Peredonov, le garçon avait résolu de se plaindre au proviseur.
D’une voix sèche et tranchante, Khripatch fit part à Peredonov des bruits qui couraient sur son compte et qui tous émanaient de source autorisée, ajouta-t-il. Peredonov allait chez les élèves, faisait à leurs parents ou à leurs précepteurs de faux rapports sur la conduite et les progrès des enfants et exigeait qu’on les rossât.
Ce qui entraînait de graves désagréments comme la bagarre de la veille avec le notaire Goudaievski.
Farouche et apeuré, Peredonov écoutait.
— Qu’est-ce qu’il y a ? — riposta-t-il méchamment. — Il me bat, est-ce permis ? Il n’a pas le moindre droit de me cogner sur la gueule. Il ne va même pas à l’église… croit au singe… entraîne son fils dans cette même secte. Il faut le dénoncer. C’est un socialiste.
Khripatch regarda Peredonov avec attention et dit posément :
— Tout cela ne nous regarde pas, je me refuse absolument à comprendre ce que vous entendez par l’expression originale : « croire au singe ». Selon moi, il ne faudrait pas surcharger l’histoire des religions en inventant de nouveaux cultes. En ce qui concerne l’offense qui vous a été faite, vous devriez vous adresser au tribunal. Mais le mieux pour vous serait de quitter notre lycée. Oui, ce serait la solution la meilleure pour vous personnellement et pour le lycée.
— Je serai inspecteur, — déclara avec rage Peredonov.
— Pour le moment — continua Khripatch, — vous devriez vous abstenir de ces étranges promenades. Convenez vous-même qu’une telle conduite ne sied nullement à un pédagogue et ravale la dignité de professeur aux yeux des élèves. Aller de maison en maison, fouetter les enfants, admettez vous-même…
Sans achever sa phrase, Khripatch haussa les épaules.
— Quel mal y a-t-il à cela ? — objecta Peredonov. — C’est pour leur bien que je le fais.
— Je vous en prie, pas de discussion, — interrompit sèchement Khripatch, — j’exige absolument que vous ne recommenciez plus.
Peredonov regardait méchamment le proviseur.
On avait décidé de pendre la crémaillère ce soir-là. Tous les amis furent invités. Peredonov errait de chambre en chambre pour voir si tout était en ordre et si rien ne pouvait donner prise à une dénonciation.
— Tout paraît bien, — pensa-t-il, — on ne voit pas de livres prohibés ; les veilleuses brûlent devant les icônes ; les portraits du tzar et de la tzarine occupent au mur la place d’honneur.
Tout à coup, du mur, Mickiewicz, lui cligna de l’œil.
— « Il me jouera un mauvais tour ! — » Peredonov décrocha vivement le portrait, l’emporta dans les cabinets et suspendit à sa place le portrait de Pouchkine.
— « Tout de même, Pouchkine est un courtisan », — songeait-il en suspendant le portrait au mur dans la salle à manger.
Et se rappelant qu’on devait jouer le soir, il résolut d’examiner les cartes. Il prit un jeu qui avait déjà servi une fois et commença à passer les cartes en revue, une à une, comme s’il cherchait quelque chose. Les figures des cartes habillées lui déplurent : de trop grands yeux.
Ces derniers temps, quand Peredonov jouait, il lui semblait toujours que les cartes ricanaient comme Varvara. Même un vulgaire six de pique prenait un air impertinent, lui faisait des grimaces indécentes. Peredonov rassembla toutes les cartes qu’il possédait et, s’armant de ciseaux, creva les yeux à toutes les figures…, qu’elles ne pussent plus l’épier. Il accomplit d’abord cette besogne avec les jeux qui avaient déjà servi ; ensuite, il prit les jeux neufs. Il faisait ce travail furtivement, regardant autour de lui comme s’il craignait d’être surpris.
Par bonheur pour lui, Varvara, occupée à la cuisine, ne jeta même pas un coup d’œil dans les chambres. Comment d’ailleurs aurait-elle pu s’éloigner d’une telle abondance de victuailles ? Klavdia en eût profité. Varvara envoyait toujours la servante chercher dans les chambres ce dont elle avait besoin. Chaque fois que Klavdia entrait, Peredonov tressaillait, cachait les ciseaux dans sa poche et feignait de faire une patience.
Tandis que Peredonov privait rois et reines de la possibilité de l’épier, un autre malheur se préparait à fondre sur lui.
Le vieux chapeau que, dans son ancien logement, Peredonov avait jeté derrière le poêle pour qu’il ne lui tombât plus sous la main, avait été découvert par Jerchova. Elle comprit que ce chapeau n’avait pas été laissé là par hasard : ses ennemis, — ses anciens locataires, — l’avaient très probablement ensorcelé, de telle sorte que plus personne ne voulait louer l’appartement. Elle porta le chapeau chez une sorcière. Celle-ci l’examina avec soin ; d’un air sévère et mystérieux, chuchota, cracha aux quatre vents et dit à Jerchova :
— Ils t’ont fait des saloperies. Tu leur en feras de plus belles. Puissant a été leur sorcier, mais moi je serai plus maligne. Je lui jetterai le mauvais sort. Tu verras comme je le remettrai à sa place, quel malheur il lui arrivera.
Longtemps encore, elle prononça des paroles magiques et après avoir été largement gratifiée par Jerchova, lui ordonna de donner ce chapeau à un gamin roux afin que celui-ci le portât chez Peredonov et le remît à la première personne qu’il apercevrait. À la suite de quoi, il devrait prendre ses jambes à son cou sans regarder derrière lui.
Le premier rouquin que rencontra Jerchova était un des fils du serrurier qui en voulaient à Peredonov pour avoir dénoncé leurs exploits nocturnes. Pour cinq kopeks, il se chargea avec plaisir de la commission, et chemin faisant, cracha abondamment dans le chapeau. Chez Peredonov, il rencontra Varvara dans l’antichambre obscure, lui fourra le chapeau dans les mains et s’enfuit à toutes jambes. Varvara n’eût même pas le temps de le reconnaître.
À peine Peredonov avait-il crevé les yeux au dernier valet que Varvara entra dans la pièce ; étonnée, épouvantée même, d’une voix tremblante, elle dit :
— Ardalion Borissitch, viens voir…
Peredonov regarda et resta pétrifié de terreur. Le même chapeau duquel il s’était défait était là entre les mains de Varvara, tout cabossé, couvert de poussière, conservant à peine quelques traces de son ancienne splendeur.
Suffoquant d’angoisse, il balbutia :
— Mais d’où, d’où vient-il ?
Varvara, haletante, raconta comment le chapeau lui avait été remis par un gamin frétillant surgi tout-à-coup de dessous terre et qui avait disparu comme par enchantement. Elle dit : Seule Jerchova a pu te jouer ce tour ; elle a ensorcelé ton chapeau sans aucun doute.
Peredonov murmurait des paroles inintelligibles ; ses dents claquaient. Des craintes et de noirs pressentiments l’étreignaient. Il arpentait la chambre. La menue créature roulait sous les chaises en ricanant.
Les hôtes arrivèrent de bonne heure : ils apportèrent quantité de gâteaux, de fruits, des pommes, des poires. Varvara acceptait tout avec joie, disant seulement par convenance :
— Mais pourquoi ! À quoi bon vous déranger ?
Si elle recevait quelque présent bon marché ou mauvais, elle se fâchait. Elle n’aimait pas non plus que deux invités lui apportassent la même chose.
Sans perdre de temps, on se mit à jouer aux cartes, — un jeu de hasard, — autour de deux tables.
— Oh mon Dieu ! — s’écria Grouchina, qu’est-ce que cela veut dire, mon roi est aveugle ?
— Et ma dame est borgne, — s’exclama Prepolovenskaia, regardant ses cartes. Et mon valet aussi.
Tout en riant, les invités se mirent à examiner les cartes, Prepolovenski déclara :
— J’avais déjà remarqué que les cartes étaient rugueuses comme une chemise de grosse toile ; maintenant je comprends… ce sont tous ces petits trous. Drôle de chemise !
Tout le monde éclata de rire. Peredonov seul restait morne. Varvara expliqua en ricanant :
— Vous savez comme il est bizarre, mon Ardalion Borissitch ; il invente sans cesse de nouvelles farces.
— Mais pourquoi a-t-il fait cela ? demanda Routilov avec un gros rire.
— Ils n’ont que faire de leurs yeux ! — répondit Peredonov morose. Ils n’ont pas besoin d’y voir.
Tout le monde se tordait ; seul Peredonov restait taciturne et lugubre. Il lui semblait que les personnages aveuglés lui faisaient la nique, ricanaient et lui adressaient de petits clignements par les trous béants de leurs yeux. « Peut-être, — pensait-il, — ont-ils trouvé moyen de me regarder du nez. »
Comme de coutume, il n’avait pas de chance. Sur le visage des rois, des reines et des valets, il croyait lire l’ironie et la haine. Jusqu’à la dame de pique qui grinçait des dents, furieuse certainement de ce qu’il l’avait aveuglée.
Enfin, après avoir beaucoup perdu, Peredonov saisit les cartes avec colère et les déchira en morceaux. Les amis se pâmaient de rire. Varvara leur expliqua :
— Il est toujours ainsi ; quand il a bu, il commence à faire le pitre.
— Vous voulez dire quand il est saoul, — reprit avec virulence Prepolovenskaia. — Vous entendez, Ardalion Borissitch, quelle opinion a de vous votre « chère sœur ».
Varvara rougit et répliqua avec irritation :
— Pourquoi m’attraper pour un mot ?
Prepolovenskaia souriait, silencieuse.
On prit d’autres cartes et on continua à jouer. Un fracas retentit soudain, — une vitre venait de voler en éclats, — une pierre avait roulé à terre près de la table où jouait Peredonov. Sous la fenêtre, on entendit des paroles étouffées, des rires ; puis un bruit de pas qui s’éloignaient…
Tous quittèrent brusquement leur place, les femmes gloussèrent.
On ramassa la pierre et on l’examina. Mais personne n’osait s’approcher de la fenêtre. Ils envoyèrent d’abord Klavdia dans la rue et seulement lorsque celle-ci eut annoncé que tout était redevenu calme, ils se mirent à examiner la vitre brisée.
Volodine prétendait que la pierre avait été lancée par des élèves du lycée. Cette idée parut vraisemblable. Tout le monde regardait Peredonov ; celui-ci renfrogné murmurait des paroles indistinctes. La conversation roula sur l’effronterie et le dévergondage des gamins.
En réalité ce n’était pas du tout des élèves du lycée, mais les fils du serrurier qui avaient joué ce tour.
— C’est le Proviseur qui les a poussés, — annonça tout à coup Peredonov, — il cherche sans cesse à me faire du mal. Voilà ce qu’il a inventé !
— Quelle blague ! cria en riant Routilov.
Tout le monde éclata de rire. Seule Grouchina dit :
— Ne vous y trompez pas, c’est un homme malfaisant. De sa part, on peut s’attendre à tout. Seulement, il n’agira jamais lui-même, mais par l’intermédiaire de ses fils.
— Cela ne fait rien, ce sont des aristocrates, — bêla Volodine offensé. De leur part, on peut s’attendre à tout.
Plusieurs invités pensaient que c’était peut-être vrai. Ils cessèrent de rire.
— Pas de veine avec le verre, Ardalion Borissitch, — remarqua Routilov. — On te casse tes lunettes, on te brise tes vitres.
Cette réflexion provoqua un accès de rire.
— Briser les verres est signe de longue vie, — dit Prepolovenskaia avec un rire contenu.
Lorsque Peredonov et Varvara allèrent se coucher, il sembla à Peredonov que sa maîtresse tramait contre lui quelque méchant complot ; il lui enleva tous les couteaux et toutes les fourchettes et les cacha sous le matelas. La langue engourdie, il balbutiait :
— Je te connais, aussitôt mariée avec moi, tu me dénonceras pour que je te fiche la paix ; tu toucheras ma pension et moi je serai dévoré par les rats dans la forteresse de Pierre et Paul.
La nuit, Peredonov délira. Indécises et terrifiantes, d’étranges silhouettes défilaient sans bruit — des rois, des valets brandissaient leur massue, ils chuchotaient entre eux, esquivant les regards de Peredonov, se glissaient sous son oreiller.
Bientôt, ils devinrent plus audacieux : ils couraient, marchaient, sautillaient autour de Peredonov, — partout, sur le plancher, dans son lit, sur son oreiller, ils bavardaient, le taquinaient, lui tiraient la langue, faisant d’horribles grimaces, la bouche étirée jusqu’aux oreilles. Peredonov comprenait qu’ils n’étaient tous que de petits polissons qui ne le tueraient point, se borneraient à le railler et à lui prédire malheur. Pourtant, il avait peur — tantôt il balbutiait des exorcismes, des bribes d’incantation entendues par lui dans son enfance, tantôt il les injuriait et les chassait, gesticulant et criant de sa voix rauque.
Varvara se réveilla et demanda furieuse :
— Qu’as-tu à hurler de la sorte, Ardalion Borissitch ? — Tu m’empêches de dormir.
— La dame de pique ne me laisse pas de repos ; elle est en peignoir de coutil, — balbutiait Peredonov.
Varvara se leva en grommelant et en invoquant tous les diables. Elle versa à son ami quelques gouttes d’une mixture calmante.
Dans la petite feuille du district parut cette nouvelle : « Une certaine Madame K… donne des verges aux lycéens, enfants de nos meilleures familles nobles, pensionnaires chez elle. » Goudaievski voltigeait par toute la ville, colportant cette nouvelle et s’indignant.
Des bruits incohérents couraient sur le lycée : On parlait d’une jeune fille déguisée en garçon ; on commençait à unir les noms de Puilnikov et de Ludmila.
Les camarades de Sacha se mirent à le taquiner au sujet de son amour pour Ludmila. Au début, il ne prenait pas cette plaisanterie au sérieux, mais ensuite, il commença à rougir et à prendre la défense de la jeune fille, affirmant qu’il n’y avait rien de vrai.
Plus il avait honte de fréquenter Ludmila, plus il se sentait attiré vers elle ; la honte et le désir le tourmentaient ; des visions vagues, passionnées peuplaient son imagination.
Le dimanche, pendant que Peredonov et Varvara déjeunaient, quelqu’un entra dans l’antichambre. Varvara, selon son habitude, s’approcha de la porte à pas de loup et jeta un coup d’œil dans l’antichambre. Puis, elle revint sur la pointe des pieds près de la table et murmura :
Le facteur. Il faut lui donner de la vodka, — il apporte encore une lettre.
Peredonov approuva d’un signe de tête, il ne regardait pas à un verre d’eau-de-vie. Varvara appela :
— Facteur, viens ici !
Le messager entra dans la pièce et feignit de chercher dans son sac. Varvara lui versa un verre de vodka et coupa une tranche de pâté. Il suivait ses mouvements avec convoitise. Cependant Peredonov se creusait la tête pour savoir à qui il ressemblait. Enfin, il se souvint : c’était bien ce même valet rouquin et couvert de boutons qui dernièrement lui avait fait perdre une grosse somme au jeu.
« Il va me fourrer dedans… Il en est bien capable », — pensait Peredonov angoissé, et la main dans sa poche, il lui fit la figue.
Le valet roux remit la lettre à Varvara.
— C’est pour vous, — dit-il respectueusement, remercia pour l’eau-de-vie, l’avala, se racla la gorge, empoigna le pâté et s’en alla.
Varvara tourna quelques instants la lettre entre ses mains, puis sans la décacheter, la tendit à Peredonov.
— Tiens, lis ; je crois que c’est encore de la princesse, — dit-elle souriante, — tant de lettres qui ne servent à rien ! Au lieu d’écrire, elle ferait mieux de te procurer la place.
Les mains de Peredonov tremblaient. Il déchira l’enveloppe et dévora la lettre. Il se leva brusquement et brandissant la lettre, hurla :
— Hourrah ! Trois postes d’inspecteurs au choix. Hourrah Varvara, la victoire est à nous !
Il se mit à tourner et à danser au milieu de la pièce. Le visage immobile et rouge, les yeux ternes, il ressemblait étrangement à une grosse poupée à ressort Varvara riait et toute joyeuse le contemplait.
— Maintenant c’est décidé, Varvara, — nous nous marions.
Il saisit Varvara par les épaules, et la fit tourner autour de la table, en tapant des pieds.
— La danse russe, Varvara ! — cria-t-il.
Varvara, les mains sur les hanches, s’avança en balançant mollement son torse. Peredonov gambadait au-devant d’elle.
Volodine entra et bêla gaîment :
— Tiens, le Trépak ! oh le futur inspecteur !
— Danse, Pavlouchka, — cria Peredonov.
Klavdia, derrière la porte, les regardait. Volodine, riant et grimaçant, lui lança :
— Viens, Klavdia, toi aussi… tous ensemble ! Amusons le futur inspecteur !
Klavdia s’avança, poussant de petits cris en trémoussant ses épaules. Volodine tournait devant elle comme une toupie, sautait, bondissait, frappait dans ses paumes. Il était surtout habile à claquer des mains par-dessous son genou. Et sous leurs talons le plancher dansait. Klavdia jubilait d’avoir un cavalier si agile.
Fatigués, ils s’assirent à table. Klavdia, riant gaîment, s’enfuit à la cuisine. On but de la vodka et de la bière ; on cassa verres et bouteilles ; on criait, riait, gesticulait en s’embrassant et en s’enlaçant. Peu après, Peredonov et Volodine coururent au Jardin d’Été, — Peredonov avait hâte de se vanter de la lettre.
Dans la salle de billard, ils trouvèrent la compagnie habituelle. Peredonov montra la lettre à ses amis. Grande fut l’impression. Routilov pâlit et murmura quelque chose en crachotant.
— Le facteur l’a apportée en ma présence ! s’exclamait Peredonov. — C’est moi-même qui l’ai décachetée. Cette fois, pas d’erreur possible.
Ses amis le regardaient avec déférence. Une lettre de la princesse !
En sortant du jardin, Peredonov alla précipitamment chez Verchina. Les bras ballants, il marchait d’un pas rapide et égal, murmurant des paroles indistinctes. Son visage n’exprimait rien, immobile comme le visage d’une poupée mécanique, — par moment, dans ses yeux brillait une flamme avide et lugubre.
La journée était claire et chaude. Marthe, assise dans le kiosque, tricotait des bas. Ses pensées étaient vagues et pieuses. Elle songea d’abord au péché, puis ses pensées prirent un tour plus agréable et elle se mit à réfléchir à la vertu. Ses pensées s’enveloppaient de brume et prenaient forme d’images. Ce que l’idée perdait en précision, l’image le gagnait en netteté. Les vertus lui apparurent comme de grandes et belles poupées, dans des robes blanches resplendissantes et parfumées. Elles lui promettaient des récompenses, dans leurs mains cliquetaient des clefs, sur leurs têtes flottaient des voiles d’épousées.
Parmi elles, s’en trouvait une étrange, qui ne ressemblait pas aux autres. Elle ne promettait rien, mais son regard exprimait un reproche, ses lèvres remuaient comme pour articuler une muette menace ; il semblait que toute parole prononcée par elle ferait peur. Marthe comprit que c’était la conscience. Cette étrange et sinistre visiteuse était tout de noir vêtue, les yeux noirs, les cheveux noirs, — soudain elle parla rapidement, avec précision, détachant chaque mot.
Elle devint semblable à Verchina. Marthe tressaillit, répondit à sa question presque inconsciemment, — et de nouveau le sommeil l’envahit.
La Conscience, ou Verchina, se tenait assise devant elle, lui disait rapidement des paroles que Marthe ne comprenait pas, fumait, et, calme, résolue, exigeait que tout s’accomplît selon sa volonté. Marthe voulait regarder dans les yeux cette visiteuse importune, mais ne le pouvait, — l’autre souriait étrangement, murmurait entre ses dents, ses regards fuyaient quelque part au loin, se posaient sur des objets distants et inconnus qui auraient effrayé Marthe…
Une conversation bruyante la réveilla.
Peredonov, debout dans le kiosque, souhaitait le bonjour à Verchina, causait à haute voix. Effrayée, Marthe regarda autour d’elle. Son cœur se mit à battre, ses yeux restaient mi-clos, ses idées étaient encore embrouillées. Où était la conscience ? Peut-être n’était-elle même pas venue ? Était-ce sa place ici ?
— Vous avez roupillé, — lui dit Peredonov, — vous ronfliez à plein naseau.
Il s’assit sur le banc à côté de Marthe et dit :
— J’ai une nouvelle très importante !
— Et quelle est cette nouvelle ? Faites-nous en part, — demanda Verchina, et Marthe aussitôt de l’envier de pouvoir avec une telle prolixité exprimer cette simple question : quelle nouvelle ?
— Devinez, — dit Peredonov morose et solennel.
— Comment le pourrais-je ? — répondit Verchina, — dites-le-nous tout simplement, alors nous le saurons.
Peredonov était vexé qu’on ne voulût pas se donner la peine de deviner la nouvelle qu’il apportait. Il se tut. Lourd, obtus, le dos courbé, il regardait fixement devant lui. Verchina fumait, souriait obliquement, découvrant ses dents jaunies.
— Au lieu de deviner votre nouvelle, — dit-elle après un instant de silence, — laissez-moi vous tirer les cartes. Marthe, allez les chercher.
Marthe se leva, mais Peredonov irrité la retint.
— Asseyez-vous, inutile de courir, je ne veux pas. Tirez les cartes pour vous si ça vous plaît, mais fichez-moi la paix. Je vais vous montrer une chose… vous en resterez bouche bée.
Peredonov tira vivement son portefeuille de sa poche, prit la lettre et, sans la lâcher, la fit voir à Verchina.
— Voyez, — dit-il, — voici l’enveloppe. Et voici, la lettre.
Il sortit la lettre et la lut lentement. Ses yeux exprimaient une satisfaction méchante. Verchina restait perplexe. Jusqu’à la dernière minute elle n’avait pas cru à la princesse, mais maintenant elle comprenait que Peredonov était définitivement perdu pour Marthe. Dépitée, un sourire fuyant sur les lèvres, elle dit :
— Eh bien, vous en ayez de la chance !
Marthe, le visage étonné et effrayé, restait assise. Confuse, elle souriait.
— Eh bien, qui l’a emporté ? Vous me preniez pour un imbécile, mais, au contraire, je suis plus intelligent que vous, — assurait Peredonov. Vous vouliez une enveloppe, — en voici une. J’ai gagné ma cause.
Du poing, il frappa la table, sans force ni bruit ; — son mouvement et le son de ses paroles paraissaient étonnamment indifférents, comme s’il était étranger et lointain à tout ce qu’il faisait.
Verchina et Marthe échangèrent un coup d’œil d’étonnement et de répugnance.
— Qu’avez-vous à vous regarder ! — fit grossièrement Peredonov, — maintenant c’est fini, j’épouse Varvara. Il y a beaucoup de petites demoiselles qui me couraient après.
Verchina envoya Marthe chercher les cigarettes, — celle-ci s’enfuit ravie. Courant sur les allées jonchées de feuilles mortes, elle se sentit libre et heureuse. Près de la maison, elle rencontra son frère Vladia nu-pieds, — elle n’en éprouva que plus de joie et gaîté.
— Il épouse Varvara, c’est décidé, — dit-elle très animée, baissant la voix et entraînant son frère à la maison.
Cependant Peredonov, sans attendre le retour de Marthe, fit brusquement ses adieux.
— Je n’ai pas le temps, — se marier n’est pas chose facile.
Sans le retenir, Verchina prit congé de lui froidement. Elle était très irritée : jusqu’à présent elle avait encore une faible espérance de marier Marthe à Peredonov et de garder Mourine pour elle. Maintenant cette dernière espérance s’évanouissait.
Ce fut pour Marthe une rude journée ! Elle eut à pleurer la pauvre fille.
En quittant Verchina, Peredonov eut l’idée de fumer. Tout à coup, il aperçut un agent. Celui-ci, planté tranquillement à l’angle de la rue, grignotait des grains de tournesol. Le cœur de Peredonov se serra.
« Encore un espion, — pensa-t-il, — ils ne cherchent qu’à m’attraper. »
Il n’osa allumer la cigarette qu’il tenait à la main, s’approcha de l’agent et d’une voix timide :
— Monsieur le sergent de ville, est-ce permis de fumer ici ?
L’agent fit le salut militaire et s’enquit respectueusement.
— Qu’est-ce qu’il y a, monsieur ? De quoi s’agit-il ?
— Une cigarette, — expliqua Peredonov, — rien qu’une seule, peut-on fumer ?
— Il n’y a pas de règlement à ce sujet, — répondit l’agent d’un ton évasif.
— Il n’y en a pas ? — répéta Peredonov avec tristesse.
— Les messieurs qui fument… nous n’avons, pas reçu l’ordre de les arrêter. Quant à une autorisation spéciale de fumer ?… Je n’en ai pas connaissance.
— Dans ce cas, je ne fumerai pas, — consentit docilement Peredonov. — Je suis bien intentionné. Je vais même jeter ma cigarette. Je suis un Conseiller d’État.
Peredonov écrasa sa cigarette, la jeta à terre et craignant d’en avoir trop dit se dirigea hâtivement vers la maison. L’agent le regarda s’éloigner avec perplexité, enfin, il décida, après mûre réflexion, que ce monsieur avait dû se flanquer une bonne cuite la veille et, calmé par cette pensée, il se remit à grignoter paisiblement ses grains de tournesol.
— Tiens, la rue est à pic maintenant, — balbutia Peredonov.
C’était une rue grimpant sur le flanc d’une colline dont le sommet se découpait, entre deux cabanes, sur le ciel du soir d’un bleu triste. Cette région tranquille d’une vie pauvre semblait se recueillir en elle-même, s’affliger et languir douloureusement.
Les arbres se penchaient par-dessus les haies, regardaient les passants dans les yeux, leur barraient le chemin et leur murmure était ironique et menaçant. Au coin de la rue, un mouton fixa sur Peredonov son regard stupide.
Un rire bêlant se fit entendre tout à coup. Volodine s’avança et s’approcha de Peredonov pour lui serrer la main. Peredonov le regardait d’un air sombre et songeait au mouton qui était là à l’instant et qui venait de disparaître.
« C’est sûrement Volodine qui se métamorphose en mouton, — pensa-t-il. — Ce n’est pas pour rien qu’il a une telle ressemblance avec cet animal ; on ne sait jamais s’il rit ou s’il bêle. »
Ces pensées s’étaient emparées de lui à un tel point qu’il ne savait plus ce qu’il disait à Volodine en lui serrant la main.
— Qu’as-tu à ruer, Pavlouchka ? — demanda Peredonov accablé.
— Je ne rue pas, Ardalion Borissitch, s’esclaffa et bêla Volodine, — je veux vous serrer la main. C’est peut-être dans votre patelin qu’on rue avec les mains, chez moi, on ne rue qu’avec les pieds, et soit dit sans vous offenser, ce ne sont pas les hommes mais les chevaux qui ruent…
— Tu vas encore me cosser.
Volodine fit une mine vexée et d’une voix de fausset :
— Les cornes ne m’ont pas encore poussé, Ardalion Borissitch, vous en aurez peut-être avant moi.
— Tu as la langue bien longue. Tu ferais mieux de la retenir, — grogna Peredonov irrité.
— Si vous êtes d’une telle humeur, Ardalion Borissitch, riposta aussitôt Volodine, — je peux me taire.
Son visage s’attrista encore davantage, ses lèvres s’avancèrent plus que de coutume, mais il continua à marcher à côté de Peredonov, il n’avait pas encore mangé et comptait dîner aujourd’hui chez le professeur : on l’avait invité le matin.
Une importante nouvelle attendait Peredonov chez lui. Dès l’antichambre il devina qu’il s’était passé quelque chose d’extraordinaire, — on entendait dans les chambres un remue-ménage et des exclamations effrayées. Peredonov pensa : « le dîner n’est pas encore prêt : elles m’ont vu entrer, ont eu peur et se dépêchent ». Cela lui fit plaisir. — Voyez comme on a peur de lui. Mais c’est de tout autre chose qu’il s’agissait. Varvara accourut dans l’antichambre et lança :
— On a rapporté le chat !
Effrayée, elle ne remarqua pas tout de suite Volodine. Ses vêtements, comme d’habitude, étaient en désordre : une blouse crasseuse, une jupe grise et sale, des pantoufles éculées sur ses pieds nus. Ébouriffée, elle raconta avec animation :
— Irina !… nous a encore joué un sale tour. Un gamin est accouru et a flanqué le chat à terre ! Le matou a des grelots à la queue… qui sonnent, qui carillonnent ! Il s’est fourré sous le canapé et n’en sort plus.
Peredonov eut peur.
— Que faire maintenant — demanda-t-il.
— Pavel Vassilievitch, — pria Varvara, — vous qui êtes le plus jeune, chassez-le de là-dessous.
— On l’en tirera, on l’en tirera, — ricana Volodine passant au salon.
On tira le chat de dessous le canapé et on détacha les grelots de sa queue. Peredonov alla chercher ses chardons, lui en fourra dans les poils. Le matou miaula férocement et s’enfuit à la cuisine.
Fatigué de ce vacarme, Peredonov prit sa pose habituelle, — les coudes sur les bras du fauteuil, les mains jointes, les jambes croisées, le visage morne et immobile.
Il veilla avec plus de soin sur la deuxième lettre de la princesse : il la portait constamment sur lui, dans son portefeuille, la montrait à tout le monde avec des airs mystérieux. Il avait constamment l’œil sur elle de peur qu’on ne la lui volât, ne la laissait prendre en main à personne et chaque fois, après l’avoir montrée, la serrait dans son portefeuille ; il enfonçait le portefeuille dans la poche intérieure de sa redingote, boutonnait soigneusement sa redingote et contemplait d’un air sévère et important ses interlocuteurs.
— Pourquoi y attaches-tu une telle importance ? — demanda malicieusement Routilov.
— Ça vaut mieux. Qui sait si vous ne me la chiperez pas, — expliquait le sombre Peredonov.
— Cette affaire sent le bagne, — s’esclaffait Routilov, en tapotant Peredonov sur l’épaule et riant aux éclats.
Mais Peredonov conservait son imperturbable gravité. Tous ces derniers temps, il se donnait de grands airs et se vantait plus que d’habitude.
— Voilà, je serai inspecteur. Vous, vous resterez tous ici à moisir, et moi, j’aurai sous mes ordres deux districts sinon trois. — Ho-ho !
Il était tout à fait persuadé que dans un avenir très proche, il recevrait le poste d’inspecteur. Au maître Falastov il dit :
— Je te tirerai d’ici, mon vieux.
Le professeur Falastov était devenu très respectueux à l’égard de Peredonov.
Peredonov se mit à fréquenter l’église. Il se plaçait à l’endroit le plus en vue. Tantôt il se signait plus souvent qu’il ne convenait, tantôt il restait comme pétrifié, regardant fixement devant lui. Il lui semblait que des espions, cachés derrière chaque colonne, l’observaient de là-bas, s’efforçaient de le faire rire. Mais il résistait à la tentation.
Le rire, — un tout petit rire, à peine perceptible et les chuchotements des demoiselles Routilov résonnaient à ses oreilles, prenant par moments des proportions fabuleuses, — comme si les malicieuses jeunes filles riaient tout près de lui, pour l’obliger à rire lui-même et le précipiter dans l’abîme. Mais Peredonov résistait à la tentation.
Parfois, parmi les nuages d’encens, la menue créature apparaissait bleuâtre, brumeuse ; ses yeux minuscules se pailletaient de petites étincelles ; avec de légers tintements elle voltigeait dans l’air, mais le plus souvent elle roulait entre les pieds des paroissiens, se raillait de Peredonov, et le tourmentait effrontément. Elle voulait l’effrayer, l’obliger à quitter l’église avant la fin de la messe. Mais il pénétrait ses perfides desseins — et résistait à la tentation.
La liturgie, si proche à tant de gens, — sinon par ses rites et ses paroles extérieures, du moins par sa mystique intime, — était incompréhensible à Peredonov. Elle l’effrayait. Les balancements de l’encensoir le terrifiaient comme une incantation.
Qu’a-t-il à mouvoir ainsi les bras ? — songeait-il.
Les vêtements sacerdotaux n’étaient à ses yeux que de grossiers chiffons désagréablement bigarrés, — à la vue d’un prêtre revêtu de ses ornements, la colère le gagnait, il aurait voulu déchirer les chasubles et briser les calices. Toutes les cérémonies religieuses lui apparaissaient comme de mauvais sortilèges, destinés à l’asservissement du peuple.
Il a émietté l’hostie dans du vin, — songeait Peredonov furieux contre le prêtre, — le vin n’est pas cher, ils dupent le peuple pour lui extorquer le plus d’argent possible.
Le mystère éternel de la transsubstantiation d’une matière inerte en une force capable de briser les chaînes de la mort demeurait pour lui à jamais impénétrable. Un cadavre vivant ! Quelle absurde association que de nier le Dieu vivant et de croire au sortilège !
On sortait de l’église. Le maître d’école Matchiguine, jeune homme assez niais, accosta les jeunes filles en riant et d’un air dégagé bavarda avec elles. « Il ne sied pas de se tenir aussi librement devant le futur inspecteur, » — pensa Peredonov. Matchiguine avait sur la tête un chapeau de paille. Mais Peredonov se rappela l’avoir vu une fois, en été, hors de ville en casquette à cocarde. Il décida d’aller porter plainte. Ça tombait bien, l’inspecteur Bogdanov était justement présent. Peredonov s’approcha de lui et dit :
— Votre Matchiguine porte la casquette à cocarde. Il veut faire le monsieur.
Bogdanov s’effraya, tressaillit, sa barbiche grise trembla.
— Il n’en a pas le droit, aucun droit, — balbutiait-il, l’air préoccupé, clignant de ses petits yeux rouges.
— Pourtant il la porte, — se plaignait Peredonov. — Il faut le tancer, il y a longtemps que je vous le dis. Autrement chaque rustre arborera la cocarde, alors que deviendrons-nous ?
Bogdanov, déjà effrayé, perdit tout à fait contenance.
— Comment ose-t-il ? — dit Bogdanov d’un ton larmoyant. — Je vais le faire venir tout de suite chez moi, et je lui défendrai rigoureusement de porter la cocarde.
Il prit congé de Peredonov et trotta vivement chez lui.
Volodine marchait à côté de Peredonov et d’une voix chevrotante, pleine de reproches, disait :
— Il porte la cocarde. Voyez-moi ça ! Comme s’il avait des grades ! Ça ne se fait pas.
— Toi, non plus, tu ne dois pas la porter.
— Non, je ne le dois pas, il ne faut pas que je le fasse, — répliqua Volodine. — Cependant quelquefois je la mets quand même ; seulement je sais où et quand. Je vais hors de ville et là je l’accroche à ma casquette. Ça me fait plaisir et personne ne peut m’en empêcher. Si je rencontre un paysan, il me montre plus de respect.
— La cocarde ne va pas à ton groin, Pavlouchka. Fiche-moi la paix, tu m’envoies toute la poussière en remuant tes pattes.
Volodine offensé se tut, mais continua à marcher à côté de Peredonov.
— J’aurais dû encore dénoncer les filles Routilov, — fit Peredonov préoccupé. — Elles ne viennent à l’église que pour rire et bavarder… maquillées, parées… Elles volent de l’encens pour fabriquer des parfums, — elles puent toujours.
— Voyez-moi cela ! — disait Volodine, hochant la tête et écarquillant ses yeux stupides.
L’ombre d’un nuage glissa rapidement sur le trottoir et effraya Peredonov. Dans les nuées de poussière balayées par le vent sautillait la menue créature. Quand le vent jouait dans l’herbe, il semblait à Peredonov que la créature y courait, pour brouter et se repaître.
Pourquoi l’herbe pousse-t-elle dans la ville ? songeait-il. Quel désordre ! Il faut la sarcler.
Une branche d’arbre remua, se crispa toute noire, croassa et s’envola au loin. Peredonov tressaillit, poussa un cri sauvage et s’enfuit ! Volodine hébété, les yeux écarquillés, tenant son melon et jouant de sa canne, trottait derrière lui.
Le même jour, Bogdanov fit appeler Matchiguine. Ayant de pénétrer dans les appartements de l’inspecteur, Matchiguine s’arrêta dans la rue, enleva son chapeau et tournant le dos au soleil se lissa les cheveux en regardant son ombre.
— Voyons, jeune homme, qu’avez-vous encore imaginé ? — commença Bogdanov se précipitant sur Matchiguine.
— Qu’y a-t-il ? — demanda Matchiguine, se dandinant sur sa jambe gauche et jouant avec son chapeau de paille.
L’inspecteur ne l’invita pas à s’asseoir car il se préparait à lui laver la tête.
— Comment, jeune homme, comment ? Vous portez la cocarde ? Vous osez ? — demanda l’inspecteur essayant de se rendre sévère et remuant sa barbiche.
Matchiguine rougit mais répondit avec désinvolture :
— Et qu’est-ce que ça fait ? Ne suis-je pas dans mon droit ?
— Mais le titre… en avez-vous le titre ? — s’emballait Bogdanov, — qui êtes-vous ?… un greffier de l’A B C ? hein ?
— J’ai le titre de maître d’école, — répliqua Matchiguine qui n’avait pas froid aux yeux. Il sourit avec douceur pensant à l’importance de ses fonctions.
— Une canne… portez une canne, voilà l’insigne de maître d’école, — conseilla Bogdanov en hochant la tête.
— Miséricorde, Serge Potapovitch, — répliqua Matchiguine, — l’offense faisait trembler sa voix, — une canne ! N’importe qui peut avoir une canne, tandis que la cocarde, c’est pour le prestige.
— Quel prestige, hé ? quel prestige ? — riposta Bogdanov se ruant sur Matchiguine, en avez-vous besoin ? êtes-vous un supérieur ?
— Voyez vous-même, Serge Potapovitch, — essayait de lui prouver le jeune homme, — dans le milieu peu cultivé des paysans ça inspire immédiatement le respect, — cette année ils me saluent beaucoup plus profondément.
Et d’un air satisfait, Matchiguine caressa sa petite moustache rousse.
— Mais il n’y a pas moyen, jeune homme, pas moyen, — répéta tristement Bogdanov en hochant la tête.
— Mais voyons, Serge Potapovitch, un professeur sans cocarde c’est comme le lion britannique sans queue, — essayait de le convaincre Matchiguine, — c’est une caricature.
— Que vient faire ici la queue ? quelle queue, hé, — balbutia Bogdanov tout ému. — Vous vous engagez dans la politique ? Est-ce là votre affaire ? Non, jeune homme, enlevez la cocarde, faites-moi cette grâce. On ne peut pas… si quelqu’un l’apprenait, que Dieu nous en préserve !
Matchiguine, haussant les épaules, se préparait à faire encore quelques objections, mais Bogdanov l’interrompit, — une idée qu’il trouva lumineuse lui avait traversé l’esprit.
— Tenez, chez moi, vous êtes venu sans cocarde ? vous sentez donc vous-même que ça ne se fait pas.
Matchiguine se troubla un instant mais trouva aussitôt une riposte :
— Nous, les maîtres d’école, nous avons besoin de privilèges dans les villages, tandis que dans les villes nous n’y avons pas droit.
— Non, jeune homme, sachez une fois pour toutes que c’est défendu, — si vous le faites encore une fois, vous serez congédié.
Grouchina organisait de temps à autre de petites soirées pour des jeunes gens parmi lesquels elle espérait trouver un mari. Afin de cacher son jeu, elle invitait aussi des amis mariés.
Ce soir-là les invités arrivèrent chez elle de bonne heure.
Aux murs du salon étaient accrochés des tableaux recouverts d’une gaze épaisse. Ceux-ci toutefois n’avaient rien d’inconvenant. Quand Grouchina avec un sourire malicieux et libertin soulevait la gaze, ses hôtes admiraient des femmes nues peintes en dépit du bon sens.
— Cette femelle est toute tordue, — remarqua Peredonov morose.
— Tordue ? pas du tout, — riposta Grouchina défendant avec énergie le tableau — elle est penchée tout simplement.
— Si, elle est tordue, — répéta Peredonov. — Et puis elle a des yeux dissemblables, tout comme vous.
— Vous n’y entendez rien ! — fit Grouchina offensée, — ces tableaux sont très bien, et très chers. Les peintres ne peuvent se dispenser de peindre pareilles toiles.
Peredonov éclata soudain de rire : il se rappela le conseil qu’il avait donné l’autre jour à Vladia.
— Qu’avez-vous à hennir ? — demanda Grouchina.
— Nartanovitch, le collégien, va mettre le feu à la robe de sa sœur, — expliqua-t-il, — je le lui ai conseillé.
— Pensez-vous qu’il soit si bête ! — riposta Grouchina.
— Sûrement, — répliqua avec conviction Peredonov, — les frères et les sœurs sont toujours en guerre. Lorsque j’étais petit, je faisais sans cesse des misères à mes sœurs, — les petites, je les battais, quant aux grandes, je déchirais leurs vêtements.
— Se quereller n’est pas obligatoire pour tout le monde, — dit Routilov, — par exemple, moi, je ne me dispute pas avec mes sœurs.
— Alors quoi, tu les embrasses ? — demanda Peredonov.
— Toi, Ardalion Borissitch, tu n’es qu’un cochon et une canaille, je vais te flanquer une gifle, — dit tranquillement Routilov.
— Je n’aime pas ces plaisanteries, — répliqua Peredonov, — s’écartant un peu de Routilov.
« Il se pourrait bien qu’il me la flanquât vraiment, — songeait-il, — il médite quelque mauvaise farce. »
— Elle n’a qu’une seule robe, — continua Peredonov parlant de Marthe, — une noire.
— Verchina lui en fera faire une neuve, — remarqua Varvara envieuse. — Elle lui fera tout son trousseau. Cette belle devant qui les chevaux se cabrent, — grommela-t-elle en jetant sur Mourine un regard de satisfaction méchante.
— Il est temps que vous vous mariiez aussi, — dit Prepolovenskaia. — Qu’attendez-vous, Ardalion Borissitch ?
Les deux Prepolovenski avaient déjà compris qu’après la seconde lettre, Peredonov avait fermement décidé d’épouser Varvara. Eux aussi, croyaient à la lettre. Ils commencèrent à dire qu’ils avaient toujours été pour Varvara. Il n’entrait pas dans leurs calculs de se brouiller avec Peredonov, — il était trop avantageux de jouer aux cartes avec lui. Quant à Génia, rien à faire, qu’elle attende, on lui trouvera un autre fiancé.
— Certainement — disait Prepolovenski, — il faut vous marier ; ainsi vous ferez une bonne affaire et en même temps, vous contenterez la princesse ; la princesse aura du plaisir si vous vous mariez, vous la contenterez et en même temps vous ferez une bonne affaire, et tout sera bien, autrement ça n’ira pas et comme ça vous ferez une bonne affaire et en même temps, la princesse aura du plaisir…
— Je suis de son avis, — affirma Prepolovenskaia.
Prepolovenski ne pouvait plus s’arrêter, et voyant que tout le monde s’éloignait de lui, il s’assit à côté d’un jeune fonctionnaire et se mit à lui développer la même idée.
— Je suis décidé à me marier, — dit Peredonov, — seulement Varvara et moi nous ne savons pas comment il faut nous y prendre. Il faut faire quelque chose mais je ne sais quoi.
— Oh ! Ce n’est pas la mer à boire, — dit Prepolovenskaia, — si vous voulez, mon mari et moi arrangerons tout, vous n’aurez qu’à rester tranquilles sans penser à rien.
— Bien, j’accepte. Seulement que tout soit bien et comme il faut. Je ne regarde pas à la dépense.
— Tout sera bien, ne vous inquiétez pas, — affirma Prepolovenskaia.
Peredonov posa ses conditions :
— Certains, par avarice, achètent des alliances en argent doré… je ne ferai pas ainsi, qu’elles soient en or véritable. Et au lieu d’anneaux, je commanderai des bracelets, — c’est plus cher, ça fait plus d’effet.
Autour de lui, on rit.
— Des bracelets ? impossible, — dit Prepolovenskaia avec un léger sourire, — ce sont des bagues qu’il faut.
— Impossible ? Pourquoi ? — demanda Peredonov dépité.
— Parce que ça ne se fait pas.
— Mais peut-être que si, je vais le demander au prêtre. Il sait mieux ces choses-là.
Routilov ricanant, suggéra :
— Ardalion Borissitch, commande plutôt des ceintures pour alliances.
— Oh, je n’aurais pas assez d’argent, — répliqua Peredonov, sans remarquer le persiflage, — je ne suis pas un banquier. Seulement, l’autre jour, j’ai rêvé que je me mariais. J’avais un frac de satin et Varvara et moi avions tous deux des bracelets d’or. Derrière nous, deux proviseurs tenaient les couronnes en chantant l’alléluia.
— Moi aussi, j’ai fait un songe intéressant, — déclara Volodine, — mais je ne sais ce qu’il signifie. J’étais assis sur un trône, une couronne d’or sur la tête, à mes pieds, s’étendait l’herbe verte, sur l’herbe des moutons, des moutons, des moutons… Bê-bê-bê. Ils allaient, faisant comme ça de la tête… bê-bê-bê.
Volodine se promenait à travers les chambres, branlant la tête, faisant la lippe, poussant des bêlements. Les invités riaient. Puis il s’assit et regarda tout le monde d’un air béat, cligna des yeux par excès de plaisir et rit d’un rire bêlant.
— Et ensuite ? — demanda Grouchina lançant un coup d’œil à ses hôtes.
— C’est tout, des moutons, des moutons, et là-dessus je me suis réveillé.
— Un mouton ne rêve que de moutons, grommela Peredonov. — Quelle dignité ! roi des moutons.
— Et moi, j’ai fait un rêve qu’on ne peut raconter devant des hommes, — dit Varvara, un sourire effronté sur les lèvres, — je vous le raconterai à vous toute seule.
— C’est tout comme moi, ma petite mère, Varvara Dmitrievna, — répliqua Grouchina, — nous sommes dans le même cas.
— Racontez-nous ça, nous sommes des jeunes gens sages, aussi sages que des dames, — pria Routilov.
Les autres messieurs insistèrent à leur tour, mais ces dames échangèrent entre elles des regards, riant d’un rire lubrique et se gardant de raconter.
On se mit à jouer aux cartes. Routilov affirmait que Peredonov jouait parfaitement. Peredonov le croyait, mais perdait aujourd’hui, comme toujours. C’est Routilov qui était en veine. Le succès le rendait joyeux, il parlait avec plus d’animation que de coutume.
La menue créature grise taquinait Peredonov. Elle se cachait quelque part tout près, — se montrait une seconde, regardait de dessous la table ou derrière le dos de quelqu’un et se cachait à nouveau. On eût dit qu’elle attendait quelque chose. C’était terrifiant.
Les cartes mêmes avaient un air qui effrayait Peredonov. Des dames, — deux à la fois.
« Et la troisième ? » — demanda-t-il.
Les yeux absents, il examinait la dame de pique, la retournait, — peut-être la troisième s’était-elle cachée dans sa chemise.
Routilov remarqua :
— Ardalion Borissitch regarde sous la chemise de sa dame.
On éclata de rire.
Entre temps, les deux fonctionnaires de police se mirent à l’écart pour jouer à la dupe. Une partie succédait à l’autre. Le gagnant riait aux éclats et faisait le pied de nez à son compagnon. Le perdant se fâchait.
Une odeur de cuisine flottait dans l’air. Grouchina invita ses visiteurs à passer dans la salle à manger. Ils y allèrent en se bousculant et faisant des façons. On se plaça n’importe comment.
— Mangez, mes amis, — offrait Grouchina. — Mangez bien, régalez-vous tout votre saoul.
Mourine, ravi d’avoir gagné, faisait de l’œil à la vodka.
— Si tu manges du gâteau, tu satisfais le maître du château, — cria-t-il joyeusement.
Volodine et les deux jeunes fonctionnaires rivalisaient de zèle à se régaler, — ils choisissaient les morceaux les plus friands et les plus chers et dévoraient le caviar avec avidité. Grouchina, feignant de rire, les arrêta :
— Pavel Vassilievitch a de bons yeux, même quand il est saoul… il ne prend pas le pâté pour du pain.
Comme si c’était pour lui qu’elle avait acheté du caviar ! Et sous prétexte d’en offrir aux dames, elle retira de sa portée tous les meilleurs plats. Mais Volodine ne perdit pas courage et se contenta de ce qu’on lui avait laissé : dès le début, il avait mangé beaucoup de bonnes choses, ça lui était bien égal à présent.
Peredonov regardait tout ce monde en train de ruminer et il lui semblait qu’on se moquait de lui. Pourquoi ? Qu’ont-ils à rire ? Tout ce qui lui tombait sous la main, il le bâfrait avec avidité.
Après le souper on se remit au jeu. Peredonov en eut bientôt assez. Il envoya promener les cartes :
— Au diable — vous tous ! Je n’ai pas de chance. Ça m’embête ! Varvara, rentrons.
Les autres invités se levèrent à leur tour.
Dans l’antichambre, Volodine remarqua la nouvelle canne de Peredonov. Ricanant, il la tourna entre ses mains et demanda :
— Ardacha, pourquoi un pommeau qui fait la figue ? qu’est-ce que ça signifie ?
Peredonov lui arracha sa canne des mains, mit sous le nez de Volodine le pommeau d’ébène en forme de figue et dit :
— Figue pour toi ! tiens ! mange-la, même avec du beurre !
Volodine prit une mine offensée.
— Permettez, Ardalion Borissitch, — riposta-t-il. — C’est le pain que je mange avec du beurre, quant à votre figue, je n’en ai pas besoin.
Sans l’écouter, Peredonov, s’enveloppa soigneusement le cou d’une écharpe et boutonna l’un après l’autre les boutons de son pardessus. Routilov avec ironie :
— Pourquoi t’emmitoufles-tu ainsi, Ardalion Borissitch ? Il fait chaud.
— La santé avant tout, — répondit Peredonov.
La rue était calme, — elle dormait dans l’obscurité et ronflait légèrement. Il faisait humide et sombre. D’épais nuages erraient dans le ciel. Peredonov grommela :
— Que de ténèbres ! Pourquoi ?
Il n’avait pas peur maintenant, — il n’était pas seul, Varvara marchait à ses côtés.
Bientôt la pluie commença à tomber, fine, pénétrante, insistante. Tout s’immergeait dans le silence, — seule la pluie balbutiait rapidement quelque chose d’importun, — des paroles indistinctes, tristes, monotones.
La nature semblait hostile à Peredonov, il n’éprouvait en elle que sa propre angoisse, sa propre frayeur, — la vie intime de celle-ci, cette vie qui échappe à toute définition et qui seule crée ces liens profonds, véritables entre l’homme et la nature, il ne la sentait pas. Aussi celle-ci lui semblait-elle tout entière travaillée par les menus sentiments humains. Aveuglé par le mirage de son existence individuelle, il ne comprenait pas les extases élémentaires et orgiaques qui exultent dans la nature. C’était un être aveugle et misérable, comme tant d’autres parmi nous.
Les Prepolovenski se chargèrent de tous les préparatifs pour le mariage. On décida de le faire dans un village à six verstes environ de la ville. Varvara était gênée de traverser en voile de mariée la ville où elle avait vécu tant d’années avec Peredonov en se faisant passer pour sa sœur. On tint secrète la date de la cérémonie : les Prepolovenski firent courir le bruit qu’elle aurait lieu le vendredi alors qu’elle avait été fixée au mercredi. Ceci pour éloigner les curieux. Varvara recommanda plusieurs fois à Peredonov :
— Toi, Ardalion Borissitch, garde-toi bien de dire le jour de notre mariage, on pourrait y mettre empêchement.
C’est d’assez mauvais gré que Peredonov lâchait l’argent nécessaire aux frais du mariage, il s’en prenait à Varvara. Quelquefois il apportait sa canne au manche en forme de figue et disait à celle-ci :
— Embrasse ça, je te donnerai de l’argent ; si tu refuses, tu n’en auras pas.
Varvara baisait le pommeau de la canne.
— Et puis après, quoi ? — dit-elle, — mes lèvres ne se gerceront pas.
On cacha la date du mariage même aux garçons d’honneur pour qu’ils ne bavardent pas. Tout d’abord on avait invité comme garçons d’honneur Routilov et Volodine, — tous deux avaient accepté avec empressement. Routilov flairant quelque plaisante anecdote, Volodine flatté de jouer ce rôle important dans un événement aussi considérable. À ses yeux, Peredonov était un personnage si digne de respect ! Puis, il vint à l’esprit de Peredonov qu’un seul garçon d’honneur pour lui n’était pas suffisant.
— Toi, Varvara, tu en as assez d’un, mais moi, il m’en faut deux, je n’en ai pas assez d’un, — je suis un homme grand, — il est difficile de tenir la couronne au-dessus de ma tête.
Et Peredonov invita Falastov comme deuxième garçon d’honneur.
Varvara grommelait :
— Que diable ! Il y en a déjà deux, combien t’en faut-il encore ?
— Il porte des lunettes d’or, cela fera plus d’effet.
Le matin de la noce, Peredonov se lava à l’eau tiède, comme d’habitude, pour ne pas se refroidir et réclama le fard :
— Désormais je me farderai chaque jour, sans quoi, on pourrait penser que je suis décati et on ne me nommerait pas inspecteur.
Varvara regrettait son rouge mais force lui fut de le céder. Peredonov se farda les joues. Il balbutiait :
— Veriga lui-même se farde pour paraître plus jeune, je ne peux pas me marier les joues blêmes.
Puis, il s’enferma dans la chambre à coucher. Il avait décidé de se mettre une marque pour que Volodine ne pût se substituer à lui. Sur la poitrine, le ventre, les coudes et ailleurs, il gribouilla à l’encre un grand P. « Il faudrait marquer aussi Volodine, mais comment faire ? il s’en apercevrait et effacerait la marque », — songeait Peredonov angoissé.
L’idée lui vint qu’il ferait bien de mettre un corset, s’il se courbait soudain, on le prendrait pour un vieillard. Il exigea de Varvara un corset ; mais tous les corsets de Varvara étaient trop étroits pour lui, aucun ne joignait.
Il aurait fallu en acheter un avant, — grommela-t-il, — on ne pense à rien ici.
— Mais quel est l’homme qui porte un corset ? — riposta Varvara.
— Veriga en porte bien un, — répondit Peredonov.
— Mais Veriga est un vieillard et toi, Ardalion Borissitch, Dieu merci, tu es dans la sève de l’âge.
Peredonov d’un air suffisant se contempla dans la glace et dit :
— Certes, je vivrai encore plus de cent ans.
Le chat éternua sous le lit, — Varvara rit :
— Voilà le chat qui éternue, — donc j’ai dit vrai.
Mais Peredonov fronça les sourcils. Le chat l’effrayait et son éternûment lui parut une ruse méchante.
« Il me portera malheur », — pensa-t-il et se fourra sous le lit pour en chasser le matou. La bête miaula sauvagement et se tapit contre le mur. Puis, tout à coup, avec un miaulement rauque et strident, fila entre les mains de Peredonov et s’enfuit hors de la chambre.
— Sacré diable ! — jura Peredonov.
— Pour le diable, c’en est un, acquiesça Varvara, — ce qu’il s’est ensauvagé ! pas moyen de le caresser, un vrai possédé.
À la pointe du jour les Prepolovenski envoyèrent chercher les garçons d’honneur. Vers dix heures tout le monde se réunit chez Peredonov. Grouchina et Sophie avec son mari arrivèrent aussi. On servit des hors-d’œuvre et de la vodka.
Peredonov mangeait peu et se demandait avec tristesse ce qu’il aurait bien pu faire pour se distinguer encore davantage de Volodine.
« Il s’est frisé comme un agneau », — songeait-il avec rage. Soudain il lui vint à l’esprit que lui aussi pourrait se faire coiffer d’une manière extraordinaire. Il se leva de table et dit :
— Mangez, buvez, vous autres, je ne suis pas avare, moi je vais chez le perruquier me faire coiffer à l’espagnole.
— À l’espagnole ? Comment est-ce ? — demanda Routilov.
— Attends, tu verras bien.
Quand Peredonov fut sorti, Varvara dit :
— Toujours de nouvelles inventions. Il voit des diables partout. Il ferait mieux de bâfrer moins d’eau-de-vie, le sacré salaud.
Prepolovenskaia dit avec un sourire malin :
— Attendez, vous serez bientôt mariés, Ardalion Borissitch sera nommé inspecteur, il se calmera.
Grouchina ricanait. Le mystère de cette cérémonie nuptiale l’amusait, elle était démangée par l’envie de faire un esclandre, — à condition qu’elle n’y fût pas mêlée. La veille, elle avait saisi l’occasion de murmurer à quelques amis l’heure et le lieu de la noce. À l’aube, elle fit venir le fils cadet du serrurier, lui donna cinq kopecks afin qu’il attendît le passage des jeunes époux et jetât dans leur voiture des ordures et des chiffons. Le gamin consentit avec joie et fit serment de ne pas la trahir. Grouchina lui rappela :
— Mais vous avez bien livré Tcherepnine lorsqu’on a commencé à vous rosser.
— Nous avons été des idiots, — dit le gamin, — mais cette fois-ci, on pourrait nous pendre, nous ne vendrons pas la mèche.
Et pour donner plus de poids à son serment, le garçon avala une pincée de terre. Grouchina lui donna trois kopecks de plus.
Chez le perruquier, Peredonov demanda le patron en personne. Celui-ci, un jeune homme qui venait de terminer ses études à l’école de la ville et lisait même de temps à autre quelque livre, était en train de couper les cheveux à un client que Peredonov ne connaissait pas. Aussitôt qu’il eut terminé, il s’approcha de Peredonov.
— Finis-en d’abord avec l’autre, — bougonna-t-il.
Le client paya et sortit.
Peredonov s’installa devant la glace.
— Il faut me tailler les cheveux et me coiffer. J’ai aujourd’hui une affaire importante, tout à fait extraordinaire, coiffe-moi à l’espagnole.
L’apprenti qui se tenait près de la porte pouffa de rire. Le patron lui lança un coup d’œil sévère. Il ne lui était jamais arrivé de tailler les cheveux à l’espagnole, il ignorait ce qu’était cette coiffure et s’il en existait vraiment une de ce nom. Mais puisque le monsieur l’exigeait, il fallait supposer qu’il savait ce qu’il voulait. Le jeune coiffeur ne voulut pas laisser voir son ignorance. Respectueusement il objecta :
— Avec vos cheveux, monsieur, c’est impossible.
— Et pourquoi donc ? — riposta Peredonov offensé.
— Vos cheveux sont mal nourris, — expliqua le perruquier.
— Faut-il que je les arrose avec de la bière ?
— Miséricorde, avec de la bière ! mais pourquoi ? — répondit le coiffeur avec un sourire courtois. — Considérez… vous commencez à perdre vos cheveux… si on en coupe encore un peu, il n’en restera pas assez pour la coiffure à l’espagnole.
Peredonov se sentit complètement abattu. La tristesse le gagna.
— Eh bien, fais comme tu veux.
Peut-être ont-ils persuadé à ce perruquier de ne pas me coiffer à mon gré. Je n’aurais pas dû en parler à la maison. Il est évident que pendant que Peredonov marchait décemment et posément dans les rues, Volodine, métamorphosé en mouton, avait couru le long des arrière-cours et s’était entendu avec le coiffeur.
— Monsieur désire-t-il une friction ? — demanda le coiffeur, une fois sa besogne terminée.
— Oui, au réséda, et vas-y largement, — exigea Peredonov, — tu m’as tondu n’importe comment, alors, pour compenser, fais-moi au moins une bonne friction.
— Du réséda, excusez-moi, monsieur, nous n’en tenons pas, — fit le perruquier confus. — Désirez-vous de l’opopanax ?
— Tu ne sais rien faire, — dit Peredonov attristé, — eh bien, asperge-moi avec ce que tu as.
Dépité, il rentra chez lui. Ce jour-là il y avait du vent. Les portes cochères claquaient, bâillaient, riaient. Peredonov angoissé les regardait. Comment pourra-t-on partir ? Mais déjà tout s’accomplissait de soi-même.
Devant la maison se trouvaient trois voitures, il fallait s’y installer et partir, autrement, elles attireraient l’attention, — les curieux se rassembleraient, accourraient de toute part pour voir la noce. On se casa et on se mit en route. Peredonov avec Varvara, les Prepolovenski avec Routilov, Grouchina avec les autres jeunes gens de cortège.
Sur la place s’élevaient des nuages de poussière. Il semblait à Peredonov que des haches frappaient. À peine visible à travers la poussière, un mur de bois s’élevait, grandissait. On construisait une forteresse. Des moujiks en chemises rouges, terribles et taciturnes, allaient et venaient.
Les voitures avançaient rapidement, — la vision lugubre s’effaça. Épouvanté, Peredonov regarda derrière lui. Tout avait disparu, — à personne il n’osa raconter sa vision.
Tout le long du chemin il fut accablé de tristesse. Tout le regardait avec hostilité, partout des présages menaçants. Le ciel s’assombrissait. Le vent lui sifflait au visage en soupirant. Les arbres lui refusaient leur ombre, — ils la gardaient toute pour eux. Seule la poussière s’élevait, tel un long serpent grisâtre et transparent. Le soleil avait l’air de se cacher derrière les nuages, — épiait-il quelqu’un ?
Le chemin passait à travers champs. Inattendus, derrière les collines basses, surgissaient des arbustes et des taillis. Des prairies, des ruisseaux sous des ponts de bois branlants.
— L’œil-oiseau vient de passer, — dit Peredonov morose, sondant du regard le ciel pâle et brumeux. — Un œil et deux ailes, rien d’autre.
Varvara souriait. Elle pensait que Peredonov était déjà ivre. Elle ne le contredisait pas, — il aurait pu se fâcher et renoncer au mariage.
Dans un coin de l’église, derrière un pilier se tenaient déjà les quatre sœurs Routilov. Au début, Peredonov ne les remarqua pas, c’est seulement après, pendant la cérémonie, lorsqu’elles sortirent de leur cachette et avancèrent au premier rang, — qu’il les vit et s’effraya. Cependant, elles n’avaient rien fait de mal, n’avaient pas exigé qu’il chassât Varvara et prît l’une d’elles, comme il l’avait craint, — elles se bornaient à rire tout le temps. Leur rire, d’abord très doux, sonnait de plus en plus bruyant, de plus en plus méchant à ses oreilles, tel le rire de Furies indomptables.
Il n’y avait presque personne à l’église, — seules deux ou trois petites vieilles, venues on ne sait d’où. C’était pour le mieux : Peredonov se tenait d’une manière étrange et stupide. Il bâillait, marmottait, poussait Varvara, se plaignait que ça empestât l’encens, la cire et les moujiks.
— Tes sœurs ne font que rigoler, — balbutia-t-il en se tournant vers Routilov, — elles vont se fouler la rate.
La menue créature grise le tourmentait aussi. Sale, couverte de poussière, elle se tenait cachée sous la chasuble du prêtre.
Varvara et Grouchina trouvaient les cérémonies religieuses ridicules. Elles ricanaient sans cesse. Les mots « la femme doit s’unir à son mari » excitèrent surtout leur hilarité. Routilov riait aussi, — partout et toujours il considérait de son devoir d’amuser les dames. Seul Volodine se tenait décemment, il se signait souvent d’un air grave et pénétré. Les rites religieux n’évoquaient en lui aucune idée sauf celle qu’ils étaient établis, et devaient être exécutés ; leur accomplissement conduit à un certain confort moral : les jours de fête, on va à l’église, on prie, et on a raison, on pèche, on se confesse, — on a encore raison. C’est bien, c’est commode, — d’autant plus, qu’une fois hors de l’église, on n’a pas besoin de songer à la religion ni à toutes ces choses, dans la vie on suit d’autres règles toutes différentes.
La cérémonie à peine achevée, avant qu’on ait eu le temps de quitter l’église, — chose imprévue, — une compagnie ivre fit bruyamment irruption dans l’église, — Mourine et ses amis.
Ébouriffé et couvert de poussière comme toujours, il enlaça Peredonov de ses pattes d’ours et cria :
— On ne peut rien me cacher ! Mon vieux ! De tels amis… inséparables… et lui, ce fin matois, veut se marier en cachette.
Des exclamations retentirent.
— Scélérat… sans nous inviter !
— Mais nous voilà !
— Oui, nous l’avons su !
Les nouveaux venus embrassèrent et félicitèrent Peredonov. Mourine dit :
— Nous nous sommes un peu égarés, parce que nous sommes saouls, autrement nous serions arrivés au commencement de la cérémonie.
Peredonov les regarda d’un œil morose et ne répondit pas à leurs félicitations. La colère et la peur le tourmentaient.
« On est épié partout », — songeait-il angoissé.
— Faites au moins le signe de croix, — qui sait, peut-être vous complotez contre moi, — dit-il sournoisement.
Les nouveaux arrivants se signaient, rigolaient, blasphémaient. Les jeunes fonctionnaires se distinguaient par leur zèle. Le diacre leur faisait des reproches, essayant de les calmer.
Parmi cette compagnie se trouvait un gars, aux moustaches rousses, que Peredonov ne connaissait pas du tout. Il ressemblait extraordinairement à son chat. N’était-ce pas son propre chat qui avait pris forme humaine ? Ce n’est pas pour rien que ce jeune homme renifle continuellement, — il n’a pas abandonné ses manières félines.
— Qui vous a avertis ? — demanda avec dépit Varvara.
— De bonnes gens, — jeune épouse, — répondit Mourine, mais qui, nous l’avons oublié.
Grouchina se faufilait partout, clignait de l’œil. Les visiteurs souriaient, se gardant bien de la trahir. Mourine dit :
— C’est comme tu voudras, Ardalion Borissitch, mais nous allons tous chez toi, paye-nous du champagne, desserre les cordons de ton escarcelle. Comment donc, de tels amis… inséparables… et toi… en cachette…
Les Peredonov rentraient après la cérémonie nuptiale, le soleil se couchait, le ciel était tout or et feu. Cela déplut à Peredonov. Il marmottait :
— On a plaqué de l’or par gros morceaux, il y en a même qui se détachent. Tant de dépenses ! Où a-t-on vu cela ?
Les fils du serrurier avec une foule d’autres gamins rencontrèrent le cortège près de la ville et le poursuivirent en hurlant. Peredonov tremblait de frayeur. Varvara jurait, crachait sur les gamins, leur faisait la figue. Les invités et les garçons d’honneur se tordaient.
On arriva enfin. Toute la bande s’introduisit chez les Peredonov avec force tumulte et fracas. On but du champagne, de l’eau-de-vie et l’on se mit à jouer aux cartes. La noce dura toute la nuit. Varvara, saoule, dansait, exultait. Peredonov, lui aussi, exultait, — personne ne s’était substitué à lui. Comme de coutume, les visiteurs traitaient Varvara avec cynisme et sans respect ; cela lui semblait dans l’ordre des choses.
Après le mariage rien ne changea dans la vie des Peredonov. Cependant la tenue de Varvara à l’égard de son mari devenait plus assurée et plus indépendante. Elle était moins à plat-ventre devant lui, mais, par une vieille habitude, elle continuait à avoir un peu peur de lui. Peredonov, lui aussi, par habitude, continuait à crier de temps à autre et même quelquefois à la battre. Mais il sentait que déjà la position de Varvara s’était affermie et cela le plongeait dans l’angoisse. Qu’elle eût moins peur de lui, il se l’expliquait ainsi : Varvara était devenue plus résolue dans son criminel dessein de se débarrasser de lui et de lui substituer Volodine.
« Il faut que je me tienne sur mes gardes », — pensait-il.
Varvara triomphait. Avec son mari elle faisait des visites aux dames de la ville, même à celles qu’elle connaissait peu. Partout elle faisait preuve d’un orgueil et d’une maladresse ridicules. Partout on la recevait, mais dans beaucoup de maisons avec étonnement.
Pour faire ces visites, elle s’était commandé d’avance chez la meilleure modiste de l’endroit un chapeau de la capitale. Les grosses fleurs criardes fourrées en masse sur le chapeau la ravissaient.
Les Peredonov allèrent d’abord chez la femme du proviseur. Puis chez la femme du maréchal de la noblesse.
Les quatre sœurs Routilov, qui savaient à l’avance le jour où les Peredonov iraient faire leurs visites, et curieuses de voir comment Varvara s’y comporterait, se rendirent chez Varvara Nicolaievna Khripatch.
Les Peredonov arrivèrent sans tarder. Varvara fit une révérence à la femme du proviseur et d’une voix plus fêlée que d’habitude, dit :
— Nous voilà chez vous. Prière de nous aimer et de nous chérir.
— Charmée, — dit avec contrainte la femme du proviseur, priant Varvara de s’asseoir sur le canapé.
Avec un plaisir manifeste, Varvara s’assit à la place désignée, étala largement sa robe de soie verte et entama la conversation, cachant sa gêne sous la désinvolture.
— J’avais toujours été mam’zelle, me voilà madame. Nous portons le même prénom, moi, je m’appelle Varvara, vous aussi, et pourtant nous ne nous fréquentions pas. Tant que j’étais mam’zelle, je restais presque toujours à la maison, — mais à quoi bon passer son temps derrière le poêle ! Maintenant, Ardalion Borissitch et moi voulons vivre ouvertement. Soyez les bienvenus, — nous viendrons chez vous, vous viendrez chez nous. Monsieur chez monsieur, madame chez madame.
— Mais autant que je sache, vous ne resterez pas longtemps ici, — remarqua la femme du proviseur, — j’ai entendu dire que votre mari allait être nommé ailleurs.
— Oui, la nomination viendra bientôt, alors nous partirons, — répondit Varvara. — Mais jusque-là, il nous faut rester ici et y faire figure.
Varvara elle-même comptait sur le poste d’inspecteur. Une fois mariée, elle crut à la princesse. La réponse n’étant pas venue, elle décida d’écrire encore une fois pour le nouvel an.
Ludmila dit :
— Nous avions cru, Ardalion Borissitch, que vous épouseriez Mademoiselle Puilnikov.
— En voilà une bonne ! — bougonna Peredonov, — je ne veux pas épouser la première venue, — j’ai besoin de protection.
— Mais comment les choses ne se sont-elles pas arrangées avec Mademoiselle Puilnikov ? — le taquinait Ludmila. — Vous lui avez fait la cour ? Vous a-t-elle refusé ?
— Je tirerai cette affaire au clair, — grommela Peredonov d’un air morne.
— C’est l’idée fixe d’Ardalion Borissitch, — dit avec un petit rire sec le proviseur.
Le chat des Peredonov devenait de plus en plus sauvage, reniflait, ne répondait pas à l’appel, — restait sourd aux prières et aux menaces. Il effrayait Peredonov. Pour s’en garder, celui-ci prononçait parfois des exorcismes.
« Mais, est-ce que ça aidera au moins ? — songeait-il. — Il y a tant d’électricité dans les poils de ce chat, c’est ça le malheur. »
Une fois, il lui vint à l’esprit qu’il faudrait le tondre.
Sitôt pensé, sitôt fait. Varvara était absente, elle était allée chez Grouchina, emportant dans sa poche un petit flacon d’eau-de-vie de cerises, — personne ne le gênerait. Peredonov fit un collier de son mouchoir et mena le chat en laisse chez le perruquier.
Le chat miaulait sauvagement, se débattait, résistait. Par moment, désespéré, il sautait sur Peredonov, mais celui-ci le repoussait avec sa canne. Derrière lui les gamins couraient en foule, riaient, le persiflaient. Les passants s’arrêtaient. Attirés par le bruit, les curieux se précipitaient aux fenêtres. Peredonov, lugubre, sans se laisser troubler, tirait le chat par la corde.
Il l’amena avec peine chez le perruquier et dit :
— Patron, rase-moi mon chat, le mieux possible.
Les gamins s’attroupèrent dans la rue, près de la porte, faisant des grimaces. Le perruquier, froissé, rougit, et d’une voix légèrement tremblante :
— Excusez-moi, monsieur, ce n’est pas notre affaire. Nous n’avons même jamais vu de chats rasés. C’est probablement la dernière mode, elle n’est pas encore parvenue jusqu’à nous.
Peredonov, abruti, l’écoutait.
— Dis plutôt que tu ne sais pas, charlatan ! Il partit, traînant derrière lui le chat qui miaulait atrocement. Chemin faisant, il pensa avec angoisse que partout et toujours, tout le monde se moquait de lui, personne ne voulait lui venir en aide. La tristesse lui serra le cœur.
Peredonov en compagnie de Volodine et de Routilov vint au jardin, jouer au billard. Le marqueur leur déclara :
— On ne peut pas jouer aujourd’hui, messieurs.
— Pourquoi ? — demanda Peredonov furieux.
— Mille pardons… mais il n’y a pas de boules…
— Corbine ! — entendit-on derrière la cloison. C’était la voix furieuse du sommelier.
Le marqueur tressaillit, remua, — tel un lièvre, — ses oreilles devenues rouges, et murmura :
— Volées !
Peredonov effrayé :
— Non, qui les a volées ?
— On l’ignore, — fit le marqueur. — On pensait que personne n’était venu, puis soudain… plus de boules.
Routilov s’amusait follement :
— En voilà une farce !
Volodine, la mine offensée, sermonnait le marqueur :
— Si on vous a chipé les boules, pendant que vous jugiez à propos de vous promener ailleurs, vous auriez dû au moins vous en procurer d’autres, pour que nous puissions jouer. Nous sommes venus ici… nous voulons jouer, mais s’il n’y a pas de boules, comment ferons-nous ?
— Ne pleurniche pas, Pavlouchka, — dit Peredonov, — tu me donnes la nausée. Marqueur, va chercher des boules, nous tenons absolument à jouer et en attendant, apporte-nous de la bière.
On se mit à boire. C’était ennuyeux. Les boules n’arrivaient point. On se querellait, on grondait le marqueur. Se sentant fautif, celui-ci ne soufflait mot.
Dans ce vol, Peredonov crut discerner une nouvelle chicane de ses ennemis.
Pourquoi ? — se demanda-il angoissé, sans comprendre.
Il sortit dans le jardin, s’assit sur un banc près de l’étang, — jamais il ne lui était arrivé de s’asseoir ici auparavant, — et fixa son regard absent sur l’eau tendue de verte mousse. Volodine prit place à ses côtés, il partageait sa tristesse et lui aussi, de ses yeux moutonniers, contemplait l’étang.
— Pavlouchka, que fait ici ce miroir sale ? — demanda Peredonov désignant l’étang de sa canne.
Volodine s’esclaffa :
— Ce n’est pas un miroir, Ardacha, c’est un étang. Et comme il n’y a point de vent, les arbres s’y reflètent. C’est ce qui lui donne l’air d’un miroir.
Peredonov leva les yeux. Derrière l’étang une haie séparait le jardin de la rue. Il demanda.
— Et le chat, pourquoi est-il sur la haie ?
Volodine jeta un coup d’œil dans la même direction et dit :
— Il y était mais n’y est plus.
Le chat n’y avait pas été, — ce n’était qu’une hallucination de Peredonov, le chat aux grands yeux verts écarquillés, le malin, l’inlassable ennemi.
De nouveau Peredonov se prit à penser aux boules.
Qui a pu en avoir besoin ? Est-ce la menue créature qui les dévorées ? C’est peut-être pour cela qu’elle ne se montre pas aujourd’hui. Elle a bâfré tout son saoul et roupille maintenant quelque part.
Abattu, écrasé, Peredonov s’en retourna lentement chez lui.
Le couchant s’éteignait. Un tout petit nuage vagabondait au ciel, marchait à pas de loup, — les nuages ont de moelleux chaussons, — il épiait. Un reflet sombre énigmatiquement souriait sur les bords du nuage. Au-dessus de la petite rivière qui coulait entre le jardin et la ville, les ombres des maisons et des arbustes vacillaient, chuchotaient, elles cherchaient quelqu’un.
Et sur terre, dans cette ville obscure, éternellement hostile, on ne croisait que des gens méchants et railleurs. Tout se liguait contre Peredonov, — les chiens se riaient de lui, les hommes lui faisaient injure.
Les dames de la ville commencèrent à rendre à Varvara ses visites. D’aucunes, avec une curiosité amusée, s’étaient empressées d’aller chez elle le jour suivant. Les autres attendirent une semaine, même d’avantage. Quelques-unes ne vinrent pas du tout, — Verchina par exemple.
Les Peredonov avec une impatience frémissante attendaient chaque jour les visites, comptaient tous ceux qui n’étaient pas encore venus. Ils attendaient surtout le proviseur et sa femme. Leur inquiétude dépassait toute mesure, — si tout à coup ils allaient ne pas venir !
Une semaine s’était écoulée. Les Khripatch n’étaient toujours pas venus. Varvara perdait patience et commençait à grogner. Quant à Peredonov, cette attente le plongeait dans un état d’extrême abattement. Ses yeux perdirent toute expression, comme s’ils s’étaient éteints, — par moment on eut dit les yeux d’un mort. D’absurdes craintes le tourmentaient. Sans aucune cause apparente, il commençait à avoir peur de tels ou tels objets. Soudain l’idée qu’on allait l’égorger lui vint à l’esprit et le tortura plusieurs jours ; il avait peur de tout ce qui était tranchant, cachait les couteaux et les fourchettes.
« Qui sait, peut-être sont-ils ensorcelés ? C’est facile de tomber sur un couteau. »
— À quoi bon des couteaux ? — demanda-t-il à Varvara. — Les Chinois mangent bien avec des baguettes.
C’est ainsi qu’on resta toute une semaine sans rôtir de viande. On se contenta de soupe et de gruaux.
Varvara, se vengeant sur Peredonov de toutes les inquiétudes qu’il lui avait causées avant leur mariage, fortifiait en lui la conviction que toutes ses craintes étaient fondées. Elle lui disait qu’il avait une quantité d’ennemis, — et comment pourraient-ils ne pas l’envier ? À plusieurs reprises elle lui assura qu’on l’avait sans doute calomnié devant ses supérieurs et même devant la princesse. Elle se réjouissait qu’il eût peur.
Il était clair pour Peredonov que la princesse n’était pas contente de lui. Ne pouvait-elle lui envoyer pour ses noces une icône, un gâteau au moins ? Il songeait : il faut mériter ses bonnes grâces, mais comment ? Par le mensonge ? Calomnier ou dénoncer quelqu’un ? Toutes les dames aiment les commérages, — si on inventait quelque histoire frivole, équivoque, sur Varvara et si on l’écrivait à la princesse. Elle en rirait et me procurerait le poste.
Mais Peredonov ne sut pas écrire pareille lettre, il eut peur, — écrire à la princesse ! Enfin, il oublia même son projet.
À ses hôtes habituels Peredonov n’offrait que de la vodka et du porto bon marché, mais pour le proviseur il avait acheté du madère à trois roubles. Tenant ce vin pour extrêmement précieux, il gardait la bouteille dans sa chambre à coucher, et, la montrant aux visiteurs, disait :
— Pour le proviseur.
Une fois que Routilov et Volodine étaient, en visite chez lui, il leur montra le madère.
— Contempler la bouteille ! — pas la peine, — ça n’a aucun goût ! — dit Routilov en riant. — Régale-nous donc de ton précieux madère.
— Vraiment ? Tu n’es pas difficile, — bougonna Peredonov, — mais alors que servirai-je au proviseur ?
— Le proviseur prendra un verre de vodka, — répliqua Routilov.
— Non, le proviseur ne peut prendre de la vodka, il lui faut du madère, — ainsi raisonnait le judicieux Peredonov.
— Et s’il aime l’eau-de-vie, — insistait Routilov.
— En voilà encore, comment un général pourrait-il aimer la vodka ? — répondit Peredonov convaincu.
— Quand même paye-nous un petit verre.
Mais Peredonov s’empressa d’emporter la bouteille, on l’entendit fermer à clef l’armoire où il cachait son vin. Revenu auprès de ses visiteurs, il changea de sujet de conversation et se mit à parler de la princesse.
— La princesse ! elle a dû vendre des pommes pourries au marché avant de séduire son prince.
Routilov partit d’un éclat de rire :
— Mais est-ce que les princes se promènent comme ça au marché ?
— C’est elle qui a su l’embobiner, — répliqua Peredonov.
— Tu inventes une histoire, Ardalion Borissitch, — discutait Routilov, — la princesse est une dame très illustre.
Peredonov le contemplait avec rage et pensait : — il défend la princesse, — sans doute, il agit de concert avec elle. La princesse, bien qu’elle habite loin d’ici, a dû jeter un charme sur lui.
La menue créature grise remuait, sautillait, riait de son rire muet, tressaillait toute. Elle rappelait à Peredonov de terribles événements. Apeuré, il regardait autour de lui et murmurait :
— Dans chaque ville il existe un mystérieux sous-officier de gendarmerie. Il est en civil, petit employé ou petit marchand, il s’occupe de quelque bagatelle… mais la nuit, quand tout le monde dort, il endosse son uniforme bleu et… se glisse chez l’officier de gendarmerie.
— Mais à quoi bon l’uniforme ? — s’enquit judicieusement Volodine.
— On ne va pas chez les supérieurs sans uniforme, on y serait rossé, — expliqua Peredonov.
Volodine rit stupidement. Peredonov se pencha davantage vers lui :
— Parfois il se change en loup-garou. Tu crois que c’est un chat, mensonge ! c’est le gendarme qui court. Personne ne craint le chat ; il en profite et observe tout.
Enfin, au bout de deux semaines environ, la femme du proviseur rendit à Varvara sa visite. Elle vint avec son mari un jour de semaine, à quatre heures. Élégante, affable, parfumée à la violette. Ils arrivèrent tout à fait à l’improviste. Les Peredonov attendaient les Khripatch un dimanche et d’assez bonne heure. Grand fut l’émoi. Varvara, occupée à la cuisine, était sale, à demi vêtue. Elle courut s’habiller, pendant que Peredonov recevait les visiteurs, — il paraissait à peine réveillé.
— Varvara vient à l’instant, — balbutia-t-il, — elle s’habille. Elle était en train de faire la cuisine. Nous avons une nouvelle servante, qui ne sait rien faire… une gourde.
Bientôt Varvara fit son apparition, le visage rouge, effrayée, négligemment vêtue. Elle tendit aux visiteurs sa main humide, sale, et d’une voix tremblante commença :
— Excusez-moi de vous avoir fait attendre, — nous ne savions pas que vous viendriez un jour de semaine…
— Je sors rarement les jours de fête, — répondit Madame Khripatch, — on rencontre trop de gens ivres par les rues. Et puis, il faut donner congé aux serviteurs.
Peu à peu on lia conversation. L’affabilité de Madame Khripatch mit Varvara à l’aise. La femme du proviseur traitait Varvara gentiment, mais avec un léger mépris, — comme une pécheresse repentie qu’il faut un peu caresser mais au contact de qui on peut encore se salir. Comme en passant, elle donna à Varvara quelques conseils sur la toilette et l’ameublement.
Varvara s’efforçait de plaire à la femme du proviseur, ses mains rouges et ses lèvres gercées tremblaient. Madame Khripatch se sentait un peu gênée. Elle essayait d’être encore plus aimable, mais une involontaire répugnance s’emparait d’elle. Par ses manières elle essayait de faire sentir à Varvara que toute relation intime entre elles était exclue. Mais, comme elle ne cessait d’être polie, Varvara ne comprenait pas et s’imaginait qu’elles seraient maintenant de grandes amies.
Khripatch avait l’air d’un homme qui ne se sent pas à sa place mais le dissimule avec courage et habileté. Il refusa de prendre du madère : il n’avait pas l’habitude de boire du vin à cette heure. Il causa des nouvelles de la ville, des changements prochains dans le personnel du tribunal d’arrondissement. Mais on remarquait aussitôt que Peredonov et lui étaient de milieux différents.
La visite ne fut pas longue.
Lorsqu’ils furent partis, Varvara se sentit le cœur léger : tout était pour le mieux : ils n’ont fait que venir et s’en retourner. En se déshabillant elle dit joyeuse :
— Dieu merci, ils sont partis. Je ne savais que leur dire. Tout de même… les gens qu’on ne connaît pas… on ne sait par quel bout les prendre.
Soudain, elle se rappela que les Khripatch, en prenant congé, ne l’avaient pas invitée chez eux. Elle se troubla au premier instant, puis décida :
— Ils enverront une carte pour me dire quand on peut venir les voir. Ces messieurs ont leurs heures pour tout. J’aurais dû leur japper en français, mais en français je ne sais ni A ni B.
En rentrant chez elle la femme du proviseur dit à son mari :
— Elle est piteuse et désespérément plate ! il n’y a pas moyen de la traiter sur pied d’égalité. Elle n’est pas à la hauteur de sa situation.
Khripatch répondit :
— Si elle n’est pas à la hauteur de sa situation, elle est à celle de son mari. J’attends avec impatience qu’on nous débarrasse de lui.
Après son mariage, Varvara, dans sa joie, se mit à caresser la bouteille, — en compagnie de Grouchina surtout. Une fois, en présence de Prepolovenskaia, Varvara, éméchée, laissa échapper un mot imprudent au sujet de la lettre. Elle ne raconta pas tout mais fit une allusion assez claire. Pour la maligne Sophie ce fut suffisant, — un éclair lui traversa l’esprit. — Comment n’avait-elle pas compris plus tôt ! — elle s’en voulait dans son for intérieur.
Elle conta en secret à Verchina l’affaire des lettres, — celle-ci fit courir la nouvelle par toute la ville.
Prepolovenskaia rencontrant Peredonov ne put se retenir de railler sa crédulité :
— Vous êtes beaucoup trop simple, Ardalion Borissitch.
— Je ne suis pas simple du tout, — répondit-il, — je suis diplômé de l’université.
— Diplômé ou non, n’importe qui peut vous rouler.
— Je suis le premier à rouler les autres, — contesta Peredonov.
Prepolovenskaia sourit malicieusement et s’en alla. Peredonov n’y comprenait rien. Qu’est-ce qui la prend ? C’est l’envie ! — pensait-il, — tous ennemis.
Et il lui fit la figue.
Il n’y a rien à faire, — songeait-il pour se calmer.
Mais la peur l’oppressait…
Ces allusions ne suffirent pas à Prepolovenskaia. Dire la vérité toute crue, elle ne le voulait non plus. À quoi bon se brouiller avec Varvara ? De temps à autre elle envoyait à Peredonov des lettres anonymes où les allusions étaient plus explicites. Mais Peredonov les comprenait tout de travers.
Sophie lui écrivit une fois :
« La princesse qui vous a écrit des lettres, cherchez-la bien, n’habite-t-elle pas ici ? »
Peredonov crut comprendre que la princesse était venue elle-même dans leur ville pour l’épier. Sans doute, songeait-il, elle s’est amourachée de moi, et veut me forcer à plaquer Varvara.
Ces lettres l’effrayèrent et l’irritèrent. Il serrait sa femme de près :
— Où est la princesse ? On dit qu’elle vient d’arriver.
Varvara, se vengeant du passé, le torturait par des railleries, des allusions couardes et méchantes. Un sourire impertinent sur les lèvres, elle disait de cette voix incertaine qu’on a lorsqu’on ment sans espoir d’être jamais cru :
— Comment puis-je savoir où habite maintenant la princesse ?
— Menteuse, tu le sais ! — ripostait Peredonov, plein d’effroi.
Il ne savait à quoi il devait croire : à ses paroles ou à sa voix trahissant le mensonge, et ceci, comme tout ce qu’il n’était pas à même de comprendre, le plongeait dans la terreur. Varvara répliqua :
— En voilà encore ! c’est fort probable qu’elle a quitté Pétersbourg, — elle ne m’a pas demandé la permission.
— Mais, peut-être, est-elle vraiment arrivée ici ? — hasardait timidement Peredonov.
— Ça se peut bien, — le taquinait Varvara. — Amourachée de toi, elle est venue exprès pour t’admirer.
— Tu mens ! Est-ce possible… amourachée ?
Satisfaite, Varvara riait aux éclats.
À partir de ce moment Peredonov commença à regarder attentivement s’il n’allait pas rencontrer la princesse. Parfois, il lui semblait qu’elle l’épiait par la fenêtre, regardait à travers la porte, écoutait, chuchotait avec Varvara.
Le temps passait, mais la nomination attendue de jour en jour ne venait pas. De sources privées, on n’obtenait aucun renseignement. Interroger la princesse elle-même, Peredonov ne l’osait. Varvara lui faisait peur en lui rappelant qu’elle était une personne de qualité. Il lui semblait que ce serait très dangereux pour lui d’écrire à cette grande dame, de graves désagréments pourraient s’ensuivre. Il ne savait au juste ce qu’on pouvait lui faire, si la princesse portait plainte contre lui, mais cette ignorance était précisément ce qu’il y avait de plus terrible. Varvara dit :
— Ne connais-tu pas les aristocrates ? — attends, ils feront eux-mêmes ce qu’il faut. Si on les ennuie, ils s’offensent, cela ne fait qu’empirer les choses. Ils ont tant d’amour propre ! ils sont fiers, ils aiment qu’on les croie sur parole.
Peredonov continuait encore à espérer. Mais il était courroucé contre la princesse. Il croyait par moment que c’était elle-même qui le dénonçait pour se soustraire à ses promesses. Ou peut-être elle le faisait parce qu’elle était blessée : il avait épousé Varvara, alors que la princesse elle-même était amoureuse de lui. C’est pour cela, — songeait-il, — qu’elle l’avait entouré d’espions, qui le suivent partout, le traquent, ne lui laissent ni air ni lumière. Ce n’est pas pour rien qu’elle est une aristocrate. Elle peut tout ce qu’elle veut.
De dépit, il calomniait la princesse, racontait à Volodine et à Routilov qu’il avait été jadis son amant et qu’elle lui avait payé la forte somme.
— Seulement je l’ai bue. Qu’en aurais-je fait ? au diable ! Elle m’a promis encore une pension jusqu’à ma mort, mais elle m’a roulé.
— Et tu l’aurais acceptée ? — demanda en ricanant Routilov.
Peredonov se tut, il n’avait pas compris la question. Volodine répondit pour lui judicieusement et posément :
— Pourquoi pas, si elle est riche ? Elle a eu du plaisir, qu’elle le paye maintenant.
— Si au moins elle était belle ! — disait Peredonov avec angoisse, — le visage grêlé, le nez camus. Par bonheur, elle m’a payé, sans cela on n’aurait même pas eu envie de cracher dessus, la diablesse ! Elle doit satisfaire à ma demande.
— Mais tu mens, Ardalion Borissitch, — remarqua Routilov.
— Comment donc ? M’a-t-elle payé pour rien ? Elle est jalouse de Varvara, c’est pour cela qu’elle ne me donne pas la place.
Peredonov n’éprouvait aucune honte en racontant qu’il avait été payé par la princesse. Volodine, crédule, ne remarquait pas les absurdités et les contradictions. Routilov ergotait mais pensait qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Il avait dû exister quelque chose entre la princesse et Peredonov.
— Elle est plus vieille que la chienne du pope, — disait Peredonov convaincu et très sérieux. — Seulement, gare, ne bavardez pas, — si une fois elle apprend quelque chose, ce ne sera pas gai. Elle se maquille, pour se rajeunir elle se fait des piqûres de sérum de pourceaux. On ne dirait pas qu’elle est vieille. Elle a au moins cent ans.
Volodine hocha la tête et fit claquer ses lèvres. Il croyait à tout.
Il arriva le jour suivant que Peredonov lut en classe la fable de Krilov : « Le Menteur ». Plusieurs jours de suite, il n’osa traverser le pont, — il louait le bateau et passait ainsi le fleuve, — le pont aurait pu s’effondrer sous lui. À Volodine il expliqua :
— J’ai dit la vérité au sujet de la princesse, mais si, soudain, le pont ne me croyait pas et s’écroulait au diable.
La nouvelle des lettres falsifiées se répandit par la ville. Les citadins jasaient et s’amusaient. Presque tout le monde louait Varvara et se réjouissait que Peredonov eût été dupé. Tous ceux qui avaient vu les lettres assuraient qu’ils avaient tout deviné du premier coup.
La joie était grande surtout dans la maison de Verchina : bien que Marthe fût sur le point d’épouser Mourine, elle n’en avait pas moins été éconduite par Peredonov ; Verchina aurait bien voulu se marier avec Mourine mais elle avait dû le céder à Marthe ; Vladia avait d’excellentes raisons pour haïr Peredonov, et se réjouir de sa déconvenue. Il était ennuyé de le voir rester encore au lycée, mais le plaisir de le sentir si bien joué l’emportait sur le dépit. D’ailleurs, ces derniers jours, un bruit tenace courait parmi les élèves : le proviseur aurait écrit au préfet de l’arrondissement scolaire que Peredonov était devenu fou. On s’attendait à une expertise médicale et au prochain renvoi de Peredonov.
Lorsqu’ils rencontraient Varvara, ses amis et connaissances faisaient plus ou moins directement allusion à sa manœuvre, clignaient de l’œil, plaisantaient grossièrement. Elle souriait effrontément sans affirmer, mais sans contester non plus.
D’aucuns faisaient comprendre à Grouchina qu’ils la savaient complice dans cette affaire. Elle s’en effraya et courut faire des reproches à Varvara — pourquoi avait-elle bavardé ?…
— Voyons, ne faites pas la bête. Comment aurais-je pu ? — lui répondit en riant Varvara.
— Mais alors, comment tout le monde le sait-il ? — jeta Grouchina avec emportement. — Moi, je ne l’ai dit à personne, je ne suis pas assez bête pour ça.
— Ni moi non plus, — affirma impudemment Varvara.
— Rendez-moi la lettre, — exigea Grouchina, — autrement si l’idée lui vient de l’examiner il s’apercevra de la contrefaçon.
— Tant pis, — dit Varvara dépitée, — je me fiche de cet imbécile !
Grouchina, — ses yeux bigles étincelaient, — cria :
— Vous êtes bonne, vous, — vous avez obtenu tout ce que vous vouliez, mais moi, qu’on m’emprisonne à cause de vous ? Non, comme vous voulez, mais rendez-moi ma lettre. Autrement on pourrait casser votre mariage.
— Ah, ça non par exemple ! vous pouvez être tranquille, — lança Varvara, d’un air impertinent, les poings sur les hanches, — même si on le proclamait sur la place publique, le mariage est fait et bien fait.
— Pas du tout, — cria Grouchina, — il n’y a pas de loi autorisant à se marier par fraude. Si Ardalion Borissitch voulait vous intenter un procès… aller jusqu’au sénat… il obtiendrait le divorce.
Varvara eut peur :
— Mais qu’avez-vous ? Pourquoi vous piquer ainsi ? C’est bon, je vous procurerai la lettre. Ne craignez rien, je ne vous trahirai pas. Suis-je assez cochonne pour cela ? J’ai une âme tout de même.
— Une âme ! — répliqua grossièrement Grouchina, — l’homme ou le chien c’est tout un… fumée ! Le temps de vivre, et tout est fini.
Bien que ce fût chose difficile, Varvara décida de voler la lettre à son amant. Grouchina la pressait. Un seul espoir restait — voler la lettre quand Peredonov serait ivre. Or il buvait beaucoup. Souvent même il allait au lycée éméché, tenait des propos obscènes qui inspiraient le dégoût aux plus méchants gamins.
Un soir, Peredonov revint du café plus ivre que de coutume : on s’était saoulé en l’honneur des boules neuves. Mais il ne se séparait jamais de son portefeuille, — en se déshabillant, il le fourra sous son oreiller. Il dormit d’un sommeil profond mais agité, il délira, — les paroles qu’il prononça en rêve étaient terribles, immondes. Elles épouvantèrent Varvara.
— Ça ne fait rien, — dit-elle s’efforçant de se donner du courage, — pourvu qu’il ne se réveille pas.
Elle le poussa légèrement, — il marmotta quelque chose, sacra, mais ne se réveilla point.
Varvara alluma une bougie et la plaça de sorte que la lumière ne tombât pas dans les yeux de Peredonov. Glacée de terreur, elle sortit du lit et glissa avec précaution la main sous l’oreiller. Le portefeuille était là tout près, mais longtemps elle ne put le saisir. La bougie jetait dans la chambre une lueur terne, la flamme vacillait. Sur les murs, sur le lit couraient des ombres peureuses, — de menus et méchants diables. L’air était lourd et inerte. Ça sentait l’eau-de-vie. Le ronflement et le délire de l’ivrogne emplissaient toute la chambre. La chambre entière n’était qu’un délire matérialisé.
Le matin Peredonov s’aperçut de la disparition de la lettre. Effrayé, il cria :
— Où est la lettre, Varia ?
Dissimulant la peur qui l’étreignait, Varvara répondit :
— Comment le saurais-je, Ardalion Borissitch ? Tu la montres à tout le monde ; sans doute tu l’auras laissée tomber quelque part. Ou bien on te l’aura volée. Tu as une quantité d’amis avec qui tu ribotes la nuit.
Peredonov crut que la lettre avait été volée par ses ennemis, par Volodine probablement. Maintenant il n’a que cette lettre, mais ensuite il serrera entre ses griffes tous les papiers de Peredonov, sa nomination, quittera la ville, deviendra inspecteur et Peredonov restera ici, misérable va-nu-pied.
Peredonov décida de se défendre. Chaque jour il rédigeait quelque nouvelle dénonciation contre ses ennemis : Verchina, Routilov, Volodine, ses collègues qui, comme il le croyait, visaient au même poste que lui. À la nuit tombante, il portait ses dénonciations à Roubovsky.
L’officier de gendarmerie habitait une maison très en vue sur la place, près du lycée. De leurs fenêtres, les curieux pouvaient voir Peredonov entrer à la gendarmerie par la porte cochère. Or Peredonov, lui, croyait que personne ne se doutait de ses démarches. Ce n’était pas pour rien qu’il portait ses dénonciations le soir, passait par l’escalier de service, et traversait la cuisine. Il avait l’habitude de tenir les papiers sous son manteau. On remarquait immédiatement qu’il cachait quelque chose. S’il lui fallait saluer quelqu’un, il retenait le papier de la main gauche sous son paletot, pensant qu’on ne s’était aperçu de rien. Si les personnes de rencontre lui demandaient où il allait, il mentait, très maladroitement, mais toujours il était satisfait de ses peu habiles inventions.
À Roubovsky il expliqua :
— Ce sont tous des traîtres. Ils feignent d’être amis, pour mieux me tromper. Ils oublient que je connais sur chacun d’eux des choses… même la Sibérie serait trop douce pour eux.
Roubovsky l’écoutait en silence. La première dénonciation, manifestement absurde, il l’envoya au proviseur, ainsi que quelques autres. Il en garda certaines chez lui, à tout hasard. Le proviseur écrivit au préfet de l’arrondissement scolaire que Peredonov offrait tous les signes de perturbation mentale.
À la maison, Peredonov entendait constamment de légers bruits importuns, railleurs. Saisi d’angoisse, il disait à Varvara :
— Quelqu’un marche à pas de loup, des espions rôdent partout dans la maison. Tu ne me soignes pas bien, Varia.
Varvara ne comprenait pas ce que signifiait le délire de Peredonov. Tantôt elle le persiflait, tantôt elle se laissait gagner par la peur. Elle disait, méchante et effrayée :
— Tu es saoul, tu vois double.
La porte de l’antichambre paraissait à Peredonov particulièrement suspecte. Elle ne fermait pas bien. La fente entre les deux battants faisait allusion à quelque chose de caché derrière. Était-ce le rouquin qui épiait par là ? Un œil brillait, sombre et perçant.
Le chat suivait partout Peredonov de ses prunelles vertes écarquillées, parfois clignant des yeux, parfois miaulant effroyablement. Il était clair qu’il essayait de surprendre son maître en flagrant délit ; n’y parvenant pas, il était rendu féroce. Peredonov lui crachait dans les yeux pour s’en défaire, mais le chat ne le quittait pas.
La menue créature grise roulait sous les chaises, dans les coins, sifflotait. Elle était sale, puante, ignoble, terrible, hostile à Peredonov. Comment douter qu’elle fût venue au monde exprès pour lui, que jamais et nulle part auparavant on ne l’avait vue. On l’avait créée et ensorcelée exprès pour lui, et maintenant elle vit pour son malheur et sa ruine, magique, multiforme : elle l’épie, le berne, le raille, — tantôt elle se roule par terre, tantôt elle se fait chiffon, ruban, branche, drapeau, petit nuage ou petit chien, tourbillon de poussière dans la rue, partout elle rampe et court derrière lui. Il était exténué par cette danse frémissante. Si quelqu’un pouvait l’en débarrasser par une parole ou un geste ! Mais il n’avait pas d’amis ici, personne ne viendrait le délivrer, il lui fallait user de finesse avant qu’elle n’eût le temps de le perdre, cette vipère.
Peredonov trouva un expédient : il enduisit tout le plancher de colle pour que la menue créature s’y vînt prendre. Les semelles de Varvara et le bas de ses jupes restèrent collés au plancher mais la créature roulait librement, ricanait, poussant des cris aigus. Varvara grognait, furieuse.
Peredonov était en proie à la manie de persécution. De plus en plus il s’abîmait dans le monde sauvage de ses rêves insensés. Son visage le trahissait, il était devenu semblable au masque immobile de la terreur.
Peredonov n’allait plus le soir jouer au billard. Après le dîner il s’enfermait dans sa chambre à coucher, barricadait la porte avec des meubles, — la chaise sur la table, — pour se protéger, faisait maints signes de croix, prononçait des exorcismes et se mettait à écrire, — des dénonciations contre tout le monde, tous ceux qui lui passaient par la tête : non seulement contre les gens, mais aussi contre les dames des cartes. Ces dénonciations écrites, — il les portait à la gendarmerie. C’est ainsi qu’il passait chaque soirée.
Partout, devant les yeux de Peredonov marchaient des figures de cartes, comme si elles étaient vivantes, — rois, dames, valets. Même les petites cartes. C’étaient des gens à boutons reluisants, des collégiens, des agents. Un as — gros et gras, ventru, tout en ventre. Parfois les cartes se métamorphosaient en personnes de sa connaissance. Gens vivants et loups-garous se confondaient.
Peredonov était persuadé que derrière la porte l’attendait un valet, et que ce valet possédait une force, un pouvoir, — analogues à celui de l’agent, — qu’il pouvait l’emmener quelque part, dans un endroit effroyable. Et sous la table se niche la menue créature. Peredonov avait peur de regarder sous la table ou derrière la porte.
Les « huit », petits gamins agiles, taquinaient. Peredonov, — c’étaient des collégiens loups-garous. Avec des mouvements étranges, mécaniques, ils levaient leurs jambes comme les branches d’un compas, seulement leurs jambes, étaient poilues avec de tout petits sabots. Ces garçonnets loups-garous, en guise de queues, brandissaient des fouets en sifflant et accompagnant chacun de leurs mouvements de cris aigus. Sous la table, la menue créature grognait, souriant aux malices des cartes.
Peredonov pensait sournoisement que jamais, cette créature n’oserait se faufiler chez un supérieur.
« On ne la laisserait pas passer, — pensait-il avec envie, — les laquais l’enverraient promener à coups de balai. »
À la fin Peredonov, à bout de patience, ne put plus supporter le rire aigu et importun de la méchante créature. Il prit une hache à la cuisine et fendit la table sous laquelle elle se cachait. La menue créature poussa un cri plaintif, méchant, glissa de dessous la table et roula à travers la chambre. Peredonov frissonna.
« Elle va me mordre ! » — pensa-t-il, hurla de terreur et s’affaissa par terre. La créature grise disparut paisiblement. Pas pour longtemps…
Parfois Peredonov prenait les cartes et avec son canif tranchait la tête aux personnages. Aux dames surtout. En exécutant les rois il regardait craintivement autour de lui, pour qu’on ne l’accusât pas de crime politique. Mais même ces châtiments sommaires l’aidaient peu. Les amis arrivaient, on achetait d’autres jeux et de nouveau, les malins espions se nichaient entre les cartes neuves.
Peredonov commença à se considérer comme un criminel clandestin. Il s’imagina que depuis qu’il était étudiant, il était sous l’œil de la police. C’est pour cela qu’on l’épiait, pensait-il. Cela l’épouvantait et le flattait à la fois.
Le vent jouait dans les tentures. Elles froufroutaient, menaçantes, des ombres légères glissaient le long de leurs dessins bigarrés. « L’espion se cache là, derrière ces tentures. »
« De méchantes gens ! » songeait Peredonov angoissé. — « Voilà pourquoi ils ont si mal collé les papiers, pour qu’un malfaiteur puisse se glisser et se cacher derrière, — agile, plat, patient. On connaît de pareils exemples. »
De vagues souvenirs remuèrent dans sa tête. Quelqu’un s’était caché derrière les tapisseries, avait été poignardé, était-ce avec un poignard où un poinçon ?
Peredonov acheta un poinçon. Lorsqu’il revint chez lui, les papiers remuèrent, inquiets, — l’espion pressentait le danger, il voulait peut-être se glisser quelque part plus loin. Les ténèbres vacillèrent, sautèrent au plafond et de là-haut menacèrent Peredonov.
Celui-ci bouillonna de colère. Il donna un violent coup de poinçon dans les tapisseries. Un frisson courut le long du mur, Peredonov hurla de triomphe et se mit à cabrioler, brandissant le poinçon. Varvara entra.
— Qu’as-tu à danser ainsi tout seul, Ardalion Borissitch ? — demanda-t-elle, riant comme de coutume de son rire stupide et impertinent.
— J’ai tué une punaise, — expliqua Peredonov lugubre.
Dans ses yeux brillait une expression sauvage et triomphante. Une seule chose lui déplaisait : ça sentait mauvais. L’espion poignardé se putréfiait et puait derrière les tentures. La terreur et le triomphe secouaient Peredonov : — il avait tué l’ennemi.
Ce meurtre endurcit complètement le cœur de Peredonov. Cet assassinat imaginaire était pour lui un meurtre accompli. La terreur insensée avait créé en lui une disposition au crime, — et l’idée d’un meurtre prochain, idée inconsciente, obscure, tapie dans les régions les plus inférieures de son être, une soif lancinante de sang, un état de cruauté primitive accablaient sa volonté perverse. Ce désir encore enchaîné, — tant des générations pèsent sur l’antique Kaïn, — trouvait sa satisfaction à détériorer et détruire les objets, — il les fendait à la hache, les coupait au couteau, abattait les arbres de son jardin pour que l’espion cessât de l’épier. Et de cette destruction se réjouissait l’antique démon, l’esprit de confusion préhistorique, le vetus chaos tandis que les yeux éperdus de l’homme insensé reflétaient un effroi pareil à l’effroi des ultimes et monstrueuses agonies.
Les mêmes, toujours les mêmes hallucinations revenaient le tourmenter.
Pour se moquer de lui, Varvara se glissait parfois à pas de loup à la porte de sa chambre, prenait des voix différentes. Peredonov s’effrayait, s’approchait tout doucement de la porte pour surprendre l’ennemi et trouvait Varvara.
— Avec qui causais-tu ? — demandait-il anxieux.
En ricanant, elle répondait :
— Tu rêves, Ardalion Borissitch.
— Tout n’est pas rêve, — balbutiait-il angoissé, — il y a aussi la réalité dans ce monde.
Même Peredonov aspirait à la vérité, selon la loi de toute vie consciente, et ses aspirations l’opprimaient. Il ne se rendait pas compte qu’il était en cela semblable aux autres hommes, qu’il aspirait à la vérité, de là le vague de son inquiétude. Il n’avait pas su découvrir sa vérité, s’était embrouillé et périssait.
Les amis se mirent à taquiner Peredonov d’avoir été ainsi dupé. Avec cette grossièreté à l’égard des faibles particulière à notre ville, tout le monde parlait de ce mensonge en sa présence.
Prepolovenskaia, avec son sourire malicieux, l’interrogea :
— Comment se fait-il, Ardalion Borissitch, que vous n’obteniez toujours pas votre place d’inspecteur ?
Varvara, contenant sa colère, répondit pour lui :
— Aussitôt la nomination arrivée, nous partirons.
Ces questions abattaient encore davantage Peredonov.
« Comment puis-je vivre, si on ne me donne pas la place ? » — songeait-il.
Il méditait toujours de nouveaux plans de défense contre ses ennemis. Il vola la hache dans la cuisine et la fourra sous son lit. Il acheta un couteau suédois et le garda constamment dans sa poche. Il s’enfermait toujours à clef. La nuit il installait des pièges autour de sa maison, dans les chambres même et les surveillait.
Ces pièges étaient naturellement dressés de telle sorte que personne ne pouvait s’y prendre : ils pinçaient mais ne retenaient pas la proie qui pouvait très bien se sauver avec eux. Peredonov ne possédait ni connaissance technique, ni ingéniosité. Voyant ses pièges vides chaque matin, il pensait que ses ennemis les avaient abîmés. Nouvelle cause de terreur.
Il épiait spécialement Volodine. Il allait chez lui assez souvent quand il le savait absent, — fouillait dans ses papiers pour voir s’il ne lui avait pas volé quelque document.
Peredonov commença à comprendre ce que la princesse voulait de lui : — qu’il l’aimât de nouveau. Mais elle le dégoûtait, cette vieille.
« Elle a cent cinquante ans », — songeait-il irrité.
« Oui, elle est vieille, mais combien elle est puissante ! » — L’admiration se mêlait au dégoût. « Elle est à peine tiède, elle sent le cadavre », — se représentait Peredonov, raidi dans une sauvage volupté.
« Peut-être, pourrais-je me recoller avec elle et elle me fera grâce. Si je lui écrivais une lettre ? »
Et cette fois, Peredonov, sans y réfléchir longtemps, composa une lettre à la princesse :
« Je vous aime parce que vous êtes lointaine et froide. Varvara sue, on étouffe en dormant avec elle, elle est comme un poêle incandescent. Je veux avoir une maîtresse lointaine et froide. Venez me satisfaire. »
Il écrivit la lettre, l’envoya, — et s’en repentit. Qu’en résulterait-il ? Peut-être n’aurait-il pas fallu écrire et attendre que la princesse vînt elle-même.
Cette lettre fut produite par hasard comme tout ce que faisait Peredonov, — il n’était qu’un cadavre mû par des forces extérieures. On eût dit que ces forces ne tenaient pas à s’occuper longtemps de lui ; une d’elles s’en emparait, en jouait un instant puis le passait à une autre.
Bientôt la menue créature grise apparut de nouveau, — longtemps elle roula autour de Peredonov et le railla sans trêve. Devenue taciturne, elle ne riait plus que par le frémissement de tout son corps. Méchante, éhontée, elle étincelait de petites lueurs d’or, — menaçait, se repaissait de son triomphe. Le chat, lui aussi, menaçait Peredonov de ses yeux pétillants, miaulait, impertinent et farouche.
« De quoi se réjouissent-ils ? » — songea Peredonov angoissé et soudain il comprit que la fin était proche, que la princesse était déjà près, tout près de lui.
Peut-être dans ce jeu de cartes.
Oui, sûrement, c’est une dame de pique ou de cœur. Peut-être, aussi se cache-t-elle dans quelque autre jeu, ou parmi les cartes neuves, qui sait ? Le malheur était que Peredonov ne l’avait jamais vue. Demander à Varvara — ça ne valait pas la peine — elle mentirait.
Enfin, Peredonov trouva un expédient, — brûler les cartes. Qu’elles se consument toutes. Si pour le faire enrager ils se faufilent tous dans les cartes, tant pis pour eux, c’est de leur faute.
Peredonov choisit un moment où Varvara était absente, — le poêle brûlait au salon, — il jeta les cartes, le jeu entier, au feu.
Avec un pétillement s’épanouirent les fleurs mystérieuses d’un rouge pâle, — elles flambaient, se carbonisaient sur les bords. Épouvanté, Peredonov contemplait ces fleurs de flammes.
Les cartes se gondolaient, se tortillaient, remuaient comme si elles voulaient s’évader du poêle. Peredonov saisit le tisonnier et frappa sur les cartes. De tous côtés jaillirent de menues étincelles, et soudain, dans ce tumulte ardent et cruel, la princesse apparut, femme minuscule, couleur gris cendre, toute parsemée de petites flammèches mourantes. Elle hurlait d’une voix aiguë perçante, chuintait, crachait, sur la flamme.
Peredonov tomba à la renverse, râlant d’épouvante. Les ténèbres l’enveloppèrent… rirent, tout doucement de leurs voix roucoulantes.
Sacha subissait le charme de Ludmila, mais quelque chose le retenait de parler d’elle avec Kokovkina. On eût dit qu’il avait honte.
Parfois même il redoutait les visites de la jeune fille. Lorsqu’il apercevait sous sa fenêtre le chapeau rose et jaune de Ludmila, son cœur se serrait, ses sourcils se fronçaient malgré lui. Et pourtant il l’attendait avec anxiété et impatience, s’attristait si elle restait longtemps sans venir. Des sentiments contradictoires emplissaient son âme, sentiments sombres, vagues, pervers parce que précoces, — et doux parce que pervers.
Ni hier, ni aujourd’hui, Ludmila n’était venue. Sacha se consumait à l’attendre. Il avait déjà perdu l’espoir de la voir. Soudain elle arriva. Rayonnant, il se précipita au-devant d’elle et lui baisa les mains.
— Oh, la revenante ! — dit-il légèrement grondeur, — voilà deux jours qu’on ne vous avait vue !
Elle riait joyeuse, un parfum exquis enivrant de fuchsia japonais flottait autour d’elle, comme ruisselant de ses cheveux blond cendré.
Ludmila et Sacha allèrent se promener hors de ville. Ils prièrent Kokovkina de les accompagner ; elle refusa :
— Les promenades ne sont plus pour moi, je suis trop vieille, j’entraverais votre marche. Allez vous promener seuls.
— Nous allons bien nous amuser, — riait Ludmila.
L’air tiède, triste, immobile caressait doucement et faisait penser à des choses irrévocables. Le soleil, comme malade, brûlait d’une lumière terne et saignait dans les pâleurs d’un ciel las. La terre sombre était jonchée de feuilles sèches, résignées, mortes…
Ludmila et Sacha descendirent dans le ravin. Il faisait frais, presque humide, — une lassitude automnale régnait aux flancs ombreux du ravin.
Ludmila marchait devant. Elle retroussait sa jupe. On voyait ses petits souliers, ses bas roses couleur chair. Sacha regardait par terre pour ne pas trébucher contre les racines des arbres, il aperçut les jambes de la jeune fille. Il lui semblait que les souliers étaient mis sur les pieds nus. Un sentiment de pudeur et de volupté l’envahit. Son visage s’empourpra. La tête lui tourna.
Tomber à ses pieds, comme par hasard, — rêvait Sacha, — enlever son soulier et baiser sa jambe fine.
Ludmila sentit sur elle le regard brûlant de Sacha, son impatient désir. Rieuse, elle se tourna vers lui :
— Tu regardes mes bas ?
— Non, rien, — murmura-t-il troublé.
— Ah, j’ai des bas étranges, — reprit sans l’entendre Ludmila, — très étranges ! On pourrait croire que j’ai mis mes souliers sur mes pieds nus, — tout à fait de couleur chair. N’est-ce pas qu’ils sont drôles ?
Elle tourna son visage vers Sacha et releva légèrement sa robe.
— Non, ils sont jolis, — répondit Sacha, rouge de confusion.
— Tiens, tiens, lui aussi sait discerner ce qui est beau.
Ludmila rit et continua son chemin. Sacha troublé la suivait, maladroit, trébuchant à chaque pas.
Ils avaient franchi le ravin, s’étaient assis tous deux sur le tronc d’un bouleau abattu par le vent. Ludmila dit :
— J’ai du sable dans mes souliers, je ne peux plus marcher.
Elle ôta ses souliers, secoua le sable et jeta sur Sacha un coup d’œil malin.
— Il est joli, mon pied ?
Elle enleva son bas.
— Il est blanc, mon pied ? — un sourire étrange, malicieux flottait sur ses lèvres. — À genoux ! embrasse, — dit-elle sévèrement, son visage prit une expression de férocité triomphante.
Sacha tomba à genoux et baisa le pied de Ludmila.
— On est beaucoup mieux sans bas, — dit Ludmila, elle cacha ses bas dans sa poche et mit ses souliers sur ses pieds nus.
Son visage était redevenu calme et gai, comme si Sacha ne venait pas à l’instant même de se prosterner devant elle et de lui baiser la plante des pieds. Il demanda :
— Tu n’auras pas froid, chérie ?
Sa voix frémissait de tendresse, Ludmila rit :
— Mais non, — j’y suis habituée, — je ne suis pas douillette.
Une fois, à la nuit tombante, Ludmila vint chez Kokovkina chercher Sacha :
— Allons chez moi suspendre ma nouvelle étagère.
Sacha aimait à planter des clous et avait promis un jour à Ludmila de lui aider à arranger sa chambre. Il consentit aussitôt, heureux d’avoir un prétexte innocent pour sortir avec elle. Une odeur innocente, aigrelette de muguet s’exhalait de la robe de Ludmila et doucement le berçait.
Pour travailler, Ludmila changea de robe derrière le paravent et se montra à Sacha en court et coquet jupon, bras nus, pieds nus dans ses souliers, parfumée au fuchsia japonais, exquis, enivrant.
— Comme tu es élégante ! — dit Sacha.
— Élégante ? Regarde mes pieds, ils sont nus. Ludmila prononça ces paroles en les traînant, honteuse et câline.
Sacha haussa les épaules :
— Mais tu es toujours élégante ! Eh bien, à l’ouvrage. Avez-vous des clous ? — demanda-t-il préoccupé.
— Attends une seconde, — reste un instant avec moi, tu as l’air de n’être venu que pour affaire. Est-ce que cela t’ennuie de causer avec moi ?
Sacha rougit.
— Chère Ludmilotchka, — dit-il tendrement, — je resterais avec vous indéfiniment jusqu’à ce que vous me chassiez ; seulement j’ai des devoirs à faire.
Ludmila poussa un léger soupir et répondit lentement :
— Tu deviens de plus en plus beau, Sacha.
Le gamin s’empourpra et rit en tirant la langue.
— Qu’est-ce que vous racontez, — suis-je une jeune fille ? Je n’ai pas besoin d’être beau.
— Le visage est si beau, que doit être le corps ? Montre-le moi, jusqu’à la ceinture seulement, — priait Ludmila, frôlant Sacha et lui mettant les bras autour du cou.
— Quelle idée ! — dit-il, honteux et dépité.
— Mais il n’y a pas de mal ? — fit Ludmila insouciante, — tu n’as pas de secret à cacher.
— Si quelqu’un entrait ?
— Personne ne viendra, — continua Ludmila avec la même légèreté et la même insouciance, — fermons la porte à clef, personne ne pourra entrer.
Ludmila s’approcha vivement de la porte et tira le verrou. Sacha comprit que Ludmila ne plaisantait point. Des gouttelettes de sueur perlèrent sur son front, il dit :
— Il ne faut pas, Ludmilotchka.
— Pourquoi, petit sot ? — demanda Ludmila d’une voix persuasive.
Elle attira Sacha vers elle et se mit à déboutonner sa blouse.
Sacha se débattait, se cramponnait aux bras de Ludmila. Son visage exprimait la peur ; la honte envahit son âme. Il se sentait faiblir. Résolue, les sourcils froncés, Ludmila déshabilla Sacha. Elle lui enleva sa ceinture, et tant bien que mal lui tira sa blouse. Sacha se défendait désespérément. Ils luttaient, tournaient dans la chambre, se heurtaient aux tables et aux chaises. Une odeur fauve se dégageait de Ludmila, enivrait Sacha, le privait de ses forces.
D’un coup rapide à la poitrine, Ludmila renversa Sacha sur le canapé. De la chemise que tirait Ludmila un bouton sauta. Rapidement elle mit à nu l’épaule du gamin et essaya de sortir son bras de la manche.
En se défendant, Sacha, par mégarde, frappa la joue de Ludmila de la main. Il n’avait pas eu l’intention de le faire, mais le coup retentit sonore, en plein sur la joue de la jeune fille. Elle tressaillit, chancela, le sang lui monta au visage, mais elle ne lâcha pas Sacha.
— Méchant gamin, tu m’as battue ! — s’exclama-t-elle d’une voix étouffée.
Sacha, gêné, laissa retomber ses bras. Coupable, il regardait les raies blanchâtres qui se dessinaient sur la joue gauche de la jeune fille. Celle-ci profita de cet embarras. Preste, elle fit descendre la chemise jusqu’aux coudes. Sacha se ressaisit, s’élança de côté, mais ce fut pire. Ludmila d’un geste rapide tira les manches, la chemise descendit jusqu’à la ceinture. Sacha sentit le froid lui glacer le corps, une nouvelle vague de honte, lucide, impitoyable déferla sur lui. Il perdit la tête. Il était nu jusqu’à la ceinture.
Ludmila le tenait par le bras et de sa main tremblante caressait légèrement son dos nu cherchant à lire dans ses yeux baissés qui brillaient si étrangement sous les cils noirs jusqu’à paraître bleus.
Soudain les cils de Sacha frémirent, son visage se contracta en une grimace puérile, — et subitement il fondit en larmes.
— Insolente ! — criait-il en sanglotant, — lâchez-moi.
— Nigaud ! poupon ! — dit Ludmila irritée mais intimidée, repoussant le garçon.
Sacha se détourna, essuya ses larmes avec les paumes de ses mains. Il eut honte d’avoir pleuré. Il essaya de se maîtriser.
Ludmila contemplait avidement ses épaules nues.
Que de beauté recèle le monde ! — songeait-elle. — Pourquoi les hommes cachent-ils tant de beauté, pourquoi ?
Sacha serrant pudiquement ses épaules nues essayait de remettre sa chemise, mais celle-ci se tortillait, se chiffonnait entre ses mains tremblantes, et, malgré ses efforts, il ne réussissait pas à passer les manches. Sacha saisit la blouse, — tant pis pour la chemise, quelle reste où elle voudra.
— Ah ! vous craignez pour votre bien ! Je ne le volerai pas ! — dit Ludmila d’une voix métallique où tremblaient des larmes.
Elle lui jeta impétueusement sa ceinture et se tourna vers la fenêtre. Elle n’avait que faire de ce vilain gamin, emmailloté dans sa blouse grise.
Sacha endossa rapidement sa blouse, arrangea tant bien que mal sa chemise, et regarda Ludmila, craintif, indécis, honteux. Voyant qu’elle s’essuyait les joues, il s’approcha d’elle timidement, et la regarda, — les larmes qui coulaient des yeux de Ludmila l’empoisonnèrent d’une tendre pitié pour elle, — il n’éprouvait plus ni honte, ni dépit.
— Pourquoi pleurez-vous, Ludmilotchka ? — demanda-t-il doucement.
Il se souvint du coup qu’il lui avait donné, — ses joues s’empourprèrent.
— Je vous ai fait mal, pardonnez-moi. Ce n’était pas exprès, — hasarda-t-il timidement.
— Petit sot, qu’est-ce que cela te fait de rester un instant les épaules nues ? — dit Ludmila d’une voix plaintive. — As-tu peur que le soleil te brûle ? En perdras-tu la beauté et l’innocence ?
— Mais pourquoi y tiens-tu, Ludmila ? — demanda Sacha avec un léger mouvement de honte.
— Pourquoi ? — commença avec passion Ludmila, — parce que j’aime la beauté. Je suis une payenne, je suis une pécheresse. J’aurais dû naître dans l’antique Athènes. J’aime les fleurs, les parfums, les vêtements somptueux aux couleurs éclatantes, la nudité du corps. On dit qu’il y a une âme. Je ne sais, je ne l’ai jamais vue. À quoi bon ? Que je m’évanouisse, telle une ondine, tel un petit nuage sous le soleil. J’aime le corps — robuste, souple, nu, le corps qui peut jouir.
— Il peut aussi souffrir, — dit doucement Sacha.
Ludmila se précipita d’un élan et tomba à ses pieds.
— Mon idole, adolescent divin, — murmura-t-elle, couvrant ses mains de baisers, — une minute seulement, laisse-moi ne fût-ce qu’une minute admirer tes épaules.
Sacha poussa un soupir, baissa les yeux, rougit, et d’un geste gauche enleva sa blouse. Ludmila le saisit de ses mains brûlantes et couvrit de baisers les épaules frémissantes de honte.
— Vois-tu comme je suis obéissant ? — dit Sacha avec un sourire forcé, cachant sa confusion sous la plaisanterie.
Ludmila, fébrilement, couvrait de baisers les bras de Sacha depuis les épaules jusqu’aux doigts, — il la laissait faire, troublé, plongé dans des rêves cruels et passionnés. Les baisers de Ludmila brûlaient d’adoration, — ce n’était plus un jeune garçon mais un jeune dieu que dévoraient ses lèvres de feu, dans le culte fervent et mystique de la Chair qui s’épanouit.
Daria et Valeria, debout derrière la porte, se bousculaient, regardaient l’une après l’autre par le trou de la serrure, en proie à un trouble ardent et passionné.
— Il est temps que je m’habille, — dit enfin Sacha.
Ludmila soupira et avec la même expression de piété et de respect l’aida à passer sa chemise.
— Alors tu es une payenne ? — demanda Sacha émerveillé ?
Ludmila eut un joyeux éclat de rire.
— Et toi ?
— Comment donc ? mais je sais mon catéchisme par cœur.
Ludmila riait gaiement ; Sacha la regardant sourit et demanda :
— Si tu es une payenne, pourquoi vas-tu à l’église ?
Ludmila cessa de rire et devint pensive.
— Que faire ? — dit-elle, — il faut bien prier. Prier, pleurer, brûler des cierges, faire l’aumône, chanter le Te Deum. Moi aussi j’aime tout cela, les cierges, les veilleuses, l’encens, les chasubles, les chants, — si les chantres ont de belles voix, — les icônes, leurs ornements, les rubans. C’est si beau, tout cela. Et puis, j’aime encore… Lui… tu sais… le Crucifié…
Ludmila prononça ces dernières paroles tout doucement presque en murmurant, rougit comme une coupable et baissa les yeux.
— Tu sais, parfois je le vois en songe, — Lui… sur la croix ; sur son corps des gouttelettes de sang…
Depuis lors, Ludmila conduisit souvent Sacha dans sa chambre ; elle déboutonnait sa blouse. Tout d’abord Sacha fut gêné, les larmes lui montèrent aux yeux, mais bientôt il s’habitua. Calme, il regardait Ludmila descendre sa chemise, découvrir ses épaules, le caresser. Il finit par se déshabiller lui-même.
Ludmila avait du plaisir à le tenir enlacé, à demi nu, sur ses genoux et à le couvrir de baisers.
Sacha était tout seul à la maison. Il se souvint de Ludmila puis de ses propres épaules sous les regards brûlants de la jeune fille.
— Qu’est-ce qu’elle veut ? — songea-t-il.
Soudain, son visage s’empourpra, son cœur se mit à battre douloureusement. Une gaîté violente s’empara de lui. Il lança sa chaise au loin, fit plusieurs culbutes, se jeta par terre, sauta sur les meubles, — mille mouvements insensés le rejetaient d’un coin de la chambre à l’autre, son rire clair et sonore emplissait toute la maison.
À ce moment Kokovkina revint, entendit ce bruit extraordinaire et entra dans la chambre de Sacha. Perplexe, elle s’arrêta au seuil de la porte et hocha la tête.
— Mais tu es possédé, Sachenka ! — si encore tu étais avec tes camarades, mais tu es tout seul. N’as-tu pas honte, mon petit père ? — tu n’es plus si petit que ça.
Sacha restait immobile, confus, ses bras gourds affaissés. Il était encore tout frémissant d’émoi.
Une fois Kokovkina trouva Ludmila chez elle, qui donnait des bonbons à Sacha.
— Vous êtes la sœur gâteau, — dit la vieille avec douceur, — il aime les sucreries.
— Ah ! et lui, il m’appelle méchante, — se plaignit Ludmila.
— Oh, Sacha, comment peux-tu ? — dit Kokovkina avec un léger reproche. — Pourquoi ?
— Mais elle me tracasse, — balbutia Sacha.
Le visage empourpré, il regardait méchamment Ludmila. Elle riait.
— Cafarde, — murmura-t-il.
— Comment peux-tu être aussi grossier, Sacha, — le sermonnait Kokovkina. C’est défendu.
Sacha jeta un regard sur Ludmila et souriant dit doucement :
— Bien, je ne le ferai plus.
Maintenant, chaque fois que Sacha venait chez Ludmila, elle s’enfermait avec lui dans sa chambre et après l’avoir déshabillé lui essayait divers costumes. Le rire et la plaisanterie paraient leur douce honte.
Quelquefois Ludmila serrait Sacha dans son corset et lui mettait sa robe, au corsage décolleté. Les bras potelés et finement arrondis de Sacha, ses épaules bien rondes paraissaient très beaux. Sa peau légèrement brune avait un ton égal et tendre. La jupe, les souliers, les bas de Ludmila, comme faits pour Sacha, lui allaient à merveille. Vêtu d’une robe de fille, Sacha restait docilement assis et jouait de l’éventail. Ainsi déguisé, il prenait les manières d’une jeune fille. La ressemblance était frappante.
Une chose restait gênante, — les cheveux courts de Sacha. Lui mettre une perruque, ou lui attacher une natte, — Ludmila ne voulait pas, c’était désagréable.
Ludmila enseignait à Sacha à faire la révérence. Au début, il plongeait maladroitement et timidement. Mais bien qu’un peu raide, il ne manquait pas de grâce. Sacha rougissait, riait, s’appliquait beaucoup et coquetait en minaudant.
Parfois Ludmila prenait ses bras nus et minces et les couvrait des baisers. Sacha ne lui opposait aucune résistance et regardait Ludmila en riant. De temps à autre, il lui tendait ses bras lui-même et disait :
— Embrasse !
Mais tous deux préféraient les vêtements qu’avait confectionnés Ludmila. Le costume de pêcheur aux jambes nues, la tunique d’un jeune Athénien.
Après l’avoir ainsi paré, Ludmila, pâle, triste, restait immobile à le contempler.
Sacha, assis sur le lit de Ludmila, jouait avec les plis de sa tunique, remuait ses jambes nues. Ludmila, debout, en face de lui, le contemplait avec une expression d’émerveillement et de béatitude.
— Comme tu es sotte ! — dit Sacha.
— Il y a tant de bonheur dans ma sottise ! — balbutia Ludmila, — pâle, elle pleurait et couvrait de baisers les mains de Sacha.
— Alors, pourquoi pleures-tu ?
— La joie a blessé mon âme. Les sept glaives de la béatitude m’ont transpercé le cœur, — comment ne pleurerais-je pas ?
— Petite sotte, petite sotte, — riait Sacha.
— Et toi, es-tu intelligent ? — dit avec un soudain dépit Ludmila essuyant ses larmes et poussant un léger soupir. — Comprends, commença-t-elle d’une voix douce, persuasive, — il n’y a de sagesse et de bonheur que dans la folie.
— Ho ! dit Sacha incrédule.
— Il faut oublier, s’oublier soi-même, alors seulement on comprend tout. Les sages méditent-ils, qu’en penses-tu ?
— Bien sûr !
— Ils savent, tout simplement. Ce don leur est fait. Le sage n’a qu’à regarder, il voit tout.
Le soir d’automne tombait lentement. Un léger murmure derrière la fenêtre, le vent balançait les branches des arbres.
Sacha et Ludmila étaient seuls. Ludmila avait déguisé Sacha en pêcheur, — le vêtement de soie rose, — et l’avait allongé sur un lit bas. Elle s’assit pas terre, à ses pieds nus. Déchaussée, en simple chemise. Sur les vêtements et le corps de Sacha elle répandit des parfums. — Lourde, âcre était leur odeur comme l’immobile odeur d’une vallée enclose dans les montagnes, où fleurissent d’étranges fleurs.
De grosses perles éclatantes brillaient à son cou, des bracelets d’or et d’argent tintaient à ses bras. Son corps fleurait l’iris, — parfum suffocant, charnel, enivrant, qui induisait au sommeil et à la paresse, — saturé d’une exhalaison de lagunes mortes.
Ludmila languissait, soupirait, contemplait le visage hâlé de Sacha, ses cils noirs presque bleus, ses yeux de nuit profonde. Elle posa sa tête sur les genoux nus du garçon, ses cheveux blonds caressaient la peau brune, elle baisait le corps de Sacha et le parfum étrange et fort mêlé à cette odeur de jeune peau lui donnait le vertige.
Sacha restait étendu, un sourire paisible, incertain sur les lèvres. Un vague désir naissait en lui, l’oppressait doucement. Lorsque Ludmila baisa ses genoux et ses pieds, des rêves voluptueux et indécis l’envahirent. Il eût voulu lui faire quelque chose de doux ou de cruel, de tendre ou de honteux, — mais quoi ? Lui baiser les pieds ? La battre, la battre, longtemps, durement, avec de longues baguettes souples. La faire rire de joie ou crier de douleur ?
L’un et l’autre lui eussent été peut-être agréables, mais ce n’était pas assez. Que lui fallait-il encore ? Les voici tous deux, demi-nus, leur chair libre connaît le désir et la honte salutaire, — mais en quoi consiste le mystère de la chair ? Comment immoler son sang et son corps aux désirs de Ludmila et à sa propre honte ?
Ludmila languissait à ses pieds tantôt pâlissant des désirs inassouvis, tantôt glacée. Elle murmurait avec passion :
— Ne suis-je pas belle ? N’ai-je pas mes yeux brûlants ? N’ai-je mes cheveux profonds. Caresse-moi ! étreins-moi. Arrache mes bracelets, arrache mes colliers.
La peur serra le cœur de Sacha, d’irréalisables désirs pesaient lourdement sur lui.
Peredonov se réveilla de bon matin. Quelqu’un le regardait de ses yeux énormes, troubles, quadrangulaires. N’était-ce pas Puilnikov ? Peredonov s’approcha de la fenêtre et versa de l’eau sur le sinistre fantôme.
Tout était sortilège et miracle. La bizarre créature glapissait, bêtes et gens le regardaient avec malice et méchanceté. Tout lui était hostile, il était seul contre tous.
Au lycée, pendant les cours, Peredonov médisait de ses collègues, du proviseur, des parents, des élèves. Les enfants l’écoutaient perplexes. D’aucuns, serviles de nature, voulant être dans les bonnes grâces de Peredonov, l’approuvaient. Les autres restaient moroses et silencieux, mais prenaient chaleureusement la défense de leurs parents, quand le maître les insultait. Peredonov les regardait d’un œil sombre, craintif et s’éloignait d’eux, balbutiant des paroles indistinctes.
Parfois il divertissait les élèves par d’absurdes explications de textes :
On lisait un jour les vers de Pouchkine :
« L’aube s’éveille dans la brume froide,
Dans les champs se tait le bruit des labeurs.
Avec sa louve affamée,
Le loup s’aventure sur les routes. »
— Attendez, — dit Peredonov, — il faut bien comprendre ceci. — Il s’y cache une allégorie. Les loups se promènent deux à deux. Le loup avec sa louve affamée. Le mâle est rassasié, la femelle est affamée. La femme ne doit manger qu’après son mari. En tout la femme doit obéir à son mari.
Puilnikov était gai, il souriait et regardait Peredonov de ses yeux candides et trompeurs, noirs, profonds comme un abîme. La figure de Sacha tourmentait et séduisait Peredonov. Le maudit garçon l’ensorcelait avec son sourire malicieux.
Et puis, était-ce bien un garçon ? Peut-être sont-ils deux : un frère et une sœur ? Pas moyen de discerner où est l’une et où est l’autre. Peut-être même sait-il se métamorphoser en fille ? Ce n’est pas pour rien qu’il est toujours si propre, — pour se transformer en fille, il doit se rincer dans différentes eaux magiques, — autrement il n’y réussirait pas. Et puis, il sent toujours le parfum.
— À quoi vous êtes-vous parfumé, Puilnikov, — demanda Peredonov, — au patchouli ?
Les élèves partirent d’un éclat de rire. Sacha, légèrement offensé, rougit et ne répondit rien.
Peredonov ne pouvait comprendre le simple désir de plaire, de n’être pas désagréable. Semblable désir même chez un garçon lui paraissait un piège. Quelqu’un fait un brin de toilette… c’est clair, c’est pour le séduire. Sinon, à quoi bon se parer ? L’élégance et la propreté lui répugnaient, les parfums avaient pour lui une odeur fétide ; à tous les parfums, il préférait la salutaire odeur des champs fumés, utile, selon lui, à la santé. Se parer ! se tenir propre, se laver, — tout ça exige du temps et du travail ; or, la pensée du travail plongeait Peredonov dans l’angoisse et la terreur. Que ce serait bien de ne rien faire ! manger, dormir, boire et c’est tout !
Les camarades taquinaient Sacha parce qu’il était parfumé au « patchouli » et que Ludmilotchka était amoureuse de lui. Il s’empourprait et ripostait avec ardeur : amoureuse de lui, pas du tout ! — ce ne sont qu’inventions de Peredonov ; celui-ci avait demandé Ludmila en mariage, elle lui avait répondu par un pied de nez ; fâché, il faisait circuler sur elle de vilains bruits. Ses camarades le crurent, — on connaissait Peredonov, — mais continuèrent à le taquiner : taquiner, c’est si amusant !
Peredonov parlait obstinément et à tout le monde de la perversité de Puilnikov.
Il s’est collé avec Ludmilka, — racontait-il. — Ils s’embrassent avec tant d’ardeur qu’elle a déjà fait un gosse, maintenant elle en porte un second.
En ville, on jasait de l’amour de Ludmila pour le collégien avec force exagérations et détails stupides et scabreux. Peu de personnes y ajoutaient foi : Peredonov avait trop exagéré. Cependant, ceux qui aimaient taquiner, — il y en avait pas mal dans notre ville, — demandaient à Ludmila :
— Comment vous êtes-vous amourachée d’un gamin ? C’est une offense pour les jeunes gens.
Ludmila riait et répondait :
— Des blagues !
Les citadins regardaient Sacha avec une curiosité lubrique. La veuve du général Polyanov, une dame riche, d’origine bourgeoise, s’enquit de son âge et le trouva encore trop jeune, mais décida, qu’au bout de deux ans, on pourrait le faire venir et s’occuper de son développement.
Sacha, affligé de toutes ces taquineries, fit des reproches à Ludmila. Il alla même jusqu’à la frapper, ce qui ne fit que provoquer le rire sonore de la jeune fille.
Cependant, pour mettre un terme à ces commérages stupides et pour éviter des ennuis à Ludmila, tous les Routilov et leurs innombrables parents et amis se liguèrent contre Peredonov. Ils n’eurent pas de peine à démontrer que tous ces racontars n’étaient que les produits d’une imagination démente. La conduite bizarre de Peredonov inclinait beaucoup de personnes à croire à ces explications.
En même temps, affluaient chez le préfet de l’arrondissement scolaire les dénonciations contre Peredonov. On fit une enquête auprès du proviseur. Khripatch s’en tint à ses rapports antérieurs et ajouta que la présence de Peredonov au lycée devenait dangereuse, sa folie faisant de rapides progrès.
Peredonov était en proie à des hallucinations insensées. Le monde des spectres lui cachait le monde réel. Ses yeux hagards, vides, erraient, sans se poser nulle part, comme s’ils fouillaient par delà les choses, de l’autre côté du monde matériel, où ils cherchaient quelque lumière.
Quand il était seul, il causait avec lui-même, proférait des menaces vides de sens :
— Je te tuerai ! je t’égorgerai !
Varvara écoutait et ricanait.
Ça ne fait rien, enrage, enrage, — pensait-elle avec une joie méchante.
Elle croyait que ce n’était que de la colère : il comprend qu’on l’a dupé et s’emporte. Il ne perdra pas la raison, — cet imbécile n’a rien à perdre. Et même s’il la perdait, — peu importe, la folie amuse les sots !
— Vous savez, Ardalion Borissitch, — dit une fois Khripatch, — vous avez très mauvaise mine.
— J’ai mal à la tête.
— Savez-vous, très honoré Peredonov, — continua prudemment Khripatch, — je vous conseille de rester quelque temps sans venir au lycée. Vous devriez vous épargner, soigner vos nerfs qui me paraissent en très mauvais état.
Ne pas aller au lycée ! Certainement, — songea Peredonov, — c’est ce qu’il y a de mieux. Comment cette idée ne lui était-elle pas venue auparavant ? Se dire malade, rester chez soi, voir ce qui en résulterait.
— Oui, oui, je ne viendrai plus, je suis malade, — dit-il joyeusement à Khripatch.
Entre temps le proviseur écrivit encore une fois à l’arrondissement scolaire, de jour en jour il attendait l’expertise médicale. Mais les fonctionnaires ne se hâtaient pas. N’est-ce pas pour ça qu’ils sont fonctionnaires ?
Peredonov n’allait pas au lycée et de son côté attendait.
Les derniers jours il fut aux petits soins pour Volodine. Il ne le quittait pas des yeux, — l’animal aurait pu lui nuire. Dès le matin, à peine réveillé, Peredonov pensait à lui avec angoisse. Où est-il en ce moment ? que fait-il ?
Parfois il croyait l’apercevoir : les nuages passent dans le ciel comme un troupeau de moutons, parmi eux court Volodine en bêlant, son melon sur la tête. Dans la fumée qui s’échappe des cheminées, de temps à autre, passe rapidement le même Volodine grimaçant et bondissant dans l’air.
Volodine pensait et racontait à tout le monde avec fierté que Peredonov l’aimait tant qu’il ne pouvait se passer de lui.
— Varvara l’a dupé, — disait-il, — il voit que je suis son unique et fidèle ami, il s’attache à moi.
À peine Peredonov sortait-il de chez lui pour aller chez Volodine, que celui-ci se précipitait à sa rencontre, melon en tête, canne en main ; le voilà qui marche en sautillant, bêle et rigole joyeusement.
— Pourquoi mets-tu toujours un melon ? — lui demanda une fois Peredonov.
— Et pourquoi n’en porterais-je pas, Ardalion Borissitch ? — répondit gaiement et judicieusement Volodine, — c’est modeste et comme il faut. La casquette à cocarde m’est interdite, le haut de forme, — c’est pour les aristocrates, ce n’est pas pour nous.
On se rendit chez Peredonov.
— Ce qu’il faut marcher, — bougonna celui-ci.
— L’exercice est bon pour la santé, Ardalion Borissitch, — raisonnait Volodine, — un peu de travail, un peu de promenade, un peu de nourriture et tu te porteras très bien.
— Ho, ho, — répliqua Peredonov, — penses-tu que dans deux ou trois cents ans les hommes travailleront encore ?
— Et comment donc ? Pas de pain sans travail. Le pain, on le donne contre de l’argent, et l’argent, il faut le gagner.
— Je ne veux pas de pain.
— Mais, il n’y aura ni brioche, ni gâteaux, — dit Volodine en chevrotant, — pas de vodka, pas de liqueurs.
— Non, les hommes ne travailleront plus eux-mêmes, on aura des machines pour tout, — on n’aura qu’à tourner la manivelle comme dans l’orgue de Barbarie, et ça y sera… Bien que, tourner la manivelle soit ennuyeux aussi.
Volodine devint pensif, pencha la tête et fit la lippe.
— Oui, — dit-il rêveur, — ce sera très bien. Seulement, nous ne serons plus là pour le voir.
Peredonov lui jeta un regard sournois :
— Toi, tu n’y seras plus, mais moi, si.
— Dieu vous entende ! — dit joyeusement Volodine, — vivez deux cents, trois cents ans, grimpez même jusqu’à quatre cents.
Peredonov n’eut même plus recours aux exorcismes. Advienne que pourra ! C’est lui qui aura raison de tous, seulement il faut se tenir sur ses gardes et ne pas céder.
À la maison, assis dans la salle à manger et buvant avec Volodine, Peredonov lui parlait de la princesse.
La princesse, dans son imagination, devenait de jour en jour plus décatie et plus terrible : jaune, ridée, voûtée d’énormes canines, méchante, — elle ne lâchait pas Peredonov.
— Elle a deux cents ans, — racontait-il et avec une étrange angoisse il regardait droit devant lui. — Elle veut que je me colle de nouveau avec elle. Elle refuse de me donner le poste avant.
— Quelles prétentions ! — dit Volodine en hochant la tête, — c’est une ruine !
Peredonov était hanté par l’idée du meurtre. À Volodine, avec un féroce froncement de sourcils, il disait :
— J’en ai déjà un… là… derrière les tentures. L’autre je le clouerai sous le plancher.
Sans s’effrayer, Volodine ricanait.
— Sens-tu comme il pue là derrière les tapisseries ?
— Non, je ne sens rien.
— Tu as le rhume, ton nez est bouché, — mais oui, il est devenu rouge tous ces derniers temps… Il est là derrière les papiers… il se décompose.
— Une punaise ! — cria Varvara en se tordant. Peredonov regardait d’un air grave et stupide.
De plus en plus obsédé par sa folie, Peredonov commença à écrire des dénonciations contre les figures de cartes, — contre la menue créature grise, le mouton, — qui n’était qu’un imposteur, se faisait passer pour Volodine, aspirant à un poste élevé, mais n’était en réalité qu’un simple mouton, — contre les destructeurs des forêts, — pour avoir abattu les bouleaux, impossible maintenant de corriger les enfants ; on a laissé les trembles intacts, mais que faire des trembles ?
Lorsqu’il rencontrait des lycéens, Peredonov par ses paroles impudentes et ineptes épouvantait les petits et faisait rire les grands. Les grands le suivaient en foule, se dispersant et se sauvant sitôt qu’ils apercevaient un autre professeur ; les petits se sauvaient d’eux-mêmes.
Partout sortilège et miracle autour de Peredonov. Des hallucinations l’obsédaient, arrachant de sa poitrine des vagissements et des râles sauvages. La menue créature grise lui apparaissait tantôt ensanglantée, tantôt flamboyante, elle râlait, hurlait et ses hurlements cassaient la tête à Peredonov. Le chat prenait des dimensions fabuleuses, frappait le sol de ses bottes, se transformait en un géant roux avec de longues moustaches.
Sacha, sorti après dîner, n’était pas revenu à l’heure convenue, — sept heures. Kokovkina s’inquiéta : Dieu veuille qu’il n’ait pas rencontré un des professeurs ! On le punirait et ce serait gênant pour elle. Elle avait toujours eu des pensionnaires bien élevés qui ne se promenaient pas dans les rues la nuit.
Kokovkina partit à la recherche de Sacha. Mais où aller ? — chez les Routilov naturellement.
Par malheur, ce jour-là, Ludmila avait oublié de fermer la porte à clef. Kokovkina entra, et que vit-elle ?
Sacha, debout devant la glace, déguisé en femme, jouait de l’éventail. Ludmila, riant de tout son cœur, arrangeait les rubans d’une ceinture aux vives couleurs.
— Mon Dieu ! — s’écria Kokovkina épouvantée, — qu’est-ce que cela signifie ? Pendant que je m’inquiète, il joue la comédie. Quelle honte ! s’affubler d’une jupe de femme ! Et vous, Ludmila Platonovna, comment n’avez-vous pas honte ?
Au premier moment, Ludmila se sentit déconcertée, mais elle se ressaisit bien vite. Tout en riant joyeusement, elle prit Kokovkina par la taille, la fit asseoir dans un fauteuil, et lui conta une histoire qu’elle venait d’improviser sur-le-champ :
— Nous voulons jouer une petite pièce en famille, — je ferai le garçon, et lui la fille, ce sera très drôle.
Sacha, cramoisi, effrayé, avait les larmes aux yeux.
— Quelle bêtise ! — dit Kokovkina irritée, — il faut qu’il fasse ses devoirs et non du théâtre. En voilà encore des inventions ! Alexandre, habille-toi à l’instant, et rentre avec moi.
Ludmila, riant d’un rire sonore et gai, embrassa Kokovkina, — et la vieille pensa : cette joyeuse fille est comme une enfant et Sacha, par bêtise, est heureux de se plier à tous ses caprices. Le rire gai de Ludmila faisait croire à un simple jeu d’enfant pour lequel il ne restait qu’à gronder légèrement. Kokovkina grogna, fit une mine sévère et mécontente, mais déjà son cœur était calme.
Sacha changea de robe derrière le paravent, où se trouvait le lit de Ludmila. Kokovkina l’emmena et le gronda tout le long du chemin. Sacha, confus et effrayé, n’essayait même pas de se justifier. « Que sera-ce à la maison ? » — songeait-il craintif.
Chez elle, Kokovkina le traita sévèrement pour la première fois : elle le fit mettre à genoux. Mais cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que la vieille, touchée par la mine repentie de l’enfant et par ses larmes silencieuses, lui pardonna.
— Voyez-moi ça — il sent le parfum à une lieue, — grogna-t-elle.
Sacha fit la révérence, lui baisa la main, — la politesse de l’enfant puni toucha encore davantage la vieille femme.
Cependant l’orage était prêt à éclater sur la tête de Sacha. Varvara et Grouchina avaient écrit une lettre anonyme à Khripatch pour l’informer que le collégien Puilnikov, épris de mademoiselle Routilov, passait chez elle des soirées entières et se livrait à la débauche.
Khripatch se souvint d’une conversation à laquelle il avait récemment assisté. Un de ces derniers jours, à une soirée chez le maréchal de la noblesse, on avait fait une allusion, que personne d’ailleurs n’avait comprise, à une jeune fille amoureuse d’un adolescent. On parla immédiatement d’autre chose ; tous les interlocuteurs, en gens bien élevés, par une sorte d’accord tacite, pensant que ce sujet de conversation était déplacé devant Khripatch, feignirent de n’en pas vouloir parler devant les dames. D’ailleurs l’histoire manquait de vraisemblance et d’intérêt. Khripatch avait remarqué tout cela mais il n’était pas assez naïf pour interroger quelqu’un. Il était persuadé qu’il serait bientôt au courant de tout. Les nouvelles arrivent d’elles-mêmes d’une manière ou d’une autre, mais toujours à temps. La lettre en question lui apporta justement la nouvelle qu’il attendait.
Khripatch ne crut pas une seconde à la dépravation de Puilnikov, ni à la perversité de ses relations avec Ludmila.
Tout cela, — pensait-il, — a été inventé par Peredonov et alimenté par la méchante et envieuse Grouchina. Cependant, cette lettre montre qu’il circule des bruits regrettables qui peuvent jeter le discrédit sur le lycée. Il faut prendre des mesures.
Il pria tout d’abord Kokovkina de passer chez lui pour qu’elle l’informât des incidents qui avaient pu contribuer à faire naître ces bruits désagréables.
Kokovkina savait déjà de quoi il s’agissait. Elle avait été mise au courant d’une façon encore plus simple que le directeur. Grouchina l’ayant guettée dans la rue, l’avait interpellée et lui avait raconté que Ludmila avait complètement débauché Sacha.
Kokovkina fut stupéfaite. À la maison, elle accabla Sacha de reproches. Elle était d’autant plus fâchée que tout s’était passé sous ses propres yeux, et que Sacha allait chez les Routilov avec sa permission. Sacha fit semblant de ne rien comprendre et demanda :
— Mais qu’ai-je fait de mal ?
Kokovkina était confondue.
— De mal ? Comme si tu ne le savais pas toi-même ? Y a-t-il si longtemps que je t’ai trouvé en jupon ? Tu l’as déjà oublié ? effronté que tu es.
— Mais qu’y a-t-il de mal ? Vous m’avez déjà puni pour cela. Et puis, ce n’était pas une jupe volée !
— Tu oses répondre ! — riposta Kokovkina troublée, — je t’ai puni trop légèrement sans doute.
— Eh bien, punissez-moi plus sévèrement, — répondit Sacha avec obstination et de l’air de quelqu’un maltraité injustement. Vous m’avez pardonné alors, et maintenant vous trouvez que la punition était insuffisante. — Mais je ne vous ai pas priée de me pardonner, — j’aurais pu rester à genoux toute la soirée. Pourquoi me reprocher cela tout le temps ?
— En ville on commence déjà à jaser de toi et de ta Ludmila.
— Et que dit-on ? — fit Sacha avec une curiosité innocente.
De nouveau Kokovkina se troubla.
— Ce qu’on dit ? — c’est facile à deviner ! Tu le sais toi-même. Peu de bien, en tout cas. Que tu t’amuses trop avec ta Ludmilotchka, voilà ce qu’on dit.
— C’est bien, je ne jouerai plus avec elle, — promit Sacha aussi tranquillement que s’il se fût agi de jouer à colin-maillard.
Bien qu’il eût le cœur gros, il prit une mine innocente. Il chercha à savoir par Kokovkina ce qu’on racontait à son sujet et craignait d’entendre quelques paroles grossières. Que pouvait-on dire sur leur compte ? Les fenêtres de la chambre de Ludmila donnaient sur le jardin, et puis, la jeune fille baissait toujours les rideaux. Et si quelqu’un les avait épiés, comment oserait-on parler de cela ? Peut-être s’agit-il de paroles blessantes et déplacées ? ou tout simplement, on dit qu’il va trop souvent chez elle.
Le jour suivant Kokovkina reçut une convocation du proviseur. La vieille en fut complètement bouleversée. Elle n’en dit rien à Sacha, se prépara en cachette et se rendit au lycée pour l’heure indiquée. Khripatch lui communiqua avec amabilité et douceur les lettres qu’il venait de recevoir. Elle fondit en larmes.
— Calmez-vous, madame, nous ne vous accusons de rien, — dit le proviseur, — nous vous connaissons très bien. Évidemment, il faudra à l’avenir surveiller Sacha de plus près. Racontez-moi seulement ce qui s’est passé.
En rentrant de chez le proviseur Kokovkina accabla Sacha de nouveaux reproches.
— J’écrirai à ta tante, — dit-elle en pleurant.
— Je ne suis pas coupable, que ma tante vienne, je n’ai pas peur, — répondit Sacha en pleurant à son tour.
Le jour suivant le proviseur fit venir Sacha et d’un ton sévère et sec :
— Je désire savoir quelles amitiés vous avez liées en ville.
Sacha regarda le proviseur avec des yeux calmes, menteurs et innocents.
— Quelles amitiés ? — dit-il, — Olga Vassilievna les connaît, je ne vais que chez mes camarades et chez les Routilov.
— C’est justement d’eux qu’il s’agit… que faites-vous chez les Routilov ?
— Rien d’extraordinaire, — répondit Sacha du même air innocent, — nous lisons la plupart du temps. Mesdemoiselles Routilov aiment beaucoup la poésie. Je rentre toujours à la maison vers sept heures.
— Peut-être pas toujours ? — fit Khripatch en fixant sur Sacha un regard qu’il s’efforçait de rendre pénétrant.
— Oui, une fois je suis revenu en retard, — dit Sacha avec la franchise d’un garçon innocent, — mais j’ai été puni par Olga Vassilievna, et je n’ai plus recommencé.
Khripatch se tut un instant. Les réponses calmes de Sacha le mettaient dans une impasse. En tout cas il était nécessaire de le sermonner, mais comment et pourquoi ? Il ne fallait pas suggérer à l’enfant de mauvaises idées qu’il n’avait pas encore (Khripatch du moins en était convaincu), — ne pas le blesser, — et pourtant tâcher de prévenir les désagréments futurs que pouvait entraîner cette amitié.
Khripatch pensa que c’était très difficile d’être pédagogue, la responsabilité est trop grande, surtout si on a l’honneur d’être à la tête d’un établissement d’instruction publique. Oui, la tâche du pédagogue est difficile. Cette idée banale donna des ailes aux pensées engourdies de Khripatch. Il commença un discours rapide, net, monotone. Sacha l’écoutait, d’une oreille distraite.
— … comme lycéen, votre premier devoir est d’étudier… on ne peut pas se laisser entraîner par ses amis quelque agréables et irréprochables qu’ils soient… en tout cas, je vous assure que la compagnie des garçons de votre âge vous sera beaucoup plus utile… Il faut tenir à votre réputation et à celle de votre école… Enfin, — je vous déclare franchement que j’ai des raisons de croire que vos relations avec les jeunes filles ont un caractère de liberté inadmissible à votre âge et absolument contraire aux règles de bienséance généralement admises.
Sacha fondit en larmes. Il était peiné qu’on ait pensé du mal de sa chère petite Ludmilotchka et parlé d’elle comme de quelqu’un avec qui on pouvait se conduire librement et sans respect.
— Je vous jure, que je n’ai rien fait de mal, — affirma-t-il, — nous avons lu un peu, nous nous sommes promenés, nous avons joué et c’est tout.
Khripatch lui donna quelques tapes sur l’épaule et d’une voix sèche qu’il s’efforçait de rendre douce :
— Écoutez, Puilnikov…
(Pourquoi n’appellerait-il pas une fois le garçon par son nom Sacha ? Est-ce conforme à l’étiquette, et n’y a-t-il pas de circulaire ministérielle à ce sujet ?)
— Je vous crois, vous n’avez rien fait de mal, seulement, je vous prie de mettre fin à ces fréquentes visites. Ce sera beaucoup mieux, croyez-moi. Ce n’est pas seulement le conseil de votre professeur et de votre supérieur mais de votre ami.
Il ne restait à Sacha qu’à remercier, saluer et ensuite obéir. Dès lors il ne put aller voir Ludmila que par échappée, pour cinq ou dix minutes, — mais malgré tout, il essayait de passer chez elle chaque jour. Cela l’ennuyait beaucoup, — il passait son dépit sur Ludmila. Souvent il la traitait d’imbécile, de bourrique, et allait même jusqu’à la battre. Ludmila ne ripostait que par des rires.
Le bruit courut que les acteurs du théâtre de la ville organisaient un bal masqué avec des prix pour les meilleurs costumes. On exagéra la valeur des prix : la dame devait recevoir une vache, le monsieur une bicyclette. Ces nouvelles émurent tous les citadins. Chacun voulait gagner : c’étaient des lots d’importance. On se dépêchait de faire des costumes. On dépensait sans compter. On cachait les costumes inventés même à ses meilleurs amis, pour que personne ne pût dérober la lumineuse idée.
Lorsque parut l’annonce du bal, — d’énormes affiches collées sur les murs et envoyées aux personnes éminentes, — on s’aperçut qu’il n’y avait ni vache, ni bicyclette, mais un éventail pour la dame et un album pour le monsieur. Cette nouvelle désappointa et irrita tout le monde. De toutes parts s’élevaient des protestations :
— Ça valait bien la peine de faire tant de dépenses !
— Des prix pareils ! — mais on se fiche de nous !
— Ils auraient dû l’annoncer dès le début.
— C’est seulement chez nous qu’on peut traiter le public de cette façon !
On continuait pourtant à préparer les costumes. Quels que fussent ces prix, c’était toujours flatteur de les obtenir.
À aucun moment, Daria et Ludmila ne s’intéressèrent aux prix. Une vache ? qu’en feraient-elles ? Un éventail ! comme si elles n’en avaient jamais vu ? D’ailleurs qui décernerait les prix ? Pouvait-on se fier au goût du jury ? Mais les deux sœurs se passionnèrent pour l’idée suggérée par Ludmila, d’envoyer au bal Sacha déguisé en femme, — tromper ainsi toute la ville et s’arranger en sorte qu’il reçût le prix. Valeria faisait semblant de consentir.
Envieuse et faible comme une enfant, elle éprouvait du dépit, — Sacha n’était pas son chéri à elle, — mais elle n’osait contrarier ses sœurs aînées. Elle dit seulement avec une moue dédaigneuse :
— Il n’osera pas.
— Et pourquoi ? — riposta résolument Daria, nous nous arrangerons pour que personne n’en sache rien.
Lorsque les sœurs firent part à Sacha de leur projet, Ludmila ajouta :
— Nous te déguiserons en japonaise.
Sacha bondit et poussa un cri de joie. Advienne que pourra ! — Surtout si personne n’en sait rien.
En tout cas, il consentit. Comment résister ? c’est si amusant de duper tout le monde.
On décida sur-le-champ de déguiser Sacha en Geisha. Les sœurs préparèrent tout en grand secret, et n’en soufflèrent mot ni à Larissa ni à leur frère. Un dessin d’étiquette sur un flacon de Korylopsis servit de modèle à Ludmila pour le costume de la Geisha. Une robe de soie jaune doublée de satin rouge, longue et large comme un kimono ; sur la robe étaient brodées de grosses fleurs aux formes bizarres.
Les jeunes filles fabriquèrent elles-mêmes l’éventail et l’ombrelle, — l’éventail en papier de soie avec des dessins sur une monture en bambou, l’ombrelle en soie rose avec un manche également en bambou. Aux pieds des bas roses et de petites socques japonaises.
L’habile Ludmila dessina également le masque de la Geisha, — un minois jaunâtre mais charmant, maigrillot, au sourire léger et immobile, des yeux obliques, une bouche mince et petite. Il avait fallu faire venir de Pétersbourg la perruque noire aux cheveux lisses et luisants !
Il fallait trouver le temps d’essayer le costume, or Sacha ne pouvait venir qu’à la dérobée et même pas chaque jour. Mais on trouva une solution. Le garçon s’évada par la fenêtre la nuit quand Kokovkina dormait. L’escapade réussit.
Varvara fit aussi ses préparatifs pour le bal. Elle acheta un masque à gueule stupide ; quant au costume, elle ne s’en embarrassa point, — elle se déguisa en cuisinière. Elle accrocha à sa ceinture une écumoire, affubla sa tête d’un bonnet blanc, retroussa ses manches jusqu’aux coudes, mit sur ses bras beaucoup de rouge, — une cuisinière qui vient de quitter son fourneau. Son costume était tout prêt. Si elle obtenait le prix — tant mieux, sinon — tant pis.
Grouchina eut l’idée de se déguiser en Diane. Varvara pouffa de rire et demanda :
— Mettrez-vous aussi un collier ?
— Que ferais-je d’un collier ?
— Et comment donc, — Diane, une chienne, et sans collier ?
— Qu’est-ce que vous racontez ! Diane la déesse — pas la chienne.
Varvara et Grouchina s’habillèrent ensemble. Le costume de Grouchina était vraiment par trop léger : épaules et bras nus, poitrine et dos nus aussi, pas de bas, de tout petits souliers, les jambes nues jusqu’aux genoux, le vêtement très ténu en toile blanche, bordée de rouge, mis directement sur le corps, — la tunique courte, mais large, avec une profusion de plis. Varvara dit en ricanant :
— C’est un peu nu.
Grouchina clignant de l’œil répondit avec effronterie :
— Tous les hommes me courront après.
— Et pourquoi tant de plis ?
— J’y fourrerai des bonbons pour mes diablotins.
Tout ce que Grouchina avait dévoilé avec tant de hardiesse était beau, — mais quels contrastes ! Sur la peau des piqûres de puces, des manières grossières, des paroles d’une trivialité insupportable. Ici encore la beauté était outragée.
Peredonov croyait qu’on avait organisé ce bal exprès pour lui tendre un piège. Il y alla cependant, — mais sans se costumer, en redingote. Pour voir de ses propres yeux quel complot on tramait.
La pensée du bal masqué réjouit Sacha quelques jours. Mais après survinrent des doutes. Comment s’évader de la maison ? Surtout après tous les ennuis de ces derniers jours. Si on venait à découvrir la chose, on le renverrait certainement du lycée.
Dernièrement, le surveillant, un jeune homme si libéral qu’il n’appelait même pas le chat Vaska mais Vassili, distribuant les récompenses, dit à Sacha :
— Faites attention, Puilnikov, il faut travailler.
— Mais je n’ai pas de mauvaises notes, — répliqua Sacha avec insouciance.
Le cœur lui manqua. Qu’allait dire encore le professeur ? Non, rien, il ne souffla mot, se contentant de le regarder avec sévérité.
Le jour du bal, Sacha crut qu’il n’aurait jamais le courage d’y aller. C’était trop effrayant.
Seulement, — le costume tout prêt chez les Routilov, — allait-il être perdu ? Et tous les rêves, tout le travail inutiles ? Ludmilotchka pleurera. Non, il faut aller.
L’habitude de dissimuler contractée ces dernières semaines aida Sacha à cacher son trouble à Kokovkina. Par bonheur la vieille allait se coucher très tôt. Sacha, lui aussi, se mit au lit de bonne heure, — pour mieux dissimuler sa fraude, il se déshabilla, mit ses vêtements sur une chaise près de la porte, et ses souliers dans le couloir.
Il ne lui restait qu’à s’évader, — ce qui était le plus difficile. Le chemin était tout tracé, celui qu’il avait pris l’autre fois, pour l’essayage ; par la fenêtre.
Sacha mit sa blouse claire suspendue dans l’armoire de sa chambre, — de légers souliers d’intérieur et sauta sans bruit par la fenêtre, ayant eu soin de choisir le moment où on n’entendait ni voix ni pas.
Une pluie fine tombait. Il faisait froid, sombre. La rue était sale. Il semblait à Sacha qu’on allait le reconnaître. Il ôta sa casquette, ses souliers, les jeta dans sa chambre, retroussa son pantalon et courut, sautillant pieds-nus sur les pavés glissants. Dans les ténèbres on voit mal les visages, surtout quand on court : si quelqu’un le rencontrait, on le prendrait pour un gamin, qu’on a envoyé faire une course.
Valeria et Ludmila se confectionnèrent des costumes simples mais assez pittoresques ; Ludmila était vêtue de morceaux de soie et de velours rouges. Valeria, mince et fragile, — en soie noire et en dentelles, à la main un éventail de guipure noire. Daria ne se fit pas de nouveau costume, il lui restait le costume turc de l’année dernière, elle le mit tout simplement.
— Ça ne vaut pas la peine de se creuser la tête, — dit-elle résolument.
Lorsque Sacha accourut, les trois jeunes filles se mirent à l’habiller. Sacha était inquiet surtout pour la perruque.
— Et — si elle allait tomber ? — répétait-il craintif.
Enfin on attacha la perruque avec des rubans noués sous le menton.
Le bal masqué eut lieu dans la maison du cercle, — bâtiment de pierre rouge vif à deux étages, ressemblant à une caserne, situé sur la place du marché. Gromov Tchistopolsky, imprésario et acteur du théâtre de la ville, avait été chargé de tout organiser.
Sur le perron abrité par un auvent de toile, brûlaient des lampions. La foule amassée dans la rue accueillait les masques par des remarques critiques, malveillantes pour la plupart, d’autant plus que sous les manteaux on ne voyait pas les costumes et la foule ne pouvait juger que par instinct. Les agents s’employaient avec zèle à assurer l’ordre. Au salon, en qualité d’invités, se trouvaient déjà le sous-préfet et le commissaire de police.
Chaque invité recevait à l’entrée deux billets : un rose pour le plus beau costume de femme, l’autre vert pour le plus beau costume d’homme. Il fallait les donner à qui de droit. D’aucuns s’enquéraient :
— Peut-on garder son billet pour soi ?
Au début, le caissier surpris demandait :
— Pourquoi ?
— Si c’est mon costume que je trouve le plus beau ? — ripostait-on.
Ensuite, le caissier ne s’étonnait plus de la question et, d’un rire narquois (il était mordant le jeune homme), répondait :
— Faites seulement. Vous pouvez même les garder tous deux.
Les salles étaient assez malpropres. Dès le commencement, la foule paraissait légèrement ivre. Dans les chambres étroites, aux murs et aux plafonds enfumés, brûlaient des lustres tordus ; lourds, énormes, ils semblaient absorber toute la pièce. Les portières passées étaient si sales qu’on avait peur de les frôler.
Çà et là, des groupes se formaient, on entendait des exclamations et des éclats de rire, c’était des curieux qui suivaient les masques burlesques.
Le notaire Goudaievski représentait un Peau-Rouge : des plumes de coq dans les cheveux, un masque rouge-cuivre à ramages verts, une veste de cuir, un plaid à carreaux jeté sur l’épaule et de grandes bottes à glands, verts. Il gesticulait avec ses bras, sautait, marchait au pas de gymnastique, jetant en avant son genou courbé et nu.
Sa femme s’était costumée en épi. Elle avait une robe bigarrée faite de morceaux d’étoffe verts et jaunes, toute hérissée d’épis qui piquaient et égratignaient tout le monde. C’était à qui la déplumerait. Furieuse, elle lançait des injures à tout venant :
— Je vais vous griffer ! — glapissait-elle.
On riait aux éclats sur son passage.
— Où a-t-elle glané tant d’épis ? — demanda quelqu’un.
— Elle a fait sa provision cet été, — répondit-on dans la foule, — tous les jours, elle allait en voler dans les champs.
Quelques jeunes fonctionnaires imberbes, amoureux de Goudaievska, — à qui elle avait dit à l’avance comment elle serait costumée, — la suivaient. Ils recueillaient pour elle les billets, presque par force, lançant des gros mots. À ceux qui manquaient d’audace, ils les arrachaient tout simplement.
D’autres dames costumées faisaient faire la chasse aux billets par leurs cavaliers. Certaines regardaient avec avidité les billets qui restaient et les quémandaient. On leur répondait par des grossièretés.
Une dame triste, déguisée en Nuit, — une robe bleu foncé, une étoile de verre et un croissant, en papier d’argent sur le front, — dit timidement à Mourine :
— Donnez-moi votre billet.
Mourine grossièrement :
— À toi ? Un billet ? Avec ta gueule !
La Nuit bougonna quelque chose avec rage et s’éloigna. Elle aurait voulu montrer au moins, deux ou trois billets à la maison : Voyez-vous, — aurait-elle pu dire, — on m’en a donné aussi. Vains sont quelquefois les désirs modestes !
La maîtresse d’école Scobotchkina était déguisée en ours, c’est-à-dire, elle avait jeté sur ses épaules une peau de fauve à longs poils, et, sur sa tête, en guise de casque, elle avait ajusté une énorme tête d’ours. Le loup traditionnel dissimulait à demi son visage. C’était grotesque au fond mais ce déguisement convenait à sa carrure massive et à sa voix claironnante. L’ours se promenait à pas pesants et rugissait à faire trembler les lustres.
Beaucoup de gens trouvèrent l’ours à leur goût. On lui donna pas mal de billets mais, n’ayant pas d’habiles cavaliers à ses ordres, elle ne sut pas les conserver. Quelques marchands, enchantés par l’ours, lui avaient offert à boire et l’avaient enivrée. On hurlait dans la foule :
— Regardez, comme elle bâfre l’eau-de-vie !
Scobotchkina n’osait refuser. Il lui semblait qu’un ours devait boire ce qu’on lui offrait. Bientôt elle fut tout à fait saoule. Daria et Ludmila lui volèrent adroitement plus de la moitié de ses billets et les donnèrent à Sacha.
Quelqu’un costumé en teuton se distinguait par sa taille et sa corpulence. Il plaisait par sa vigueur, ses bras nus, ses bras musclés, merveilleusement développés. Les femmes surtout lui faisaient escorte et un murmure de louanges et de caresses montait autour de lui. Dans l’antique teuton, on reconnaissait l’acteur Bengalsky. Il était aimé du public et on lui avait donné beaucoup de billets. On raisonnait ainsi :
— Si ce n’est pas moi qui obtiens le prix, alors que ce soit un acteur (ou une actrice). Quelqu’un de nous ?… c’est impossible. Sa vanité ne nous laisserait ni trêve ni repos.
Le costume de Grouchina avait beaucoup de succès, — un succès de scandale. Les hommes en foule compacte la suivaient, se tordaient, faisaient des remarques obscènes. Les dames indignées se détournaient sur son passage. Enfin le commissaire s’approchant de Grouchina, se lécha le museau et dit :
— Madame, il faudrait vous couvrir.
— Pourquoi ? Je ne laisse rien voir d’indécent, — répondit Grouchina d’un air dégagé.
— Les dames s’indignent, — insista Mintchoukov.
— Je m’en f… de vos dames ! — cria Grouchina.
— Non, madame, je vous en prie, — continua Mintchoukov, — ayez au moins l’obligeance de couvrir votre dos et vos petits seins avec votre mouchoir.
— Et si je me suis mouchée dans mon mouchoir, — répliqua avec un rire désinvolte Grouchina.
— C’est comme vous voudrez, madame, mais si vous ne vous couvrez pas, je serai obligé de vous inviter à sortir.
Grognant et crachant, Grouchina se dirigea dans la chambre de toilette où, secondée par la femme de chambre, elle remonta sur sa poitrine et son dos les plis de sa robe. Un peu moins inconvenante, elle revint dans la salle de bal et continua avec le même zèle à quêter des admirateurs. Sans la moindre pudeur, elle s’employait à aguicher les hommes. Puis, quand l’attention de ceux-ci se fut tournée ailleurs, elle se dirigea vers le buffet pour voler des friandises.
De retour au salon, elle montra à Volodine une paire de pêches et souriant effrontément :
— Voyez, je me suis servie moi-même.
Les pêches disparurent aussitôt dans les plis de sa robe. Volodine s’esclaffa :
— Parbleu ! Si c’est ainsi, je vais en faire autant.
Devenue tout à fait saoule, Grouchina se démenait comme un diable, — gesticulait, criait, crachait.
— Elle est gaie la petite Diane ! — disait-on autour d’elle.
Telle était la mascarade où des jeunes filles écervelées conduisirent notre frivole collégien. Les trois sœurs et Sacha arrivèrent au bal assez tard.
Leur apparition dans la salle fit sensation. La Geisha surtout eut beaucoup de succès. Le bruit courut que la jeune japonaise était l’actrice Kachtanova très aimée par la partie masculine de la société. Les billets pleuvaient sur elle.
Mais l’actrice Kachtanova n’était même pas présente au bal, — son petit garçon était tombé malade la veille.
Sacha enivré par ses succès faisait des grâces à tout venant. Plus on glissait de billets roses dans sa main, plus vifs et pétillants brillaient, à travers les fentes étroites de son loup, les yeux de la coquette nipponne.
La Geisha plongeait, levait ses petits doigts minces, riotait d’une voix étouffée, jouait de l’éventail ; tantôt elle tapotait sur l’épaule de l’un ou de l’autre ; tantôt elle se cachait le visage ; sans cesse elle ouvrait et fermait son parasol rose. Minauderies naïves mais suffisantes pour enchanter les admirateurs de l’actrice Kachtanova.
— Je donne mon billet à la plus belle des dames ! — dit Titchkov piaffant du talon et glissant sa carte rose dans la main de la Geisha.
Titchkov qui avait beaucoup bu était cramoisi ; son visage au sourire immobile et sa taille raide le faisait ressembler à un mannequin. Il ne cessait de faire des rimes.
Valeria regardait avec envie et dépit les succès de Sacha ; elle aurait voulu maintenant qu’on la reconnût, que son costume et sa taille fine fussent admirés par la foule, qu’on lui décernât le prix. Mais aussitôt, elle se souvint avec regret que c’était impossible : les trois sœurs s’étaient engagées à ne récolter les billets que pour la Geisha et à lui céder les leurs.
On dansait dans la salle. Volodine ivre se mit à gambader. Les agents l’arrêtèrent aussitôt. Docile et gai, il dit :
— Bien, si c’est défendu, je ne le ferai pas.
Deux bourgeois qui avaient imité son exemple ne daignèrent pas se soumettre.
— De quel droit ? — crièrent-ils, — nous en voulons pour notre argent. — Ils furent éconduits.
Volodine en sautillant les accompagna, faisant des singeries et des grimaces.
Les jeunes Routilov se hâtèrent de chercher Peredonov pour le narguer. Assis tout seul auprès de la fenêtre, les yeux hagards, il regardait la foule. Choses et gens lui paraissaient incohérentes, absurdes et également hostiles.
Ludmila en bohémienne s’approcha de Peredonov et, d’une voix gutturale et contrefaite :
— Cher monsieur, donne-moi ta main, laisse-moi te dire la bonne aventure.
— Va-t’en au diable ! — cria Peredonov.
L’apparition soudaine de la bohémienne l’avait effrayé.
— Mon cher monsieur, mon bon monsieur, donne-moi ta main. Je lis sur ton visage, — tu seras riche, grand seigneur, — pleurnichait Ludmila qui réussit enfin à saisir la main de Peredonov.
— Eh bien ! soit, dis la bonne aventure, mais dis-la bien.
— Oh ! mon doux monsieur ! — repartit Ludmila, — que d’ennemis tu as, ils vont te dénoncer, tu pleureras et tu mourras sur le pavé.
— Charogne ! — cria Peredonov en lui arrachant sa main.
Ludmila se faufila vivement dans la foule. Valeria vint la remplacer, — elle s’assit à côté de Peredonov et d’une voix tendre murmura :
Je suis une jeune espagnole,
J’aime les hommes comme toi.
Ta femme est si folle !
J’aime beaucoup ton minois.
— Tu mens, bourrique, — bougonna Peredonov.
Plus chaud que le jour,
Plus doux que la nuit,
Est mon baiser de tzigane.
Crache dans les yeux stupides
De ta femme.
Tu as Varvara pour épouse,
Tu es beau, mon Ardalion !
Varvara n’est pas ton égale,
Tu es sage comme Salomon.
— Ça c’est vrai ! — répliqua Peredonov. — Mais comment pourrai-je lui cracher dans les yeux ? Elle ira se plaindre à la princesse et on ne me donnera pas la place.
— Que t’importe la place ? Tu es beau sans cela.
— Comment pourrai-je vivre si on me la refuse ?
Daria glissa dans la main de Volodine une lettre cachetée de rose. Avec un bêlement de joie. Volodine l’ouvrit, lut, devint pensif ; — il était fier et confus à la fois. Le billet bref et clair disait :
« Viens, chéri, me trouver demain soir à onze heures aux « Bains des Soldats ». Toute lointaine G… »
Volodine crut à la lettre mais il se demandait : est-ce la peine d’y aller ? Qui est cette G… ? : Une Genia quelconque. À moins que ce ne soit son nom de famille qui commence par G.
Volodine demanda conseil à Routilov.
— Vas-y, bien sûr, vas-y ! — l’excitait Routilov, — tu verras bien ce qui arrivera. C’est peut-être quelque fille riche, amoureuse de toi. Sans doute ses parents s’opposent à son mariage avec toi et elle veut te parler directement.
Volodine réfléchit, réfléchit et décida que ça ne valait pas la peine d’y aller. Grave, il déclara :
— Elles se jettent toutes à mon cou, ici, mais moi, je ne veux pas de ces dévergondées.
En réalité, il avait peur d’attraper une pile. Les bains des soldats se trouvaient dans un quartier désert, à l’extrémité de la ville.
Comme une foule compacte, criarde, démesurément gaie, emplissait toutes les chambres, on entendit, à la porte du salon, des éclats de rire et des cris d’approbation. Tout le monde se précipita de ce côté. La rumeur courut qu’un masque très original venait d’arriver.
Un homme long, émacié, affublé d’une robe de chambre crasseuse et rapiécée, un faisceau de ramilles sous le bras, à la main un baquet, se frayait un chemin à travers la foule. Il portait un masque de carton, — un visage stupide, à barbiche mince, à petites côtelettes, une casquette à cocarde ronde. D’une voix étonnée il répétait sans cesse :
— On m’a dit que c’était ici la mascarade, mais pourquoi personne ne se baigne-t-il ?
Tristement il balançait son baquet. La foule naïvement enchantée de cette maligne invention, lui faisait escorte.
— C’est lui qui va avoir le prix, — dit Volodine envieux.
Il enviait comme tant d’autres d’une manière irréfléchie, inconséquente. — N’étant pas déguisé, qu’avait-il à envier ? Matchiguine, par contre, débordait d’enthousiasme : surtout la cocarde faisait ses délices. Il riait de tout cœur, applaudissait et disait à tout venant :
— Belle satire ! Ces ronds de cuir se donnent de trop grands airs, ils aiment à porter des cocardes, des uniformes. Cette charge est joliment réussie.
Lorsque la chaleur fut étouffante, le fonctionnaire en robe de chambre se mit à s’éventer avec son faisceau de ramilles en s’exclamant : quel bain !
Le public riait aux éclats. Les billets pleuvaient dans le baquet.
Peredonov regardait ce genre de balai s’agiter au-dessus de la foule. Il lui semblait que c’était la menue créature.
« La canaille est devenue toute verte », — songea-t-il épouvanté.
Enfin on fit le compte des billets. Les doyens du cercle constituèrent un comité. La foule amassée auprès de la salle où se tenait le jury attendait anxieuse. Pour un instant tout devint calme et ennuyeux dans la salle. La musique ne jouait plus. Les masques se taisaient. Peredonov se sentit mal à l’aise.
Bientôt les conversations, les murmures d’impatience et les bruits recommencèrent. Quelqu’un affirmait que les deux prix seraient donnés à des acteurs.
— Vous allez voir, — nasilla une voix exaspérée.
D’aucuns le crurent.
La foule perdait patience. Ceux qui avaient peu de billets étaient irrités ; ceux qui en avaient beaucoup craignaient une injustice.
Soudain, un coup de sonnette sec et grêle retentit. Le jury apparut : Veriga, Avinovitzsky, Kirilov et autres. Une vague d’inquiétude parcourut la foule ; — tout le monde fut en suspens.
Avinovitzsky cria d’une voix forte :
— Le prix des hommes, un album, a été attribué au personnage déguisé en teuton qui a recueilli le plus grand nombre de suffrages.
Avinovitzsky leva l’album au-dessus de sa tête et jeta un regard courroucé sur la foule. Le robuste teuton essaya de se frayer un chemin à travers les masques. On le regardait avec hostilité ; on lui barrait même le passage.
— Ne poussez pas ! — cria d’une voix larmoyante la dame triste en costume bleu, étoile et lune en papier sur le front, — la Nuit.
— Il s’imagine, parce qu’il a obtenu le prix, que toutes les femmes vont se prosterner devant lui, — siffla une voix aiguë et irritée.
— Mais puisque vous ne voulez pas me laisser passer, — répondit le teuton, réprimant son dépit.
Il parvint enfin à s’approcher du jury et prit l’album des mains de Veriga. La musique entonna une marche triomphale. Mais les sons furent bientôt couverts par un bruit infernal. Les injures pleuvaient. La foule cerna le teuton, le tirailla, hurla :
— Bas le masque ! Arrachez-lui son masque !
Le teuton se taisait. Se frayer un chemin à travers la foule eût été un jeu pour lui, — mais, sans doute, il se gênait d’user de sa force. Goudaievski saisit l’album, en même temps quelqu’un lui arracha son masque. La foule vociférait :
— C’est lui, c’est l’acteur !
En effet, on avait supposé juste. C’était l’acteur Bengalsky. Saisi de fureur, il cria :
— Oui, acteur ! Qu’est-ce que cela fait ? N’est-ce pas vous-mêmes qui m’avez donné les billets !
Des cris de rage retentirent :
— On a truqué !
— Mais c’est vous qui avez fait imprimer les billets.
— Il y a plus de billets que de personnes.
— Il en a sûrement apporté une cinquantaine dans sa poche.
Bengalsky devint pourpre et cria :
— C’est une lâcheté de dire cela. Peut vérifier qui veut ; on n’a qu’à compter le nombre des billets et celui des invités.
Cependant, Veriga, s’adressant à ceux qui étaient auprès de lui, disait :
— Calmez-vous, messieurs, il n’y a pas eu de trucage, le nombre des billets a été vérifié.
Les doyens, avec le concours de quelques invités raisonnables, réussirent à apaiser la foule. D’ailleurs, chacun était curieux de savoir à qui serait décerné l’éventail.
Veriga annonça :
— Messieurs, l’éventail a été attribué à la Geisha qui a recueilli le plus grand nombre de cartes roses. Avancez, Geisha, l’éventail est à vous. Messieurs, écartez-vous, laissez passer.
Pour la seconde fois, l’orchestre entonna la marche triomphale. La Geisha effrayée se serait enfuie volontiers, mais la foule lui fit place et la poussa en avant.
Veriga avec un sourire courtois lui tendit l’éventail. Un objet aux couleurs vives et brillantes miroita devant les yeux apeurés et confus de Sacha. Il faut remercier, — pensa-t-il en garçon bien élevé.
La Geisha fit gracieusement la révérence, murmura quelque chose d’indistinct, rit en levant en l’air ses petits doigts, — et de nouveau un tumulte effréné s’éleva dans la salle : des sifflets, des gros mots retentirent. Tout le monde se précipita sur la Geisha.
— Salue, mais salue donc, nigaude ! — cria l’Épi furieux et hérissé.
La petite japonaise se précipita vers la porte ; on lui barra le passage. Dans la foule qui s’agitait autour d’elle s’élevaient des cris méchants :
— Arrachez-lui son masque.
— Bas le masque !
— Attrapez-la !
— Prenez-lui son éventail !
L’Épi se démenait :
— Savez-vous qui a le prix ? C’est l’actrice Kachtanova. Elle a volé le mari d’une autre et on lui donne le prix ! Aux femmes honnêtes, on ne donne rien mais à une coureuse…
Serrant ses maigres petits poings, elle se rua sur la Geisha en poussant des cris aigus. Ses cavaliers imitèrent son exemple.
Sacha se débattait désespérément. Une lutte farouche s’engagea. L’éventail brisé fut arraché, jeté à terre et foulé aux pieds. La foule cernant la Geisha se ruait tantôt à droite, tantôt à gauche, renversant les spectateurs. Ni les Routilov, ni les membres du jury ne parvenaient à s’approcher de la Geisha. Rusée, souple, elle poussait des cris perçants, mordait, griffait. Tantôt de sa main gauche, tantôt de sa main droite, elle retenait son masque.
— Ils méritent tous d’être battus, — piaillait une petite dame courroucée.
Grouchina ivre, se cachant derrière les autres, excitait Volodine et ses amis.
— Pincez-la, pincez-la, cette garce, — gémissait-elle.
Matchiguine se tenant le nez, — d’où le sang coulait à flots, — se précipita hors de la foule en geignant :
— Elle m’a fichu un fameux coup, en plein sur le nez.
Un jeune homme farouche se cramponna à la manche de la petite japonaise et la déchira à demi. La Geisha cria :
— Au secours !
Les invités se mirent à arracher son costume. Par place le corps nu apparaissait. Daria et Ludmila jouaient désespérément des coudes et essayaient, mais en vain, de se faufiler jusqu’à Sacha. Volodine tiraillait celle-ci de toutes ses forces, hurlait et se démenait tellement qu’il barrait le chemin aux autres, même à ceux qui étaient moins ivres et plus courroucés ; il ne le faisait nullement par méchanceté mais par bonne humeur, croyant que c’était chose très amusante. Enfin, il arracha tout à fait la manche de la Geisha et la mit en turban autour de sa tête.
— Ça me sera utile, — cria-t-il, faisant des grimaces et riant à gorge déployée.
Parvenu hors de la foule, où il se sentait à l’étroit, il se mit à faire le pitre et à danser sur les débris de l’éventail.
Personne ne songeait à le calmer.
Peredonov le regardait avec terreur et songeait :
« Il danse, il s’amuse : c’est ainsi qu’il dansera sur ma tombe. »
Enfin, la Geisha réussit à s’échapper, — jouant des dents et des coudes, elle vint à bout des hommes qui la cernaient. Elle se précipita hors de la salle.
Dans le corridor, l’Épi se jeta de nouveau sur elle et la saisit par la robe. La foule cerna la Geisha, la lutte reprit de plus belle.
— Tirez-lui les oreilles, tirez-lui les oreilles ! — vociféra quelqu’un.
Une petite dame pinça la Geisha par l’oreille et la secoua en poussant des cris de triomphe. La petite nipponne se libéra enfin et administra un grand coup à la méchante dame.
Bengalsky, qui avait eu le temps de changer de costume, se fraya un chemin à travers la foule et s’approcha de la Geisha. Il prit la japonaise tremblante dans ses bras, lui fit un bouclier de son robuste corps et, écartant la foule, et jouant des jambes et des bras, il l’emporta. La foule hurlait :
— Canaille, rosse !
C’était à qui secouerait Bengalsky, à qui lui donnerait des coups dans le dos.
— Vous aurez beau faire, je ne permettrai pas qu’on arrache le masque à une femme, — répondit-il.
Emportant la Geisha dans ses bras, il traversa le couloir, qui se terminait par une petite porte conduisant à la salle à manger. Ici Veriga parvint à contenir la foule pendant quelques instants. Avec un courage tout militaire, il se dressa devant la porte, barrant le passage :
— Vous n’irez pas plus loin, messieurs.
Goudaievska, faisant bruire ce qui lui restait d’épis, menaçait Veriga de ses petits poings et glapissait :
— Allez-vous-en, allez-vous-en, laissez-moi passer.
Mais la tenue imposante et froide du général, le regard résolu de ses yeux gris lui en imposaient et l’empêchaient d’agir.
Dans une colère impuissante, elle cria à son mari :
— Pourquoi ne l’as-tu pas giflée, espèce de badaud !
— Il n’y avait pas moyen de l’approcher, — se justifiait le Peau-Rouge, branlant stupidement ses bras, — Pavlouchka était sans cesse dans mes jambes.
— Une bonne tape sur la gueule de Pavlouchka, une autre à la fille, sans cérémonie ! — hurla Goudaievska.
La foule serrait de près Veriga. Les gros mots volaient dans l’air. Le général très calme se tenait devant la porte et invitait ceux qui étaient le plus près de lui à mettre fin à ce scandale.
Le marmiton entr’ouvrit la porte derrière Veriga et murmura :
— Ils sont partis, Votre Excellence.
Veriga abandonna son poste. La foule fit irruption dans la salle à manger, dans la cuisine, — on cherchait la Geisha, elle restait introuvable.
Sans reprendre haleine, Bengalsky l’avait emportée à la cuisine. Couchée tranquillement dans ses bras, elle se taisait. Bengalsky croyait entendre les battements de son cœur. Sur ses bras nus, nerveusement crispés, il remarqua quelques égratignures et tout près du coude une petite tache d’un bleu jaunâtre.
D’une voix altérée, Bengalsky jeta à la valetaille qui se pressait à la cuisine :
— Vite, vite, un paletot, une robe de chambre, un drap, n’importe quoi, — il faut sauver madame.
On jeta un paletot sur les épaules de Sacha. Bengalsky l’enveloppa tant bien que mal, — et par un étroit escalier, à peine éclairé par des lampes fumantes, il la porta dans la cour, — et ensuite, dans une sombre ruelle.
— Enlevez votre masque, sinon, on vous reconnaîtra plus vite, il fait sombre maintenant, — disait-il sans beaucoup de logique, — je ne le dirai à personne.
La curiosité le démangeait. Lui, il était sûr que ce n’était pas Kachtanova, — qui donc était-ce alors ?
La japonaise obéit. Bengalsky aperçut un visage basané, inconnu, où une récente frayeur avait fait place à la joie d’avoir échappé au danger. Les yeux malicieux et gais de Sacha se posèrent sur le visage de l’acteur.
— Comment vous remercier ? — dit la Geisha de sa voix sonore. Que serais-je devenue, si vous ne m’aviez sauvée ?
— Elle n’est pas poltronne, la petite ! Intéressante ! — pensa l’acteur, mais qui est-elle ? C’est sans doute une étrangère : les dames de la ville, Bengalsky les connaissait toutes. Doucement il glissa à l’oreille de Sacha :
— Il faut vous ramener le plus vite possible à la maison. Dites-moi votre adresse, je prendrai une voiture.
La peur assombrit de nouveau le visage de la petite nippone.
— Impossible, absolument impossible ! — balbutia-t-elle, — j’irai seule, laissez-moi.
— Voyons, comment pourriez-vous aller seule ? Par une boue pareille, avec vos petits sabots de bois, — il vous faut une voiture, — riposta l’acteur avec conviction.
— Non, je courrai tout simplement, — de grâce, laissez-moi partir.
— Parole d’honneur, je ne le dirai à personne, assurait Bengalsky. — Je ne peux pas vous laisser partir ainsi, vous attraperez froid. Je vous ai pris sous ma protection, je ne peux pas. Dites vite, — ils peuvent vous battre même ici. Vous l’avez vu vous-même, ce sont des sauvages. Ils sont capables de tout.
La Geisha se mit à trembler. De rapides larmes roulèrent sur ses joues.
— Oui, ils sont méchants, terriblement méchants ! — sanglota Sacha. — Conduisez-moi chez les Routilov, je passerai la nuit chez eux.
Bengalsky héla un fiacre. Ils partirent. L’acteur examina attentivement le visage hâlé de la japonaise. Il lui parut étrange. La Geisha se détournait. Un vague soupçon traversa l’esprit de Bengalsky. Il se souvint des rumeurs qui couraient en ville sur les Routilov, Ludmila et son collégien.
— Oh, oh ! — mais tu es un garçon ! — dit-il à voix basse pour que le cocher n’entendît rien.
— De grâce, — supplia Sacha, pâle de terreur.
Et ses mains dans un geste de supplication se tendirent vers Bengalsky. L’acteur rit doucement :
— N’aie pas peur, je ne le dirai à personne. Mon affaire est de te reconduire chez toi, je ne sais rien d’autre. Mais tout de même tu n’as pas froid aux yeux. Et à la maison, on ne le saura pas ?
— Si vous ne dites rien, personne ne le saura, — dit Sacha d’une voix tendre, où tremblait la prière.
— Fie-toi à moi, je suis muet comme une tombe. J’ai été gamin moi aussi, j’ai fait des farces.
Au cercle le scandale touchait à sa fin, — mais la soirée se termina par un malheur.
Pendant qu’on persécutait la Geisha dans le corridor, la menue créature flamboyante, sautillant d’un lustre à l’autre, riait et impertinente soufflait à Peredonov d’allumer une allumette et de la lancer, — elle, la menue créature ardente mais enchaînée sur ces murs ternis et sales, alors rassasiée de destruction, après avoir dévoré cet édifice, témoin de choses épouvantables et incompréhensibles, elle laisserait Peredonov en paix. Peredonov ne put résister à la tentation.
Il entra au petit salon à côté de la salle de bal. Il était vide. Peredonov regarda à l’entour, frotta une allumette, l’approcha du rideau par en bas, au niveau du plancher et attendit que le rideau prît feu. La menue créature ardente frétilla comme un petit serpent et joyeuse glissa en sifflotant sur le rideau. Peredonov sortit du salon et ferma la porte derrière lui. Personne ne s’était aperçu de rien.
Dans la rue on ne vit l’incendie que lorsque la chambre était déjà toute en flammes. Le feu se répandit rapidement. Les gens furent sauvés, — mais la maison brûla.
Le lendemain, dans toute la ville on ne parlait que du scandale de la veille et de l’incendie. Bengalsky tint parole et ne dit à personne que la Geisha était un garçon déguisé.
Sacha, pendant la nuit, changea de vêtement chez les Routilov et, redevenu petit gamin, courut nu-pieds à la maison, grimpa par la fenêtre et s’endormit tranquillement. Dans la ville, où fourmillaient les commérages, où chacun connaissait tout de chacun, l’escapade nocturne de Sacha demeura secrète. Pour longtemps, mais naturellement pas pour toujours.
Ekaterina Ivanovna Puilnikova, la tante et la tutrice de Sacha, avait reçu deux lettres à la fois concernant son neveu, — l’une du proviseur, l’autre de Kokovkina. Ces lettres la troublèrent extrêmement. Par un automne pluvieux et maussade, elle abandonna propriété et affaires et s’empressa de venir dans notre ville.
Sacha la vit arriver avec joie, — il l’aimait. L’âme d’Ekaterina Ivanovna était pleine de colère contre Sacha. Mais celui-ci lui sauta au cou avec tant de joie, lui baisa les mains avec une telle ferveur, qu’au premier moment elle ne put être sévère avec lui.
— Chère petite tante, que tu es bonne d’être venue ! — dit l’enfant contemplant joyeusement le visage rose et potelé d’Ekaterina Ivanovna, ses joues aux petites fossettes, ses yeux bruns, sérieux et austères.
— Ne te réjouis pas si vite, je vais te gronder, — dit-elle d’une voix incertaine.
— Peu importe, — répondit Sacha insouciant, — gronde-moi si je le mérite, en tout cas tu m’as fait grande joie en venant.
— Grande joie ! — répéta Ekaterina Ivanovna d’une voix mécontente, — j’ai appris sur ton compte des choses qui ne me font pas plaisir…
Sacha leva les sourcils et regarda sa tante de ses yeux naïfs, qui avaient l’air de n’y rien comprendre. Il se plaignit :
— Il y a ici un professeur, Peredonov, qui a inventé que j’étais une fille, et me cherche chicane, — notre proviseur m’a bien lavé la tête, parce que je m’étais lié d’amitié avec les demoiselles Routilov. Comme si j’allais les voler. Est-ce que ça le regarde ?
C’est toujours le même enfant, — pensait la tante, prise de doute. — Ou, peut-être, est-il déjà si vicieux que ses regards même savent mentir ?
Elle s’enferma dans une chambre avec Kokovkina et causa longuement. Cette conversation la rendit très triste. Elle alla ensuite chez le proviseur et rentra tout à fait accablée.
Elle fit à Sacha de pénibles remontrances. L’enfant pleura mais affirma de toutes ses forces qu’il n’avait jamais pris aucune liberté avec les jeunes filles. Sa tante ne le crut pas. Elle le gronda, gronda, pleura, menaça même Sacha de le fouetter, — de le fouetter très fort, — aujourd’hui même, seulement elle irait d’abord voir ces demoiselles. Sacha fondit en larmes et continua d’affirmer qu’il n’avait rien fait de mal, que tout n’était qu’exagération, qu’invention.
Fâchée, tout en pleurs, la tante se rendit chez les Routilov.
Ekaterina Ivanovna, très agitée, attendait au salon. Elle se préparait à faire aux jeunes filles de dures remontrances, elle avait déjà préparé des paroles méchantes, — mais, malgré qu’elle en eût, le joli salon des Routilov l’induisit à des pensées plus calmes et apaisa son chagrin.
Sur la table, un travail à l’aiguille commencé, aux murs des gravures, devant les fenêtres des plantes bien soignées, un ordre parfait, pas un brin de poussière, une atmosphère de famille, ce quelque chose qu’on ne trouve jamais dans les maisons déréglées et qu’estiment tant les bonnes ménagères, — se pourrait-il que les jeunes et soigneuses maîtresses de céans se fussent ici vouées à la séduction de son cher enfant ? Toutes les histoires qu’elle avait entendu raconter sur Sacha lui apparurent comme tout à fait absurdes, — et, au contraire, les explications de l’enfant sur la manière dont il passait le temps chez les Routilov, lui semblèrent tout à fait naturelles : ils lisaient, bavardaient, plaisantaient, riaient, jouaient ensemble, ils voulaient jouer la comédie en famille, mais Olga Vassilievna ne l’avait pas permis.
Cependant les trois sœurs n’étaient guère rassurées. Elles ne savaient pas encore si l’escapade de Sacha avait été découverte. Mais elles étaient trois et décidées à se prêter main forte. Cela leur rendit courage. Réunies dans la chambre de Ludmila, elles tenaient conseil. Valeria dit :
— Il faut tout de même aller près d’elle, — c’est impoli, elle nous attend.
— Ça ne fait rien, laissons-la se calmer, — répondit Daria insouciante, — autrement elle déversera sur nous toute sa colère.
Les trois sœurs se parfumèrent de douce clématite et firent leur entrée au salon. Paisibles, gaies, charmantes, parées comme de coutume, elles emplirent le salon de leur aimable et gracieux babil et de leur gaieté.
Ces jeunes filles, des débauchées ? — songeait la tante avec dépit. — Où les professeurs du lycée ont-ils été chercher cela ? — Ensuite elle pensa que cette modestie n’était peut-être qu’affectation et décida de ne pas se laisser séduire.
— Excusez-moi, mesdames, j’ai à m’expliquer avec vous, — dit-elle essayant de rendre sa voix sévère et sèche.
Les trois sœurs l’invitèrent à s’asseoir et jacassaient gaiement autour d’elle.
— Laquelle parmi vous est ?… commença Ekaterina Ivanovna indécise.
Ludmila gaiement, en aimable maîtresse de maison, vint en aide de sa visiteuse.
— C’est moi surtout qui me suis occupée de votre neveu. Nous avons beaucoup de choses communes : mêmes goûts, mêmes opinions.
— Votre neveu est un garçon charmant, — dit Daria comme si elle était sûre que cet éloge ferait plaisir à la visiteuse.
— Oui, vraiment, il est si charmant ! si amusant ! — ajouta Ludmila.
Ekaterina Ivanovna se sentait de plus en plus gênée. Soudain, elle avait compris qu’elle n’avait pas de sérieuses raisons d’adresser des remontrances. Elle s’irrita. Les dernières paroles de Ludmila lui permirent d’exprimer tous ses griefs.
— Vous, ça vous amuse, mais lui…
Daria l’interrompit :
— Nous voyons maintenant que les stupides inventions de Peredonov sont parvenues jusqu’à vous. Mais vous savez, il est complètement fou. Le proviseur l’a relevé de ses fonctions. On attend un psychiatre pour l’examiner et après on le mettra à la porte du lycée.
— Excusez-moi, — l’interrompit à son tour Ekaterina Ivanovna perdant patience, — ce n’est pas ce professeur qui m’intéresse mais mon neveu. J’ai entendu dire, — excusez-moi, — que vous le poussiez à la débauche.
Aussitôt après avoir jeté ce mot décisif, Ekaterina Ivanovna sentit qu’elle était allée trop loin. Les sœurs échangèrent des regards, jouèrent si bien l’étonnement et l’indignation que toute autre personne s’y serait méprise, — elles rougirent et s’écrièrent toutes à la fois :
— C’est charmant !
— Quelle horreur !
— Quelle invention !
— Madame, — dit froidement Daria, — vous ne savez pas mesurer vos expressions. Avant de dire des paroles aussi blessantes, il faudrait être sûre qu’elles soient dites à propos.
— C’est si facile à comprendre, — commença vivement Ludmila, elle avait pris l’air d’une jeune fille offensée, mais qui avait déjà pardonné l’offense subie, — il ne vous est pas étranger. Naturellement, vous ne pouvez rester indifférente à tous ces stupides commérages. Nous sommes des étrangères pour lui, mais il nous faisait peine et nous l’avons pris en amitié. Or dans notre ville on fait crime de tout. Les gens d’ici, vous ne pouvez pas vous imaginer, sont terribles, terribles !
— Des gens terribles ! — répéta doucement Valeria, d’une voix sonore et frêle, — elle frissonna comme si elle venait de toucher quelque chose de malpropre.
— Mais, interrogez-le vous-même, — dit Daria, — regardez-le bien : il est tout à fait enfant. Vous, vous êtes peut-être habituée à sa naïveté, mais nous, nous voyons bien qu’il n’est pas gâté le moins du monde.
Les trois sœurs mentaient avec une telle assurance et tant de calme qu’il était impossible de ne pas les croire. D’ailleurs, souvent le mensonge est plus vraisemblable que la vérité. Presque toujours. Quant à la vérité, elle n’est pas vraisemblable.
— Peut-être est-il venu chez nous un peu trop souvent, — remarqua Daria. — Mais, si vous voulez, nous lui interdirons notre seuil.
— J’irai moi-même aujourd’hui chez M. Khripatch, — dit Ludmila. Qu’est-ce qu’il vient d’inventer ? Est-ce possible que lui-même ajoute foi à une pareille absurdité ?
— Non, je pense qu’il n’y ajoute pas foi, il dit seulement que de vilains bruits courent dans la ville.
— Eh bien, vous voyez, — s’écria joyeusement Ludmila, — il n’y croit pas lui-même, c’est sûr. Alors pourquoi toute cette histoire ?
La voix claire de Ludmila séduisit Ekaterina Ivanovna. Elle pensait :
« Peut-être que vraiment il n’est rien arrivé. Le proviseur aussi dit qu’il n’y croit pas. »
Les trois sœurs gazouillaient à qui mieux mieux, essayant de persuader Ekaterina Ivanovna de l’innocence absolue de leur amitié pour Sacha. Pour mieux la convaincre, elles se mirent à conter avec force détails ce qu’elles avaient fait avec lui, — mais bien vite elles s’embrouillèrent, — ce sont des passe-temps si innocents, si simples qu’il est impossible de s’en souvenir. Ekaterina Ivanovna fut complètement persuadée que son Sacha et les charmantes demoiselles Routilov étaient les victimes d’une absurde calomnie.
En prenant congé, Ekaterina Ivanovna embrassa affectueusement les trois sœurs et leur dit :
— Vous êtes de charmantes jeunes filles, très simples. J’ai cru tout d’abord que vous étiez, — passez-moi l’expression, — des jeunes filles légères.
Les sœurs rirent gaiement.
— Non, — dit Ludmila, — nous sommes gaies, tout simplement, et nous avons de petites langues pointues, c’est pour cela que les oies d’ici ne nous aiment pas.
Revenue de chez les Routilov, la tante ne dit rien à Sacha. Il vint à sa rencontre, troublé, apeuré, la regarda attentivement mais à la dérobée. La tante passa directement dans la chambre de Kokovkina. Elles s’entretinrent longtemps, enfin Ekaterina Ivanovna décida : « J’irai encore une fois chez le proviseur. »
Le même jour Ludmila se rendit chez Khripatch. Elle resta un instant au salon avec Varvara Nikolaïevna, puis elle déclara être venue chez Nikolas Vlassievitch pour affaire.
Dans le bureau de Khripatch, ils causèrent avec animation, — non que les interlocuteurs eussent beaucoup à se dire, simplement parce que tous deux aimaient à causer. Les paroles coulaient abondantes et rapides : Khripatch de sa voix sèche, cassante, Ludmila babillait d’une voix tendre et sonore. Lentement, avec l’inéluctable persuasion de ce qui n’est pas vrai, le récit mi-mensonger de Ludmila contant ses relations avec Puilnikov enveloppait Khripatch. Elle était tout naturellement poussée par la compassion qu’elle éprouvait pour Sacha sur lequel pesait maintenant un aussi vil soupçon, — le désir de remplacer la famille qui lui manquait, — et, enfin, Sacha était lui-même si gentil, si gai, si simple.
Ludmila pleura. Et joliment de petites larmes rapides coulèrent sur ses joues roses et sur ses lèvres au timide sourire.
— Vraiment, je l’ai aimé comme un frère. Il est gentil, il est bon, il aimait tant la caresse, il me baisait les mains.
— C’est très gentil de votre part, — dit Khripatch, — légèrement gêné, — ça fait honneur à vos bons sentiments, mais vous avez tort de prendre aussi à cœur le simple fait que j’ai tenu pour mon devoir de faire part aux parents de l’enfant des bruits qui étaient parvenus jusqu’à moi.
Ludmila sans l’écouter continuait à gazouiller, prenant maintenant un ton d’humble reproche :
— Qu’y a-t-il de mal ? Nous nous sommes intéressées à un garçon en butte aux méchancetés de votre brutal et fou Peredonov. Quand l’obligera-t-on enfin à quitter notre ville ? Ne voyez-vous pas vous-même que Puilnikov est encore tout à fait enfant, — tout à fait enfant !
Elle joignit ses jolies petites mains, fit sonner son bracelet d’or, rit doucement comme si elle pleurait et sortit son mouchoir, — pour essuyer ses larmes, — une douce senteur enveloppa Khripatch. Soudain, il eut envie de lui dire qu’elle était « charmante comme un ange du ciel » et que ce malencontreux incident « ne valait pas une seconde de sa chère tristesse ». Il se retint.
Le tendre et rapide babil de Ludmila gazouillait, gazouillait… faisant s’évanouir, telle une fumée, l’édifice chimérique du mensonge de Peredonov. Il n’y a qu’à comparer, — ce Peredonov fou, grossier et sale, — et cette Ludmilotchka, gaie, claire, parée, parfumée.
Que Ludmila dît la vérité absolue ou bien qu’elle mentît légèrement, — peu importait à Khripatch, il sentait que, — ne pas croire en Ludmilotchka, se disputer avec elle, punir Puilnikov, — serait faire une gaffe et se couvrir de ridicule dans tout l’arrondissement scolaire. D’autant plus que toute cette affaire était liée à Peredonov qui sans aucun doute serait reconnu fou. Souriant avec amabilité, Khripatch dit à Ludmila :
— Je regrette que cela vous ait tant affligée. Je ne me suis pas permis un seul instant d’avoir des doutes sur votre amitié avec Puilnikov. J’apprécie hautement les bons et charmants sentiments qui ont guidé votre conduite et pas une seconde je n’ai considéré les bruits qui couraient dans la ville autrement que comme une calomnie stupide qui m’a profondément indigné. J’étais obligé de prévenir Madame Puilnikov d’autant plus qu’elle aurait pu recevoir des renseignements encore plus déformés, — mais je n’ai pas eu l’intention de vous causer des ennuis et je n’ai pas pensé que Madame Puilnikov vous adresserait des reproches.
— Oh, avec Madame Puilnikov nous avons réglé amicalement les choses, — dit joyeusement Ludmila, — mais vous ne devez pas vous attaquer à Sacha à cause de nous. Si notre maison est si dangereuse pour les collégiens, nous ne les laisserons plus entrer chez nous.
— Vous êtes très bonne pour lui, — dit Khripatch indécis. — Nous ne nous opposons pas à ce qu’aux moments de loisir, il aille voir ses amis, si sa tante l’y autorise. Loin de nous l’idée de transformer les pensions des élèves en lieux de réclusion. Cependant, il serait préférable que Puilnikov restât chez lui jusqu’au moment où l’histoire de Peredonov sera éclaircie.
Bientôt, un événement terrible dans la maison des Peredonov vint confirmer les mensonges des Routilov et de Sacha. Cet événement convainquit définitivement les citadins que tous les cancans au sujet de Sacha et des quatre sœurs Routilov n’étaient que le délire d’un insensé.
Le temps était froid et maussade. Peredonov rentrait de chez Volodine. L’angoisse l’accablait.
Verchina l’attira dans son jardin. De nouveau il obéit à son appel enjôleur. À travers les allées mouillées où achevaient de se pourrir les sombres feuilles mortes, ils allèrent dans le kiosque. Tout y était imprégné d’humidité et de tristesse. À travers les arbres dépouillés on apercevait la maison aux fenêtres closes.
— Je vais vous révéler la vérité, — murmura Verchina, jetant sur Peredonov de rapides coups d’œil et détournant ensuite ses yeux noirs.
Vêtue d’une blouse noire, enveloppée d’un châle noir, elle serrait entre ses lèvres bleuies un fume-cigarette noir et lançait des bouffées de noire fumée.
— Je m’en f… de votre vérité, — répondit Peredonov, — si vous saviez ce que je m’en f… !
Un sourire glissa sur les lèvres de Verchina.
— Vous avez tort ! Je vous plains beaucoup, on vous a trompé. Dans sa voix vibrait une joie méchante. Sa bouche déversait un flot de paroles venimeuses :
— Vous avez compté sur des protections mais vous avez agi avec trop de confiance. Vous avez la confiance trop facile, on vous a trompé ! N’importe qui peut écrire une lettre. Vous auriez dû savoir à qui vous aviez affaire. Votre épouse ne recule pas devant les moyens.
Peredonov comprenait avec difficulté les paroles que marmottait Verchina. C’est à peine s’il saisissait le sens de ses allusions. Verchina avait peur de parler haut et clair : parler haut, — quelqu’un aurait pu l’entendre, répéter ses propos à Varvara ; des désagréments s’ensuivraient, Varvara ne se gênerait point pour lui faire un scandale ; parler clair, — Peredonov s’irriterait, pourrait même la battre. Mieux valait insinuer les choses, pour qu’il les devinât lui-même. Mais Peredonov ne devinait rien.
Auparavant déjà on lui avait dit en plein visage qu’il avait été trompé, mais jamais l’idée ne lui vint que les lettres pussent être contrefaites, il pensait toujours que c’était la princesse elle-même qui le trompait, — le menait par le bout du nez.
Enfin Verchina dit directement :
— Croyez-vous que ce soit la princesse qui ait écrit les lettres ? Toute la ville sait qu’elles ont été fabriquées par Grouchina, sur la demande de votre épouse ; la princesse ignore tout. Demandez à n’importe qui, tout le monde est au courant, — elles ont d’ailleurs bavardé elles-mêmes. Ensuite, Varvara Dmitrievna vous a volé les lettres et les a brûlées, pour détruire toute pièce à conviction.
Des pensées lourdes, sombres remuaient dans la tête de Peredonov. Il ne comprenait qu’une chose : Il avait été trompé. Que la princesse n’en sût rien ? — non ! elle sait tout. N’était-elle par sortie vivante des flammes ?
— Quant à la princesse, vous mentez, — riposta-t-il, — j’ai essayé de la brûler, mais je n’ai pas pu ; — en crachant dessus, elle a éteint les flammes.
Soudain, une rage féroce s’empara de Peredonov. Trompé ! On l’avait trompé ! Il donna un formidable coup de poing sur la table, bondit de sa place et sans prendre congé de Verchina, s’enfuit à la maison. Verchina, joyeuse, le suivit du regard. De sa bouche sombre s’échappaient de noirs nuages de fumée qui flottaient au vent, se déchiraient.
Peredonov était dévoré de rage. Quand il aperçut Varvara, une peur atroce l’envahit, il ne put proférer une seule parole.
Le lendemain, dès le matin, Peredonov prépara un petit couteau de jardin, dans une gaine de cuir, — et le porta soigneusement dans sa poche. Il passa toute la matinée jusqu’au déjeuner, — il déjeunait très tôt, — chez Volodine. Il le regarda travailler et fit des remarques stupides. Volodine, comme toujours, était heureux que Peredonov le tînt pour un ami, ses bêtises lui paraissaient amusantes.
La menue créature grise sautilla toute la journée autour de Peredonov. Elle l’empêcha de faire la sieste après déjeuner. Il était à bout de forces.
Sur le soir, comme il allait s’endormir, une baba[3] furibonde, venue on ne sait d’où, le réveilla. Hideuse, le nez camus, elle s’approcha de son lit et marmotta :
— Laisser fermenter la bière, monter la pâte ; — rôtir le gigot.
Ses joues étaient sombres, ses dents étincelaient.
— Va-t’en au diable ! — hurla Peredonov.
La baba au nez camus disparut comme si elle n’avait jamais existé.
Le soir tomba. Le vent triste gémissait dans la cheminée. Une pluie lente importune frappait aux fenêtres. Par delà les vitres s’étendaient les ténèbres.
Volodine était chez les Peredonov, — dès le matin son ami l’avait invité à prendre le thé.
— Qu’on ne laisse entrer personne. Tu m’entends, Klavdiuchka ? — cria Peredonov.
Varvara ricana. Peredonov grommela entre ses dents :
— Toutes sortes de femmes rôdent ici à l’entour. Il faut monter la garde. Une d’elles s’est faufilée dans ma chambre à coucher et s’est offerte comme cuisinière. Mais que ferais-je d’une camarde ?
Volodine riait comme s’il eût bêlé.
— Laissez les babas se promener dans les rues, elles n’ont rien à faire avec nous, nous ne les admettrons pas ici.
Tous trois s’assirent à table. On but de la vodka et on mangea des pâtés. On but plus qu’on ne mangea.
Peredonov était lugubre. Déjà tout n’était plus pour lui qu’imprévu, incohérence, insanité. La tête lui faisait atrocement mal. Une idée l’obsédait, — Volodine était son ennemi. Une pensée lourde, importune succédait à celle-ci : il faut tuer Pavlouchka avant qu’il ne soit trop tard. Alors toutes les intrigues ennemies seront déjouées.
Volodine s’enivra bientôt, il bafouillait quelque chose de burlesque au grand amusement de Varvara.
Peredonov était anxieux.
— Quelqu’un s’approche, — balbutia-t-il. — Ne laissez entrer personne. Dites que je suis parti faire mes prières au monastère des Blattes.
Il craignait d’être gêné par des visiteurs. Volodine et Varvara s’amusaient, le croyant simplement ivre. Ils clignaient de l’œil, et chacun à son tour allait frapper à la porte et parler en contrefaisant sa voix.
— Le général Peredonov est-il chez lui ?
— Une étoile de diamant au général Peredonov.
Mais aujourd’hui Peredonov ne se laissait pas séduire par l’étoile.
— Qu’on ne laisse entrer personne, — cria-t-il. — Chassez-les ! Qu’on l’apporte demain matin. Ce n’est pas le moment.
« Non, — songeait-il, — il faut tenir ferme aujourd’hui. » Ce soir tout doit s’éclaircir, mais pour l’instant ses ennemis étaient prêts à tout pour le perdre plus sûrement.
— Nous les avons chassés, ils l’apporteront demain matin, — dit Volodine reprenant sa place à table.
Peredonov fixa sur lui ses yeux troubles et demanda :
— Es-tu ami ou ennemi ?
— Ami, ami, Ardacha ! — répondit Volodine.
— Alors trinquons, Pavlouchka, nous deux seulement. Et toi, Varvara, bois aussi, — buvons ensemble tous les deux.
Volodine chevrota :
— Si Varvara Dmitrievna trinque avec nous, ce ne sera plus à deux, mais à trois.
— À deux, — répéta Peredonov lugubre.
Jusqu’à la dernière minute Volodine ne se douta pas que Peredonov voulait l’égorger. Il bêlait, faisait le pitre, débitait des sottises, amusait Varvara.
La pensée du couteau ne quitta pas Peredonov de toute la soirée. Lorsque Varvara ou Volodine s’approchaient du côté où le couteau était caché, il hurlait comme un forcené, — qu’ils s’éloignent !
Parfois, désignant sa poche, il disait :
— J’ai ici un jouet qui fera gargouiller Pavlouchka.
Varvara et Volodine se tordaient.
— Gargouiller, ça je le peux toujours, Ardacha, — dit Volodine, — khria… khria… C’est très simple.
Cramoisi, saoul, Volodine gargouillait, faisait la lippe. Il devenait de plus en plus impertinent avec Peredonov.
— On t’a dupé, Ardacha, — dit-il avec une pitié méprisante.
— C’est moi qui te duperai ! — rugit Peredonov.
Volodine lui apparut formidable et menaçant. Il fallait se défendre.
Peredonov saisit promptement son couteau, se jeta sur Volodine et lui trancha la gorge ; — le sang jaillit à flot.
Peredonov s’effraya. Le couteau lui tomba des mains.
Volodine continuait à bêler et cherchait à porter ses mains à sa gorge. Mortellement effrayé, il faiblissait, ses mains ne lui obéissaient plus. Soudain il devint livide et s’affaissa sur Peredonov. Un gémissement entrecoupé, — comme s’il s’étranglait, — puis il se tut. Dans son effroi, Peredonov poussa un cri perçant. Puis ce fut Varvara.
Peredonov repoussa Volodine qui roula lourdement à terre. Il râlait. Ses jambes s’agitèrent, il expira. Ses yeux ouverts devenus vitreux s’immobilisèrent au plafond.
Le chat accourut de la pièce voisine, flaira le sang et miaula sournoisement. Varvara resta comme pétrifiée. Klavdia accourut au bruit.
— Grand Dieu ! Assassiné !
Varvara reprit ses sens et s’enfuit en hurlant.
La nouvelle de l’assassinat se répandit comme une fusée. Les voisins se rassemblèrent dans la rue et dans la cour. Les plus audacieux pénétrèrent dans la maison. Pendant longtemps personne n’osa entrer dans la salle à manger.
On regardait à travers la porte et chuchotait. Peredonov, les yeux hagards, contemplait le cadavre, écoutait les murmures derrière la porte… Une lourde angoisse l’accablait. Sa tête était vide.
Ils eurent enfin le courage d’entrer, — Peredonov, assis, tête basse, balbutiait quelque chose d’incohérent et d’insensé.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave en association avec le groupe Ebooks Libres et Gratuits ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 26 mars 2011.
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