LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Alexandre Eck

(Экк Александр Арнольдович)

1876 – 1953

 

 

 

 

L’ASPECT SYNTHÉTIQUE DE L’HISTOIRE DE RUSSIE

 

 

 

 

1924

 

 

 

 

 

Article paru dans la Revue belge de philologie et d’histoire, tome 3, 1924.

 


 

 

 

 

 

Communication faite au Ve Congrès international des Sciences historiques (Bruxelles, 1923).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La science historique étrangère (à part celle de l’Allemagne) manifestait jusqu’à présent relativement peu d’intérêt pour l’histoire de Russie. L’absence de chaires d’histoire de pays slaves en général et de Russie en particulier dans les universités des nations latines est une lacune fâcheuse, étant donné le rôle très considérable que le monde slave a joué dans le passé et est appelé, sans aucun doute possible, à jouer dans l’avenir. Une telle lacune est d’autant plus surprenante qu’un nombre considérable de savants et d’érudits distingués se consacrent, dans les pays latins, à l’étude de la langue et de la littérature russes, et plusieurs chaires en existent déjà, dans les universités de France, par exemple.

Cette abstention des savants étrangers à l’égard de l’histoire de Russie devient encore plus regrettable à l’heure actuelle où l’étude de l’histoire russe dans son ensemble peut devenir particulièrement féconde en conclusions sociologiques. Les conceptions généralisatrices, les recherches synthétiques — bref, la théorie de l’histoire — ne sont pas en faveur chez la majorité des historiens d’aujourd’hui ; il est cependant incontestable que la science historique, eu tant que science, ne peut point esquiver les tendances générales de la science humaine, ne peut point, sans verser dans l’érudition stérile ou dans la littérature, s’exempter de la recherche des lois générales qui régissent l’existence sociale de l’humanité, et tôt ou tard une réaction nécessaire contre l’ « historisme » désorienté ramènera l’histoire vers ses buts sociologiques.

Or, la Russie est un pays dont l’histoire présente à l’heure actuelle un intérêt tout à fait particulier au point de vue sociologique. Les événements de 1917-1918 sont l’aboutissement de toute une période dans l’évolution historique de la Russie et, sans présumer aucunement de l’avenir de ce pays, mettent un terme définitif à un ensemble de phénomènes économiques, sociaux, moraux et politiques dont la résultante constituait le processus historique russe. Il devient par conséquent possible d’envisager une étude utile au point de vue sociologique de ce processus pour ainsi dire parachevé. D’autre part les conditions psychologiques d’une telle étude sont dégagées dès à présent de la suggestion inévitable qu’exercent sur les esprits les plus critiques et les plus indépendants les phénomènes au caractère actuel. L’écroulement de l’empire russe a détruit certaines illusions d’optique, certaines idées préconçues qui faisaient réfléchir d’une façon subconsciente les apparences fallacieuses du présent sur le passé réel. Les manifestations spécieuses de la vitalité de l’État russe empêchaient la vision claire, la compréhension juste de certains faits essentiels du passé, de leur genèse et de leurs effets ultérieurs inéluctables. Les historiens russes se trouvent cependant — et cela pour un certain temps encore — dans un état d’infériorité quant à la possibilité d’une étude objective du passé de leur patrie : le « moment psychologique » bien naturel dans les circonstances présentes déterminerait chez eux presque fatalement une subjectivité nuisible, que ce soit sous la forme d’un nationalisme plus ou moins romantique ou sous l’aspect d’un pessimisme excessif, réflexes involontaires du désespoir patriotique difficilement évitable. C’est pourquoi encore l’objectivité nécessairement plus grande des historiens étrangers rendrait très appréciable leur participation à l’étude du passé historique russe.

C’est dans l’espoir d’un renouveau d’intérêt pour l’histoire de Russie parmi les savants étrangers que je me permets d’attirer l’attention de leurs autorités sur quelques particularités de cette histoire qui peuvent présenter un intérêt général pour les études historiques comparatives, si nécessaires et si peu développées, hélas, à l’égard des nations de l’Europe orientale.

 

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Il semblerait, au point de vue méthodologique, que les divisions usuelles de l’histoire de Russie en périodes dussent être revisées. Il serait peut-être plus utile et plus judicieux, au lieu de se guider dans cette division par les événements politique, de prendre pour base les étapes successives de la vie économique du peuple russe dans les régions ayant joué le rôle de centres organisateurs. On arriverait ainsi à préciser trois grandes périodes de l’histoire de Russie, ayant chacune son caractère propre aussi bien économique que social, moral et politique. On pourrait dénommer ces périodes, d’après les centres organisateurs correspondant à chacune d’elles : période novgorodo-kiévienne (du ixe siècle à la fin du xiiie siècle), période moscovite (du xiiie siècle à la fin du xviie siècle) et période pétersbourgeoise (du xviiie siècle à 1918). Une telle division se justifie par les distinctions très nettes qui différencient ces trois périodes au point de vue économique. Tandis que l’activité économique de la période novgorodo-kiévienne est essentiellement commerciale, l’économie nationale de la période suivante prend un caractère nettement agricole ; enfin, la période pétersbourgeoise se caractérise par l’apparition brusque et le développement toujours plus considérable de l’industrie capitaliste. Les autres côtés du processus historique dans les trois périodes sont intimement liés, dans leur principe et leur évolution, à ces bases économiques successives.

La première période (ixe-xiiie siècles) présente plusieurs particularités au regard de l’évolution des autres pays européens contemporains. La Russie novgorodo-kiévienne brûle, pour ainsi dire, les étapes de l’évolution admise communément comme « normale » et, grâce aux conditions favorables d’une ambiance économique préétablie, commence son existence historique par l’économie commerciale, sans passer par l’économie agricole primitive. On invoque généralement, dans l’explication de ce phénomène « anormal », l’influence des conditions géographiques, puisque l’État novgorodo-kiévien fut formé des Slaves orientaux établis le long de la route commerciale préexistante entre la Scandinavie et la Grèce et au voisinage immédiat de la route fluviale et maritime (la Volga-la mer Caspienne) vers l’Orient musulman. Cependant, on n’a pas jusqu’à présent, je crois, suffisamment mis en lumière un autre trait remarquable de l’activité économique de cette période. C’est que l’orientation de l’économie nationale kiévienne se trouvait en contradiction avec les conditions naturelles de la région. Celle-ci était tout particulièrement favorable à l’agriculture ; elle est devenue ultérieurement une des plus fécondes provinces de l’empire russe quant à la production et à l’exportation des céréales. C’est pourtant aux industries forestières, telles que la chasse aux fourrures et l’apiculture, que se tourne l’activité de la population du ixe siècle ; l’agriculture ne joue qu’un rôle très secondaire dans son économie. Donc, la constatation s’impose que le marché extérieur qui exigeait des fourrures, des peaux, du miel, de la cire, imposa, déjà à cette époque lointaine, à l’organisme social naissant l’orientation de son activité économique.

D’autre part, l’extension territoriale, l’agrandissement de l’État novgorodo-kiévien proprement dit, aussi bien que son expansion coloniale dans les régions du Nord et du Nord-Est, restent toujours, dans cette période, conformes au développement économique de la nation et ne dépassent pas ses forces organisatrices.

La civilisation novgorodo-kiévienne se développe d’une façon remarquable, prend un caractère nettement urbain, démocratique et laïque ; elle peut être considérée à juste titre comme une des civilisations les plus avancées de l’époque parmi les nations européennes formées sur les ruines de l’empire romain. Tandis que l’Europe centrale et occidentale, agricole et féodale, paralysée dans son essor par la domination arabe sur la Méditerranée, ne reprend son évolution économique, sociale et politique qu’avec les croisades et le commerce international qui en résulta, la Russie novgorodo-kiévienne nous a laissé des traités de commerce conclus avec Byzance au début du xe siècle ; les liens dynastiques apparentaient au xie siècle les princes de Kiev à tous les souverains les plus considérables de l’Europe ; la structure sociale et politique du pays novgorodo-kiévien est libre de toute entrave féodale ou cléricale, et le premier code russe, le « Droit russe » de Iaroslav (xie siècle) peut être caractérisé comme « essentiellement un code du capital » (Klutchevsky).

Les causes de l’écroulement de la civilisation et de l’État novgorodo-kiéviens sont connues : après avoir, quatre siècles durant, victorieusement soutenu la lutte contre les envahisseurs asiatiques, après avoir servi à l’Europe de bouclier efficacement protecteur, Kiev, affaibli et divisé par les guerres civiles suscitées par les princes au xiie siècle, succomba ensuite sous l’invasion tatare. Il convient pourtant de signaler plus spécialement une des sources de faiblesse de l’État novgorodo-kiévien : son système gouvernemental. Le pouvoir des princes naquit du besoin qu’éprouvèrent les communes commerciales d’organiser la défense de leurs caravanes et de leur activité économique en général contre la brigandage extérieur et intérieur ; les princes deviennent en même temps les protecteurs (souvent par la force des armes) des intérêts commerciaux russes à l’étranger, et avant tout à Byzance. Le pouvoir de ces protecteurs policiers, militaires et diplomatiques au service des communes se mua, avec le développement économique et l’unification nationale du pays, en un pouvoir politique, mais resta collectif, appartenant à toute la famille princière dans son ensemble. Un tel principe, qui arrogeait le droit de succession au pouvoir du « grand prince » à tous les membres de la famille dans l’ordre compliqué de préséance généalogique, laissait le champ libre à toutes sortes de compétitions, de contestations et de conflits et ôtait au pouvoir toute stabilité, toute continuité, toute suite dans l’effort organisateur. Le pouvoir, considéré toujours comme étant au service du pays, gardait un caractère mobile, avant tout militaire ; ses représentants n’étaient liés, dans ce pays commercial, par aucun intérêt essentiel à la terre, à une région donnée ; ils étaient attirés tout naturellement vers les centres commerciaux les plus importants. L’accroissement de la progéniture augmentait sans cesse le gâchis du système.

Ce traditionalisme du principe gouvernemental, ce manque d’adaptation de la forme politique à l’évolution centralisatrice de l’État conduisit le pouvoir princier à la dégénérescence et eut pour résultat inévitable l’affaiblissement total de l’État.

Cette dégénérescence du système politique kiévien, conjointement avec la dévastation de la région de Kiev par l’envahisseur mongol, détermine au xiiie siècle le déplacement du centre organisateur national vers le Nord-Est, dans le bassin de la haute Volga, région à peu près inculte, aménagée et colonisée vers la fin du xiie siècle par une branche cadette des Rurikovitchi. Kiev perd le rôle prépondérant et tombe ensuite au pouvoir de la Lithuanie, puis de la Pologne. Novgorod, seul avec la république voisine de Pskov, échappa à la dévastation tatare ; mais ces deux cités libres eurent à lutter contre les Suédois et les Teutons avant de succomber, au xve et au xvie siècle, sous les coups des tsars moscovites. De la sorte elles ne pouvaient guère développer l’héritage de la civilisation kiévienne dont les débuts furent si heureux.

Or, le transport du centre politique dans les régions du Nord Est, forestières, incultes et froides — changement désavantageux de climat et d’ambiance naturelle — mettait le peuple russe (qui avait fui en masse dans ces contrées éloignées devant l’envahisseur) dans une posture extrêmement difficile. Écrasée sous le poids du tribut imposé par les Tatars, ruinée périodiquement par leurs incursions dévastatrices, la nation russe devait reprendre son travail constructeur en réédifiant les bases mêmes de sa civilisation, perpétuellement aux prises avec une nature marâtre, avec un ennemi féroce, avec un régime social et politique qui s’avérait de plus en plus oppresseur et retardataire. En même temps le peuple russe se trouve tout à coup arraché à la famille européenne, car l’une des conséquences immédiates de l’invasion fut la cessation à peu près complète de toutes communications avec l’Occident où précisément à cette époque apparaissait un renouveau de civilisation sous l’influence des croisades.

Un recul économique se produit dans la vie du peuple russe, accompagné d’un recul social adéquat. Le commerce fait place à l’agriculture primitive, extensive, comme base économique du nouvel État en formation. La collectivité nationale semble recommencer son évolution et revenir à l’étape primaire, au point de départ « normal » d’une progression sociale. Sa civilisation prend un caractère essentiellement agricole et rural.

Deux faits attirent ici notre attention.

Premièrement, l’orientation de l’activité économique de la population dans ce milieu naturel nouveau est encore une lois déterminée par les exigences du marché extérieur, et toujours en contradiction avec les conditions naturelles. Transporté dans une région forestière par excellence, dans un rude climat continental, le peuple russe, chasseur et apiculteur traditionnel séculaire, développe, au prix d’un effort obstiné inouï, une culture agricole, car, séparé d’une façon radicale de ses anciens marchés extérieurs, Byzance et Orient, il les voit remplacés par l’unique marché de Novgorod qui, ne produisant point de blé, le demande à la région souzdalo-moscovite voisine.

Deuxièmement, la forme politique du nouvel État ne résulte point de l’évolution économique et sociale, mais se trouve préétablie par le fait de l’aménagement préalable et de la colonisation du nouveau pays par le prince qui de ce fait devient le maître, le seigneur terrien, le propriétaire de la province colonisée et cesse de se considérer comme étant au service du pays. Les colons qui arrivent, tombent sous la dépendance directe du prince, deviennent les sujets d’un souverain absolu. Les libertés démocratiques des communes urbaines — une des caractéristiques de l’État novgorodo-kiévien — sont supprimées ; les villes perdent toute importance politique aussi bien qu’économique ; seule la résidence du prince joue un rôle prépondérant comme centre administratif. Le morcellement de la Souzdalie en plusieurs principautés « apanagées », féodales, tout au long du xiiie siècle, tout en affaiblissant la puissance effective de ces princes-souverains, ne ramena point la prospérité pour les communes : avec la régression économique de la nation, les villes perdirent la base sociale de leur ancienne autorité, cette classe de riches commerçants qui organisait autour d’elle la « bourgeoisie » novgorodo-kiévienne. D’autre part, l’élévation de Moscou qui, à partir du xive siècle, devient le nouveau centre organisateur de la Russie médiévale, met assez rapidement fin au morcellement féodal de la Souzdalie et établit définitivement le caractère absolu de l’autocratie des grands princes moscovites, « assembleurs de la terre russe ».

L’autocratie naquit, pour ainsi dire, par la force des choses dans la lutte contre le joug mongol, et c’est à elle qu’est due, en définitive, la libération de la Russie au xve siècle. La nécessité de fortifier sans cesse le pouvoir central militairement et financièrement amena l’assujettissement complet des intérêts du peuple aux intérêts du prince. La structure sociale de la Russie moscovite fut elle-même dans une certaine mesure déterminée par l’autocratie. Ayant, par une politique adroite et persévérante, réduit les princes féodaux à la situation de simples propriétaires terriens et de courtisans, les grands princes de Moscou n’eurent ensuite point de peine à briser d’une façon radicale toutes velléités d’indépendance et de fierté féodale de la part de la vieille aristocratie russe. D’autre part, dès le xvie siècle, les autocrates moscovites contrebalancent et supplantent cette aristocratie par une noblesse militaire créée de toutes pièces par eux pour leurs besoins militaires, fiscaux et administratifs. Cette nouvelle classe sociale devint un instrument docile du pouvoir central et se sentait toujours son obligée, car ces « gens » et « esclaves » du prince, dénommés officiellement : « ordre de serviteurs », étaient dotés de terres bénéficiaires avec la main-d’œuvre agricole graduellement asservie.

Le servage fut une des conséquences les plus désastreuses du joug mongol, celle qui a compromis le plus gravement tout le développement national russe. A l’époque où, en Europe occidentale, le servage commence à disparaître, c’est alors qu’en Russie il s’étend avec une force toujours plus cruelle, atteint les sources vives des énergies nationales et devient la cause principale de l’état arriéré de la civilisation russe.

Soumis au seigneur pour les besoins de l’État, afin d’assurer au gentilhomme un revenu suffisant pour le payement du tribut et de lui garantir un certain effectif pour son service militaire, le paysan russe tombe bientôt dans un asservissement complet. Mais il a comme une conscience vague de cette origine étatiste du servage ; il considère son seigneur comme le représentant du pouvoir politique central, la corvée comme une redevance envers l’État et la terre comme sa propriété à lui : « Nous sommes au souverain et la terre est à nous », a dit et répété toujours le paysan russe.

Tel n’était évidemment pas le point de vue des seigneurs et du pouvoir central. Pour eux, non seulement la terre appartenait en propre au souverain et, par sa grâce, au seigneur, mais le serf lui-même était considéré de plus en plus comme la chose du seigneur. C’est le point de vue des classes dirigeantes qui a décidé du sort du paysan. Ce sort s’aggrava durant les siècles du fait des progrès mêmes accomplis par l’État et par les classes supérieures. Pour l’État, comme pour le seigneur, le paysan n’était qu’une bête de somme, une machine productrice et une force militaire dont on pouvait user et abuser. Une opposition violente s’est établie en résultat entre les intérêts des paysans et ceux du seigneur et du prince : une rupture profonde entre le peuple et les forces gouvernantes s’est produite, et le sentiment national n’a pas pu se développer normalement, en dépit de l’unification territoriale de l’État. D’autre part, une inertie économique et une passivité sociale inévitable s’enracinaient dans l’organisme national russe.

La Russie moscovite maintint ainsi le féodalisme, mais un féodalisme étriqué, incomplet, rachitique et avorté, puisque créé dans une grande mesure par le pouvoir absolu du prince pour ses fins et avantages, assujetti et façonné à sa guise en dehors du développement spontané et normal de la féodalité. L’autocratie moscovite, grandie et affermie dans la lutte patiente contre le joug extérieur, n’apparaît guère comme une résultante du jeu des forces intérieures de l’organisme national : elle n’a point connu de résistance des vassaux puissants, d’opposition ou d’appui des communes florissantes et fortes ; l’Église russe, de tradition et d’esprit byzantins, n’est jamais sortie de son rôle d’alliée docile et soumise du pouvoir politique, et le peuple cultivateur, arriéré et asservi, exploité et ignorant, n’était qu’une masse sociale amorphe et passive, capable de réactions sporadiques violentes et aveugles, fuyant plus volontiers vers des contrées libres, encore inoccupées, pour échapper à l’écrasante servitude. Les forces vitales de la nation s’affaiblissaient de ce fait, la population productive se raréfiait, la vie économique, sociale, intellectuelle s’engourdissait et stagnait, mais l’autocratie moscovite s’affermissait, s’hypertrophiait, sans trouver ni contrepoids, ni résistance. L’analogie qui paraîtrait s’établir entre les conditions de gestation sociale de la Russie moscovite et celles des nations européennes médiévales se trouve de la sorte faussée dès l’origine de cette période historique.

Sorti victorieux de la lutte contre les Tatars, l’absolutisme moscovite, son rôle historique ainsi achevé, devient, pour ainsi dire, un organisme autonome et parasitaire de la vie nationale ; il en résulte une politique d’extension territoriale de plus en plus démesurée, inaugurée dès le xvie siècle. Les guerres de conquête, dictées aussi bien, sinon plus par le désir de grandir la puissance de l’autocrate moscovite que par des soucis de défense nationale, épuisent les forces du pays dont l’administration se réduit tout simplement à l’exploitation militaire et fiscale. La nécessité de coloniser les territoires conquis est en contradiction avec l’insuffisance de la population métropolitaine, ce qui exclut toute utilisation rationnelle des conquêtes et mène à l’éternisation de l’exploitation primitive, extensive et ravageuse des richesses naturelles ; les besoins d’administration des territoires nouveaux grèvent encore davantage la métropole ; la situation du peuple devient de plus en plus intenable. La scission entre le haut et le bas de la nation s’affirme toujours plus nettement ; l’hypertrophie gouvernementale et la rupture de stabilité, d’équilibre social caractérisent avant tout cette période. La civilisation russe, isolée du reste de l’Europe pendant plus de trois siècles, se trouve de plus en plus en recul ; l’État démesurément étendu, à population faible, socialement déséquilibré et désuni, économiquement stagnant, se trouve inévitablement désavantagé dans les conflits avec les voisins occidentaux, ce qui met la Moscovie dans une situation extrêmement périlleuse au commencement du xviie siècle. Un sursaut des énergies populaires sauve l’État de la catastrophe, et une nouvelle orientation vers l’entérinement organique et progressif de la civilisation occidentale s’ébauche dans la deuxième moitié du siècle. Cependant les réformes de Pierre Ier donnent à cette orientation spontanée un caractère nouveau.

Pierre Ier comprit (comme d’autres l’ont fait avant lui) le danger que présentait pour l’existence même de l’État le déséquilibre entre l’immensité de l’empire et sa structure économique, sociale et politique. Ses réformes devaient, dans son esprit, mettre fin à l’état arriéré de la civilisation russe, à l’infériorité de la Russie par rapport à ses voisins occidentaux. Cependant, le caractère de ces réformes fut essentiellement politique aussi bien par leur but que par leur portée. Elles affermissaient l’État et la puissance du souverain autocrate, mais ne donnaient guère de satisfaction aux intérêts profonds du peuple, de la nation, comme elles n’ont rien fait pour approfondir la civilisation nationale et y ouvrir l’accès aux masses populaires, ni pour laisser profiter la collectivité du développement des forces productrices du pays. Au contraire, l’asservissement de toutes les classes sociales aux intérêts de l’absolutisme, le renforcement du servage, l’aggravation des charges fiscales, tout ceci portait à l’apogée l’étatisme autocratique, mais rendait plus profond encore le fossé entre le haut et le bas de la nation, faisait plus âpre encore l’antagonisme entre l’État et le peuple.

Cependant, Pierre le Grand a non seulement européanisé l’aspect extérieur de la vie russe : il transplanta en Russie la forme moderne de la production, l’usine et la fabrique. Toutefois, cette industrie moderne était, comme tout le reste, asservie par l’État et n’avait d’autre fin que de satisfaire aux besoins de celui-ci. Mais le développement formidable de l’État, comme organisme « en soi et pour soi », comme piédestal pour le pouvoir absolu, ainsi que la complexité grandissante de son fonctionnement, liés à la politique d’expansion territoriale devenue traditionnelle, conduisirent à la formation d’une civilisation urbaine, artificielle et factice, superposée mécaniquement au-dessus d’une économie agricole primitive complètement indépendante. L’assujettissement de l’industrie capitaliste à l’État ne disparaît nullement tout le long des xviiie et xixe siècles ; le protectionnisme obstiné, né la plupart du temps de considérations surtout fiscales, l’asservissement de la main-d’œuvre industrielle jusqu’en 1861, les exportations forcées et artificielles, l’afflux des capitaux étrangers, la construction des chemins de fer en dehors des besoins économiques réels et — avant tout — les commandes formidables et lucratives de l’État, tout ceci maintenait l’industrie capitaliste russe en vie, lui imprimait même une évolution spécieuse à apparences « normales », telles qu’accroissement du nombre des usines, des ouvriers et de la production ou concentration des capitaux et des ouvriers. Mais cette économie industrielle n’avait pas de base nationale. Le paysan, avec sa force d’achat à peu près nulle, ne constituait point de marché intérieur suffisant (sauf pour les cotonnades après 1861) ; son économie domestique suit son évolution lente indépendamment et parallèlement à l’industrie capitaliste : les industries domiciliaires occupaient, à la fin du xixe siècle, 4,6 millions d’individus contre 2,3 millions d’ouvriers industriels. Les villes russes, rares et chétives, ne contenaient qu’une partie minime de la population totale de l’empire : 3 p. c. en 1724, 9 p. c. en 1878, 13 p. c en 1897... Pourtant, ce sont les villes qui fournissaient des consommateurs à l’industrie, en dehors de l’État et du marché extérieur. La masse du peuple payait en définitive les frais de cette industrie factice comme de toute la civilisation urbaine, mais elle n’en profitait guère, plongée toujours dans la torpeur, dans l’inertie économique et intellectuelle, dispersée sur des espaces incommensurables, écrasée sous le fardeau de l’État, sous le joug de l’asservissement social et économique, plus que jamais hostile aux classes dirigeantes.

Désespérément étrangère à l’économie nationale réelle, l’industrie capitaliste russe, appelée à l’existence par l’État absolutiste, était en même temps fatalement entravée dans son développement par le même absolutisme soupçonneux, arbitraire, désorganisateur, incompatible avec toute initiative indépendante et entreprise libre. Sans racines dans le passé historique ni dans les réalités nationales présentes, l’industrie russe n’a même pas réussi à créer une classe sociale importante et active de bourgeoisie moyenne, si caractéristique pour les civilisations européennes modernes.

La faiblesse constitutive d’une telle civilisation n’était masquée que par les dehors brillants d’une puissance militaire crainte par l’étranger, car, depuis Pierre Ier, la Russie, en tant qu’État, se trouve définitivement liée à l’Europe occidentale aussi bien par des relations diplomatiques, dynastiques ou économiques que par ses guerres et par ses alliances. Un autre trompe-l’œil de cette civilisation rachitique et disparate cachait encore aux yeux des observateurs superficiels l’inconsistance du « colosse russe » : une couche mince, mais représentative de gens cultivés à l’européenne, ayant assimilé les mœurs et les idées occidentales en les poussant parfois jusqu’au raffinement ; souvent éblouissants par leur génie artistique, littéraire ou scientifique, les intellectuels russes, ces fleurs de serre sans racines profondes dans le sol natal, donnaient le change à l’étranger quant à la valeur et au caractère véritable de la civilisation nationale et s’y trompaient d’habitude eux-mêmes. Il a fallu l’épreuve fatale de la guerre de Crimée pour dessiller les yeux aux présomptueux et aux non initiés, pour démontrer enfin au pouvoir absolutiste lui-même les dangers de cette civilisation factice, incohérente et contradictoire.

Les réformes d’Alexandre II (1861-1874) semblaient inaugurer une ère nouvelle pour la vie nationale de Russie. L’abolition si tardive du servage, la modernisation de l’administration, de la justice, de l’armée, l’ébauche d’autonomie municipale et provinciale promettaient un affranchissement définitif des forces créatrices de la nation. Le rachat des terres seigneuriales nécessaires pour doter les serfs affranchis jetait en même temps dans la circulation des capitaux considérables qui pouvaient alimenter utilement la vie économique. Malheureusement, l’absolutisme recula devant un suicide volontaire qu’eût été le développement logique des institutions libérales ; les réformes d’Alexandre II furent mutilées ou reprises.

La reculade du pouvoir exaspéra ces classes cultivées de la nation qui se sont formées durant le xviiie et le xixe siècle, sinon nombreuses, au moins pleines d’énergies latentes et comprimées. Les intellectuels, privés de champ d’action publique suffisant, sans exutoire pour leurs forces impatientes, s’exaltèrent aux idéologies de plus en plus extrémistes, transplantées de l’Occident en même temps que la civilisation urbaine factice. La force matérielle leur manquait aussi bien qu’un point d’appui dans la masse du peuple, socialement et politiquement inorganisable sur une échelle nationale. La classe ouvrière naissante leur fournit ce point d’appui et une force matérielle plus facilement organisable. Le mouvement révolutionnaire, étayé de théories socialistes, amène, en conjonction avec de nouveaux avatars de la politique extensionniste de l’absolutisme, une seconde période de réformes en 1905. Ces réformes subissent à peu près le même sort que celles de 1861-1874. Depuis lors la catastrophe devient inévitable dans cet État plein de contradictions économiques inconciliables, d’anachronismes politiques mortels et de déséquilibre social périlleux.

Le choc extérieur formidable déclenché par la guerre mondiale amena donc cette catastrophe. Les événements de 1917-1918 — cataclysme historique et non révolution — ont balayé les survivances politiques et sociales néfastes, ont détruit la civilisation industrielle factice inaugurée par Pierre Ier, mais ils ont ébranlé à la fois les fondements mêmes de l’existence nationale. Si Pierre le Grand — ce « bolchévik » avant la lettre — imposa arbitrairement à l’organisme économique russe arriéré une forme nouvelle et avancée de la production : l’industrie capitaliste, — cette forme était déjà réalisée par d’autres nations plus développées ; c’est pourquoi la greffe de Pierre Ier, artificielle et prématurée, a pris tant bien que mal. Les autocrates improvisés de la Russie d’aujourd’hui violent le passé historique et l’être national au nom des formes économiques et sociales parfaites peut-être dans leur concept abstrait, mais qui se trouvent en antinomie irréductible avec toutes les réalités de la vie russe et — chose beaucoup plus grave — qui n’existent encore nulle part de par le monde ; c’est pourquoi leur œuvre est irrémédiablement destructrice et sans aucun avenir possible. Le fondateur de l’empire russe a transplanté dans les steppes moscovites une fleur de serre. Les destructeurs de cet empire rêvent des créations spontanées et réalisent le néant.

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 13 novembre 2014.

 

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