LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Léon Chestov
(Шестов Лев Исаакович)
1866 – 1938
QU’EST-CE QUE LE BOLCHÉVISME ?
1920
Article paru dans le Mercure de France,
tome 142, 1920.
TABLE
Depuis que je suis arrivé en Europe, tout le monde — et mes compatriotes comme les étrangers — me pose invariablement la même question : « Qu’est-ce que le bolchévisme ? Que se passe-t-il en Russie ? Vous qui avez vu de vos propres yeux, racontez ; nous ne savons rien, nous ne comprenons rien. Dites-nous tout et dites-le autant que possible d’une façon calme et impartiale. »
Parler calmement de ce qui se passe à l’heure actuelle en Russie est difficile ou même impossible. Quant à en parler impartialement, j’y parviendrai peut-être.
Il est vrai que, depuis cinq ans, la guerre nous a habitués à toutes sortes d’horreurs, mais ce qui se passe en Russie est pire que la guerre. Là-bas, des hommes tuent, non seulement des hommes, mais leur pays, sans même soupçonner ce qu’ils font. Les uns s’imaginent accomplir une grande œuvre et croient qu’ils sauvent l’humanité. Les autres ne pensent à rien et s’adaptent simplement aux nouvelles conditions d’existence, ne tenant compte que de leurs intérêts quotidiens. Que se passera-t-il demain ? Pour ces derniers, la question les laisse indifférents. Ils ne croient pas en ce lendemain, de même qu’ils ne se rappellent pas ce qu’il y avait hier. Les gens de cette espèce forment en Russie, comme partout, la majorité écrasante. Et, si bizarre que cela paraisse au premier abord, ce sont ces hommes-là, les hommes de l’au jour le jour, entièrement absorbés par leurs petits intérêts, qui créent l’histoire. C’est entre leurs mains que se trouve l’avenir de la Russie, l’avenir de l’humanité, l’avenir du monde.
Voilà ce que ne comprennent pas les leaders idéologues du bolchévisme. Il semblerait que les disciples et les partisans de Marx, lequel a emprunté sa philosophie de l’histoire à Hegel, devraient être plus clairvoyants, savoir que l’histoire ne se fait pas dans les cabinets d’étude et qu’elle ne se laisse pas encadrer comme une toile peinte dans des décrets arbitraires. Or, essayez de le dire à l’idéologue bolchéviste aux yeux bleu clair : il n’arriverait seulement pas à comprendre de quoi vous lui parlez. Et si, par hasard, il le comprenait, il vous répondait exactement de la même façon que répondaient jadis, sous le tsar, les rédacteurs du Novoie Vremia et autres journaux qui assumaient la triste tâche de justifier par des idées le régime d’asservissement : « Tout cela, c’est du doctrinarisme. » L’histoire, Hegel, la philosophie, la science : l’homme politique est affranchi de tout cela. Cet homme politique décide du sort du pays qui lui est confié d’après ses propres conceptions.
On raconte que Nicolas Ier, auquel on avait présenté un projet d’une ligne de chemin de fer entre Moscou et Pétersbourg, sans examiner les plans des ingénieurs, traça sur la carte une ligne presque droite reliant les deux capitales et résolut ainsi le problème d’une façon simple et rapide. C’est de la même façon que les maîtres actuels de la Russie solutionnent toutes les questions. Et si le régime de Nicolas Ier, comme celui de la majorité de ses prédécesseurs et de ses successeurs, mérite en toute justice le nom de despotisme ignorant, c’est avec plus de justice encore qu’on peut caractériser par ce mot le régime des Bolchéviks. C’est le despotisme, et, je le souligne fortement, le despotisme ignorant. Les Bolchéviks, exactement comme les hommes politiques d’un passé récent, non seulement ne croient pas à la vertu (scepticisme qui est, comme on le sait, admis en politique), mais ils ne croient pas davantage à la science, ils ne croient même pas à l’intelligence. Conservateurs consciencieux des traditions politiques les plus purement russes, — traditions de la période du servage si vivante encore dans la mémoire de tous, — ils ne croient qu’au bâton, à la force physique brutale. De même encore que tout récemment, avant la guerre, à la Douma, les députés de la droite du type Markoff et Pourichkévitch raillaient l’humanitarisme libéral et répondaient par des menaces de potence et de prison à toutes les tentatives de l’opposition tendant à faire sortir, si peu que ce fût, nos anciens ministres et nos hommes de gouvernement de leur ornière réactionnaire, les commissaires actuels ne connaissent qu’une seule expression : tchresvitchaika. Ils sont convaincus que toute la profondeur de la sagesse gouvernementale réside dans ce mot. Les libertés, les garanties individuelles, etc., tout cela n’est qu’inventions vides de sens des savants d’Europe, des doctrinaires d’Occident. En Russie, nous nous en passerons bien, des libertés et des garanties individuelles ! Nous allons publier une centaine de milliers ou un million de décrets, et le pays illettré, ignorant, impuissant, misérable, deviendra du coup riche, instruit, puissant, et l’univers entier viendra admirer et nous emprunter avec ferveur les formes nouvelles du régime gouvernemental et social.
La Russie sauvera l’Europe. Tous nos sectaires idéologues en sont profondément convaincus. La Russie sauvera l’Europe justement pour cette raison que, contrairement à l’Europe, la Russie croit à l’action magique du verbe. Si étrange que ce soit, les Bolchéviks, fervents du matérialisme, apparaissent en réalité comme les idéalistes les plus naïfs. Pour eux, les conditions réelles de la vie humaine n’existent pas. Ils sont convaincus que le verbe possède une puissance surnaturelle. Tout se fait sous l’ordre du verbe ; il s’agit seulement de se fier à lui hardiment. Et ils se sont fiés à lui. Les décrets pleuvent par milliers. Jamais encore, ni en Russie, ni dans aucun autre pays, on n’a autant parlé. Et jamais encore la parole n’a aussi tristement retenti, correspondant aussi peu à la réalité. Il est vrai que, déjà à l’époque du servage, aussi bien que sous Alexandre III et Nicolas II, on parlait et l’on faisait des promesses. Il est vrai que, sous l’ancien régime aussi, la non correspondance entre les paroles et les actes du gouvernement provoquait l’indignation et la révolte. Mais ce qui se passe maintenant dépasse toutes les limites, même vraisemblables. Des villes et des campagnes se meurent littéralement de faim et de froid. Le pays s’épuise non pas jour par jour, mais heure par heure. La haine atroce, réciproque et non pas entre classes comme le voudraient les bolchéviks, mais de tous contre tous, grandit sans cesse, et, pendant ce temps, les plumes des journalistes-fonctionnaires continuent à tracer sur le papier les mêmes mots, devenus fastidieux à tous, sur le futur paradis socialiste.
J’ai qualifié les Bolchéviks d’idéalistes et j’ai signalé qu’ils ne croient à rien d’autre qu’à la force brutale physique. Au premier abord, ces deux affirmations semblent contradictoires. L’idéaliste croit à la puissance de la parole et non à la force physique. Mais cette contradiction n’est qu’apparente : si paradoxal que ce soit, on peut être un idéaliste de la force physique brutale.
Or, en Russie tsariste, les cercles dirigeants avaient précisément toujours idéalisé la force brutale. Lorsque le Gouvernement Provisoire arriva, avec le prince Lvoff d’abord, puis avec Kerenski, il sembla à plus d’un qu’une nouvelle ère était née. Et, en effet, pendant plusieurs mois la Russie montra un spectacle saisissant : un énorme pays s’étendant sur des centaines de milliers de kilomètres, avec une population de près de deux cents millions d’habitants, se passant de toute autorité, car déjà, au mois de mars 1917, sur l’ordre du Gouvernement, dans tout le pays, la police avait été supprimée sans qu’on l’ait remplacée par quoi que ce soit d’autre. À Moscou on plaisantait : « Nous vivons maintenant sur parole », disait-on. Et, en effet, on vécut assez longtemps « sur parole », et on a relativement bien vécu. Le Gouvernement Provisoire évitait toute mesure plus on moins rigoureuse, préférant agir par persuasion. Il faut admirer que, malgré une situation aussi exceptionnelle, l’existence ait été après tout très supportable en Russie jusqu’au coup d’État bolchéviste. On pouvait voyager en chemin de fer et sur les routes, sans confort il est vrai, mais aussi sans risque, — tout au moins sans grand risque d’être dépouillé et tué. Même au fond des campagnes, on ne pillait pas les propriétaires. Les paysans s’emparaient de la terre, mais quant aux propriétaires eux-mêmes, à leurs maisons, à leur fortune personnelle, ils n’y touchaient que rarement. J’ai passé l’été de 1917 dans un village du gouvernement de Toula, et l’ami chez qui j’habitais, bien qu’il fût un des plus gros propriétaires fonciers du district, n’avait guère de désagréments avec les paysans. Moi-même, par deux fois, j’ai fait en voiture le chemin de la propriété de mon ami à la station du chemin de fer, près de 28 verstes, d’autres ont fait le même trajet et tous ces voyages se sont fort bien terminés. Tout cela donnait apparemment au pouvoir central la conviction que sa force était la force de la vérité et qu’on pouvait, contrairement aux anciennes méthodes de gouvernement, chercher et obtenir l’ordre non par des mesures de contrainte organisée, mais par la seule force de la persuasion. Kerenski croyait même pouvoir mener à la bataille des soldats qui ne reconnaissaient pas de discipline. Mais les choses ne se passaient ainsi que sous le Gouvernement Provisoire qui cherchait à instaurer la vérité à la place de la force. Et, à ce point de vue, il faut dire que le Gouvernement Provisoire essayait bien d’atteindre un but révolutionnaire, mais en créant en Russie une nature d’hommes de vérité, quelque chose du genre de ce qu’avaient rêvé et dont avaient parlé le comte Tolstoï, le prince Kropotkine, et qui n’était apparemment pas étranger à nos Slavophiles. Je sais évidemment fort bien que ni le prince Lwoff, ni Milioukoff, ni Kerenski n’étaient assez naïfs pour tendre consciemment à la réalisation en Russie de l’idéal anarchiste ; mais, en fait, c’était bien l’anarchie qu’ils favorisaient. Nous avions un gouvernement, nous n’avions pas d’autorité, et les hommes qui faisaient partie du gouvernement couvraient de leur nom l’absence de toute autorité. Lorsqu’il s’est agi de choisir entre les méthodes de gouvernement employées par les fonctionnaires tsaristes et l’inaction de l’autorité, le Gouvernement Provisoire préféra l’inaction. Quant à trouver quelque chose de nouveau il n’a pas su le faire. Les Bolchéviks ayant remplacé le Gouvernement Provisoire se sont trouvés devant le même dilemme : ou les méthodes tsaristes ou l’absence de toute autorité. L’absence de toute autorité ne pouvait séduire les Bolchéviks, l’exemple du Gouvernement Provisoire ayant montré que l’absence de toute autorité était loin d’être chose aussi inoffensive que cela avait d’abord semblé à plus d’un ; mais quant à trouver quelque chose qui leur fût propre, les Bolchéviks, eux non plus, ne l’ont pas su. Et avec l’audace propre à des gens qui ne se rendaient pas compte de tout ce que présentait de gravité et de responsabilité la tâche qu’ils assumaient, les Bolchéviks ont décidé de rester fidèles entièrement et complètement aux errements de la vieille bureaucratie russe. Dès ce moment-là, pour quiconque était tant soit peu clairvoyant, apparurent du coup l’essence même du bolchévisme et son avenir.
Il était clair que la Révolution était écrasée et que le bolchévisme était, essentiellement, un mouvement profondément réactionnaire, constituait même un pas en arrière sur Nicolas II, car, très rapidement, les Bolchéviks comprirent que les méthodes de Nicolas II ne pouvaient leur suffire et qu’il leur était nécessaire d’adopter la sagesse gouvernementale de Nicolas Ier, voire même d’Araktcheieff. Le mot liberté est devenu pour eux le mot le plus haïssable. Ils ont vite compris qu’ils n’avaient pas à gouverner un pays libre, que le pays libre ne serait pas avec eux comme il n’avait jamais été avec Nicolas Ier, ni avec Alexandre III, ni avec Nicolas II. Pour un Français ou pour un Anglais une telle situation semblerait tout à fait inadmissible : le Français ou l’Anglais sait parfaitement qu’il ne saurait y avoir rien de bon dans un pays où il n’y a pas de liberté. Mais les Bolchéviks russes, éduqués par le régime tsariste d’asservissement, n’ont parlé de liberté que tant que le pouvoir était entre les mains de leurs adversaires. Mais lorsque le pouvoir eût passé entre leurs mains à eux, ils renoncèrent sans aucun débat de conscience à toutes les libertés et déclarèrent de la façon la plus désinvolte l’idée même de la liberté bourgeoise, bonne pour la vieille Europe convertie, mais n’ayant aucune valeur pour la Russie. Un gouvernement, un pouvoir fort, c’est ce qu’il faut au peuple pour son bien, et moins on consultera le peuple, plus grand et plus solide sera son bonheur. Si Nicolas Ier et Araktcheieff, morts depuis longtemps, surgissaient de leurs tombeaux, ils pourraient triompher au point de vue de leurs idées : l’opposition russe, dès la première tentative de réaliser son haut idéal, a dû reconnaître que c’était le vrai idéal gouvernemental russe qui était le vrai.
Qui veut comprendre ce qui se passe à l’heure actuelle en Russie doit examiner avec une attention particulière les premiers phénomènes de création gouvernementale des Bolchéviks. Tout ce qu’ils ont fait plus tard se trouve très étroitement lié à leurs premiers actes.
Ici en Europe, et parfois en Russie même, d’aucuns sont enclins à penser que le bolchévisme constitue une certaine nouveauté, voire même une nouveauté d’énorme importance. C’est une erreur : le bolchévisme n’a rien su créer et il ne crée rien. C’est en cela que réside sa plus lourde faute envers la Russie et aussi envers le monde, en tant que la Russie est liée au monde économiquement, politiquement et moralement. Le bolchévisme ne crée pas, il vit de ce qui a été avant lui. Pour sa politique intérieure, il a, comme je l’ai déjà dit, emprunté ses idées toutes faites à Araktcheieff et à Nicolas Ier. Quant à sa politique extérieure, il ne s’est pas montré plus original, à commencer par le traité de Brest-Litovsk qu’il a conclu et à finir par ses tentatives d’élaborer un accord avec l’Europe dont on parle tant maintenant. En tout ce qu’il a fait dans ce sens nous reconnaissons les procédés de la politique asiatique d’Abdul-Hamid, que nous avons vus si souvent à l’œuvre. Les Bolchéviks ne comptent pas sur leurs propres forces, pas plus qu’Abdul-Hamid ne comptait sur les siennes. La Russie martyrisée, impuissante, rongée de querelles intestines ne peut rien réclamer pour elle et ne peut rien donner non plus, il ne reste qu’une chose : chercher à jeter la discorde entre les États de l’Europe occidentale, entamer simultanément des pourparlers avec l’Angleterre, la France, l’Italie et l’Allemagne, escomptant la trop grande diversité et même l’opposition de leurs intérêts, espérant qu’en fin de compte, si l’on réussit à les heurter les uns contre les autres, on pourra retirer de leurs conflits un profit plus ou moins grand. Voilà de quelle façon Abdul-Hamid a, pendant trente ans, sauvé la Turquie. Le peuple était dans la misère, mais le Sultan se maintenait ; le pays s’appauvrissait et allait à sa perte, mais le pouvoir illimité de la dynastie ne subissait pas d’atteinte. Trente ans, — un tel laps de temps apparaît aux Bolchéviks une éternité ; ils arriveront à atteindre leur but en moins de temps que cela. Quel but ? C’est ce que nous verrons plus loin.
Je voudrais en attendant rendre aussi net que possible le trait le plus caractéristique, à mon sens, de ce qu’il y a de plus essentiel dans le bolchévisme. Le bolchévisme est, je le répète, réactionnaire ; il est impuissant à rien créer ; il prend ce qu’il trouve sous sa main, ce que d’autres ont fait sans lui. Bref, les Bolchéviks sont des parasites, dans leur essence même. Bien entendu, ils ne s’en rendent pas compte et ils ne le comprennent pas. Et même, s’ils le comprenaient, il est peu probable qu’ils consentiraient à l’avouer ouvertement. Mais dans tous les domaines où ils ont exercé leur activité est apparue leur particularité essentielle. Ils formulent eux-mêmes la tâche qu’ils ont à accomplir en disant que, d’abord, il faut tout détruire et ne commencer à créer qu’après avoir détruit. Si les Bolchéviks idéologues aux yeux bleu clair étaient capables de peser un moment leurs paroles, ils en seraient effrayés. Je ne parle même pas de ce fait qu’une telle formule est nettement contradictoire avec l’enseignement fondamental du socialisme. Il va sans dire que Marx ne reconnaîtrait pas ses disciples ni ses partisans dans les hommes qui ont formulé un tel programme. Marx estimait que le socialisme était une forme supérieure d’organisation économique de la société, découlant avec la même nécessité de l’organisation bourgeoise, que celle-ci a succédé à l’organisation féodale ; et le socialisme non seulement ne supposait pas la destruction de l’organisation économique bourgeoise, mais il comptait, au contraire, la conserver complètement et garder intact tout ce qui avait été créé par le régime précédent. La tâche du socialisme apparaissait par conséquent à Marx comme une tâche constructive. Transformer l’organisation bourgeoise en une organisation socialiste, cela voulait dire passer à une organisation supérieure et améliorée de production, cela voulait dire non pas détruire, mais augmenter les forces productives du pays. C’était une tâche positive. C’est à cette tâche que les Bolchéviks ont du coup renoncé, surtout sans doute parce qu’ils n’avaient aucune possibilité de créer. Il est bien plus simple, plus facile et moins pénible de vivre, aux dépens de ce qui a été fait auparavant. Et en effet les Bolchéviks ne détruisent rien, somme toute. Ils vivent simplement avec ce qu’ils ont trouvé prêt dans l’ancienne organisation. Comme quelqu’un reprochait à Lénine que les Bolchéviks se livraient au pillage, il répondit : « Oui, nous pillons, mais nous pillons ce qui a été pillé. » Admettons qu’il en soit ainsi. Admettons que véritablement les Bolchéviks ne reprennent que ce qui a été pris de force avant eux : cela ne change rien à l’affaire ; les Bolchéviks demeurent des parasites, car, n’ajoutant rien à ce qui a été créé avant eux, ils se nourrissent des sucs de l’organisme auquel ils se sont attachés.
Combien de temps peut-on vivre ainsi ? Combien de temps la Russie peut-elle nourrir les Bolchéviks ? Je ne saurais le dire. Peut-être le degré de patience et la capacité de soumission de notre patrie tromperont-t-ils tous nos calculs. Que n’a-t-elle pas supporté, la Russie ? Quels parasites ne se sont pas nourris de ses sucs ? Je n’irai pas rappeler le XVIIIe siècle, les règnes d’Anna Ivanovna et d’Elisabeth Petrovna. Mais le XIXe siècle lui-même, a été, sous ce rapport, effroyable. La bureaucratie russe, disposant sans contrôle de la Russie et du peuple russe tout entier, partait toujours de ce point de vue que les fonctionnaires devaient commander et la population obéir. On raconte de Nicolas Ier que, pendant la guerre de Crimée, un de ses ministres lui conseillant de publier dans la presse des renseignements plus détaillés sur la marche de la guerre, les habitants de Pétersbourg étant inquiets et émus, il répondit : « Inquiets, émus ? Mais en quoi est-ce que cela les regarde ? »
Nicolas Ier était primus inter pares parmi ses fonctionnaires. Chaque fonctionnaire était convaincu que la population, les habitants — la Russie n’a jamais aimé, ni admis le mot citoyen — n’étaient qu’un objet de commandement. La population devait être heureuse d’avoir des maîtres, s’incarnant dans le maître suprême : le tsar. Les étrangers conçoivent sans doute difficilement un tel état de chose ; mais tant qu’ils ne l’auront pas compris, ils ne comprendront rien au bolchévisme. La bureaucratie russe a toujours été parasitaire. Plus que cela, non seulement les classes dirigeantes, mais toute la haute société russe menait, à un degré plus ou moins prononcé, une existence de parasites. Je me rappelle que, lorsque parurent les premiers comptes rendus des inspecteurs du travail, — j’étais encore étudiant à cette époque, — le savant bien connu en Russie, le professeur Yanjoul, inspecteur du travail de la région de Moscou, résumait ainsi ses impressions sur tout ce qu’il avait vu dans les usines et les fabriques de sa région : « L’industriel russe cherche à obtenir ses bénéfices non industriellement, c’est-à-dire par l’amélioration de ses procédés de production, mais par tout autre moyen, principalement par une exploitation cynique et dolosive des ouvriers. »
Voilà un autre fait qui pourrait bien paraître tout à fait invraisemblable à ceux qui ignorent les conditions de la vie russe. Le comte Tolstoï raconte dans ses œuvres posthumes qu’ayant eu l’idée, pendant sa jeunesse, d’acquérir une nouvelle propriété, il avait cherché à l’acheter dans une région où habitaient des paysans ne possédant pas de terre. « De cette façon, dit le comte Tolstoï, j’aurais pu me procurer gratuitement les ouvriers dont j’avais besoin. »
Le parasitisme était caractéristique des hautes classes de la société d’avant la Révolution, mais les nouveaux nobles, c’est-à-dire ceux qui se sont accrochés au gouvernement actuel, ont dépassé de beaucoup les anciens, de sorte que, même à ce dernier point de vue, le bolchévisme n’est pas original. Les Bolchéviks ont fait tout ce qu’ils ont pu pour mettre obstacle à la révolution dans sa tâche fondamentale : l’affranchissement du peuple russe. Il est tout à fait évident que même l’œuvre de destruction, ils ne l’ont pas réussie. Ils ont détruit une grande partie des biens nationaux, ils ont tué dans les prisons et les tchrezvitchaïki un assez grand nombre d’anciens ministres, de tchinovniks et de riches. Je ne m’y arrêterai pas. Tout le monde sait comment travaillent les tchrezvitchaïki lettonnes et les soldats chinois ; mais ils n’ont détruit ni le bureaucratisme, ni la bourgeoisie. Jamais encore, en Russie, la bureaucratie n’avait pullulé avec une telle rapidité, et quelle bureaucratie oisive, pitoyable ! Dans chaque service, il y a dix fois plus d’employés qu’il ne faut, et sur dix services il s’en trouve à peine un seul qui serve à quelque chose. Tout le monde, hommes, femmes, jeunes et vieux, est fonctionnaire. Les Bolchéviks sont convaincus que quiconque n’est pas fonctionnaire est dangereux pour l’État et persécute de toutes façons ceux qui ne sont pas à son service : on les accable de contributions, on les prive de cartes d’alimentation, on les mobilise pour l’armée, etc. Et alors on se fait fonctionnaire, d’autant plus que les gens instruits sont complètement privés de toute espèce de gagne-pain, en dehors du traitement d’employé de l’État. Un manœuvre ou, d’une façon générale, un homme vigoureux, peut encore aller à la campagne, où il pourrait trouver du travail et, avec le travail, un toit et un morceau de pain. Mais un homme instruit, — un instituteur, un médecin, un ingénieur, un écrivain, un savant, — est condamné à mourir de faim, s’il ne consent pas à augmenter les hordes déjà innombrables des fonctionnaires parasites.
Et la bourgeoisie, me demandera-t-on, elle est détruite ? Nullement. Ce sont les anciens bourgeois qui sont détruits. Les fabricants, les négociants et leurs collaborateurs principaux ont péri pour la plupart, ou se sont enfuis. Mais la bourgeoisie est plus forte, en Russie, plus nombreuse, de beaucoup plus nombreuse qu’elle n’était auparavant. Actuellement presque tous les paysans en Russie sont des bourgeois. Ils gardent enfouis dans la terre des centaines de mille et même des millions de roubles émis sous le Tsar, sous Kerenski, sous les Soviets, de roubles ukrainiens et autres valeurs, et nous n’arrivons pas à leur arracher leurs richesses. Avec cela, la nouvelle bourgeoisie n’a plus aucune des traditions qui, dans une certaine mesure, refrénaient les appétits de l’ancienne bourgeoisie.
La Russie a toujours été le pays de l’arbitraire par excellence. Les ministres tsaristes du genre de Tcheglovitoff ou de Maklakoff n’ont jamais compris quelle grande force créatrice constituait dans un État une claire conception du droit. À tout moment ils insultaient le peuple et de la façon la plus abominable, dans sa conception du droit et de la morale. Il n’y avait pas en Russie de justice, non seulement de justice clémente, mais simplement juste. Le code établi par Alexandre II avait fini très rapidement par n’être considéré par ses ministres que comme une lourde chaîne dont — tout en gardant un décorum extérieur relatif — ils se débarrassaient progressivement. Le peuple le comprenait admirablement. Il savait dans quel but on instituait des chefs de zemstvos, pourquoi on introduisait la peine corporelle dans les campagnes. Et il haïssait les institutions et les autorités qui lui étaient imposées par une force extérieure. Mais, au fond de son âme, il gardait la foi en la vérité, cette foi qui a trouvé son expression dans les meilleures œuvres de la littérature russe. Il semblait même que le peuple eût foi aussi au Tsar et qu’il le considérât comme une victime des mauvais conseillers qui l’entouraient. Mais, la Révolution éclatant, il est devenu du coup clair que le peuple ne croyait déjà plus au Tsar. Si bizarre que ce soit, il ne s’est pas trouvé, dans toute l’immense Russie, une ville ou un canton se levant pour la défense du Tsar détrôné. Le tsar est parti, bon voyage ! On se passera parfaitement de lui ! C’est que la vérité que le peuple cherchait se trouvait non chez le tsar, mais ailleurs, chez ceux qui avaient lutté contre le tsar. Voilà la raison du colossal succès échu, au début de la Révolution, aux socialistes-révolutionnaires. La vérité était chez eux. Ils avaient souffert pour le peuple, tel était le cri général. Femmes, jeunes filles, vieillards, tous couraient aux urnes voter pour les hommes de vérité, pour les martyrs du peuple. Toutes les questions, on voulait les résoudre en toute vérité et en toute justice, à la gloire de la sainte Russie. Les socialistes-révolutionnaires russes triomphaient. Une révolution sans effusion de sang, — voilà qui était la Russie, et non pas l’Europe pourrie, hein !
C’est là qu’apparut pour la deuxième fois l’impuissance politique et l’incapacité de cette partie de l’intelliguentsia, à qui le pouvoir échut après le renversement du Tsar. Le Gouvernement Provisoire, comme je le disais, n’a rien su faire. Il régnait, mais il ne gouvernait pas. Derrière son dos, gouvernaient les Soviets qui, tout en ne faisant rien de positif, se faisaient les instruments de destruction du pays, destruction poussée au maximum. Dans les Soviets, il y avait lutte entre les socialistes-révolutionnaires d’une part et les bolchéviks de l’autre. Les deux partis en lutte en appelaient au peuple. Or, le peuple, pendant plusieurs mois, demeura silencieux. Il attendait. Il espérait que le gouvernement trouverait un moyen de reconstruire le pays en rapport avec cet idéal du droit qui vivait dans l’âme populaire. Mais de gouvernement, il n’y en avait pas. Il n’y avait que des partis en lutte qui étaient, aussi peu que possible, préparés à l’action gouvernementale. Le peuple, ses besoins, personne ne reconnaissait ni l’un ni les autres, personne ne voulait les connaître. On ne se préoccupait que d’une chose : à qui reviendrait le pouvoir ? Et comme, tout de même, on supposait que le pouvoir appartiendrait à celui qui saurait gagner les sympathies de la majorité de la population, c’était une émulation d’un ordre spécial qui commençait à naître entre les partis : lequel des deux réussirait le plus vite à faire le plus de promesses au peuple. Et des promesses, on en faisait sans fin. Tantôt on autorisait le peuple à s’emparer des terres, tantôt des biens mobiliers, etc., etc. « Tout est à vous ! Prenez ! » — tel était le dernier mot des représentants des partis. Et petit à petit le peuple en arriva à la conclusion que tous ses idéaux et toutes ses conceptions du droit ne valaient pas un clou. Il en était ainsi auparavant, il en était de même maintenant ; avait raison celui qui avait bec et ongles, qui saurait se servir avant les autres et plus richement que les autres. Tant que les maîtres étaient au pouvoir, c’étaient eux qui avaient raison. Maintenant les seigneurs avaient été chassés et celui qui prendrait leur place deviendrait lui-même maître et noble. Ainsi les socialistes de toutes les écoles, dans le feu de la lutte intestine, n’avaient point remarqué et, semble-t-il, n’ont point remarqué jusqu’à présent qu’ils faisaient exactement le contraire de ce qu’ils avaient voulu faire. Leur tâche consistait à introduire dans l’esprit du peuple l’idée d’une vérité sociale supérieure, et ils ont abouti à chasser de l’âme populaire toute notion de vérité.
Chez nous, les hommes politiques ont toujours été de piètres psychologues. Personne ne soupçonnait et personne ne soupçonne jusqu’à présent l’énorme importance qu’a la la conception du droit du peuple dans l’œuvre de l’organisation sociale. Je sais que les Bolchéviks parlent beaucoup de psychologie de classes. Mais dans leurs bouches ce ne sont que des mots qui n’ont pour eux aucune importance. En Russie seules des réformes colossales étaient possibles. Il faut noter que déjà, pendant les premières années de la guerre, il s’était produit dans notre patrie un déplacement colossal de la ligne de démarcation qui séparait la partie la plus pauvre de la population des classes possédantes. En 1915, et surtout en 1916, il m’est arrivé de voyager à travers la Russie et de vivre longtemps à la campagne et j’ai été frappé par les changements qui s’y étaient produits pendant un laps de temps aussi bref. Le paysan pauvre, affamé, tremblant de peur, tel que l’avaient peint nos écrivains et tel qu’il était encore en 1914, avait disparu. Autrefois, pour quelques roubles qu’il fallait payer au starosta pour les impôts, le paysan se livrait souvent pieds et poings liés à l’exploiteur. Or maintenant il n’avait plus besoin d’argent. On ne pouvait plus lui acheter ni beurre, ni œufs, ni poulets, à moins de les payer très cher. Quand on lui demandait pourquoi il ne vendait pas, il avait toujours pour unique réponse : « Nous mangeons nous-mêmes, puis il en faut pour les enfants. » C’était d’ailleurs compréhensible. Depuis le début de la guerre, l’argent avait commencé à affluer de partout à la campagne, car tout ce dont on avait besoin pour le front on le prenait chez le paysan. Puis était venue l’interdiction de boire de l’alcool. Pour l’alcool, les moujiks apportaient au trésor un milliard de roubles par an ; de plus l’ivrognerie portait à la campagne un double préjudice, car le paysan russe, lorsqu’il voulais avoir de la vodka et qu’il n’avait pas d’argent, donnait tout ce qu’on voulait à vil prix. Et voilà que les nombreux milliards du paysan étaient restés dans la poche du paysan et qu’en l’espace de très peu de temps il s’était affranchi de cette effroyable dépendance du koulak (mercanti de village) sous laquelle il tombait auparavant par manque d’argent.
Je me rappelle à ce propos une curieuse conversation que j’eus avec le cocher d’un propriétaire foncier chez lequel j’habitais en 1916.
— Qu’est-il donc arrivé, barine ? me demandait cet homme. Il n’y a plus moyen de s’entendre avec le moujik ! Si tu as besoin de quelque chose, il te dit tout de suite : Donne-moi cinq roubles, donne-m’en dix, c’est effrayant ! Il en allait tout autrement auparavant : tu n’avais qu’à mettre un seau aux vieux et l’on s’arrangeait toujours pour n’importe quoi.
On a supprimé le seau et le moujik s’est émancipé. Aucune révolution sociale n’aurait pu apporter au moujik russe ce que lui a donné la suppression du monopole de l’alcool. En d’autres termes, c’est par une voie tout à fait particulière que s’est préparée en Russie une révolution colossale, — révolution politique et sociale. Mais ce qui s’est passé dans la réalité, par l’effet de la prise du pouvoir par les théoriciens de la révolution, a poussé dans une autre direction les destinées futures de notre pays.
Je n’ai pas lu l’ouvrage et je ne me rappelle même pas son titre ni le nom de son auteur, mais on m’a dit qu’un écrivain anglais avait écrit tout un livre pour démontrer que la Russie avait choisi le rôle de Marie contrairement à l’Europe qui a préféré le rôle de Marthe. Certes toutes les généralisations de cette sorte ne doivent être admises que cum grano salis. Mais il va cependant dans ce jugement une parcelle de vérité et d’une bien curieuse vérité. L’intelliguentsia russe et le peuple russe sont tous deux trop préoccupés par le royaume des cieux et ne savent pas et, surtout, n’aiment pas à songer aux intérêts terrestres. Pendant les premiers temps qui ont suivi la chute du tsar, alors que la Russie était encore en pleine lune de miel de toutes sortes de libertés et que les représentants de tous les partis ne se gênaient pas pour dire ouvertement toute leur pensée, cela était particulièrement frappant. Où que vous alliez, partout on dissertait sur la haute mission de la Russie. Mais quant à l’organisation de la Russie, personne ne s’en occupait et ne voulait y songer. Toute allusion concernant cette organisation provoquait aussitôt une explosion d’indignation. Ne croyez pas que j’aie en vue l’intelliguentsia moyenne ou la jeunesse intellectuelle. Il m’est arrivé de me rencontrer avec les représentants les plus éminents de la Russie pensante, et je ne puis m’en rappeler un seul qui, une fois au moins, m’ait entretenu des moyens à employer pour barrer la route aux événements tragiques dont, dès ce moment-là, on pouvait clairement apercevoir l’approche menaçante. Chez nous, comme partout sans doute, et même plus que partout ailleurs, on peut distinguer une multiplicité de courants d’idées des plus divers. Nous avons des chrétiens, des croyants, des positivistes, des matérialistes, des spiritualistes. Nous avons tout ce qu’on veut. Tout écrivain russe est avant tout philosophe. L’homme politique et le militant eux-mêmes sont très préoccupés d’asseoir leurs jugements sur une base philosophique. Et, je le répète, la diversité des vues philosophiques est infinie chez nous. Mais tous s’accordent sur un point. Je ne veux pas donner de noms, d’autant plus que ces noms ne diraient peut-être pas grand’chose aux étrangers, mais je puis déclarer que ce que tous nos écrivains redoutaient le plus, c’était l’éventualité d’une organisation favorable de la Russie dans le sens terrestre.
« Je ne veux pas, je ne veux pour rien au monde du royaume des cieux sur la terre ! » s’écriait, fou de rage, le représentant de la pensée chrétienne russe.
« Que la Russie périsse, plutôt qu’elle s’organise à la mode petite-bourgeoise, à l’instar de la répugnante vieille Europe ! » s’exclamait avec le même pathétique un homme de l’extrême gauche.
L’un des poètes les plus renommés de Russie, prononçant un discours devant une nombreuse assistance composée également d’écrivains, terminait ainsi : « Le tsar, nous l’avons jeté bas, mais il est encore resté un tsar, — là ! (Il indiquait sa tête.) Lorsque nous aurons chassé le tsar de la tête, c’est alors seulement que notre œuvre sera parachevée. »
Tout ce que je raconte ici ne contient pas un iota d’exagération. La haine de l’esprit petit-bourgeois, ou plutôt de ce qu’il est convenu en Russie d’appeler de ce nom, est le mot d’ordre de toute la littérature russe ou, si l’on préfère, de toute la Russie pensante. C’est Hertzen qui, le premier, a introduit ce terme, Hertzen, le célèbre révolutionnaire russe qui a passé toute sa vie en exil en Europe. Il avait quitté la Russie sous Nicolas Ier, croyant trouver en Occident la réalisation de ses rêves les plus chers. Mais là où il venait à la recherche de son idéal, de ce que, parlant la langue de saint Augustin, on peut appeler amor dei usque ad contemptum sui, il ne trouva que l’esprit petit-bourgeois, amor sui usque ad contemptum dei. Dans les pays européens on avait chassé les tsars, mais dans la tête des Européens, les tsars continuaient à habiter. On songeait non pas au ciel, mais à la terre. On s’organisait, pour aujourd’hui et pour demain. On luttait contre la pauvreté, le froid, la faim, les épidémies. On construisait des fabriques, des usines, des chemins de fer. On établissait des parlements, des tribunaux. Il semblait parfois que les gens allaient s’arranger et que le royaume des cieux régnerait sur la terre. Quoi de plus effrayant !
Les Européens secouent évidemment la tête. Ils savent que les appréhensions d’Hertzen doivent être traitées pour le moins d’exagération : l’Europe était loin du royaume des cieux sur la terre, dans le passé, et maintenant encore elle n’en est pas bien près. Je dirai, pour ma part, que ces appréhensions des Russes étaient tout à fait injustifiées. Bien entendu, si l’on s’était borné à jeter bas le tsar de son trône, mais que le tsar fût resté dans les têtes, nous n’aurions pas connu les effroyables choses que nous connaissons maintenant ; la Russie aurait conservé son unité, elle ne serait pas décomposée, le peuple ne mourrait pas de faim, de froid et d’épidémies, les paysans et les ouvriers auraient respiré plus librement, affranchis de leur esclavage séculaire. Est-ce que tout cela est le royaume des cieux sur la terre ? Est-ce que, même dans la Russie rénovée, il n’y aurait pas eu encore assez de difficultés et de douleurs pour les fils de la Russie ? Est-ce que même l’Europe petite-bourgeoise était si heureuse que cela ? Les Européens n’ont évidemment pas besoin d’en être convaincus. Mais les Russes ont gardé, il me semble bien, jusqu’à présent leur manière de voir.
Peut-être qu’après cette digression on comprendra mieux pourquoi j’ai appelé les Bolchéviks des parasites. De par leur essence même, ils ne peuvent pas créer et ne créeront jamais rien. Les leaders idéologues du bolchévisme peuvent, autant qu’il leur plaira, décliner et conjuguer les mots création et créer, ils sont absolument incapables d’une création positive. Car l’esprit d’asservissement dont est imbue toute leur activité, et même toute leur idéologie simplifiée, tue toute création dans son germe. Voilà ce que ne comprenaient pas les hommes politiques du régime tsariste et voilà ce que ne comprennent pas non plus les Bolchéviks, bien qu’aussi longtemps qu’ils furent dans l’opposition ils aient disserté beaucoup sur ce sujet, tant à la Douma que dans leurs publications clandestines. Mais toutes ces dissertations sont oubliées comme si elles n’avaient jamais existé. À l’heure actuelle, il n’y a en Russie que des journaux gouvernementaux et des orateurs gouvernementaux. Seul peut écrire et parler qui glorifie l’activité des classes dirigeantes. C’est une erreur de croire que les paysans et les ouvriers au nom desquels gouvernent les Bolchéviks possèdent, sous ce rapport le moindre avantage sur les autres classes. Ne sont privilégiés, comme d’ailleurs sous l’ancien régime, que les éléments bien pensants, c’est-à-dire ceux qui, sans murmurer et même mieux, obéissent aux ordres du gouvernement ; mais ceux qui protestent, qui osent avoir une opinion personnelle, pour ceux-là il n’y a plus maintenant de place en Russie, et cela bien moins encore, infiniment moins encore que sous le régime des tsars. Sous les tsars on s’exprimait dans ce que nous appelions la langue d’Ésope, mais l’on pouvait tout de même parler sans risquer la liberté et même la vie. Quant à se taire, cela n’était défendu à personne. Maintenant il est défendu même de se taire. Si l’on veut vivre, il faut exprimer sa sympathie pour le gouvernement, il faut le couvrir de fleurs. On voit à quel résultat aboutit un tel état de choses : une énorme quantité d’hommes incapables et sans conscience, à qui il est parfaitement indifférent de louer n’importe qui et de dire n’importe quoi, est remontée à la surface de la vie politique. Les Bolchéviks eux mêmes le savent fort bien et ils ne manquent pas d’être effrayés de ce qui s’est passé. Mais ils ne peuvent rien faire et l’on ne peut rien faire. Les hommes consciencieux et capables ne peuvent pas, de par leur nature même, se faire à l’esclavage. La liberté leur est nécessaire comme l’air. Les Bolchéviks ne comprennent pas cela. Voici une curieuse anecdote sur mes relations avec les Bolchéviks. Un jour, c’était l’été passé, à Kieff, le portier de notre maison me remit une grande enveloppe grise avec la suscription : « Au camarade Chestoff. » Je comprends que c’est une convocation à une réunion. Je décachète. C’est bien cela, on me convoque à une réunion où l’on doit discuter la question : La dictature du prolétariat dans l’Art. Je viens au jour et à l’heure indiqués. La séance est ouverte par le journaliste R..., assez connu dans le sud de la Russie, un homme de grande taille, maigre, au visage typique d’intellectuel russe. Il parle facilement ; on voit que c’est un habitué de la parole. Dès les premiers mots, sans prononcer mon nom, il attire l’attention sur ma présence à la réunion, cherchant évidemment à m’obliger à parler. Mais je ne demande pas la parole ; j’attends. La discussion commence. Une opposition se manifeste, d’une façon très modérée bien entendu. Des écrivains, des journalistes prennent successivement la parole. Il y a même un poète connu qui participe à la discussion, laquelle roule toute entière sur le thème de l’art libre. Ensuite, la parole est demandée par le représentant de je ne sais plus quelle organisation militaire. C’est un petit bonhomme boiteux, portant une longue barbe noire. Dès ses premières paroles il est clair que c’est un homme sans aucune instruction, infiniment plus à sa place dans une arrière-boutique que dans le domaine de l’art, un de ceux dont on dit qu’ils ne savent pas faire de différence entre une statue et un tableau. Un tel individu aurait peut-être eu besoin de venir à la réunion pour écouter, pour apprendre quelque chose. Mais avec cette assurance qui est le propre de l’ignorance et de l’incapacité, le bonhomme vient non pas pour apprendre, mais pour enseigner. Et qu’enseigne-t il ? Ceci : « D’une main de fer, dit-il, nous forcerons les écrivains, les poètes, les peintres, etc.. à donner toute leur capacité technique au service des besoins du prolétariat. »
Le discours est maladroit, long, ennuyeux, mal lié, mais le thème en reste toujours le même : nous forcerons, nous contraindrons, nous arracherons cette capacité technique et nous nous en servirons. On lui répondit. J’avoue pour ma part comprendre difficilement la psychologie de ceux qui lui répondirent et comment, d’une façon générale, on peut donner une réponse à des déclarations aussi ignares et aussi vulgaires. Il reprit la parole avec le sourire railleur et méprisant d’un homme qui connaît sa valeur. Après lui, c’est le président. Celui-là, comme je l’ai déjà dit, est un orateur expert. Dans un long discours, bien ordonné, il déclare qu’il comprend évidemment ceux qui défendent un passé tout récent, qui avait sa beauté et son intérêt. Mais le passé était passé, enterré à jamais. L’ouragan de la grande Révolution avait balayé tout le passé. Et c’était l’orateur précédent, le boiteux à barbe noire, qui parlait si vivement sur la nécessité d’arracher d’une main de fer la technicité aux représentants de l’art, c’était celui-là qui inaugurait l’avenir. « Moi-même, dit le président, j’étais il n’y a pas bien longtemps un admirateur du Ve siècle et de la culture hellénique. Aujourd’hui j’ai compris que j’étais dans l’erreur. L’ouragan de la Révolution a balayé les vieux idéaux. » Et il termina d’une façon fort inattendue pour moi : « J’étais aussi un lecteur et (là une série de termes très flatteurs pour moi que j’omets) des œuvres de Chestoff (il me nomme), mais là encore l’ouragan, etc... etc... »
Je n’étais pas disposé à prendre la parole, mais une fois mon nom prononcé, impossible de me taire. Je ne dis que quelques mots : « Il est évident, dis-je, que bien qu’on parle ici de la dictature du prolétariat, ce qu’on cherche à établir, dans ce domaine comme dans d’autres, n’est qu’une dictature sur le prolétariat. On ne demande même pas aux prolétaires ce qu’ils veulent. On leur ordonne simplement de se servir de je ne sais quelle technicité qu’on prétend pouvoir arracher aux artistes. Mais s’il est vrai que le prolétariat se soit émancipé, il ne vous obéira pas et ne courra pas du tout après la technicité. Il voudra, aussi bien que vous-mêmes, jouir de l’inappréciable trésor des grands créateurs dans le domaine de l’art, de la science, de la philosophie et de la religion. L’ouragan dont on a parlé ici a peut-être balayé et enterré sous le sable bien des choses, peut-être même aussi le Ve siècle de la culture hellénique ; mais il y a eu dans l’histoire d’autres ouragans qui ont balayé et enterré sous le sable ce même Ve siècle et même d’une façon plus complète. Et puis après, sont venus des hommes qui ont fouillé ce sable et y ont cherché les moindres traces de l’art hellénique conservées sous les ruines. » Ceci dit, je partis, sachant parfaitement bien qu’à l’heure actuelle, en Russie, ceux qui nous avaient convoqués pour discuter sur le sujet de la dictature du prolétariat dans l’Art n’avaient pas besoin de telles paroles. Mais, à cette réunion aussi bien qu’à d’autres analogues, de même qu’à la lecture des publications soviétistes, il s’est confirmé pour moi, avec une incontestable évidence, ce qui m’était d’ailleurs certain depuis le 7 novembre 1917, c’est-à-dire depuis le moment du coup d’État bolchéviste : à savoir que le bolchévisme est un mouvement profondément réactionnaire. Les Bolchéviks, comme nos vieux Krépostniki (partisans du servage), font le rêve de s’emparer de la technique européenne, mais libérée de tout contenu d’idées. Le contenu d’idées, nos tchninovniks tsaristes et bolchévistes en ont à revendre. « Nous ne manquons que de technique et cela nous en acquerrons par la force. Les peintres, les poètes et les savants, après avoir connu les affres de la faim, se mettront à créer selon notre bon plaisir. Nos idées et leur talent, — voilà le rêve ! »
Il est difficile de concevoir quelque chose de plus absurde. Mais c’est de cette façon que les choses se sont passées dans la Russie des XVIIIe et XIXe siècles, et c’est de cette façon que les choses se passent maintenant. Des gens sans instruction, incapables et obtus, ont amassé des nuages sur le gouvernement bolchéviste et transforment déjà en caricature ce qu’ils avaient de meilleur et de plus digne. Des bouches retentissantes des bas-fonds hurlant sur tous les carrefours des paroles absurdes et vulgaires, et les Bolchéviks idéologues aux yeux bleu clair s’étonnent de ce qui arrive et s’en affligent et se demandent comment il se fait que tout ce qu’il y avait en Russie de gens sans vergogne, tout ce qu’il y avait de plus vil et de plus grossier se soit rangé de leur coté et pourquoi ils ont avec eux si peu d’hommes de valeur.
C’est le même étonnement que manifestait Nicolas Ier en voyant jouer le Revisor de Gogol. Mais Nicolas Ier, dit-on, se rendait tout de même compte de ses fautes. Il aurait dit, le spectacle terminé : « Pour une comédie, c’est une bonne comédie. Tout le monde a pris quelque chose et moi plus que tout le monde. »
On raconte, il est vrai, que Lénine, lui aussi, aurait publiquement déclaré que les Bolchéviks avaient fait une révolution de salauds. Mais est-ce exact ? A-t-il vraiment prononcé de telles paroles ? Je n’ai pu le vérifier. En tous cas se non è vero è ben trovato : toute l’activité de la bureaucratie bolchéviste porte l’empreinte de la vulgarité servile.
Il est certain que, consciemment ou inconsciemment, le gouvernement des paysans et des ouvriers fait tout ce qui dépend de lui pour arriver à exercer la dictature sur le prolétariat. Et d’ailleurs, comme la chose est claire pour tout Européen, il ne peut en être autrement. Je ne sais que trop dans quelle pauvreté vivaient les ouvriers, et les paysans russes ; malheureusement, les Bolchéviks idéologues l’ignorent (quant aux crapules qui, en nombre immense, se sont accrochées aux Bolchéviks, elles le savent, elles). La cause de cette misère, il faut la chercher avant tout dans le régime politique de notre pays. Là où il n’y a pas de liberté, — il est nécessaire de répéter incessamment et à tout bout de champ aux Russes cette chose qui semble un lieu commun, — il ne saurait naître rien de ce qui est apprécié par les hommes sur la terre. Seuls les Krepostniki invétérés de la vieille Russie et ceux de la Russie prétendument rénovée peuvent ignorer un tel truisme. Je puis l’affirmer avec certitude : la date du 7 novembre 1917 doit être considérée comme celle de l’effondrement de la Révolution russe. Les Bolchéviks n’ont pas sauvé, mais trahi la population ouvrière et paysanne. Les phrases les plus retentissantes restent des phrases et la réalité reste la réalité. Ce qu’il fallait avant tout à l’ouvrier russe et au paysan russe, et même à l’intellectuel russe, c’était d’obtenir le titre de citoyen. Il fallait lui inspirer la conscience qu’il n’était pas un esclave, bafoué par quiconque en a le pouvoir, mais qu’il avait des droits, des droits sacrés, droits qu’il avait pour devoir de sauvegarder lui-même et que tous avaient à sauvegarder. C’est ce qu’a proclamé, comme tout le monde le sait, le Gouvernement Provisoire pendant les premiers jours de son existence. Mais les droits de l’homme et du citoyen, les droits auxquels, pendant des siècles et des siècles, avait aspiré le malheureux pays, ne sont restés inscrits que sur le papier. En réalité, quelques mois après, on avait commencé à rétablir l’ancien arbitraire. Les décrets et les nombreuses proclamations bolchévistes dont on a inondé la Russie ont été compris et interprétés par le peuple comme un appel à l’usurpation et au pillage : « Prend qui peut et tant qu’il peut. Après, il sera trop tard ».
Il est difficile de décrire la fièvre de pillage qui a secoué toute la Russie du front ; des soldats par cent milliers retournaient chez eux avec des sacs de butin. On fuyait aussi rapidement que possible pour ne pas laisser passer le moment. Les grands mots sur la solidarité, sur les problèmes internationaux, dont les Bolchéviks remplissaient abondamment leurs publications, n’ont jamais été entendus par personne. Le peuple s’est convaincu qu’aujourd’hui comme hier, ce qui existe ce n’est pas le droit, mais la force. Possédera celui qui aura pris, et l’on prenait sans la moindre gêne. Le pillage était suivi d’assassinats et de supplices. Peu de gens songeaient au travail. À quoi bon se livrer à un travail pénible, quand il est si facile de s’enrichir sans peine ? Dans l’atmosphère de férocité réciproque et de guerre civile s’éteignaient les dernières étincelles de la foi en la possibilité de réaliser « la vérité sur la terre », cette vérité fût-elle imaginaire. Dans les petites villes et dans les campagnes, le pouvoir tombait entre les mains de criminels et de misérables, qui masquaient leurs appétits de loups sous des phrases et qui appelaient le peuple à la destruction des bourgeois.
À Pétrograd et à Moscou, où, à côté de bandits et de filous, il y avait cependant des gens qui croyaient sincèrement à la toute-puissance du verbe, on se livrait à d’interminables palabres sur le paradis futur. Ce paradis reculait évidemment de plus en plus dans les nimbes de l’avenir. Ce qu’il y a à présent, c’est la faim, c’est le froid, ce sont les épidémies, c’est enfin la haine réciproque toujours croissante. Et déjà plus de classe possédante ou non possédante. L’ouvrier affamé hait également et le bourgeois et son propre camarade, qui a su ou qui a eu la chance de se procurer un morceau de pain de plus ou un peu de bois pour sa famille qui a faim et froid.
Mais là où la haine s’est manifestée avec une intensité toute particulière, c’est entre la ville et la campagne. La campagne s’est retranchée ; elle a refusé mordicus de donner quoi que ce soit à la ville affamée. Le gouvernement des ouvriers et des paysans a fait des efforts désespérés pour découvrir n’importe quel modus vivendi pour les ouvriers et les paysans. Pour arracher le pain au paysan on était obligé d’envoyer dans les campagnes des expéditions militaires de représailles qui revenaient souvent non seulement les mains vides, mais ayant perdu la moitié, sinon les trois quarts de leurs effectifs. Quiconque a suivi, ne fût-ce que la presse bolchéviste, sait qu’en réalité, les Bolchéviks n’ont jamais possédé la Russie. Ce qui leur était soumis, c’étaient les grandes villes dont la population terrifiée par des représailles sanglantes supportait son sort plus ou moins silencieusement ; mais la campagne, c’est-à-dire les neuf-dixièmes de la Russie, n’a jamais été au pouvoir des Bolchéviks. Elle vivait de sa vie propre au jour le jour, sans doute, mais sans aucune autorité centrale. Jusqu’à quel point l’autorité du gouvernement bolchéviste s’étendait peu sur la campagne, le meilleur témoignage s’en trouve dans les articles qu’a publiés dans les journaux de Kieff le commissaire ukrainien du ravitaillement, Schlechter, très dévoué aux idées communistes, bien que, il faut l’avouer aussi, homme fort obtus et fort incapable. Ses articles, très longs et très circonstanciés, ont été publiés pendant deux mois presque tous les jours dans la presse locale ; cet homme n’écrivait pas, il vociférait. Et il vociférait toujours la même chose : « La campagne ne donne pas de pain, elle ne donne pas non plus de bois ni de grains... Elle ne donne rien ! Ouvriers, si vous ne voulez pas mourir de faim et de froid, armez-vous et allez faire la guerre à la campagne, autrement vous n’obtiendrez rien ! »
Si ce langage eût été tenu par quelqu’un d’autre, on pourrait le soupçonner d’être un agent provocateur. Mais Schlechter est au-dessus d’un tel soupçon. La vérité, c’est que, Cosaque d’origine, malgré son nom allemand, il ne savait pas dissimuler son sentiment et sa pensée intimes. Ce qu’il avait en tête lui sortait de la bouche. Je crois que, si ses camarades étaient sincères, il serait depuis longtemps évident que le gouvernement des ouvriers et des paysans n’a pas su gagner les sympathies des ouvriers ni celles des paysans et que les idées communistes, quelles qu’elles soient par elles-mêmes, ne rencontrent aucun acquiescement dans les larges masses de la population. La vieille bourgeoisie n’a pas su, il est vrai, se défendre ; elle est à terre. Mais non seulement, je le répète, la bourgeoisie n’est pas morte en Russie, elle s’est, au contraire, raffermie et accrue, comme jamais. En même temps, les procédés bolchévistes de sauvegarder les intérêts chers à l’âme russe ont montré une fois de plus que ceux qui avaient tant redouté que la Russie n’allât vers ce bonheur petit-bourgeois dont jouissait l’Europe avant la guerre, et qu’il ne fût écrit dans le sort des fils de la Russie de contempler le royaume des cieux sur la terre, les procédés bolchévistes ont montré, dis-je, que ceux-là s’inquiétaient et se tourmentaient vraiment pour rien. D’après les renseignements qui nous parviennent aujourd’hui de Russie, on y a établi le travail obligatoire de dix et douze heures, le salaire aux pièces, la surveillance militaire des ouvriers, etc... C’est tout naturel ! L’ouvrier ne veut pas donner son travail, ni le paysan son pain. Or on a besoin de beaucoup de pain et de beaucoup de travail. Il ne reste donc qu’une seule issue : il doit y avoir, d’un côté, des classes privilégiées qui ne travaillent pas et forcent les autres par des mesures terribles, impitoyables à travailler au-dessus de leurs forces, et, de l’autre, des hommes sans privilèges, sans droits, qui, sans épargner leur santé et même leur vie, doivent fournir leur travail au profit du tout.
Voilà ce qu’a apporté le bolchévisme qui a tant promis aux ouvriers et aux paysans. Quant à ce qu’il a apporté à la Russie, je n’en parlerai pas : tout le monde le sait.
Les Bolchéviks idéologues possèdent encore un argument : le dernier. « Oui, disent-ils, nous n’avons rien pu donner aux ouvriers et paysans russes, et nous avons ruiné la Russie. Mais il ne pouvait en être autrement. La Russie est un pays trop arriéré, les Russes sont trop incultes pour adopter nos idées. Mais il ne s’agit ni de la Russie ni des Russes. Notre tâche est plus large : nous devons faire sauter l’Occident, détruire l’esprit petit-bourgeois de l’Europe et de l’Amérique, et nous entretiendrons l’incendie en Russie jusqu’au moment où le feu aura embrasé nos voisins et de là sera répandu sur l’univers tout entier. C’est là notre plus haute tâche, c’est là notre rêve suprême. Nous donnerons à l’Europe des idées. L’Europe nous donnera sa technique, son savoir-faire, son don d’organisation, etc... »
Telle est l’ultima ratio des Bolchéviks. Que vaut-elle ?
Pendant mon long séjour dans les régions qui se trouvent au pouvoir des Bolchéviks, j’ai noté un fait très curieux. C’étaient les tout jeunes gens et aussi les gens pas très intelligents qui devinaient et prévoyaient le mieux les événements. Au contraire, ceux qui étaient un peu plus âgés ou un peu plus intelligents se trompaient toujours dans leurs prévisions. Ils croyaient que la Russie ne resterait pas longtemps sous la domination des Bolchéviks, que le peuple se soulèverait, qu’à la première apparition d’une armée plus ou moins organisée les armées bolchévistes fondraient comme la neige au soleil. La réalité a démenti les prévisions des hommes intelligents et expérimentés. Denikine avait tout de même créé quelque chose comme une armée et avait poussé avec une grande rapidité jusqu’à Orel ; mais plus rapidement encore les Bolchéviks l’ont rejeté jusqu’à la Mer Noire. Ce sont les jeunes gens et les hommes pas très intelligents qui se sont montrés bons prophètes. Et maintenant, lorsqu’on cherche à entrevoir l’avenir, on se demande : Qui croire, les intelligents ou les non intelligents ? Les hommes intelligents partent du point de vue qui leur paraît l’évidence même, que les hommes et les peuples sont guidés dans leurs actes par leurs intérêts vitaux et sentent instinctivement ce qui leur est utile et ce qui leur est nuisible. Pour eux, il était clair que le bolchévisme était pernicieux, qu’il aboutirait à des désastres, à la faim, au froid, à la misère, à l’esclavage, etc.. Par conséquent, disaient-ils, il ne peut pas durer longtemps. Il se maintiendra des semaines, des mois peut-être, et périra de lui-même. Mais il s’est déjà passé plus de deux ans, il y en aura bientôt trois, et le bolchévisme subsiste. Il subsiste, bien que la faim, le froid et les épidémies fassent rage. Ce n’est donc pas le bon sens qui dirige les hommes ? Et notre poète, qui s’affligeait de ce que le tsar ne fût pas définitivement chassé de la tête des Russes, se trompait donc ?
Mais, dira-t-on, les Russes, eux, peuvent se faire à la misère, à l’arbitraire et à tout ce qu’on voudra. En Russie ce sont les hommes tout jeunes et pas très intelligents qui voient juste. En Europe il en est autrement.
En est-il vraiment autrement ? Je ne me risquerai pas, à mon tour, à prophétiser. Nous vivons maintenant une époque où il n’est guère possible de raisonner en n’ayant pour guide que le bon sens. Je ne puis justifier le bolchévisme russe. J’ai déjà dit et je suis prêt à répéter encore que le bolchévisme a trahi et perdu la Révolution russe, et, sans s’en rendre compte, a fait le jeu de la plus grossière et de la plus répugnante des réactions. Mais est-ce que les Bolchéviks sont seuls à avoir abouti à un pareil suicide ? Regardez de près ce qui s’est passé dans ces dernières années : presque tout le monde a fait justement ce qu’il fallait le moins faire. Qui a perdu l’idée monarchiste ? Les Hohenzollern, les Romanoff et les Habsbourg ! Le jour de la déclaration de la guerre, le bruit s’est répandu à Berlin que Guillaume avait adressé à Nicolas II la dépêche suivante : « Arrêtez la mobilisation. Si une guerre commence entre nous, je perdrai mon trône, mais vous perdrez le vôtre. » Peut-être une telle dépêche n’a-t-elle jamais été envoyée. Mais celui qui avait lancé ce bruit s’est montré prophète. Et, au fond, l’ennemi le plus acharné de l’idée monarchiste n’aurait pas inventé un plus sûr moyen de perdre la monarchie en Europe. Les Hohenzollern, les Habsbourg et les Romanoff, si leur raison n’eût pas été obscurcie par je ne sais quel envoûtement, auraient dû comprendre que les intérêts vitaux de leurs dynasties exigeaient impérieusement des porteurs de couronnes impériales non l’hostilité entre eux, mais, au contraire, l’amitié la plus étroite, la plus sincère et la plus dévouée. Nicolas Ier le comprenait admirablement, lui qui envoyait des soldats russes réprimer les révolutionnaires hongrois. Alexandre III le comprenait aussi. Sous son règne, à côté de l’Alliance franco-russe, il y avait le Dreikaiser Bund (l’Union des Trois Empereurs). Mais en 1914, les monarques européens se sont tout à coup jetés les uns sur les autres à la gloire de la démocratie de l’Europe occidentale qu’ils exécraient le plus au monde. Il est évident que je ne sais quelle fatalité pesait sur eux, et le proverbe russe : on n’échappe pas à son sort, s’est trouvé justifié. Les hommes et les peuples font tout pour précipiter leur perte, — si tel est leur destin.
Maintenant il est clair, je crois, pour tous, et pour les Allemands et pour les non-Allemands, que si intérêts il y avait, ces intérêts exigeaient tout ce qu’on voulait, sauf la guerre, que la guerre était contraire à tous les intérêts de tous les hommes. En effet, si les Allemands avaient dépensé les moyens et l’énergie mis au service de la guerre au service des tâches constructives et non destructives, ils auraient pu transformer leur Vaterland en un paradis terrestre. On peut dire la même chose des autres peuples. La guerre a coûté des sommes fantastiques : plus d’un billion de francs. Et je ne parle même pas de tous ceux qui ont péri, des villes détruites, etc… Je le répète, si les cercles dirigeants qui tenaient dans leurs mains le sort de leurs peuples et de leurs pays avaient pu s’entendre et forcer les peuples pendant cinq ans à travailler avec une telle abnégation et une telle opiniâtreté pour atteindre des buts positifs, le monde se serait transformé en une Arcadie où il n’y aurait actuellement que des gens heureux et riches. Au lieu de cela, pendant cinq ans les hommes se sont exterminés les uns les autres, ils ont dilapidé les économies réalisées et ramené l’Europe florissante à un état qui rappelle parfois les plus mauvais jours du Moyen-âge. Comment tout cela a-t-il pu arriver ? Pourquoi les hommes ont-ils du coup perdu la raison ? Je n’ai à cela qu’une réponse qui me poursuit sans cesse depuis le premier jour de la guerre. Je me trouvais à ce moment-là à Berlin, rentrant en Russie de Suisse. Je fus forcé de faire un détour par la Scandinavie jusqu’à Tornéo, puis par la Finlande jusqu’à Pétrograd. En Allemagne, je ne lisais évidemment que les journaux allemands, et même jusqu’au moment de mon arrivée à Pétrograd j’étais en réalité obligé de me nourrir de journaux allemands, car je ne connais aucune langue Scandinave. Je n’ai eu les journaux russes qu’en approchant de Russie. Et quel fut mon étonnement quand je vis que les journaux russes répétaient mot à mot ce qu’écrivaient les Allemands. On ne faisait évidemment que changer les noms. Les Allemands attaquaient les Russes en leur reprochant leur cruauté, leur égoïsme, leur esprit obtus, etc... Les Russes disaient la même chose des Allemands. Cela me frappa profondément et je me rappelai tout à coup le récit biblique sur la confusion des langues, car c’était vraiment la Tour de Babel. Des hommes qui hier encore travaillaient ensemble à une œuvre commune, qui édifiaient la Tour gigantesque de la culture européenne qu’ils avaient conçue, cessaient aujourd’hui de se comprendre les uns les autres et ne rêvaient avec acharnement qu’à une seule chose : détruire, faire crouler, transformer en poussière en un moment tout ce que, pendant des siècles, ils avaient créé avec patience et opiniâtreté. On eût dit que le monde entier s’était proposé de réaliser l’idéologie de ces écrivains russes qui, ainsi que je l’ai dit plus haut, considéraient comme leur devoir d’hommes de ne pas admettre la réalisation du royaume des cieux sur la terre et de lutter avant tout contre l’idéologie de l’esprit petit-bourgeois de l’Europe occidentale.
Les tsars étaient encore solidement assis sur leurs trônes, mais en un instant, par un coup de baguette magique, ils avaient été chassés des têtes des hommes. Je sais que des explications de cette sorte ne sont plus de mode à l’heure actuelle, que la philosophie biblique de l’histoire ne dit pas grand’chose à l’esprit moderne, aussi ne vais-je pas insister beaucoup sur la valeur scientifique de l’explication que je propose… Qu’on ne l’accepte, si on veut bien, qu’en symbole. Mais ce symbole ne change rien à l’affaire. Il reste devant nous un fait incontestable, à savoir qu’en 1914 les hommes ont perdu la raison. Peut-être le Seigneur en courroux a-t-il confondu les langues ; peut être y avait-il des causes naturelles, mais, d’une façon ou d’une autre, des hommes, les hommes cultivés du XXe siècle, ont, sans aucun motif, attiré sur eux-mêmes des calamités inouïes. Les monarques ont tué la monarchie, les démocrates ont tué la démocratie ; en Russie, les socialistes et les révolutionnaires tuent, et ont déjà presque tué, et le socialisme et la révolution. Que se passera-t-il plus tard ? La période d’aveuglement est-elle terminée ? Le Seigneur en courroux a-t-il cessé d’envoûter les hommes ? Ou bien avons-nous encore à vivre longtemps dans la mésintelligence réciproque et à continuer l’œuvre effroyable d’autodestruction ?
Lorsque j’étais en Russie je ne cessais de me poser cette question et je ne savais pas y répondre. En Russie nous ne voyions guère les journaux étrangers ; quant aux journaux russes, à part des nouvelles et des bruits sensationnels nullement confirmés et nullement fondés, il n’y avait rien. Mais notre impression générale était que l’Europe viendrait tout de même à bout de sa situation difficile et qu’elle en sortirait peut-être bien à son honneur. En d’autres termes, il me semblait qu’en Russie, le Seigneur avait réussi, comme dans les temps lointains de la Bible, à confondre les langues et à amener les hommes à l’état complet de sauvagerie, tandis qu’en Europe les hommes s’étaient arrêtés à temps, qu’ils avaient réfléchi et, déjouant le Seigneur, s’étaient remis à la construction de la Tour, ou, pour m’exprimer non par symboles, mais par des mois simples et clairs, que tous les rêves des Russes véritablement Russes de faire sauter l’Europe se brideraient à ses traditions, à sa fermeté saine et solide, politique, économique et sociale.
Avais-je raison ?
Après mon bref séjour en Occident, je ne me suis pas orienté suffisamment pour contrôler mon jugement. Mais la question est posée, me semble-t-il, comme il faut la poser. Il me paraît certain que le bolchévisme, que les socialistes russes considèrent comme leur œuvre propre, est l’œuvre des forces hostiles à toutes les idées de progrès et d’organisation sociale. Le bolchévisme a commencé par la destruction, et est incapable d’aucune autre chose que la destruction. Si Lénine et ceux de ses camarades dont la conscience et le désintéressement sont hors de tout soupçon étaient assez clairvoyants pour comprendre qu’ils sont devenus eux-mêmes un jouet entre les mains de l’histoire, qui réalise avec leurs bras à eux des plans directement contraires, non seulement au socialisme et au communisme, mais à toute possibilité pour plusieurs dizaines d’années d’améliorer d’une façon quelconque la situation des classes opprimées, ils maudiraient le jour où le destin railleur leur a remis le pouvoir de gouverner la Russie. Et, bien entendu, ils comprendraient aussi que leur rêve de faire sauter l’Europe, — si jamais ils devaient le réaliser, — signifierait non pas le triomphe, mais la ruine du socialisme et conduirait les peuples épuisés de souffrance aux plus grands désastres.
Mais il n’est évidemment pas donné à Lénine de voir cela. Le destin sait admirablement dissimuler ses intentions à ceux qui n’ont pas à les connaître. Il a trompé les monarques, il a trompé les classes dirigeantes de l’Europe, il a trompé les socialistes russes qui ne connaissent rien aux affaires gouvernementales. Est-il dans les destinées de l’Occident d’être victime de ses illusions et de subir le sort de la Russie, ou bien le destin s’est-il déjà rassasié des maux humains ?
Seul l’avenir peut répondre à cette question, — et peut-être un avenir pas trop éloigné.
En Russie, les hommes tout jeunes et pas très intelligents prédisent avec assurance que le bolchévisme se répandra à travers le monde entier.
_______
Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur Wikisource en octobre 2008 et sur le site de la Bibliothèque en décembre 2010.
* * *
Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d'auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.
Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.