LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE POLONAISE

 

 

Stefan Żeromski

1864 — 1925

 

 

 

 

ÉCHOS DES BOIS

(Echa leśne)

 

 

 

1905

 

 

 

 

 

 

Traduction de S. E. parue dans le Bulletin polonais littéraire, n° 218, 1906.

 

 

 


M. le général Rozłucki était majestueusement assis sur un pliant. Ce pliant (propriété volante du géomètre-arpenteur Knopf) était campé au beau milieu d’un dessus de lit de ma mère. De l’autre côté du bivouac, sur un tronc d’arbre soigneusement recouvert d’un plaid, on voyait, revêtu d’un caoutchouc descendant jusqu’à terre et qui lui faisait comme une tente mobile, se courber et se tordre en tous sens le susdit géomètre Knopf. À côté de lui, entre les branches fourchues d’un arbre mort apporté là par le chasseur du général, était incommodément enclavé le sous-forestier Guńkiewicz, surveillant avec sollicitude un petit verre de rhum où l’on avait mis pour la forme deux petites cuillerées de thé. Le secrétaire de la commune (pisarz gminny) Olszakowski et le vieux wójt (maire) Gala, décoré d’une médaille de cuivre « pour la répression de la révolte polonaise », étaient assis l’un près de l’autre sur une sukmana (habit de paysan) rougeâtre. Mon père, habitué à la forêt en qualité de chasseur, était à moitié étendu sur le sol ; et celui qui écrit ces lignes, alors collégien tout récemment honoré d’une « promotion » de seconde en troisième année, était « partout où on ne l’avait pas semé[1] ».

Le général en retraite Rozłucki, administrateur des terres d’un des détenteurs de biens confisqués les plus richement apanagés, venait précisément d’arriver au domaine affermé par mon père de temps immémorial, afin de procéder, en vertu d’un virement de propriétés décrété par oukase, à l’adjonction d’une considérable partie des forêts du gouvernement aux biens dont il était le gérant. La délimitation de tout un triangle boisé était déjà presque terminée. L’arpenteur Knopf, qui depuis une semaine « honorait » notre maison de sa présence d’ailleurs mortellement ennuyeuse pour tout le monde, avait enfin tracé la « ligne » de démarcation, et les bûcherons, loués pour cette besogne, dessinaient depuis un certain temps à coups de hache la nouvelle séparation à travers le vieux bois sombre. L’administrateur, qui était également notre hôte à la ferme depuis trois jours, avait l’intention de remettre au plus vite à mon père par devant les autorités locales la portion de bois qui lui était adjugée. Deux troupes de bûcherons s’avançant de côtés opposés pratiquaient donc la démarcation avec leurs haches en se rapprochant lentement les uns des autres. On avait cru que l’affaire serait réglée avant le coucher du soleil. Mais la nuit noire tomba avant que l’on eût complètement fini. Le général avait résolu de partir à tout prix le lendemain. Les fonctionnaires désiraient également achever leur besogne. On était donc tombé d’accord pour continuer le travail pendant la nuit, jusqu’au matin, s’il le fallait.

C’était à la lisière même du bois qu’on avait établi le bivouac. De la maison d’habitation, éloignée d’environ deux verstes, on avait apporté le souper, et nous attendions la chute des quarante ou cinquante pins qui restaient encore, en nous divertissant dans la mesure du possible.

Tout le monde était d’assez bonne humeur. Le brave Guńkiewicz, avec son reste de « gazon » sur les deux tempes et sa barbiche noircie d’une teinture bon marché, avait au moins sifflé neuf petits verres de thé au rhum, et manifestait sentimentalement sa crainte, quand je lui en offrais un nouveau, que ce ne fût peut-être un peu trop : « car voilà, je crois, déjà le troisième », disait-il modestement. Je l’assurais avec le ton tranchant d’un personnage qui vient d’approfondir les secrets de l’arithmétique et qui en est aux fractions décimales, qu’il se trompait assurément ; — alors il se soumettait, il s’inclinait humblement devant les lumières de la science et acceptait avec résignation une nouvelle petite goutte de rhum. Le secrétaire de la commune, Olszakowski, grand connaisseur en affaires de tout genre et particulièrement en moyens infaillibles de faire une fortune foudroyante aux dépens de la commune ou du district (ce qui lui avait même valu un certain temps de « pénitence » dans la prison de Kielce) ; Olszakowski, génie incontestable, qui aurait pu exercer avec succès les fonctions de ministre de l’intérieur ou des affaires étrangères, et même sans trop d’effort remplir ces deux emplois à la fois, Olszakowski, le tripoteur notoire, l’homme aux pots de vin ; le spoliateur des paysans, l’exploiteur des juifs, qui n’avait pas son égal pour tourner la loi et qui était le fléau de toute la contrée, buvait peu à cause de la présence du général : il se rattrapait d’ailleurs sur la nourriture. Mais comme dans son omniscience il ne faisait pas grand cas de ce général-là, il n’épargnait pas à l’assistance les trésors de son esprit et de sa gaîté. Le wójt Gala jouait des mâchoires, avalait d’un trait tout ce qu’on lui passait, et buvait sans se faire prier, tout en poussant des grognements joyeux. On voyait que c’était d’un cœur alerte et dispos qu’il accomplissait ce service d’État sur la lisière du bois, et aussi qu’il n’avait pas à se plaindre en somme de l’affaire actuelle. Même Knopf, cet ambulant catharre d’estomac (et d’intestins aussi), ce neurasthénique desséché, cet être ne mangeant que certaines choses, des choses bien digestives, rien d’aigre surtout, mais des aliments secs et tels que dans nos campagnes perdues et principalement dans les montagnes de Świętokrzyż, personne n’avait jamais non seulement rien mangé ni rien vu de pareil, mais n’en connaissait même pas le nom ; — cet être assommant, qui ne dormait pas la nuit, ne supportait ni le cocorico des coqs, ni les aboiements des chiens, ni le gloussement des dindons, ni le cri des oies, ni même le caquetage des poules — Knopf, cette véritable plaie d’Égypte pour des gens bien portants, forts et s’occupant d’agriculture, en ce pays, où l’on adorait les meutes, où les chiens de garde, les limiers, les braques, les bassets, et en général les chiens de tout âge et de toute espèce non seulement aboyaient et hurlaient des nuits entières, mais de plus se vautraient sur les canapés et les sofas, — où les coqs chantaient sans interruption (quand ils ne chantaient pas, on les égorgeait aussitôt pour leur peine) ; — le sieur Knopf lui-même, disons-nous, était ce jour-là dans d’assez bonnes dispositions. Il racontait à l’assistance une anecdote pimentée d’un esprit aigre-doux au sujet de son astrolabe, qu’il revêtait, prétendaient les mauvaises langues, de ses galoches, de son pantalon, de sa vareuse et de son chapeau pour le protéger contre la pluie... L’effet de l’anecdote fut compromis, il est vrai, par le sous-forestier Guńkiewicz qui partit intempestivement d’un bruyant éclat de rire à un endroit qui n’avait rien de comique ; — néanmoins Knopf sourit, phénomène unique et inconnu depuis bon nombre d’années sur la surface des trois goubernies limitrophes.

Le général, un Ramollot assez bien conservé, se tenait raide et compassé suivant l’ordonnance. Le secrétaire et le wójt n’existaient pour ainsi dire pas pour lui dans ce souper improvisé ; il tolérait cependant leur présence sans protester, et il ne trouvait pas d’inconvénient à leur laisser manger du poulet, des tranches de tel ou tel rôti, et « s’ingurgiter », en fermant les yeux, des petits verres de bretnalówka,[2] puis « arroser » les petits verres en question de grands verres de bière et « se réchauffer » ensuite avec du thé au rhum. Il honorait de temps en temps Guńkiewicz d’un mot tombé de ses lèvres de général, et avec Knopf il causait familièrement. Lui-même mangeait lentement et savourait son thé. Le général était Polonais et affectait de parler toujours sa langue, même avec les fonctionnaires. On sentait bien dans sa façon de s’exprimer un certain ton autoritaire et un accent plus ou moins russe ; mais cet accent s’harmonisait bien avec sa stature hautaine, avec sa grosse kurta d’une coupe toute particulière, avec sa casquette ronde à galon rouge et à visière d’une grandeur inaccoutumée, avec ses guêtres de drap et ses moustaches grises, bien retroussées. Le feu, alimenté par le chasseur, lançait de temps en temps des flammes plus vives. Le genévrier sec brûlait avec un craquement joyeux. De la forêt sortait un bruit de hache qui courait sur la rosée du soir. Ce bruit allait frapper les fourrés, les énormes bois de pins de Świętokrzyż, cette masse noire humide, endormie, muette, sourde. Les échos des coups de hache bondissaient de montagne en montagne, de fourré en fourré, vers l’horizon noir, vers la nuit, vers la brume. Des voix répercutées, chassées, lointaines vibraient là-bas au-delà de ce monde et d’au-delà de ce monde semblaient appeler quelqu’un. Effrayées, indistinctes, elles revenaient de ce lointain, de ces fondrières, où nul ne va, où « il y a des esprits ». À intervalles réguliers se faisaient entendre au milieu du fracas des haches le craquement sinistre des éclats de bois volant dans l’air, le murmure et le heurt des branches entrechoquées, le puissant et sourd tonnerre de la chute d’un grand tronc. L’écho recueillait ce bruit et portait dans l’obscur lointain de la nuit la nouvelle de plus en plus assourdie, la révélation saisissante de ces coups de hache... Toute la forêt semblait se briser et s’écrouler, et lançait par l’organe de tous ses arbres un témoignage inoubliable et un défi vivant sorti de ces ténèbres...

On vit bientôt émerger des voiles de la forêt une grande lune rouge qui marcha lentement au milieu de nuées sombres. Les personnes rassemblées autour du foyer restaient silencieuses. La fraîcheur se fit sentir. Mon cheval de selle (une bête grise de la ferme, bête osseuse, au pelage clair, déjà à moitié mise à la retraite, à laquelle après mon arrivée en vacances j’avais rogné la queue et la crinière, que je torturais en la chargeant d’une vieille selle aux courroies raboteuses et que je contraignais à des galops meurtriers) se tenait non loin du foyer. On voyait sa bonne tête et ses pieds de devant, ses sabots hors d’usage, et surtout ses yeux, qui semblaient faire des réflexions profondes sur les flammes de ce foyer et sur nous autres, les êtres humains rassemblés tout autour...

Le général avait depuis longtemps déposé son verre sur le plateau et restait assis la taille redressée, la jambe élégamment posée en avant, la poitrine bombée. Par instants il regardait le bois. Il écoutait le retentissement des échos, et puis il ramenait sa tête à sa position naturelle.

Tout à coup il dit, en se tournant vers Guńkiewicz :

— Monsieur le sous-forestier, et quelle distance y a-t-il de l’endroit où nous sommes jusqu’à Suchedniow ?

Guńkiewicz posa son verre, et, en inclinant, comme il convient, sa calvitie mal dissimulée, il déclara qu’en ligne droite il n’y avait pas six verstes.

— Et vous connaissez ici tous les chemins ?

Guńkiewicz eut un sourire d’orgueil ou de pitié. Il ne trouvait point de parole pour exprimer sa connaissance de tous ces recoins : il y avait déjà vingt et quelques années qu’il était sous-forestier.

— Ah !... — dit le général tout pensif. — Et connaissez-vous le chemin de Zagnańsk vers Wzdół ? Il y avait près de ce chemin une auberge en plein bois.

— Zagoździe ? — Comment donc ! Elle existe encore.

— Un chemin plein de racines allait de là dans la direction de Suchedniow, et un autre, meilleur, se dirigeait vers Wzdól et Bodzentyn.

— Oui, mon général.

— Alors cette auberge, dis-tu, existe encore ?

— Oui. C’est le principal abri, le quartier général des escarpes. De tout le royaume de Pologne c’est là que les voleurs de chevaux se donnent rendez-vous.

— Devant cette auberge, au-delà du chemin, il y avait un monticule de sable : assez grand, d’un jaune d’or... Sur ce monticule poussaient plusieurs bouleaux...

— Quelle excellente mémoire vous avez ! mon général ! De ces bouleaux il ne nous en reste plus qu’un seul. Et quels bouleaux c’étaient déjà ! — bah ! bah ! Cette canaille d’aubergiste les a coupés. Un seul de ces bouleaux est resté debout, et cela parce qu’il y a une croix qui s’appuie contre l’arbre. Celui-là, le vaurien n’a pas osé y toucher.

— Quelle croix ? Pourquoi une croix à cet endroit ? — demanda vivement Rozłucki.

— Eh bien oui ; il y a une croix... à cet endroit...

— Pour quelle raison y a-t-il une croix à cet endroit ? — Voyons !

— C’est comme toutes les croix, mon général... Les uns la plantent, les autres se découvrent devant — et la croix reste debout... Déjà elle commençait à pourrir par en bas, on l’a étayée de côté par deux supports...

— Qui a dressé cette croix ? — insista le général.

— À dire vrai — murmura indistinctement Guńkiewicz en souriant d’un air timide — à dire vrai, c’est moi qui ai planté cette croix. Nous avons ici du bois à revendre. On a pris un sapin bien sain, bien fort, bien droit. Et elle a été façonnée par le charpentier qui est maintenant notre wójt, ici présent.

— Hé ! à quoi bon parler de cela, pourquoi faire ? — se défendit le wójt Gala avec un malaise visible.

— On a enfoncé cet arbre dans ce sable profondément, profondément

— Et pourquoi donc précisément à cet endroit ?

— Pour cette raison, je vous prie, mon général, qu’à cette place, il y a un homme enterré, là-bas dans ce monticule.

— Un homme enterré !... — répéta le général. — Et cet homme, vous l’avez connu peut-être, hein ?

— Dame... certainement que je l’ai connu, car dans mes fonctions de sous-forestier, il m’était difficile de ne pas le connaître... Il n’y a que des bois à dix lieues à la ronde. Quiconque a pénétré dans ces bois a passé mon seuil, et presque sûrement couché dans mon lit.

Le général pencha la tête et pendant un temps assez long il resta assis en silence. Il tira enfin de sa poche de côté un étui à cigarettes en argent, et l’ouvrit de ses doigts qui tremblaient un peu.

— Et savez-vous — dit-il avec un sourire glacé — que cet homme qui est enterré là-bas, c’est mon propre neveu ?...

L’arpenteur Knopf, qui jusqu’alors était resté assis sans faire un mouvement, absorbé dans la contemplation de la flamme du foyer et fronçant les lèvres comme s’il avait devant lui quelque objet repoussant, jeta sur le général un regard violent :

— Rymwid ?! — s’écria-t-il.

Le général se retourna vers lui :

— Justement... Rymwid... Alors vous aussi vous savez quelque chose sur son compte ?...

Knopf exécuta avec ses lèvres une série de contorsions comme s’il venait de boire du pur jus de citron ; il agita sa main osseuse dans des directions différentes, il cligna ses paupières blêmes. Enfin, au milieu de sourires hypocrites, insupportables à voir, il murmura :

— Eh bien, oui... Rymwid... Naturellement...

— Rymwid ! — répéta le général avec un acharnement sarcastique — Lui-même, lieutenant dans mon régiment ! — Rymwid ! le « Capitaine ! » Oui, et il a joué sa partie en beau joueur…

— Alors c’était votre propre neveu... — murmura tout effrayé Guńkiewicz, en écarquillant des yeux abêtis.

— Le deuxième fils de mon propre frère Jean — dit le général devenu rêveur. — Mon frère dans la guerre de Sébastopol est mort au pied du mamelon de Malakoff — d’une mort glorieuse. Il était général-major, c’était un homme des temps de Nicolas. La campagne de Hongrie lui avait valu son grade, des décorations, une fortune dans le gouvernement de Penza. En mourant sur le champ de bataille, il me recommanda ses deux fils. Je lui donnai ma parole de frère et de soldat, que j’en ferais des hommes et que je les caserais. Et j’ai tenu ma parole. Oh ! oui, je l’ai bien tenue... L’aîné a servi au Caucase, et là il est mort du choléra avec le grade de capitaine d’état-major. C’était Pierre, il était garçon. Le plus jeune, Jean, servit près de moi, dans mon régiment, après avoir terminé dans un autre corps son apprentissage de soldat. Il se maria tout jeune avec une Polonaise, une Plazianka ; il avait eu un fils, juste quand cette chienne d’insurrection éclata. Oui, elle éclata donc, cette chienne d’insurrection, messieurs. Je fus envoyé pour la combattre... J’avais alors le rang de lieutenant-colonel. Nous partîmes pour le district d’Opoczno…

Le général se mit à réfléchir profondément. Knopf roula adroitement dans ses doigts une cigarette bien égale, l’introduisit avec précaution dans son fume-cigarettes et chercha laborieusement un petit charbon pour l’allumer. Le général semblait attendre le moment où cette opération serait terminée, et lorsque Knopf eut lancé sa première bouffée de fumée, il dit :

— Eh bien, oui. Ce neveu là, il a trahi. Nous venions à peine de nous installer dans notre campement, qu’il s’enfuit pendant la nuit pour rejoindre une bande. Un jour, de grand matin, le capitaine Szczukin me fait son rapport : ceci, cela, et puis : « Jean a disparu ».

Dans la maison où nous logions, à Sielpia, on trouva sur la table une feuille de papier qui m’avertissait, en ma qualité de commandant de trois bataillons, que « fidèle à son devoir envers sa patrie » — et d’autres absurdités de ce genre... Moi, son supérieur et son oncle, il m’engageait à salir aussi mon honneur d’officier, à violer mon serment, à m’enfuir à son exemple pour rejoindre une bande, dans la forêt. C’est comme cela, messieurs ! ». Knopf grillait sa cigarette attentivement, sans se presser. Il projetait mathématiquement des cercles réguliers de fumée et les suivait des yeux. Guńkiewicz ne voulait plus de thé. Il restait là abasourdi, regardant l’orateur « comme on regarde l’arc-en-ciel[3] »...

— On m’apprit bientôt — continua le général — que notre fuyard était chef d’état-major de l’une des bandes. Bon... « C’est pour cela — me dit le capitaine Szczukin, qui commandait la compagnie dans laquelle servait mon neveu — c’est pour cela qu’il est parti. Dans l’armée, le service est dur, pénible, ingrat, tandis que dans les bandes le service est plus léger. Là-bas, notre dernier sous-officier deviendrait capitaine sans peine et sans efforts... Tout ce qu’on voudra, dit-il, mais l’avancement dans ces armées polonaises est joliment facile ».

Knopf venait déterminer sa cigarette et riait du trait d’esprit du capitaine Szczukin. Le général reprit la parole :

— Nous poursuivions en faisant des battues tantôt une troupe, tantôt une autre. Quand nous sortions des bois de Konskie pour entrer dans ceux de Suchedniow, eux ils échappaient en s’enfonçant du côté de Bodzentyn. Nous revenons sur nos pas, les voilà sur nos talons. Un de leurs chefs surtout, un colonel ou un capitaine, du nom de « Walter », nous trompait mieux que les autres. Il allumait la nuit d’immenses brasiers, on aurait dit un campement ; et lui-même s’éloignait de ce lieu à une assez grande distance et passait la nuit sans feux. Nous faisons notre battue, nous entourons silencieusement ces feux éloignés, nous attaquons enfin en pleine nuit : — personne ! Et lui, pendant ce temps, guidé par le bruit que nous faisons, s’approche comme un pillard, tire sur nos soldats à la lueur des feux et s’enfuit dans la forêt. Il avait aussi débauché des paysans qui nous conduisaient la nuit vers ces faux campements.

Le secrétaire jeta en dessous un regard au wójt Gala et sourit d’un rire méchant. Le wójt était assis la tête haute, les yeux fixés sur le général.

— Cela s’est passé bien des fois dans le pays de Samsonowo.

— À Gozd... — compléta Guńkiewicz.

— Oui, à Gozd aussi...

— À Klonowo... — murmura Knopf.

— Mais cet amusement eut une fin — interrompit le général. — Une fois, deux fois, trois fois même, le tour peut réussir, mais non pas toujours. Il arriva que je marchai moi-même à la tête de six compagnies de Zagnańsk vers Wzdól — par le chemin qui passe devant l’auberge. Je passai la nuit à l’auberge, et j’envoyai Szczukin avec une compagnie à la recherche de ce Walter. Le drôle évitait toute bataille, il restait des semaines entières dans le marais près de Klonowo, dans la montagne de Buk : — il fallait aller le dépister. À peine m’étais-je endormi cette nuit-là que l’adjudant me réveille, un jeune homme : on entend partout la fusillade dans les bois. Je saute de mon lit. En effet la forêt gronde, gronde... Tout juste comme maintenant. Cela me fait de la peine... Cela me serre le cœur. J’envoie une seconde compagnie au secours de Szczukin. Il ne s’était pas écoulé plus de deux heures, les voici qui reviennent. Un paysan les avait menés au campement, mais cette fois c’était pour de bon. Quand on les eut enveloppés et attaqués à la baïonnette, la plupart se frayèrent un chemin et s’enfuirent dans le bois, beaucoup périrent sur place. Szczukin ramenait un prisonnier fait dans la lutte corps à corps ; bref, ce prisonnier n’était autre que mon neveu, « Rymwid ».

J’avais reçu de mon général de brigade l’ordre formel de nettoyer à tout prix les bois jusqu’à Bodzentyn — avec droit de vie et de mort. Il n’y avait pas le temps d’envoyer à la prison de Kielce ceux qui tombaient entre nos mains, et de plus mes forces étaient insuffisantes. Les officiers étaient surexcités, et ils lançaient sur moi, le parent du prisonnier, des regards sévères et interrogateurs. J’ordonnai de constituer la cour martiale et cela immédiatement, car il fallait poursuivre la bande sans retard. C’est moi qui présidais ; le capitaine Szczukin et le capitaine Fredotow siégeaient à ma droite, le lieutenant von Tauwetter et le sergent-major Jewjesienko — à ma gauche. Nous ouvrîmes la séance aussitôt dans la grande salle de cette auberge. Une chandelle de suif brûlait dans un chandelier...

Le général parlait de plus en plus vite, d’une manière de plus en plus indistincte, il mêlait de plus en plus souvent à son polonais des mots, des tournures, des phrases russes tout entières. Il se raffermit sur sa chaise et il continua :

— On l’amena — six soldats, lui au milieu. Petit, amaigri, noir, un vrai déguenillé. Les cheveux en désordre. Presque méconnaissable... Je le regarde ; mon petit Jean, le fils favori de mon propre frère... Je l’avais bercé sur mes genoux... Sur lui quelques guenilles informes... Son visage dans toute sa largeur labouré par une baïonnette, bleuâtre, enflé. Quand on l’eut introduit, il resta debout près de la porte. Il attendait. Allons, juge, juge-le maintenant !...

— Alors — l’interrogatoire officiel, pour la forme : — Qui êtes-vous ? — Pas de réponse. Nous le regardons tous. Un bon compagnon, un camarade aimé de tout le monde, un homme de cœur, un officier de premier ordre ; son visage se fit hautain, glacé, grimaçant d’un sourire qui défigura ce visage si doux, si bon, si bienveillant, tout comme lorsque un forgeron prend un morceau de fer fondu et le tord dans le feu une fois pour toutes en crochet recourbé. Les soldats qui le surveillent, serviront en même temps de témoins. Ils déposeront qu’ils l’ont saisi dans la forêt, pendant la nuit, se battant avec eux corps à corps ; ils déposeront aussi qu’il est bien le même que leur propre lieutenant Rozłucki. L’affaire est claire ; que faut-il de plus ? Aux voix !... Alors se tourne vers moi le juge du côté droit, le capitaine Szczukin, et il me dit qu’il veut encore adresser quelques questions au prévenu. « Bien — parle ». Szczukin se leva de son siège, s’appuya de toutes ses forces sur la table avec ses poings, se pencha vers lui par-dessus la table. Les veines saillirent sur son front, son visage devint noir, terreux. Il fixa ses yeux sur le coupable. Nous nous demandons tous sur quel sujet il va l’interroger. Mais les mots ne lui viennent pas ; c’était un homme rude, peu lettré. Ses narines tremblent, ses sourcils se rejoignent.

Il se met enfin à frapper la table du poing et à crier à l’accusé :

— Rozłucki ! Ne prends pas devant nous une mine si fière ! Ne nous regarde pas avec des yeux pareils ! Avais-tu prêté serment, oui ou non ? Qu’as tu fait de ton serment ? Réponds ! Avais-tu juré, oui ou non ?

— J’avais juré — dit-il.

— Tu avais juré, reprit Szczukin en recommençant à crier de toutes ses forces et en ébranlant la table de ses coups de poings. — Et ce serment sacré, qu’est-ce que tu en as fait ? Tu t’es enfui des rangs pour passer à l’ennemi. Est-ce la vérité, ou non ?

— C’est la vérité.

— D’accord avec d’autres révoltés, traîtres à leur souverain, tu as tendu des pièges à son armée et tu l’as attaquée. Tu as conduit des traîtres, tu leur as donné les indications le plus perfides, tu leur as appris où et comment il fallait frapper. Je t’ai vu moi-même cette nuit en lutte avec les soldats de ta propre compagnie. Je témoigne ici que j’ai vu quand le soldat Deniszczuk t’a blessé de sa baïonnette. Est-ce la vérité, ou non ?

— C’est la vérité.

— Si tout cela est vrai, ce n’est pas à toi de nous regarder ici dans les yeux, nous soldats loyaux et fidèles, d’un air de bravade ! Tu es en présence d’un tribunal équitable. Ton oncle lui-même va prononcer sur ton sort. Baisse les yeux et humilie-toi, car tu es un traître et un misérable !

Et lui, répondit à cela :

— Je m’en remets au jugement de Dieu. Quant à toi, juge-moi d’après ton jugement à toi, comme tu le voudras.

Szczukin s’assit. On passa aux voix. Deux voix se prononcèrent pour le châtiment immédiat — celles de Szczukin et de von Tauwetter, deux pour le renvoi sous escorte à Kielce. C’était donc à moi à faire pencher la balance. Et je l’ai fait pencher — ajouta-t-il tout bas en hochant la tête.

— On allait l’emmener. Jewsiejenko fit remarquer que le condamné avait peut-être un dernier souhait à exprimer. Je lui donnai la parole. Il me regarda alors avec ses yeux caverneux qu’il fixa sur moi. Nous étions tous debout derrière la table. Il s’approcha tout près. Il regardait dans mes yeux, moi dans les siens : c’était comme si l’on avait placé l’un contre l’autre deux canons de pistolet... Je me rappelle ses paroles rudes et sévères : — « J’ordonne avant ma mort, et c’est là mon inébranlable, ma dernière volonté, que mon petit Pierre qui a maintenant six ans soit élevé comme un Polonais, comme un Polonais tel que moi. J’ordonne qu’on lui apprenne, quand bien même cela serait contraire à la conscience de son tuteur, comment son père s’est conduit jusqu’à la fin. Je lui ordonne de cette voix qu’il ne peut entendre de travailler pour sa patrie, et si le besoin s’en fait sentir, de mourir pour elle sans un frisson d’effroi, sans un soupir de regret, absolument comme moi. Maintenant, c’est tout. Et il nous fit le salut militaire. »

On l’emmena. Le jour commençait à se réveiller. Je me dirigeai vers la chambre où je devais coucher cette nuit-là. J’ouvris la fenêtre. Les premières lueurs de l’aurore paraissaient déjà. C’était le matin... De l’autre côté de la route six soldats creusaient rapidement avec des pelles une fosse dans le sable. Je me retirai dans le fond de la chambre. Je tournai mon visage du côté du mur — Ô mon Dieu !... Il faisait déjà grand jour quand je revins à la fenêtre. Je pouvais déjà regarder tranquillement. Sur un monceau de sable, sous la garde de douze soldats la carabine au pied, il était paisiblement assis. Je le voyais de côté. On lui avait déjà ôté sa kurtka d’insurgé. Il était en bras de chemise, et cette chemise était déchirée sur sa poitrine. Dans ses mains serrées il tenait entre ses genoux une petite photographie de son fils Pierre. Sa tête était penchée, ses cheveux tombaient sur son front, ses yeux étaient fixés sur cette photographie.

Arriva un peloton de soldats appartenant à sa propre compagnie ; ils venaient de derrière l’auberge. Ce peloton s’arrêta en face de lui. C’était von Tauwetter qui le conduisait. Soldats — arme au pied. Ils s’arrêtent. Il se passe un moment, un second, un troisième... J’attends. J’attends que Tauwetter commande. Rien, le silence. Rien, toujours le silence. Il ne pouvait pas commander. L’autre était toujours assis, les yeux dans sa photographie. J’eus l’illusion que peut-être, ainsi assis, il était déjà mort. Pendant un instant ce fut pour moi comme un soulagement. J’attends. Et voici qu’il soulève sa tête comme un poids de mille livres. Il se dressa sur le monticule de sable. Ses pieds s’enfonçaient dans ce sol friable ; à deux reprises il se remit d’aplomb. Il regarda derrière lui, rejeta ses cheveux de son front et se tourna vers les soldats. Dieu merci, son visage avait repris son expression hautaine, cette expression de mépris qu’il avait eue pendant le jugement. Je vis ce mépris peu à peu envahir son visage, ses yeux, son front. J’étais heureux de voir que c’était comme cela, oui comme cela, avec orgueil... qu’un Rozłucki... Je sentais comment par la force de sa volonté il se transformait en un corps insensible, comme il se métamorphosait en quelque chose d’autre. Il dit :

— Zdorowo rebiata (Bonne santé, mes enfants !)

— Zdrawia żelajem waszemu błahorodju (Nous souhaitons bonne santé à Votre Honneur), hurlèrent comme un seul homme les soldats du peloton.

Jewsiejenko s’approcha pour lui bander les yeux. Il le repoussa du regard. Le sergent-major s’éloigna. Il serra alors contre son cœur cette petite photographie, et il ferma les yeux. Ses lèvres s’entr’ouvrirent en un beau, en un sublime sourire. Je fermai les yeux à mon tour... Je tombai la poitrine contre la muraille. J’attends, j’attends, j’attends. Enfin — rran !!

Le géomètre Knopf ôta sa casquette, et de ses lèvres desséchées il se murmura quelque chose à lui-même. Guńkiewicz fouillait avec une baguette dans la cendre du foyer, comme, s’il voulait y enfouir les larmes abondantes, les bonnes larmes d’ivrogne qui tombaient de ses yeux.

Le silence se fit. Les échos s’appelaient sur les hauteurs boisées...

Alors le secrétaire de la commune se tourna vers le général et lui demanda :

— Pardon, mon général, et pourrait-on savoir par exemple où est maintenant ce petit garçon, ce petit Pierre qui avait alors six ans ?

— Et quel besoin as-tu de savoir où il est ? — répondit le général d’une voix dure et irritée.

— Je suis curieux d’apprendre si l’on a accompli la dernière volonté, et l’ordre de cet insurgé ?

— Ce n’est pas ton affaire, et ne t’avise jamais de m’interroger là-dessus ; — tu m’entends !

— J’avais bien compris tout de suite — reprit le secrétaire en regardant avec ses yeux malins et pleins d’une moquerie impudente droit dans les yeux du vieux général, — j’avais bien compris tout de suite, que de ta dernière volonté, ô mon pauvre « capitaine Rymwid », le diable avait bien dû rire en lui-même.

 

 


_______

 

Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, avec le concours de Marc Szwajcer ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 23 juin 2014.

 

* * *

 

Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.

 

Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Locution proverbiale (Note du tr).

[2] Eau de vie, où l’on met des clous (bretnale) pour la rendre plus hygiénique (Note du tr.).

[3] Expression proverbiale (Note du tr.).