LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE BULGARE

 

 

Stamen Grigorov

(Стамен Гигов Григоров)

1878 — 1945

 

 

 

 

 

ÉTUDE SUR UN LAIT FERMENTÉ COMESTIBLE

Le « Kissélo-mléko » de Bulgarie

 

 

 

 

 

1905

 

 

 

 

 

 

Article paru dans la Revue médicale de la Suisse romande, année 25, n° 10, 1905

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

On désigne en Bulgarie sous le nom de Kisseli-mléko (littéralement lait aigre) un lait caillé dont l’usage est très répandu. Dans certaines parties de la Bulgarie le Kisséli-mléko est l’aliment presque exclusif des paysans, dans d’autres on le consomme principalement en été. Le paysan Bulgare prépare ce lait caillé de la façon suivante :

Il fait bouillir du lait non écrémé, et le laisse refroidir. Lorsque la température est devenue supportable pour l’ingestion, c’est-à-dire lorsqu’elle est tombée dans les environs de 40° ou 45°, il ensemence le lait avec une petite quantité de Kissélo-mléko datant le plus souvent de la veille ou vieux de quelques jours. Pour activer la prise du lait, il entoure le vase ensemencé avec des fourrures de façon à s’opposer au refroidissement et à maintenir le plus longtemps possible le lait ensemencé à une température eugénésique.

Au bout de huit à dix heures, suivant la saison, le lait est pris et forme au fond du vase un gâteau blanc assez compact qui, lorsqu’il est intact, ne laisse pour ainsi dire pas exsuder de sérum ou du moins n’en laisse exsuder qu’une très petite quantité.

Le ferment que l’on garde pour préparer le kissélo-mléko et qui provient toujours d’une opération antérieure est désigné en bulgare sous le nom de Podkvassa.

Lorsqu’on examine au microscope une préparation colorée de lait aigre, on constate la présence d’une flore microbienne très abondante et très variée. Nous avons cherché à déterminer le rôle de cette flore dans l’acidification et dans la coagulation du lait.

Nous avons donc ensemencé régulièrement l’échantillon de lait caillé (Podkvassa) dans du lait non écrémé et exactement stérilisé à l’autoclave de façon à éliminer l’action des germes extérieurs et à opérer toujours sur des échantillons comparables entre eux, puis nous avons procédé au triage des germes contenus dans le lait caillé.

Nous avons utilisé parallèlement pour l’isolement des microorganismes contenus dans le lait aigre les méthodes aérobies et anaérobies.

Nous avons donc ensemencé une petite quantité de lait aigre dans un grand nombre de tubes de gélose lactosée et inclinés de façon à obtenir après incubation des colonies bien séparées dans les derniers tubes ensemencés en strie et simultanément nous ensemencions une parcelle de lait par piqûre profonde dans de longs tubes renfermant de la gélose glucosée à 2,5 % d’après le procédé de Liborius modifié par Veillon.

Ces ensemencements en gélose profonde étaient affectés dans une série de quinze tubes de façon à obtenir dans les derniers une dilution suffisante et par conséquent des colonies bien isolées incluses dans la profondeur de la gélose glucosée.

Les colonies séparées étaient repiquées, vérifiées, purifiées de façon à obtenir des cultures absolument pures des microbes isolés.

Par cette méthode, au milieu d’une quantité considérable d’organismes divers, nous avons isolé trois espèces microbiennes aérobies anaérobies facultatives dont nous avons essayé de déterminer le rôle dans l’acidification et la coagulation du lait.

Bacille A. — Nous avons d’abord isolé un long bâtonnet ne paraissant pas avoir de mouvements propres, se colorant bien par toutes les couleurs d’aniline basique, restant coloré par le Gram. Ce bâtonnet se montre isolé ou disposé en série linéaire.

Il ne se développe pas ou alors pousse très mal dans les milieux de culture ordinaires ; par contre il végète très activement dans tous les milieux sucrés.

Il donne rapidement des cultures dans les bouillons lactosés et glucosés. Le bouillon glucosé est uniformément troublé au bout de 24 heures, il se forme un dépôt blanchâtre au fond du tube. Au bout de trois ou quatre jours le bouillon s’éclaircit et devient transparent. À ce moment il a une réaction nettement acide. Ce bacille fait fermenter le glucose ainsi que le lactose. Il ne se développe ni sur la pomme de terre, ni sur la gélatine lactosée.

C’est un aérobie anaérobie facultatif. Il ne donne pas la réaction de l’indol nitreux.

Semé dans du lait stérilisé il le coagule en 10 à 14 heures à la température de 37°. Cette coagulation est due à la formation d’acide lactique, c’est-à-dire que cet organisme dédouble la molécule de sucre de lait, donne naissance à de l’acide lactique qui produit la coagulation.

Ce bacille ne secrète pas de présure. En effet, si l’on maintient l’alcalinité du lait par du carbonate de chaux, tant que le milieu reste neutre ou alcalin la coagulation ne se produit pas, dès que l’acidité n’est plus neutralisée la coagulation du lait se produit par acidification. Le coagulum ne se dissout pas, donc il n’y a pas production de caséase.

Ce bacille est un dénitrifiant vrai. Un grand nombre de microorganismes réduisent les nitrates alcalins en nitrites, d’autres espèces microbiennes décomposent complètement les nitrates, déterminant une véritable fermentation avec dégagement d'azote.

Grimbert[1] a démontré un fait intéressant, c’est qu’il n’est pas indifférent d’introduire le nitrate dans un milieu nutritif quelconque. Il existe en effet des microbes, tel le bactérium coli commune qui, ensemencés dans une solution de peptone additionnée de 1 % de nitrate de potasse, s’y développent très bien et ne déterminent aucune fermentation, ou ne constate en effet aucun dégagement de gaz. Dans ce cas, l’analyse démontre qu’une très petite partie de nitrate a été transformée en nitrite que l’on peut mettre en évidence avec le réactif de Griess. Si l’on ajoute à cette solution de peptone et de nitrate de potasse soit de l’extrait de viande soit du bouillon ordinaire, il se produit une véritable fermentation avec dégagement de gaz.

Grimbert a démontré que cette fermentation accompagnée de dégagement d’azote est due à l’action de l’acide azoteux résultant de la réduction de l’azotate par les bactéries sur les substances amidées contenues dans le bouillon et dans l’extrait de viande. Dans ce cas, en effet, Grimbert constatait toujours que la quantité d’azote dégagée était le double de celle correspondant à l’azote détruit par les bactéries.

Pour d’autres microbes au contraire, tel par exemple, le bacille pyocyanique, Grimbert constata la décomposition des nitrates sans le secours des matériaux amidés du bouillon et de l’extrait de viande et dans ce cas le volume d’azote dégagé correspondait exactement au nitrate détruit directement par le microbe.

Partant de là Grimbert désigne sous le nom de dénitrifiants vrais les organismes qui, comme le pyocyanique, dégagent de l’azote en solution peptonée sans le secours de substances amidées et sous le nom de dénitrifiants indirects ceux qui, pour déterminer une fermentation avec dégagement d’azote, ont besoin des matériaux amidés contenus dans l’extrait de viande et dans le bouillon.

Le bacille, isolé dans le lait aigre, ensemencé dans le milieu suivant :

 

Nitrate de potasse pur ... 1.

Pentone ... 1.

Eau ... 100.

 

déterminant une fermentation avec dégagement d’azote, doit être considéré comme un dénitrifiant vrai.

Ce bacille ensemencé dans du lait stérilisé produit du Kissélo-mléko à peu près en 12 heures à la température de 37°. Ce kissélo-mléko a le même aspect, la même consistance et sensiblement le même goût que celui préparé avec le Podkvassa, c’est-à-dire avec le lait caillé provenant d’une coagulation antérieure. Cependant sa saveur est plus acide. Cet organisme résiste très bien à l’action de la chaleur, quoiqu’il ne se reproduise pas par sporulation. La température de 45° paraît être sa température d’élection, c’est en effet à 45° qu’il présente son maximum d’activité. À cette température il coagule le lait en 5 heures, tandis qu’à 37° la coagulation ne se produit qu’en 10 ou 12 h.

Ce bacille résiste à la température de 50°, mais son activité diminue ; au lieu de coaguler le lait en 5 heures comme il le faisait à 45°, il le coagule encore en 10 ou 12 heures. Porté à la température de 60°, il est tué au bout d’une heure.

Il attaque la mannite et la saccharose. La saccharose est intervertie avant d’être digérée, le liquide réduit la liqueur de Febling. Il attaque également la maltose, la lévulose. La rhamnose, la dulcite ne sont pas attaquées non plus que la sorbite.

Microcoque B. — On rencontre aussi dans le lait aigre des cocci soit séparés, soit groupés en diplocoques, soit réunis eu amas. Ils sont doués de mouvements browniens, se colorant facilement par toutes les couleurs d’aniline basiques et restent colorés par le Gram.

Ce microcoque se développe indifféremment sur les milieux nutritifs ordinaires et sur les milieux sucrés ; il trouble plus ou moins le bouillon ordinaire ou glucosé et forme au bout de 24 heures un dépôt le long des parois et au fond du tube. Le bouillon glucosé devient acide. Il fait fermenter le bouillon lactosé.

Sur gélose il donne des colonies blanchâtres opaques sans caractère particulier.

Sur gélatine en strie il forme à la surface un enduit blanchâtre, transparent. Au bout d’une semaine la gélatine est très légèrement liquéfiée, mais la liquéfaction ne progresse pas. Sur gélatine par piqûre, au bout de huit jours il se forme à la surface une colonie ressemblant à une tête de clou aplatie, la piqûre d’innoculation se tapisse de petites colonies blanchâtres.

Ce coccus est un aérobie anaérobie facultatif et un dénitrifiant vrai. Il donne la réaction de l’indol nitreux.

Il coagule le lait par fermentation d’acide lactique, il ne produit pas de présure.

Ce microbe secrète de la caséase qui dissout partiellement le coagulum.

Ce microcoque peut produire à lui seul du Kissélo-mlékô dans un délai qui ne paraît jamais être moindre de 24 heures à la température de 37°.

Ce lait aigre a la même consistance que celui préparé avec le Podkvassa, cependant au goût il est moins aigre que le kissélo-mléko ordinaire.

C’est à la température de 45° que ce microcoque possède son maximum d’énergie exactement comme le bacille que nous avons antérieurement décrit. À cette température il peut coaguler le lait en 7 ou 8 heures, tandis qu’à la température de 37°, la coagulation ne s’effectue guère avant 24 heures. Il résiste à la température de 50° mais la coagulation ne s’effectue plus qu’en 18 ou 24 heures. Il est tué, lorsqu’il est exposé une heure à 60°.

Ce microcoque attaque la mannite et la saccharose qui n’est pas intervertie. Il attaque également la glycérine, la maltose, la rhamnose et la lévulose. Il est sans action sur la dulcite et la sorbite.

Streptobacille C. — Nous avons également isolé dans le lait aigre de courts bâtonnets groupés en chaînettes formées de 4, 5, 6, 10 éléments, leur nombre peut atteindre 15 et 20.

Ce streptobacille se colore très bien et prend énergiquement le Gram.

Cet organisme ne pousse pas sur la pomme de terre ni sur les milieux de culture ordinaire, mais se développe généralement sur les milieux sucrés, sauf sur la gélatine lactosée.

Il trouble au bout de 24 heures le bouillon glucosé ; il se forme un dépôt blanchâtre au fond du tube, la réaction devient acide.

Il fait fermenter également le bouillon lactosé.

Il coagule le lait par production d’acide lactique et ne secrète pas de présure ni de caséase.

C’est un aérobie anaérobie facultatif et un dénitrifiant vrai. Il ne donne pas la réaction de l’indol. Il produit du Kissélo-mléko en 12 ou 14 heures à la température de 37°. Il a son maximum d’activité à la température de 45° ; à cette température il coagule le lait en 6 heures environ. Il résiste à la température de 50° et coagule le lait en 10 à 12 heures. Cet organisme résiste plus énergiquement à la chaleur que les deux autres. Il supporte la température de 60° pendant 5 heures ; au bout de 7 à 8 heures il est détruit. Il est tué à 70° en une heure.

Ce streptobacille attaque la saccharose sans l'intervertir, il attaque également la glycérine et la lévulose. Il reste sans action sur la mannite, la maltose, la rhamnose, la dulcite et la sorbite.

Nous avons mesuré l’acidité totale déterminée par les trois microorganismes isolés dans le lait aigre.

Le dosage de l’acidité a été fait sur des cultures en petit lait vieilles de 24 heures.

Nous avons commencé par déterminer l’acidité type du petit lait sur lequel s’effectuait la culture, cette acidité est exprimée en acide lactique. Voici les résultats obtenus :

 

1er Tube non ensemencé (type) acidité exprimée en acide lactique … 0,08 %

2e Tube ensemencé avec le microcoque B … 0,15 %

3e Tube ensemencé avec le bacille A … 0,57 %

4e Tube ensemencé avec le streptobacille C … 0,50 %

 

En déduisant l’acidité type du petit lait non ensemencé qui est de 0,08 % nous trouvons une augmentation d’acidité pour

 

1° le microcoque B … 0,07 %

2° le bacille A … 0,49 %

3° le streptobacille C … 0,51 %

 

Il résulte de ces dosages qu’au bout de 24 heures, c’est le microcoque qui produit le moins d’acidité et le streptobacille qui en produit le plus.

Au bout de quatre jours le degré d’acidité déterminé par les trois organismes se modifie notablement ; après ce laps de temps l’acidité produite par le microcoque B a augmenté de 0,07 % à 0,16 % ; celle du streptobacille qui au bout de 24 heures était la plus forte, est tombée de 0,51 % à 0,45 % ; par contre, celle du bacille A est montée de 0,49 à 1,26 %.

Ce bacille est donc un ferment lactique extrêmement énergique. Ces trois organismes donnent de l’acide lactique inactif.

Dans le but de rechercher si le degré d’acidité produit par ces différents organismes est capable de déterminer seul la coagulation, nous avons pris trois ballons contenant chacun 100 cc. de lait stérilisé. Nous avons ajouté au premier gr. 0,07 d’acide lactique pur, quantité correspondant à l’acidité produite par le microcoque eu 24 heures. Après environ 24 heures d’étuve à 37° le lait était complètement coagulé.

Dans le second et le troisième ballons contenant 100 cent. cubes de lait stérilisé préalablement porté à 37° nous avons ajouté respectivement gr. 0,47 et gr. 0,51 d’acide lactique pur correspondant à l’acidité du bacille A et du streptobacille C ; cette quantité d’acide lactique introduite d’un seul coup dans le lait détermina la coagulation en quelques minutes.

Cette expérience confirme donc que la coagulation du lait par les trois organismes isolés se fait par acidification.

Dans les cultures en petit lait de chacun des trois microbes nous avons constaté des traces d’alcool révélées par la réaction de l’iodoforme.

Nous avons préparé du lait aigre avec chacun des microorganismes isolés. Au bout de 24 heures celui préparé avec le microcoque était différentiable au goût de ceux préparés avec le streptobacille et avec le bacille. Le lait ensemencé avec le microcoque était notablement moins aigre que les deux autres.

Au bout de quatre jours les laits ensemencés séparément avec les trois microbes isolés étaient très nettement différentiables au goût par leur degré d’acidité, celui préparé avec le bacille était tellement acide qu’il n’était pas mangeable.

Nous avons enfin préparé du Kissélo-mléko par synthèse. Ayant fait des cultures de chacun des microorganismes isolés dans du bouillon glucosé, nous avons ensemencé dans un litre de lait stérilisé une petite quantité de chacune de ces cultures et nous avons obtenu du lait aigre (Kissélo-mléko) ayant la même consistance, le même aspect et exactement le même goût que celui préparé avec le produit d’une fermentation antérieure comme cela se fait dans la pratique quotidienne. Dans cette expérience la coagulation s’est effectuée en sept ou huit heures à la température de 37° et exactement comme avec le Podkvassa.

En terminant ce travail qu’il me soit permis de remercier mon maître M. le Prof. Massol de ses directions et de ses conseils.

 

       Stamen GRIGOROFF

(Laboratoire de bactériologie et de sérothérapie de Genève, prof. MASSOL)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 2 novembre 2020.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] L. Grimbert, Action du B. coli et du Bacille d’Eberth sur les nitrates. C. R. de l'Académie des Sciences, 11 déc. 1898.