LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Piotr Tchaadaïev

(Чаадаев Пётр Яковлевич)

1794 – 1856

 

 

 

 

LETTRES SUR LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE

 

 

 

1829-1836

 

 

 

 

 


Œuvres choisies de Pierre Tchadaïef, publiées pour la première fois par le P. Gagarin
de la compagnie de Jésus, Paris-Leipzig, Librairie A. Franck, 1862.

 

 

 

 

 

 

 

 

TABLE

 

PRÉFACE DE L’ÉDITEUR.

LETTRE PREMIÈRE.

LETTRE DEUXIÈME.

LETTRE TROISIÈME.

LETTRE QUATRIÈME.

 

 

 

 

 

 

PRÉFACE DE L’ÉDITEUR.

Un concours heureux de circonstances a réuni dans mes mains quelques-uns des écrits les plus importants de Pierre Tchadaïef ; je n’ai pas cru qu’il me fût permis de garder ce dépôt pour moi, et je me fais un devoir de le communiquer au public, et surtout à mes compatriotes.

J’ai connu et j’ai aimé Tchadaïef. En 1833, à Munich, le célèbre Schelling me parlait de lui comme de l’un des hommes les plus remarquables qu’il eût rencontrés. Me trouvant à Moscou en 1835, je m’empressai de me mettre en rapport avec lui, et je n’eus pas de peine à me convaincre que Schelling ne m’avait dit rien de trop. Je pris l’habitude, toutes les fois que les circonstances me ramenaient à Moscou, de voir fréquemment cet homme éminent, et de causer longuement avec lui. Ces relations exercèrent sur mon avenir une puissante influence, et j’accomplis un devoir de reconnaissance en proclamant hautement les obligations que je lui ai. Puisse la lecture de ses écrits produire sur beaucoup d’esprits les mêmes impressions que ses conversations ont produites sur le mien !

Penseur original et profond, Tchadaïef se séparait d’une manière bien tranchée des hommes et des idées au milieu desquels il a vécu. Dans sa jeunesse, il s’est trouvé en contact avec le mouvement libéral qui a abouti à la catastrophe sanglante du 14/26 décembre 1825. Il partageait les tendances libérales des hommes qui ont pris part à ce mouvement, il était d’accord avec eux sur l’existence des maux trop réels dont souffrait et souffre encore la Russie ; mais il se séparait d’eux lorsqu’il s’agissait d’en préciser la cause, et surtout lorsqu’il s’agissait d’y apporter un remède. Il ne croyait pas qu’il fallût chercher la racine du mal dans l’état politique du pays, et il repoussait énergiquement la pensée de recourir à une révolution ou à un changement violent de gouvernement. Il aurait dit volontiers, avec le comte de Maistre, que les peuples ont tous le gouvernement qu’ils méritent.

Le malheur de la Russie, suivant lui, était d’être demeurée pendant un si long espace de temps étrangère à la vie intellectuelle et morale de l’Europe ; et la cause de cet isolement, il la voyait dans le schisme, qui depuis des siècles avait tenu la nation russe séparée des autres nations civilisées. C’est l’Église catholique qui a élevé l’Europe, c’est elle qui l’a formée, qui lui a donné cette unité si facile à reconnaître, malgré les différences de nationalités et de constitutions politiques, cet ensemble de principes, de tendances que le protestantisme lui-même n’est pas parvenu à détruire, qui fait que l’Europe est toujours une, qu’elle vit d’une vie commune. La racine du mal ainsi mise à nu, le remède était facile à trouver ; il fallait rentrer dans le concert européen, non par une imitation extérieure et superficielle des résultats de la civilisation, mais par un retour à cette unité, dont le Pape est la personnification la plus haute et la plus sensible.

On comprend dès lors ce qui devait empêcher Tchadaïef d’adopter les idées des Slavophiles, dans la société desquels il a vécu pendant ses dernières années.

En effet, les hommes qui ont été désignés en Russie sous ce nom ne se bornent pas à répudier ce qu’il y a de factice dans cette imitation de l’Europe, dans ces importations étrangères par lesquelles Pierre Ier croyait pouvoir faire sortir son pays de son isolement séculaire et de la barbarie qui en avait été la suite ; ils condamnent la civilisation même de l’Europe, soutenant qu’elle a été radicalement faussée par la Papauté et par l’Église catholique, et qu’il faut demander une autre civilisation plus parfaite et plus pure aux germes latents mais féconds qui existaient et qui existent encore, suivant eux, dans le sein de l’Église orientale et de la nationalité slave. Hostiles au catholicisme, hostiles à l’Europe, à ses idées, à ses mœurs, à ses institutions, ils attribuent tous les maux dont souffre la Russie aux éléments étrangers qu’elle a imprudemment absorbés, et ils font consister le salut de la patrie dans le développement logique de la nationalité slave et de l’Église orientale.

Cette manière de voir attaquait de front les idées auxquelles Tchadaïef tenait le plus. Il ne pouvait pas admettre que la civilisation ne fût pas une, qu’il y eût une civilisation véritable en dehors de celle qui a jeté tant d’éclat sur les peuples de l’Europe, et qui s’appuie sur le christianisme. Il ne pouvait pas admettre que le christianisme complet ne fût pas un, comme la vérité est une ; que la société chrétienne ou l’Église ne fût pas une ; que la hiérarchie divinement instituée pour gouverner l’Église ne fût pas une et n’aboutît pas à l’unité.

Mais il est inutile d’exposer ici les idées de Tchadaïef ; le lecteur aimera mieux les lire dans ses propres écrits. Bornons-nous à donner quelques courtes explications nécessaires pour ceux des lecteurs qui n’ont pas vécu dans le même milieu.

Les Lettres sur la philosophie de l’histoire ont circulé pendant plusieurs années en Russie en manuscrit, et étaient connues d’un certain nombre de personnes. En 1836, la première de ces lettres fut traduite en russe et publiée par surprise dans le Télescope, revue qui paraissait alors à Moscou. Dès que l’empereur Nicolas en eut connaissance, n’écoutant que sa colère, il sévit contre le censeur, contre le rédacteur de la revue et contre l’auteur de l’article, dont la responsabilité aurait dû être couverte par l’approbation de la censure. La revue fut supprimée, le rédacteur en chef exilé dans le nord de la Russie, le censeur fut cassé, et l’auteur fut déclaré fou. Il fut astreint à garder la chambre, et à jour fixe, un médecin désigné d’office venait constater son état mental. Ce fut alors que Tchadaïef écrivit l’Apologie d’un fou.

Le lecteur le moins attentif s’apercevra de la profonde impression que les idées catholiques avaient faite sur Tchadaïef ; il ne faudrait pas en conclure qu’il fût entré dans la communion de l’Église romaine.

On remarquera aussi qu’il y a dans ses écrits quelques tergiversations et même quelques inconséquences qui ne s’expliquent que trop facilement par ce manque d’accord entre les principes et la conduite. J’ai publié ces passages sans rien changer, afin que le lecteur pût connaître Tchadaïef tel qu’il a été. D’ailleurs, si je m’étais permis de supprimer quelque chose, il se serait trouvé des gens pour m’accuser d’avoir substitué mes idées aux siennes, et de l’avoir fait plus catholique qu’il n’était. J’aime mieux que chacun puisse juger par ses propres yeux cet homme remarquable, qui, sans avoir été catholique lui-même, n’en est pas moins un des apologistes éminents du catholicisme.

Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’en me faisant l’éditeur des œuvres de Tchadaïef, je n’adopte pas toutes ses idées et toutes ses appréciations. On trouvera sur Homère, sur Épicure, sur Mahomet, sur l’architecture, des jugements qui paraîtront étranges à plus d’un lecteur ; mais ici encore je ne me suis pas cru le droit de faire un choix, et j’ai publié tout ce qui m’a semblé de nature à intéresser les esprits sérieux.

Quant au style, je n’y ai pas touché, me bornant à faire disparaître quelques incorrections qui pouvaient être supprimées sans altérer le sens, et sans changer le mouvement de la phrase. Toutes les fois au contraire qu’il aurait fallu remplacer l’expression de l’auteur par une expression même équivalente, mais différente, j’ai laissé subsister l’incorrection.

J’avais eu la pensée de faire précéder cette publication d’une étude sur la vie et les ouvrages de Tchadaïef, mais après quelques hésitations j’y ai renoncé. Le moment ne me semble pas venu ; peut-être viendra-t-il plus tard.

En terminant, qu’il me soit permis de faire un appel à tous les amis de Tchadaïef ; ils doivent avoir quelques écrits de lui autres que ceux que nous publions ; ils doivent avoir surtout de ses lettres ; qu’ils n’en privent pas le public. Tchadaïef est un des hommes dont la Russie a le droit d’être fière.

 

J. GAGARIN. S. J.

LETTRE PREMIÈRE.

Adveniat regnum tuum.

 

Madame,

C’est votre candeur, c’est votre franchise, que j’aime, que j’estime le plus en vous. Jugez si votre lettre a dû me surprendre ! Ce sont ces qualités aimables qui me charmèrent en vous lorsque je fis votre connaissance, et qui m’induisirent à vous parler de religion. Tout autour de vous était fait pour m’imposer silence. Jugez donc encore une fois quel a dû être mon étonnement en recevant votre lettre ! Voilà tout ce que j’ai à vous dire, Madame, au sujet de l’opinion que vous présumez que j’ai de votre caractère. N’en parlons plus, et arrivons tout de suite à la partie sérieuse de votre lettre.

Et d’abord, d’où vient ce trouble dans vos idées, qui vous agite tant, qui vous fatigue, dites-vous, au point d’altérer votre santé ? Ce serait donc là le triste résultat de nos entretiens. Au lieu du calme et de la paix que le sentiment nouveau, réveillé en votre cœur, aurait dû vous procurer, ce sont des angoisses, des scrupules, presque des remords qu’il a causés. Cependant dois-je m’en étonner ? C’est l’effet naturel de ce funeste état de choses qui envahit chez nous tous les cœurs et tous les esprits. Vous n’avez fait que céder à l’action des forces qui remuent tout ici, depuis les sommités les plus élevées de la société jusqu’à l’esclave qui n’existe que pour le plaisir de son maître.

Comment d’ailleurs y auriez-vous résisté ? Les qualités mêmes qui vous distinguent de la foule doivent vous rendre encore plus accessible aux mauvaises influences de l’air que vous respirez. Le peu de choses qu’il m’a été permis de vous dire pouvait-il fixer vos idées au milieu de tout ce qui vous environne ? Pouvais-je purifier l’atmosphère que nous habitons ? J’ai dû prévoir la conséquence, je la prévoyais en effet. De là ces fréquentes réticences, si peu faites pour porter la conviction dans votre âme, et qui devaient naturellement vous égarer. Aussi, si je n’étais persuadé que, quelques peines que le sentiment religieux, imparfaitement réveillé dans un cœur, puisse lui causer, cela vaut encore mieux qu’un complet assoupissement, je n’aurais eu qu’à me repentir de mon zèle. Mais ces images qui obscurcissent aujourd’hui votre ciel se dissiperont un jour, je l’espère, en rosée salutaire qui fécondera le germe jeté dans votre cœur, et l’effet que quelques paroles sans valeur ont produit sur vous m’est un sûr garant de plus grands effets que le travail de votre propre intelligence produira certainement par la suite. Abandonnez-vous sans crainte, Madame, aux émotions que les idées religieuses vous susciteront : de cette source pure il ne saurait provenir que des sentiments purs.

Pour ce qui regarde les choses extérieures, qu’il vous suffise de savoir aujourd’hui que la doctrine qui se fonde sur le principe suprême de l’unité, et de la transmission directe de la vérité dans une succession non interrompue de ses ministres, ne peut être que la plus conforme au véritable esprit de la religion ; car il est tout entier dans l’idée de la fusion de tout ce qu’il y a au monde de forces morales en une seule pensée, en un seul sentiment, et dans l’établissement progressif d’un système social ou Église qui doit faire régner la vérité parmi les hommes. Toute autre doctrine, par le seul fait de sa séparation de la doctrine primitive, repousse loin d’elle l’effet de cette sublime invocation du Sauveur : Mon Père, je te prie qu’ils soient un comme nous sommes un[1], et ne veut pas du règne de Dieu sur la terre. Mais il ne suit pas de là que vous soyez tenue à manifester cette vérité à la face du monde : ce n’est point certainement là votre vocation. Le principe même d’où dérive cette vérité vous fait au contraire un devoir, vu votre position dans le monde, à n’y voir qu’un flambeau intérieur de votre croyance, et rien de plus. Je me crois heureux d’avoir contribué à tourner vos idées vers la religion ; mais je me croirais bien malheureux, Madame, si en même temps j’avais causé à votre conscience des embarras qui ne pourraient à la longue que refroidir votre foi.

Je crois vous avoir dit un jour que le meilleur moyen de conserver le sentiment religieux, c’est de se conformer à tous les usages prescrits par l’Église. Cet exercice de soumission qui renferme plus de choses qu’on ne se l’imagine, et que les plus grands esprits se sont imposé avec réflexion et connaissance, est un véritable culte que l’on rend à Dieu. Rien ne fortifie autant l’esprit dans ses croyances que la pratique rigoureuse de toutes les obligations qui s’y rapportent. D’ailleurs la plupart des rites de la religion chrétienne, émanés de la plus haute raison, sont d’une efficacité réelle pour quiconque sait se pénétrer des vérités qu’ils expriment. Il n’y a qu’une seule exception à cette règle, parfaitement générale d’ailleurs, c’est lorsque l’on trouve en soi des croyances d’un ordre supérieur à celles que professent les masses, qui élèvent l’âme à la source même d’où découlent toutes nos certitudes, et qui pourtant ne contredisent pas les croyances populaires, qui les appuient au contraire ; alors, et seulement alors, il est permis de négliger les observances extérieures afin de pouvoir d’autant mieux se livrer à des travaux plus importants[2]. Mais malheur à celui qui prendrait les illusions de sa vanité, les déceptions de sa raison, pour des lumières extraordinaires qui l’affranchissent de la loi générale ! Pour vous, Madame, que pouvez-vous faire de mieux que de vous revêtir de cette robe d’humilité qui sied si bien à votre sexe ? C’est, croyez-moi, ce qui peut le mieux calmer vos esprits agités, et verser de la douceur dans votre existence.

Et y a-t-il, je vous prie, même en parlant selon les idées du monde, une manière d’être plus naturelle pour une femme, dont l’esprit cultivé sait trouver du charme dans l’étude et dans les émotions graves de la méditation, que celle d’une vie un peu sérieuse livrée en grande partie à la pensée et à la pratique de la religion ? Dans vos lectures, dites-vous, rien ne parle autant à votre imagination que les peintures de ces existences tranquilles et sérieuses dont la vue, comme celle d’une belle campagne au déclin du jour, repose l’âme et nous tire pour un instant d’une réalité douloureuse ou insipide. Eh bien, ce ne sont point là des peintures fantastiques ; il ne tient qu’à vous de réaliser une de ces fictions charmantes ; rien ne vous manque pour cela. Vous voyez que ce n’est point une morale très-austère que je prêche ; c’est dans vos goûts, dans les rêves les plus agréables de votre imagination, que je vais chercher ce qui peut donner la paix à votre âme.

Il y a dans la vie un certain détail qui ne se rapporte pas à l’être physique, mais qui regarde l’être intelligent ; il ne faut pas le négliger : il y a un régime pour l’âme comme il y a un régime pour le corps ; il faut savoir s’y soumettre. C’est là un vieil adage, je le sais ; mais je crois que, dans notre pays, bien souvent encore il a tout le mérite de la nouveauté. C’est une des choses les plus déplorables de notre singulière civilisation, que les vérités les plus triviales ailleurs, et même chez des peuples bien moins avancés que nous sous certains rapports, nous sommes encore à les découvrir. C’est que nous n’avons jamais marché avec les autres peuples ; nous n’appartenons à aucune des grandes familles du genre humain ; nous ne sommes ni de l’Occident ni de l’Orient, et nous n’avons les traditions ni de l’un ni de l’autre. Placés comme en dehors des temps, l’éducation universelle du genre humain ne nous a pas atteints.

Cette admirable liaison des idées humaines dans la succession des âges, cette histoire de l’esprit humain qui l’ont conduit à l’état où il est aujourd’hui dans le reste du monde, n’ont eu aucun effet sur nous. Ce qui ailleurs constitue depuis longtemps l’élément même de la société et de la vie n’est pour nous que théorie et spéculation. Et par exemple, il faut bien vous le dire, Madame, vous qui êtes si heureusement organisée pour recueillir tout ce qu’il y a au monde de bon et de vrai, vous qui êtes faite pour ne rien ignorer de ce qui procure les plus douces et les plus pures jouissances de l’âme, où en êtes-vous, je vous prie, avec tous ces avantages ? À chercher encore, non ce qui doit remplir la vie, mais la journée. Les choses mêmes qui font ailleurs ce cadre nécessaire de la vie, où tous les événements de la journée se rangent si naturellement, condition aussi indispensable d’une saine existence morale que le bon air l’est d’une saine existence physique, vous manquent complètement. Vous comprenez qu’il ne s’agit encore là ni de principes moraux ni de maximes philosophiques, mais tout simplement d’une vie bien ordonnée, de ces habitudes, de ces routines de l’intelligence, qui donnent de l’aisance à l’esprit, qui impriment un mouvement régulier à l’âme.

Regardez autour de vous. Tout le monde n’a-t-il pas un pied en l’air ? On dirait tout le monde en voyage. Point de sphère d’existence déterminée pour personne, point de bonnes habitudes pour rien, point de règle pour aucune chose ; point même de foyer domestique ; rien qui attache, rien qui réveille vos sympathies, vos affections, rien qui dure, rien qui reste ; tout s’en va, tout s’écoule, sans laisser de traces ni au dehors ni en vous. Dans nos maisons, nous avons l’air de camper ; dans nos familles, nous avons l’air d’étrangers ; dans nos villes, nous avons l’air de nomades, plus nomades que ceux qui paissent dans nos steppes, car ils sont plus attachés à leurs déserts que nous à nos cités. Et n’allez pas vous imaginer qu’il ne s’agit là que d’une chose sans importance. Pauvres âmes que nous sommes, n’ajoutons pas à nos autres misères celle de nous méconnaître, n’aspirons pas à la vie des pures intelligences ; apprenons à vivre raisonnablement dans notre réalité donnée. Mais d’abord, parlons encore un peu de notre pays, nous ne sortirons pas de notre sujet. Sans ce préambule, vous ne pourriez pas entendre ce que j’ai à vous dire.

Il est pour tous les peuples un temps d’agitation violente, d’inquiétude passionnée, d’activité sans motif réfléchi. Les hommes pour lors sont errants dans le monde, de corps et d’esprit. C’est l’âge des grandes émotions, des grandes entreprises, des grandes passions des peuples. Les peuples alors se remuent avec véhémence, sans sujet apparent, mais non sans fruit pour les postérités à venir. Toutes les sociétés ont passé par ces périodes. Elles leur fournissent leurs réminiscences les plus vives, leur merveilleux, leur poésie, toutes leurs idées les plus fortes et les plus fécondes : ce sont les bases nécessaires des sociétés. Autrement elles n’auraient rien dans leur mémoire à quoi s’attacher, à quoi s’affectionner ; elles ne tiendraient qu’à la poussière de leur sol. Cette époque intéressante dans l’histoire des peuples, c’est l’adolescence des nations, c’est le moment où leurs facultés se développent le plus puissamment, dont la mémoire fait la jouissance et la leçon de leur âge mûr. Nous autres, nous n’avons rien de tel. Une brutale barbarie d’abord, ensuite une superstition grossière, puis une domination étrangère, féroce, avilissante, de l’esprit de laquelle le pouvoir national a plus tard hérité, voilà la triste histoire de notre jeunesse. Cet âge d’activité exubérante, du jeu exalté des forces morales des peuples, rien de semblable chez nous. L’époque de notre vie sociale qui répond à ce moment a été remplie par une existence terne et sombre, sans vigueur, sans énergie, que rien n’animait que le forfait, que rien n’adoucissait que la servitude. Point de souvenirs charmants, point d’images gracieuses dans la mémoire, point de puissantes instructions dans la tradition nationale. Parcourez de l’œil tous les siècles que nous avons traversés, tout le sol que nous couvrons, vous ne trouverez pas un souvenir attachant, pas un monument vénérable, qui vous parle des temps passés avec puissance, qui vous les retrace d’une manière vivante et pittoresque. Nous ne vivons que dans le présent le plus étroit, sans passé et sans avenir, au milieu d’un calme plat. Et si nous nous agitons parfois, ce n’est ni dans l’espérance ni dans le désir de quelque bien commun, mais dans la frivolité puérile de l’enfant qui se dresse et tend les mains vers le hochet que lui présente sa nourrice.

Le véritable développement de l’être humain dans la société n’a pas commencé encore pour un peuple tant que la vie n’est pas devenue plus réglée, plus facile, plus douce qu’au milieu des incertitudes du premier âge. Tant que les sociétés se balancent encore sans convictions et sans règles, même pour les choses journalières, et que la vie n’est point constituée, comment voulez-vous que les germes du bien y mûrissent ? C’est la fermentation chaotique des choses du monde moral, semblable aux révolutions du globe qui ont précédé l’état actuel de la planète. Nous en sommes encore là.

Nos premières années, passées dans un abrutissement immobile, n’ont laissé aucune trace dans nos esprits, et nous n’avons rien d’individuel sur quoi asseoir notre pensée ; mais, isolés par une destinée étrange du mouvement universel de l’humanité, nous n’avons rien recueilli non plus des idées traditives du genre humain. C’est sur ces idées pourtant que se fonde la vie des peuples ; c’est de ces idées que découle leur avenir, et que provient leur développement moral. Si nous voulons nous donner une attitude semblable à celle des autres peuples civilisés, il faut en quelque sorte revenir chez nous sur toute l’éducation du genre humain. Nous avons pour cela l’histoire des peuples, et devant nous le résultat du mouvement des siècles. Sans doute cette tâche est difficile, et peut-être n’est-il point donné à un homme d’épuiser ce vaste sujet ; mais, avant tout, il faut savoir de quoi il s’agit, quelle est cette éducation du genre humain, quelle est la place que nous occupons dans l’ordre général.

Les peuples ne vivent que par les fortes impressions que les âges écoulés laissent dans leurs esprits et par le contact avec les autres peuples. De cette manière, chaque individu se ressent de son rapport avec l’humanité entière.

Qu’est-ce que la vie de l’homme, dit Cicéron, si la mémoire des faits antérieurs ne vient renouer le présent au passé ? Nous autres, venus au monde comme des enfants illégitimes, sans héritage, sans lien avec les hommes qui nous ont précédés sur la terre, nous n’avons rien dans nos cœurs des enseignements antérieurs à notre propre existence. Il faut que chacun de nous cherche à renouer lui-même le fil rompu dans la famille. Ce qui est habitude, instinct, chez les autres peuples, il faut que nous le fassions entrer dans nos têtes à coups de marteau. Nos souvenirs ne datent pas d’au delà de la journée d’hier ; nous sommes pour ainsi dire étrangers à nous-mêmes. Nous marchons si singulièrement dans le temps, qu’à mesure que nous avançons, la veille nous échappe sans retour. C’est une conséquence naturelle d’une culture toute d’importation et d’imitation. Il n’y a point chez nous de développement intime, de progrès naturel ; les nouvelles idées balayent les anciennes, parce qu’elles ne viennent pas de celles-là et qu’elles nous tombent je ne sais d’où. Ne prenant que des idées toutes faites, la trace ineffaçable qu’un mouvement d’idées progressif grave dans les esprits et qui fait leur force ne sillonne pas nos intelligences. Nous grandissons, mais nous ne mûrissons pas ; nous avançons, mais dans la ligne oblique, c’est-à-dire dans celle qui ne conduit pas au but. Nous sommes comme ces enfants que l’on n’a pas fait réfléchir eux-mêmes ; devenus hommes, ils n’ont rien de propre ; tout leur savoir est sur la surface de leur être, toute leur âme est hors d’eux. Voilà précisément notre cas.

Les peuples sont tout autant des êtres moraux que les individus. Les siècles font leur éducation, comme les années font celle des personnes. En quelque sorte, on peut dire que nous sommes un peuple d’exception. Nous sommes du nombre de ces nations qui ne semblent pas faire partie intégrante du genre humain, mais qui n’existent que pour donner quelque grande leçon au monde. L’enseignement que nous sommes destinés à donner ne sera pas perdu assurément ; mais qui sait le jour où nous nous retrouverons, au milieu de l’humanité, et que de misères nous éprouverons avant que nos destinées s’accomplissent ?

Les peuples de l’Europe ont une physionomie commune, un air de famille. Malgré la division générale de ces peuples en branche latine et teutonique, en Méridionaux et Septentrionaux, il y a un lien commun qui les unit tous dans un même faisceau, bien visible pour quiconque a approfondi leur histoire générale. Vous savez qu’il n’y a pas bien longtemps encore toute l’Europe s’appelait la chrétienté, et ce mot avait sa place dans le droit public. Outre ce caractère général, chacun de ces peuples a un caractère particulier, mais tout cela n’est que de l’histoire et de la tradition. Cela fait le patrimoine héréditaire d’idées de ces peuples. Chaque individu y jouit de son usufruit, amasse dans la vie, sans fatigue, sans travail, ces notions éparses dans la société et en fait son profit. Faites vous-même le parallèle et voyez ce que nous pouvons recueillir ainsi dans le simple commerce d’idées élémentaires, pour nous en servir tant bien que mal à nous diriger dans la vie ? Et remarquez qu’il ne s’agit ici ni d’étude ni de lecture, de rien de littéraire ou de scientifique, mais simplement du contact des intelligences ; de ces idées qui s’emparent de l’enfant au berceau, qui l’environnent au milieu de ses jeux, que sa mère lui souffle dans ses caresses ; qui, sous la forme de sentiments divers, pénètrent dans la moelle de ses os avec l’air qu’il respire, et qui ont déjà fait son être moral avant qu’il soit livré au monde et à la société. Voulez-vous savoir quelles sont ces idées ? Ce sont les idées de devoir, de justice, de droit, d’ordre. Elles dérivent des événements mêmes qui y ont constitué la société ; elles sont des éléments intégrants du monde social de ces pays.

C’est là l’atmosphère de l’Occident ; c’est plus que de l’histoire, c’est plus que de la psychologie, c’est la physiologie de l’homme de l’Europe. Qu’avez-vous à mettre à la place de cela chez nous ? Je ne sais si on peut déduire de ce que nous venons de dire quelque chose de parfaitement absolu, et en venir de là à quelque principe rigoureux ; mais on voit bien comment cette étrange situation d’un peuple qui ne peut rallier sa pensée à aucune suite d’idées progressivement développées dans la société et se déroulant lentement les unes des autres, qui n’a pris part au mouvement général de l’esprit humain que par une imitation aveugle, superficielle, très-souvent maladroite, des autres nations, doit puissamment influer sur l’esprit de chaque individu de ce peuple.

Vous trouverez en conséquence qu’un certain aplomb, une certaine méthode dans l’esprit, une certaine logique, nous manquent à tous. Le syllogisme de l’Occident nous est inconnu. Il y a quelque chose de plus que la frivolité dans nos meilleures têtes. Les meilleures idées, faute de liaison ou de suite, stériles éblouissements, se paralysent dans nos cerveaux. Il est dans la nature de l’homme de se perdre quand il ne trouve pas moyen de se lier à ce qui le précède et à ce qui le suit. Toute consistance alors, toute certitude lui échappe. Le sentiment de la durée permanente ne le guidant pas, il se trouve égaré dans le monde. Il y a de ces êtres perdus dans tous les pays ; chez nous, c’est le trait général. Ce n’est point cette légèreté que l’on reprochait jadis aux Français, et qui du reste n’était qu’une manière facile de concevoir les choses, qui n’excluait ni la profondeur, ni l’étendue dans l’esprit, et qui mettait infiniment de grâce et de charme dans le commerce ; c’est l’étourderie d’une vie sans expérience et sans prévision, qui ne se rapporte à rien de plus qu’à l’existence éphémère de l’individu détaché de l’espèce ; qui ne tient ni à l’honneur ni à l’avancement d’une communauté quelconque d’idées et d’intérêts, ni même à ces hérédités de famille et à cette foule de prescriptions et de perspectives qui composent, dans un ordre de choses fondé sur la mémoire du passé et l’appréhension de l’avenir, et la vie publique et la vie privée. Il n’y a dans nos têtes absolument rien de général ; tout y est individuel, et tout y est flottant et incomplet. Il y a même, je trouve, dans notre regard je ne sais quoi d’étrangement vague, de froid, d’incertain, qui ressemble un peu à la physionomie des peuples placés au plus bas de l’échelle sociale. En pays étranger, dans le Midi surtout, où les physionomies sont si animées et si parlantes, maintes fois quand je comparais les visages de mes compatriotes avec ceux des indigènes, j’ai été frappé de cet air muet de nos figures.

Des étrangers nous ont fait un mérite d’une sorte de témérité insouciante que l’on remarque surtout dans les classes inférieures de la nation ; mais, ne pouvant observer que certains effets isolés du caractère national, ils n’ont pu juger de l’ensemble. Ils n’ont pas vu que le même principe qui nous rend quelquefois si audacieux fait aussi que nous sommes toujours incapables de profondeur et de persévérance ; ils n’ont pas vu que ce qui nous rend si indifférents aux hasards de la vie nous rend aussi tels à tout bien, à tout mal, à toute vérité, à tout mensonge, et que c’est là justement ce qui nous prive de tous les puissants mobiles qui poussent les hommes dans les voies du perfectionnement ; ils n’ont pas vu que c’est précisément cette audace paresseuse qui fait que chez nous les classes supérieures mêmes, chose bien douloureuse à dire, ne sont pas exemptes des vices qui n’appartiennent ailleurs qu’aux toutes dernières ; ils n’ont pas vu enfin que, si nous avons quelques-unes des vertus des peuples jeunes et peu avancés dans la civilisation, nous n’en avons aucune de celles des peuples mûrs et jouissant d’une haute culture.

Je ne prétends pas dire certainement qu’il n’y a que vices parmi nous, et que vertus parmi les peuples de l’Europe, à Dieu ne plaise ! Mais je dis que, pour juger des peuples, c’est l’esprit général qui fait leur existence qu’il faut étudier, car c’est cet esprit seulement qui peut les porter vers un état moral plus parfait et vers un développement indéfini, et non tel ou tel trait de leur caractère.

Les masses sont soumises à certaines forces placées aux sommités de la société. Elles ne pensent pas elles-mêmes ; il y a parmi elles un certain nombre de penseurs qui pensent pour elles, qui donnent l’impulsion à l’intelligence collective de la nation et la font marcher. Tandis que le petit nombre médite, le reste sent, et le mouvement, général a lieu. Excepté pour quelques races abruties qui n’ont conservé de la nature humaine que la figure, cela est vrai pour tous les peuples de la terre. Les peuples primitifs de l’Europe, les Celtes, les Scandinaves, les Germains, avaient leurs druides, leurs scaldes, leurs bardes, qui étaient de puissants penseurs à leur façon. Voyez ces peuples du nord de l’Amérique, que la civilisation matérielle des États-Unis est si occupée à détruire : il y a parmi eux des hommes admirables de profondeur.

Or, je vous le demande, où sont nos sages, où sont nos penseurs ? Qui est-ce qui a jamais pensé pour nous, qui est-ce qui pense aujourd’hui pour nous ? Et pourtant, situés entre les deux grandes divisions du monde, entre l’Orient et l’Occident, nous appuyant d’un coude sur la Chine et de l’autre sur l’Allemagne, nous devrions réunir en nous les deux grands principes de la nature intelligente, l’imagination et la raison, et joindre dans notre civilisation les histoires du globe entier. Ce n’est point là le rôle que la Providence nous a départi. Loin de là, elle semble ne s’être nullement occupée de notre destinée. Suspendant à notre égard son action bienfaisante sur l’esprit des hommes, elle nous a livrés tout à fait à nous-mêmes, elle n’a voulu en rien se mêler de nous, elle n’a voulu rien nous apprendre. L’expérience des temps est nulle pour nous ; les âges et les générations se sont écoulés pour nous sans fruit. On dirait, à nous voir, que la loi générale de l’humanité a été révoquée pour nous. Solitaires dans le monde, nous n’avons rien donné au monde, nous n’avons rien appris au monde ; nous n’avons pas versé une seule idée dans la masse des idées humaines ; nous n’avons en rien contribué au progrès de l’esprit humain, et tout ce qui nous est revenu de ce progrès, nous l’avons défiguré. Rien, depuis le premier instant de notre existence sociale, n’a émané de nous pour le bien commun des hommes, pas une pensée utile n’a germé sur le sol stérile de notre patrie ; pas une vérité grande ne s’est élancée du milieu de nous ; nous ne nous sommes donné la peine de rien imaginer nous-mêmes, et, de tout ce que les autres ont imaginé, nous n’avons emprunté que des apparences trompeuses et le luxe inutile.

Chose singulière ! même dans le monde de la science qui embrasse tout, notre histoire ne se rattache à rien, n’explique rien, ne démontre rien. Si les hordes barbares qui bouleversèrent le monde n’avaient traversé le pays que nous habitons avant de se précipiter sur l’Occident, à peine aurions-nous fourni un chapitre à l’histoire universelle. Pour nous faire remarquer, il nous a fallu nous étendre du détroit de Behring jusqu’à l’Oder. Une fois un grand homme voulut nous civiliser, et, pour nous donner l’avant-goût des lumières, il nous jeta le manteau de la civilisation ; nous ramassâmes le manteau, mais nous ne touchâmes point à la civilisation. Une autre fois, un autre grand prince, nous associant à sa mission glorieuse, nous mena victorieux d’un bout de l’Europe à l’autre ; revenus chez nous de cette marche triomphale, à travers les pays les plus civilisés du monde, nous ne rapportâmes que des idées et des aspirations dont une immense calamité, qui nous recula d’un demi-siècle, fut le résultat. Nous avons je ne sais quoi dans le sang qui repousse tout véritable progrès. Enfin nous n’avons vécu, nous ne vivons que pour servir de quelque grande leçon aux lointaines postérités qui en auront l’intelligence ; aujourd’hui, quoi que l’on dise, nous faisons lacune dans l’ordre intellectuel. Je ne puis me lasser d’admirer ce vide et cette solitude étonnante de notre existence sociale. Il y a là certainement la part d’une destinée inconcevable, mais il y a là aussi sans doute la part de l’homme, comme en tout ce qui arrive dans le monde moral. Interrogeons encore l’histoire : c’est elle qui explique les peuples. Tandis que du sein de la lutte entre la barbarie énergique des peuples du Nord et la haute pensée de la religion s’élevait l’édifice de la civilisation moderne, que faisions-nous ? Poussés par une destinée fatale, nous allions chercher dans la misérable Byzance, objet du profond mépris de ces peuples, le code moral qui devait faire notre éducation. Un moment auparavant, un esprit ambitieux[3] avait enlevé cette famille à la fraternité universelle : c’est l’idée ainsi défigurée par la passion humaine que nous recueillîmes. Le principe vivifiant de l’unité animait tout alors en Europe. Tout y émanait de là, et tout y convergeait. Tout le mouvement intellectuel de ces temps ne tendait qu’à constituer l’unité de la pensée humaine, et toute impulsion provenait de ce besoin puissant d’arriver à une idée universelle, qui est le génie des temps modernes. Étrangers à ce principe merveilleux, nous devenions la proie de la conquête. Et quand, affranchis du joug étranger, nous aurions pu, si nous n’eussions été séparés de la famille commune, profiter des idées écloses pendant ce temps parmi nos frères d’Occident, c’est dans une servitude plus dure encore, sanctifiée qu’elle était par le fait de notre délivrance, que nous tombâmes.

Que de vives lumières avaient déjà jailli alors en Europe des ténèbres apparentes dont elle avait été couverte ! La plupart des connaissances dont l’esprit humain s’enorgueillit aujourd’hui avaient été déjà pressenties dans les esprits ; le caractère de la société avait été déjà fixé, et, en se repliant sur l’antiquité païenne, le monde chrétien avait retrouvé les formes du beau qui lui manquaient encore. Relégués dans notre schisme, rien de ce qui se passait en Europe n’arrivait jusqu’à nous. Nous n’avions rien à démêler avec la grande affaire du monde. Les qualités éminentes dont la religion avait doté les peuples modernes, et qui, aux yeux d’une saine raison, les élèvent autant au-dessus des peuples anciens que ceux-là étaient élevés au-dessus des Hottentots et des Lapons ; ces forces nouvelles, dont elle avait enrichi l’intelligence humaine ; ces mœurs, que la soumission à une autorité désarmée avait rendues aussi douces qu’elles avaient d’abord été brutales ; rien de tout cela ne s’était fait chez nous. Malgré le nom de chrétiens que nous portions, quand le christianisme s’avançait majestueusement dans la voie qui lui était tracée par son divin fondateur et entraînait les générations après lui, nous ne bougions pas. Tandis que le monde se reconstruisait tout entier, rien ne s’édifiait chez nous ; nous restions blottis dans nos masures de soliveaux et de chaume. En un mot, les nouvelles destinées du genre humain ne s’accomplissaient pas pour nous. Chrétiens, le fruit du christianisme ne mûrissait pas pour nous.

Je vous le demande, n’est-il pas absurde de supposer, comme on le fait généralement chez nous, que ce progrès des peuples de l’Europe, si lentement opéré, et par l’action directe et évidente d’une force morale unique, nous pouvons nous l’approprier tout d’un trait et sans nous donner seulement la peine de nous informer comment il s’est fait ?

On ne comprend rien au christianisme, si l’on ne conçoit pas qu’il y a en lui une face purement historique, qui fait si essentiellement partie du dogme, qu’elle renferme en quelque sorte toute la philosophie du christianisme, puisqu’elle fait voir ce qu’il a fait pour les hommes et ce qu’il doit faire pour eux à l’avenir. C’est ainsi que la religion chrétienne apparaît non-seulement comme un système moral, conçu dans les formes périssables de l’esprit humain, mais comme une puissance divine, éternelle, agissant universellement dans le monde intellectuel, et dont l’action visible doit nous être un enseignement perpétuel. C’est là le propre sens du dogme exprimé dans le symbole par la foi en une Église universelle. Dans le monde chrétien, tout doit nécessairement concourir à l’établissement d’un ordre parfait sur la terre, et y concourt en effet, autrement la parole du Seigneur serait démentie par le fait. Il ne serait pas au milieu de son Église jusqu’à la fin des siècles. L’ordre nouveau, le règne de Dieu, que la rédemption devait effectuer, ne différerait pas de l’ordre ancien, du règne du mal, qu’elle devait anéantir, et il n’y aurait encore que cette perfectibilité imaginaire que rêve la philosophie et que dément chaque page de l’histoire, vaine agitation de l’esprit qui ne satisfait qu’aux besoins de l’être matériel, et qui n’a jamais élevé l’homme à quelque hauteur que pour le précipiter dans des abîmes plus profonds.

Mais enfin, me direz-vous, ne sommes-nous donc pas chrétiens, et ne saurait-on être civilisé qu’à la manière de l’Europe ? Sans doute nous sommes chrétiens ; mais les Abyssins ne le sont-ils pas aussi ? Certainement on peut être civilisé autrement qu’en Europe : ne l’est-on pas au Japon et plus même qu’en Russie, s’il faut en croire un de nos compatriotes ? Croyez-vous que ce soit le christianisme des Abyssins et la civilisation des Japonais qui amèneront cet ordre de choses dont je viens de parler tout à l’heure, et qui est la destinée dernière de l’espèce humaine ? Croyez-vous que ce soient ces aberrations absurdes des vérités divines et humaines qui feront descendre le ciel sur la terre ?

Il y a deux choses très-distinctes dans le christianisme. L’une, c’est son action sur l’individu ; l’autre, c’est son action sur l’intelligence universelle. Elles se confondent naturellement dans la raison suprême et aboutissent nécessairement à la même fin. Mais la durée dans laquelle les éternels desseins de la sagesse divine se réalisent ne saurait être embrassée par notre vue bornée. Il faut que nous distinguions l’action divine se manifestant dans un temps donné dans la vie de l’homme, de celle qui n’a lieu que dans l’infini. Au jour de l’accomplissement final de l’œuvre de la rédemption, tous les cœurs et tous les esprits ne formeront qu’un seul sentiment et une seule pensée, et tous les murs qui séparent les peuples et les communions s’abattront. Mais aujourd’hui il importe à chacun de savoir comment il est placé dans l’ordre de la vocation générale des chrétiens, c’est-à-dire quels sont les moyens qu’il trouve en lui et autour de lui pour coopérer à la fin proposée à la société humaine entière.

Il y a donc nécessairement un certain cercle d’idées dans lequel se meuvent les esprits dans la société où cette fin doit s’accomplir, c’est-à-dire là où la pensée révélée doit mûrir et arriver à toute sa plénitude. Ce cercle d’idées, cette sphère morale, y produisent naturellement un certain mode d’existence et un point de vue qui, sans être précisément les mêmes pour chacun, par rapport à nous comme par rapport à tous les peuples européens, font une même manière d’être, résultat de cet immense travail intellectuel de dix-huit siècles, auquel toutes les passions, tous les intérêts, toutes les souffrances, toutes les imaginations, tous les efforts de la raison, ont participé.

Toutes les nations de l’Europe se tenaient par la main en avançant dans les siècles. Quelque chose qu’elles fassent aujourd’hui pour diverger chacune dans leur sens, elles se retrouvent toujours sur la même route. Pour concevoir le développement de famille de ces peuples, il n’est pas besoin d’étudier l’histoire. Lisez seulement le Tasse, et voyez-les tous prosternés au pied des murs de Jérusalem. Rappelez-vous que, pendant quinze siècles, ils n’ont eu qu’un seul idiome pour parler à Dieu, qu’une seule autorité morale, qu’une seule conviction. Songez que, pendant quinze siècles, chaque année, le même jour, à la même heure, dans les mêmes paroles, tous à la fois ils élevaient leurs voix vers l’Être suprême, pour célébrer sa gloire dans le plus grand de ses bienfaits. Admirable concert, plus sublime mille fois que toutes les harmonies du monde physique ! Or, puisque cette sphère où vivent les hommes de l’Europe, et qui est la seule où l’espèce humaine puisse arriver à sa destinée finale, est le résultat de l’influence que la religion a exercée parmi eux, il est clair que si jusqu’ici la faiblesse de nos croyances ou l’insuffisance de notre dogme nous a tenus en dehors de ce mouvement universel, dans lequel l’idée sociale du christianisme s’est développée et formulée, et nous a rejetés dans la catégorie des peuples qui ne doivent profiter qu’indirectement et fort tard de l’effet complet du christianisme, il faut chercher à ranimer nos croyances par tous les moyens possibles, et à nous donner une impulsion véritablement chrétienne, car c’est le christianisme qui a tout fait là-bas. Voilà ce que j’ai voulu dire lorsque je vous disais qu’il fallait recommencer chez nous l’éducation du genre humain.

Toute l’histoire de la société moderne se passe sur le terrain de 1’opinion[4]. C’est donc là une véritable éducation. Instituée primitivement sur cette base, elle n’a marché que par la pensée. Les intérêts y ont toujours suivi les idées et ne les ont jamais précédées. Toujours les opinions y ont produit les intérêts, et jamais les intérêts n’y ont provoqué les opinions. Toutes les révolutions politiques n’y furent dans le principe que des révolutions morales. On cherche la vérité, et l’on a trouvé la liberté et le bien-être. De cette manière s’expliquent le phénomène de la société moderne et sa civilisation ; autrement on n’y comprendrait rien.

Persécutions religieuses, martyres, propagation du christianisme, hérésies, conciles : voilà les événements qui remplissent les premiers siècles. Le mouvement de cette époque tout entier, sans en excepter l’invasion des barbares, se rattache à ces efforts de l’enfance de l’esprit moderne. Formation de la hiérarchie, centralisation du pouvoir spirituel, propagation continuée de la religion dans les pays du Nord, c’est ce qui remplit la seconde époque. Vient ensuite l’exaltation du sentiment religieux au suprême degré et l’affermissement de l’autorité religieuse. Le développement philosophique et littéraire de l’intelligence et de la culture des mœurs sous l’empire de la religion achève cette histoire que l’on peut appeler sacrée, tout autant que celle de l’ancien peuple élu. Enfin, c’est encore une réaction religieuse, un nouvel essor donné à l’esprit humain par la religion, qui détermina la face actuelle de la société. Ainsi le grand intérêt, on peut dire le seul, ne fut jamais chez les peuples modernes que celui de l’opinion. Tous les intérêts matériels, positifs, personnels, s’absorbaient dans celui-là.

Je sais qu’au lieu d’admirer ce prodigieux élan de la nature humaine vers sa perfection possible, on a appelé cela fanatisme et superstition. Mais, quelque chose que l’on dise, jugez quelle empreinte profonde un développement social, tout entier produit par un seul sentiment, dans le bien comme dans le mal, a dû laisser dans le caractère de ces peuples ! Qu’une philosophie superficielle fasse tout le bruit qu’elle voudra à propos des guerres de religion, des bûchers allumés par l’intolérance ; pour nous, nous ne pouvons qu’envier le sort des peuples qui, dans ce choc des opinions, dans ces conflits sanglants pour la cause de la vérité, se sont fait un monde d’idées dont il nous est impossible de nous faire seulement une image, encore moins de nous y transporter corps et âme, comme nous en avons la prétention.

Encore une fois, tout n’est pas assurément raison, vertu, religion dans les pays de l’Europe, il s’en faut. Mais tout y est mystérieusement dominé par la puissance qui y a régné souverainement pendant une suite de siècles ; tout y est le résultat de ce long enchaînement de faits et d’idées qui a produit l’état présent de la société. En voici, entre autres, une preuve. La nation dont la physionomie est le plus fortement caractérisée, dont les institutions sont le plus empreintes de l’esprit moderne, les Anglais, n’ont, à proprement parler, qu’une histoire religieuse. Leur dernière révolution, à laquelle ils doivent leur liberté et leur prospérité, ainsi que toute la suite des événements qui ont amené cette révolution en remontant jusqu’à Henri VIII, ne sont qu’un développement religieux. Dans toute cette période, l’intérêt proprement politique n’apparaît que comme un mobile secondaire, quelquefois il disparaît tout entier, ou il est sacrifié à celui de l’opinion. Et au moment où j’écris ces lignes[5], c’est encore l’intérêt de la religion qui agite cette terre privilégiée. Mais, en général, quel est le peuple de l’Europe qui ne trouverait dans sa conscience nationale, s’il se donnait la peine de l’y chercher, cet élément particulier qui, sous la forme d’une sainte pensée, fut constamment le principe vivifiant, l’âme de son être social, dans toute la durée de son existence ?

L’action du christianisme n’est nullement bornée à son influence immédiate et directe sur l’esprit des hommes. L’immense résultat qu’il est destiné à produire ne doit être que l’effet d’une multitude de combinaisons morales, intellectuelles, sociales, où la liberté parfaite de l’esprit humain doit trouver nécessairement toute latitude possible. On conçoit donc que tout ce qui s’est fait dès le premier jour de notre ère, ou plutôt dès le moment où le Sauveur du monde a dit à ses disciples : Allez, prêchez l’Évangile à toute créature, toutes les attaques dirigées contre le christianisme y comprises, rentre parfaitement dans cette idée générale de son influence. Il suffit de voir l’empire du Christ s’exerçant universellement dans les cœurs, que ce soit avec connaissance ou dans l’ignorance, de gré ou de force, pour reconnaître l’accomplissement de ses oracles. Ainsi, malgré tout ce qu’il y a d’incomplet, de vicieux, de coupable dans la société européenne telle qu’elle est faite aujourd’hui, il n’en est pas moins vrai que le règne de Dieu s’y trouve en quelque sorte réalisé, parce qu’elle contient le principe d’un progrès indéfini, et qu’elle possède en germe et en éléments tout ce qu’il faut pour qu’il s’établisse un jour définitivement sur la terre.

Avant de terminer, Madame, ces réflexions sur l’influence que la religion a exercée sur la société, je vais transcrire ici ce que j’en ai dit autrefois dans un écrit que vous ne connaissez pas.

Il est certain, disais-je, que tant que l’on ne voit pas l’action du christianisme partout où la pensée humaine y touche de quelque manière que ce soit, lors même que ce n’est que pour le combattre, on n’en a point une idée nette. Partout où le nom du Christ est prononcé, ce nom seul entraîne les hommes, quoi qu’ils fassent. Rien ne fait mieux voir l’origine divine de cette religion que ce caractère d’universalité absolue qui fait qu’elle s’insinue dans les âmes de toutes les manières possibles, qu’elle s’empare des esprits à leur insu, les domine, les subjugue, lors même qu’ils semblent lui résister le plus, en introduisant dans l’intelligence des vérités qui n’y étaient pas auparavant, en faisant éprouver au cœur des émotions qu’il n’avait jamais ressenties, en nous inspirant des sentiments qui nous placent, sans que nous le sachions, dans l’ordre général. C’est ainsi que l’emploi de chaque individualité se trouve par elle déterminé et qu’elle fait tout concourir à une seule fin. En envisageant le christianisme de ce point de vue, chacun des oracles du Christ devient d’une vérité palpable. On voit pour lors distinctement le jeu de tous les leviers que sa main toute-puissante met en mouvement pour conduire l’homme à sa destination, sans attenter à sa liberté, sans paralyser aucune des forces de sa nature, mais au contraire en ajoutant à leur intensité et en exaltant jusqu’à l’infini tout ce qu’il possède de puissance propre. On voit que nul élément moral ne reste inactif dans l’économie nouvelle, que les capacités les plus énergiques de la pensée aussi bien que l’expansion chaleureuse du sentiment, que l’héroïsme d’une âme forte aussi bien que l’abandon d’un esprit soumis, que tout y trouve place et application. Accessible à toute créature intelligente, s’associant à chaque pulsation de notre cœur, quelle qu’elle puisse être, la pensée révélée emporte tout avec elle, et s’agrandit et se fortifie des obstacles mêmes qu’elle rencontre. Avec le génie elle s’élève à une hauteur inabordable au reste des humains ; avec l’esprit timide elle ne marche que terre à terre et ne s’avance qu’à pas comptés ; dans une raison méditative, elle est absolue et profonde ; dans une âme dominée par l’imagination, elle est éthérée et féconde en images : dans le cœur tendre et aimant, elle se résout en charité et en amour ; toujours elle va de front avec toute intelligence qui se livre à elle, la remplissant de chaleur, de force et de clarté. Voyez quelle diversité de natures, quelle multiplicité de forces elle fait agir ; que de puissances différentes qui ne font qu’une chose ; que de cœurs diversement construits qui ne battent que pour une seule idée ! Mais l’action du christianisme sur la société en général est encore plus admirable. Que l’on déroule le tableau entier du développement de la société nouvelle, on verra le christianisme transformant tous les intérêts des hommes en ses propres intérêts, remplaçant partout le besoin matériel par le besoin moral, suscitant dans le domaine de la pensée ces grands débats dont l’histoire d’aucune autre époque ni d’aucune autre société n’offre d’exemple, ces luttes terribles entre les opinions, où la vie tout entière des peuples devenait une grande idée et un sentiment infini ; on verra tout devenir lui, et rien que lui, la vie privée et la vie publique, la famille et la patrie, la science et la poésie, la raison et l’imagination, les souvenirs et les espérances, les jouissances et les douleurs. Heureux ceux qui, dans ce grand mouvement imprimé au monde par Dieu même, ont en leur cœur la conscience intime des effets qu’ils opèrent ! Mais tous n’y sont pas instruments actifs, tous n’agissent pas avec connaissance ; des multitudes nécessaires s’émeuvent aveuglément, atomes inanimés, masses inertes, sans connaître les forces qui les mettent en mouvement, sans entrevoir le but vers lequel ils sont poussés.

Il est temps de revenir à vous, Madame. J’avoue que j’ai peine à me détacher de ces vues générales. C’est du tableau qui s’offre à mes yeux de cette hauteur que je tire toutes mes consolations ; c’est dans la douce croyance des félicités à venir des hommes que je me réfugie, alors qu’obsédé par la fâcheuse réalité qui m’environne je me sens le besoin de respirer un air plus pur, de regarder un ciel plus serein. Je ne crois pas cependant avoir abusé de votre temps. Il me fallait vous faire connaître le point de vue d’où l’on doit envisager le monde chrétien, et ce que, nous autres, nous faisons dans ce monde. J’ai dû vous paraître amer en parlant de notre pays : je n’ai pourtant dit que la vérité, et pas même toute la vérité. Du reste, la raison chrétienne ne souffre aucune sorte d’aveuglement, et celui du préjugé national moins que tout autre, attendu que c’est celui qui divise le plus les hommes.

Voilà une lettre bien longue, Madame, je crois que nous avons tous les deux besoin de reprendre haleine. Je pensais, en commençant, que je pourrais vous dire en peu de mots ce que j’avais à vous dire : en y songeant mieux, je trouve qu’il y a là de quoi faire un volume. Cela vous arrangera-t-il, Madame ? Vous me le direz. Mais, en tout cas, vous ne pourrez éviter une seconde lettre, car nous n’avons fait qu’aborder notre sujet. En attendant, je vous serais très-obligé si vous vouliez bien regarder la prolixité de la première comme un dédommagement pour le temps que je vous ai fait attendre. J’avais pris la plume le jour même où je reçus votre lettre : de tristes et fatigantes préoccupations m’absorbaient alors tout entier, il fallait m’en débarrasser d’abord avant de me mettre à vous parler de choses si graves ; après cela il fallait recopier mon griffonnage, qui était absolument indéchiffrable. Cette fois, vous n’attendrez pas longtemps : dès demain je reprends la plume.

Nécropolis[6], 1829, 1er décembre.

 

LETTRE DEUXIÈME.

On peut demander comment, au milieu de tant de secousses, de guerres intestines, de conspirations, de crimes et de folies, il y a eu tant d’hommes qui aient cultivé les arts utiles et les arts agréables en Italie, et ensuite dans les autres États chrétiens ; c’est ce que nous ne voyons pas sous la domination des Turcs.

Voltaire, Essai sur les mœurs.

 

Madame,

Vous avez vu dans mes lettres précédentes[7] combien il est important de bien concevoir le mouvement de la pensée dans la succession des âges, mais vous avez dû y trouver aussi une autre pensée : lorsque l’on est pénétré de cette idée fondamentale qu’il n’est point d’autre vérité dans l’esprit de l’homme que celle que Dieu y a déposée de sa main alors qu’il le tira du néant, on ne saurait guère envisager le mouvement des siècles de la même manière que l’envisage l’histoire vulgaire. On découvre alors que non-seulement une providence ou une raison parfaitement sage préside au cours des événements, mais qu’elle exerce encore une action directe et constante sur l’esprit de l’homme. En effet, si l’on admet une fois qu’il a été nécessaire que la raison de l’être créé, pour se mettre en mouvement, ait primitivement reçu une impulsion qui ne provenait pas de sa propre nature, que ses premières idées, ses premières connaissances, n’avaient pu être autre chose que des communications miraculeuses de la raison suprême, ne s’ensuit-il pas que, dans le cours même de son progrès, la puissance qui l’a ainsi constituée a dû continuer à exercer sur elle la même action dont elle a fait usage au moment où elle lui imprimait son premier mouvement ?

Cette manière de concevoir l’être intelligent dans le temps et son progrès doit vous être devenue d’ailleurs parfaitement familière, si vous avez bien saisi, Madame, les choses dont nous sommes convenus précédemment. Vous avez vu que le pur raisonnement métaphysique démontre parfaitement la perpétuité d’une action extérieure sur l’esprit de l’homme ; mais il n’était pas même besoin dans ce cas d’avoir recours à la métaphysique ; la conséquence est rigoureuse par elle-même, on ne saurait la nier qu’en niant les prémisses dont elle se tire. Or, si l’on réfléchit sur le mode même de cette action continue de la raison divine dans le monde moral, on trouve qu’outre qu’elle devait être, comme nous venons de le voir, conforme à son action initiale, elle devait encore avoir lieu de telle manière que la raison humaine restât parfaitement libre et pût exercer toute son activité. Il n’y a donc rien de surprenant qu’il y ait eu un peuple au sein duquel la tradition des premières communications de Dieu se soit conservée plus pure que parmi les autres, et que de temps à autre des hommes aient apparu, dans lesquels se renouvelait en quelque sorte le fait primitif de l’ordre moral. Ôtez ce peuple, ôtez ces hommes privilégiés, il faudra supposer que chez tous les peuples, à toutes les époques de la vie générale de l’homme, dans chaque individu, la pensée divine se révélait également pleine, également vivante : ce serait, vous le voyez, détruire toute personnalité et toute liberté dans le monde intellectuel, ce serait anéantir la chose donnée. Il est évident qu’il n’y a de personnalité ni de liberté qu’autant qu’il y a diversité d’intelligences, diversité de forces morales, diversité de connaissances. Au lieu qu’en supposant dans quelques individualités seulement, dans une nation, dans quelques esprits isolés, spécialement chargés de la garde de ce dépôt, un degré extraordinaire de soumission aux traditions primitives ou une latitude particulière à l’égard de la vérité originairement infuse dans l’esprit humain, on ne fait absolument rien que poser un fait moral parfaitement analogue à celui qui se passe incessamment sous nos yeux, à savoir, peuples et individus en possession de certaines lumières, dont d’autres peuples et d’autres individus sont dépourvus.

Dans le reste du genre humain ces grandes traditions s’entretenaient aussi plus ou moins pures, selon les différentes situations des peuples ; et l’homme n’a marché dans la voie qui lui a été prescrite qu’au flambeau de ces vérités puissantes qu’une autre raison que la sienne avait engendrées dans son cerveau ; mais il n’y avait qu’un seul foyer de la lumière sur la terre. Ce foyer ne brillait pas, il est vrai, à la manière des lumières humaines ; il ne répandait pas au loin un éclat trompeur ; concentré sur un seul point, lumineux et invisible à la fois, comme tous les grands mystères du monde ; ardent, mais caché comme le feu de la vie, tout s’éclairait de cette lumière ineffable, et tout tendait à ce centre commun, tandis que tout semblait reluire de son propre éclat, et se diriger vers les fins les plus opposées[8]. Mais quand vint le moment de la grande catastrophe du monde intellectuel, toutes les vaines puissances que l’homme avait érigées s’évanouirent à l’instant même, et il ne resta debout, au milieu de la conflagration générale, que le seul tabernacle de la vérité éternelle. Voici comment se conçoit l’unité religieuse de l’histoire, et comment cette conception s’élève à une véritable philosophie des temps, qui nous montre l’être intelligent surbordonné à une loi générale tout autant que le reste des choses créées. Je voudrais pour beaucoup, Madame, que vous pussiez arriver à cette manière abstraite et profonde de ressentir l’histoire ; rien n’agrandit notre pensée et n’épure notre âme comme cette vue d’une providence qui domine les siècles et conduit le genre humain à ses destinées finales.

Mais cherchons d’abord à nous faire une philosophie de l’histoire qui répande sur toute la vaste région des souvenirs humains une lumière qui soit pour nous comme l’aurore de la vive clarté du jour. Nous tirerons d’autant plus de fruit de cette étude préparatoire de l’histoire, qu’elle pourra faire à elle seule un système complet dont à la rigueur nous pourrions nous contenter, si par aventure quelque chose venait à nous arrêter dans notre progrès ultérieur. Du reste, veuillez vous rappeler, Madame, que ce n’est point du haut de la chaire que je vous adresse ces réflexions, et que ces lettres ne font autre chose que continuer nos entretiens interrompus, entretiens où j’ai recueilli tant de doux moments, et qui, j’aime à le redire, avaient été pour moi de véritables consolations à une époque où j’en avais grand besoin. Ne vous attendez donc pas à me trouver cette fois plus didactique qu’à l’ordinaire, et vous-même, Madame, veuillez comme à l’ordinaire suppléer de votre propre fonds à ce qu’il y aura d’incomplet dans cette étude.

Vous vous êtes déjà aperçue sans doute, Madame, que la tendance actuelle de l’esprit humain le porte naturellement à revêtir toute espèce de connaissance d’une forme historique. En méditant sur les bases philosophiques de la pensée de l’histoire, on ne peut s’empêcher de reconnaître qu’elle est appelée aujourd’hui à s’élever à une portée infiniment plus élevée que celle où elle s’est tenue jusqu’ici ; on peut dire que l’esprit ne se plaît plus aujourd’hui que dans la région de l’histoire ; qu’il ne fait plus que se replier incessamment sur le temps écoulé, et ne cherche plus à se donner des forces nouvelles qu’en les résumant d’après ses souvenirs, la contemplation de la carrière parcourue, l’étude des puissances qui ont dirigé sa marche à travers les siècles. C’est là assurément une tournure fort heureuse que la science a prise. Il est temps de concevoir que la force puisée par la raison humaine dans l’étroit présent ne la constitue pas tout entière, et qu’il est en elle une autre force qui, en ramassant dans une seule pensée et les temps écoulés et les temps promis, fait son être véritable, et la place dans sa véritable sphère d’activité.

Mais ne trouvez-vous pas, Madame, que l’histoire racontée est nécessairement incomplète, et qu’elle ne contiendra jamais que ce qui en reste dans la mémoire des hommes ? Or tout ce qui arrive n’y reste pas. Il est donc évident que le point de vue historique actuel ne saurait satisfaire la raison. Malgré les utiles travaux de la critique, malgré les secours que les sciences naturelles se sont plu à lui prêter en dernier lieu, vous le voyez, elle n’a pu arriver encore ni à l’unité ni à cette haute moralité qui dériverait d’une vue distincte de la loi générale du mouvement des temps. L’esprit humain a toujours aspiré, dans sa contemplation des siècles écoulés, à ce grand résultat ; mais l’instruction facile qui se tire de tant de manières des études historiques, ces leçons de philosophie banale, ces exemples de je ne sais quelles vertus, comme si la vertu s’étalait sur le grand théâtre du monde, cette moralité triviale de l’histoire qui n’a jamais fait un seul honnête homme, mais une foule de scélérats et de fous, et qui ne sert qu’à perpétuer la pauvre comédie du monde, tout cela a détourné la raison des véritables instructions que les traditions humaines sont destinées à lui offrir. Tant que l’esprit chrétien dominait la science, une pensée profonde, quoique mal articulée, répandait sur ces études quelque chose de la sainte inspiration dont elle émanait ; mais à cette époque la critique historique était encore si peu avancée, tant de faits, ceux surtout des temps primitifs, se conservaient encore d’une manière si défigurée dans les souvenirs du genre humain, que toutes les clartés de la religion ne pouvaient dissiper ces ténèbres profondes, et l’histoire, quoique éclairée par une lumière supérieure, n’en marchait pas moins terre à terre. Aujourd’hui une manière rationnelle d’envisager la matière historique produirait un résultat bien autrement positif. C’est une philosophie de l’histoire toute nouvelle que requiert la raison du siècle ; une philosophie qui ne ressemblerait pas plus à sa philosophie actuelle que les analyses savantes de l’astronomie de nos jours ne ressemblent aux séries d’observations gnomoniques d’Hipparque et du reste des astronomes anciens. Il faut seulement remarquer qu’il n’y aura jamais assez de faits pour tout démontrer, et qu’il y en avait plus qu’il n’en fallait pour faire tout pressentir dès le temps de Moïse et d’Hérodote. Quelque accumulation que l’on en fasse, ils n’amèneront donc jamais à une complète certitude qui ne peut résulter que de la manière dont ils seront groupés, conçus, ordonnés. C’est ainsi, par exemple, que l’expérience des siècles, qui avait enseigné à Képler les lois du mouvement planétaire, n’avait point suffi à lui dévoiler la loi générale de la nature ; et que c’est à une espèce de révélation extraordinaire d’une pieuse méditation que cette découverte, comme l’on sait, fut réservée.

Et d’abord que signifient, je vous prie, ces rapprochements de siècles et de peuples qu’entasse une vaine érudition ? Toutes ces généalogies de langues, de peuples et d’idées ? Une philosophie aveugle ou entêtée ne saura-t-elle pas s’en débarrasser toujours, par son vieil argument de l’uniformité générale de la nature humaine ; de tout ce merveilleux entrelacement des temps, par sa théorie favorite du développement naturel de l’esprit humain sans trace de providence, sans autre cause que la propre force dynamique de sa nature ? L’esprit humain n’est pour elle, on le sait, que la boule de neige qui grandit en roulant, voilà tout. Du reste, ou elle voit partout un progrès et un perfectionnement naturels qui, selon elle, sont inhérents à l’être humain, ou elle ne trouve qu’un mouvement sans motif et sans raison. Selon les différentes trempes d’esprit sombre et désespéré, ou tout en espérances et en compensations, tantôt elle ne voit l’homme que se trémousser imbécile comme le moucheron au soleil, tantôt s’élever et monter toujours par l’effet de sa sublime nature, mais toujours c’est l’homme et rien que lui. Volontairement ignorante, le monde physique qu’elle s’imagine connaître ne lui apprend rien, sinon ce qu’il offre à la vaine curiosité de l’esprit et aux sens. Les grandes lumières que ce monde épanche sans cesse de son sein n’arrivent pas jusqu’à elle ; et si enfin elle se décide à reconnaître un plan, un dessein, une raison dans la marche des choses, à y soumettre l’intelligence humaine et à accepter toutes les conséquences qui en résultent relativement au phénomène universel de l’ordre moral, cela lui est impossible. Il ne sert donc de rien ni de lier les temps, ni de travailler perpétuellement sur le matériel des faits ; il faut chercher à caractériser moralement les grandes époques de l’histoire ; il faut chercher à déterminer sévèrement les traits de chaque âge, selon les lois de la raison pratique. D’ailleurs, si l’on y regarde bien, l’on trouvera que la matière historique est à peu près épuisée ; que les peuples ont récité à peu près toutes leurs traditions, que si des époques reculées peuvent encore être mieux éclaircies un jour (et encore ne sera-ce point par cette critique qui ne sait que remuer les vieilles poussières des peuples, mais par quelques procédés purement logiques), pour des faits proprement dits il n’y en a plus guère à exhumer ; enfin, que l’histoire n’a plus autre chose à faire aujourd’hui qu’à méditer.

Ceci admis, elle se placerait naturellement dans le système général de la philosophie, et en ferait dorénavant un élément intégrant. Nombre de choses s’en détacheraient alors, comme de raison, qu’on abandonnerait aux romanciers et aux poètes ; mais il y en aurait bien plus encore qui surgiraient alors de l’atmosphère nébuleuse où elles gisent encore, pour se placer aux sommités les plus apparentes du nouveau système. Ces choses ne recevraient plus leur caractère de vérité uniquement de la chronique ; mais, de même que ces axiomes de la philosophie naturelle que l’expérience et l’observation ont découvertes, mais que la raison géométrique a réduites en formules et en équations, ce serait désormais la raison morale qui leur imprimerait le cachet de la certitude. Telle est, par exemple, cette époque si peu comprise encore, selon nous (et cela non faute de données et de monuments, mais faute d’idées), où aboutissent tous les temps, où tout se termine, où tout commence, dont on peut dire sans exagération que tout le passé du genre humain s’y trouve confondu avec tout son avenir, je veux dire les premiers moments de l’ère chrétienne. Il viendra un jour, je n’en doute pas, où la méditation historique ne pourra plus se détacher de ce spectacle imposant de toutes les anciennes grandeurs des hommes réduites en poussière, de toutes leurs grandeurs futures venant à éclore. Telle est aussi la longue période qui a suivi et continué cet âge du renouvellement de l’être humain, période dont le préjugé et le fanatisme philosophique se faisaient naguère une si fausse image, où de si vives lumières se cachaient au fond des plus épaisses ténèbres, où tant de puissances de tout genre se conservaient et s’alimentaient au milieu de l’immobilité apparente des esprits, et qu’on n’a commencé à concevoir que depuis la nouvelle direction que les études historiques ont prise.

Puis de gigantesques figures, perdues à cette heure dans la foule des personnages historiques, sortiront de l’ombre qui les enveloppe, tandis que mainte renommée à laquelle les hommes ont prodigué trop longtemps une coupable ou imbécile vénération s’abîmera pour jamais dans le néant. Telles seront entre autres les nouvelles destinées de quelques-uns des personnages de la Bible, méconnus ou négligés par la raison humaine, et de quelques sages païens qu’elle a entourés de plus de gloire qu’ils n’en ont mérité ; par exemple, de Moïse et de Socrate, de David et de Marc-Aurèle. On saura une fois pour toutes que Moïse a donné le Dieu véritable aux hommes, tandis que Socrate ne leur a légué que le doute pusillanime ; que David est le modèle parfait du plus saint héroïsme, tandis que Marc-Aurèle n’est au fond qu’un exemplaire curieux d’une grandeur artificielle et d’une vertu d’apparat. On ne se rappellera plus aussi Caton déchirant ses entrailles que pour apprécier à leur juste valeur la philosophie qu’inspirait cette vertu forcenée et la misérable grandeur que l’homme s’était faite. Parmi les gloires du paganisme, je crois que le nom d’Épicure se trouvera dégagé du préjugé qui le flétrit, et qu’un intérêt nouveau s’attachera à son souvenir. D’autres grandes renommées subiront de même un sort nouveau. Le nom du Stagyrite, par exemple, ne sera plus prononcé qu’avec une sorte d’horreur, celui de Mahomet qu’avec un respect profond. Le premier sera considéré comme un ange de ténèbres, qui avait comprimé pendant nombre de siècles toutes les puissances du bien parmi les hommes ; le second comme un être bienfaisant, l’un de ceux qui ont le plus contribué à l’accomplissement du plan formé par la sagesse divine pour le salut du genre humain. Enfin, le dirai-je ? une espèce d’infamie s’attachera peut-être au grand nom d’Homère. Le jugement que l’instinct religieux de Platon lui fit porter sur ce corrupteur des hommes ne sera plus regardé comme une de ses saillies utopiques, mais comme une de ses anticipations admirables des pensées de l’avenir. Il faut qu’il vienne, le jour où l’on ne saura plus que rougir au souvenir de l’enchanteur coupable qui a contribué d’une si effrayante manière à dégrader la nature humaine ; il faut que les hommes se repentent un jour avec douleur de l’encens qu’ils ont prodigué à cet adulateur de leurs plus viles passions, qui, pour leur plaire, a souillé la tradition sacrée de la vérité et rempli leur cœur d’ordure. Toutes ces idées, qui n’ont fait jusqu’ici qu’effleurer l’esprit humain, ou qui tout au plus gisaient sans vie dans quelques cerveaux indépendants, se placeront désormais irrévocablement dans le sentiment moral du genre humain, et deviendront autant d’axiomes du sens commun.

Mais un des enseignements les plus importants de l’histoire, conçue dans cette pensée, consisterait à fixer dans les réminiscences de l’esprit humain les rangs respectifs des peuples qui ont disparu de la scène du monde, et à remplir la conscience des peuples existants du sentiment des destinées qu’ils sont appelés à remplir. Chaque peuple, en concevant clairement les différentes époques de sa vie passée, concevrait aussi le présent de son existence dans toute sa vérité, et saurait pressentir jusqu’à un certain point la carrière qu’il a à parcourir dans l’avenir. De cette manière, chez tous les peuples, se trouverait constituée une véritable conscience nationale qui se composerait d’un certain nombre d’idées positives, de vérités évidentes déduites de leurs souvenirs, de convictions profondes dominant plus ou moins tous les esprits et les poussant tous vers une même fin. Pour lors les nationalités, qui n’ont fait jusqu’à cette heure que diviser les hommes, dépouillées de leurs aveuglements et de leurs intérêts passionnés, se combineraient les unes avec les autres pour produire un résultat harmonique et universel, et l’on verrait peut-être les peuples se tendre la main dans le sentiment vrai de l’intérêt général de l’humanité, qui ne serait plus que l’intérêt bien compris de chaque peuple.

Je sais que cette fusion des intelligences est promise par nos sages à la philosophie et au progrès des lumières en général. Mais si l’on réfléchit que les peuples, quoique des êtres composés, sont en effet des êtres moraux comme les individus, que par conséquent une même loi préside à la vie intellectuelle des uns et des autres, on trouvera, je crois, que l’activité des grandes familles humaines dépend nécessairement de ce sentiment personnel qui fait qu’elles se conçoivent comme séparées du reste du genre humain, comme ayant une existence propre et un intérêt individuel ; que ce sentiment est un élément nécessaire de l’intelligence universelle, et constitue pour ainsi dire le moi de l’être humain collectif ; que, dans nos espérances de futures félicités et de perfections indéfinies, on ne saurait donc abstraire les grandes personnalités humaines pas plus que les autres moindres dont elles se composent, et qu’il faut par conséquent les accepter absolument comme des principes et des moyens donnés pour arriver à un état plus parfait.

L’avenir cosmopolitique de la philosophie n’est donc qu’une chimère. Il faut d’abord s’occuper à rédiger une morale domestique des peuples différente de leur morale politique ; il faut que les peuples apprennent d’abord à se connaître et à s’apprécier tout comme les individus ; qu’ils sachent leurs vices et leurs vertus ; qu’ils apprennent à se repentir des fautes qu’ils ont commises, à réparer le mal qu’ils ont fait, ou à persister dans le bien dont ils suivent la voie. Voilà, selon nous, les conditions premières d’une véritable perfectibilité pour les masses tout comme pour les individus : c’est en se repliant sur leurs existences écoulées que les uns et les autres apprendront à remplir leurs destinées ; c’est dans la compréhension claire de leur passé qu’ils trouveront la puissance d’agir sur leur avenir.

Vous voyez que la critique historique ne serait plus ainsi réduite à satisfaire seulement une vaine curiosité, mais qu’elle se trouverait être la plus auguste des magistratures. Elle exercerait une justice implacable sur les illustrations et les grandeurs de tous les âges ; elle scruterait scrupuleusement toutes les renommées, toutes les gloires ; elle ferait raison de tout fantôme, de tout prestige historique ; elle ne s’occuperait plus qu’à détruire les fausses images dont la mémoire des hommes est encombrée, afin que, le passé s’offrant à la raison dans son jour véritable, elle puisse en déduire quelques conséquences certaines relativement au présent, et porter ses regards avec assurance dans les espaces infinis qui se déroulent devant elle.

Je crois qu’une immense gloire, la gloire de la Grèce, s’évanouirait presque tout entière ; je crois qu’un jour viendra où la pensée morale ne s’arrêtera plus que pénétrée d’une sainte tristesse sur cette terre de déception et d’illusion, d’où le génie de l’imposture a versé si longtemps sur le reste de la terre la séduction et le mensonge ; on ne verrait plus alors l’âme pure d’un Fénelon se nourrir mollement des imaginations voluptueuses enfantées par la plus effrayante dépravation où l’être humain soit jamais tombé, et de puissantes intelligences[9] se laisser envahir par les inspirations sensuelles de Platon ; mais au contraire, les vieilles pensées presque oubliées des esprits religieux, de quelques-uns de ces forts penseurs, véritables héros de la pensée, qui, à l’aurore de la société nouvelle, traçaient d’une main la voie qu’elle devait parcourir, tandis qu’ils se débattaient de l’autre contre le monstre agonisant du polythéisme et les prodigieuses conceptions de ces sages, à qui Dieu avait commis la conservation des premières paroles proférées par lui en présence de la créature, trouveront alors des applications aussi admirables qu’inattendues. Et comme vraisemblablement, dans les visions singulières de l’avenir, dont quelques esprits privilégiés avaient été favorisés, on verra surtout alors l’expression de la connaissance intime de la liaison absolue des temps, on trouvera que ces prédictions dans le fait ne se rapportent à aucune époque déterminée, mais que ce sont des instructions qui regardent indifféremment tous les temps, et bien plus qu’on n’a en quelque sorte qu’à regarder autour de soi pour voir leur perpétuel accomplissement s’opérer dans les phases successives de la société, comme des manifestations journalières et lumineuses de la loi éternelle du monde moral, de sorte que le fait de la prophétie se trouvera être alors aussi sensible que le fait même des événements qui nous emportent[10].

Enfin, voici la plus importante leçon que dicterait selon nous l’histoire ainsi conçue, et dans notre système, cette leçon, en nous faisant comprendre la vie universelle de l’être intelligent qui seul donne le mot de l’énigme humaine, résume toute la philosophie des temps. Au lieu de se complaire dans le système insensé de la perfectibilité mécanique de notre nature, si manifestement démentie par l’expérience de tous les âges, on saurait qu’abandonné à lui-même, l’homme n’a jamais marché au contraire que dans la voie d’une dégradation indéfinie, et que s’il y a eu de temps à autre des époques de progrès chez tous les peuples, des moments de lucidité dans la vie universelle de l’homme, des élans sublimes de sa raison, des efforts prodigieux de sa nature, ce que l’on ne saurait nier, rien ne démontre un avancement permanent et continu de la société en général, et que ce n’est réellement que dans celle dont nous sommes les membres, et qui n’a point été faite de mains d’hommes, qu’on aperçoit un véritable mouvement ascendant, un principe réel de progression continue comme de durée. Nous avons, sans doute, recueilli ce que l’esprit des anciens avait trouvé avant nous, nous en avons fait notre profit, et nous avons ainsi refermé l’anneau de la grande chaîne des temps brisé par la barbarie ; mais il ne s’ensuit nullement que les peuples seraient arrivés à l’état où ils se trouvent aujourd’hui sans le phénomène historique, parfaitement isolé de tout antécédent, parfaitement en dehors de la génération naturelle des idées humaines dans la société, et de tout enchaînement nécessaire des choses, qui sépare le monde ancien du monde nouveau.

Si alors, Madame, l’œil de l’homme sage se retourne vers le passé, le monde, au moment où une puissance surnaturelle lui imprima une direction toute nouvelle, se retracera à son imagination dans sa couleur véritable, corrompu, sanglant, menteur. Il reconnaîtra que ce progrès des peuples et des générations qu’il a tant admiré ne les avait conduits en effet qu’à un abrutissement infiniment au-dessous de celui des peuples que nous appelons sauvages ; et ce qui fait bien voir combien les civilisations de l’ancien monde étaient imparfaites, il trouverait sans doute qu’il n’y avait non plus nul principe de durée, de permanence en elles. Sagesse profonde de l’Égypte, grâces charmantes de l’Ionie, vertus austères de Rome, éclat éblouissant d’Alexandrie, qu’êtes-vous devenus ? se dira-t-il. Comment, brillantes civilisations, vieilles de tout l’âge du monde, bercées par toutes les puissances de la terre, associées à toutes les gloires, à toutes les grandeurs, à toutes les dominations du monde, et enfin au pouvoir le plus énorme qui jamais pesa sur la terre[11], à la souveraineté universelle, comment avez-vous pu être anéanties ? À quoi donc tendaient tout ce travail des siècles, tous ces efforts superbes de la nature intelligente, si des peuples nouveaux, venus de je ne sais où, qui n’y avaient participé en aucune façon, devaient un jour détruire tout cela, renverser ce magnifique édifice, et faire passer la charrue sur ses ruines ? L’homme n’avait-il donc édifié que pour voir un jour tout l’ouvrage de ses mains réduit en poussière ? N’avait-il tant accumulé que pour tout perdre en un seul jour ? Ne s’était-il élevé si haut que pour descendre plus bas ?

Mais ne vous y trompez pas, Madame, ce ne sont pas les barbares qui détruisirent le monde ancien. C’était un cadavre pourri ; ils n’ont fait que jeter sa poussière au vent. Ces mêmes barbares n’avaient-ils pas attaqué avant cela les sociétés anciennes sans pouvoir seulement les entamer ? La vérité est que le principe de vie qui avait fait subsister jusque-là la société humaine était épuisé ; que l’intérêt matériel, ou, si l’on veut, l’intérêt réel, qui avait seul déterminé jusque-là le mouvement social, avait pour ainsi dire rempli sa tâche et consommé l’instruction préliminaire du genre humain ; que l’esprit humain, tout désireux qu’il soit de sortir de sa sphère terrestre, ne peut s’élever que de moment en moment aux régions supérieures où réside le véritable principe de l’être social, et qu’il ne saurait par conséquent donner à la société sa forme définitive.

On a trop longtemps été habitué à ne voir dans le monde que des États séparés ; c’est là ce qui fait que l’immense supériorité de la société nouvelle sur l’ancienne n’a pas encore été convenablement appréciée. On ne songeait pas que, pendant une suite de siècles, cette société avait formé un véritable système fédéral, et que ce système n’a été dissous que par la réformation ; que les peuples de l’Europe ne se considéraient antérieurement à ce déplorable événement que comme faisant un seul corps social géographiquement divisé en différents États, mais n’en faisant qu’un seul au point de vue moral ; qu’il n’y eut longtemps parmi eux d’autre droit public que les décrets de l’Église ; que les guerres étaient alors regardées comme des guerres intestines ; enfin qu’un seul et unique intérêt animait tout cet univers, qu’une seule tendance le mettait en mouvement. L’histoire du moyen âge est, littéralement parlant, l’histoire d’un seul peuple, du peuple chrétien. Le mouvement de la pensée morale en fait tout le fond ; les événements purement politiques n’y occupent que le second plan, et ce qui le démontre surtout, ce sont précisément ces guerres d’opinions dont la philosophie du siècle passé avait une si grande horreur. Voltaire remarque fort bien que l’opinion n’a causé de guerres que chez les chrétiens ; mais il ne fallait pas s’en tenir là, il fallait remonter à la cause de ce fait unique. Il est clair que le règne de la pensée ne pouvait pas s’établir autrement dans le monde, qu’en donnant au principe même de la pensée toute sa réalité. Et si aujourd’hui l’apparence des choses a changé, c’est là le résultat du schisme qui, en brisant l’unité de la pensée, a brisé aussi l’unité de la société ; mais le fond est encore le même, sans aucun doute, et l’Europe est encore la chrétienté, quoi qu’elle fasse et quoi qu’elle dise. Sans doute elle ne reviendra plus à l’état où elle s’était trouvée à son âge de jeunesse et de croissance, mais on ne saurait douter aussi qu’un jour, les lignes qui séparent les peuples chrétiens ne s’effacent derechef, et que sous une forme nouvelle, le principe primitif de la société moderne ne vienne à se produire encore une fois avec plus d’énergie que jamais. Pour le chrétien, c’est chose de foi ; il ne lui est pas plus permis de douter de cet avenir que du passé sur lequel se fondent ses croyances ; mais pour tout esprit sérieux c’est une chose démontrée. Qui sait même si ce jour n’est pas plus proche qu’on ne le croirait ? Il y a un prodigieux travail religieux aujourd’hui au fond des esprits, il y a des mouvements de retour dans la marche de la science, puissance suprême du siècle, je ne sais quoi de solennel et de recueilli dans les âmes ; qui sait si ce ne sont point là les précurseurs de quelques grands phénomènes sociaux qui doivent déterminer dans la nature intelligente quelque mouvement universel, qui ferait remplacer par des certitudes de la raison commune ce qui n’est aujourd’hui que croyances de la foi ? Grâce à Dieu, la réformation n’a pas tout détruit ; grâce à Dieu, la société était tout édifiée déjà pour l’éternité, lorsque le fléau s’abattit sur le monde chrétien.

C’est donc dans cette grande société qui forme la famille européenne, qu’il faut étudier le véritable caractère de la société nouvelle, et non dans tel ou tel pays particulier ; c’est en elle que se trouve le véritable élément de stabilité et de progrès qui distingue le monde nouveau du monde ancien ; c’est elle qui contient toutes les grandes lumières de l’histoire. Nous voyons, par exemple, que, malgré toutes les révolutions que la société nouvelle a subies, non-seulement elle n’a rien perdu de sa vitalité, mais que tous les jours elle croît en forces, que tous les jours de nouvelles puissances se produisent en elle. Nous voyons, par exemple, que les Arabes, les Tartares, les Turcs, non-seulement n’ont pu l’anéantir, mais qu’ils n’ont fait au contraire que la consolider. Il faut remarquer que les deux premiers de ces peuples l’avaient assaillie antérieurement à l’invention de la poudre à canon ; que par conséquent ce ne sont point les armes à feu qui l’ont préservée de la destruction, et que l’un d’eux envahissait en même temps les deux sociétés de l’ancien monde qui survivent encore[12].

On aime à attribuer la chute de l’empire romain à la perte des mœurs et au despotisme qui en est résulté. Il ne s’agit point seulement de Rome dans cette révolution universelle ; ce n’est point Rome qui a péri, c’est la civilisation tout entière. L’Égypte des Pharaons, la Grèce de Périclès, la seconde Égypte des Lagides, et toute la Grèce d’Alexandre, qui s’étendait par delà l’Indus, enfin le judaïsme lui-même, depuis qu’il s’était hellénisé, tout cela s’était fondu dans la masse romaine et ne faisait plus qu’une seule société, qui représentait toutes les générations antérieures depuis l’origine des choses, qui contenait tout ce qu’il y a eu de forces morales et intellectuelles développées jusque-là dans la nature humaine. Ce n’est donc point un empire, c’est la société humaine qui a été anéantie et qui a recommencé de ce jour. Depuis que le globe a été comme entouré par l’Europe, qu’un nouveau monde sorti de l’Océan a été reconstruit par elle, que le reste des populations humaines lui sont devenues tellement assujetties qu’elles n’existent plus en quelque sorte que sous son bon plaisir, il est facile de comprendre ce qui se passait sur la terre, alors que s’abattait le vieil édifice et que le nouveau s’élevait miraculeusement à sa place : c’était l’élément moral de la nature qui recevait une nouvelle loi, une nouvelle organisation. Les matériaux de l’ancien monde ont sans doute servi à l’édification du nouveau, car la raison suprême ne saurait détruire l’œuvre de ses propres mains, et il fallait nécessairement que la base matérielle de l’ordre moral restât toujours la même ; d’autres matériaux humains, tout nouveaux, tirés d’une carrière que la civilisation ancienne n’avait pas exploitée, furent fournis par la Providence ; les capacités vigoureuses et concentrées du Nord se sont combinées avec les puissances expansives du Midi et de l’Orient : on dirait que tout ce qu’il y avait de forces intellectuelles répandues sur la terre est venu se produire et se confondre en ce jour pour enfanter des générations d’idées, dont les éléments avaient été jusque-là ensevelis dans les profondeurs les plus mystérieuses du cœur humain. Mais ni le plan de l’édifice, ni le ciment qui a lié ces divers matériaux, n’étaient œuvre humaine ; c’est la pensée de vérité qui a tout fait. Voilà ce qu’il nous importe de concevoir, et voilà le fait immense que le raisonnement purement historique, en s’entourant de tous les ressorts humains qu’il trouve dans cette époque, ne saurait jamais faire concevoir de manière à satisfaire l’esprit. Voilà le pivot sur lequel tourne la sphère entière de l’histoire, et ce qui explique parfaitement tout le phénomène de l’éducation du genre humain. Rien que la grandeur de l’événement, sa liaison intime, nécessaire, avec ce qui l’a précédé et suivi, certes, suffiraient pour le placer hors du cours ordinaire du fait humain, qui ne saurait jamais être dénué d’un certain arbitraire et de quelque chose de volontaire ; mais l’effet immédiat de cet événement sur l’intelligence, les forces nouvelles dont il l’a tout à coup enrichie, les besoins nouveaux qu’il lui a tout à coup créés, et au-dessus de tout cela ce nivellement admirable des esprits, opéré par celui qui fait que l’homme est devenu désireux de la vérité et apte à la connaître, dans quelque condition qu’il se trouve placé d’ailleurs ; voilà ce qui rend ce moment de l’histoire tout empreint d’un caractère surprenant de providence et de raison suprême. Aussi, voyez si depuis, la raison humaine, malgré ses fréquents retours vers les choses qui ne sont plus, qui ne doivent et qui ne peuvent plus être, ne s’est point toujours rattachée dans le fond à ce moment ? Voyez si la conscience de la raison prédominante ne se trouve pas aujourd’hui tout entière dans l’ordre moral nouveau, et si cette portion de l’intelligence universelle qui entraîne tout le reste de sa masse, ne date pas bien réellement du premier jour de notre ère ? Je ne sais ; peut-être la ligne qui nous sépare du monde ancien n’est-elle pas visible à tous les yeux, mais certainement elle est bien sensible à tout esprit, instruit par le sentiment moral, à concevoir quelque peu ce qui divise les éléments de la nature intelligente et ce qui les unit. Il viendra un temps, croyez-moi, où l’espèce de retour vers le paganisme effectué au quinzième siècle, et qu’on a appelé fort improprement la renaissance des lettres, ne se conservera plus dans la mémoire des peuples modernes, que de la même manière que se conserve dans la pensée d’un homme revenu au bien, le souvenir de quelque fol et coupable enivrement de sa jeunesse.

Remarquons aussi, je vous prie, que par une espèce d’illusion d’optique, on se figure l’antiquité comme une succession d’âges sans fin, tandis que la période moderne semble n’avoir commencé que d’hier. Or, l’histoire du monde ancien, en remontant par exemple jusqu’à l’établissement des Pélasges en Grèce, n’embrasse qu’un espace de temps ne surpassant que d’un siècle tout au plus la durée de notre ère ; mais les temps historiques n’ont pas même cette étendue-là. Eh bien, dans ce court espace de temps, que de sociétés ont péri dans l’ancien monde, tandis que dans l’histoire des peuples modernes, vous ne voyez que les limites géographiques des États se déplacer, tandis que la société même et les peuples restent intacts ! Je n’ai pas besoin de vous dire que des faits tels que l’expulsion des Maures en Espagne, la destruction des populations américaines, l’anéantissement des Tartares en Russie, ne font qu’appuyer notre raisonnement. C’est ainsi que la chute de l’empire ottoman, par exemple, qui déjà retentit à nos oreilles, va encore offrir le spectacle d’une de ces grandes catastrophes que les peuples chrétiens ne sont pas destinés à jamais éprouver ; ensuite viendra le tour des autres peuples non chrétiens, qui touchent aux extrémités les plus reculées de notre système. Tel est le cercle de l’action toute-puissante de la vérité ; tantôt refoulant les populations, tantôt les embrassant dans sa circonférence, il s’élargit incessamment et nous approche des temps annoncés.

C’est une chose admirable, il faut l’avouer, que l’indifférence avec laquelle on a longtemps envisagé la civilisation moderne. Vous voyez pourtant que si l’on arrive à la bien concevoir, on vient à résoudre en même temps tout le problème social. C’est pour cela que dans les considérations les plus vastes et les plus générales de la philosophie de l’histoire, il faut revenir, bon gré, mal gré, sur cette civilisation. En effet, ne renferme-t-elle pas le produit de tous les âges écoulés, et les âges à venir seront-ils autre chose que le produit de cette civilisation ? Or l’être moral n’est rien que l’être fait par les temps et que les temps doivent achever. Jamais la masse des idées répandues sur la surface du monde ne s’est trouvée aussi concentrée que dans la société actuelle ; jamais, dans aucun temps de la vie générale de l’être humain, une seule pensée n’a si bien embrassé l’activité tout entière de sa nature comme au jour où nous sommes. Nous sommes d’abord positivement les héritiers de tout ce qui a été jamais dit ou fait par les hommes ; il n’y a pas ensuite un seul point sur la terre qui soit soustrait à l’influence de nos idées ; enfin il n’y a plus dans l’univers entier qu’une seule puissance intellectuelle ; ainsi toutes les questions fondamentales de la philosophie morale sont nécessairement comprises dans la seule question de la civilisation moderne. Mais lorsqu’on a proféré les grands mots de perfectibilité humaine, de progrès de l’esprit humain, on croit avoir tout dit, tout expliqué : on dirait que l’homme n’a fait de tout temps que marcher en avant, sans jamais s’arrêter, sans jamais reculer ; que dans le mouvement de la nature intelligente, il n’y a jamais eu ni de temps d’arrêt ni retour, rien que développement et progrès. S’il en était ainsi, pourquoi ces peuples, dont je vous parlais tout à l’heure, ne bougent-ils plus depuis que nous les connaissons ? Pourquoi les nations de l’Asie sont-elles devenues stationnaires ? Pour arriver à l’état où elles se trouvent aujourd’hui, il leur a bien fallu faire comme nous, chercher, inventer, découvrir. D’où vient donc qu’arrivées à un certain point, elles se sont arrêtées, et n’ont su depuis rien imaginer de nouveau[13] ? La réponse est toute simple ; c’est que le progrès de la nature humaine n’est nullement indéfini, comme on se l’imagine ; il y a une limite qu’il ne dépasse jamais. Voilà pourquoi les civilisations de l’ancien monde n’ont pas marché toujours. Voilà pourquoi l’Égypte, depuis qu’Hérodote l’avait visitée, n’avait plus fait de progrès jusqu’au temps de la domination grecque ; voilà pourquoi le monde romain, si beau, si brillant, où tout ce qu’il y avait de lumières répandues depuis les colonnes d’Hercule jusqu’au Gange, était venu se fondre, était arrivé, au moment où une idée nouvelle vint illuminer l’esprit humain, à cet état d’immobilité qui termine nécessairement tout progrès purement humain. Pour peu qu’on réfléchisse sur ce moment si fécond en résultats, sans superstition classique, on verra qu’outre l’excessive dépravation des mœurs de cette époque, outre la perte de tout sentiment de vertu, de liberté, d’amour de la patrie, outre une véritable décadence dans quelques-unes des branches des connaissances humaines, il y avait encore une stagnation complète dans toutes les autres, et que les esprits étaient arrivés à ne pouvoir plus marcher que dans un certain cercle étroit, d’où ils ne sortaient que pour se précipiter dans un dérèglement stupide. La vérité est que l’intérêt matériel satisfait, l’homme n’avance plus : heureux s’il ne recule point ! Il ne faut pas s’y tromper, en Grèce tout comme dans l’Hindoustan, à Rome tout comme au Japon, tout le travail de l’esprit, quelque prodigieux qu’il ait pu être ou qu’il soit encore, n’a jamais tendu et ne tend qu’à une même chose : poésie, philosophie, art, tout cela n’y a été ou n’y est encore destiné qu’à satisfaire l’être physique. Ce qu’il y a de plus exalté dans les doctrines et dans les habitudes intellectuelles de l’Orient, bien loin de contredire ce fait général, le confirme au contraire ; car qui ne voit que tous ces débordements désordonnés de la pensée que nous y trouvons, n’y proviennent que des illusions et des prestiges de l’homme matériel ? Seulement, il ne faut pas croire que cet intérêt terrestre, mobile éternel de toute activité humaine, soit borné aux seuls appétits des sens. C’est tout simplement le besoin général de bien-être qui se manifeste de toutes sortes de manières selon l’état plus ou moins avancé de la société, selon différentes causes locales, sous les formes les plus variées, mais qui jamais pourtant ne s’élève jusqu’au besoin de l’être purement moral. Il n’y a que la société chrétienne qui soit animée véritablement par l’intérêt de la pensée, et c’est là précisément ce qui constitue la perfectibilité des peuples modernes, où se trouve le mystère de leur civilisation. De quelque manière que l’autre intérêt s’y produise, vous trouverez qu’il y est toujours subordonné à cette force puissante, qui s’y empare de toutes les facultés de l’âme, qui y met à contribution toutes les capacités de la raison et du sentiment, et qui ne laisse rien dans l’homme sans le faire servir à l’accomplissement de sa destinée. Cet intérêt-là, assurément, ne saurait être jamais satisfait : il est par sa nature infini. Il faut donc que les peuples chrétiens avancent toujours. Et, bien que la fin vers laquelle ils tendent, n’ait rien de commun avec l’autre bien-être, le seul que les peuples non chrétiens peuvent se proposer, ils le trouvent sur leur route et en font leur profit ; les jouissances de la vie que les autres peuples recherchent uniquement, ils les obtiennent aussi, selon cette parole du Sauveur : Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît[14]. L’énorme déploiement de toutes les puissances intellectuelles que suscite l’esprit qui les domine, les comble ainsi de tous les biens temporels aussi bien que des spirituels. On ne saurait douter d’ailleurs, qu’il n’y aura jamais parmi nous, ni immobilité chinoise, ni décadence grecque ; un anéantissement total de notre civilisation est encore moins imaginable. On n’a qu’à regarder autour de soi pour s’en convaincre. Il faudrait que le globe entier fût bouleversé de fond en comble, qu’une seconde révolution, semblable à celle qui lui a donné sa forme présente, se répétât, pour que la civilisation actuelle fût détruite. À moins d’un second cataclysme universel, on ne saurait se figurer une destruction totale de nos lumières. Que l’un des deux hémisphères, par exemple, s’engloutisse tout entier, ce qui restera de notre civilisation dans l’autre suffira pour renouveler l’esprit humain. Jamais, non, jamais la pensée qui doit conquérir l’univers ne s’arrêtera ni ne périra, à moins qu’un décret particulier de Celui qui l’a établie dans l’âme humaine, ne vienne à la frapper d’en haut. Ce résultat philosophique de la méditation de l’histoire, est plus positif, plus évident et plus instructif, si je ne me trompe, que tous ceux que l’histoire banale tire à sa manière du tableau des siècles, en mettant à contribution, sol, climats, races d’hommes, etc., et surtout la théorie de sa perfectibilité nécessaire.

Il faut avouer pourtant que si l’influence du christianisme sur la société, sur le développement de l’esprit humain et sur la civilisation moderne, n’est point encore suffisamment appréciée, la faute en est en grande partie aux protestants. Vous savez qu’ils ne voient que du papisme dans les quinze siècles qui ont précédé la réformation, ou du moins depuis que le christianisme primitif a été, selon eux, anéanti ; ils ne se trouvent donc pas intéressés à suivre sa marche à travers le moyen âge ; c’est pour eux un vide dans le temps : comment donc concevraient-ils l’éducation des peuples modernes ? Rien n’a tant servi à défigurer le tableau de l’histoire moderne que le préjugé du protestantisme. C’est lui qui s’est tant plu à exagérer l’importance de la renaissance des lettres, qui, à proprement parler, n’a jamais existé, puisque jamais les lettres n’avaient été totalement perdues ; c’est lui qui a imaginé une foule de causes diverses de progrès, qui dans le fond n’ont agi que d’une manière fort secondaire ou qui ne dérivent que de la cause principale. Heureusement, une philosophie moins partiale, plus haute en ses vues, par un retour sur le temps passé, est venue de nos jours rectifier nos idées sur cette intéressante période. Grâce à elle, tant de choses nouvelles se sont tout à coup révélées, que la malveillance la plus obstinée ne saurait plus résister à ces lumières, et il nous sera permis, je crois, de dire que s’il entre dans le plan de la Providence que les hommes soient éclairés par cette voie, le moment n’est pas éloigné où une grande lumière va jaillir de l’obscurité qui couvre encore en partie l’histoire de la société moderne[15].

Nous ne saurions ne pas revenir encore une fois sur cet entêtement des protestants à ne plus retrouver de christianisme dès le second, ou tout au plus dès le troisième siècle. À les en croire, il n’en est resté depuis ce temps, que tout juste ce qu’il fallait pour qu’il ne fût pas entièrement détruit ; la superstition ou l’ignorance de ces onze ou douze siècles leur semblent telles, qu’ils n’y voient qu’une idolâtrie plus déplorable encore que celle des peuples païens ; à les en croire, s’il n’y avait pas eu de Vaudois, le fil de la tradition sacrée aurait été rompu entièrement, et si Luther n’était survenu, quelques jours encore, et c’en était fait de la religion du Christ. Or, je vous le demande, comment reconnaître le cachet divin dans cette doctrine sans force, sans perpétuité, sans vie, qu’ils font du christianisme, dans cette doctrine passagère et menteuse, qui, au lieu de régénérer le genre humain et de le pénétrer d’une vie nouvelle comme elle l’avait promis, n’a paru un moment sur la terre que pour s’éteindre, n’était née que pour mourir aussitôt ou pour ne servir que d’instrument aux passions des hommes ? Le sort de l’Église n’a donc tenu qu’à l’envie qu’eut Léon X d’achever la basilique de Saint-Pierre ? Qu’il n’eût pas fait vendre des indulgences en Allemagne à cet effet, et à l’heure qu’il est, à peine y aurait-il vestige de christianisme. Je ne sais s’il y a quelque chose qui fasse mieux voir le vice radical de la réformation que cette manière étroite et mesquine d’envisager la religion révélée. N’est-ce pas contredire le propre dire de Jésus-Christ et toute la pensée de sa religion ? Si sa parole doit durer plus longtemps que le ciel et la terre, et lui-même être incessamment au milieu de nous, comment donc le temple édifié par ses mains avait-il pu être au moment de crouler ? Et comment, pendant un aussi long temps, avait-il pu rester vide, comme une maison abandonnée prête à tomber en ruine ?

Il faut pourtant l’avouer, ils ont été conséquents. S’ils ont mis d’abord toute l’Europe en feu, s’ils ont ensuite rompu les liens qui unissaient les peuples chrétiens et en faisaient une seule famille, c’est que le christianisme était sur le point de périr. En effet, ne fallait-il pas tout immoler pour le sauver ? Mais voici le fait : rien ne démontre mieux la divinité de notre religion que son action perpétuelle sur l’esprit humain, action qui, pour s’être modifiée selon les temps, pour s’être combinée avec les différents besoins des peuples et des siècles, ne s’est jamais ralentie, bien loin de cesser totalement. C’est ce spectacle de sa souveraine puissance, constamment agissante au milieu des obstacles infinis que ne cessaient de lui susciter et le vice de notre nature et le funeste héritage du paganisme, qui satisfait le mieux la raison à son égard.

Que signifie donc cette assertion que l’Église catholique avait dégénéré de la primitive Église ? Les Pères, dès le troisième siècle, ne déploraient-ils pas la corruption des chrétiens ? Et toujours, dans chaque siècle, à chaque concile, les mêmes plaintes n’avaient-elles pas été répétées ? Toujours la piété véritable n’a-t-elle pas élevé sa voix contre les abus et les vices du clergé, et quand il y avait lieu, contre les usurpations du pouvoir hiérarchique ? Rien n’est plus admirable que les lumières brillantes qui s’élançaient de temps à autre du sein de la nuit sombre qui couvrait le monde ; tantôt c’étaient des exemples des plus sublimes vertus, tantôt des effets merveilleux de la foi sur l’esprit des peuples et des individus ; l’Église recueillait tout cela et en faisait sa force et sa richesse ; ainsi s’édifiait la fabrique éternelle, de la manière qui pouvait le mieux lui donner sa forme nécessaire. La pureté primitive du christianisme ne pouvait naturellement se conserver toujours, il fallait qu’il traversât toutes les phases de corruption, qu’il portât toutes les empreintes que la liberté de la raison humaine dut lui imprimer. De plus, la perfection de l’Église apostolique était celle d’une communauté peu nombreuse, perdue dans la grande communauté païenne ; elle ne saurait donc être celle de la société universelle du genre humain. L’âge d’or de l’Église, on le sait, était celui de ses plus grandes souffrances, celui où s’opérait encore l’œuvre de douleur qui devait fonder l’ordre nouveau, où encore ruisselait le sang du Sauveur ; il est absurde de rêver le retour d’un état de choses qui ne résultait que des immenses misères qui accablaient les premiers chrétiens.

Or, voulez-vous savoir ce qu’a fait cette réformation qui se vante d’avoir retrouvé le christianisme ? Vous voyez que c’est une des plus grandes questions que l’histoire puisse se faire. Elle a replacé le monde dans la désunité du paganisme ; elle a de nouveau rétabli les grandes individualités morales, l’isolement des âmes et des esprits que le Sauveur était venu détruire. Si elle a accéléré le mouvement de l’esprit humain, elle a aussi enlevé à la conscience de l’être intelligent la féconde et sublime idée d’universalité ! Le fait propre de tout schisme dans le monde chrétien est de rompre cette mystérieuse unité, dans laquelle est comprise toute la divine pensée du christianisme et toute sa puissance. C’est pour cela que l’Église catholique jamais ne transigera avec les communions séparées. Malheur à elle et malheur au christianisme, si le fait de la division est jamais reconnu par l’autorité légitime ! Tout ne serait bientôt derechef que chaos des idées humaines, mensonge, ruine et poussière. Il n’y a que la fixité visible, pour ainsi dire palpable, de la vérité, qui puisse conserver le règne de l’esprit sur la terre ; ce n’est qu’en se réalisant dans les formes données de la nature humaine, que l’empire de la pensée trouve permanence et durée. Et puis, que devient le sacrement de la communion, cette merveilleuse découverte de la raison chrétienne, qui, s’il est permis de s’exprimer ainsi, matérialise les âmes afin de les mieux unir, si l’on ne veut pas d’union visible, si l’on se contente d’une communauté interne d’opinions, sans réalité extérieure ? À quoi bon s’unir au Sauveur, si l’on est séparé les uns des autres ? Que le féroce Calvin, l’assassin de Servet, que le spadassin Zwingli, que le tyran Henri VIII avec son hypocrite Cranmer aient méconnu les puissances d’amour et d’union que contient le grand sacrement, je ne m’en étonne pas ; mais que des esprits profonds et véritablement religieux de l’Église luthérienne, où cette spoliation de l’Eucharistie n’est pas dogmatique, et que son fondateur avait combattue avec tant d’ardeur, puissent se méprendre si étrangement sur son esprit et qu’ils s’abandonnent à la pensée morte du calvinisme, c’est ce qui ne se conçoit pas. Il faut convenir qu’il y a un goût étrange de ruine dans toutes les églises protestantes ; on dirait qu’elles n’aspirent qu’à s’anéantir, qu’elles ne veulent rien de ce qui pourrait les faire trop durer. Est-ce donc là la doctrine de Celui qui est venu apporter la vie sur la terre et qui a vaincu la mort ? Sommes-nous donc déjà au ciel, que nous puissions impunément rejeter les conditions de l’économie actuelle ? Et cette économie est-elle autre chose que la combinaison des pures pensées de l’être intelligent avec les nécessités de son existence ? Or, la première de ces nécessités, c’est la société, le contact des esprits, la fusion des idées et des sentiments ; ce n’est qu’en y satisfaisant que la vérité devient vivante, que de la région de la spéculation elle descend dans celle du réel ; que de pensée elle devient fait, qu’elle obtient enfin le caractère d’une force de la nature, et que son action devient aussi certaine que celle de toute autre puissance naturelle. Mais comment tout cela se ferait-il dans une société idéale qui n’aurait d’existence que dans des vœux et dans des imaginations ? Voilà ce qu’est l’Église invisible des protestants : invisible en effet comme le néant.

Le jour où toutes les communions chrétiennes se réuniront, sera celui où les Églises schismatiques se décideront à reconnaître en esprit de pénitence et d’humilité, dans le sac et sous la cendre, qu’en se séparant de l’Église mère elles ont repoussé loin d’elles l’effet de cette prière du Sauveur : Père saint, garde-les en ton nom, ceux que tu m’as donnés, afin qu’ils soient un comme nous sommes un[16].

Que la papauté soit, comme on le voudrait, d’institution humaine, si les choses de cette proportion se faisaient de main d’homme, je le veux bien, mais elle dérive essentiellement de l’esprit du christianisme ; signe visible d’unité, et puisqu’il y a eu division, de plus signe de réunion. À ce titre, comment ne pas lui déférer supériorité sur toutes les sociétés chrétiennes ? Mais qui n’admirera ses singulières destinées ? Malgré toutes ses vicissitudes et tous ses désastres, malgré ses propres fautes, malgré tous les assauts de l’incrédulité, malgré son triomphe même, la voilà debout, plus ferme que jamais ! Dépouillée de son éclat humain, elle n’en est que plus forte, et cette indifférence où l’on est à son égard ne fait que l’affermir encore plus et que mieux garantir sa durée. Autrefois c’était la vénération du monde chrétien qui la faisait subsister, un certain instinct des nations qui leur faisait voir en elle la cause de leur salut temporel aussi bien que de l’éternel ; maintenant c’est son humble attitude au milieu des puissances de la terre. Mais toujours elle remplit parfaitement sa destination, elle centralise les pensées chrétiennes, les attire les unes vers les autres, rappelle à ceux mêmes qui ont renié l’unité, ce principe suprême de leur foi, et toujours, par ce caractère de vocation céleste dont elle est empreinte, plane majestueusement au-dessus du monde des intérêts matériels. Quelque peu que l’on ait l’air de s’en occuper aujourd’hui, que tout à coup elle vienne par impossible à disparaître de dessus la terre, vous verrez l’égarement où tomberont toutes les communautés religieuses, quand ce monument vivant de l’histoire de la grande communauté ne sera plus en leur présence. Cette unité visible, dont elles font si peu de cas maintenant, on voudra la retrouver partout, mais nulle part elle ne se montrera ; et chose certaine, la précieuse conscience de son avenir qui remplit maintenant la raison chrétienne, et qui lui donne cette vie supérieure qui la distingue de la raison commune, se dissipera pour lors nécessairement comme ces espérances que l’on a fondées sur le souvenir d’une existence active ; on les perd du moment que toute cette activité se trouve être sans résultat, et que pour lors la mémoire même de notre passé nous échappe inutile.

 

LETTRE TROISIÈME.

Madame,

Plus vous réfléchirez sur ce que je vous disais l’autre jour, plus vous trouverez que tout cela avait déjà été dit cent fois par des hommes de tous les partis et de toutes les opinions, et que seulement nous y mettons un intérêt que l’on n’y avait pas mis encore. Je ne doute pas cependant que si ces lettres venaient par hasard à voir le jour, l’on ne criât au paradoxe. Quand on appuie avec un certain degré de conviction sur les idées même les plus communes, toujours on les voit prendre pour des nouveautés singulières. Pour moi, je pense que l’âge du paradoxe et des systèmes sans base réelle, est si bien passé, que l’on ne saurait plus sans stupidité tomber dans ces vieux travers de l’esprit humain. Il est certain que si la raison humaine n’est aujourd’hui ni aussi vaste, ni aussi haute, ni aussi féconde qu’aux grands siècles d’inspiration et d’invention, elle est infiniment plus sévère, plus sobre, plus rigoureuse, plus méthodique, plus juste enfin qu’elle ne le fut jamais ; et j’ajouterai, et cela avec un sentiment de véritable bonheur, qu’elle est encore depuis quelque temps plus impersonnelle que jamais, ce qui est la plus sûre garantie contre la témérité des opinions particulières.

Si nous sommes arrivé, en méditant sur les souvenirs humains, à quelques aperçus qui nous sont propres et qui ne s’accordent pas avec le préjugé, c’est que nous croyons qu’il est temps de prendre son parti franchement à l’égard de l’histoire, comme on l’a fait dans le siècle passé à l’égard des sciences naturelles, c’est-à-dire de la concevoir dans toute son idéalité rationnelle, comme on a conçu celles-ci dans toute leur réalité empirique. Le sujet de l’histoire et les moyens de la connaître étant toujours les mêmes, il est clair que le cercle de l’expérience historique doit se refermer un jour ; les applications ne finiront jamais, mais la règle une fois trouvée, il n’y aura plus rien à y ajouter. Dans les sciences physiques, chaque nouvelle découverte ouvre une carrière nouvelle à l’esprit et découvre un champ nouveau à l’observation ; pour ne pas aller plus loin, le seul microscope n’a-t-il pas fait connaître un monde entier, inconnu aux naturalistes anciens ? Dans l’étude de la nature, le progrès est donc nécessairement infini ; mais dans l’histoire, c’est toujours l’homme que l’on étudie, et c’est toujours le même instrument qui nous sert dans cette étude. Ainsi, s’il y a une grande instruction cachée dans l’histoire, il faut que l’on y arrive un jour à quelque chose de fixe qui fera clore une fois pour toutes l’expérience, c’est-à-dire à quelque chose de parfaitement rationnel. Cette belle pensée de Pascal, que je vous ai déjà, je crois, citée une fois, que toute la suite des hommes n’est qu’un seul homme qui subsiste toujours, il faut qu’un jour elle ne soit plus l’énoncé figuré d’un principe abstrait, mais qu’elle devienne le fait réel de la raison humaine, qui, dès lors, sera pour ainsi dire forcée à ne plus opérer qu’en ébranlant à chaque fois toute l’immense chaîne des idées humaines qui s’étend à travers tous les temps.

Mais on se demande si l’homme pourrait jamais se donner à la place de la conscience toute personnelle, toute solitaire, qu’il trouve maintenant en lui-même, cette conscience générale qui ferait qu’il se ressentirait constamment, comme la portion d’un grand tout moral ? Oui, sans doute. Que l’on y songe ; outre le sentiment de notre individualité personnelle, nous portons en notre cœur celui de notre rapport avec la patrie, la famille, la communauté d’opinions dont nous sommes les membres ; ce sentiment est même souvent plus vif que l’autre ; le germe d’une conscience supérieure réside bien véritablement en nous, il forme l’essence de notre nature ; et le moi actuel, ce n’est nullement une loi inévitable qui nous l’inflige, mais nous l’avons mis nous-mêmes dans notre âme ; on verra que l’homme n’a pas d’autre destination dans ce monde, que ce travail d’anéantissement de son être personnel en lui substituant un être parfaitement social ou impersonnel. Vous avez vu que c’est la base unique de la philosophie morale[17]. Vous voyez que c’est aussi celle de la pensée historique, et vous pourrez voir encore que toutes les illusions qui voilent ou défigurent les différents âges de la vie générale de l’être humain, ne sauraient être considérées dans cette vue avec le froid intérêt de la science, mais qu’elles doivent l’être avec le sentiment profond de la vérité morale ; comment s’identifier avec une chose qui n’a jamais eu lieu ? Comment se lier avec le néant ? Ce n’est que dans la vérité que se produisent les forces attractives de l’une et de l’autre nature. Pour nous élever à ces hauteurs, il faut que dans l’étude de l’histoire nous prenions la coutume de ne jamais transiger avec les rêveries de l’imagination, ni avec les habitudes de la mémoire, mais que nous soyons aussi ardents à rechercher le positif et la certitude que l’on a toujours été à poursuivre le pittoresque et l’amusant. Il ne s’agit pas pour nous de remplir notre mémoire de faits, à quoi bon ? C’est erreur de se figurer que la masse des faits emporte nécessairement certitude. Comme, en général, ce n’est pas le défaut des faits qui fait l’hypothétique de la conception historique, ce n’est pas non plus leur ignorance qui fait l’ignorance de l’histoire, mais le défaut de réflexion et le vice du raisonnement. Si l’on ne voulait obtenir de certitude, ni arriver à une connaissance positive dans cette région de la science qu’à force de faits, qui ne voit qu’il n’y en aurait jamais assez ? Souvent un seul trait, s’il est bien saisi, éclaire et démontre mieux que toute une chronique. Voilà donc notre règle : méditons les faits que nous savons, et tâchons d’avoir dans l’esprit plus d’images vivantes que de matières mortes. Que d’autres se fatiguent, tant qu’ils veulent, à fouiller dans la vieille poussière de l’histoire, pour nous, nous avons autre chose à faire. Nous considérons donc la matière historique comme toujours complète ; c’est de la logique de l’histoire que nous nous méfierons toujours ; c’est elle qu’il nous faudra toujours scruter avec intelligence. Si nous ne voyons dans le flot des temps, comme les autres, rien que la raison des hommes, et que des volontés parfaitement libres, nous aurons beau entasser les faits dans notre esprit et les faire dériver le plus merveilleusement du monde les uns des autres, nous ne trouverons rien de ce que nous cherchons dans l’histoire ; nous n’y verrons jamais, de cette manière, que le même jeu  humain que l’on y a vu de tout temps[18]. Ce sera toujours cette histoire dynamique et psychologique, dont je vous parlais tantôt, qui veut rendre raison de tout par l’individu et par un enchaînement imaginaire de causes et d’effets, par les fantaisies des hommes et les conséquences supposées inévitables de ces fantaisies, et qui livre ainsi l’intelligence humaine à sa propre loi ; ne concevant pas que, justement à raison de la supériorité infinie de cette portion de la nature totale sur l’autre, l’action d’une loi suprême y doit être nécessairement encore plus évidente qu’en l’autre[19].

Et tenez, pour vous en citer quelque chose, voici, Madame, un des exemples les plus remarquables de la fausseté de certaines conceptions vulgaires de l’histoire. Vous savez que ce sont les Grecs qui ont fait de l’art une vaste idée de l’esprit humain. Or, en quoi consiste cette magnifique création de leur génie ? Ce qu’il y a de matériel dans l’homme a été idéalisé, agrandi, divinisé ; l’ordre naturel et légitime a été interverti ; ce qui devait se trouver originairement à la région inférieure du monde intellectuel a été mis au niveau des plus hautes pensées de l’homme, l’action des sens sur l’esprit a été augmentée à l’infini, la grande ligne de démarcation qui sépare le divin de l’humain dans la raison a été rompue. De là une confusion chaotique de tous les éléments moraux. L’intelligence s’est jetée avec la même passion sur les choses les moins dignes de l’occuper, comme sur celles qu’il lui importe le plus de connaître ; un attrait égal s’est répandu sur tout le domaine de la pensée ; à la place de la primitive poésie de la raison et de la vérité, une poésie des sens et du mensonge s’est introduite dans l’imagination, et cette faculté puissante, faite pour nous figurer l’infigurable et nous faire voir l’invisible, ne s’est plus employée dès lors qu’à rendre le palpable plus palpable encore, le terrestre plus terrestre encore ; en sorte qu’il est advenu que notre être physique a grandi d’autant que notre être moral a été rapetissé. Et si des sages, tels que Pythagore et Platon, ont lutté contre cette funeste tendance de l’esprit de leur temps, eux-mêmes plus ou moins envahis par cet esprit, leurs efforts n’ont servi de rien, et ce n’est qu’après que le christianisme eut renouvelé l’esprit humain, que leurs doctrines obtinrent une véritable influence. Voilà donc ce qu’a fait l’art des Grecs. C’est l’apothéose de la matière, on ne peut le nier. Eh bien, est-ce ainsi que la chose est conçue ? Il s’en faut de beaucoup. Les monuments qui nous en restent, on les regarde sans comprendre ce qu’ils signifient ; on se délecte à la vue de ces admirables inspirations d’un génie qui heureusement ne se trouve plus sur la terre, sans se douter seulement de ce qui se passe en même temps dans le cœur d’impur, dans l’esprit de faux ; c’est un culte, un enivrement, une fascination dans lesquels le sentiment moral s’abîme tout entier. Il ne faudrait pourtant que se rendre raison de sang-froid du sentiment dont on est rempli au milieu de cette admiration imbécile, pour reconnaître que c’est la portion la plus vile de notre être qui le produit en nous ; que c’est pour ainsi dire avec nos corps que nous concevons ces corps de marbre et de bronze. Et remarquez, toute la beauté, toute la perfection de ces figures ne provient que de la parfaite stupidité qu’elles expriment ; pour peu que le signe de la raison osât se produire dans leurs traits, l’idéal qui nous charme disparaîtrait à l’instant. Ce n’est donc pas même la figure de l’être raisonnable que nous contemplons, c’est celle de je ne sais quel animal humain, être fictif, espèce de monstre produit par le débordement le plus déréglé de l’esprit, dont l’image, bien loin de nous remplir de plaisir, devrait plutôt nous repousser. Voilà donc comment les choses les plus graves de la philosophie des temps sont défigurées ou obscurcies par le préjugé, par ces habitudes de l’école, par ces routines de l’esprit, par ce charme d’une illusion trompeuse qui font la conception historique vulgaire.

Vous me demanderez peut-être si, moi-même, j’ai toujours été étranger à ces séductions de l’art. Non, Madame, au contraire : avant même de les avoir connues, je ne sais quel instinct me les avait fait pressentir, comme de doux enchantements qui devaient remplir ma vie. Lorsqu’un des grands événements du siècle me conduisit dans la capitale où la conquête avait rassemblé momentanément tant de merveilles, je fis comme les autres, et plus dévotement encore, je jetai mon encens sur l’autel des idoles. Puis quand je les ai revues une seconde fois à la lumière de leur soleil natal, j’en ai encore joui avec délices. Mais il est vrai de dire aussi, qu’au fond de cette jouissance, quelque chose d’amer, semblable à un remords, se cachait toujours ; aussi, lorsque est venue la pensée de vérité, je n’ai regimbé contre aucune des conséquences qui en dérivaient, je les ai toutes acceptées aussitôt sans tergiverser.

Mais revenons, Madame, à ces grands personnages de l’histoire, dont je vous disais l’autre jour, qu’elle ne les mettait pas, à mon avis, aux places qui leur conviennent dans le souvenir humain. Vous n’auriez en ce cas qu’une idée incomplète à ce sujet, et commençons par Moïse, la plus gigantesque et la plus imposante de toutes les figures historiques.

Nous ne sommes plus au temps, grâce à Dieu, où le grand législateur des Juifs n’était, pour ceux mêmes qui se mêlent de réfléchir, qu’un de ces êtres appartenant à un monde fantastique, comme tous ces héros, demi-dieux, prophètes, que l’on trouve aux premières pages de toutes les histoires des peuples anciens, un personnage poétique dans lequel la pensée historique n’est tenue qu’à découvrir ce qu’il contient d’instructif comme type, symbole ou expression de l’âge où le placent les traditions humaines. Il n’y a personne aujourd’hui qui doute de la réalité historique de Moïse. Toutefois, il est certain que l’atmosphère sacrée qui entoure son nom ne lui est point favorable, et qu’elle empêche qu’il ne se trouve au lieu qui lui appartient. L’influence que ce grand homme a exercée sur le genre humain est bien loin d’être comprise et appréciée comme elle devrait l’être. Sa physionomie est restée trop voilée dans le jour mystérieux qui la couvre. Faute d’avoir été assez étudié, Moïse ne donne pas la leçon qui résulte de la vue des grands hommes de l’histoire. Ni l’homme public, ni l’homme privé, ni celui qui pense, ni celui qui agit, ne trouvent dans l’histoire de sa vie tout l’enseignement qui y est contenu. C’est l’effet des habitudes introduites dans l’esprit par la religion ; en imprimant aux figures de la Bible un air surhumain, elles les font paraître tout autres qu’elles ne sont en effet[20]. Il y a entre autres, dans la personne de Moïse, un certain mélange singulier de hauteur et de simplicité, de force et de bonhomie, et surtout de rudesse et de douceur, que l’on ne peut, je trouve, assez méditer. Il n’y a pas, je crois, un seul caractère dans l’histoire qui offre l’assemblage de traits et de puissances si opposés. Et quand je réfléchis à cet être prodigieux et à l’action qu’il a exercée sur les hommes, je ne sais si je dois admirer davantage le phénomène historique dont il a été la cause, ou le phénomène moral que je trouve en sa personne. D’une part, cette immense conception d’un peuple élu, c’est-à-dire d’un peuple revêtu de la mission suprême de garder sur la terre l’idée d’un seul Dieu, et ce spectacle des moyens inouïs dont il s’est servi pour constituer ce peuple de manière que cette idée se conservât au milieu de lui, non-seulement intacte, mais telle qu’un jour elle pût apparaître puissante, irrésistible, comme une force de la nature, en présence de laquelle toutes les forces humaines devront disparaître, à laquelle tout le monde intelligent devra un jour se soumettre ; de l’autre, l’homme simple jusqu’à la faiblesse, l’homme qui ne sait exhaler son courroux que par son impuissance, qui ne sait commander qu’en s’épuisant à convaincre, qui se laisse instruire par le premier venu : génie étrange, à la fois le plus fort et le plus docile des hommes ! Il crée les temps à venir, et se soumet humblement à tout ce qui s’offre à lui sous l’apparence de la vérité ; il parle aux hommes du milieu d’un météore, sa voix retentit à travers les siècles, il frappe les peuples comme une destinée, et il cède au premier mouvement d’un cœur sensible, à la première raison juste qui l’aborde ! N’est-ce pas là une grandeur étonnante, une leçon unique ?

On a cherché à rabaisser cette grandeur, en disant qu’il n’avait songé dans l’origine qu’à délivrer son peuple d’un joug insupportable, tout en lui faisant honneur de l’héroïsme qu’il avait déployé en cette œuvre. On a affecté de ne voir en lui que le grand législateur, et aujourd’hui, je crois, l’on trouve dans ses lois un libéralisme admirable. On a dit encore que son Dieu n’était qu’un Dieu national, et qu’il avait pris des Égyptiens toute sa théosophie. Sans doute il était patriote, et comment une grande âme, quelle que soit sa mission sur la terre, ne le serait-elle pas ? C’est d’ailleurs la loi générale : pour agir sur les hommes, il faut agir dans le cercle domestique où l’on est placé, sur la famille sociale dans laquelle on est né ; pour parler distinctement au genre humain, il faut s’adresser à sa nation, autrement on ne sera pas entendu, on ne fera rien. Plus l’action morale de l’homme sur ses semblables est directe et pratique, plus elle est certaine et forte ; plus la parole est personnelle, plus elle est puissante. Rien ne fait mieux connaître le principe suprême qui faisait mouvoir ce grand homme, que l’efficacité parfaite et la justesse des moyens dont il s’est servi pour effectuer l’œuvre qu’il s’était proposée. Il se peut aussi qu’il ait trouvé chez sa nation ou chez d’autres peuples l’idée d’un Dieu national, et qu’il ait fait usage de cette donnée, comme de tant d’autres qu’il aura trouvées dans ses antécédents naturels, pour introduire dans la pensée humaine son sublime monothéisme. Mais il ne s’ensuit pas de là que Jéhovah ne fût pour lui, comme il est pour les chrétiens, le Dieu de toute la terre. Plus il a cherché à isoler et à renfermer ce grand dogme dans sa nation, plus il a employé de moyens extraordinaires pour arriver à cette fin, plus on découvre à travers tout ce travail d’une raison supérieure la pensée tout universelle de conserver pour le monde entier, pour toutes les générations à venir, la notion du Dieu unique. Quels moyens plus sûrs y avait-il d’ériger au vrai Dieu un sanctuaire inviolable, au milieu du polythéisme qui envahissait alors toute la terre, que d’inspirer au peuple, gardien du sacré monument, une horreur de race pour tout peuple idolâtre, de rattacher tout l’être social de ce peuple, toutes ses destinées, tous ses souvenirs, toutes ses espérances, à ce seul principe ? Lisez le Deutéronome avec cette vue, vous serez étonnée de la lumière qui reluira de là, non pas seulement sur le système mosaïque, mais sur toute la philosophie révélée.

Chaque mot de ce singulier livre fait voir l’idée surhumaine qui dominait l’esprit de son auteur. De là aussi ces effrayantes exterminations ordonnées par Moïse, qui contrastent singulièrement avec la douceur de son naturel, et qui ont tant révolté une philosophie encore plus niaise qu’impie. Elle ne concevait pas, cette philosophie, que l’homme qui fut un instrument si prodigieux dans la main de la Providence, le confident de tous ses secrets, n’avait pu agir que comme elle, que comme la nature ; que les temps et les générations ne pouvaient avoir pour lui aucune sorte de valeur ; que sa mission n’avait pas été d’offrir un modèle de justice et de perfection morale, mais de placer dans l’esprit humain une immense idée que l’esprit humain n’avait pu produire de lui-même. Croit-on que lorsqu’il étouffait le cri de son cœur affectueux, qu’il commandait le massacre des nations, qu’il abaissait sur les populations le glaive de la justice divine, il ne songeait qu’à coloniser la population stupide et indocile qu’il conduisait ? Excellente psychologie en vérité ! Pour ne pas s’élever à la véritable cause du phénomène qu’elle considère, que fait-elle ? Elle se débarrasse de la peine en combinant dans la même âme les traits les plus contradictoires, des traits dont nulle expérience ne lui a jamais fait voir la réunion dans un seul individu !

Et qu’importe, après tout, que Moïse ait puisé quelques enseignements dans la sagesse égyptienne ? Qu’importe qu’il n’ait pensé d’abord qu’à soustraire sa nation au joug de la servitude ? En serait-il moins vrai pour cela, qu’en réalisant dans ce peuple la pensée qu’il a ou recueillie quelque part ou tirée du fond de son âme, et en l’entourant de tous les éléments de conservation, de perpétuité, que contient la nature humaine, il ait ainsi donné aux hommes le vrai Dieu, par conséquent que tout le développement intellectuel du genre humain qui découle de ce principe, lui est dû incontestablement ?

David est un des personnages historiques dont les traits nous ont été le mieux transmis. Rien de plus vivant, de plus dramatique, de plus vrai que son histoire, rien de plus caractérisé que sa physionomie. Le récit de sa vie, ses chants sublimes où le présent se perd si admirablement dans l’avenir, nous peignent si bien l’intention de son âme, qu’il n’y a absolument rien de son être qui nous soit caché. Malgré cela, il n’y a que les esprits profondément religieux sur lesquels il fasse l’effet des héros de la Grèce et de Rome. C’est, encore une fois, que tous ces grands hommes de la Bible sont d’un monde à part : l’auréole qui brille sur leur front les relègue tous malheureusement dans une région où l’esprit n’aime guère à se transporter, région des importunes puissances qui commandent inflexiblement la soumission, où l’on se trouve perpétuellement en face de l’implacable loi, où il n’y a plus rien à faire qu’à se prosterner devant cette loi. Et cependant, comment concevoir le mouvement des âges, si on ne l’étudie là où le principe qui le produit se manifeste le plus visiblement ?

En opposant Socrate et Marc-Aurèle à ces deux géants de l’Écriture, j’ai voulu vous faire apprécier par ce contraste de grandeurs si différentes, les deux mondes dont elles sont tirées. Lisez dans Xénophon les anecdotes de Socrate, si vous pouvez, sans le préjugé attaché à son souvenir ; réfléchissez à ce que sa mort a ajouté à sa renommée ; songez à son fameux démon, songez à cette complaisance pour le vice, qu’il poussait quelquefois, il faut l’avouer, jusqu’à un étrange point[21] ; songez aux différentes accusations dont ses contemporains l’ont chargé ; songez à ce mot qu’il a prononcé un instant avant sa mort, et qui léguait à la postérité toute l’incertitude de sa pensée ; enfin, songez à toutes les opinions divergentes, absurdes, contradictoires, sorties de son école. Pour Marc-Aurèle, point de superstition non plus ; méditez bien son livre, rappelez-vous le massacre de Lyon, l’homme épouvantable auquel il a livré l’univers, le temps où il a vécu, la haute sphère où il a été placé, tous les moyens de grandeur que lui offrait sa position dans le monde. Puis comparez, je vous prie, le résultat de la philosophie de Socrate avec celui de la religion de Moïse, la personne de l’empereur romain avec celle de l’homme qui de pâtre devenu roi, poëte, sage, a personnifié en soi la vaste et mystérieuse conception du prophète législateur, qui s’est fait le centre de ce monde de merveilles, dans lequel les destinées du genre humain devaient s’accomplir, qui, en déterminant définitivement en son peuple la tendance spécialement et profondément religieuse qui devait absorber toute son existence, a ainsi produit sur la terre l’ordre de choses qui seul pouvait rendre possible la génération de la vérité ici-bas. Je ne doute pas que vous ne conveniez alors que si la pensée poétique nous représente des hommes tels que Moïse et David comme des êtres surhumains, et les environne d’un éclat particulier, la commune raison, toute froide qu’elle est, ne soit aussi tenue à voir en eux quelque chose de plus que simplement des grands hommes, des hommes extraordinaires, et il vous paraîtra évident, je crois, que dans le cours du monde moral, ces hommes furent certainement des manifestations tout à fait directes de la loi suprême qui le gouverne, que leurs apparitions répondent à ces grandes époques de l’ordre physique qui de temps en temps refont ou renouvellent la nature[22].

Vient ensuite Épicure. Vous pensez bien que je n’attache pas une importance particulière à la réputation de ce personnage. Mais il faut que vous sachiez premièrement que, quant à son matérialisme, il n’était nullement différent des idées des autres philosophes anciens ; seulement, ayant le jugement plus franc, plus conséquent que la plupart d’entre eux, Épicure ne s’embrouillait pas comme eux dans des contradictions sans fin. Le déisme païen lui paraissait ce qu’il était en effet, une absurdité ; le spiritualisme une déception. Sa physique, qui au reste n’était que celle de Démocrite, dont Bacon a dit quelque part que c’était le seul physicien raisonnable parmi les anciens, n’était pas inférieure à celle des autres naturalistes de son temps, et pour ses atomes, si l’on en écarte la métaphysique, aujourd’hui que la philosophie moléculaire est devenue si positive, il s’en faut qu’ils soient aussi ridicules qu’on l’a dit. Mais c’est à sa morale, comme vous savez, que son nom est principalement attaché, et c’est elle qui l’a flétri ! Or cette morale, nous n’en jugeons que sur les dérèglements de sa secte et sur les interprétations plus ou moins arbitraires que l’on en a faites après lui ; pour ses propres écrits, vous savez qu’on ne les a plus. Permis à Cicéron, sans doute, de frémir au seul nom de volupté ; mais comparez, je vous prie, cette morale tant décriée telle qu’il faut la concevoir, principalement d’après ce que nous savons de la personne même de son auteur, et en faisant abstraction du résultat qu’elle a eu dans le monde païen, attendu que ce résultat appartient bien plus à l’attitude générale de l’esprit humain dans ces temps, qu’à cette doctrine même ; comparez-la, dis-je, aux autres systèmes moraux des anciens, vous trouverez que, ni si arrogante, ni si dure, ni si impraticable que celle des stoïciens, ni si vague, ni si vaporeuse, ni si impuissante que celle des platoniciens, elle était affectueuse, bénévole, humaine, qu’en quelque sorte elle contenait quelque chose de la morale chrétienne. Il n’y a pas moyen de méconnaître qu’il y avait dans cette philosophie un élément essentiel qui manquait totalement à la pensée pratique des anciens, élément d’union, de lien, de bienveillance entre les hommes. Il y avait surtout en elle un bon sens et une absence de fierté que l’on ne trouve dans aucune des philosophies contemporaines. Du reste, elle faisait consister le souverain bien dans la paix de l’âme et dans une joie douce, qui imitaient sur la terre le bonheur céleste des dieux. Épicure lui-même avait donné l’exemple de cette existence paisible ; il vécut presque obscur au sein des plus douces affections et de l’étude. Si sa morale avait pu se fixer dans l’esprit des peuples, sans se laisser dénaturer par le principe vicieux qui alors dominait le monde, nul doute qu’elle n’eût répandu dans les cœurs une douceur et une humanité que ni la vantarde morale du Portique, ni la spéculation rêveuse des académiciens n’étaient point faites pour répandre. Faites, je vous prie, attention encore qu’Épicure est le seul d’entre les sages de l’antiquité dont les mœurs aient été parfaitement irréprochables, et le seul dont le souvenir se confondait, chez ses disciples, avec un amour, une vénération qui tenaient du culte[23]. Vous comprenez à présent pourquoi nous avons dû chercher à rectifier un peu notre souvenir au sujet de cet homme.

Nous ne reviendrons pas sur Aristote. C’est pourtant un des chapitres les plus importants de l’histoire moderne, mais c’est un trop grand sujet pour n’être traité qu’incidemment. Vous remarquerez seulement, s’il vous plaît, qu’Aristote est en quelque sorte une création de l’esprit nouveau. Il est naturel que dans sa jeunesse la nouvelle raison, tourmentée par son énorme besoin de connaître, s’attachât de toutes ses forces à ce mécanicien de l’intelligence, qui, à l’aide de ses manivelles, de ses leviers, de ses poulies, faisait marcher l’entendement avec une prodigieuse vélocité. Et il était fort simple aussi que les Arabes, qui l’ont déterré les premiers, l’eussent si fort trouvé de leur goût. Ce peuple improvisé n’avait rien à lui à quoi se rattacher, une sagesse toute faite devait donc naturellement lui convenir. Enfin tout cela a passé : Arabes, scolastiques et leur maître commun, tout cela a rempli ses différentes missions. Il en est revenu à l’esprit plus de consistance, plus d’aplomb, sa marche en est devenue plus assurée ; il s’est fait une allure qui facilite ses mouvements, qui accélère ses procédés. Tout s’est fait au mieux, comme vous voyez, le mal a tourné au bien, grâce aux forces et aux lumières cachées de la raison nouvelle. Aujourd’hui il faut revenir sur nos pas, il faut reprendre les voies larges des temps où l’intelligence n’avait d’autres machines à son usage que les ailes d’or et d’azur de sa nature angélique.

Venons à Mahomet. Si l’on réfléchit au bien qui est résulté de sa religion pour l’humanité, premièrement parce qu’avec d’autres causes plus puissantes elle a concouru à la destruction du polythéisme, ensuite parce qu’elle a répandu sur une étendue immense du globe, et jusqu’en des climats qu’on dirait inaccessibles au mouvement général de l’intelligence, l’idée d’un seul Dieu et d’une croyance universelle, qu’elle a ainsi préparé d’innombrables populations aux destinées définitives du genre humain, on ne saurait ne pas reconnaître que, malgré le tribut que sans doute ce grand homme a payé à son temps et aux lieux qui l’ont vu naître, il ne mérite plus incomparablement les hommages des humains, que cette foule de sages inutiles qui n’ont jamais su donner corps ni vie à aucune de leurs imaginations, remplir un seul cœur d’une conviction forte, qui n’ont fait que diviser l’être humain, au lieu de chercher à unir les éléments épars de sa nature. L’islamisme est une des manifestations les plus remarquables d’une loi générale ; c’est méconnaître l’universelle influence du christianisme, dont il dérive, que le juger autrement. La plus essentielle capacité de notre religion, c’est de pouvoir se revêtir des formes les plus diverses de la raison religieuse, de savoir se combiner même quand il le faut avec l’erreur pour arriver à son résultat total. Dans le grand développement historique de la religion révélée, celle de Mahomet doit être nécessairement considérée comme une de ses branches. Le dogmatisme le plus exclusif ne doit pas faire difficulté d’admettre ce fait important, et il le ferait certainement s’il se rendait une fois bien raison de ce qui nous fait regarder les mahométans comme les ennemis naturels de notre religion, car c’est de là seulement que vient le préjugé[24]. Vous savez du reste qu’il n’y a presque point de chapitre, dans le Coran, où il ne soit question de Jésus-Christ. Or, l’on n’a point une idée nette du grand œuvre de la rédemption, l’on ne comprend rien au mystère du règne du Christ, tant que l’on ne voit pas l’action du christianisme partout où le seul nom du Sauveur est prononcé, tant que l’on ne conçoit pas son influence s’exerçant sur tous les esprits qui, de quelque manière que ce soit, se trouvent en contact avec ses doctrines ; autrement il faudrait exclure du nombre de ceux qui profitent du bienfait de la rédemption, des multitudes entières qui portent le nom de chrétiens : ne serait-ce pas là réduire le royaume de Jésus-Christ à fort peu de chose, et l’universalité du christianisme à une fraction dérisoire[25] ?

Résultat de la fermentation religieuse amenée en Orient par l’apparition de la nouvelle religion, le mahométisme se trouve en première ligne parmi les choses qui ne semblent pas sortir à la première vue du christianisme, mais qui en viennent certainement. De sorte qu’outre l’effet négatif qu’il a eu sur la formation de la société chrétienne, en confondant les intérêts particuliers des peuples dans celui du salut commun, outre les nombreux matériaux que la civilisation des Arabes a fournis à la nôtre, choses qu’il faut regarder comme des voies indirectes dont la Providence s’est servie pour consommer la régénération du genre humain, dans son action propre sur l’esprit des peuples qu’il s’est soumis, on doit reconnaître un effet direct de la doctrine dont il dérive, qui n’a fait ici que s’arranger avec certains besoins locaux ou contemporains, pour se donner le moyen de répandre sur un plus vaste territoire la semence de la vérité. Heureux ceux, sans doute, qui servent le Seigneur en connaissance et en conviction ! Mais, ne l’oublions pas, il est dans le monde un nombre infini de puissances obéissant à la voix du Christ, qui n’ont nulle notion de la puissance suprême qui les met en mouvement.

Il ne nous reste plus qu’Homère. C’est une question toute décidée aujourd’hui, que celle de l’influence qu’Homère a exercée sur l’esprit humain. On sait fort bien aujourd’hui ce que c’est que la poésie homérique ; on sait de quelle façon elle a contribué à déterminer le caractère grec, qui, à son tour, a déterminé celui de tout le monde ancien ; on sait que cette poésie a remplacé une autre poésie des plus haute, plus pure, dont on ne trouve plus que lambeaux ; on sait aussi qu’elle a substitué un nouvel ordre d’idées à un autre ordre d’idées qui n’était pas né du sol de la Grèce, et que ces idées primitives, repoussées par la nouvelle pensée, réfugiées soit dans les mystères de Samothrace, soit à l’ombre des autres sanctuaires des vérités perdues, n’existèrent dès lors que pour un petit nombre d’élus ou d’adeptes[26] ; mais ce qu’on ne sait guère, je trouve, c’est ce qu’Homère peut avoir de commun avec le temps où nous vivons, ce qui en reste encore dans l’intelligence universelle. Et voilà justement où est l’intérêt de la véritable philosophie de l’histoire, son étude principale n’étant, comme vous l’avez vu, que de chercher les résultats permanents et les effets éternels des phénomènes historiques.

Pour nous donc, Homère n’est encore que le Typhon ou l’Arimane du monde actuel, comme il l’a été de celui qu’il avait créé. À nos yeux, funeste héroïsme des passions, idéal fangeux de beauté, goût effréné de la terre, tout cela nous vient de lui. Remarquez qu’il n’y a jamais eu rien de tel dans les autres sociétés civilisées du monde. Il n’y a que les Grecs qui se soient ainsi avisés d’idéaliser et de diviniser le vice et le crime ; la poésie du mal ne s’est donc jamais trouvée que parmi eux et chez les peuples qui ont hérité de leur civilisation. On peut voir clairement dans le moyen âge quelle direction la pensée des peuples chrétiens aurait prise, si elle s’était entièrement abandonnée à la main qui la guidait. Cette poésie n’a donc pu nous venir de nos ancêtres septentrionaux : l’esprit des hommes du Nord était fait tout autrement et ne tendait à rien moins qu’à s’attacher à la terre ; combiné tout seul avec le christianisme, au lieu de ce qui est arrivé, il se serait plutôt perdu dans le vague nuageux de ses imaginations rêveuses. D’ailleurs nous n’avons plus rien du sang qui a coulé dans leurs veines, et ce n’est point parmi les peuples décrits par César et par Tacite que nous allons chercher les leçons de la vie, mais parmi ceux du monde d’Homère.

Depuis quelques jours seulement, un retour vers notre propre passé commence à nous ramener dans le sein de la famille, et nous fait peu à peu retrouver le patrimoine paternel. Des peuples du Nord, nous n’avons hérité que des habitudes, des traditions ; l’esprit ne se nourrit que de connaissance, les habitudes les plus invétérées se perdent, les traditions les plus enracinées s’effacent lorsqu’elles ne se lient pas à la connaissance. Or toutes nos idées, excepté nos idées religieuses, nous viennent certainement des Grecs et des Romains.

Ainsi la poésie homérique, après avoir détourné dans le vieil Occident le cours des pensées qui rattachaient les hommes aux grands jours de la création, a fait la même chose dans le nouveau ; en se transférant à nous avec la science, la philosophie, la littérature des anciens, elle nous a si bien identifiés avec eux, que, tels que nous sommes aujourd’hui, nous sommes encore suspendus entre le monde du mensonge et celui de la vérité. Bien que l’on s’occupe fort peu aujourd’hui d’Homère, et qu’assurément on ne le lise guère, ses dieux et ses héros n’en disputent pas moins encore le terrain à la pensée chrétienne. C’est qu’en effet il y a une séduction étonnante dans cette poésie toute terrestre, toute matérielle, prodigieusement douce au vice de notre nature, qui relâche la fibre de la raison, qui la tient stupidement enchaînée à ses fantômes et à ses prestiges, et la berce et l’endort de ses illusions puissantes. Mais tant qu’un profond sentiment moral, dérivé d’une vue claire de toute l’antiquité et d’une entière absorption de l’esprit dans la vérité chrétienne, n’aura pas rempli nos cœurs de dédain et de dégoût pour ces âges de déception et de folie dont nous sommes encore si engoués, véritables saturnales dans la vie du genre humain, tant qu’une sorte de repentance réfléchie ne nous fera pas rougir du culte insensé que nous avons trop longtemps prodigué à ces détestables grandeurs, à ces atroces vertus, à ces impures beautés, les vieilles mauvaises impressions ne cesseront de faire l’élément le plus vital, le plus actif de notre raison. Quant à moi, je crois que pour nous régénérer complètement selon la raison révélée, il nous manque encore quelque grande pénitence, quelque expiation toute-puissante parfaitement ressentie par l’universalité des chrétiens, généralement éprouvée comme une grande catastrophe physique sur la surface de notre monde ; je ne conçois pas comment, sans cela, nous pourrions nous débarrasser de la boue qui souille encore notre mémoire[27]. Voilà de quelle manière la philosophie de l’histoire doit concevoir l’homérisme. Jugez d’après cela de quel œil elle doit regarder la figure d’Homère. Voyez si d’après cela elle n’est point tenue en conscience d’apposer sur son front le sceau d’une flétrissure ineffaçable !

Nous voilà, Madame, au bout de notre galerie. Je ne vous ai pas dit tout ce que j’avais à vous dire, mais il faut finir. Or, savez-vous une chose ? Au fond, nous autres Russes, nous n’avons rien de commun avec Homère, les Grecs, les Romains, les Germains ; tout cela nous est parfaitement étranger. Mais que voulez-vous ! il faut bien parler le langage de l’Europe. Notre civilisation exotique nous a adossés de telle sorte à l’Europe, que, bien que nous n’ayons pas ses idées, nous n’avons pas d’autre langage que le sien : force donc nous est de parler celui-là. Si le petit nombre d’habitudes de l’esprit, de traditions, de souvenirs que nous possédons, si nos antécédents ne nous lient à aucun peuple de la terre, si nous n’appartenons en effet à aucun des systèmes de l’univers moral, nous tenons pourtant, par nos superficies sociales, au monde de l’Occident. Ce lien, bien faible à la vérité, sans nous unir aussi intimement à l’Europe qu’on se l’imagine, ni nous faire ressentir sur tous les points de notre être le grand mouvement qui s’y opère, fait cependant dépendre nos destinées futures de celles de la société européenne. Ainsi plus nous chercherons à nous amalgamer avec elle, mieux nous nous en trouverons. Nous avons vécu jusqu’ici tout seuls ; ce que nous avons appris des autres est resté à l’extérieur de nous comme une simple décoration, sans pénétrer dans l’intérieur de nos âmes ; aujourd’hui les forces de la société souveraine ont tellement grandi, son action sur le reste de l’espèce humaine a tellement gagné en étendue, que bientôt nous serons emportés dans le tourbillon universel, corps et âme. Cela est certain, assurément nous ne saurions rester longtemps encore dans notre désert. Faisons donc tout ce que nous pouvons pour préparer les voies à nos neveux. Ne pouvant leur laisser ce que nous n’avons pas eu : des croyances, une raison faite par le temps, une personnalité fortement dessinée, des opinions développées dans le cours d’une longue vie intellectuelle, animée, active, féconde en résultats, laissons-leur du moins quelques idées qui, bien que nous ne les ayons pas trouvées nous-mêmes, transmises ainsi d’une génération à une autre, auront toutefois quelque chose de l’élément traditif, et par cela même certaine puissance, certaine fécondité de plus que nos propres pensées. Nous aurons ainsi bien mérité de la postérité, nous n’aurons pas passé inutilement sur la terre.

Bonjour, Madame ; il ne tiendra qu’à vous de me faire reprendre cette matière tant que vous voudrez. Au demeurant, dans une causerie intime où l’on s’entend bien, à quoi bon élaborer et épuiser chaque idée ? Si ce que je vous en ai dit suffit à vous faire trouver quelque instruction nouvelle dans l’étude de l’histoire, quelque intérêt plus profond que celui que l’on y trouve ordinairement, il n’en faut pas davantage[28].

Nécropolis, 1829, 16 février.

 

LETTRE QUATRIÈME.

(SUR L’ARCHITECTURE.)

 

Vous trouvez, dites-vous, un rapport singulier entre le génie de l’architecture égyptienne et celui de l’architecture tudesque, vulgairement appelée gothique, et vous me demandez d’où vient ce rapport, ce qu’il y a au fond de commun entre la pyramide des Pharaons et l’ogive, entre l’obélisque du Caire et la flèche des temples d’Occident ? Il existe en effet une analogie frappante entre ces deux phases de l’art, toutes séparées qu’elles sont par trente siècles et plus, et je ne m’étonne guère que vous soyez arrivée à ce rapprochement intéressant, car il résultait en quelque sorte du point de vue auquel nous nous mettons, vous et moi, pour considérer l’histoire de l’humanité. Et d’abord remarquez, je vous prie, cette figure géométrique du triangle, qui encadre ces deux styles et les dessine si bien. Voilà pour leur nature plastique, pour leur forme extérieure. Considérez ensuite ce caractère d’inutilité, ou, si vous aimez mieux, de simple monument, qui leur appartient encore à tous les deux.

C’est là, selon moi, leur idée intime, ce qui constitue essentiellement leur génie commun. Mais voici qui est fort curieux. Mettez en face de la ligne verticale de ces architectures, la ligne horizontale de l’architecture hellénique, et vous aurez parfaitement caractérisé les diverses physionomies de toutes les architectures de tous les âges et de tous les pays. Cette vaste antithèse vous donnera le trait le plus profond de chaque époque, de chaque lieu où elle se produira. Dans le style grec, ainsi que dans tous ceux qui s’en rapprochent plus ou moins, vous trouverez la demeure, la maison, le goût de la terre et de ses bonheurs ; dans le style égyptien et gothique, le monument, la pensée, l’aspiration vers le ciel et vers ses félicités ; le style grec, avec tous les styles qui en dérivent, se rapportera aux besoins matériels de l’homme, les deux autres à ses besoins moraux ; l’architecture pyramidale sera la chose sacrée et céleste, l’architecture horizontale, la chose profane et terrestre. N’est-ce point là, dites-moi, toute l’histoire de l’idée humaine, s’élançant d’abord vers le ciel dans sa nature vierge, puis rampant terre à terre dans son état de corruption, et de nouveau projetée vers le ciel par la main toute-puissante du Sauveur du monde !

Il faut remarquer que l’architecture que l’on voit encore aujourd’hui aux rives du Nil est positivement la plus ancienne de l’univers. Il existe, il est vrai, une antiquité plus reculée encore, mais non pour l’art. Les constructions cyclopéennes, par exemple, celles de l’Inde entre autres, les plus vastes de ce genre, ne sont guère que des tâtonnements de l’idée de l’art, et non encore l’art proprement dit. On peut donc considérer avec raison les monuments de l’Égypte comme contenant les premiers types du beau architectonique et les premiers éléments de l’art en général. L’art égyptien et le gothique sont donc en effet placés aux deux bouts de la voie parcourue par le genre humain, et l’on ne saurait méconnaître dans cette identité entre la pensée des commencements de l’homme et celle qui préside à ses destinées finales, un merveilleux cycle embrassant tous les temps accomplis, peut-être même tous les temps à venir.

Mais parmi les formes variées dont l’art s’est tour à tour revêtu, il en est une surtout qui mérite à notre point de vue une mention particulière, c’est le beffroi gothique, sublime inspiration du christianisme grave et pensif du Nord, où la pensée tout entière du principe chrétien semble se résumer. Peu de mots suffiront pour vous en faire apprécier la portée dans la sphère de l’art. Vous savez combien l’atmosphère diaphane des contrées du Midi, leur ciel pur et jusqu’à leur végétation décolorée contribuent à faire ressortir les monuments de la Grèce et de Rome. Ajoutez à cela cette foule de souvenirs charmants qui circulent, se groupent autour d’eux et les environnent de tant de prestiges et d’illusions, et vous aurez les éléments dont se compose leur poésie. Mais la tour gothique, qui n’a pour toute histoire que l’obscure légende contée au coin du feu aux petits enfants par la vieille grand’mère, toute solitaire, toute triste, n’empruntant rien à ce qui l’entoure, d’où lui vient sa poésie ? Autour d’elle on ne voit que des masures et des nuages, voilà tout. Sa magie est donc tout en elle. Ne dirait-on pas une pensée forte et belle, qui toute seule s’échappe vers le ciel ; une idée qui n’est pas une idée d’ici-bas, mais une merveilleuse intuition sans cause ni origine sur la terre, qui vous enlève de ce monde et vous porte dans un monde meilleur ?

Enfin voici un trait qui achèvera d’exprimer notre pensée. Les colosses du Nil, ainsi que les temples d’Occident, ne nous apparaissent d’abord que comme de simples décorations. On se demande pourquoi tout cela ? Mais, si vous y regardez bien, vous trouverez qu’il en est absolument de même des beautés de la nature. En effet, l’aspect de la voûte étoilée, de l’Océan furieux, de la chaîne de montagnes couvertes de glaces éternelles ; le palmier de l’Afrique se balançant dans le désert, le chêne d’Angleterre se mirant dans le lac ; tous les spectacles les plus imposants de la nature, tout comme les objets les plus gracieux, ne font point non plus naître d’abord aucune idée d’utilité dans l’esprit, ne réveillent au premier moment que des pensées parfaitement désintéressées ; l’utilité y est bien, pourtant, mais elle se dérobe au premier coup d’œil pour ne se révéler plus tard qu’à la réflexion. Ainsi l’obélisque, ne projetant pas même assez d’ombre pour vous abriter un instant contre les ardeurs d’un soleil presque tropical, ne sert de rien, mais il vous fait élever vos regards vers le ciel ; ainsi la grande église du monde chrétien, lorsqu’à l’heure du crépuscule vous vous égarez sous ses voûtes immenses et que de profondes ténèbres ont déjà envahi toute la nef, tandis que les vitraux de la coupole brûlent encore des derniers feux du soleil couchant, vous étonne plus qu’elle ne vous charme par ses dimensions surhumaines ; mais ces dimensions vous apprennent qu’il fut donné à l’œuvre de l’homme, pour honorer Dieu, de s’élever une fois jusqu’à la grandeur même de la nature[29]. Enfin lorsque par une douce soirée d’été, cheminant le long de la vallée du Rhin, vous vous approchez de l’une de ces antiques cités du moyen âge, humblement prosternées au pied de leur immense cathédrale, et que le disque de la lune plane déjà dans la brume au faîte du géant, pourquoi ce géant est-il là devant vous ? Mais peut-être vous inspirera-t-il quelque rêverie pieuse et profonde ; peut-être vous prosternerez-vous avec une ferveur nouvelle devant le Dieu de cette poésie puissante ; peut-être enfin un rayon lumineux, parti de la cime du monument, percera-t-il les ténèbres qui vous environnent, et, éclairant soudain la voie que vous avez parcourue, effacera-t-il la trace sombre d’une vie d’erreurs et de fautes ! Voilà pourquoi il est là devant vous, le géant.

Après cela, allez donc voir Paestum et demandez-lui aussi des émotions. Voici ce qui vous arrivera : toutes les mollesses, toutes les délices du monde païen se revêtant de leurs formes les plus séduisantes, soudain surgiront en foule autour de vous et vous enlaceront de leur réseau fantastique ; tous les souvenirs de vos plus folles joies, de vos emportements les plus ardents, se réveilleront en vos sens, et oubliant alors vos croyances les plus sincères, vos convictions les plus intimes, vous adorerez malgré vous, de toutes les fibres de votre être terrestre, les puissances impures que l’homme encensa si longtemps dans l’ivresse de sa chair et de son âme. C’est que le plus beau temple grec ne nous parle pas du ciel ; c’est que le sentiment agréable que nous inspirent ses belles proportions n’est destiné qu’à nous faire mieux goûter encore les voluptés de la terre ; c’est que les temples des anciens n’étaient guère au fond que de belles habitations qu’ils construisaient pour leurs héros devenus dieux, tandis que nos églises sont de véritables monuments religieux. Aussi je l’avoue, quant à moi, j’ai éprouvé mille fois plus de bonheur au pied de la cathédrale de Strasbourg qu’en présence du Panthéon ou même qu’au milieu de ce Colisée, témoin auguste des deux plus grandes gloires de l’humanité, de Rome souveraine et du christianisme naissant. Madame de Staël a dit quelque part, en parlant de la musique, qu’elle seule était d’une belle inutilité, et que c’est pour cela qu’elle nous émouvait si profondément. Voilà notre pensée exprimée dans l’idiome du génie ; nous n’avons fait que signaler ailleurs le même principe. En résumé, ce qu’il y a de certain, c’est que le beau et le bien viennent d’une même source, qu’ils obéissent à une même loi, qu’ils ne sont tels que parce qu’ils sont désintéressés, que l’histoire de l’art, enfin, n’est autre chose que l’histoire symbolique de l’humanité.

 

 

 

 


_______

 

Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 24 octobre 2012.

 

* * *

 

Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.

 

Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Joann. XVII. 11.

[2] Nous éprouvons le besoin de protester contre cette doctrine. Nous comprenons qu’une personne élevée dans le sein de l’Église russe et ayant des doutes sur cette Église se tienne éloignée des sacrements tant que ces doutes subsistent ; mais il nous semble que ce n’est pas là ce que dit Tchadaïef.

Cette phrase a été supprimée dans la traduction russe publiée par le Télescope. — J. G.

[3] Photius.

[4] Opinion est mis ici pour idées. — J. G.

[5] 1829.

[6] Nécropolis, la ville des morts, dans la pensée de Tchadaïef, désigne Moscou. — J. G.

[7] Cette expression pourrait faire croire qu’il nous manque une ou plusieurs de ces lettres, nous ne les avons pas retrouvées. — J. G.

[8] Il est inutile de rechercher le point précis de la terre où se trouvait ce foyer ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que les traditions de tous les peuples du monde s’accordent à faire venir les premières connaissances des hommes des mêmes régions du globe. — P. T.

[9] Schleiermacher, Schelling, Cousin, etc.

[10] On ne cherchera plus, par exemple, comme on faisait naguère, la grande Babylone dans telle ou telle puissance de la terre ; mais on se sentira vivre au milieu même du fracas de son écroulement, c’est-à-dire que l’on saura que le sublime historien des âges futurs qui nous a raconté cette épouvantable chute ne songeait à celle d’aucun empire quelconque, mais à celle de la société matérielle en général, telle que nous la voyons faite. — P. T.

[11] Alexandre, Séleucides, Marc-Aurèle, Julien, Lagides, etc., etc.

[12] Il y a d’importants enseignements à recueillir du spectacle que nous offrent l’Inde et la Chine. Grâce à elles, nous sommes contemporains d’un monde dont nous ne retrouvons plus autour de nous que la poussière ; c’est là que nous pouvons apprendre ce que serait devenu le genre humain sans l’impulsion nouvelle qui lui a été donnée ailleurs par une main toute-puissante.

Remarquez que la Chine est en possession depuis un temps immémorial des trois grands instruments qui ont, dit-on, le plus accéléré le progrès de l’esprit humain parmi nous, de la boussole, de l’imprimerie, de la poudre à canon. Or, à quoi lui ont-ils servi ? Les Chinois ont-ils fait le tour du globe ? Ont-ils découvert un monde nouveau ? Possèdent-ils une littérature plus vaste que celle que nous possédions avant l’invention de l’imprimerie ?

Dans l’art funeste du meurtre, ont-ils eu des Frédéric, des Bonaparte, comme nous ? Quant à l’Hindoustan, l’état abject où la conquête, d’abord des Tatares, puis des Anglais, l’a réduit, fait bien voir, il me semble, cette impuissance et ce principe de mort qui sont inhérents à toute société qui n’est pas fondée sur la vérité immédiatement émanée de la raison suprême. Pour moi, je crois que cet avilissement extraordinaire du peuple dépositaire des plus antiques lumières naturelles et des germes de toutes les connaissances humaines, renferme encore, outre cela, quelque leçon particulière. Ne serait-ce pas l’application de cette loi à l’intelligence collective des peuples, dont nous voyons les effets chaque jour dans l’individu, à savoir, qu’une raison qui par quelque cause que ce soit, n’a rien tiré de la masse d’idées répandues dans le genre humain, et ne s’est point soumise à l’action d’une loi générale, mais qui s’est trouvée isolée de la famille humaine et s’est retirée tout entière en elle-même, subit nécessairement une dégradation d’autant plus grande que son action propre a été plus insubordonnée ? Jamais, en effet, nation a-t-elle été réduite à un tel état d’abjection, que de devenir la proie, non d’un autre peuple, mais de quelques trafiquants, sujets eux-mêmes dans leur propre pays, potentats absolus au milieu d’elle ? Au surplus, outre cette dégradation inouïe des Hindous, résultat de la conquête, le dépérissement même de la société indienne date, comme on sait, de bien plus loin. Cette littérature, cette philosophie et jusqu’à la langue dans laquelle tout cela a été débité, appartiennent à un ordre de choses qui n’existe plus depuis longtemps.

[13] Lorsqu’on dit d’une nation civilisée qu’elle est stationnaire, il faut dire depuis quand elle l’est devenue, autrement ce n’est rien dire du tout. — P. T.

[14] Matth., VI, 33.

[15] Depuis que ces lignes ont été écrites, M. Guizot a rempli en grande partie notre espoir. — P. T.

[16] Joann., XVII, 14.

[17] Voyez dans une autre lettre. — P. T.

[18] On ne peut reprocher ni à Hérodote, ni à Tite-Live, ni à Grégoire de Tours, de ne pas faire intervenir la Providence dans les affaires des hommes ; mais faut-il dire que ce n’est pas à l’idée de cette intervention superstitieuse et journalière de Dieu, que nous aurions voulu voir revenir l’esprit humain ? — P. T.

Est-il besoin de dire que nous n’acceptons sans réserve, ni cette note ni la théorie développée dans le texte ? — J. G.

[19] Dans cette Rome dont on parle tant, que tout le monde va voir, et que l’on conçoit si peu, il est un monument singulier, dont on peut dire que c’est un fait ancien qui dure encore, un événement d’un autre âge qui s’est arrêté au milieu des temps : c’est le Colisée. À mon avis, il n’y a point de fait dans l’histoire qui suggère tant de profondes idées que la vue de cette ruine, qui fasse mieux ressortir le caractère des deux âges de l’humanité, et qui démontre mieux ce grand axiome de l’histoire, savoir, qu’il n’y a jamais eu ni véritable progrès ni véritable permanence dans la société avant l’époque du christianisme. Cette arène où le peuple romain venait en masse s’abreuver de sang, où tout le monde païen se résumait si bien en un jeu épouvantable, où toute la vie de ces temps se déployait en ses jouissances les plus vives, en ses pompes les plus éclatantes, n’est-elle pas en effet là, debout devant nous, pour nous dire à quoi le monde avait abouti, à une époque où tout ce qu’il y avait de forces dans la nature humaine avait déjà été fourni à la construction de l’édifice social, où sa chute s’annonçait déjà de toutes parts, et où une nouvelle ère de barbarie allait recommencer ? C’est là encore qu’a fumé pour la première fois le sang qui devait arroser la base du nouvel édifice. Aussi, ce monument à lui seul, ne vaut-il pas un volume ? Chose singulière, jamais il n’a inspiré une pensée historique pleine des grandes vérités qu’il renferme ! Parmi les nuées de voyageurs qui affluent à Rome, il s’en est trouvé un, qui, d’une hauteur voisine et bien fameuse, d’où il pouvait le contempler tout à son aise dans son cadre étonnant, a cru, dit-il, voir les siècles se dérouler à ses yeux et lui apprendre l’énigme de leur mouvement..... Eh bien ! il n’a vu que des triomphateurs et des capucins. Comme si rien ne s’était jamais passé là que des triomphes et des processions ? Petite et mesquine vue à laquelle nous devons la production menteuse que tout le monde connaît ; véritable prostitution d’un des plus beaux génies historiques qui fut jamais ! — P. T.

[20] Remarquez qu’au fond, les personnages bibliques devraient être pour nous les mieux connus, car il n’y en a point dont les traits soient mieux tracés. C’est là un des grands ressorts de l’Écriture. Comme il fallait que l’on pût s’identifier tellement avec ces hommes, qu’ils agissent directement sur notre sens le plus intime, afin de préparer ainsi les âmes à se soumettre à l’influence autrement nécessaire de la personne du Christ, elle a trouvé le secret de si bien dessiner leurs traits, que leurs images se gravent dans l’esprit de manière à faire l’effet sur nous d’hommes avec lesquels nous avons vécu familièrement. — P. T.

[21] Si je n’écrivais à une femme, j’aurais surtout engagé le lecteur, pour s’en faire une idée, à lire le Banquet de Platon. — P. T.

[22] Rien de plus simple du reste que l’énorme gloire de Socrate, le seul homme que l’ancien monde ait vu mourir pour une conviction. Cet exemple unique de l’héroïsme de l’opinion a dû, en effet, étrangement étourdir ces peuples. Mais pour nous qui avons vu des populations entières donner leur vie pour la cause de la vérité, n’est-ce point folie que de nous méprendre comme eux sur son compte ? — P. T.

[23] Pythagore ne fait pas exception. C’était un personnage fabuleux à qui l’on attribuait tout ce que l’on voulait. — P. T.

[24] Dans l’origine, les mahométans n’avaient nulle antipathie contre les chrétiens ; ce n’est qu’à la suite des longues guerres qu’ils eurent avec eux, que la haine et le mépris s’introduisirent parmi eux. Pour les chrétiens, il est naturel qu’ils durent les considérer d’abord comme des idolâtres, ensuite comme ennemis de leur religion, ce qu’ils devinrent effectivement. — P. T.

À la rigueur, on peut bien considérer le mahométisme comme une secte chrétienne, aussi bien que l’arianisme, par exemple ; mais il n’est pas possible d’admettre qu’il faille quelquefois que la vérité se combine avec l’erreur. — J. G.

[25] L’expression est outrée, mais le fond de la pensée n’est pas contraire à la vérité. — J. G.

[26] Les effets de la poésie homérique se confondent naturellement avec ceux de l’art grec, parce qu’elle en est le type ; c’est-à-dire qu’elle a fait l’art, et que l’art grec a continué son effet. Du reste, qu’un homme tel qu’Homère ait jamais existé ou non, c’est ce qui est fort indifférent ; la critique historique ne pourra jamais anéantir le souvenir d’Homère ; c’est donc l’idée qui se lie à ce souvenir qui doit occuper le philosophe, et non la personne même du poëte. — P. T.

[27] C’est une véritable bonne fortune de notre temps que cette région nouvelle qui vient de se découvrir depuis peu à la méditation historique, que l’homérisme n’avait pas infectée. Déjà l’influence des idées de l’Inde sur la marche de la philosophie se fait-elle sentir fort utilement. Dieu veuille que nous arrivions le plus tôt possible par cette voie indirecte au point où une route plus courte n’a pu jusqu’ici nous conduire ! — P. T.

[28] En livrant (cette lettre) ces lettres à l’impression, peut-être aurions nous dû réclamer l’indulgence du lecteur pour la faiblesse, voire pour l’incorrection du style. Écrivant dans une langue étrangère et n’ayant aucune prétention littéraire, nous savions naturellement ce qui nous manquait à cet égard. Mais d’abord nous croyons qu’au temps où nous sommes, le lecteur entendu n’attache plus, comme jadis, plus d’importance à la forme qu’il ne convient, et ne dédaigne pas de se mettre un peu en frais pour retirer la pensée, si elle lui paraît le mériter, du fond d’une exposition quelque imparfaite qu’elle soit. Ensuite nous croyons qu’aujourd’hui plus que jamais la civilisation demande que les idées se répandent sous quelque forme que ce soit, et qu’il y a tel cas, telle position sociale où l’homme qui s’imagine avoir quelque chose dont il faut qu’il informe le genre humain, n’a pas le choix : il faut qu’il parle la langue universellement connue, dût-il ne parler qu’un patois ridicule. Enfin, nous croyons que la royauté littéraire est trop généreuse aujourd’hui, pour imposer à tous ses sujets de tous les climats et de toutes les latitudes le langage officiel de son tribunal académique, et que, pourvu qu’on dise le vrai, peu lui importe qu’on le dise bien ou mal. Voilà sur quoi nous avons compté. — P. T.

[29] C’est à dessein que nous avons confondu Saint-Pierre de Rome avec les temples gothiques, car, selon nous, quoique composés d’éléments différents, ils doivent le jour au même principe, et en portent le cachet. — P. T.