LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Ossip Senkovski
(Сенковский Осип Иванович)
1800 – 1858
UN DÉJEUNÉ EN ENFER,
par le baron Brambeus
(Большой выход у Сатаны)
1832
Adaptation de Mad. S. Conrad
parue dans la Revue du Nord, 2ème série, n° 5, mai
1837.
Dans les entrailles du globe terrestre, est une salle immense qui a, dit-on, 99 milles de haut. Dans cette salle se trouve un trône magnifique, orné de chauves-souris desséchées. Satan s’y assied lorsqu’il donne audience à ses ambassadeurs de retour, ou qu’il reçoit les félicitations des diables ses courtisans, et des illustres damnés dont la salle, à ces jours de grande solennité, est pleine jusqu’au plafond.
Si vous avez lu les compositions savantes du révérend père Busembaum, vous n’ignorez pas que les diables dorment pendant le jour et se lèvent au coucher du soleil. Satan se réveille à cette heure là ; il endosse une robe de chambre en gros papier peint de flammes, et pareille à celles dans lesquelles on brûlait jadis les gens ; ensuite il passe dans la salle. Là, se trouvent une foule de pécheurs émérites, de criminels endurcis et de gens qui se sont loués eux-mêmes dans des livres ou dans des journaux.
La porte de la chambre à coucher cria sur ses gonds. Satan entra dans la salle et prit place sur son trône. Tous les assistans se prosternèrent et crièrent vivat. Mais, comme ce sont des ombres, leur cri n’est que l’ombre d’un cri. Pour entendre des sons de ce genre, il faut être diable soi-même.
Lucullus, depuis qu’il est mort de gourmandise, remplit à cette cour les fonctions de grand maître-d’hôtel ; il sert lui-même le déjeuné. Aussitôt que les acclamations eurent cessé, Lucullus donc s’avança, tenant un plateau sur lequel on aurait pu construire un estaminet. Ce plateau portait deux chaudrons de café et de crème, une urne lacrymale, servant de tasse, une tombe de granit, transformée en sucrier, et un tonneau rempli de brioches.
Satan prit dans la tombe un énorme morceau d’alun, car il déteste le sucre, et surtout le sucre de betteraves, et après l’avoir mis dans l’urne, il y versa, des chaudrons, le cambouis qu’il boit en guise de café, et l’huile de baleine qui lui tient lieu de crème ; puis il fourra sa patte noire dans le tonneau pour prendre une couple de brioches.
Mais ces brioches ne ressemblent pas aux nôtres ; elles sont imprimées. Tout en savourant son délicieux café, le souverain des enfers, en gastronome raffiné, dévore nos malheureux livres en prose et en vers, grand et petit format ; des volumes entiers de publications pittoresques, des essais d’encyclopédie, des recherches qui n’ont rien trouvé, des réimpressions qui ne valent pas les vieilles éditions, des histoires qui ne disent rien, et particulièrement tous les poèmes méditatifs, lyriques, philantropiques, classiques et romantiques. S’étant cependant aperçu dernièrement, que cette espèce de pâtisserie lui chargeait l’estomac, il a ordonné de ne lui servir pour son déjeuné que des romans historiques, des drames en 6, 7, 8 et 9 tableaux, des nouvelles en vers, des ballades, tout cela étant nourriture fort légère avec force feuillets blancs, d’énormes marges et surtout des vignettes dessinées à la romantique.
Satan tira donc du tonneau quatre volumes, superbement reliés, et qui paraissaient très délicats ; il les trempa dans son café, les mit dans sa bouche et voulut les mâcher. Mais il fit une grimace affreuse et appela le diable Von-Ausgabe, son bibliothécaire. — Drôle, dit-il au défunt professeur, quelles brioches m’as-tu envoyées ? Elles sont sèches comme du bois. — Je n’ai pu m’en procurer d’autres pour votre majesté ténébreuse, répondit le diable effrayé.... Ce sont de vieilles œuvres, à la vérité, mais aussi des éditions illustrées ! — Je t’ai dit cent fois que je n’aime pas le réchauffé ; d’ailleurs, je t’ai ordonné de ne me servir que du léger, de l’agréable, et tu me donnes du coriace, du sec et du fade. — J’ose assurer votre majesté que ce sont des meilleures productions de notre siècle. — Ton siècle est donc fou. — Ce n’est pas ma faute. Je suis bibliothécaire ; je ne compose rien. Vous daignez dire que ces brioches sont lourdes ; cependant, on ne saurait en trouver de plus légères dans ce tonneau, qui contient toute la littérature de l’année passée. Si je n’en ai pas de plus fraîches, la faute en est à votre ivrogne de Caron, qui, pas plus tard qu’hier, a laissé cheoir dans l’eau un quintal de productions des quatre premiers mois.... Tandis que Von-Ausgabe cherchait à se justifier, Satan avait aperçu sur le titre d’un des livres qui restait dans sa main la date de 1830. — Ce n’est pas même du réchauffé, dit-il tout courroucé........ mais c’est écrit avec du pavot, ajouta Satan, qui examinait plus attentivement ce livre. — Votre majesté s’endormira d’autant plus vite après le déjeuné, répondit le diable en souriant. — Ah ! tu me trompes et tu t’avises de rire, hurla le prince des ténèbres. Approche. — Il saisit par l’oreille le malheureux bibliothécaire, le soulève comme une plume, le met dans un in-folio de six aunes, contenant les œuvres d’Aristote en Grec, ferme le livre et s’assied dessus. Sous le poids de ses membres gigantesques, Von-Ausgabe fut réduit en un instant à l’épaisseur d’une feuille de menthe.
Cherche-moi quelqu’un de sensé pour remplacer ce pédant, dit le monarque en se tournant vers son grand-visir et favori, Belzébuth. — J’obéis, répondit le visir en faisant un profond salut et en baisant avec vénération le bout de la queue de Satan.
Le ténébreux monarque fouilla derechef dans le tonneau pour y chercher de meilleures brioches ; il en tira Marie-Tudor, la Confession, Pierre Wijighine, Notre-Dame-de-Paris, Roslavlef, le Jugement de Schémakine, et un amas d’autres ouvrages distingués, les réunit, les trempa dans l’urne, puis les avala avec une gorgée de cambouis à l’huile. Or, aussitôt que Satan a mangé un livre, la célébrité de ce livre s’éteint sur la terre, et l’on y oublie jusqu’à son existence. Voilà pourquoi tant d’auteurs, qui s’étaient d’abord acquis une grande renommée, tombent dans un oubli complet.
Le souverain de l’enfer avala ainsi avec son café notre littérature de toute une année ; il avait ce jour-là un appétit diabolique. Tout à coup, il jeta sur les assistans des regards inquiets : quelque chose blessait sa vue. Enfin, il aperçut au plafond de la salle une crevasse qui laissait pénétrer quelques faibles rayons du soleil couchant. Il s’écria aussitôt : « Où est l’architecte ? appelez-moi ce fripon ! »
Un damné long, maigre et blême, fendit la foule, et parut devant le trône. De son vivant il avait rebâti la cathédrale de Salamanque, et persuadé à la Junte chargée de la surveillance, qu’une partie des matériaux préparés pour cette construction avaient été fondus par la pluie. Cet exploit l’avait fait nommer architecte de la cour souterraine. Dans l’enfer, les places ne se donnent qu’aux plus dignes. — Fripon, cria Satan, tu me présentes tous les jours de longs mémoires de dépenses pour les réparations de mon palais, et cependant, partout des lézardes et des trous. —L’édifice est un peu vieux, répondit le damné. Au surplus, la crevasse qui blesse les yeux de votre majesté ténébreuse est l’effet du dernier tremblement de terre. J’ai déjà plusieurs fois eu l’honneur de vous représenter qu’il conviendrait de tout reconstruire à neuf. — Je ne le veux pas, tu me volerais ; répare seulement le plafond. — Voici le plan et le devis, daignez y jeter un regard. — Quoi ! tant de constructions et de changement pour une lézarde ! Me prends-tu pour un de tes marguilliers espagnols ? Écoute, cesse de me tromper, ou je te fais broyer avec de la terre glaise, et l’on fabriquera de ton corps des briques pour les fours de la Géhenne. Mais je suis curieux de savoir ce que tout cela coûterait d’après ton budget ? — Une bagatelle, sire ; voyez, quelques millions de ducats.
Satan fronça le sourcil, se gratta la tête, et dit : « Je n’ai pas d’argent ; les temps sont durs. » Il mit la main dans le tonneau, et en tira deux gros livres : certaine physique théorétique de V***, et un Cours de philosophie éclectique, et il les jeta à l’architecte, en lui ordonnant de les coller au plafond, pour intercepter toute lumière.
À ce moment, le diable chargé du département de la littérature, demanda audience.
Il ne ressemble point aux autres diables ; il est grand, mince, maigre, très noir et très pale ; il souffre d’une gastrite, et son visage est encadré d’une barbe épaisse à la manière des singes. Il porte des gants glacés et une cravate de satin noir. Malgré la présence de Satan, il fredonnait un air à la mode et battait la mesure avec sa queue. Il avait l’air d’un dandy, mais d’un dandy lettré.
Es-tu toujours malade ? dit Satan. — Hélas ! sire, je souffre, je souffre cruellement..... « Un sombre fluide a pénétré dans les parois de mon ame, cette humidité sépulcrale s’est introduite, comme une trahison, dans mon cerveau, et mon imagination, suspendue dans ce nuage, ne brillait plus que d’une lueur faible, vacillante, semblable au sourire affreux du destin qui perce sa victime. Elle ne brillait que de l’éclat d’une lampe portée par un proscrit dans les antres de l’épouvante et de l’ignominie, jonchés de cadavres faisant la ronde, et de squelettes rians. »
Que signifie tout cela ? — Cela signifie que je suis enrhumé. — Cesse donc de radoter, s’écria le roi de l’enfer, et parle intelligiblement, s’il est possible. J’abolis tout ce langage barbare, tout ce jargon d’école ; à l’avenir, vous écrirez sensément. — Sensément, s’écria le diable de la littérature, pétrifié... Mais, sire, cela est impossible. — Cela doit être. Je veux qu’on écrive simplement, naturellement, sans charlatanisme, sans longueurs, et surtout sans cadavres ni bourreaux. Point de périodes coiffées à la Titus ou en perruque ; pas plus de friperie moderne que de mythologie grecque. — Mais, sire, cela est impraticable ; car moi et mes gens de lettres, nous ne savons nous exprimer que selon les deux systèmes connus et établis. Votre majesté croit que les humains ont une imagination tout aussi infernale que la sienne, tandis qu’ils ne peuvent qu’imiter, je vous le jure. Jadis, ils imitaient les anciens, qu’ils dénaturaient horriblement. Aujourd’hui, je leur ai donné les gothiques ; ils s’y sont jetés comme des enragés ; ils voient bien eux-mêmes qu’ils ont été très ridicules, mais ils ne sentent pas qu’ils le sont encore, quoique d’une autre manière, et ils croient avoir trouvé le secret d’être neufs.... Mais quel profit en résultera-t-il pour vos augustes ténèbres, lorsque les hommes écriront sensément ?
Quel profit ?... Hé, je ne craindrai plus de bailler et de m’ennuyer. — Mais votre puissance sur terre disparaîtra. Il ne sera plus question des diables. — Tu crois ! — Sans nul doute. Vous gouvernez les lettres humaines ; vous régnez sur les productions littéraires. Toutes respirent votre génie ; tous les auteurs battent la campagne au nom du diable. L’Olympe est démoli jusqu’aux fondemens, et c’est vous, sire, qui remplacez Jupiter. Les écrivains ne chantent plus que l’enfer, le péché, le vice et le crime. — Serait-il vrai ? — Oui, parole d’honneur. Les principaux ressorts des auteurs actuels sont, à la place de Vénus, une sorcière ; pour inspiration la frénésie ; au lieu de nymphes, des vampires. La littérature est devenue un véritable égout ; elle ne parle que de sang, de bouc, de brigands, de bourreaux, de tortures, de mutilations, de monstres ; elle dépeint toutes les saletés, tous les vices, tous les crimes, toutes les ignominies ; semblable à la hyène, elle prend plaisir à ouvrir les tombeaux. Elle conduit le pauvre lecteur dans tous les mauvais lieux, elle le traîne dans des cachots, et l’assied sur la paille à côté de scélérats et d’incendiaires, en entonnant des chansons obscènes ; elle jette à sa figure toutes les impuretés des maisons de débauches, le conduit aux supplices et l’arrose pour ainsi dire du sang qui coule sur les échafauds.... Quant au style, c’est moi qui l’ai inventé : style sauvage, impudent, taillé en zigzag, semé de néologismes barbares, fatigant, suffoquant.
Tout cela est très bien, dit Satan ; c’est mieux qu’ici, mais cela n’est pas durable. Le public ne se laissera pas toujours martyriser. — Je crains, en effet, répondit le diable de la littérature, que cela finisse trop tôt ; mais en attendant, quel plaisir de corrompre et d’abrutir les hommes sous prétexte de les amuser ! — C’est bon, c’est bon. Mais qu’as-tu là en main ? — C’est un roman pour votre majesté infernale, et les annonces des théâtres de Paris. — Eh bien ! qu’a-t’on joué à Paris, hier ? — Rien que, de très convenable, sire. Sur un théâtre c’étaient des diables buvant ; sur l’autre des diables dansant ; sur le troisième une potence ; sur le quatrième des galériens ; sur le cinquième, Antony ou l’adultère.... — Vraiment ? et a-t’on bien représenté l’adultère ? — Au naturel, sire. — Et c’est toi qui leur as appris tout cela ! tu es un gaillard ! Tiens, voici une fausse pièce d’or pour boire un coup à ma santé.... Et quel est ce roman ? — C’est Lélia, une œuvre très infernale. —Va, mets ce livre dans ma bibliothèque ; je le lirai ce soir ; je l’avalerai demain à déjeuné, et tout sera fini.
Qu’on m’apporte ma pipe, dit Satan. C’est le défunt empereur, Mahomet II, qui fait à la cour souterraine les fonctions de Chiboukchi-Bachi. La pipe dont il prend soin est faite de la tête du colosse de Rhodes. On la remplit ordinairement d’une charretée de foin pourri, fourni par entreprise ; c’est là le tabac de Satan. Les diables, connaissant le goût de leur souverain, volent, de nuit, cette sorte de tabac dans les magasins à fourrages : de là ces fréquens déchets dont se plaignent les régimens de cavalerie.
Le Chiboukchi-Bachi présenta respectueusement la pipe. Le roi de l’enfer la prit d’une main, et étendant l’autre, il saisit par la tête un pauvre damné : c’était un ex-éditeur d’ouvrages avec variantes, remarques et commentaires ; le malheureux, tout desséché, avait perdu l’esprit pour n’avoir pas trouvé la date précise de la naissance du bisaïeul d’un de ses auteurs. Satan le froissa dans sa main, le porta à son nez, et éternua ; ses narines exhalèrent aussitôt une foule d’étincelles. Le commentateur prit feu, et Satan s’en servit pour allumer son tabac.
Votre majesté veut-elle entendre le directeur des affaires conjugales ? dit Belzébuth. — Volontiers, j’aime les histoires amusantes.
Et le directeur parut. Il est inutile de dépeindre son extérieur, car les trois quarts de mes lecteurs le connaissent personnellement. Ce diable est aussi méchant que rusé, mais très aimable ; calme, soumis et officieux, comme certains chefs de bureau auprès de la femme de leur supérieur.
M. le directeur présenta, dans une feuille énorme, la liste des événement conjugaux du dernier mois, sur toute la surface du globe. Satan se mit à l’examiner avec attention, et à chaque article, il poussait des exclamations de joie, et laissait échapper des bouffées de tabac. — As-tu réellement fait, dit-il, autant de mauvais ménages dans un temps aussi court ? 777, 777 ? C’est un joli chiffre. — Pas un de moins, sire. — C’est bien, c’est très bien. Je dois convenir que de toutes les branches de mon gouvernement, celle qui t’est confiée se distingue par l’ordre parfait qui y règne..... Ah ! les affaires se font avec rapidité chez toi, et je vois avec plaisir qu’après chaque carnaval, il ne t’en reste presque plus à terminer. Nul de mes fidèles ministres ne me procure autant de damnés que toi. Combien de grands hommes, de sages philosophes, de saints personnages, qu’aucun autre diable n’eût pu séduire ! Et toi, à peine t’es-tu occupé d’eux, que tu me les amènes ! Je sais apprécier tes talens, et veux les récompenser. En signe de ma royale satisfaction, je commande que l’on dore tes cornes.
Les diables, qui étaient de garde, saisirent aussitôt le directeur des affaires matrimoniales, le portèrent à la géhenne, mirent sa tête dans le four, et ayant fait rougir ses cornes au degré convenable, ils les dorèrent à l’or moulu.
(Ext. im. du russe, par Mad. S. Conrad.)
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